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Caroline DELAGE Trinôme académique Montpellier 11/12/2017
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LE PROCHE ET MOYEN ORIENT
L’ARME « DEMOGRAPHIQUE » EN QUESTION
MYTHE OU ENJEU GEOPOLITIQUE VERITABLE ?
L’expression d’ « arme démographique », parce qu’elle est percutante, est régulièrement
utilisée, notamment à propos du Moyen-Orient et le plus souvent dans le cas du conflit
israélo-palestinien où l’on va même jusqu’à parler de « guerre démographique ».
Je me suis donc demandée ce que recouvrait cette expression peut-être galvaudée et quelles
réalités géographiques et historiques on pouvait lui associer.
Le terme d’ « arme » est-il usurpé quand on parle de démographie ? S’agit-il simplement de
se poser la question de la force du nombre ? Si cela s’arrête à ça, rien n’est nouveau :
infériorité et supériorité numérique ont toujours été l’une des composantes principales des
stratégies en cas de conflits armés.
Mais la notion de démographie ne renvoie pas qu’au nombre : elle renvoie au
comportement démographique des sociétés, en termes de natalité, mortalité, fécondité, etc.
La question démographique appliquée au PMO est d’autant plus sensible que cette région
Programme de Terminale Histoire :
- L/ES : Thème 3 – Puissance et tensions dans le monde de la fin de la Première
Guerre mondiale à nos jours. 2e chapitre « Un foyer de conflits » : le PMO, un
foyer de conflits depuis la fin de la Première Guerre mondiale
- S : Thème 3 - Grandes puissances et conflits dans le monde depuis 1945. Même
chapitre sur une période plus courte.
La démographie de manière générale ne peut pas permettre de traiter l’ensemble de
cette question. Néanmoins elle apparaît en filigrane, à travers tous les enjeux de ce
chapitre : elle est liée aux enjeux politiques, économiques, idéologiques qui traversent
cette région. Egalement, la question démographique peut être à la fois cause et
conséquences des tensions qui la déstabilisent et en ce sens, la question de la
démographie comme arme – terme à questionner - peut être abordée. Enfin, c’est un
chapitre d’histoire, et de fait parler de démographie implique de se replacer sur la durée
d’une à plusieurs générations, induisant une sorte d’approche en somme géo historique.
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pose problème aux démographes et tend à battre en brèche les projections et certains
clichés récurrents.
Alors parler de la démographie en tant qu’arme, c’est se poser la question de sa place dans
une approche stratégique :
- Comme moyen de faire la guerre, d’attaquer ou de défendre
- Comme outil de pression, outil de propagande
- Comme justification à l’occupation d’un espace ou à la revendication d’un leadership
régional
- Comme élément constitutif d’une idéologie politique (maîtriser la natalité)
- Sans omettre que la dimension démographique apparaît aussi comme cause et/ou
conséquence d’un conflit (migrations, hausse de la natalité ou dénatalité…)
Aborder tous ces sujets ne va pas sans soulever une difficulté : je veux parler de la coloration
idéologique que donnent certains auteurs à l’analyse démographique appliquée en
particulier au PMO. Il s’agit évidemment de faire référence à Samuel Huttington, qui dans
son Choc des civilisations, différencie entre autre ces fameuses civilisations par les critères
démographiques : ce choc serait donc aussi démographique. Réponse lui a été faite par
Emmanuel Todd et Youssef Courbage, dans leur essai intitulé Le Rendez-vous des
civilisations, sur ces critères démographiques, précisément.
Au-delà de cet affrontement intellectuel, on trouve l’expression d’ « arme démographique »
utilisée par des théoriciens d’extrême-droite pour désigner une menace présumée pesant
sur les sociétés occidentales représentée par les populations pauvres et migrantes, ou aussi
pour évoquer le danger d’une surpopulation mondiale.
Donc se poser la question de l’ « arme démographique » peut permettre de développer les
outils pour déconstruire ces clichés que l’on retrouve parfois circulant parmi nos élèves.
Je vous propose, non pas de m’appuyer sur des études de cas fouillées, mais de tenter une
approche plus globale, et donc forcément incomplète, mais qui permettra de nourrir nos
réflexions.
1. La démographie au cœur du conflit israélo-palestinien : parce que c’est le cas le plus
souvent évoqué quand on parle d’ « arme démographique »
2. Une arme idéologique ? Quelle est la place occupée par la maîtrise de la
démographie dans les régimes politiques du PMO ? Que nous apprennent les études
récentes sur l’état de la transition démographique au PMO ?
