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Le récit au XIX e siècle Le XIX e siècle est incontestablement l’un des plus riches dans l’histoire de la littérature : c’est le siècle où tous les genres se sont développés, multipliés. Si le théâtre a connu une évolution immense, en particulier grâce au drame romantique, on ne peut nier que le XIX e siècle est avant tout le siècle du récit. Le mot récit est d’ailleurs relativement récent car, selon le dictionnaire de l’Académie française (9 e édition, en ligne), il date du XV e siècle et est un déverbal 1 du verbe réciter. Sa définition, selon ledit dictionnaire, est la suivante : « Relation, narration, orale ou écrite, d’un événement ». Il existe d’autres acceptions du mot, concernant le théâtre et la musique, mais elles sont tout à fait spécifiques. D’un point de vue linguistique, néanmoins, on ajoute la définition suivante : « Énoncé, le plus souvent à la troisième personne, au passé ou au présent historique, dont l’énonciateur cherche à s’effacer ». La définition est pour ainsi dire la même dans les autres dictionnaires, avec parfois une nuance : c’est le cas, par exemple, dans le Larousse, précisant que les événements relatés peuvent être vrais ou non. On le comprendra assez facilement, le mot récit est donc un hyperonyme dans lequel on rangera les hyponymes que sont romans, nouvelles et contes essentiellement. Naturellement, il faut regarder à la loupe ces genres littéraires car ils sont eux-mêmes divisés en différentes catégories, en particulier depuis le XIX e siècle. On ne s’étonnera donc pas si les programmes de français de collège et de lycée, en particulier pour les classes de 4 e et de 2 de , invitent les professeurs à les faire découvrir aux élèves. I. Les instructions officielles Les programmes des classes de 4 e et de 2 de mettent l’accent sur la littérature du XIX e siècle et en particulier sur le récit. Pour le collège, les instructions stipulent que l’on étudiera le « récit au XIX e siècle », en faisant « lire au moins deux œuvres choisies dans les deux entrées suivantes : – une nouvelle réaliste et/ou une nouvelle fantastique, intégralement ; – un roman, intégralement ou par extraits. » Les auteurs proposés sont nombreux et variés, qu’ils soient français ou non : « Honoré de Balzac, Victor Hugo, Alexandre Dumas, Prosper Mérimée, George Sand, Théophile Gautier, Gustave Flaubert, Guy de Maupassant, Émile Zola, E. T. A. Hoffmann, Alexandre Pouchkine, Edgar Allan Poe, Nicolas Gogol, Charlotte ou Emily Brontë, Ivan Tourgueniev. » 1 Substantif formé à partir du radical d’un verbe, en général sans suffixation. 1

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Le récit au XIXe siècle

Le XIXe siècle est incontestablement l’un des plus riches dans l’histoire de la littérature : c’est le

siècle où tous les genres se sont développés, multipliés. Si le théâtre a connu une évolution immense, en

particulier grâce au drame romantique, on ne peut nier que le XIXe siècle est avant tout le siècle du

récit. Le mot récit est d’ailleurs relativement récent car, selon le dictionnaire de l’Académie française (9e

édition, en ligne), il date du XVe siècle et est un déverbal1 du verbe réciter. Sa définition, selon ledit

dictionnaire, est la suivante : « Relation, narration, orale ou écrite, d’un événement ». Il existe d’autres

acceptions du mot, concernant le théâtre et la musique, mais elles sont tout à fait spécifiques. D’un

point de vue linguistique, néanmoins, on ajoute la définition suivante : « Énoncé, le plus souvent à la

troisième personne, au passé ou au présent historique, dont l’énonciateur cherche à s’effacer ». La

définition est pour ainsi dire la même dans les autres dictionnaires, avec parfois une nuance : c’est le

cas, par exemple, dans le Larousse, précisant que les événements relatés peuvent être vrais ou non.

On le comprendra assez facilement, le mot récit est donc un hyperonyme dans lequel on rangera

les hyponymes que sont romans, nouvelles et contes essentiellement. Naturellement, il faut regarder à

la loupe ces genres littéraires car ils sont eux-mêmes divisés en différentes catégories, en particulier

depuis le XIXe siècle. On ne s’étonnera donc pas si les programmes de français de collège et de lycée, en

particulier pour les classes de 4e et de 2de, invitent les professeurs à les faire découvrir aux élèves.

I. Les instructions officielles

Les programmes des classes de 4e et de 2de mettent l’accent sur la littérature du XIXe siècle et

en particulier sur le récit.

Pour le collège, les instructions stipulent que l’on étudiera le « récit au XIXe siècle », en faisant

« lire au moins deux œuvres choisies dans les deux entrées suivantes :

– une nouvelle réaliste et/ou une nouvelle fantastique, intégralement ;

– un roman, intégralement ou par extraits. »

Les auteurs proposés sont nombreux et variés, qu’ils soient français ou non : « Honoré de Balzac,

Victor Hugo, Alexandre Dumas, Prosper Mérimée, George Sand, Théophile Gautier, Gustave Flaubert,

Guy de Maupassant, Émile Zola, E. T. A. Hoffmann, Alexandre Pouchkine, Edgar Allan Poe, Nicolas

Gogol, Charlotte ou Emily Brontë, Ivan Tourgueniev. »

1 Substantif formé à partir du radical d’un verbe, en général sans suffixation.

1

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On le voit, le choix est vaste et permet d’aborder les genres les plus variés, nouvelles et romans, mais

également les tons et les univers les plus différents.

En ce qui concerne le lycée, les instructions mentionnent que l’on abordera « le roman et la

nouvelle au XIXe siècle : réalisme et naturalisme ». Cette découverte a un objectif multiple avoué :

– montrer aux élèves comment le roman ou la nouvelle s’inscrivent dans le mouvement littéraire et

culturel du réalisme ou du naturalisme ;

– faire apparaître les caractéristiques d’un genre narratif et la singularité des œuvres étudiées ;

– donner des repères dans l’histoire de ce genre.

Le corpus qui est alors proposé est très libre ; le professeur pourra étudier le roman ou le recueil

de nouvelles du XIXe siècle de son choix et choisira un ou deux groupements de textes « permettant

d’élargir et de structurer la culture littéraire des élèves, en les incitant à problématiser leur réflexion en

relation avec l’objet d’étude concerné ».

Afin de mieux mettre en valeur les particularités de cette littérature du XIXe siècle, le professeur pourra

choisir des textes d’autres époques, d’autres courants, d’autres genres… afin d’établir des passerelles et

des comparaisons qui auront pour but d’apporter un éclairage différent sur les textes choisis dans le

thème imposé.

C’est donc le roman et la nouvelle qui sont principalement ciblés par ces deux programmes,

mais la limite entre la nouvelle et le conte au XIXe siècle est si mince qu’il est difficile de supprimer

purement et simplement cette notion.

II. Quelques rappels : le récit au fil des siècles 1. De l’Antiquité au Moyen Âge : les genres qui préfigurent le roman

Le récit est aujourd’hui considéré comme associé de façon incontournable à la prose. Mais cela

n’a pas toujours été le cas, surtout parce que le récit existe dès l’Antiquité, le plus souvent sous le

forme d’épopée en vers. Si l’homme a toujours eu l’envie, on peut même dire le besoin, de raconter

des histoires et/ou de les entendre, il le faisait à l’origine de façon rigoureuse et selon les règles de

l’éloquence, de la poésie, de la tragédie ou de la comédie. Le théâtre est en effet présent lui aussi dès

l’Antiquité, les élèves le savent parfaitement dès la 3e puisque la tragédie est à leur programme. Mais les

histoires les plus connues restent celles des grandes épopées, en particulier L’Iliade et L’Odyssée, les deux

poèmes en vers d’Homère qu’ils ont découvert dès la 6e.

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C’est en se démarquant de ces écritures que le roman va devoir trouver sa place. La progression

va donc être très longue car, ainsi que le signale l’article de l’encyclopédie Larousse consacré au

roman, « le roman semble croître au hasard, dans les espaces laissés libres. Ce développement marginal

et "intercalaire" fait justement l’originalité de l’écriture romanesque. » On comprend que cette

évolution, toujours en décalage par rapport aux autres grands genres, ait amené le roman à perdurer et à

évoluer au cours des siècles, car c’est le genre par excellence qui saura utiliser les qualités des genres

concurrents tout en se les accaparant et les teintant de sa propre originalité.

Ainsi, il faut voir, dans les origines du roman du XIXe siècle, des genres qui le préfigurent,

comme la chanson de geste, grandes épopées du Moyen Âge en vers qui ont pour objectif de raconter

des aventures de quelques grands héros : roi, guerrier ou seigneur. Ces textes sont destinés à être récités,

chantés, voire joués pour divertir, ils ne sont donc pas tout d’abord lus même s’ils finissent par être

couchés sur le papier. Ces grandes histoires annoncent d’une certaine façon le roman historique qui

naîtra au XIXe siècle très fortement car si les histoires sont souvent proches de la légende que de la

réalité historique, elles sont tenues pour vraies par l’auditoire en général. Elle raconte des grands actes

de courage et de bravoure, telle La Chanson de Roland.

Ces épopées, souvent assez longues, vont ensuite laisser la place aux romans courtois. La

forme est toujours en vers, le plus souvent des octosyllabes même si l’un d’entre eux sera en vers de

douze syllabes : Le Roman d’Alexandre (c’est lui qui donnera son nom au vers dodécasyllabique :

l’alexandrin). Dans ces romans, les chevaliers, s’ils continuent de faire preuve de vaillance et d’honneur

auprès de leur seigneur et au combat, vont également se montrer obéissants et soumis à la belle qui

ravira leur cœur. Certes l’amour est bien souvent platonique, chaste et/ou impossible mais il n’en reste

pas moins passionné, comme on peut le voir dans le plus célèbre d’entre eux qui apparaît dans la

littérature écrite pour la première fois au XIIe siècle : Tristan et Iseult.

Il faut attendre ensuite le XIIIe siècle pour que la prose réussisse à concurrencer le vers, en

particulier avec Le Roman de la Rose de Guillaume de Lorris, puis, au siècle suivant le roman d’aventures

et le roman de courtoisie évoluent vers un roman où l’amour est évoqué plus simplement et plus

proche du vraisemblable.

