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Le rabbi Ieshoua, un modèle de l’accomplissement humain Etienne Godinot * * Etienne Godinot, 55 ans, juriste de formation, a été responsable des ressources humaines en entreprise puis formateur. Il est marié et père de 5 enfants. Il est membre d’un institut de recherche et du comité d’orientation d’une revue s’intéressant tous deux à la résolution non -violente des conflits. Après plusieurs décennies d’engagement dans des mouvements chrétiens (Scouts, Vie Nouvelle, plusieurs communautés charismatiques), il a cessé en 1998 de croire à la divinité de Jésus. Il fait partie du réseau Jésus simplement. Il a lu les livres cités et écrit ce document par ajouts successifs entre septembre 2001 et juillet 2005 Jésus simplement, réseau d’échange, de partage, de recherche et d’amitié, né en février 1996, regroupe “ des hommes et des femmes qui croient assez en Jésus pour s’inspirer foncièrement de lui dans leur vie, sans jamais penser qu’il soit Dieu, Fils Unique, Seconde Personne de la Trinité. (…) Notre perspective à nous est de tendre vers un accomplissement humain le plus authentique possible. C’est pour cela que l’expérience vécue par Jésus, des rives du Jourdain jusqu’au Golgotha, nous touche et nous inspire tout particulièrement, car, c omme lui, nous sommes reliés à un Divin mystérieux, positif, gratifiant, qui se déploie en nous selon l’évolution de notre conscience et de notre disponibilité intérieure . Etre attentifs à “ ce qui est de nous, ne pourrait pas être sans nous, mais n’est pas que de nous…”, selon la formule si chère à Marcel Légaut, illustre bien la démarche que nous avons entreprise ”. Jésus simplement c/o Nicole RIVET 3, Allée du Cèdre 92290 Chatenay-Malabry

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  • Le rabbi Ieshoua,un modèle de l’accomplissement humain

    Etienne Godinot *

    * Etienne Godinot, 55 ans, juriste de formation, a été responsable des ressources humaines en entreprise puisformateur. Il est marié et père de 5 enfants. Il est membre d’un institut de recherche et du comité d’orientation d’une revue s’intéressant tous deux à la résolution non-violente des conflits. Après plusieurs décenniesd’engagement dans des mouvements chrétiens (Scouts, Vie Nouvelle, plusieurs communautés charismatiques), il a cessé en 1998 de croire à la divinité de Jésus. Il fait partie du réseau Jésus simplement.Il a lu les livres cités et écrit ce document par ajouts successifs entre septembre 2001 et juillet 2005

    Jésus simplement, réseau d’échange, de partage, de recherche et d’amitié, né en février 1996, regroupe “ des hommes et des femmes qui croient assez en Jésus pour s’inspirer foncièrement de lui dans leur vie, sans jamais penser qu’il soit Dieu, Fils Unique, Seconde Personne de la Trinité. (…)Notre perspective à nous est de tendrevers un accomplissement humain le plus authentique possible. C’est pour cela que l’expérience vécue par Jésus, des rives du Jourdain jusqu’au Golgotha, nous touche et nous inspire tout particulièrement, car, commelui, nous sommes reliés à un Divin mystérieux, positif, gratifiant, qui se déploie en nous selon l’évolution de notre conscience et de notre disponibilité intérieure . Etre attentifs à “ ce qui est de nous, ne pourraitpas êtresans nous, mais n’est pas que de nous…”,selon la formule si chère à Marcel Légaut, illustre bien la démarcheque nous avons entreprise”.

    “Jésus simplement”c/o Nicole RIVET3, Allée du Cèdre92290–Chatenay-Malabry

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    Sommaire :

    Introduction : Les chemins de la quête du sensJésus et Tolstoï, des spirituel contre les religieux de leur temps· Jésus, mis à mort par les Grands Prêtres· Tolstoï, ou l’excommunication d’un disciple de Jésus

    1–Romans, polars et émissions sur Jésus

    2 - Evangiles et dogmes: la part de l’histoireLe dogme de l’IncarnationEmprunts aux mythologies des religions antiquesL’élaboration des dogmes chrétiensDe nouvelles questions

    3 - Qui était le rabbi Ieshoua ?Ernest Renan a défriché le terrainPierre Nautin à la recherche des paroles vraiment dites …Les évangiles pour une part inventés ?Mais Ieshoua retrouvé !Israël Knohl: L’autre MessiePierre Benoït : Dieu malgré lui

    4 - Jésus simplementGeorges Sauvage sur les pas de Marcel LégautLes membres du réseau Jésus simplement ont écrit …Marie-Thérèse Abéla : Le mythe de la Résurrection

    5 - Quelques unes de mes lecturesJean Mouttapa: “Ce que le rabbin Jésus dit aux chrétiens”Eric Edelmann: “Jésus parlait araméen”Jean Onimus: “Portrait d’un inconnu: l’homme de Nazareth”

    6–Echanges sur JésusDéconstruction et reconstructionPourquoi avoir écrit ce texte ?

    · Les textes et les pratiques de l’Eglise· Le message de non-violence de Jésus· Les conséquences du ritualisme et du dogmatisme· Un service à rendre aux religions du Livre· Le silence des Eglises sur le découvertes récentes

    Réactions à l’avant-projet d e ce texte· Réactions critiques· Réactions favorables· Autres réactions

    Mes réactions à ces réactions

    Credo laïque, Marianne Putallaz

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    Les chemins de la quête du sens

    Dans son roman La Nausée, Jean-Paul Sartre pose cette question redoutable: “Pourquoi ? Pourquoi ? Je ne saisni d’où je viens, ni où je vais, mais je suis embarqué dans la vie sans l’avoir demandé. Ma naissance est un hasard, j’ai la mort pour unique certitude, et le silence pour seule réponse”Pourquoi aussi la guerre, l’épuration ethnique, la torture, la famine, l’exploitation des plus faibles? Pourquoi laviolence, la prédation, la bêtise, le mensonge, l’avarice, l’orgueil, l’égoïsme, l’indifférence des humains? Onpeut les expliquer par la liberté de l’individu, par les blessures psychiques qu’il a reçues durant l’enfance et déjà-même in utero, par les conditionnements sociologiques… Oui, mais pourquoi la cruauté de la nature ? Pourquoi les handicaps et les difformités, les épidémies, lestremblements de terre, les éruptions volcaniques, les cyclones meurtriers, les canicules et les inondations, lesvirus, le règne des animaux carnivores, les insectes qui détruisent les récoltes et propagent les maladies ?

    Chaque homme, chaque femme est confronté(e) à l’angoisse existentielle de se savoir mortel, à la souffrance ontologique à propos du mystère de la vie, de la souffrance, de la vieillesse et de la mort. Plus que tout, laperspective de la mort engage la quête de sens. La réflexion sur le sens est la caractéristique de l’être humain, elle est ce qui fait la grandeur de l’homme et le distingue de l’animal. Chacun, face à ces sujets, est appelé à une réflexion personnelle et à la définition d’une attitude propre. Cette réflexion et cette attitude orientent son existence.

    Dans ses conférences à la fin de sa vie, le psychologue américain Abraham Maslow, l’auteur de la célèbre pyramide des besoins humains (besoins physiologiques, de sécurité, d’appartenance, d’estime, de dépassement) y ajoutait deux étages : le besoin de sens et le besoin de transcendance.

    Mais qu’est ce que le sens ? Ce mot, en langue française, recouvre trois notions :- la direction, l’orientation. Telle action que je mène, cela va où, cela conduit à quoi ?- la signification. Cette action, elle sert à quoi, elle rime à quoi? Elle s’inscrit dans quelle dynamique, dans quelle perspective ? Quelles sont les valeurs sous-jacentes ?- la sensation. Est-ce que je ressens, avec mes cinq sens, avec ma sensibilité intérieure, avec monintuition, que cette action est bonne pour moi, pour l’autre, pour la cité, pour l’humanité?

    Le sens est ce qui nous donne le goût de vivre, l’énergie et la motivation, ce qui nous met en mouvement. StanRougier1 imagine deux jeunes gens qui partent en bateau pour une même croisière de plusieurs mois. L’un va retrouver sa fiancée, l’autre à l’arrivée doit monter sur l’échafaud. Pour le premier, les pires tempêtes, les pires difficultés de la vie de bord seront transfigurées par la perspective de la rencontre de son aimée. Pour l’autre, même les moments les plus sublimes, les escales à Tahiti, la plage et les cocotiers au clair de lune, les vahinés nelui disent rien, car constammentlui revient l’obsessionde l’échafaud.

    Le mystère fait partie de la condition humaine. Dans sa tentative de réponse à la question du sens, l’homme a frayé trois voies: l’art, la science et la spiritualité.

    La spiritualité

    Dans l’histoire de l’humanité, pour beaucoup, la spiritualité remonte à environ 100 000 ans avant notre ère, quand nos ancêtres (l’homme de Neanderthal, débuts de l’homo sapiens) ont commencé à pratiquer des ritesfunéraires ou à enterrer leurs morts, parce qu’ils croyaient que le corps - vivant ou mort - d’un être aimé est sacré et qu’il y a un au-delà de la vie qui s’achève.

    La spiritualité est l’ensemble des représentations, des croyances, des attitudes, des pratiques relatives à ce qui n’est pas visible, à ce qui est du domaine de “l’esprit”, de “l’âme”, à un principe supérieur, ou au-delà, ou audedans du monde matériel. La spiritualité appartient à tout être qui se pose la question du sens de son existence.Elle concerne sa relation aux valeurs et aux réalités qui le transcendent, quel que soit le nom qu’il leur donne: labeauté, la justice, la vérité, la bonté, l’harmonie, l’amour…, ou encore la Transcendance, l’Ultime, l’Absolu, la Voie, la Présence, l’Energie, l’Etre, le Grand Esprit, La Conscience supérieure, la Source, la Cause première, la Réalité suprême, la Fin dernière, la Toute-Puissance, le Divin, le Tout, Dieu…

    1 Cheikh Khaled Bentounès, Marie de Hennezel, Roland Rech, Stan Rougier, Christiane Singer… - La quête dusens–Ed. Albin Michel, 2004

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    L’expression de “spiritualité laïque” ou d’“humanisme spirituel” est employée par ceux qui, sans forcément adhérer à une quelconque religion, ou précisément parce qu’ils n’adhèrent pas à une religion, acceptent de ne pas tout savoir sur l’homme et sur sa destinée, reconnaissent qu’il y a dans l’homme quelque chose qui le dépasse, qui lui permet de vivre et d’aimer autrement, de souffrir autrement, et peut-être de mourir autrement.

    La spiritualité est propre à chacun. Elle peut être religieuse, laïque, agnostique, athée… En réaction et en opposition à ce qui apparaît être des conséquences ou des perversions des religions et/ou de leurs adeptes(prosélytisme, fatalisme, nationalisme, exclusion, discrimination, fermeture, intégrisme, violence, sexisme,dogmatisme, superstition, ritualisme, sectarisme…) , le mot spiritualité est souvent utilisé pour définir la vie intérieure, la recherche et l’action de chacun pour trouver sens à sa vie, articulée avec la recherche et l’action collectives pour donner sens à l’histoire de l’humanité et de l’univers.