3. Ce qu’on appelle l’ « arme migratoire », brandie par certains Etats pour faire peur et
déstabiliser. Mais est-ce vraiment une « arme » ?
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1. LA DEMOGRAPHIE AU CŒUR DU CONFLIT ISRAELO-PALESTINIEN ?
La compétition de la fécondité entre les deux populations, particulièrement les plus
orthodoxes, est une réalité. Pour autant, parler d’arme est-il justifié ?
A. LA FECONDITE COMME JUSTIFICATION D’UNE EXISTENCE POLITIQUE ?
- Taux de fécondité israélien : il est actuellement d’environ 3 enfants par femme, ce
qui est très atypique parmi les pays industrialisés (cf. graphique Banque Mondiale
2015 des pays du Nord développé). Ce qui est aussi atypique est la remontée de ce
chiffre, tandis que celui des Territoires palestiniens, supérieur, est en décroissance.
- Ces derniers suivent une tendance à la baisse qu’on retrouve ailleurs au PMO (dont
nous parlerons dans la 2e partie). La fécondité israélienne est quant à elle
apparemment due au comportement des haredim (juifs ultra-orthodoxes, seulement
10 % des juifs israéliens) avec 7 enfants/femme environ.
- Les plus gros écarts se trouvent en effet dans les zones fortement contestées,
toujours à l’avantage, en ce moment, des Israéliens juifs. En Cisjordanie, les
Palestiniens font beaucoup d’enfants certes : 3,7 mais moins que les colons juifs dont
le nombre atteindrait désormais 750 000, avec 5 enfants/femme, « une moyenne
d’Afrique subsaharienne ». A Jérusalem, les Palestiniens de la Ville Sainte ne font plus
que 3,2 enfants, bien moins que les Juifs hiérosolymites qui en ont 4,4 (Est et Ouest).
- Est donc évoquée une « bataille démographique » que se livrent Israéliens et
Palestiniens, car si les seconds deviennent supérieurs en nombre, les enjeux sont
sérieux et le projet de création de deux Etats revient sur le devant de la scène.
- On le voit, il s’agit d’abord d’une bataille de chiffres (ce n’est pas un débat nouveau)
:
o Chiffres (de populationdata.net) : 4 816 503 hab en 2016 dans les territoires
de l’Autorité palestinienne mais les chiffres font l’objet de contestation si on
ajoute ceux de Cisjordanie, Jérusalem Est, Gaza, ce qui donnerait un peu plus
de 6 millions
o Israël : 8,680 millions d’habitants en 2017, mais pour certains, ils ne seraient
vraiment que 6 320 000 de juifs israéliens (8,323 millions selon l’estimation
des Nations Unies faite en 2015 pour 2017). Notons qu’en 1948 la population
israélienne était de 800 000 personnes. Mais cette très forte croissance
depuis 70 ans est due à l’immigration et non au dynamisme de la natalité.
- Le basculement aurait lieu aux alentours de 2020 selon les critères suivants :
o Palestine : croissance démographique de 2,80 % /an, natalité de 30.9 ‰,
fécondité de 4,1 enfants/femme (mortalité 3,5 ‰ (chiffres de 2016,
populationdata.net)
o Israël : croissance démographique de 1,98 % /an, natalité de 21,3 ‰,
fécondité de 3.09 enfants/femme (2015) (mortalité 5.2 ‰) (chiffres de 2015,
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populationdata.net). Selon les Nations Unies (site Ined, 2015, estimations
2017) : natalité 19.9 ‰, fécondité 2,95 enfants/femme
En réalité 12 millions de personnes vivent dans cet espace israélo-palestinien au total
dont
Un peu plus de 6 millions de juifs résidant en Israël
L’autre « moitié » constituée de Palestiniens de Cisjordanie (plus de 2,2
millions), de Gaza (1,6 million), de Jérusalem-Est (permis de résident accordé
par Israël, 300 000), et Arabes citoyens d’Israël (1,3 million).
Sans compter les réfugiés partis en Jordanie, au Liban, en Syrie.
- Ces chiffres changent-ils quelque chose ?
Pour les sionistes très attachés à un Etat juif, il s’agit de faire un choix qui leur permettrait de
rester majoritaires. Le problème de l’identité juive de l’Etat d’Israël est bien évidemment
posé : « Voilà qui transforme la nature du sionisme1, dont l’histoire fut essentiellement
dominée par les laïcs »2.