La prose servira également à développer les textes consacrés à divertir et à faire rire. Les

fabliaux, qui sont au programme de 5e, en sont un bon exemple : on retrouve dans l’esprit du

personnage de Renart un réalisme assez étonnant. Il n’est alors plus question de finesse, les personnages

sont plus des représentants d’un trait de caractère ou d’une situation sociale et/ou professionnelle. Ces

textes auront un impact important sur la littérature et sur son évolution ; on trouve souvent dans ces

fabliaux des critiques, des satires féroces de la société en place. Rabelais sera d’ailleurs marqué par cet

esprit quand il écrira ses deux très célèbres ouvrages : Gargantua et Pantagruel. Certes, ces deux ouvrages

sont complexes et, s’ils ont incontestablement pour objectif de faire rire, ils veulent également exciter la

réflexion du lecteur par leur contenu humaniste.

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2. Le XVIIe et le XVIIIe siècles

Dans les siècles suivants, certains textes annoncent de plus en plus le roman du XIXe siècle. On

en a un exemple avec le Roman comique de Scarron (1610-1660) ; cet esprit éclairé qui commença à

souffrir, alors qu’il n’avait pas encore 30 ans, d’une maladie paralysante qui finit par l’invalider presque

complètement2. Dans son roman, il tourna en ridicule les romans d’amour en apportant des propos

crus et des thèmes grivois. Ce roman faisait un peu le pendant à l’autre type de romans que l’on pouvait

facilement lire au XVIIe siècle : le roman pastoral. Celui-ci a donné naissance à de très volumineux

ouvrages comme l’Astrée d’Honoré d’Urfé (1567-1625), roman qui a marqué la littérature française

d’abord par son ampleur (40 histoires, 60 livres et plus de 5000 pages) mais aussi par son succès non

seulement en France mais dans toute l’Europe. Ce roman a été écrit entre 1607 et 1625 et est

parfaitement impossible à résumer tant il comporte de multiples tiroirs et histoires différentes.

On voit également naître au XVIIe siècle le roman d’analyse. Les personnages sont traités de

façon différente et on peut alors parler d’une certaine « psychologie » des caractères même si le terme

n’existe pas encore. Les romanciers s’intéressent alors de plus en plus à l’être humain et à ses failles, ses

faiblesses. L’exemple le plus célèbre reste La Princesse de Clèves (1678) de Mme de La Fayette (1634-

1693).

Mais celui que l’on peut vraiment considérer comme le premier roman moderne est Don

Quichotte, le si célèbre ouvrage de Miguel de Cervantès (1547-1616). Ce roman écrit entre 1605 et 1615

est un chef-d’œuvre alliant sérieux, humour, romanesque, réalisme, aventure, réflexion… Ce roman est

un peu la charnière entre les récits des siècles précédents et ceux qui arriveront pendant les deux siècles

suivants. Il renouvelle la forme et les personnages, il développe de façon très moderne les dialogues et

les procédés de narration.

Au XVIIIe siècle, c’est sans doute en Angleterre que le genre se développe le plus. Les noms

restés célèbres de ces auteurs sont nombreux :

• Daniel Defoe (1660-1731) et son Robinson Crusoé ;

• Jonathan Swift (1667-1745) et ses Voyages de Gulliver ;

• Samuel Richardson (1689-1761) et sa Clarisse Harlowe ;

2 Ces souffrances étaient telles qu’il écrivit lui-même son épitaphe ainsi : Celui qui cy maintenant dort Fit plus de pitié que d'envie, Et souffrit mille fois la mort Avant que de perdre la vie. Passant, ne fais ici de bruit Garde bien que tu ne l'éveilles : Car voici la première nuit Que le pauvre Scarron sommeille.

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• Henry Fielding (1707-1754) et son Histoire de Tom Jones, enfant trouvé…

Autant d’auteurs qui ont marqué l’histoire littéraire anglaise et mondiale de leur empreinte. Tous ces

romans auront un impact important sur la littérature française et influenceront les écrivains des

générations suivantes. On ne cite pas le nombre de romanciers qui évoquent le roman de Defoe, qui le

« suivent » (comme Johann David Wyss et son Robinson suisse) ou s’en inspirent comme les nombreuses

robinsonnades de Jules Verne qui faisait volontiers référence aux deux romans précédents, chaque fois

que l’occasion s’en présentait.

En France, ce sont surtout les textes de Diderot, philosophe des Lumières, à la production aussi

vaste qu’hétéroclite, qui enrichissent le genre romanesque. Il reprit, entre autres, le genre de la nouvelle

qui avait commencé à se développer en France et en Italie pour en enrichir son idée du roman. À

nouveau, la littérature de Diderot est souvent légère et très drôle, tout en étant critique et porteuse

d’idées essentielles ; on le voit dans La Religieuse dans Jacques le Fataliste, entre autres. De ce point de vue,

certains parlent de Candide, Zadig, Micromégas… de Voltaire comme de romans ce qui n’est pas justifié

car ce sont des contes philosophiques.

Le genre épistolaire voit apparaître également ses plus grands chefs-d’œuvre : La Religieuse, ouvrage cité

ci-dessus en fait partie, ainsi que La Nouvelle Héloïse de Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Les

Liaisons dangereuses de Choderlos de Laclos (1741-1803). Ce dernier montre d’ailleurs des personnages

très dissemblables dont il se plaît à trahir les faiblesses.

Toutes ces œuvres permettent une progression du genre qui arrivera au XIXe siècle en ayant

atteint une certaine maturité. Si les styles et les genres romanesques sont déjà très différents et

multiples, ce n’est pourtant en rien comparable à ce que le XIXe siècle verra éclore.

III. Le XIXe siècle et le roman

C’est au XIXe siècle que le genre du roman va gagner toutes ses lettres de noblesse. Après avoir

été souvent décrié pendant les siècles précédents, il va trouver sa place au centre de la littérature car les

auteurs vont multiplier les formes et les fonds possibles de ces écrits. Parler d’ailleurs du roman au XIXe

siècle est réducteur à l’extrême il serait préférable de parler des romans du XIXe siècle. C’est pourquoi

Maupassant, dans la préface à son roman Pierre et Jean (« Classiques & Patrimoine » n°60) écrira : « Or, le

critique qui, après Manon Lescaut, Paul et Virginie, Don Quichotte, Les Liaisons dangereuses, Werther, Les

Affinités électives, Clarisse Harlowe, Émile, Candide, Cinq-Mars, René, les Trois Mousquetaires, Mauprat, le Père

Goriot, la Cousine Bette, Colomba, le Rouge et le Noir, Mademoiselle de Maupin, Notre-Dame de Paris, Salammbô,

Madame Bovary, Adolphe, M. de Camors, L’Assommoir, Sapho, etc., ose encore écrire : « Ceci est un roman et

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cela n’en est pas un », me paraît doué d’une perspicacité qui ressemble fort à de l’incompétence. »

Essayons néanmoins de faire un tour d’horizon qui permette une synthèse du genre.

1. Le roman d’aventures

Ce type de roman relève de ce que l’on appelle la littérature « populaire ». Il était destiné en

effet à la population dans son ensemble qui avait un accès facile à de nombreux types de romans grâce

aux feuilletons publiés dans certains magazines. La plupart des grands romans ont d’ailleurs été publiés

ainsi, en livraisons.

Dans ce type de roman, le héros est souvent un jeune homme auquel le lecteur est susceptible

de s’identifier. Ce héros est souvent confronté à un grand nombre de péripéties, pas toutes

vraisemblables, qu’il doit surmonter en conservant honneur, dignité et droiture. Le héros est en effet

souvent un personnage aux qualités louables. Les failles et les faiblesses de l’humanité ne sont pas de

mises le plus souvent et les personnages, comme leurs actions, sont assez manichéens. Toutefois, ce

n’est pas gênant car le lecteur lit surtout ces romans pour être emporté dans un suspense qui le tient en

haleine et pour être transporté dans des lieux exotiques qu’il ne connaît pas et qui le dépayseront

complètement, bien plus que les personnages eux-mêmes.

Ce type de romans populaires s’est surtout multiplié à partir de 1850, en France et en

Angleterre, et il est naturellement lié à la découverte de plus en plus élargie de la planète à cette époque-

là : on découvre les territoires reculés de l’Amérique du Nord, de l’Orient… Les romanciers anglo-

saxons vont d’ailleurs développer ce genre avec des romans qui sont toujours aujourd’hui considérés

comme des piliers de la littérature mondiale : que ce soit les romans de Fenimore Cooper (Le Dernier des

Mohicans, La Prairie) (1789-1851), Thomas Maine-Rayd (Le Cavalier sans tête, Les Exilés dans la forêt) (1818-

1883), Robert Louis Stevenson (1850-1894) que l’on connaît essentiellement pour son Docteur Jekyll et

Mister Hyde mais qui a aussi écrit des romans d’aventures fort célèbres tel le très célèbre L’Île au trésor.

Tous ces romans auront une grande influence sur les romanciers français ou sauront bénéficier de

l’influence des littéraires français pour développer un roman d’aventures qui emporte le lecteur dans

une folle péripétie.

En France, les romanciers vont souvent mélanger les types : on trouve parmi les grands auteurs

de romans d’aventures des piliers de la littérature. Les romans de Jules Verne (1828-1905), par

exemple, sont connus et traduits dans le monde entier du vivant de l’auteur, Le Tour du monde en 80 jours

(« Classiques & Patrimoine » n°65) est l’archétype du roman d’aventures mêlant voyages, suspense et

réflexion sur les populations. On ne peut pas oublier non plus les romans d’Alexandre Dumas père

(1802-1870), célèbres au-delà des frontières : Les Trois Mousquetaires, par exemple.

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Fondamentalement, le roman d’aventures se distingue du roman psychologique dans lequel

l’intrigue est essentiellement centrée sur les personnages et leur caractère, ou du roman « sociologique »,

essentiellement centré sur les mœurs de la société.

2. Le roman romantique

Le courant romantique a pour chef de file Victor Hugo (1802-1885). S’il a des précurseurs

célèbres comme Jean-Jacques Rousseau (1712-1778) et Chateaubriand (1768-1848), on considère que le

romantisme naît vraiment avec Hernani (1830), pièce qui donna lieu à la célèbre « bataille » qui porte son

nom. Victor Hugo est, incontestablement, l’un des plus grands romanciers du XIXe siècle. Dans ses

romans, comme Les Misérables et Notre-Dame de Paris, il s’attache surtout à dépeindre la souffrance de

l’être humain que l’on a laissé dans la solitude et dans la pauvreté. À propos des Misérables, il pense qu’il

a une mission à remplir en tant que romancier et présente ainsi son roman : « Tant qu’il existera, par le

fait des lois et des mœurs, une damnation sociale créant artificiellement, en pleine civilisation, des

enfers, et compliquant d’une fatalité humaine la destinée qui est divine ; tant que les trois problèmes du

siècle, la dégradation de l’homme par le prolétariat, la déchéance de la femme par la faim, l’atrophie de

l’enfant par la nuit, ne seront pas résolus ; tant que, dans de certaines régions, l’asphyxie sociale sera

possible ; en d’autres termes, et à un point de vue plus étendu encore, tant qu’il y aura sur la terre

ignorance et misère, des livres de la nature de celui-ci pourront ne pas être inutiles. »3

On le comprend, son objectif est de lutter contre ce qui amène l’homme à perdre toute dignité

et volonté. C’est la souffrance de l’homme broyé par une société qui l’écrase et qui ne lui donne pas la

chance de trouver sa place car elle ne lui donne aucune éducation qui l’intéresse le plus et il n’est pas le

seul car avant lui, Charles Dickens (1812-1870) avait soulevé les mêmes questions, surtout liées au

monde des enfants avec ses magnifiques Oliver Twist et David Copperfield.