    Ce qui caractérise la spiritualité, c’est l’unité intérieure de l’être, c’est l’accord, la cohérence, l’harmonie entrepensée, parole et action. La spiritualité se manifeste alors - et se vérifie - par des attitudes telles que le travail sursoi, la recherche, l’ouverture, la méfiance envers les dogmes et les prêt-à-croire, la bienveillance, la bonté, lajustesse, la vigilance, l’humour, la modestie, l’engagement contre l’injustice, la misère ou la violence. “La vieintérieure doit nous garder conscients de nos faiblesses réelles, de nos limites, et de notre indépendancefondamentale vis à vis des autres”2

    Dans ce sens, on dira qu’il y a - des spirituels religieux (Jésus, le Bouddha, François d’Assise, Al Halladj, Rumi, Ibn Arabi, Gandhi, Louis Massignon, Maurice Zundel, Pierre Claverie, Thich Nhat Hanh…), - des spirituels non religieux (Etty Hillesum, Albert Camus, Bertrand Russel, Andrei Sakharov, VaclavHavel, Albert Jacquard, André Comte-Sponville…)- des religieux non spirituels (les inquisiteurs, les conquistadors, les terroristes islamistes, les intégristesfanatiques…),- des non religieux non spirituels (le consommateur matérialiste qui vit au jour le jour, l’individu qui ne se pose pas de question et cherche une vie sans soucis)

    La transcendance est le caractère de ce qui dépasse ou qui est au-delà d’un ordre de réalité déterminé (=sublime, supérieur)La Transcendance (avec un grand T) est une Réalité invisible (par ex :“Dieu”) à laquelle fait référence un être humain, et avec laquelle il peut avoir une relation vivante et personnelle.

    Les religions représentent les réponses que l’humanité a tenté de donner aux questions du sens à travers unensemble de pratiques et de croyances. Le mot religion a deux étymologies possibles : celle de religare quisignifie relier, relier le visible et l’invisible, entrer en relation avec ce que l’on considère comme un absolu ou un essentiel, et celle de religere qui signifie relire. “Relire un évènement pour essayer d’en extraire, d’en découvrir la signification. Dans cet état d’esprit, une religion représente un effort élaboré par des hommes et des femmes pour donner du sens à leur souffrance, à leur mort et à leur existence”3

    La religion est la “reconnaissance par l’être humain d’un pouvoir ou d’un principe supérieur de qui dépend sa destinée et à qui obéissance et respect sont dus”. C’est aussi l’“attitude intellectuelle et morale qui résulte decette croyance, en conformité avec un modèle social, et qui peut constituer une règle de vie”4

    Une religion est un “système de croyances et de pratiques, impliquant des relations avec un principe supérieur,et propre à un groupe social.

    Les religions sont une conception du monde reliée à une divinité, à des dieux ou à un Dieu. Elles définissent unensemble de croyances, de certitudes, de propositions invérifiables et acceptées pour vraies, mais aussi des signeset des rites, des intermédiaires, des règles qui permettent à l’homme de se situer par rapport à la vie, au bonheur, à la souffrance, au malheur, à la mort.

    1 - Une religion, c’est d’abord une représentation de la transcendance et un système explicatif du monde et del’univers: croyances, doctrines, mythes, symboles, révélations, dogmes…

    2 - Une religion, c’est aussi des rites, des signes, des cérémonials. Dans le proverbe chinois, quand le sage montre le ciel du bout de son doigt, le fou regarde le doigt et non le ciel. S’intéresser aux religions, c’est regarder le doigt qui désigne le ciel (les divinités, Dieu…), c’est observer les manifestations qui désignent l’invisible. Il

    2 Guy Corneau–La guérison du coeur– Ed. J’ai lu - 20023 Marie de Hennezel et Jean-Yves Leloup–L’art de mourir–Ed. R. Laffont–19974 Dictionnaire Le nouveau Petit Robert

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    est impossible de voir, d’entendre, de transmettre une idée sans d’abord l’exprimer au moyen d’un signe quelconque. C’est pourquoi les religions, pour rendre ces réalités perceptibles et accessibles, ont recours à des moyens sensibles, des signes, des rites (liturgies, cérémonies, célébrations, sacrements, gestes, parfums,musiques, fêtes, objets, aliments, pèlerinages…), des offrandes et sacrifices, des lieux sacrés, un bestiaire sacré, un herbier sacré….Comme le dit Régis Debray, les religions donnent sens à la vie, mais les rites donnent vie au sens.

    3 - Les religions désignent un clergé, des intermédiaires entre les humains et l’invisible (prêtres et prêtresses, rabbins, imams, moines et moniales, vierges, druides, sages, saint(e)s, prophètes, martyrs, sorciers, gourous,chamans, devins, poètes, mages, astrologues, mystiques, etc.)

    4 - Les religions définissent enfin des règles de comportement, des prescriptions éthiques, des interdits ou desobligations, présentées comme émanant, le plus souvent directement, de Dieu ou de la divinité (par ex : les dixcommandements, les prescriptions de la Torah, du Coran, etc.)

    La religion couvre une infinité de formes.“Le monde compte quelque mille cinq cents religions répertoriées” 5

    Jésus et Tolstoï, des spirituels contre les religieux

    Jésus, mis à mort par les Grands Prêtres

    Jésus de Nazareth m’intéresse, m’attire, m’interpelle, et me touche car il était profondément imprégné de la religion juive, mais il a su en déceler et dénoncer les travers et les perversions. Il a dénoncé l’oppression et l’aliénation que faisait subir au peuple le pouvoir religieux. Ce grand spirituel a osé s’opposer au dogmatisme et au ritualisme qui avaient dévoyé le message des grands prophètes du judaïsme. Il a été mis à mort pour cetteraison par les Grands Prêtres de la religion.

    Mais à partir de lui, des hommes ont créé une nouvelle religion qui s’est révélée tout aussi intolérante. Ils ont inventé des dogmes et des rites immuables qui arrivent à supplanter le seul devoir de l’homme spirituel: donnerun sens à sa vie et à sa mort, et essayer d’être bon.

    J’ai essayé de comprendre comment le message universel de Ieshoua a pu être à ce point déformé, et devenir par exemple le Catéchisme de l’Eglise catholique… J’ai intitulé ce texte “Le rabbi Ieshoua, un modèle de l’accomplissement humain”, mais j’avais imaginé d’autres titres: “Le rabbi Ieshoua au fil de mes recherches”, “Rabbi Ieshoua, l’homme libre de Nazareth”, “Rabbi Ieshoua, une spiritualité de l’universel”, “Le rabbi

    Ieshoua et le dogme catholique: histoire d’une trahison”6 .

    Tolstoï, ou l’excommunication d’un disciple de Jésus

    C’est à la lecture d’un article de Jean-Marie Muller sur Tolstoï 7 en 1993 que j’ai commencé à me convaincre de ce qui est aujourd’hui pour moi totalement évident: la divinité de Jésus est un objet de foi, en tous cas dedébat, mais son témoignage et son message humains ne prêtent pas à controverses. Cette lecture m’a surtout fait réaliser qu’un homme qui ne croit pas à la divinité de Jésus peut être un authentique témoin de Jésus.

    En 1869, le comte Lev Nikolaïevitch Tolstoï, marié depuis sept ans, père de quatre enfants, mène une viepaisible dans sa propriété d’Isnaïa Poliana. Il est devenu célèbre après la parution de son roman Guerre et paix.Le 2 septembre, pendant un voyage, il est pris “d’une tristesse, d’une angoisse , d’une terreur” comme il n’en a jamais connu: il prend conscience qu’il est mortel, il a peur de la mort. Il découvre que sa vie ne peut avoir de sens que si elle se trouve liée à l’infini, et il nomme Dieu cet infini. Il s’adresse d’abord aux croyants qu’il a l’occasion de fréquenter, mais il s’aperçoit que leur foi est extérieure à leur vie, et qu’elle n’est donc pas la foi qu’il cherche. Il se rapproche alors de la foi des pauvres, des humbles, des ignorants qui constituent le peuple russe et qu’il aime. Il prend la décision d’épouser la foi de ces hommes et d’observer le p lus fidèlement possible les préceptes et les rites de leur religion, l’orthodoxie. Il éprouve de réelles difficultés à croire aux vérités

    5 - Gorges Charpak–Plaidoyer pour une nouvelle sagesse–Le Monde des religions–juillet-août 2004–p. 456 Voire même, quand je me lâchais, “Ieshoua, l’empêcheur d’aliéner en rond”, ou “Jésus de Nazareth, saint patron desanticléricaux”…7 Jean-Marie Muller–Tolstoï face à l’Eglise, l’Etat et l’armée–Alternatives non-violentes, hiver 1993–Du nouveau surTolstoï

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    professées par l’Eglise orthodoxe, mais il s’efforce de dompter sa raison pour ne pas se poser trop de questions. Il se soumet humblement et réussit à maintenir cet effort durant trois années, de 1877 à 1879.

    En définitive, ce n’est pas tant ses difficultés à croire à l’enseignement dogmatique de l’Eglise qui vont l’amener à rompre avec elle, que son impossibilité à accepter le comportement de l’Eglise orthodoxe. Il n’accepte pas l’intolérance dont elle fait preuve à l’encontre de ceux qui ne partagent pas sa foi. “Affirmer que tu es dansl’erreur, tandis que je suis dans la vérité, c’est la parole la plus cruelle qu’un homme puisse dire à un autre”,écrit Tolstoï pour qui la religion divise les hommes au lieu de les unir. Il rejette également la façon dontl’Eglise envisage et cautionne la guerre et la peine de mort. Ayant retrouvé sa liberté de penser, il proclame haut et fort le primat de la conscience raisonnable de l’homme sur toute autorité extérieure. La raison est pour lui le don suprême fait par Dieu à l’homme, et les tentatives des religions instituées pour disqualifier la raison n’ont d’autre but que d’assurer leur autorité sur les intelligences et sur les consciences. Au delà des religions, Tolstoï entend rechercher ce qu’il y a de vrai dans toutes les sagesses humaines.

    Délaissant l’enseignement officiel de l’Eglise, Tolstoï se met à lire et à relire les Evangiles afin d’en pénétrer le sens. “A mesure que je lisais, écrira-t-il, mes yeux s’ouvraient à quelque chose d’absolument nouveau, ne ressemblant en rien à ce qu’enseignent les Eglises chrétiennes, mais répondant parfaitement à ma question vitale”. Ce qui retient surtout son attention, c’est le Sermon sur la montagne. Il éprouve “de l’enthousiasme et de l’attendrissement” à la lecture de ce texte qui, avec la plus grande clarté, demande aux hommes de s’aimer les uns les autres, de ne pas résister au mal par la violence, de ne pas juger leurs semblables, d’aimer leurs ennemis.