- L’option de l’Etat binational : il compterait la Cisjordanie en octroyant la nationalité
israélienne à ses habitants, mais sans tenir compte de Gaza (idée soutenue par une
partie du Likoud).
- La scission est-elle encore envisageable ? Pour certains, il s’agit de préserver un
territoire du mélange ethnique, de ne pas se fondre, de rester majoritaire ; pour
d’autres, il s’agit de s’étendre de manière plus agressive.
Finalement : peut-on vraiment se servir du nombre comme d’une arme ? Les autorités
politiques peuvent-elles véritablement maitriser la démographie et en faire une stratégie à
long terme ? Ou est-ce une arme plutôt psychologique ? Dans les urnes, le nombre fait
poids. Mais le nombre d’habitants ne suffit pas à orienter d’éventuelles élections.
B. LES DEPLACEMENTS DE POPULATION : UNE STRATEGIE POLITIQUE
- Le problème se joue ici à plusieurs échelles et dans différentes directions
o Jérusalem Est3 : il s’agit de grignoter l’espace, de l’occuper alors même que les
habitants y sont majoritairement musulmans (sans être citoyens israéliens).
1 Sionisme = Mouvement nationaliste juif qui revendique la création d’un Etat d’Israël.
2 Tribune de Genève, 17.11.2014
3 Conquise en 1967 et annexée par l’Etat israélien en 1980. Territoire considéré comme occupé par la
communauté internationale.
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Des projets de construction4 sont ainsi avalisés précisément dans cette zone,
pour rendre plus compliqué un éventuel partage.
o En Cisjordanie5 : le fait de coloniser s’inscrit dans une stratégie territoriale
(donc le déplacement volontaire des Israéliens dans ce cas)
Coloniser, ce fut d’abord aller occuper une zone peu peuplée mais
stratégique, ce qui fut par exemple le cas face à la Jordanie avant les
années 1970
A la fin des années 1970, des colonies s’implantent directement en
territoire palestinien, le projet étant de sectionner le territoire
palestinien alors même que les colons sont là moins nombreux que les
Palestiniens, par une sorte de frontière « humaine ». La même
stratégie est adoptée pour « encercler » certaines villes, comme
Naplouse, Ramallah, Hébron, et bien entendu Jérusalem. Puis les
colons cherchent à développer un couloir entre les colonies.
On parle aussi de « stratégie de la présence », en des lieux qui sont
très symboliques : occuper des hauteurs, nommer certains lieux
emblématiques pour les Juifs
Peut-on parler véritablement d’une arme ? En effet, dans la mesure où
ces actions sont concertées et visent un objectif stratégique envers un
adversaire. Par ailleurs, il faut préciser que l’Etat israélien n’est pas le
seul acteur à la brandir (et cela dépend de la tendance au pouvoir), car
les initiatives peuvent être privées (le groupe sioniste Goush Emounim
par exemple), et ce sujet a fait débat et suscite des oppositions
israéliennes aussi.
o A échelle internationale :
La question toujours sensible des arabes d’Israël réfugiés hors du
pays : en Jordanie par exemple
Et celle de la diaspora juive hors d’Israël, alors même que les jeunes
Israéliens tendent à partir aussi : en 2014, « quelque 30 % des
Israéliens affirment qu’ils songeraient sérieusement à quitter le pays si
une occasion se présentait. Et 64 % des personnes interrogées ne se
disent pas choquées de voir des compatriotes s’exiler »6. Quelques
centaines partis à Berlin font parler d’eux dans la presse. Les allers-
retours sont en réalité permanents depuis la création d’Israël. Il s’agit
aussi d’un enjeu de communication : on médiatise volontiers l’alyah (la
« montée » en Israël) de certains groupes, notamment après les
attentats de Paris à l’Hyper kasher qui semble avoir accentué le
mouvement, mais encore faudrait-il étudier les chiffres exacts. Le gros 4
Nof Sion : http://www.rfi.fr/moyen-orient/20171026-jerusalem-est-nof-zion-construction-jabal-moukaber-quartier-palestinien 5 http://www.lesclesdumoyenorient.fr/Les-colonies-israeliennes-en.html
6 La Tribune de Genève, 17.11.2014
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de la diaspora se trouve néanmoins toujours aux Etats-Unis (environ 6
millions de juifs) et ne viendra vraisemblablement pas modifier
grandement les choses.