Dans le roman romantique, les auteurs se soucient plus des états d’âmes de leur personnage que

de leur réelle psychologie. Cela ne doit pas réduire le type du roman romantique à une production futile

car il représente au contraire une vraie révolution : avec le courant romantique, les hommes ont le droit

de faire état de leur souffrance et de leur mal-être. Ils ne peuvent pas seulement l’évoquer, ils peuvent

revendiquer l’unicité de leur mal-être et susciter la compassion du lecteur même si le lecteur ne s’est pas

trouvé lui-même dans la situation du personnage.

Gustave Flaubert se rapproche du courant romantique même s’il tient de façon très claire à s’en

démarquer. Malgré tout, ses personnages, que ce soit Emma dans Madame Bovary ou Frédéric Moreau

dans L’Éducation sentimentale, sont très proches des héros romantiques, mais des héros dont le romancier

lui-même se moquerait un peu. D’une certaine façon, il est la charnière entre le roman romantique et le

roman réaliste.

3 Première partie du roman.

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3. Le roman réaliste ou le roman de « mœurs »

Les romanciers français ne sont pas les seuls à s’être amusés à faire le portrait de leurs

concitoyens. Ainsi, dans L’Hôtel Stancliffe, Charlotte Brontë donne une présentation sans concession de

la société anglaise du XIXe siècle. Le narrateur, Charles Townshend, un jeune dandy un brin désabusé,

évoque ses rencontres dans l’hôtel en question, avec aristocrates et voyageurs de commerce ; sous une

écriture qui semble très fantaisiste et des dialogues qu’elle rend volontairement enlevés et parfois très

populaires, percent la satire et la critique de la romancière.

En France, le romancier réaliste ne s’intéresse plus seulement au ballet des émotions de ses

personnages, mais il regarde leur évolution en tant qu’êtres « socialisés ». Les héros font partie d’un

monde, d’une société et doivent trouver leur place dans cet univers. C’est ce qui intéresse le plus le

romancier réaliste et c’est pourquoi il va s’attacher à rendre son texte le plus proche possible de la

réalité. Il ne faut néanmoins pas confondre réalité et réalisme : les romanciers ne font pas œuvre de

documentaire, leurs histoires sont fictives et ils montrent la vie de leur personnage sous un éclairage

choisi et travaillé. Dans la préface de Pierre et Jean (« Classiques & Patrimoine » n°60), Maupassant

explique que pour rendre une situation vraisemblable, il ne faut pas se contenter de décrire une

situation réelle mais mettre en valeur certains éléments afin de les faire ressortir : « L’habileté de son

plan4 ne consistera donc point dans l’émotion ou dans le charme, dans un début attachant ou dans une

catastrophe émouvante, mais dans le groupement adroit de petits faits constants d’où se dégagera le

sens définitif de l’œuvre. S’il fait tenir dans trois cent pages dix ans d’une vie pour montrer quelle a été,

au milieu de tous les êtres qui l’ont entourée, sa signification particulière et bien caractéristique, il devra

savoir éliminer, parmi les menus événements innombrables et quotidiens, tous ceux qui lui sont inutiles,

et mettre en lumière, d’une façon spéciale, tous ceux qui seraient demeurés inaperçus pour des

observateurs peu clairvoyants et qui donnent au livre sa portée, sa valeur d’ensemble. »

Stendhal (1783-1842) est un représentant important de ce type de roman avec ses deux œuvres

les plus célèbres, Le Rouge et le Noir et La Chartreuse de Parme. Il essaye d’expliquer dans ses deux romans

comment l’homme peut évoluer. En effet, l’adulte est le résultat de l’évolution de l’enfant et de

l’adolescent et on comprend parfaitement comment Julien Sorel peut devenir celui qu’il est dans la

deuxième partie du Rouge et le Noir quand on a suivi ses apprentissages dans la première partie : les

boutades amères et les remontrances incessantes de son père, ses premiers émois amoureux avec Mme

de Rênal… Stendhal s’attache à montrer comment évolue l’être humain pour montrer qu’il n’y a pas

d’effets sans cause d’une certaine façon, même si l’être humain en question n’en est absolument pas

conscient lui-même.

4 Le plan du romancier.

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Le chef de file du réalisme reste quand même Honoré de Balzac (1799-1851). Balzac, dont

tout le monde connaît la célèbre Comédie humaine, n’a pas seulement à cœur son personnage humain : le

monde et la société deviennent en effet partie intégrante de ses romans et la société devient chez lui un

objet d’étude, d’analyse et de présentation à part entière. C’est pourquoi on qualifie souvent ses

ouvrages de roman de « mœurs ». Balzac trouve les sujets de ses textes dans le quotidien du monde qui

l’entoure. Il le décrit avec attention et avec objectivité, ne se privant pas pour autant de dénoncer ses

défauts et ses hypocrisies, en particulier ceux de la classe bourgeoise (ce que Flaubert appelait l’esprit

petit bourgeois et dont il a donné un parfait exemple avec le pharmacien Homais dans Madame Bovary). Il

regrette que l’argent soit devenu une priorité pour cette classe et que toute dignité et amour-propre

soient relégués au second plan des valeurs. Ainsi, il présente ses personnages non pas seulement dans

leur personnalité mais comme des êtres évoluant dans un contexte et subissant les influences (bonnes

mais surtout mauvaises) de ce contexte.

Il peint le tableau de la bourgeoisie de province (dans Eugénie Grandet par exemple), de celle de

Paris (dans César Birotteau) et ne cesse de montrer que les sentiments humains sont souvent déformés

par les relations de l’homme au pouvoir et à l’argent. Le Colonel Chabert, par exemple, aura une destinée

incroyable, résumée ainsi par l’avoué Derville : « Quelle destinée ! […]. Sorti de l’hospice des Enfants

trouvés, il revient mourir à l’hospice de la Vieillesse, après avoir, dans l’intervalle, aidé Napoléon à

conquérir l’Égypte et l’Europe. Savez-vous, mon cher, reprit Derville après une pause, qu’il existe dans

notre société trois hommes, le Prêtre, le Médecin et l’Homme de justice, qui ne peuvent pas estimer le

monde ? ». Chabert meurt seul, sans jamais recevoir l’aide de celle qui fut son épouse, plus soucieuse de

préserver son statut sociale que d’aider son mari.

Enfin, citons le cas de Guy de Maupassant (1850-1893), ami de Flaubert puis de Zola qui a

ainsi touché aux deux courants (réaliste et naturaliste). Il a écrit des textes relevant du courant réaliste

comme par exemple Bel-Ami, ouvrage dans lequel il raconte l’ascension sociale fulgurante de Georges

Duroy, jeune homme ambitieux et prêt à tout pour réussir à monter dans la société. Dans ce roman,

Maupassant dénonce les scandales mêlant politique et argent qui furent nombreux à la fin du XIXe siècle

et étudie la place et le rôle de la presse dans cette société.

4. Le roman naturaliste

On distingue le naturalisme du réalisme même si les deux types sont très proches et que certains

auteurs ont évolué entre les deux types. Le naturalisme est né après le réalisme ; il en est une sorte

d’exagération. Il apparaît plutôt dans le dernier quart du XIXe siècle et son chef de file est Émile Zola

(1840-1902). Ce courant est le prolongement du réalisme : il s’appuie toujours sur l’étude de la société et

des mœurs mais il s’attache désormais à aborder tous les sujets, même les plus infâmes, et subit

également l’influence de la psychanalyse qui commence à se développer. Le romancier ne se contente

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plus de montrer son personnage dans un contexte et comment ce contexte influence sa personnalité, il

s’attache à montrer par exemple que l’homme est également le produit des générations antérieures qui

l’ont précédé. Ainsi, Jacques Lantier dans la Bête humaine ne supporte pas de voir le corps d’une femme

nue sans être pris de pulsion meurtrière et paye ainsi les excès d’alcoolisme de ses aïeux.

Le naturalisme veut s’appuyer sur une méthode pour définir ses personnages : les auteurs

faisaient en général des recherches au préalable et s’appuyait sur une documentation parfois

conséquente. L’auteur agit donc presque avec une démarche scientifique : il donne une hypothèse qu’il

vérifie ensuite par l’expérimentation. C’est pourquoi le mouvement porte ce nom car il s’appuie sur un

procédé « naturel », c’est-à-dire lié à la nature profonde de l’être humain. Ainsi, il présente de la façon

suivante son roman Thérèse Raquin dans la préface de l’ouvrage : « Dans Thérèse Raquin, j’ai voulu étudier

des tempéraments et non des caractères. Là est le livre entier. J’ai choisi des personnages

souverainement dominés par leurs nerfs et leur sang, dépourvus de libre arbitre, entraînés à chaque acte

de leur vie par les fatalités de leur chair. Thérèse et Laurent sont des brutes humaines, rien de plus.

J’ai cherché à suivre pas à pas dans ces brutes le travail sourd des passions, les poussées de

l’instinct, les détraquements cérébraux survenus à la suite d’une crise nerveuse. Les amours de mes

deux héros sont le contentement d’un besoin ; le meurtre qu’ils commettent est une conséquence de

leur adultère, conséquence qu’ils acceptent comme les loups acceptent l’assassinat des moutons ; enfin,

ce que j’ai été obligé d’appeler leurs remords, consiste en un simple désordre organique, et une

rébellion du système nerveux tendu à se rompre. L’âme est parfaitement absente, j’en conviens

aisément, puisque je l’ai voulu ainsi. » On le voit, ce sont les instincts et les réactions presque animales

qui intéressent Zola et il étudie ses personnages un peu comme des cobayes.

Pour lui, cette méthode est très sérieuse et il l’explique dans son ouvrage Le Roman expérimental

(1880) dans lequel il explique que « si la méthode expérimentale a pu être portée de la chimie et de la

physique dans la physiologie et la médecine, elle peut l’être de la physiologie dans le roman naturaliste ».