    Il se convainc au plus profond de lui même que suivre la vraie religion chrétienne, c’est mettre en pratique cette loi d’amour du prochain. Il découvre que cette règle d’or a été proclamée par tous les sages de la terre, mais que c’est Jésus qui l’a exprimée le mieux. Il pense que la loi d’amour est le fondement de la religion universelle qui doit unir tous les hommes, non point dans les mêmes dogmes, non point dans les mêmes rites, mais dans lamême sagesse. Il ne considère pas Jésus comme l’incarnation de Dieu, il lui suffit de le considérer comme l’incarnation de l’homme. Jésus est fils de Dieu comme tout homme qui accomplit la volonté de Dieu : aimer sonprochain comme soi-même. Pour ce qui concerne l’au-delà, aucune des doctrines avancées par les religions nelui convient. A la question “Qu’adviendra-t-il après la mort ?”, il se contente de répondre “Pour leur bonheur,les hommes ne le savent pas et n’ont pas besoin de le savoir (…) La seule chose que nous ayons à savoir, c’est que notre vie ne se terminera pas. Et nous le savons”

    Ainsi, Léon Tolstoï ne reconnaît pas la divinité du Christ, mais il reproche à l’Eglise de prêcher un christianisme qui trahit Jésus de Nazareth. “Il faut que les hommes qui, consciemment ou inconsciemment, sousl’aspect du christianisme, proposent de grossières superstitions, comprennent que tous les dogmes, mystères, rites qu’ils soutiennent et propagent, non seulement ne sont pas indifférents comme ils le pensent, mais sont nuisibles au plus haut degré, parce qu’ils cachent aux hommes cette seule vérité religieuse qui est exprimée dansl’accomplissement de la volonté de Dieu, dans la fraternité des hommes et dans l’amour du prochain”. Le 24 février 1901, Tolstoï est excommunié par un décret du Saint Synode de l’Eglise orthodoxe.

    Par la suite, il s’élèvera contre l’Etat qui maintient le peuple dans la soumission, qui applique la peine de mort, et contre l’armée qui apprend à tuer. La guerre russo-japonaise de 1904 lui apparaît comme unaffrontement meurtrier ente les bouddhistes et les chrétiens qui se tuent les uns les autres en trahissant de lamême façon l’enseignement de celui dont ils se réclament. Quand aux gens qui ne participent pas à la guerre, ils se réjouissent en apprenant que beaucoup de Japonais ont été tués, et “ils en remercient quelqu’un qu’ils appellent Dieu”.

    Toute sa vie, Tolstoï sera un chercheur d’humanité. Noble, il milite en faveur de l’émancipation des serfs, s’habillant à la fin de sa vie comme un moujik, tâchant de vivre en simple paysan, participant aux travaux des champs. Officier, il démissionne de l’armée pour n’en être plus complice. Il fonde pour les enfants des paysans une école, finance dix postes d’instituteur, inaugure des méthodes d’apprentissage où figurent des techniques de résolution non-violente des conflits. En I892-93, il soulage la détresse matérielle des régions de Toula et Riazanfrappées par la famine, organisant des soupes populaires, des programmes de secours, alertant l’opinion publique russe et internationale. En 1895, il soutient les dissidents communautaires Doukhobors persécutés par legouvernement et fiance leur émigration au Canada. En 1903, il prend une part active au mouvement deprotestation contre les pogromes antisémites de Kichinev. En 1909-1910, il entretient avec Gandhi unecorrespondance émouvante qui contribuera à encourager le jeune avocat indien dans sa lutte contre ladiscrimination raciale en Afrique du Sud. “Chercher, toujours chercher…” sont quelques-une de ses dernièresparoles, le 7 novembre 1910.

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    Cette lecture a été importante pour moi, parce quedepuis un certain temps, je me disais que l’important, c’est de s’efforcer de vivre et de faire ce que propose Jésus, et non pas de croire à la totalité de ce que disent de lui les Eglises chrétiennes. Je suis toujours frappé par la définition que l’on donne habituellement du “catholiquepratiquant”: c’est celui qui va à la messe régulièrement le dimanche, qui pratique les rites du culte. Ce n’est pas celui qui pratique le respect de l’autre et la bonté, cherche l’ouverture, lutte pour la justice, les droits del’homme, le commerce équitable, les énergies renouvelables, le respect de la nature et de l’environnement… Jésus pratiquait peu les rites du culte (on le lui reprochait), prêchait peu dans les synagogues (il en était expulsé),mais pratiquait la compassion, fréquentait les prostituées, les collabo (les Romains, les collecteurs d’impôt), les Samaritains (les Intouchables ou les Arabes de l’époque). Il donnait une présentation totalement nouvelle de “Dieu” (qui n’est pas un accusateur, mais un père) et de la religion (dont la finalité devrait être d’aider l’homme à vivre, à se déployer, à être meilleur, à être heureux)

    –Romans, polars et émissions sur Jésus

    L’existence de Jésus, son message, les circonstances de sa mort, ce qu’on a fait de lui après sa mort, cela intéresse nos contemporains. Prenons-en pour preuve quelques livres ou polars récents à grande diffusion :

    Dans son roman, “Le manuscrit du Saint-Sépulcre”8, Jacques Neirynck raconte la découverte, à Jérusalem,lors de fouilles, dusquelette d’un homme d’environ 35 ans, crucifié selon la pratique romaine il y a environ 2000 ans. On imagine les remous. A la fin du livre, il s’avérera qu’il s’agit du squelette de Jacques, le frère de Jésus… Un vieux professeur de théologie de l’Université catholique de Lyon disait, en petit comité, il y a une vingtaine d’années, qu’un archéologue qui retrouverait un tibia de Jésus rendrait au christianisme un incommensurable service. Cette confidence m’a été rapportée par l’un de ses élèves, prêtre et professeur dans cette mêmeuniversité.

    Dans son roman “Meurtres en soutanes”9, la britannique P.D. James évoque un papyrus d’une incroyable valeur, découvert lors de fouilles au Moyen-Orient au début du XIXème siècle et conservé dans un monastèreanglais. Il s’agit d’un bref message de Ponce Pilate à un officier de la garde ordonnant l’enlèvement d’un cadavre. Plus loin dans le livre, une femme, la cuisinière, dit pourquoi elle n’aime pas Paul:“saint Paul estarrivé sans qu’on lui demande rien et il s’est mis à tout régenter…”. Plus loin encore, le père d’une des victimes du roman et l’enquêteur échangent à propos du concile de Nicée; le premier affirme: “On ne se réfère pas auIVème siècle en matière de médecine ou de science, pour comprendre la nature de l’univers. Je ne me réfère pas au IVème siècle pour diriger mes sociétés. Pourquoi se référer à 325 pour comprendre Dieu ?”. “Tout celan’était qu’une affaire de pouvoir: il s’agissait de savoir qui pouvait s’imposer et qui devait céder”, répond soninterlocuteur…

    Dans sa fiction “Tempête au Vatican”10, Raphaël Jacqueyre raconte la découverte à Damas, en 2014, demanuscrits datant des années 55 et 62 de notre ère. La Curie romaine tente en vain de les dissimuler : ilsconfirment des thèses qui ne lui disent rien qui vaille. Jésus aurait eu des frères de sang ; il aurait eu une tendrepréférence pour Marie-Madeleine ; divers conflits auraient divisé les disciples, etc. Théologiens progressistes ettraditionalistes déballent leurs conflits devant les caméras du monde entier. Le Vatican vacille. L’intérêt d’un tel ouvrage, précise Yves Viollier dans La Vie du 18 janvier 2001, n’est pas tellement littéraire. L’auteur ne cache pas ses ficelles. Mais il a le mérite de se servir de la fiction et de l’humour pour vulgariser des débats qui, dans l’Eglise, se tiennent plus volontiers, d’ordinaire, à mots couverts.

    Dans son polar “Les silences de Dieu”11, Gilbert Sinoué fait parler ainsi un spécialiste roumain de l’histoire des religions, Vasile Bacovia: selon Luc, sous le règne du roi Hérode le Grand, l’ange Gabriel annonce à Marie qu’elle va enfanter un fils. “Or il advint en ces jours-là que parut un édit de César Auguste ordonnant lerecensement de toute la terre, alors que Quirinius était procurateur de Syrie”. Or Hérode est mort entre le 12 et le 13 mars de l’an 4 avant notre ère, et Quirinius fut en fonction à partir de l’an 6 ou 7 de notre ère. “Enconclusion, dit Bacovia, Marie serait restée enceinte pendant près de dix ans !” “Les textes sacré sont pétris decontradictions et d’inepties(…). Le risque de déformation, voire de trahison, est inhérent à toute traduction (…). Si les apôtres se sont mis à parler et à écrire le grec, leur structure mentale n’en est pas moins restée avant tout araméenne”.

    8 Jacques Neirynck–Le manuscrit du Saint Sépulcre, Ed. du Cerf, 1994.9 PD. James–Meurtres en soutanes, Ed.Fayard, 2001 (coll. “Policiers”).10 Raphaël Jacqueyre–Tempête au Vatican, Ed. DDB / Racine.11 Gilbert Sinoué–Les silences de Dieu, Ed. Albin Michel, 2003.

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    “L’Evangile selon Pilate”, d’Eric-Emmanuel Schmitt12 se compose de deux parties. La première,“confession d’un condamné à mort le soir de son arrestation”, est celle de Jésus à Gethsémani. Yéchoua y raconte son enfance, son lien fort avec son père, sa recherche incessante du sens des règles religieuses, d’un monde plus juste, plus aimant, son refus de pactiser avec l’injustice, sa méfiance tenace “envers les gens quisavent et les lois qui évitent de réfléchir”. Yéchoua ressent peu à peu sa relation forte avec une Transcendance qu’il appelle Père: “Il y a en moi plus que moi, un tout qui n’est pas moi et qui cependant ne m’est pas étranger, un Père dont je suis le Fils”: “je fis le pari de croire en moi”. Il commence sa vie publique, se fait immergerpar Yohanân le Plongeur, guérit des gens par sa parole libératrice. “On m’attribua des miracles qui n’avaient rien à voir avec mes guérisons, (…) toutes choses qui sont bien arrivées (…) mais qui devaient avoir une explication naturelle”, à moins que ses disciples aient mis en scène ces “prétendus prodiges”. Yéchoua s’attire la haine du clergé, des maîtres de la loi, les Pharisiens, des maîtres du temple, les Saducéens, et celle des Zélotes car “laseule révolution à laquelle j’appelais était une révolution intérieure”. Il ressuscite malgré lui le jeune garçon de la femme qu’il avait failli épouser. Il ressuscite Lazare, mais celui-ci reste éteint, placide, égaré. Il organise sadénonciation par Yédoûdâh pour ne pas se rendre à ceux qui veulent sa mort.

    La deuxième partie est un ensemble de lettres de Pilate à son ami Titus. Elle raconte ce que Pilate a connu deJésus, et particulièrement le procès qu’il savait inspiré par la haine des prêtres, et la condamnation à mort à laquelle il a été forcé. Pilate enquête sur la résurrection de Jésus et en arrive à croire que “l’affaire Yéchoua n’est pas seulement une énigme, mais un mystère (…), un problème définitivement sans solution”. Dans la dernière lettre, il affirme être devenu chrétien, c’est-à-dire quelqu’un qui doit “d’abord croire le témoignage des autres”.