La notion d’arme ici se situe probablement davantage dans les déplacements de populations
induits par la compétition pour l’occupation de l’espace, et il s’agit d’une arme politique (on
parle aussi de « politiques ethniques »)
L’enjeu démographique est donc l’une des composantes importantes du conflit, à la fois
psychologiquement et spatialement. De là à parler d’une arme véritable, créée et maîtrisée
comme un outil d’attaque et de défense, cela peut être évoqué pour les colonies, mais pour
la natalité, cela reste difficile à dire.
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2. UNE ARME IDEOLOGIQUE ?
Qu’en est-il aujourd’hui plus globalement du comportement démographique des PM, et du
lien entre natalité et régimes politiques autoritaires dont certains sont islamistes rigoristes ?
La démographie des pays du PMO pourrait-elle être le fruit d’une volonté politique – des
régimes autoritaires - et d’une idéologie – l’islamisme ? (Une manière de contrôler les
populations)
A. LE CAS IRANIEN7 :
o Fécondité et Révolution islamiste : Contrairement à un certain nombre
d’idées reçues voulant que l’Iran de l’Ayatollah Khomeiny ait été un pays où
l’on ne contrôlait pas les naissances du fait d’une application rigide des lois
islamiques, on a pu observer qu’à l’inverse, c’est une politique de limitation
des naissances qui y a été appliquée peu à peu grâce à un planning familial
plus qu’efficace. Ainsi, la fécondité iranienne a chuté de moitié pendant les
années 1980, précisément au moment de la révolution islamiste, faisant de ce
pays un paradoxe : d’un côté c’est un Etat ayant instauré une loi religieuse
reléguant les femmes à un rôle totalement subalterne, qu’on aurait pu
imaginer celui de mère de famille nombreuse avant tout, et parallèlement
c’est un pays entamant voire accélérant la fin de sa transition démographique
pratiquement avant tous ceux du PMO.
7 Ladier-Fouladi Marie. « La transition de la fécondité en Iran ». In: Population, 51ᵉ année, n°6, 1996. pp. 1101-
1127. http://www.persee.fr/doc/pop_0032-4663_1996_num_51_6_6095
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o Natalité en Iran : 51 ‰ environ en 1965, 45 ‰ environ en 1977 (la transition
est amorcée), stagnation entre cette date et 1985, puis baisse avec 38 ‰ en
1988, 33 ‰ en 1990, 30 ‰ en 1991, 25 ‰ en 1993
o Fécondité encore très élevée en 1979 (6.8 enfants/femme), qui baisse
rapidement après 1989 pour aboutir à 1,69 enfant/femme en 2015, le plus
faible des pays du PMO.
o Quels déterminants se sont combinés pour produire cette chute ?
L’âge moyen au mariage (car la fécondité hors mariage est proche de
zéro) était tombé à 9 ans pour les filles et 15 ans pour les garçons en
1979 (en respect des règles de la charia), mais il semblerait que cela
n’ait pas impacté des habitudes de mariages plus tardifs qui avaient
été prises avant la Révolution islamique
Les pratiques contraceptives : il existe une planification familiale en
Iran depuis 1967 (et une « armée de la santé ») qui avait pour objectif
la limitation des naissances 8 ans avant la Révolution de 1979 (cela
concernait surtout les femmes qui avaient déjà fait beaucoup
d’enfants : contraception d’arrêt). Que devient cet organisme en
1979 ? Il est autorisé par l’Ayatollah Khomeiny (distribution de
contraceptif seulement si l’époux est d’accord), mais sans s’engager
pour autant dans une campagne antinataliste. Cette politique
commence vraiment après la guerre Iran-Irak, en 1988, avec une
nouvelle politique démographique active (presque un tiers des
femmes utilise des contraceptifs selon les enquêtes alors effectuées
par l’Etat lui-même ; elles sont presque la moitié en 1991). La baisse
de la fécondité était déjà amorcée, en réalité (le contexte est donc
favorable : baisse de la mortalité infantile, couverture vaccinale des
enfants)
Existe-t-il un lien avec l’alphabétisation des femmes, en progrès ? Il
est probable mais pas systématique. Ce critère ne suffit en effet pas
car on observe actuellement curieusement une « résistance de la
fécondité » malgré l’élévation du niveau d’instruction aussi en Egypte,
Syrie ou Koweït. D’autres déterminants peuvent donc aller jusqu’à
inverser cet effet-là. C’est par exemple le cas de la présence des
femmes dans le monde du travail, baissant au moment des crises
économiques, de l’embargo contre l’Iran qui les provoque et entraîne
du chômage plutôt qu’un regain d’activité, puis augmentant lors de la
baisse du cours du pétrole (nécessité d’un deuxième salaire et légère
reprise du taux d’activité des femmes urbaines). Ainsi, le progrès de
l’alphabétisation des femmes n’a pas forcément une contrepartie
professionnelle. Enfin, un contexte économique dégradé peut être
décisif dans l’amorce d’une baisse de la fécondité, quel que soit le
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régime politique, car il touche en profondeur la société, femmes et
hommes qui font des choix dans l’éducation des enfants et leur
nombre à naître.