Ainsi, le roman naturaliste, s’il est fiction, ne se veut pas dénuer de lien avec la réalité et il brosse même

un tableau très précis et exact de l’homme et de sa condition.

5. Le roman autobiographique

Le roman autobiographique est un type composite d’une certaine façon dans lequel l’auteur

évoque des éléments autobiographiques, propres à son vécu personnel, et des éléments de fiction. C’est

donc bien un roman (c’est-à-dire une œuvre d’imagination) mais dans laquelle le lecteur attentif ou le

chercheur pourra dégager des éléments, des événements propres à la vie de l’auteur. Il est dans ce

contexte parfois difficile de faire la nuance entre ce qui est vraiment de l’ordre du réel et ce qui est

inventé par l’auteur.

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Le roman autobiographique est né essentiellement au XIXe siècle. Il était généralement considéré

comme de mauvais goût, dans les siècles précédents, de parler de soi dans le seul et unique but de

montrer son unicité, sa spécificité. Les auteurs avaient le droit de faire référence à leur vie et à leur

expérience personnelle mais cela ne devait alors servir qu’à titre historique (expliquer un contexte de

l’histoire) ou bien pour permettre de mieux connaître l’homme. Ce sont surtout les romantiques qui ont

revendiqué le droit de parler d’eux-mêmes et de clamer leurs souffrances, leur mal-être. Musset (1810-

1857) d’ailleurs a produit un roman autobiographique avec sa Confession d’un enfant du siècle qu’il dédie à

George Sand qui fut sa maîtresse.

Le roman autobiographique se développe en France autant qu’en Angleterre, permettant aux

auteurs un certain confort : celui de se cacher derrière le paravent de la fiction. Ainsi, dans David

Copperfield, c’est bien de son enfance malheureuse que parle Dickens (1812-1870), dans Jane Eyre on

retrouve des éléments importants de la vie de Charlotte Brontë (1816-1855), ainsi que l’on trouve la

trame de l’existence de Jules Vallès (1832-1885) dans sa trilogie – L’Enfant, Le Bachelier, L’Insurgé –

jusqu’au patronyme de son personnage auquel il a donné les mêmes initiales que les siennes : Jacques

Vingtras. Colette également donnera vie à ses souvenirs avec son personnage de fiction Claudine que

l’on retrouve dans plusieurs romans autobiographiques.

Le roman autobiographique ne peut en aucun cas se ranger dans la catégorie de

l’autobiographie ; celle-ci nécessite en effet une équivalence d’identité entre les trois entités que sont

l’auteur, le narrateur et le personnage. Le seul fait d’écrire à la première personne ne suffit pas à

permettre la qualification d’autobiographie car le romancier peut parfaitement faire raconter son

histoire par son personnage sans que le personnage n’existe pour autant. Ainsi, le roman

autobiographique peut se raconter aussi bien à la première qu’à la troisième personne, la forme n’est

alors pas en jeu, seul le fond importe, sachant qu’à aucun moment, l’auteur n’assume les événements

comme étant personnels.

Au XXe siècle, le roman autobiographique perdure mais on voit un développement important de

l’autobiographie complète. C’est d’ailleurs au XXe siècle seulement que l’autobiographie trouvera une

première étude avec Le Pacte autobiographique de Philippe Lejeune5.

6. Le roman fantastique

Le registre fantastique a également marqué le XIXe siècle et s’est beaucoup développé dans le

roman et surtout dans la nouvelle comme nous le verrons plus loin. Le fantastique consiste à faire

intervenir dans un cadre vraisemblable des éléments liés au surnaturel. Naturellement, il ne faut pas

confondre fantastique et merveilleux. Le merveilleux utilise également des éléments surnaturels ou

magiques mais le cadre dans lequel ils interviennent n’est pas toujours crédible. En outre, le lecteur sait

5 Le Pacte autobiographique, Philippe Lejeune, Seuil, coll. « Poétique », 1975.

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que tout ce qui est raconté est faux et le doute n’est pas éveillé. Le lecteur accepte dès le début que ce

qui est raconté ne peut pas être et s’en accorde pendant sa lecture.

Le fantastique ne suit pas cette logique et il a, au contraire, pour effet de susciter le doute dans

l’esprit du lecteur, au moins le temps de la lecture. Même si, une fois le livre fermé, le lecteur sait que le

texte est une fiction, il doit être en éveil pendant la lecture et accepter ce qui est raconté même si c’est

impossible. Pour permettre cette adhésion du lecteur, il arrive souvent que le personnage lui-même

refuse de croire aux événements surnaturels et soit très effrayé. Il est parfois amené à accepter cette

intrusion du surnaturel mais pas toujours.

On relève, enfin, une autre différence entre le merveilleux et le fantastique dans l’absence de

justification : le merveilleux n’essaye jamais d’expliquer la magie utilisée alors que le fantastique essaye

très souvent de donner une explication rationnelle de ce qui se passe.

Ce registre est né du roman gothique qui a vu le jour en Angleterre à la fin du XVIIIe siècle. Cet

adjectif désignait à l’époque des romans dans lesquels on trouvait vampires et revenants et surtout qui

s’ingéniait à créer des climats de tension et de peur. Les deux romans les plus célèbres du registre

gothique de cette époque sont sans doute Le Moine de M. Lewis et Les Mystères d’Udolphe d’Anne

Radcliff. Ces romans ont eu un tel succès qu’ils sont même souvent cités par les romanciers du XIXe

siècle pour faire référence à une atmosphère effrayante.

En France, on considère que l’un des premiers romans fantastiques est Le Diable amoureux de

Jacques Cazotte (1719-1792). Dans ce court ouvrage, le romancier imagine que le jeune Alvare appelle

le Diable qui arrive sous les traits d’une femme : Biondetta. Les écrivains fantastiques du XIXe siècle

seront très influencés par ce roman. Malgré cet ouvrage qui date de 1772, on considère que c’est en

Allemagne, au début du XIXe siècle, que ce registre est né, avec entre autres un auteur comme E.T.A.

Hoffmann (1776-1822). Son roman, Les Élixirs du Diable¸ se réclame clairement des ouvrages

gothiques, mêlant des thèmes très différents : aventures, politique, amour… On considère que le

romancier allemand a eu une influence sur presque tout le fantastique du XIXe siècle, même s’il est

malheureusement mort très jeune et n’a pu avoir une œuvre aussi prolifique qu’on aurait pu le

souhaiter.

Au cours du siècle, des romanciers vont se tourner vers le fantastique de façon occasionnelle,

parfois inspiré par E.T.A. Hoffmann (L’Homme au sable) ; c’est le cas de Balzac lorsqu’il écrit par

exemple La Peau de chagrin, roman dans lequel la vie d’un homme est liée directement à une peau de

chagrin qui diminue progressivement à chacun de ses souhaits, l’amenant ainsi inexorablement vers une

mort qui se rapproche à grands pas. C’est aussi le cas de Stevenson qui (1850-1893), dans Le Cas étrange

du Dr Jekyll et de M. Hyde, s’approche de ce genre en faisant mettre au point par son personnage

principal éponyme une formule qui bouleverse totalement son être et son identité. Il devient un être

double, M. Hyde étant la face sombre du héros. Enfin, on pourrait citer le roman de Jules Verne (1828-

1905), plus connu pour ses romans d’aventures, Sans dessus dessous. Il imagine en effet dans ce roman

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que les Américains qui avaient réussi à envoyer un obus vers la Lune sont prêts à faire basculer la Terre

sur son axe pour pouvoir exploiter les richesses dissimulées sous la banquise des pôles. L’auteur

explique le calcul fait par l’ingénieur Maston le plus rigoureusement du monde mais, même si on sait

que la chose être faisable sur le papier, tout lecteur est bien conscient une fois le livre fermé que cette

entreprise est impossible. Heureusement, les calculs de Maston sont faux et la tentative se solde par un

échec ; le chapitre XX dont le titre laisse planer le doute, « Qui termine cette curieuse histoire aussi

véridique qu’invraisemblable », fournit l’explication : « Cela était pourtant. L’ingénieur Alcide Pierdeux

ne s’était pas trompé. Et voilà pourquoi, ayant reconnu l’erreur au dernier moment, lorsqu’il n’avait plus

le temps de rassurer ses semblables, cet original gardait un calme si parfait au milieu des transes

générales. Voilà pourquoi il portait un toast au vieux Monde, à l’heure où partait le coup du

Kilimandjaro.

Oui ! Trois zéros oubliés dans la mesure de la circonférence terrestre !…

Subitement alors le souvenir revint à J.-T. Maston. C’était au début de son travail, lorsqu’il

venait de se renfermer dans son cabinet de Balistic-Cottage. Il avait parfaitement écrit le nombre

40 000 000 sur le tableau noir…

À ce moment, sonnerie précipitée du timbre téléphonique… J.-T. Maston se dirige vers la

plaque… Il échange quelques mots avec Mrs Evangelina Scorbitt… Voilà qu’un coup de foudre le

renverse et culbute son tableau… Il se relève… Il commence à retracer le nombre à demi effacé dans la

chute… Il avait à peine écrit les chiffres 40 000… quand le timbre résonne une seconde fois… Et,

lorsqu’il se remet au travail, il oublie les trois derniers zéros du nombre qui mesure la circonférence

terrestre ! »

La difficulté du fantastique, lorsqu’il est développé dans un roman, est de pouvoir garder le

doute dans l’esprit du lecteur pendant toute la lecture ; c’est sans doute pourquoi c’est un registre qui

s’est essentiellement développé dans la nouvelle comme nous le verrons plus loin (voir aussi les

Nouvelles fantastiques de Poe, Gogol, Gautier et Maupassant).

Enfin, il ne faut pas confondre le « fantastique » avec la « science-fiction ». Cette dernière s’est

développée assez tardivement et a connu son âge d’or au XXe siècle. Le mot vient de l’anglais et désigne

des œuvres dans lesquelles il est fait mention de procédés scientifiques et techniques inexistants au

moment de l’écriture. C’est pourquoi, pour plus de facilité, les récits de science-fiction ont pour cadre le

futur éloigné et/ou d’autres planètes du système solaire, exo-planètes ou planètes éloignées. De façon

générale, ces procédés ne sont pas expliqués et on n’essaye pas, comme c’est le cas au contraire dans le

fantastique, de donner une explication rationnelle. L’un des premiers auteurs de science-fiction reconnu

est l’anglais H.G. Wells (1866-1946) que l’on rapproche souvent de Verne. Certains de ses romans sont

restés dans la mémoire collective : La Guerre des mondes (qui raconte l’invasion de la Terre par les

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Martiens) ou même L’Homme invisible, dans lequel il imagine qu’un savant, Griffin, a mis au point une

formule pour devenir invisible.