    Dans ce livre passionnant et magnifiquement écrit, ce qui m’a le plus gêné est la résurrection de Lazare. Alors que beaucoup de théologiens estiment qu’il s’agit d’une résurrection tout à fait symbolique (Jésus a mis en routequelqu’un qui ne croyait à rien, a fait sortir un homme de son fatalisme et de sa torpeur spirituelle), Schmitt en fait au contraire une résurrection du corps alors que l’esprit reste sans dynamisme…

    Le polar ésotérico-religieux “Da Vinci Code”13, de Dan Brown, traduit dans une quarantaine de langues,s’est vendu à plus de 16 millions d’exemplaires. Un éminent spécialiste de symbologie de Harvard est convoqué au Louvre pour examiner une série de pictogrammes en rapport avec l’œuvre de Léonardo da Vinci. En déchiffrant le code, il met au jour le secret détenu par une confrérie secrète, le Prieuré de Sion, et que l’Eglise a toujours cherché à cacher : Marie-Madeleine était la femme de Jésus, et elle a eu de lui des enfants.

    Au cours du roman est évoquée l’encyclique Malleus Malificarum, Le marteau des sorcières, destinée àl’endoctrinement des chrétiens sur les dangers des libres penseuses, femmes érudites et mystiques, prêtresses, bohémiennes, herboristes, sages-femmes (p. 252), victimes de l’Inquisition.

    “Il n’y avait pas grand-chose de purement chrétien dans la nouvelle religion proclamée par Constantin : le DieuMithra était depuis longtemps appelé Fils de Dieu et Lumière du Monde. On célébrait sa naissance le 25décembre, qui était aussi la fête anniversaire d’Osiris, d’Adonis et de Dionysos. Il a été enterré dans une caverne rocheuse, et il est ressuscité trois jours plus tard. Le nouveau né Krishna a reçu en cadeau l’or, l’encens et la myrrhe (p. 290). La divinité de Jésus résulte d’un vote assez serré au concile de Nicée, “mais la question étaitcruciale pour l’unification de l’empire romain” (p. 291).

    “Un Jésus marié est beaucoup plus vraisemblable qu’un Jésus célibataire” parce que “la société juive de sonépoque proscrivait, dans les faits, le célibat” (p. 307). “L’usage que l’homme faisait de la sexualité pour communier directement avec Dieu représentait une sérieuse menace pour la jeune Eglise chrétienne qui se posaitcomme intermédiaire uniquede la relation à Dieu. Elle a donc tout fait pour diaboliser l’acte sexuel…” (p. 388).

    “Toutes les religions du monde sont fondées sur des thèses fabriquées. (Elles) décrivent Dieu à travers desmétaphores, des allégories, des hyperboles. Ce sont des images qui permettent à l’esprit humain d’envisager ce qui est par définition inenvisageable. Les problèmes commencent lorsqu’on se met à croire à la lettre aux symboles qui ont été fabriqués pour illustrer des abstractions” (p. 427) “- J’ai des amis chrétiens qui croient durcomme fer que Jésus a marché sur l’eau, qu’il a changé l’eau en vin aux noces de Cana, et que sa mère était vierge - (…) L’allégorie religieuse est devenue une sorte de réalité, qui aide des millions de gens à vivre et à devenir meilleurs” (p. 428).

    Des ouvrages sont publiés au sujet du livre Da Vinci Code, la plupart pour en dénoncer les manipulations. Ainsile livre Code de Vinci: l’enquête14 de Marie-France Etchegoïn et Frédéric Lenoir, chercheur associé à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et Directeur de la rédaction du Monde des religions.

    12 Eric-Emmanuel Schmitt -L’Evangile selon Pilate, Albin Michel, 2000 (coll.“Livre de poche”), ou Livre de Poche, 200313 Dans Brown - Da Vinci Code, J.-C Lattès, 2004.14 Marie-France Etchegoïn et Frédéric Lenoir–Code Da Vinci: l’enquête, Robert Laffont, 2004.

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    Le 23 décembre 2001, sur la chaîne de télévision France de 3 à 18 h, était diffusée la première partie d’une série documentaire en trois parties, “Sur les traces de Jésus”, cosignée par la chaîne française et la BBC, mais réécrite par Jérôme Prieur, journaliste et auteur, il y a quelques années, de la série “Corpus Christi”. L’hebdomadaire“Famille chrétienne”15 critique abondamment cette série qui selon lui “cumule imprécisions,omissions, amalgames et interprétations partisanes”, mais précise toutefois qu’elle a été supervisée par le catholique Jerry O’Connor et le protestant Tom Wright, de l’Ecole biblique de Jérusalem. Au sujet de la conception virginale de Jésus par Marie, François Bovon, théologien de l’université de Harvard rappelle que “lesrécits de naissance de demi-dieux pullulaient au premier siècle”.

    Cette citation de romans et polars et émissions, que des amis ont trouvé un peu superficielle, n’a pourbut quede montrer que le débat sur la divinité de Jésus et sur l’historicité de certains faits racontés dans le Nouveau Testament devient public et ne fait que commencer. Jésus intéresse non seulement les croyants, mais aussi leshommes en quête de sens, y compris athées. La figure d’un Jésus pédagogue et maître de vie plutôt que Sauveur existait déjà au 18ème siècle. Par exemple, John Toland, dans son ouvrage “Le Nazaréen, ou le christianisme desJuifs, des Gentils et des Mahométans”, paru en 1718, nie la divinité de Jésus et critique l’apôtre Paul qui a, selon lui, engagé le christianisme dans une autre direction que celle de la révélation primitive16. Des athées, c’est à dire des personnes qui ne croient ni à la probabilité de Dieu ni à sa possibilité de Dieu, s’intéressent vivement à Jésus de Nazareth comme modèle d’humanité. Certains, les “Atheists for Jesus”, ont même ouvert un site Internet17

    pour communiquer entre eux et avec l’extérieur sur ce thème. D’autres sites Internet, comme celui de “Théologiens en liberté”18, abordent les questions redoutables comme celle des risques d’intolérance et de violence que comporte dans certains cas le système religieux du monothéisme.

    Très probablement, de nouvelles découvertes archéologiques, des vieux textes retrouvés dans des grottes oudans des jarres, des avancées dans l’étude des textes et la connaissance des évènements et des religions de l’antiquité… vont permettre de connaître mieux la vérité.

    Evangiles et dogmes: la part de l’histoire

    Beaucoup de gens, interpellés par la vie et par le témoignage de Jésus de Nazareth, se demandent vraiment cequ’il faut croire de ce que disent de lui les évangiles et les Eglises chrétiennes: sa filiation divine, sa naissanced’une mère vierge, son enseignement, ses miracles, les raisons de sa mort, sa Résurrection, l’institution d’une Eglise, son Ascension, etc. Les progrès des sciences nous ont rendus moins crédules que nos ancêtres, et noussommes à juste titres sceptiques face à des prodiges ou miracles racontés dans la Bible :

    - ceux de l’Ancien Testament: le buisson ardent, le passage de la Mer Rouge, l’eau qui jaillit du rocher frappé par Moïse, Elie qui multiplie la farine et l’huile, Elisée quimultiplie l’huile, Elie qui ressuscite le fils de la veuve de Sarepta, Elisée qui ressuscite le fils de la Sunamite, etc.

    - ceux du Nouveau Testament: le changement de l’eau en vin, la marche sur les eaux, la tempête apaisée, la multiplication des pains, les guérisons multiples de lépreux, paralytiques, aveugles et autres, la résurrectionou réanimation de morts: Lazare, la fille de Jaïre, le serviteur d’un centurion romain, le fils de la veuve de Naïm, etc.

    Certes, la pensée scientifique ou scientiste est peut-être plus pauvre en terme de développement spirituel quela pensée intuitive, poétique, symbolique. Mais alors on aimerait entendre clairement des théologiens et desEglises que ces récits sont des images, des paraboles, des représentations symboliques, et non des réalitéshistoriques

    Le dogme de l’Incarnation

    Le concept lui-même de la filiation divine de Jésus-Christ pose plus d’une question: “Dieu”, l’indicible, aurait un fils? Que veut dire “fils” si “Dieu” n’est pas un homme, s’il n’est pas masculin ou féminin ou s’il est les deux à la fois? Le mode de reproduction sexuée et de filiation des mammifères et des humains s’applique-t-ilà “Dieu”, a-t-il un sens quand on parle de “Dieu” ? Si Jésus est, comme dit le credo, “né du Père avant tousles siècles, engendré, non pas créé”, est-il issu d’un seul “géniteur”? Si Dieu est profusion d’amour, pourquoi aurait-il un “Fils unique”? Comment le Christ peut-il être “coéternel au Père”, “préexistant à sa vie

    15 Diane Gautret, “Leur Jésus” Famille chrétienne, n° 1249 du 22 au 28 décembre 2001, p. 47.16 Daniel Barraud– “Jésus parmi les athées”, site “Profils de libertés”, http://prolib.net.17 www.atheists-for-jesus.com18 www.theolib.com

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    terrestre”? Trois personnes, une substance, le Père qui agit, le Fils qui agit, l’Esprit qui agit, la Trinité qui agit, est-ce que cela ne fait pas beaucoup pour un Dieu unique ? Qui a envoyé le Fils sur terre? Si c’est la Trinité, le Fils se serait envoyé lui-même? Si c’est le Père, comment se fait-il que le Fils et l’Esprit, qui forment avec lePère une seule substance, soient restés étrangers à cette délégation ? On pourrait allonger la liste descontradictions et des incohérences.

    Il y a déjà assez de mystère dans la nature et dans la condition humaine : les tremblements de terre, les cyclones,les virus, le règne des animaux carnivores, la maladie, la souffrance, la vieillesse, la mort, l’incertitude, la solitude et la finitude qui sont les réalités tragiques et inéluctables de la condition humaine. Est-il besoind’ajouter d’autres “mystères” tirés des dogmes,- en disant, au concile de Nicée (325) que Jésus laissait voir tantôt l’étendue de son pouvoir divin en faisant des miracles pour susciter notre foi, tantôt qu’il se laissait enfermer dans les limites de la condition humaine puisqu’il est devenu homme pour nous sauver par de tels abaissements,

    - en affirmant, au concile d’Ephèse (431 – 433) que le Christ parle ou qu’on parle de lui tantôt en tant qu’il est Dieu, tantôt en tant qu’il est homme, mais qu’il y a aussi des paroles “communes au titre de l’unique personne”,

    - en soulevant, au concile de Chalcédoine convoqué en 451 par l’empereur Marcien, la question de la consubstantialité du Père et du Fils,

    - ou en se demandant, comme au troisième concile de Constantinople (681), s’il y a place pour deux libertés dans un sujet unique.

    Emprunts aux mythologies des religions antiques

    Par ailleurs, nous avons appris que des dogmes chrétiens ont leur équivalent dans les mythologies perses,égyptiennes ou mésopotamiennes antérieures

    Par exemple la filiation divine du Pharaon, sa naissance virginale, sa descente aux Enfers, sa Résurrection, sonAscension au ciel, où il est assis à la droite de son Père, autant de termes qui seront repris dans le Symbole deNicée en 325.

    Au sujet de la naissance du Christ par une mère vierge, nous savons que le mythe de la naissance virginale desdieux (le dieu aztèque Huitzilopochtli) ou des hommes déifiés existe dans de nombreuses cultures etcivilisations : le Pharaon, Platon, Alexandre le Grand dont la mère Olympia est fécondée par un serpent,Romulus et Rémus nés de la vestale Rhéa Silvia violée par le dieu Mars, Bouddha conçu par la reine Mahamajaet l’opération d’un éléphant blanc, etc. Quand un homme est déifié, il faut bien sûr lui inventer des origines différentes de celles du commun des mortels.