o Ainsi, l’Iran a connu une transition démographique particulièrement rapide :
baisse de la fécondité de 70 % en seulement 15 ans (de 6,4 enfants par
femme à 1,9 en 2011-2012). Les 75 millions d’habitants comptent 71 %
d’actifs (15-64 ans), 23 % de moins de 15 ans, 6 % de 65 ans et plus. C’est un
moment qualifié d’exceptionnel par les démographes puisque les conditions
sont réunies en matière du nombre d’actifs pour entraîner une croissance
économique durable.
o L’Iran des années 2010 : une volonté de retour au populationnisme ? En
2012 le guide suprême Ali Khamenei s’exprimait ainsi : « L’Iran compte
aujourd’hui 75 millions d’habitants. Mais, je dois dire que je crois que notre
pays a les moyens d’avoir 150 millions d’habitants. Je crois en une population
très nombreuse. Toutes les démarches et politiques pour contrôler la
croissance démographique ne devront être entreprises qu’après que le pays
aura atteint 150 millions d’habitants. »8 Un tel projet ferait alors l’objet d’une
loi, qui doit être adoptée par le Parlement iranien afin de devenir obligatoire
(même dans l’optique où le président, chef de l’exécutif, n’y était pas
favorable). Mais déjà, les centres de planification familiale ne distribuent
plus gratuitement des moyens contraceptifs comme ils le faisaient jusque-là.
Pourquoi un tel objectif ? En 2025, les Iraniens devraient être aux alentours
de 91 millions, avec encore une forte domination des actifs permettant de
nourrir une véritable croissance économique solide, et peut-être 101 millions
en 2050, avec certes un vieillissement mais pas de dépopulation en vue. Alors
le discours alarmiste du guide suprême semble avoir d’autres motivations
qu’une réalité soi-disant inquiétante. Il s’agit peut-être de reprendre en main
les femmes, dans un pays par ailleurs en crise économique (inflation,
chômage, niveau de vie qui tend à baisser), mais probablement surtout l’Etat
iranien imagine-t-il renforcer encore son leadership régional en pesant
encore davantage démographiquement. Encore faudrait-il qu’il puisse
inverser des tendances socio-culturelles profondes comme celles qui ont
justement mené l’Iran à presque achever sa transition démographique sous
un régime islamiste, et qui accorde par exemple aux femmes célibataires de
plus de 30 ans l’autorisation d’adoption.
Le cas de l’Iran nous enseigne ainsi qu’il faut se garder de ce double cliché, celui d’une part
d’un Moyen-Orient soi-disant au milieu d’une transition loin d’être achevée, et d’autre part
8
Ladier-Fouladi Marie, « L’arme démographique de l’Iran », Orient XXI, 27 février 2014, http://orientxxi.info/magazine/l-arme-demographique-de-l-iran,0528
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celui d’une démographie qui pourrait être à ce point contrôlée qu’elle pourrait en devenir
une véritable arme géostratégique.
B. « LE MONDE ARABE SURPREND LES DEMOGRAPHES »9 :
- Il les a surpris une première fois avec une transition démographique rapide en
cours d’achèvement. En effet on constate une convergence démographique récente
entre le monde arabe et les pays ayant achevé leur transition10, phénomène que
Youssef Courbage et Emmanuel Todd avaient qualifié de « rendez-vous des
civilisations » en 2007. Ces deux auteurs expliquaient que la transition
démographique modifiait en profondeur les sociétés et leurs aspirations politiques et
provoquaient des troubles politiques.