7. Le roman policier

Contrairement aux idées reçues, ce n’est pas en Occident que l’idée du texte policier est née

mais en Chine. Dès le XVIIIe siècle en effet, on trouve Trois affaires criminelles résolues par le juge Ti ; cet

ouvrage n’est retrouvé qu’en 1940 par un diplomate hollandais (Robert van Gulik). Il le traduira et le

publiera en 1949.

En Europe, l’idée de la recherche et de l’enquête existe néanmoins depuis toujours : si on ne

peut pas dire qu’Œdipe soit une histoire policière, la question de l’enquête est néanmoins bien présente.

Toutefois, on ne peut pas dire que cela suffise à parler de littérature policière. Celle-ci est presque dès

son apparition très codifiée et répond à des caractéristiques précises : voir le recueil Didier Daeninckx

présente 21 récits policiers (« Classiques & Contemporains » n°160). L’intrigue doit en effet toujours

s’orienter vers une résolution d’un mystère, d’une énigme.

Le plus souvent, ce mystère est lié à un crime : un vol, une disparition, un meurtre, un

assassinat… L’un des personnages doit alors se lancer dans la recherche de la vérité, ce qui sera la

résolution de l’énigme. Pour certains, c’est Emma de Jane Austen (1775-1871), roman qu’elle a écrit peu

de temps avant sa mort qui est le premier roman d’enquête. Mais la particularité de ce roman est que le

lecteur ne prend conscience du mystère qu’il renferme qu’à la fin même de l’ouvrage, alors que l’auteur

a joué le jeu d’information auparavant en semant dans tout l’ouvrage des indices pour le lecteur. Si le

roman ne contient aucun personnage policier et aucun meurtre, il n’en reste pas moins considéré

comme annonçant le genre et précède d’ailleurs les textes policiers les plus célèbres du début du XIXe

siècle, entre autres Mademoiselle de Scudéry d’E.T.A Hoffmann (1776-1822). Dans ce dernier, en effet, la

police et le meurtre sont bien présents, le lecteur est emporté dans une intrigue qui le mène à la

découverte de celui qui tue des passants la nuit, toujours des personnes qui ont été en lien avec le

célèbre joaillier Cardillac.

Pendant le XIXe siècle, ce sont surtout des nouvelles qui lanceront le genre policier tel que nous

le connaissons, les romans sont plus rares. En effet, le texte policier s’appuie en général sur un schéma

précis :

– un mystère est soulevé ;

– un enquêteur (policier, détective privé ou même un particulier) se lance dans la résolution de

ce mystère et mène enquête ;

– il cherche des indices, des témoignages ;

– il rencontre ceux qui sont alors des suspects ;

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– il trouve la solution de l’énigme : le mobile du crime ou la cause de l’événement qui a créé le

mystère ;

– il découvre alors l’identité du coupable.

Il va de soi que tous les romans peuvent jouer sur les limites et détourner ses notions ensuite : le

crime peut même s’avérer être accidentel comme s’amusera à le faire par la suite Gaston Leroux dans

son célèbre Mystère de la chambre jaune, où l’agresseur de Mathilde Stangerson n’existe pas car elle s’est en

réalité blessée elle-même. Toutefois, dans la mesure où l’on trouve réunis plusieurs éléments propres au

roman policier, on peut qualifier ainsi un ouvrage. C’est le cas par exemple de L’Assassinat du Pont-Rouge

de Charles Barbara (1817-1866), premier roman policier français, dans lequel un meurtre a été

commis et plane sur toute l’intrigue. Mais ce n’est pas un travail d’enquête qui amène le lecteur à

découvrir la résolution de l’énigme et le nom du coupable (même s’il a des doutes presque dès le début

du texte et qu’il devine l’identité du meurtrier dès son apparition), c’est l’aveu même du meurtrier qui

résout le problème : dans le chapitre XV qui s’intitule « Aveux complets », Clément explique comment

les choses se sont passées quand son patron Thillard est venu se cacher chez lui avant de fuir. Avec sa

compagne Rosalie, il décide de profiter de cette opportunité pour le voler et le tuer : « Cependant, que

se passait-il dans ma tête ? Il doit se passer quelque chose de semblable dans celle d’un général au plus

fort de la bataille. Malgré un froid pénétrant, mon corps brûlait, mon cerveau était en ébullition. Les

idées y affluaient avec une impétuosité inconcevable. C’était comme vingt éclairs qui se croisent en

même temps sur un ciel noir. Je pensai tout ceci en quelque sorte à la fois : « Thillard est un scélérat ; il

fuit, il est chargé d’or ; nul ne sait qu’il est chez moi. J’ai un poison qui ne laisse aucune trace ; lui-même

m’offre le moyen de le lui administrer ; le quartier est désert, le brouillard impénétrable, la Seine haute ;

Rosalie est à ma discrétion ; l’impunité est certaine, etc., etc. » Jamais je n’eusse cru mon entendement

capable d’une opération aussi complexe. J’allai jusqu’à penser qu’il y avait une Providence, que cette

Providence était ma complice, qu’elle se servait de ma main pour châtier un criminel, que

j’accomplissais un devoir, une mission même. Bien qu’en proie à la fièvre, je rentrai maître de moi.

J’appelai Rosalie dans la pièce du devant et lui dis à voix basse, rapidement, d’un accent saccadé : « Ne

t’émeus de rien ; du sang-froid, de l’audace ; obéis-moi en tout ; il n’y a rien à craindre ; notre fortune

est faite. » Je m’aperçus, à son frisson et à son serrement de main, qu’elle m’avait deviné. »

Il faut attendre la fin du siècle pour découvrir un détective qui soit une vraie figure scientifique

et qui ait la vocation de l’enquête : c’est le Sherlock Holmes de Sir Arthur Conan Doyle (1859-1930), qui

marque la littérature au point de ne plus jamais être dissociable de l’idée même de l’enquête. Que ce soit

sous forme de nouvelles ou de romans, parmi lesquels on compte le ô combien célèbre Chien des

Baskerville, on peut analyser la démarche et le raisonnement du détective privé : il écoute les différents

éléments, rassemble les faits et détails et reconstitue ce qui s’est passé avant même d’aller chercher sur

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place les preuves dont il a besoin. La particularité du détective est qu’il ne trouve pas les indices au

hasard, il part à leur recherche.

Le XXe siècle verra se multiplier les ouvrages de littérature policière et de nombreux auteurs se

spécialiseront d’ailleurs dans cette veine : Simenon, Patricia Highsmith, Fred Vargas…

IV. Le XIXe siècle et la nouvelle Comme c’est le cas pour le roman, le XIXe siècle est également le siècle de l’essor de la

nouvelle. Les romanciers se prennent volontiers au jeu de l’exercice et presque tous écrivent une ou

plusieurs nouvelles de Victor Hugo à Stendhal, de Balzac à Zola en passant par Maupassant.

La démarche de l’écrivain n’est plus la même dans une nouvelle : si dans le roman il s’attache à

développer une histoire sur la longueur, il doit faire un tri important dans la nouvelle. Le genre implique

en effet essentiellement :

– une action principale seulement ;

– un nombre limité de personnages ;

– une mise en valeur de certaines informations ;

– l’utilisation facile d’une chute (car il est facile de guider un lecteur dans la mauvaise direction quand

on écrit un texte court).

Les auteurs très différents ont naturellement permis une diversité de ton et de genre dans la

nouvelle du XIXe siècle mais les directions les plus souvent prises sont le réalisme et le naturalisme, le

fantastique et enfin le policier. Il existe naturellement quelques nouvelles romantiques comme par

exemple Claude Gueux de Victor Hugo qui n’est pas sans nous annoncer naturellement le roman des

Misérables.

Nous ne reprendrons pas les caractéristiques de chaque courant car elles sont naturellement les

mêmes que pour les romans, inutile de faire une répétition qui n’apporterait rien. Indiquons plutôt

quelques exemples particulièrement intéressants de ces ouvrages.

1. La nouvelle réaliste et naturaliste

Par sa brièveté, la nouvelle réaliste ressemble plus encore à la réalité que le roman. Pourtant,

comme lui, elle est surtout l’évocation d’une vraisemblance plus que d’un fait réel. Ainsi, Maupassant

s’attachera dans ses nouvelles à rendre ses personnages les plus proches du lecteur possible, non pas

pour l’inviter à s’identifier à lui mais plus pour l’inviter à retrouver dans son environnement ces figures

archétypiques. Il dénonce dans ses nouvelles les torts de la société qui rend plus faibles les faibles et

s’acharne toujours sur les mêmes, essentiellement les femmes et les enfants. Dans La Rempailleuse, il

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évoque la figure d’une pauvre femme, seule et isolée, amoureuse d’un bourgeois, odieux et

insupportable, qui ne daignera jamais baisser les yeux vers elle et qui se sent presque insulté après la

mort de cette dernière quand il apprend qu’elle était éprise de lui ? Insulté… certes et violemment,

jusqu’au moment où il découvre qu’elle lui a légué tout ce qu’elle avait et que la somme n’est pas à

dédaigner. Hypocrisie du bourgeois, exclusion sociale des plus pauvres… tant de thèmes modernes déjà

à l’œuvre chez Maupassant.

D’autres exemples de l’hypocrisie bourgeoise se trouvent dans Une partie de campagne ou encore

Boule de Suif, nouvelles d’une force incroyable. Dans ce dernier exemple, presque tous les thèmes chers à

Maupassant se trouvent développés :

– la lâcheté et l’hypocrisie des bourgeois français ;

– l’abus de pouvoir des hommes sur les femmes ;

– le sexisme et les préjugés qui tombent sur cette courageuse prostituée ;

– le malheur des enfants (Boule de Suif a un enfant qu’elle a laissé en nourrice)…

On le voit, autant de dénonciations de la bourgeoisie infâme mais qui ne sait en aucun cas se remettre

en question.

Balzac a, lui aussi, écrit certaines nouvelles mais il est étonnant de voir que, comme ce fut le cas

pour Flaubert, certaines nouvelles semblent errer entre la frontière du romantisme et du réalisme. Ainsi,

dans La Bourse, il évoque l’amour éprouvé par un peintre pour une jeune fille logeant à l’étage inférieur

de celui où se trouve son atelier. Devenu peintre reconnu, célèbre et riche, il s’éprend de cette jeune

personne plutôt pauvre et passe par toutes les phases de doute quand il imagine qu’elle est de mauvaise

vie et – surtout – qu’elle est malhonnête car elle lui prend sa bourse. Les émotions et les sentiments par

lesquels passe l’artiste nous rappellent beaucoup les évocations romantiques : « Il aimait mademoiselle

de Rouville si passionnément que, malgré le vol de la bourse, il l’adorait encore. Son amour était celui

du chevalier des Grieux admirant et purifiant sa maîtresse jusque sur la charrette qui mène en prison les

femmes perdues. — Pourquoi mon amour ne la rendrait-il pas la plus pure de toutes les femmes ?