    “En fin de compte, écrit Drewermann, le symbole de la naissance virginale s’était, dès l’Antiquité, dégradé en un simple détail accessoire, et il n’a pas fallu moins que la profonde ferveur religieuse des premiers chrétiens pourlui restituer son éclat initial, encore qu’avec cette ombre qu’a jetée sur lui le funeste contresens qui lui prêtait une réalité historique”19

    Au sujet de Marie, mère de Dieu, nous savons que la représentation d’une divinité féminine et maternelle, d’une déesse mère, domina gravida, madone enceinte, accouchant miraculeusement, portant dans ses bras et allaitantl’enfant divin, est attestée dans toutes les religions depuis les plus anciens millénaires par l’archéologie etl’épigraphie. A Rome et partout dans l’empire, on adorait la Grande Mère, ou Mère des Dieux, ou VenusGenitrix. Il en allait de même là où va apparaître le culte de Marie: en Anatolie, depuis l’époque paléolithique, un culte était rendu à la mère des dieux, la déesse Kourothropos, et à son divin fils représenté en beau jeunehomme. En Egypte, on vénérait Isis nourrissant son enfant Horus. La connivence de la nouvelle dévotion à MarieThéotokos, Mère de Dieu, avec un imaginaire religieux ancestral sera d’une aide peu contestable pour lapénétration des dogmes chrétiens dans des peuples encore marqués de religiosité païenne 20.

    Sur l’origine du concept de Dieu tout puissant, nous savons que le concept Deus allie la visée juive de la singularité de Yhwh à la visée grecque de la paternité que les païens attribuaient à Zeus, père des dieux, encoreappelé Deus deorum, Pater omnipotens21. Mais le thème de la paternité est très ancien aussi dans l’Ancien testament, et il est désexualisé. La paternité de Yhwh est très maternelle.

    A juste titre nous suspectons les premiers chrétiens d’avoir fait des emprunts nombreux aux religions de leur époque pour “crédibiliser” ou “compléter” le message trop humain et trop simple de Jésus.

    19 Eugen Drewermann–Dieu en toute liberté, Ed. Albin Michel, 1997, p. 368 et 57320 Joseph Moingt–L’homme qui venait de Dieu, Ed. du Cerf, I993, p. 187-18821 Joseph Moingt, Ibid, p. 129

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    Notre mentalité est fortement marquée par l’Egypte des Pharaons, m’écrit un ami, Etienne Robin, après la lecture d’un livre d’égyptologie22: “Nous nous sommes calqués sur leur calendrier, leur sagesse, leurs mythes, leurssymboles, leur culture religieuse. Quelques exemples : saint Georgesterrassant le dragon (le diable), c’est calqué sur Horus tuant l’hippopotame maléfique. Saint Christophe le passeur de fleuve, c’est Anubis l’ouvreur de portes, avec ses clefs pendues au cou. Adam façonné à partir de la glaise et du souffle du Dieu créateur, c’est le pharaon Hatshepsout (en fait une pharaonne) façonné(e) à l’aide de la boue du Nil par Khoum, et rendu vivant par le souffle de Héket, patronne des naissances. L’annonce faite à Marie, par Gabriel, qu’elle était enceinte du Saint-Esprit, c’est l’annonce que le messager divin Thot vient faire à l’heureuse mortelle Ahmès, heureuse parce que choisie par le dieu Amon qui est descendu sur terre l’ensemencer. L’étoile des Mages annonçant la naissance à Beethléem, c’est l’étoile Sothis (Sirius) qui annonce aux Egyptiens le renouveau: le jour où elle se lève àl’horizon coïncide avec le début de la crue du Nil, fécondante pour les champs, et marquant le premier jour de la nouvelle année. Les rois apportant l’or, l’encens et la myrrhe, ce sont les voisins des pays amis de l’Egypte, qu’on voit gravés dans les temples égyptiens: guidés par l’étoile Sothis, ils apportent des offrandes à Pharaon pour signifier l’universalité de sa puissance. Jésus mis à mort et qui ressuscite trois jours plus tard, cela fait penser à Osiris tué par son jumeau Seth (ressemblance aussi avec Caïn et Abel), et qui ressuscite rapidement. Lebaptême par Jean-Baptiste est préfiguré par les scènes de purification par ruissellement, appliquées auxsouverains égyptiens, et représentées en peinture. Tout comme la Cène, avec le pain et le vin, semble recopier lepharaon Akhenaton, offrant une double boîte au Soleil. D’ailleurs, l’élévation du calice surmonté de l’hostie, à la messe, reproduit le geste du prêtre égyptien qui levait le calice jusqu’à lui faire affleurer le disque solaire. Le mouvement monastique n’est pas une inventions des chrétiens, comme je le croyais, mais une invention égyptienne…”.

    Mon ami conclut: “Je sors de la lecture de ce bouquin avec la conviction qu’une religion naît de celles àlaquelle elle succède, dans l’histoire des hommes qui inlassablement cherchent une représentation du monde qui les délivre de l’absurdité monstrueuse de la mort. Les prophètes, gourous et grands sages se passent le flambeau, et tâchent d’améliorer le mythe et les sagesses. Il est difficile dans ces conditions de croire à des dieux qui, de temps en temps, descendent sur terre chuchoter leur message. Ce sont les hommes qui, à force de le chercher,imaginent Dieu, et d’ailleurs la permanence de leur recherche serait plutôt un argument en faveur de l’existence réelle d’une donnée X, que les hommes appellent Dieu, faute de mieux. “On ne peut pas demander à une huîtred’imaginer la pensée de Bergson”, disait le professeur Jean Bernard”.

    J’ai moi-même été très frappé, lors d’un voyage à Rome en juillet 1999, de constater devant la basilique Saint-Pierre, devant Saint-Jean de Latran, sur la place Navona, devant le panthéon d’Agrippa, devant l’église Santa-Maria Sopra Minerva, que les croix du Christ reposent sur de grandes obélisques recouvertes de caractèreségyptiens, et j’évoquais devant un ami jésuite l’influence des mythes égyptiens sur les dogmes chrétiens…

    L’élaboration des dogmes chrétiens

    Avec Richard Rubenstein23, on peut retracer ainsi les étapes de la divinisation de Jésus :

    - Il y a d’abord le témoignage de Ieshoua, ses prises de parole, ses comportements révélateurs, sa fin tragique. Des recueils de paroles se constituent.- De la conversion de Paul (en 36) à sa mort (en 60), Ieshoua devient le messie hébreu, mais surtout le christcosmique par qui et vers qui l’univers a été créé. Jésus ressuscité est déjà un être céleste, mais il n’est pas encore Dieu.- Vers 60, Marc écrit son évangile et veut démontrer que Jésus est bien le messie annoncé.- 66-70 : guerre contre Rome, destruction du temple de Jérusalem. Les juifs ralliés à Jésus sont exclus dessynagogues par les pharisiens. Ils s’organisent donc de façon autonome. - Vers 80-90, évangile de Matthieu : Jésus ne parle plus spontanément, il enseigne. Ressuscité, il transmet sonpouvoir aux Douze. Jésus né de l’Esprit-Saint et de Marie n’est toujours pas Dieu.- Vers 95-100, dans l’évangile de Jean, les Douze deviennent apôtres. Jésus, le Verbe, le Logos, est une entité céleste, mais pas encore Dieu.- En 325, au concile de Nicée, une majorité se prononce pour la divinité de Jésus.

    L’ouvrage d’Etienne Verougstrate, Les Sources de la Trinité 24, est un petit livre de 100 pages, d’une simplicité et d’une clarté étonnantes, destiné à un public non spécialisé. Un livre introuvable, non réédité. Ce livre bien

    22 Christiane Desroches-Noblecourt–Le fabuleux héritage de l’Egypte, Ed. Télémaque (Paris), 2004.23 Richard Rubenstein–Le jour où Jésus devint Dieu– L’affaire Arius, Ed. La Découverte, 2001.24 Etienne Verougstrate–Les sources de la Trinité–De fils de Dieu à Dieu le Fils, les trois siècles qui ont fait le dogme.–Ed. Universitaires–Bruxelles 1981–112 pages–épuisé.

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    documenté explique clairement le processus de déification de Jésus pendant les premiers siècles du christianisme.De Nazareth à Nicée, le Messie-fils de Dieu est devenu Dieu le Fils

    La thèse de l’auteur se résume en trois phases:

    1) Dans les évangiles synoptiques, les deux titres de “Messie” et de “fils de Dieu” sont équivalents. De même dans les discours de Paul rapportés dans les actes des apôtres. Pas question que Jésus soit Dieu. Les premierschrétiens, parlant de Jésus fils de Dieu, n’ont pas visé un fils au sens propre, mais un homme inspiré par Dieu. La définition nicéenne d’un Fils de Dieu qui était éternellement tel avant de connaître l’Incarnation n’est affirmée nulle part dans les évangiles synoptiques. Ceux-ci étaient pourtant déjà des mythologisations et des oeuvres depropagande modelées par le rêve messianique.

    2) Dans les épîtres de Paul, antérieures aux évangiles synoptiques, il y a déjà un glissement :Paul n’a pas égalé le Christ à Dieu, mais à un dieu, comme Philon d’Alexandrie l’avait déjà fait pour le Logos. Dans l’évangile de Jean, (Jean l’apôtre, Jean auteur du quatrième évangile et Jean auteur de l’Apocalypse sont trois personnes différentes), largement postérieur, il y a un autre glissement important: ce titre de “fils de Dieu” non seulement qualifie le Messie, mais correspond, dans la ligne de la philosophie helléniste ambiante, à un êtrepréexistant, intermédiaire entre Dieu et l’homme, et impliqué dans la création de l’univers. Mais cet être n’est pas Dieu.

    3) Pendant trois siècles, de multiples tentatives essayèrent de rendre compte des différentes données du NouveauTestament. La propagation du christianisme en terre grecque amenait à des interprétations plus inspirées de laculture grecque que de la tradition biblique. Controverses et condamnations se succédaient. L’Empereur Constantin, chrétien de fraîche date, exigea qu’on mît un terme à ces divisions. Ce fut le concile de Nicée (325)qui ne fit pas l’unanimité mais imposa à tous la même règle de foi. Ce fut l’aboutissement d’une longue évolution, et nous récitons chaque dimanche le symbole de Nicée.