- Liban : de 5,6 à 1,6 enfant/femme
- Maroc : de 7.5 à 2.2
- Et même le Yémen : de 8,5 à 5
- Comparaison est faite avec des pays qui ont connu ce phénomène – de manière
beaucoup plus lente – et ont vu au même moment le nombre de gens instruits
dépasser le nombre d’analphabètes : ce basculement semble être tout à fait
déterminant et précéder presque systématiquement de 10 à 30 ans de gros
bouleversements politiques (de la Révolution française, au printemps des peuples et
aux révolutions russes). Le fait est que ces deux auteurs font ces parallèles en 2007, 4
ans avant les printemps arabes.
« Partout, l’instruction généralisée a précédé les révolutions politiques. Phénomène qui
paraît d’une grande banalité, que l’accès à l’instruction. Aujourd’hui la proportion des
jeunes dans le monde arabe, aussi bien garçons que filles, qui maîtrisent la lecture et
l’écriture est pratiquement de 100 % pas seulement dans les pays les plus avancés comme le
Koweït, le Liban, la Jordanie et la Palestine mais même dans des pays moins avancés où le
taux de scolarisation avoisine les 100%. » dit Youssef Courbage dans « Où en est la transition
démographique dans le monde arabe » en 2017
Cette transition a commencé comme traditionnellement avec une phase de baisse de
la mortalité modifiant en profondeur les manières de vivre et de prévoir son avenir.
La baisse de la fécondité qui la suit de très près montre – et on le voit en Iran – que le
pouvoir politique n’est pas à l’origine du choix des familles, qu’il y a une autonomie
de choix qui se fait en partie indépendamment d’un contexte culturel très
9 Huchon Oriane, « La démographie dans le monde arabe », les clés du Moyen Orient, 02 février 2017,
http://www.lesclesdumoyenorient.com/La-demographie-dans-le-monde-arabe-1-2.html
10 Courbage Youssef, « Où en est la transition démographique dans le monde arabe », Institut De Recherche et
d'Etudes Méditerranée Moyen-Orient, entretien d’octobre 2017, mis en ligne en décembre 2017. http://iremmo.org/publications/analyses/transition-demographique-monde-arabe-question-cruciale-societes-de-region-2/
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contraignant (baisse de la fécondité qui va de pair avec la hausse du célibat, la hausse
des mariages exogamiques – en dehors de la famille, avec les cousins par exemple).
Le modèle familial a donc évolué, le niveau d’instruction de ses membres également,
et l’autorité du chef de famille a été contestée, entraînant d’une certaine façon la
possibilité de contester celle du chef de l’Etat.
- Le monde arabe a surpris les démographes une deuxième fois depuis la vague
révolutionnaire de 2011 et une nette reprise des naissances qu’on peut appeler
« contre-transition » dans certains pays comme l’Egypte. Pourquoi cette inflexion ? Il
semblerait qu’elle soit due à un retour à des comportements traditionnels dans un
contexte de forte instabilité politique. En temps de révolution ou de guerre, les
sociétés se sentent plus vulnérables et peuvent voir leur natalité augmenter, dans
une sorte de réflexe de refuge, davantage que par l’effet d’une éventuelle
« réislamisation » des sociétés. Mais alors quid de éléments positifs qui ont
accompagné cette transition, instruction, femmes s’impliquant dans la sphère
professionnelle, remise en cause du chef de famille, meilleure répartition des
revenus, des savoirs… ?
o L’Egypte : elle compte 104 millions d’habitants, sur 40 000 km² de superficie
utile, avec une densité de 2500 hab/km². Depuis le XIXe s. ont eu lieu des
tentatives du pouvoir de réduire la fécondité, mais elles n’ont vraiment
fonctionné que sous Nasser et après lui (baisse jusqu’en 2008). Depuis elle est
passée de 3 enfants/femme à 3,5. On observe le même phénomène en
Algérie et Tunisie.
o Il existe aussi des contre-exemples de stabilité : le Maroc ne bouge pas (2.2),
l’Irak non plus (qui reste très élevé : 4.5)
o On note une continuation de la baisse en Arabie Saoudite et aux Emirats
o Pour quels résultats aujourd’hui ? Il y a autant de pays du PMO où la
fécondité baisse (Liban, Arabie, Oman, Qatar…) que de pays où elle reste
élevée (Egypte, Palestine…). Elle n’augmente peut-être nettement qu’en
Israël. Et en terme de nombre d’individus, ce sont 80 % des individus qui sont
en situation de contre-transition, face à 20 % en transition.
o L’une des explications est peut-être le recul de l’activité des femmes. Mais le
lien avec l’islam est improbable (en Indonésie, letaux d’activité des femmes
tourne autour de 70 %).