Pourquoi l’abandonner au mal et au vice, sans lui tendre une main amie ? Cette mission lui plut.

L’amour fait son profit de tout. Rien ne séduit plus un jeune homme que de jouer le rôle d’un bon

génie auprès d’une femme. Il y a je ne sais quoi de romanesque dans cette entreprise, qui sied aux âmes

exaltées. N’est-ce pas le dévouement le plus étendu sous la forme la plus élevée, la plus gracieuse ? N’y

a-t-il pas quelque grandeur à savoir que l’on aime assez pour aimer encore là où l’amour des autres

s’éteint et meurt ? Hippolyte s’assit dans son atelier, contempla son tableau sans y rien faire, n’en voyant

les figures qu’à travers quelques larmes qui lui roulaient dans les yeux, tenant toujours sa brosse à la

main, s’avançant vers la toile comme pour adoucir une teinte, et n’y touchant pas. La nuit le surprit

dans cette attitude. Réveillé de sa rêverie par l’obscurité, il descendit, rencontra le vieil amiral dans

l’escalier, lui jeta un regard sombre en le saluant, et s’enfuit. Il avait eu l’intention d’entrer chez ses

voisines, mais l’aspect du protecteur d’Adélaïde lui glaça le cœur et fit évanouir sa résolution. Il se

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demanda pour la centième fois quel intérêt pouvait amener ce vieil homme à bonnes fortunes, riche de

quatre-vingt mille livres de rentes, dans ce quatrième étage où il perdait environ quarante francs tous les

soirs ; et cet intérêt, il crut le deviner. Le lendemain et les jours suivants, Hippolyte se jeta dans le travail

pour tâcher de combattre sa passion par l’entraînement des idées et par la fougue de la conception. Il

réussit à demi. L’étude le consola sans parvenir cependant à étouffer les souvenirs de tant d’heures

caressantes passées auprès d’Adélaïde. » Ce libre cours laissé à l’évocation de ces amours étouffantes est

en effet très proche du principe romantique qui veut faire de la souffrance amoureuse un thème

fondamental.

Cette limite entre le réalisme et le romantisme est également proche de l’écriture de Flaubert et

le personnage de Félicité, dans Un cœur simple, semble à la fois très rustre et en même temps très

touchant. Ainsi, quand elle apprend la mort de son neveu Victor, elle passe la journée à retenir ses

larmes : « En les apercevant par les carreaux, elle se rappela sa lessive ; l’ayant coulée la veille, il fallait

aujourd’hui la rincer ; et elle sortit de l’appartement.

Sa planche et son tonneau étaient au bord de la Toucques. Elle jeta sur la berge un tas de

chemises, retroussa ses manches, prit son battoir ; et les coups forts qu’elle donnait s’entendaient dans

les autres jardins à côté. Les prairies étaient vides, le vent agitait la rivière ; au fond, de grandes herbes

s’y penchaient, comme des chevelures de cadavres flottant dans l’eau. Elle retenait sa douleur, jusqu’au

soir fut très brave ; mais dans sa chambre, elle s’y abandonna, à plat ventre sur son matelas, le visage

dans l’oreiller, et les deux poings contre les tempes. » Cette souffrance contenue de la domestique qui

ne se sent pas autorisée à pleurer, à extérioriser son chagrin, qui sait qu’elle ne sera pas soutenue et

qu’aucune compassion ne lui sera accordée bouleverse le lecteur.

Zola a, lui aussi, publié quelques nouvelles dans lesquelles il conserve l’esprit du naturalisme

(Portraits de femmes – Neuf nouvelles naturalistes) ; ainsi, dans Les Coquillages de M. Chabre6, il essaye de guider

dès l’incipit le lecteur vers la fin : « Le grand chagrin de M. Chabre était de ne pas avoir d’enfant. Il avait

épousé une demoiselle Catinot, de la maison Desvignes et Catinot, la blonde Estelle, grande belle fille

de dix-huit ans ; et, depuis quatre ans, il attendait, anxieux, consterné, blessé de l’inutilité de ses efforts.

M. Chabre était un ancien marchand de grains retiré. Il avait une belle fortune. Bien qu’il eût mené la

vie chaste d’un bourgeois enfoncé dans l’idée fixe de devenir millionnaire, il traînait à quarante-cinq ans

des jambes alourdies de vieillard. Sa face blême, usée par les soucis de l’argent, était plate et banale

comme un trottoir. Et il se désespérait, car un homme qui a gagné cinquante mille francs de rentes a

certes le droit de s’étonner qu’il soit plus difficile d’être père que d’être riche.

La belle Mme Chabre avait alors vingt-deux ans. Elle était adorable avec son teint de pêche mûre, ses

cheveux couleur de soleil, envolés sur sa nuque. Ses yeux d’un bleu vert semblaient une eau dormante,

sous laquelle il était malaisé de lire. Quand son mari se plaignait de la stérilité de leur union, elle

redressait sa taille souple, elle développait l’ampleur de ses hanches et de sa gorge ; et le sourire qui

6 Publié dans le recueil Naïs Micoulin.

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pinçait le coin de ses lèvres disait clairement : « Est-ce ma faute ? » D’ailleurs, dans le cercle de ses

relations, Mme Chabre était regardée comme une personne d’une éducation parfaite, incapable de faire

causer d’elle, suffisamment dévote, nourrie enfin dans les bonnes traditions bourgeoises par une mère

rigide. Seules, les ailes fines de son petit nez blanc avaient parfois des battements nerveux, qui auraient

inquiété un autre mari qu’un ancien marchand de grains. ».

On le comprend, un bourgeois de quarante-cinq ans au physique médiocre épouse une jeune et

belle fille de dix-huit ans, qui ne s’est mariée que pour son argent. L’adultère est évident dès le début. Le

lecteur devine que l’héroïne se laissera aller, à la manière de Thérèse Raquin, à ses instincts naturels.

2. La nouvelle fantastique

Le fantastique est sans doute le registre qui se développera le plus au XIXe siècle pour le genre

narratif de la nouvelle. En effet, les romanciers sont nombreux à avoir utilisé ce genre pour inventer des

histoires haletantes, parfois effrayantes et toujours surprenantes, jouant sur les caractéristiques du

fantastique :

– un environnement vraisemblable ;

– une situation vraisemblable ;

– un événement inexplicable ;

– une tentative d’explication.

L’un des premiers (et des plus célèbres) auteurs de nouvelles fantastiques est E.T.A.

Hoffmann, auquel de nombreux auteurs ont rendu hommage au cours du XIXe siècle. En 1817, il

publia son très connu L’Homme au sable, dans lequel un jeune étudiant nommé Nathanaël va vivre une

expérience effrayante au cours de laquelle les limites entre la mort et la vie se brouillent.

L’incipit de la nouvelle veut jouer sur le vraisemblable : le jeune homme écrit à son ami

Lothaire, évoque la chambre dans laquelle il habite, la venue d’un marchand ambulant et en même

temps, il annonce les événements effrayants qu’il a vécus. Le doute s’instille donc dans l’esprit du

lecteur dès les premières lignes : « Ah ! comment pouvais-je vous écrire dans la disposition d’esprit

déplorable qui jusqu’ici a confondu toutes mes idées ? — Quelque chose de terrible est venu corrompre

ma vie ! — Les pressentiments confus d’une destinée affreuse me menacent et m’enveloppent comme

de sombres nuages impénétrables à tout rayon lumineux. — Enfin il faut que je te confie ce qui m’est

arrivé, maintenant il le faut, je le vois bien ; mais, rien que d’y penser, il m’échappe un rire involontaire,

comme si j’étais devenu fou. — Ah ! mon bon ami Lothaire ! comment vais-je m’y prendre pour que tu

comprennes que ce qui m’est arrivé récemment a dû réellement jeter dans ma vie un trouble aussi

funeste ? Si tu étais ici, tu pourrais te convaincre de ce que j’avance, tandis que tu vas sûrement me

traiter de visionnaire radoteur. — Bref, l’événement épouvantable en question, et dont je m’efforce en

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vain d’atténuer l’impression mortelle, consiste uniquement en ce qu’il y a quelques jours, c’était le 20

octobre, à l’heure de midi, un marchand de baromètres entra dans ma chambre pour m’offrir de ses

instruments. Je n’achetai rien, et le menaçai de le jeter par les escaliers ; sur quoi il s’éloigna de son plein

gré. — Tu prévois bien que certains rapports tout particuliers et essentiels dans ma vie peuvent seuls

donner à cette rencontre une signification raisonnable, et que la personne de cet odieux brocanteur doit

avoir sur moi quelque influence bien pernicieuse. — Il en est ainsi effectivement. — Je vais me

recueillir de tout mon pouvoir pour te raconter, avec calme et patience, certains détails de mon enfance

que l’activité de ta pensée saura transformer en tableaux vivants et colorés.

Je te vois déjà rire à cette lecture, et j’entends Clara s’écrier : « Mais ce sont de vrais

enfantillages ! » — Riez, je vous prie, moquez-vous de moi de tout votre cœur : je vous en conjure

instamment ! — Mais, Dieu du ciel ! mes cheveux se dressent d’effroi, et il me semble que cette

inspiration de solliciter vos railleries part d’un désespoir insensé, comme les prières que Franz Moor

adresse à Daniel… mais venons au fait. »

Les thèmes de fantômes, de revenants et naturellement de vampires sont assez souvent utilisés

au cours du XIXe siècle car ce sont les thèmes qui sèment le doute par excellence : entre la raison du

lecteur et son engouement pour l’histoire racontée, il va de soi que les frontières sont poreuses et qu’il

ne peut s’empêcher de laisser captiver même s’il ne croit pas au surnaturel.

Dans La Dame pâle, c’est au tour d’Alexandre Dumas de jouer avec le thème du vampire. Ainsi,

alors qu’une jeune Polonaise se voit contrainte de quitter le château paternel, elle est arrêtée sur la route

qui doit la mener à un monastère où elle doit trouver refuge par une troupe de brigands menée par

Kostaki. Le frère de celui-ci Grégoriska intervient et emmène la jeune fille dans le château de leur mère

où elle un trouve refuge. Elle devient l’objet d’un amour passionné de la part des deux frères, le plus

violent Kostaki étant prêt à tout pour l’épouser. Après une lutte entre les deux, Kostaki est tué et

enterré mais la jeune femme commence à éprouver de curieuses sensations dans sa chambre à la nuit

tombée : « J’entendis sonner neuf heures moins un quart.