    Verougstrate montre toutes les anomalies du Symbole de Nicée en 325, et décrit toutes les guerres entrethéologiens de formation grecque jusqu’aux conciles de Chalcédoine en 451 puis de Constantinople en 680. Dans sa conclusion, il écrit “On ne devrait pas lier l’appartenance chrétienne à des dogmes qui sont aux antipodes de la pensée de Jésus” (…) “Toutes les forces d’intolérance qui ont assombri l’histoire de l’Eglise ne lui sont-ellespas venues de l’assurance de son infaillibilité?”;

    Marie-Emile Boismard, dominicain, licencié en théologie et en sciences bibliques, ex-professeur à l’Ecole biblique de Jérusalem et à l’université de Fribourg, apporte d’autres éclairages dans son livre “A l’aube du christianisme”25. Dans le chapitre “La divinité de Jésus”, il montre comment s’est élaborée progressivement la croyance en la divinité de Jésus :

    Selon l’évangile de Marc, reflet de la prédication primitive, Jésus n’est pas un dieu mais un homme. Il refuse à plusieurs reprises le titre de Dieu. Il reconnaît que sa connaissance du plan de Dieu sur le monde est limitée.Dans les récits de guérison, il n’y a aucune allusion à sa divinité. L’expression “Fils de Dieu” est un titre biblique très courant qui n’implique pas une filiation de nature, mais simplement une adoption. Les rois qui se sont succédés à la tête du peuple de Dieu ont eu droit à ce titre. Au cours de son procès, Jésus ne s’identifie pas à Dieu. Il est condamné non pas en raison d’un blasphème, mais parce qu’il met en danger le Temple. Marc ne pouvait imaginer une dualité de personnalités en Jésus, l’une divine, l’autre humaine. Il fait parler Jésus comme un homme et le considère comme tel, mais c’est un homme choisi par Dieu pour être le prophète des temps nouveaux et dont la mission est de transmettre aux hommes la parole de Dieu.

    Le P. M.-E. Boismard distingue dans l’évangile de Jean des niveaux différents de rédaction : Jean 1, Jean IIa,Jean IIb et Jean III. Dans le texte le plus ancien (Jean I), Jésus est présenté simplement comme le prophètesemblable à Moïse que Dieu avait promis d’envoyer à son peuple. Ce n’est que plus tard, au niveau de Jean IIa, que va s’amorcer le processus de divinisation de Jésus. Il est identifié à la Sagesse que Dieu doit envoyer dans le monde pour le sauver. C’est Jean IIb qui va faire le pas décisif en affirmant, dans le prologue, une proclamationclaire de la divinité de Jésus: “et le logos était Dieu”, “et le logos s’est fait chair et il a habité parmi nous”. Mais la tradition johannique n’a pas toujours été unanime quant à cette divinité. Pour protester contre l’affirmation dominante de la divinité de Jésus, certains membres des communautés johanniques ont fait sécession (I Jn 2, 18-22).

    Pour composer le prologue, l’évangéliste a repris un hymne plus ancien, inspiré de Philon d’Alexandrie, philosophe juif qui naquit vers 20 avant notre ère, mais en y ajoutant “et le logos était Dieu”. Selon Jean 16, 12-

    25 Marie-Emile Boismard–A l’aube du christianisme, Ed. du Cerf, 1998.

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    13, c’est l’Esprit de Vérité qui a inspiré aux disciples cette christologie. Mais il pourrait y avoir d’autres raisons. La ville d’Ephèse était vouée au culte de la déesse Arthémis, fille de Zeus, et la prédication chrétienne n’avait aucune chance de se faire entendre. Si Jésus était Dieu, il ne le cédait plus en rien à Arthémis.

    Quant à Paul, le P. Boismard relève chez lui deux textes explicites mais qu’il qualifie d’inconciliables, l’un qui rappelle la croyance juive en un Dieu unique et affirme que Jésus est un homme ( 1 Tim 2, 5-6), l’autre qui affirme que Jésus est Dieu (Tite 2, 13-14). Il était sans doute difficile pour Paul, quand il s’adressait aux milieux juifs, d’affirmer que Jésus était Dieu, blasphème intolérable pour eux.

    Dans son ouvrage “Un regard juif sur Jésus” 26, Hugh Shonfield fait observer que la croyance en la divinitéde Jésus est une croyance païenne influencée par les non juifs. Les “Gentils” (païens) de l’époque avaientbesoin d’une divinité incarnée dans un homme comme cela était courant dans leur culture. Ils avaient coutume de déifier les personnalités éminentes. Les empereurs étaient adorés comme des dieux. Pour les Gentils convertis auchristianisme, Jésus ne pouvait qu’être supérieur en dignité à César. C’est pourquoi ils lui donnaient le titre divin. Mais, comme tout juif, Jésus aurait jugé blasphématoire cette divinisation.

    Pour compléter Shonfield, j’ajoute que la phrase attribuée à Jésus “Rendez à César ce qui est à César et à Dieuce qui est à Dieu” est interprétée par beaucoup comme signifiant: Rendez à César, qui est déifié, son humanité.Rendez à Dieu sa transcendance et son immanence. On sait qu’après l’assassinat de Jules césar, 44 ans avant notre ère, son fils adoptif Octave concentra ses efforts sur l’obtention des honneurs divins pour celui qu’on venait de tuer, car si son père adoptif était reconnu comme dieu, Octave se verrait automatiquement attribuer ce statutdivin. Voulant bien marquer qu’il était le fils du “divin Julius”, Octave se nomma lui-même divi filius, c’est à dire fils de Dieu ou fils du déifié. Ce titre était inscrit sur les pièces de monnaie qu’il fit battre. Par la suite apparut la légende de la naissance miraculeuse d’Auguste dans un épigramme de Domitius Marsus, un poète ami du souverain. Le rapprochement entre Auguste et dieu devint encore plus fort après la victoire d’Actium, qui eut lieu à côté du temple d’Apollon.27

    Dans son livre “L’invention du Christ”28, Maurice Sachot , ex-professeur de langues patristiques à la Facultéde théologie catholique de Strasbourg, montre comment Jésus est devenu Christ, et comment le christianisme estdevenu religion. Tertullien, avocat romain converti au christianisme, premier auteur chrétien d’expression latine, a accompli un véritable coup de force dans son ouvrage “L’apologétique” écrit en I97, en qualifiant le christianisme de religio. De la vérité révélée, on est passé peu à peu à la vérité décrétée. Un désaccord devient unschisme. Les débats théologiques n’ont plus de place.

    Nous savons maintenant dans quel contexte culturel et dans quelles conditions politiques ont été définis lesdogmes des Eglises chrétiennes.

    Le concile de Nicée29, par exemple, s’est réuni en 325, en l’absence du pape, sous l’autorité de l’empereur Constantin qui, après avoir vaincu en 311 sur le Tibre son rival l’empereur Maxence, ne voulait pas voir se développer dans le christianisme, devenu la religion officielle de l’empire, une division entre ceux qui affirmaientla divinité de Jésus (notamment l’évêque d’Alexandrie Alexandre) et ceux qui la contestaient (notamment le prêtre Arius, un homme cultivé, réfléchi et respecté). Arius est excommunié, de même que deux évêques quiavaient refusé de voter le texte. Constantin, qui a mené toute l’affaire, offre pour finir un somptueux banquet aux pères conciliaires, si somptueux que certains, à en croire l’historien, l’évêque Eusèbe de Césarée, se demandent “s’ils ne sont pas déjà dans le Royaume des cieux”. Le dogme de l’Incarnation a été accouché au forceps par l’Etat romain.

    Certains diront : les circonstances de son élaboration ne retirent rien à sa vérité. Je suis en total désaccord sur cepoint. On ne peut pas dissocier un contenu de foi des circonstances de son élaboration. Pour prendre unecomparaison, en droit, si un aveu est extorqué par la violence ou par tout autre moyen, non seulement l’auteur des violences est répréhensible, mais l’aveu est considéré comme nul et non avenu.

    Quant au concile d’Ephèse30 qui en 431 définit Jésus comme homme et Dieu en une seule personne et accordeà Marie le titre de “mère de Dieu” , il s’est déroulé dans un climat épouvantable: bagarres de rue menées par desmoines aux mœurs de brigands, distribution d’or et de cadeaux divers pour influencer les votes, Cyrille, dont les thèses l’ont emporté, était le champion des pots de vin…

    26 Hugh. Shonfield–Un regard juif sur Jésus et Le mystère Jésus27 Israël Knohl–L’autre Messie–Ed. Albin Michel, 200128 Maurice Sachot–L’invention du Christ, Ed. Odile Jacob (coll. “Le champ médiologique”), 1997.29 “Histoires de croire”, émission télévisée “Le jour du Seigneur” sur Antenne 2 - Constantin, premier empereur chrétien etLe concile de Nicée et l’arianisme, par Annick Martin, professeur émérite d’histoire ancienne, les 2 et 23 septembre 2001.30 Jacques Duquesne–Le Dieu de Jésus, Grasset /DDB, 1997, p. 76-78.

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    De nouvelles questions

    Enfin, des questions nouvelles se posent à chaque personne qui accepte de réfléchir un peu au delà de soncadre de référence :

    1) Pourquoi la religion dans laquelle “je suis tombé étant petit” par les hasards de l’histoire et de la géographie serait-elle, par extraordinaire, la seule à être dans la pleine vérité parmi les centaines de religions,d’Eglises, de chapelles aujourd’hui à travers le monde, parmi les milliers de religions, de cultes, de croyances qu’ont connus les humains depuis des dizaines de milliers d’années? La pluralité des religions et des culturesdans l’histoire des hommes, et aujourd’hui sur la planète terre, devrait inciter à la prudence ceux qui croient quele Christ est le “Fils unique” du“vrai Dieu”, et que Lao Tseu, Confucius, le Bouddha et Mahomet ne sont que de grands spirituels.

    2) L’immensité hallucinante du cosmos et la possibilité de l’existence d’autres êtres conscients dans d’autres galaxies devraient interroger chaque personne qui croit que le Nazaréen - qui a vécu il y a 2 000 ans sur un coinde la petite planète terre pendant 30 années sur les 100 siècles de la civilisation agricole, à une époque où leshommes croyaient que la terre était le centre du monde visible -, est la révélation ultime de “Dieu” dans l’univers.

    “Depuis deux à trois millions d’années seulement, l’esprit humain, d’abord inerte, commence lentement, puis plus rapidement à ouvrir les yeux. Il suffit de se rappeler qu’il n’y a même pas 3 000 ans, les hommes divinisaient encore le soleil et la lune, et que depuis cinq siècles à peine, nous disposons d’une idée précise de la forme de la terre. Mais deux millions d’années sont peu au regard de la temporalité géologique de l’évolution: comparésaux paramètres de la nature, nous nous situons encore au tout début des possibilités d’évolution de notre espèce. Dans ces conditions, il est tout simplement absurde de croire qu’au moment même où nous existons, nous devrions atteindre la vérité et la connaissance du destin qui préside au monde et à l’histoire. On ne manquera pas de reconnaître, ici encore, une forme archaïque de mégalomanie consistant à interpréter notre propre perspectivealéatoire comme le centre et le seul point d’observation valable du monde” 31

    Qui était le rabbi Ieshoua ?

    Dans le monde juif, un rabbi est un sage, un maître, un guide. Il y a des rabbis inspirés et d’autres qui le sont moins. Ainsi, du temps de Jésus, rabbi Chammaï mettait surtout l’accent sur l’obéissance rigoureuse et la pénitence, rabbi Hillel faisait passer l’amour du prochain, l’affection d’autrui, le pardon des offenses, la solidarité avec les plus pauvres avant toute observance légale.