Donc la situation observée en 2007 et les pronostics qui en découlaient à ce moment-là
s’avèrent faux ? Cette pause ou même arrêt dans la transition démographique signifie-t-elle
un arrêt de la modernisation dans les pays du PMO ? La fécondité seule ne suffit pas pour le
dire. Car d’autres facteurs peuvent prendre le relais pour continuer cette modernisation
entamée.
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Le lien entre régime politique religieux et forte fécondité n’est pas si évident, comme le
montre l’exemple iranien. Idéologiquement, même si les femmes sont au PMO
traditionnellement reléguées à l’espace privé et au rôle prioritaire de mère, cela ne
signifie pas systématiquement qu’il n’y a pas de contrôle des naissances.
Par conséquent, la maîtrise de la démographie comme arme idéologique est à nuancer
fortement. Ce qui est davantage une arme idéologique, ce sont les discours caricaturaux
qui sont produits pour qualifier les pays du PMO, leurs cultures et leurs modes de vie.
D’un autre côté, l’islam radical prôné par Daech montre le cas inverse du contrôle du
corps féminin dans un esprit totalitaire, destiné à faire naître de futurs combattants.
Mais ce cas est visiblement très minoritaire et se joue pour l’instant sur une très courte
période.
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3. UNE ARME « MIGRATOIRE » : LES DEPLACEMENTS DE POPULATION
COMME ARME DE DESTABILISATION ?
Voici encore un aspect très idéologique de la question : que ne lit-on pas sur le « grand
remplacement » du aux vagues migratoires, sur les velléités turques de faire pression sur
l’UE par le biais des migrations ? Le terme d’ « arme migratoire » est très connoté car on le
trouve dans des médias politiquement très marqués à la droite extrême, mais pas
seulement. Les migrants sont désormais décrits comme une « nouvelle arme non
conventionnelle » : le phénomène migratoire serait donc « instrumentalisé » pour
déstabiliser l’adversaire 11 . C’est certain : c’est un excellent outil de déstabilisation
psychologique et politique.
Alors est-ce une arme ? Dans le discours, oui, mais pas au sens où ces mouvements
migratoires seraient contrôlés, provoqués par des forces armées, maîtrisés, en vue de servir
des objectifs stratégiques précis.
Mieux vaudrait parler de politiques migratoires, qui existent depuis longtemps (Staline en
URSS, Ukraine ; les déportations des Arméniens par les Turcs lors du génocide). Observer les
phénomènes migratoires aujourd’hui au PMO, c’est faire de la géopolitique et non étudier
une arme à l’œuvre, et c’est surtout se placer dans une perspective historique face à des
migrations qui ne sont en rien inédites, finalement. On peut simplement évoquer quelques
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Galactéros Caroline, « La bombe humaine : Turquie, Syrie, Russie, Europe… comment les migrants sont devenus lanouvelle arme non conventionnelle utilisée par « presque » tous », Atlantico, 5 mars 2016, http://www.atlantico.fr/decryptage/turquie-syrie-russie-europe-comment-migrants-sont-devenus-nouvelle-arme-non-conventionnelle-utilisee-presque-tous-jean-bernard-2613650.html
Diapo
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exemples dans l’optique de mettre à distance la notion de « menace migratoire » qui est
tapie derrière celle d’ « arme » utilisée de manière abusive.
- A. DES CRISES MIGRATOIRES ANCIENNES, CONSEQUENCES NON MAITRISEES DES
CONFLITS LOCAUX
- Avant et pendant la 1ère Guerre mondiale : o Au sein de l’Empire ottoman, des populations en nombre conséquent se
déplacent pour s’installer dans des zones jugées plus sûres (côtes,
campagnes), ce à quoi s’ajoutent des flux de départ de l’Empire ottoman lui-
même. On fuit pour déserter, les Arméniens fuient le génocide vers la Russie,
le Caucase, la Perse et ont fait eux-mêmes l’objet de déplacement forcés. Des
mouvements de foule agitent les gares et les ports.
o L’exode du au génocide arménien : ces migrations sont des fuites provoquées
par le génocide, mais pas forcément voulues par l’Etat qui a plus cherché à
éliminer cette population qu’à la faire fuir.