Alors une étrange sensation s’empara de moi. C’était une terreur frissonnante qui courait par

tout mon corps, et le glaçait ; puis, avec cette terreur, quelque chose comme un sommeil invincible qui

alourdissait mes sens ; ma poitrine s’oppressa, mes yeux se voilèrent. J’étendis les bras, et j’allai à

reculons tomber sur mon lit.

Cependant mes sens n’avaient pas tellement disparu que je ne pusse entendre comme un pas qui

s’approchait de ma porte ; puis il me sembla que ma porte s’ouvrait ; puis je ne vis et n’entendis plus

rien.

Seulement je sentis une vive douleur au cou.

Après quoi je tombai dans une léthargie complète.

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À minuit je me réveillai, ma lampe brûlait encore ; je voulus me lever, mais j’étais si faible, qu’il

me fallut m’y reprendre à deux fois. Cependant je vainquis cette faiblesse, et comme, éveillée,

j’éprouvais au cou la même douleur que j’avais éprouvée dans mon sommeil : je me traînai, en

m’appuyant contre la muraille, jusqu’à la glace et je regardai.

Quelque chose de pareil à une piqûre d’épingle, marquait l’artère de mon col. »

Le lecteur habitué des histoires de vampires ne sera pas surpris et reconnaîtra bien là, la célèbre

marque de l’être surnaturel. Toute l’attention du lecteur sera alors portée vers la lutte fraternelle qui

continuera post-mortem.

3. La nouvelle policière Pour finir ce chapitre sur la nouvelle, nous ne pouvons pas faire l’impasse sur un genre de

nouvelle qui s’est beaucoup développé à la fin du XIXe siècle et qui est devenu très présent dans le

monde littéraire des XXe et XXIe siècles : la nouvelle policière. C’est incontestablement avec le détective

Sherlock Holmes qu’elle va se développer, puisqu’il sera le héros de 56 nouvelles. Le personnage de

Sherlock Holmes avait d’ailleurs pris une place si considérable dans la société britannique que son

créateur ne fut plus libre de l’abandonner. Ainsi, alors qu’il décida de faire périr le détective dans les

chutes de Reichenbach, il fut obligé quelques temps après de faire revenir son héros d’entre les morts

sous la pression populaire qui ne tolérait pas une telle disparition pour un être si exceptionnel.

Le personnage de Sherlock Holmes sera le même dans les nouvelles et dans les romans : on

vient en général le chercher pour lui demander son aide, il se fait donner le plus d’informations possible

et essaye à partir de ces éléments de poser les pièces du puzzle. Il sait par conséquent où il doit aller

chercher et il ne part sur le terrain que pour trouver les preuves qu’il sait devoir y trouver. Il peut

compter en général sur les enfants de quartier, les orphelins, les abandonnés, les mendiants… Il connaît

parfaitement toutes les informations qui peuvent lui être utiles et délaisse celles qui lui semblent

superflues (comme dans la série télévisée anglaise moderne !). Voici en effet ce qu’écrit Watson à son

propos : « Et cependant son zèle pour certaines études était vraiment remarquable ; ses connaissances,

qui sortaient de toutes les limites convenues, étaient si vastes et si approfondies que plus d’une fois les

remarques faites par lui m’ont causé une réelle stupéfaction. […]

À côté de tout cela son ignorance en certaines choses était aussi remarquable que son savoir. En

fait de littérature contemporaine, aussi bien qu’en philosophie ou en politique, il était nul, ou à peu près.

Je me souviens qu’ayant cité un jour Thomas Carlyle devant lui, il me demanda de la façon la plus naïve

quel nom je venais de prononcer là et ce que ce personnage avait bien pu faire. Mais le jour où ma

surprise fut portée à son comble, ce fut celui où je découvris, par hasard, qu’il était parfaitement

ignorant de la théorie de Copernic et qu’il ne connaissait même pas l’explication du système solaire.

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Qu’il y eût en plein XIXe siècle, un être civilisé ne sachant pas que la terre tourne autour du soleil, cela

me parut si extraordinaire que je ne pouvais y croire.

« Vous semblez étonné, me dit-il en souriant de mon air stupéfait. Mais soyez tranquille, maintenant

que je le sais, je ferai tous mes efforts pour l’oublier.

— Pour l’oublier !

— Vous allez le comprendre. Dans le premier âge, le cerveau humain me représente un grenier vide, le

devoir de chacun est de le meubler à son gré. S’agit-il d’un imbécile ? Il emmagasinera toutes les

matières les plus encombrantes de telle façon que les connaissances qui lui seraient le plus utiles

s’entasseront à la porte sans pouvoir entrer ; ou bien, en mettant tout au mieux, une fois entrées, elles

se trouveront tellement enchevêtrées au milieu d’une foule d’autres qu’elles ne seront plus à la portée de

sa main, lorsque l’occasion viendra pour lui de s’en servir. (…) »7

Dans les nouvelles, on retrouve les mêmes éléments que ceux évoqués pour le roman, mais la

brièveté du texte permet à l’auteur de se consacrer seulement à l’enquête menée. C’est également dans

ses nouvelles que Conan Doyle s’amuse le plus souvent à jouer sur le mystère plus que sur le meurtre

ou l’assassinat. En effet, ceux qui font appel à ses services le font parfois parce qu’un de leurs proches a

disparu, comme dans L’Homme à la lèvre tordue, à cause d’un chantage, comme dans Un scandale en

Bohême8, parce qu’un événement inexplicable s’est produit…

Enfin, certains auteurs vont jouer sur les limites du genre policier et la nouvelle permet

facilement cet exercice. Ainsi, dans la très drôle nouvelle d’Oscar Wilde, Le Crime de Lord Arthur Savile,

on trouve une sorte de texte policier à rebours. On ne commence pas par le meurtre pour finir par la

découverte du coupable mais c’est l’inverse qui se produit. On découvre dès le départ le meurtrier.

Celui-ci n’a pas encore commis son forfait et on lui annonce qu’il va le perpétrer mais il ne sait pas

quand. Pour avoir l’esprit tranquille, Lord Savile décide de se débarrasser de ce poids en tuant

quelqu’un…. Cette nouvelle, comme le montre cette présentation, est totalement surprenante et pleine

d’humour, écrite dans le style enlevé et superbe si propre à Oscar Wilde.

V. Le XIXe siècle et le conte

Le conte est un genre littéraire connu depuis des siècles ; en général adaptés à l’écrit de récits

populaires oraux, ils ont fait l’objet par plusieurs auteurs de transcriptions écrites. On distingue des

contes différents au cours de l’histoire, car le conte philosophique de Voltaire est très différent du

conte merveilleux de Perrault. Quoi qu’il en soit, certains points communs ressortent et permettent de

classer ce genre, en particulier par rapport à la nouvelle à laquelle il ressemble beaucoup par sa brièveté.

7 Chapitre 2, Une étude en rouge. 8 Ces deux nouvelles se trouvent dans Trois Aventures de Sherlock Holmes.

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Le conte s’est développé au XIXe siècle, en France et en Allemagne, surtout en lien avec le

courant romantique. Plusieurs auteurs se sont attachés à ce genre et l’ont mis en valeur, en particulier

les frères Grimm (Jacob, 1785-1863, et Wilhelm, 1786-1859) qui transcrivirent à l’écrit plus de 300

contes populaires allemands ou européens, mais aussi E.T.A. Hoffmann que nous avons déjà cité, et

qui est surtout connu pour ses contes fantastiques ou bien encore C. Dickens qui publia ses célèbres

Contes de Noël qui rendirent si célèbre le personnage de Scrooge.

1. Les particularités du conte

Le conte est un récit relativement court (sauf les contes philosophiques, qui peuvent facilement

dépasser plusieurs dizaines de pages). Les caractéristiques que l’on retrouve le plus souvent sont les

suivantes :

a. L’intrigue

Elle est racontée au passé et on utilise presque toujours les temps du récit (imparfait et passé

simple). Elle est linéaire et la narration suit l’ordre chronologique des événements. Le cours du conte

suit la progression du schéma narratif : un élément perturbateur vient bouleverser la situation initiale,

une série d’épreuves s’abat sur le héros qui les surmonte et après un retour à l’équilibre s’installe dans la

situation finale.

b. Le contexte

L’intrigue se déroule très souvent dans un pays inconnu ou inventé. Les auteurs n’hésitent pas à

inventer des noms et de nouvelles localités géographiques. La période de temps concernée n’est pas

précisée. On ne sait pas si l’histoire est très ancienne (jadis) ou si elle est assez récente (naguère). Les

situations évoquées sont incroyables, parfois loufoques, mais presque toujours impossibles. Toutefois le

lecteur accepte dès le début de la lecture ces invraisemblances.

c. Les personnages

Ils sont, en général, assez excessifs dans leurs qualités comme dans leurs défauts ; le

manichéisme est de mise. L’auteur s’occupe plus de l’action que de la personnalité de ses héros ;

d’ailleurs, la plupart du temps, ils ne sont pas présentés en détails.

d. L’objectif du conte

Le conte a souvent une symbolique très forte, il a plusieurs niveaux de compréhension et de

signification, même pour les contes merveilleux qui étaient racontés lors des veillées, à des adultes. La

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portée didactique est donc incontestable : il dispense toujours un message, une morale, un conseil à

suivre plus ou moins évident.

2. Le conte et la nouvelle

Parce qu’ils se ressemblent beaucoup par leur brièveté, ces deux genres ne sont pas toujours

faciles à distinguer l’un de l’autre. Il faut surtout s’appuyer sur l’univers romanesque qui est développé

pour réussir à différencier les genres. Comme on l’a indiqué ci-dessus, le conte se situe dès le début

dans l’impossible, l’incroyable, le merveilleux, le surnaturel, le fictif, alors que la nouvelle impose un

monde vraisemblable, qui pourrait être réel, même s’il est inventé.

En outre, les personnages ne sont pas aussi manichéens dans les nouvelles que dans les contes.

Dans la nouvelle, en effet, les protagonistes, même s’ils ne sont pas aussi « travaillés » que dans le

roman, ont néanmoins plusieurs facettes le plus souvent. Ils sont moins stéréotypés et interchangeables

dans la nouvelle que dans le conte.

Toutefois, il faut noter que nombreux sont les auteurs du XIXe siècle qui finissent par mélanger

eux aussi les deux substantifs, utilisant conte et nouvelle indifféremment pour désigner des récits brefs.