    Le mot hébreu “Ieshoua” signifie le sauveur, le libérateur, étymologiquement le “désétrangleur” comme traduisait Florin Callerand, le fondateur du Foyer de la Roche d’Or à Besançon. Les Juifs attendaient le messie annoncé par les prophètes, celui qui les libérerait de toute oppression, qui mettrait fin à l’Histoire. Ils avaient attendu la fin de l’oppression babylonienne, survenue contre toute attente grâce à Cyrus II, roi des Perses, qui avait libéré les captifs juifs. Ils attendaient présentement celui qui les délivrerait de l’oppression romaine. Jésus est venu nous libérer d’une conception aliénante de la religion et de l’angoisse existentielle de l’être humain face à la vie, à la souffrance et à la mort en nous proposant une autre image de “Dieu”. Le dogme chrétien nous dit aujourd’hui qu’il est venu racheter les péchés des hommes.

    Ieshoua a été traduit en grec par Iezos, devenu en français Jésus, dans lequel ses disciples virent le Oint, celuiqui a reçu l’onction royale (en grec Christos, d’où Christ) ou l’Envoyé de Dieu (en latin Missus, ou Messie).

    Dans ce texte, j’utilise volontiers les termes Jésus de Nazareth ou le rabbi Ieshoua, car le mot Jésus est très connoté. Il fait encore penser au “petit Jésus dans la crèche avec le bœuf et l’âne, les chérubins et les séraphins”, ou à “Jésus-Christ, Fils unique de Dieu Tout-Puissant, né du Père avant tous les siècles”, aux chants pieux du début du XXème siècle “Lou-ou-é soit à tout instant-ant, Jé-é-sus au Saint-Sacrement”, ou encore aux grandes inscriptions “Jésus t’aime” peintes sur les murs de nos villes par des groupes pentecôtistes…

    Ernest Renan avait défriché le terrain …

    Publié pour la première fois en I863, l’ouvrage “Vie de Jésus”32 de l’historien, philologue et philosophe français Ernest Renan (1823-1892) rencontra dans toute l’Europe un succès considérable. Renonçant à toute démarche mystique ou fidéiste, Renan, ancien séminariste, se proposait de reconstituer avec autant d’exactitude

    31 Eugen Drewermann–Le progrès meurtrier–Stock, 1993, p. 29632 Ernest Renan–Vie de Jésus, Arléa, fév. 1992 (diffusion Le Seuil) .

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    que possible la vie et le caractère de l’homme Jésus tel qu’il vécut au début de notre ère en Palestine. Utilisant les évangiles comme des sources parmi d’autres, les soumettant à un minutieux travail de critique historique, élaguant du corpus testamentaire les adjonctions tardives et s’affranchissant bien sûr des dogmes, il écrivait ainsi la première “biographie”, au sens moderne du terme, de l’homme de Nazareth, dans le style excellent qui lui valut d’être élu à l’Académie française en I878.

    En dépit de l’attirance et de l’admiration profonde que Renan manifeste envers le Nazaréen, sujet de sa recherche, cette “Vie de Jésus” fit scandale dans le monde catholique de l’époque et coûta à l’auteur sa chaire au Collège de France où, lors de sa leçon inaugurale d’hébreu en I862, il avait parlé de Jésus comme d’“unhomme incomparable”. Il paraissait alors sacrilège qu’une démarche historique, quel que fût son sérieux, fût appliquée à ce qui procédait de la foi. Cet ouvrage était le premier volume d’une monumentale “Histoire desorigines du christianisme” (1863-1881) qui suscita de vives polémiques et que compléta l’“Histoire du peupled’Israël” (1887-1893).

    La démarche d’Ernest Renan est pourtant celle d’un homme profondément religieux:“L’homme, dès qu’il se distingua de l’animal, fut religieux, c’est à dire qu’il vit dans la nature quelque chose au delà de la réalité, et pour lui-même quelque chose au delà de la mort” (p.55). “Jamais on n’a été moins prêtre que ne le fut Jésus, jamais plus ennemi des formes qui étouffent la religion sous prétexte de la protéger (…). Une idée absolument neuve, l’idée d’un culte fondé sur la pureté du cœur et sur la fraternité humaine, faisait par lui son entrée dans le monde” (p. 93). “Jésus est l’individu qui a fait faire à son espèce le plus grand pas vers le divin” (p.242)

    Renan s’intéresse bien sûr aux sources: “A quelle époque, par quelles mains, dans quelles conditions lesEvangiles ont-ils été rédigés? Voilà donc la question capitale d’où dépend l’opinion qu’il faut se former de leurcrédibilité” (p. 31)“On remarquera que je n’ai fait nul usage des Evangiles apocryphes (…). Au contraire, j’ai été fort attentif à recueillir les lambeaux, conservés par les Pères de l’Eglise, d’anciens Evangiles qui existèrent autrefois parallèlement aux canoniques et qui sont maintenant perdus, comme l’Evangile selon les Hébreux, l’Evangile selon les Egyptiens, les Evangiles dits de Justin, de Marcion, de Tatien” (p. 45). “Comme on croyait le mondeprès de finir, on se souciait peu de composer des livres pour l’avenir; il s’agissait seulement de garder en son cœur celui qu’on espérait bientôt revoir dans les nues” (p.33-34)

    Il écrit de même (p. 41) que l’Evangile de Jean est une composition de “pièces artificielles, qui nousreprésentent les prédications de Jésus comme les dialogues de Platon nous rendent les entretiens de Socrate. Cesont en quelque sorte les variations d’un musicien improvisant pour son compte sur un thème donné”. Tout un important appendice est consacré à l’étude du quatrième Evangile, dit de Jean, pour distinguer ce qui estprobablement historique et ce qui ne l’est certainement pas.

    “Jésus naquit à Nazareth (…) et ce n’est que par un détour assez embarrassé qu’on réussit, dans sa légende, à le faire naître à Bethléem” (p. 64). “On chercherait vainement dans l’Evangile une pratique religieuse recommandée par Jésus” (p. 147). “Il violait ouvertement le sabbat et ne répondait aux reproches qu’on lui faisait que par de fines railleries” (p.147). “Sa doctrine était quelque chose de si peu dogmatique qu’il ne songea jamais à l’écrire ou à la faire écrire. On était son disciple non pas en croyant ceci ou cela, mais en s’attachant à sa personne et en l’aimant” (p. 235).“Que jamais Jésus n’ait songé à se faire passer pour une incarnation de Dieu lui-même, c’est ce dont on ne saurait douter. Une telle idée était profondément étrangère à l’esprit juif. Il n’y en a nulle trace dans les Evangiles synoptiques ; on ne la trouve indiquée que dans les parties du quatrième Evangile qui peuvent le moins êtreacceptées comme la pensée de Jésus” (p.154).

    Renan voit surtout en Ieshoua un réformateur: “Jésus ne fut thaumaturge et exorciste que malgré lui(…). L’exorciste et le thaumaturge sont tombés, tandis que le réformateur religieux vivra éternellement” (p. 164).

    Jésus affirmait “une morale exaltée, exprimée dans un langage hyperbolique et d’une effrayante énergie”,, mais “ l’immense progrès moral de l’Evangile vient de ses exagérations”. “Son tempérament, excessivementpassionné, le portait à chaque instant hors des bornes de la nature humaine” (p. 184-186), mais “le manque denuances est un des traits les plus constants de l’esprit sémitique” (p. I88). “La passion, qui était au fond de soncaractère, l’entraînait aux plus vives invectives”. “Plusieurs des recommandations qu’il adresse à ses disciples renferment les germes d’un vrai fanatisme” (p. 189), mais “ les plus belles choses du monde sont sorties d’accès de fièvre ; toute création éminente entraîne une rupture d’équilibre; l’enfantement est par loi de nature un état violent” (p. 240). Renan ajoute: Une des idées fondamentales des premiers chrétiens était que la mort de Jésusavait été un sacrifice, remplaçant tous ceux de l’ancienne Loi” (p. 212)

    L’auteur écrit à la fin de son introduction: “Pour faire l’histoire d’une religion, il est nécessaire, premièrement, d’y avoir cru (sans cela on se saurait comprendre par quoi elle a charmé et satisfait la conscience

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    humaine); en second lieu, de n’y plus croire d’une manière absolue; car la foi absolue est incompatible avecl’histoire sincère (…) Aucune apparition passagère n’épuise la Divinité; Dieu s’était révélé avant Jésus, Dieu se révélera après lui.

    Profondément inégales et d’autant plus divines qu’elles sont plus grandes, plus spontanées, les manifestations du Dieu caché au fond de la conscience humaine sont toutes du même ordre; Jésus ne saurait donc apparteniruniquement à ceux qui se disent ses disciples. Il est l’honneur commun de ce qui porte un cœur d’homme. Sa gloire ne consiste pas à être relégué hors de l’histoire; on lui rend un culte plus vrai en montrant que l’histoire entière est incompréhensible sans lui” (p. 52-53)

    Renan utilise une méthode scientifique: “Une observation qui n’a pas été une seule fois démentie nous apprend qu’il n’arrive de miracles que dans les temps et les pays où l’on y croit, devant des personnes disposées à y croire” (p. 48). Mais on se méprendrait totalement à croire qu’il était un scientiste ou un rationaliste pur et dur. Ainsi, il écrit

    dans sa préface: “Malheur aussi à la raison le jour où elle étoufferait la religion! (…) Fausses quand elles essayent de prouver l’infini, de le déterminer, de l’incarner, si j’ose le dire, les religions sont vraies quand elles l’affirment. Les plus graves erreurs qu’elles mêlent à cette affirmation ne sont rien comparées au prix de la vérité qu’elles proclament. Le dernier des simples,pourvu qu’ilpratique le culte du cœur, est plus éclairé sur la réalité des choses que le matérialiste qui croit tout expliquer par le hasard et le fini” (p.23-24)

    Pierre Nautin à la recherche des paroles vraiment dites …

    Après Ernest Renan,Pierre Nautin … Alors, qui était donc Jésus? Qu’a t-il vraiment dit? Qu’a t-il vraimentfait ? Que peut-on savoir d’historiquement vrai sur lui? Telle est la question que se posait l’historien français Pierre Nautin et à laquelle il a réfléchi et travaillé de I956 à I996, mais principalement après sa retraite,abandonnant des dossiers pourtant bien avancés pour se donner tout entier au chantier qui était pour lui le plusimportant. Né en 1914, entré au CNRS en 1946, ancien directeur d’études à la section des sciences religieuses de l’Ecole pratique des Hautes études, il fut nommé en I963 directeur d’études à la chaire d’Histoire des dogmes et des sacrements chrétiens, devenue ensuite chaire de Patristique et histoire des dogmes. Il a notamment travaillésur Origène, Méliton de Sardes, Hippolyte de Rome.

    Pendant un bon demi-siècle, il a vécu dans la familiarité des copistes, “ceux qui copient leur modèle avecapplication mais commettent inévitablement des fautes d’inattention qu’il faut corriger, et ceux qui modifient sciemment le texte qu’ils transcrivent: des collectionneurs, qui regroupent les textes, et des compilateurs, qui lesmélangent ; des utilisateurs, des imitateurs et des plagiaires ; des interpolateurs, des amplificateurs et desfaussaires, avec une attention constante aux méthodes des uns et des autres et aux signes qui permettent dereconnaître leurs interventions”.

    Pierre Nautin est mort en février 1997, sans avoir eu le temps d’achever ce livre. Mais “la joie lui a étédonnée, au soir de sa vie, une fois déblayées les alluvions et les scories accumulées pendant deux millénaires, devoir briller ce qui nous reste des paroles authentiques de Jésus”, et de nous faire partager ce trésor.