- La guerre en Syrie et Irak est-elle le théâtre de l’utilisation des mouvements de
populations comme arme ?
o Le cas de Daech ou Etat islamique en Irak et au Levant (EIIL) : il s’agit de faire
fuir, de convertir ou de massacrer, mais finalement de communiquer surtout.
Et en cas d’attaque d’un fief, on a vu utiliser les civils présents comme
bouclier, il fallait donc les empêcher de fuir.
- Une réalité : entre 2011 et 2015, ces flux concernent environ 4,5 millions de gens
o À la fin de 2015, les estimations l’agence des Nations Unies pour les réfugiés
(UNHCR) concernant les Syriens indiquent 1,2 million au Liban, 700 000 en
Jordanie, 1,6 million en Turquie et 235 000 en Irak. Il convient d’ajouter un
pays du Moyen-Orient non limitrophe de la Mésopotamie, soit 140 000
Syriens en Égypte. Quant aux Irakiens, l’UNHCR les évalue à 350 000, dont
208 000 en Turquie, 67 000 en Jordanie, 33 500 en Syrie et 12 000 au Liban.
On observe la création des zones de refuges un peu partout, zones émiettées, et populations
flottantes de part et d’autres des espaces frontaliers. Cela provoque un double effet, à la fois
sur la zone de départ (Etat qui a intérêt à voir partir des opposants plutôt que de les réduire
au silence ?), et sur la zone d’arrivée (camps, acculturations ou pas…)
B. UNION EUROPEENNE ET CRISE MIGRATOIRE
Il est sûr que l’afflux de migrants déstabilise l’Union Européenne et sème la discorde entre
ses membres. C’est par conséquent devenu un « phénomène exploitable politiquement »,
qui touche de plus les membres les plus récents de l’UE, à l’Est, ou ceux qui sont à ses portes
(les Balkans). La question n’est pas de nier le phénomène, tout à fait réel, mais de nier le fait
qu’il est provoqué sciemment et contrôlé comme tel.
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C’est un moyen de pression, un élément de discours qui n’est pas nouveau :
- Le colonel Kadhafi avant la guerre en Libye en 2011 s’exprimait ainsi : « Je suis le seul
à être capable d’arrêter le flot de migrants venant du Sahel »
- En février 2015, le Calife de Daech menace d’une invasion de plus de 500 000
migrants en cas d’intervention de l’Italie en Libye.
- Le chef du gouvernement turc Erdogan obtient des crédits européens très
conséquents pour tenter de contenir l’exode, en tant que point nodal
géostratégique, tant vis-à-vis de l’UE que vis-à-vis des Etats-Unis en tant que membre
de l’Otan.
… donc ce n’est pas une arme au sens stratégique du terme, mais cela produit des effets
comparables au sens où cette crise inflige une blessure à l’UE qui étale ainsi sa désunion et
ses faiblesses.
CONCLUSION
Alors, la maîtrise des populations, dans leur comportement de procréation ou de migrations,
peut-elle être utilisée comme une arme ?
On a pu constater que cet abus de langage est un outil qui sert à ceux qui veulent effrayer et
faire croire à l’existence réelle de cette maitrise, et qu’il permet de nourrir un discours
idéologique.
Néanmoins, l’analyse démographique est inévitable quand il s’agit pour un Etat de réfléchir à
ses moyens de défense et d’attaque. C’est pourquoi elle est intégrée aujourd’hui à toute
forme d’analyse géopolitique et stratégique. Car utiliser la démographie, c’est forcément
réfléchir sur la longue durée (au moins une génération), dans le passé ou vers l’avenir pour
élaborer une étude prospective : combien d’individus à mobiliser, à défendre ? C’est
réfléchir sur des phénomènes qui auront un impact durable sur les sociétés qu’ils affectent
(pensons aux flux de migrants exilés, tant du point de vue des lieux de départ que de ceux de
transit et d’arrivée). C’est aussi être à l’affût des ruptures politiques, sociales, économiques,
culturelles à même de modifier toutes les projections imaginées. Le fait est que la
démographie, dont les données sont incontournables en matière politique et stratégique,
n’est pas tant une arme - à la rigueur intellectuelle -, que, comme le dit le géographe et
démographe G-F Dumont, « un des paramètres de la puissance »12.
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DUMONT Gérard-François, géographe, démographe et économiste, “La démographie, un outil remarquable pour la prospective”,