Ainsi, lorsque Alphonse Daudet (1840-1897) titre l’un de ses recueils Contes du lundi, il devrait plutôt

utiliser le terme de « nouvelle ». De la même façon, plusieurs auteurs évoquent La Vénus d’Ille de

Prosper Mérimée (1803-1870) comme un conte, alors que c’est de toute évidence une nouvelle

fantastique. Alfred de Musset, quant à lui, utilise à juste titre les deux mots pour ses textes courts car si

Frédéric et Bernerette est bien l’une de ses plus belles et émouvantes nouvelles, Histoire d’un merle blanc, est

bien un magnifique conte dans lequel il transpose le sentiment de trahison que lui aurait causé George

Sand.

3. Les différentes formes de conte

On peut relever trois registres essentiellement de contes au XIXe siècle.

a. Le conte fantastique

Le conte fantastique se situe à la limite des genres et des registres : entre la nouvelle et le conte,

entre le merveilleux et le fantastique. Lorsque le lecteur hésite, il doit alors se poser la question de la

vraisemblance et surtout du rythme du récit qui suit ou non un schéma proche du schéma narratif.

C’est Hoffmann qui a, le premier, développé ce registre, en Allemagne. Ainsi dans « Le Violon

de Crémone » que l’on trouve dans Les Contes fantastiques, par exemple, on se trouve dans une situation

assez étonnante : le conseiller Krespel fabrique des violons en grand nombre et les accroche au mur

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Page 25: Le récit au siècle - Editions Magnard · Le récit au XIXe siècle . Le XIX. e siècle est incontestablement l’un des plus riches dans l’histoire de la littérature : c’est

sans jamais en jouer. L’atmosphère est étonnante et le lecteur est plongé dès le début dans une

ambiance pour le moins étrange. Par la suite, on découvre que le conseiller a une fille, Antonie ; celle-ci,

alors qu’elle a une voix magnifique ne peut chanter sous peine de mettre sa vie en danger. Aussi, cesse-

t-elle de faire entendre sa si merveilleuse voix mais un jour que son père achète le violon éponyme et

qu’il en joue, on peut lire : « À peine en eut-il fait sortir les premiers sons, qu’Antonie s’écria avec joie :

Ah ! je me retrouve... Je chante de nouveau. – En effet les sons argentins de l’instrument semblaient

sortir d’une poitrine humaine. Crespel fut ému jusqu’au fond de l’âme ; il joua avec plus d’expression

que jamais ; et, lorsqu’il détachait des sons tendres et hardis, Antonie battait des mains et s’écriait avec

ravissement : Ah ! que j’ai bien fait cela ! – Depuis ce moment, une sérénité extrême se répandit sur sa

vie. Souvent elle disait au conseiller : – Je voudrais bien chanter quelque chose, mon père ! – Crespel

détachait le violon de la muraille, et jouait tous les airs d’Antonie ! On la voyait alors s’épanouir de

bonheur. » La vie de la jeune fille et celle du violon sont intimement liées d’ailleurs au point que

« Lorsqu’elle mourut, dit le conseiller d’une voix affaiblie et solennelle, lorsqu’elle mourut, l’archet de ce

violon se brisa avec fracas, et la table d’harmonie tomba en éclat. Cet instrument fidèle ne pouvait

exister qu’avec elle ; il est dans sa tombe, enseveli avec elle ! »

C’est également ce que l’on retrouve dans le Maître Zacharius ou l’horloger qui avait perdu son âme de

Jules Verne, texte écrit sous l’influence et en hommage à deux de ses auteurs préférés : Edgar Allan

Poe et E.T.A. Hoffmann. Dans ce très beau conte, il évoque le cas d’un horloger exceptionnel qui

glisse une partie de son âme dans chaque horloge qu’il fabrique ; or un beau jour, ses horloges cessent

de fonctionner les unes après les autres…

On le voit, l’atmosphère du conte est pour le moins particulière.

b. Le conte merveilleux populaire

On trouve encore au XIXe siècle des contes merveilleux à l’image de ceux qu’avait écrits Perrault

au XVIIe siècle. Les auteurs les plus connus sont les frères Grimm que nous avons cités ci-dessus ainsi

que Hans Christian Andersen, conteur danois (1805-1875).

Le conte merveilleux des frères Grimm est le conte populaire par excellence. On a souvent

reproché aux deux frères allemands de s’être contentés de réunir les histoires et de les avoir couchées

sur le papier. En effet, le héros Tom Pouce, par exemple, n’est pas de leur invention : c’est un

personnage appartenant au folklore britannique et que l’on trouve en littérature dès le XVIIe siècle. Ils

ont également donné leur version de la Belle au Bois dormant, après Charles Perrault qui l’avait fait à son

époque. Toutefois, il ne faut pas nier leur immense travail de recherche et l’importance qu’il a eu sur la

conservation du patrimoine mondial dans ce domaine. En outre, ils ont écrit des textes travaillés et

souvent très agréable à lire.

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Page 26: Le récit au siècle - Editions Magnard · Le récit au XIXe siècle . Le XIX. e siècle est incontestablement l’un des plus riches dans l’histoire de la littérature : c’est

Il est vrai néanmoins qu’Andersen a produit de son côté des œuvres plus originales. S’il s’est

appuyé lui aussi parfois sur la tradition orale de son pays et sur les contes qu’il avait parfois entendus

quand il était petit, le travail de réécriture est incontestable et, parfois, le travail d’écriture tout

simplement. En outre, le texte n’est plus présenté toujours de la même façon, et si les contes de

Perrault et de Grimm se terminent presque toujours bien, ce n’est pas le cas avec les textes d’Andersen.

c. Le conte cosmogonique ou explicatif

On voit enfin apparaître de plus en plus, vers la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, des

conteurs qui produisent des textes expliquant l’origine ou la création du monde (on parle alors de

contes cosmogoniques) ou bien des contes racontant comment tel ou tel animal, population etc. est

devenu ce qu’il est (il s’agit alors de contes explicatifs).

C’est ce que l’on trouve dans les très beaux textes de R. Kipling (1865-1936), Histoires comme ça.

Ces histoires, imaginées pour sa fille Joséphine qui mourut d’une pneumonie en 1899, à 7 ans,

racontent avec humour et poésie comment il se fait que la baleine ne peut avaler que de tout petits

poissons (« La Baleine et son gosier »), pourquoi l’éléphant a une trompe (« L’Enfant d’Eléphant ») …

La grande force de ces contes est qu’ils amusent autant qu’ils intéressent, et qu’ils semblent très simples

aux enfants alors qu’ils sont magnifiquement écrits.

Au XXe siècle, les conteurs s’attacheront à développer de plus en plus ce registre, en développant

la présence des contes d’origine africaine.

Conclusion

Il n’est pas aisé, de toute évidence, de faire une synthèse de ce que représente le « récit au XIXe

siècle » comme ont pu nous le montrer les différents éléments de ce dossier : que ce soit une question

de genres, ou de registres, le XIXe siècle est sans doute le siècle qui a vu le plus l’essor de la prose

narrative en général, sous toutes ses formes. C’est l’un des siècles les plus riches au cours duquel les

auteurs se sont multipliés, les courants se sont entremêlés et les thèmes abordés se sont enrichis de bien

des façons.

Ce qui pourrait sembler être un inconvénient ou une difficulté – car comment avoir une vue

d’ensemble d’un si vaste éventail ? – est en fait un formidable atout : chaque humeur, chaque envie,

chaque besoin, chaque disponibilité même, trouve dans ce « vivier littéraire » l’ouvrage ou l’auteur qui

lui correspond. Et le terme « vivier » n’est pas trop fort sans doute pour désigner cette somme

incommensurable de textes qui ne cessent de faire perdurer le talent et l’esprit de leur créateur et de les

conserver vivants.

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• Dans la collection « Classiques & Contemporains » , éditions Magnard

Balzac, La Bourse (C&C n°99)

Barbara, L’Assassinat du Pont-Rouge (C&C n°112)

Conan Doyle, Le Monde perdu (C&C n°8)

Conan Doyle, Trois Aventures de Sherlock Holmes (C&C n°49)

Didier Daeninckx présente 21 récits policiers (C&C n°160)

Defoe, Robinson Crusoé (C&C n°135)

Dumas, Le Bagnard de l’Opéra (C&C n°23)

Dumas, La Dame pâle (C&C n°123)

Hoffmann, L’Homme au sable (C&C n°124)

Hoffmann, Mademoiselle de Scudéry (C&C n°106)

Hugo, Claude Gueux (C&C n°2)

Kafka, La Métamorphose (C&C n°133)

Kipling, Histoires comme ça (C&C n°145)

Leblanc, Arsène Lupin, gentleman cambrioleur (C&C n°141)

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Leroux, Le Mystère de la chambre jaune (C&C n°25)

London, L’Appel de la forêt (C&C n°143)

Mérimée, Tamango (C&C n°21)

Poe, Maupassant, Gautier, Gogol, Nouvelles fantastiques (C&C n°9)

Pouchkine, La Dame de pique (C&C n°136)

Sand, Marianne (C&C n°105)

Stendhal, Vanina Vanini (C&C n°29)

Stevenson, Le Cas étrange du Dr Jekyll et de M. Hyde (C&C n°27)

Stevenson/Pratt, L’Île au trésor (C&C BD n°17)

Wilde, Le Crime de Lord Arthur Savile (C&C n°137)

Zola, Thérèse Raquin (C&C n°26)

Zweig, Lettre d’une inconnue (C&C n°151)

• Dans la collection « Classiques & Patrimoine » , éditions Magnard

Andersen, Contes (C&P n°28)

Balzac, Le Colonel Chabert (C&P n°21)

Carroll, Alice au pays des merveilles (C&P n°48)

Flaubert, Un cœur simple (C&P n°20)

Grimm, Contes (C&P n°29)

Hugo, Le Dernier Jour d’un condamné (C&P n°12)

Hugo, Les Misérables (C&P n°40)

Maupassant, Bel-Ami (C&P n°54)

Maupassant, Boule de suif (C&P n°18)

Maupassant, Cinq nouvelles réalistes (C&P n°4)

Maupassant, Cinq nouvelles fantastiques (C&P n°10)

Maupassant, Les deux Horla (C&P n°59)

Maupassant, Pierre et Jean (C&P n°60)

Maupassant, Une partie de campagne (C&P n°36)

Mérimée, Carmen (C&P n°37)

Mérimée, La Vénus d’Ille (C&P n°6)

Nouvelles autour de l’histoire des arts (C&P n°64)

Poe, Quatre histoires extraordinaires (C&P n°25)

Stoker, Dracula (C&P n°56)

Verne, Le Tour du monde en 80 jours (C&P n°65)

Zola, Portraits de femmes – Neuf nouvelles naturalistes (C&P n°52)

Zola, Le Rêve (C&P n°61)

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