    Il a laissé après sa mort un travail inachevé, les quatre premières parties du livre et quelques annexes, et des notespréparatoires parfois évanescentes, des fragments manuscrits au crayon, dont la lecture a été laborieuse. C’est sa femme, Jeanne Nautin, qui avec l’aide de Maurice Combe et d’anciens auditeurs, a reconstitué avec un scrupule extrême la cinquième partie et les autres annexes. La sixième partie existe sous forme d’un plan avec quelques rédactions partielles. Il n’y a ni index, ni bibliographie.

    Le titre prévu par l’auteur était Jésus et l’Evangile primitif – Etude d’histoire, mais l’éditeur, Beauchesne, a préféré le titre L’Evangile retrouvé 33. En fait, L’Evangile n’a pas été retrouvé par Pierre Nautin, comme on a retrouvé les manuscrits de la Mer Morte par exemple, mais il a été décapé de ses couches de peinture et devernis, passé au crible d’une méthode d’étude scientifique … menée avec la rigueur d’une enquête policière.

    Jésus n’a pas écrit son message, il n’a pas été enregistré sur cassettes… Ce qu’il a dit et fait a été transmis de bouche à oreille pendant plusieurs décennies, amplifié, déformé, modifié. Des copistes, des catéchistes, desresponsables de communautés chrétiennes en ont rajouté de leur propre plume pour les besoins de leur apostolatou de leur autorité.

    Les trois livrets grecs appelés Evangiles et attribués à Matthieu, Marc et Luc ont été écrits entre la destructiondu Temple de Jérusalem et les premières années du IIème siècle, disons entre 70 et 100 de notre ère, plus de 40ans après la mort de Jésus. Malgré le caractère tardif de la rédaction de ces textes, Pierre Nautin affirme que

    33Pierre Nautin-L’Evangile retrouvé –Jésus et l’Evangile primitif, Ed. Beauchesne (Paris), I998, 283 p .

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    “l’idée périodique récurrente que Jésus est un mythe est de plus en plus insoutenable”. Mais alors comment procéder pour remonter des Evangiles à Jésus lui-même ?

    En 1835, l’Allemand Karl Lachmann avait démontré que le plus ancien des évangiles était celui de Marc. Trois ans plus tard, en 1838, un professeur de l’université de Leipzig, Christian Hermann Weisse, énonce la théorie “des deux sources”: Matthieu et Luc auraient chacun puisé dans deux traditions pour composer leurœuvre. D’une part, l’Evangile de Marc; d’autre part, une mystérieuse collection de sentences de Jésus, qui auraitété perdue sous sa forme initiale. Le professeur Weisse appelle cette dernière “die Quelle”, en français “lasource”. Après lui, bien d’autres passionnés vont se pencher sur la source perdue, que l’on ne désigne bientôt plus que par son initiale “Q”. Provocatrice il y a un siècle, car teintée de scientisme, l’hypothèse des deux sources est aujourd’hui acceptée par la quasi totalité des spécialistes du Nouveau testament, et enseignée danstoutes les bonnes facultés de théologie, catholiques ou protestantes. Mais seuls quelques téméraires onttransgressé le tabou qui consiste à reconstituer la source Q, à rebours des siècles 34.

    Jean Nautin l’a fait, et son livre posthume est paru en octobre 1998. D’autres, si j’en crois Jean Onimus35 , onttravaillé de leur côté, notamment aux USA :

    - Raymond E. Brousk, auteur de An introduction to the New Testament. Ed. Double Day–New York - 1997- Une équipe de 200 spécialistes appelée le “Jesus seminar”a écrit : The five Gospels –What Jésus really

    said –Ed. Scribner –New York. Les cinq évangiles en question sont ceux de Matthieu, Marc, Luc, Jean etThomas. Ce livre présente en rouge vif les paroles de Jésus dont ils affirment qu’elles sont sûres, en rouge pâle celles qui ont été dites mais sûrement été modifiées, en gris celles qui ont peut-être été prononcées, maison ne le sait pas vraiment, et en noir celles dont ils affirment qu’il ne les a pas dites. L’évangile de Jean est tout en noir !

    - Une autre équipe internationale sous la houlette de trois Américains, James Robinson, Paul Hoffmann etJohn Kloppenborg a mis au point un “original” en grec, après dix ans de travail acharné. C’est cette version que Frédéric Amsler, historien du christianisme et enseignant à la faculté de théologie protestante del’université de Genève, a traduite en français et commentée pour les éditions Labor et Fidès36

    La source Q, si dépouillée soit-elle de tout élément narratif, n’est pas la transcription mécanique des parolesauthentiques de Jésus. (…) En I945, la découverte à Nag Hammadi, en Egypte, d’une autre collection de paroles de Jésus appelée Evangile de Thomas, marquée par le gnosticisme, a déjà prouvé qu’une compilation de paroles christiques pouvait ne rien dévoiler de fondamental sur le Jésus historique37.

    Quelle fut la méthode de notre historien? Le but de Pierre Nautin était d’établir le noyau primitif des Evangiles synoptiques, Matthieu, Marc et Luc, en les passant au crible de la méthode historique et littéraire quilui était familière. La méthode utilisée cherche le vrai, dans toute la mesure où il peut être connu. Elle consiste àposer devant chaque document et chaque épisode ces deux questions préalables :1- L’auteur est-il bien informé: quelles sont ses sources d’information et que valent-elles ?2 - Est-il fidèle ? Reproduit-il exactement le contenu de son information, ou le déforme-t-il en fonction d’autres préoccupations ?

    Cette méthode s’avère particulièrement efficace pour les trois évangiles synoptiques par le fait qu’ils ont des parties communes auxquelles chacun d’eux apporte des variantes ou des additions, ce qui donne à penser qu’ils ont une ou plusieurs sources, dont certaines ont pu servir aux trois.Par exemple, devant chaque divergence entre Luc et Matthieu, l’auteur se demande quelle est celle des deux versions qui peut le mieux être dérivée de l’autre, compte tenu du contexte de l’écriture (date, destinataires, etc.) et de ce que l’on sait des deux auteurs. Comme il l’écrit “les Evangiles reflètent les préoccupations descommunautés chrétiennes de l’époque où ils ont été écrits. Ce serait commettre un anachronisme, faute capitale en histoire, que de transporter d’emblée à l’époque de Jésus les doctrines que ces préoccupations ont fait naître après lui”. Autre exemple, Marc se sert de l’Evangile primitif, Luc l’a aussi comme source préférée, mais ils y introduisent l’un et l’autre des additions personnelles. En comparant Marc et Luc, le premier permet de reconnaître et d’éliminer les additions du second, et le second celles du premier.

    Pour étudier un passage de l’Evangile, l’auteur regarde avant toute chose dans l’Evangile primitif ce qui se rapporte au même sujet et le lit attentivement avec les yeux de Marc, de Matthieu et de Luc pour saisir ce que saméditation pouvait leur inspirer. En somme, il a procédé “comme les archéologues quand ils découvrent un vase

    34 Jean Mercier - “Les aventuriers de la source perdue”, La Vie du 20 décembre 2001, p. 64-67.35 Lettre de Jean Onimus à E.G. le 6 novembre 2001 et échange téléphonique du 15 janvier 2002.36 Frédéric Amsler - L’Evangile inconnu. La Source des paroles de Jésus, Ed. Labor et Fides, déc. 2001, 128 p.37 Jean Mercier (2001), déjà cité.

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    antique qui est brisé : ils le reconstituent de proche en proche en cherchant parmi les tessons épars le morceau quis’ajuste exactement à la partie déjà identifiée”.

    L’auteur a fait cette recherche d’abord pour lui-même, “pour en avoir le cœur net”. Puis des amis à qui il a fait part de ce travail et des premiers résultats ont manifesté un intérêt si vif qu’il a pris conscience que son problème était en réalité aussi celui de beaucoup d’autres. Il n’a pas voulu écrire ce livre à l’attention des spécialistes. Comme l’écrit le professeur Gilles Dorival dans l’avant-propos, “il le destinait à un large public,intéressé par la question de Jésus et des Evangiles et qui voulait aller au delà des vraisemblances et des à-peu-près des romans historiques”.

    Le chercheur Pierre Nautin ne se croyait “ni infaillible, ni définitif”. Il était au contraire “convaincu qued’autres viendront qui, montant sur ses épaules, verront plus loin et mieux que lui, car c’est la loi du progrès de la connaissance humaine”.

    Les évangiles pour une part inventés… ?

    Les recherches de Pierre Nautin montrent que les documents relatifs à Jésus, - si l’on exclut l’Evangile de Jean, plus personnel, mais qui dépend pour le fond des trois synoptiques, les textes dits apocryphes commel’Evangile de Thomas ou d’autres textes comme l’Evangile dit des Ebionites, une communauté judéo-chrétiennequi niait la filiation divine de Jésus - , sont, par ordre chronologique :

    1 - un Evangile primitif (EP), écrit en Galilée, en langue grecque, entre 30 et 35, c’est à dire peu après la mort de Jésus, et dont nous n’avons pas le texte. C’était une collection de dits de Jésus issus de deux auteurs différents, Aet B, dont le second connaît les dits du premier, les reproduit et leur ajoute des dits nouveaux destinés à lesdévelopper, les compléter et quelquefois leur apporter un contrepoids pour atténuer leur portée. L’auteur “A” de cette source, probablement orale, a connu Jésus. Il insiste sur la recherche par Jésus de l’intériorité (“le Royaumede Dieu est au dedans de vous”). L’auteur de l’EP (“B”), développe déjà un Jésus devenu personnage céleste, et ajoute ses propres dits à ceux rapportés par la source émanant de “A”. Il reste quinze dits dans la source quand on a éliminé ceux ajoutés par B.Ces Dits sont groupés par thèmes dans un ordre logique.L’auteur de l’EP, originaire de Galilée, considérait Jésus comme le Messie Fils de Dieu annoncé par les prophètes. Son but n’était pas d’écrire une vie de Jésus ni de faire œuvre d’historien, mais d’être un disciple et un catéchiste efficace. Un prologue figurait dans l’EP en tête de la collection des dits.

    Comme nous l’avons vu plus haut, d’autres auteurs que Pierre Nautin affirmaient avant lui qu’il a existé assez vite des recueils de paroles de Jésus, qu’ils appellent des logia, rassemblés dans une source Q,. Jacques Duquesne, dans son livre Jésus, a écrit tout un chapitre sur les sources38.

    2 - L’évangile de Marc (Mc), est écrit plusieurs décennies après l’EP, entre 70 et 80. C’est une histoire merveilleuse de Jésus– devenu le Christ (l’Oint, le Messie) - qui a pour source l’EP et la créativité inventive de Mc. Celui-ci incorpore dans le texte beaucoup de miracles pour démontrer que Jésus est bien le Messie annoncépar les prophètes. C’est le style littéraire de l’époque, qui durera jusqu’au Moyen Age, avec les légendes des saints martyrs qui ramassent leur tête coupée, jusqu’à saint Nicolas39 qui ressuscite les trois enfants mis au saloir.

    Cet évangile, plus complet et plus attrayant, a très vite supplanté l’EP, qui ne fut plus copié. Les manuscrits existants de l’EP n