LE POINT Sur la piste du vivant - cndp.fr de différence morphologique avec des ... Les poissons...

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6 L’ÉVOLUTION DES ESPÈCES TDC N° 946 LE POINT patrons et des processus cherchant à retra- cer l’histoire des grands groupes d’orga- nismes en précisant les affinités entre taxons *. Grâce au développement fou- droyant de la phylogénie moléculaire *, il devient en effet possible de retracer l’arbre du vivant avec une précision inégalée à ce jour, tandis que les témoins fossiles apportent leur contribution en fournissant des explications sur l’âge des divergences, les rythmes de diversification au sein des clades * en lien avec les grands événe- ments biogéographiques et climatiques (voir p. 22-24). Actuellement, une partie des débats concernant l’évolution porte sur les trois questions suivantes : la variation géné- tique actuelle est-elle le fait du hasard ou existe-t-il des directions privilégiées d’évo- lution dues aux contraintes évolutives? Le hasard ou les processus de sélection inter- viennent-ils à tous les stades dans l’accu- mulation des changements évolutifs ? À quel niveau les processus de sélection agissent-ils: ADN, populations, espèces ou organismes ? Nous verrons ici comment, à travers l’étude des archives paléontologiques et des arbres de phylogénie moléculaire, nous pouvons essayer de répondre à ces questions. S elon la définition biologique, l’évolution concerne la descen- dance avec modification sous l’ef- fet de la sélection naturelle. Cette définition s’applique à l’étude des changements de fréquence de gènes dans une population et de leur transmission à la génération suivante. Ce qui est moins facile à appréhender, c’est la façon dont la descendance de dif- férentes espèces peut s’effectuer à partir d’un ancêtre commun au cours du temps, qui se mesure en millions d’années. En effet, au cours des 4,6 milliards d’années que compte la Terre, une longue évolution des environnements et des orga- nismes s’est opérée. Si la diversification de la vie a démarré il y a environ 3 milliards d’années avec les bactéries, en évoluant à partir d’organismes unicellulaires, il a fallu attendre les 600 derniers millions d’années pour que le monde terrestre soit enfin conquis. Grâce aux archives fossiles, on peut retracer l’histoire, les modes et les rythmes d’évolution des espèces sur le globe. L’étude de la diversification des grandes lignées (phyla) appartient à une discipline nommée macroévolution. Ce dernier terme a été créé par l’Américain George Simpson en 1944 et désigne l’étude des Sur la piste du vivant L’évolution… une suite d’innovations morphologiques dues aux changements de climat, de configuration des masses terrestres et au hasard: une longue course entre les espèces. > PAR CHRISTIANE DENYS, DÉPARTEMENT SYSTÉMATIQUE ET ÉVOLUTION, MUSÉUM NATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE Le Point Guy 29/11/07 15:50 Page 6

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LE POINT

patrons et des processus cherchant à retra-cer l’histoire des grands groupes d’orga-nismes en précisant les affinités entretaxons *. Grâce au développement fou-droyant de la phylogénie moléculaire*, ildevient en effet possible de retracer l’arbredu vivant avec une précision inégalée àce jour, tandis que les témoins fossilesapportent leur contribution en fournissantdes explications sur l’âge des divergences,les rythmes de diversification au sein des clades* en lien avec les grands événe-ments biogéographiques et climatiques(voir p. 22-24).

Actuellement, une partie des débatsconcernant l’évolution porte sur les troisquestions suivantes : la variation géné-tique actuelle est-elle le fait du hasard ouexiste-t-il des directions privilégiées d’évo-lution dues aux contraintes évolutives? Lehasard ou les processus de sélection inter-viennent-ils à tous les stades dans l’accu-mulation des changements évolutifs ? À quel niveau les processus de sélectionagissent-ils: ADN, populations, espèces ouorganismes?

Nous verrons ici comment, à traversl’étude des archives paléontologiques etdes arbres de phylogénie moléculaire,nous pouvons essayer de répondre à cesquestions.

Selon la définition biologique,l’évolution concerne la descen-dance avec modification sous l’ef-fet de la sélection naturelle. Cettedéfinition s’applique à l’étude deschangements de fréquence degènes dans une population et de

leur transmission à la génération suivante.Ce qui est moins facile à appréhender,c’est la façon dont la descendance de dif-férentes espèces peut s’effectuer à partird’un ancêtre commun au cours du temps,qui se mesure en millions d’années.

En effet, au cours des 4,6 milliardsd’années que compte la Terre, une longueévolution des environnements et des orga-nismes s’est opérée. Si la diversification dela vie a démarré il y a environ 3 milliardsd’années avec les bactéries, en évoluant à partir d’organismes unicellulaires, il afallu attendre les 600 derniers millionsd’années pour que le monde terrestre soitenfin conquis.

Grâce aux archives fossiles, on peutretracer l’histoire, les modes et les rythmesd’évolution des espèces sur le globe.L’étude de la diversification des grandeslignées (phyla) appartient à une disciplinenommée macroévolution. Ce dernierterme a été créé par l’Américain GeorgeSimpson en 1944 et désigne l’étude des

Sur la piste du vivant

L’évolution… une suite d’innovationsmorphologiques dues aux changementsde climat, de configuration des massesterrestres et au hasard: une longuecourse entre les espèces.> PAR CHRISTIANE DENYS, DÉPARTEMENT SYSTÉMATIQUE ET ÉVOLUTION, MUSÉUMNATIONAL D’HISTOIRE NATURELLE

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Quelle diversité dans les clades del’arbre du vivant? En examinant l’arbredu vivant, on s’aperçoit que la diversité estinégalement répartie dans certains clades.Les plantes et les insectes représententplus de 2 millions d’espèces, les verté-brés seulement 0,2 million.

Ainsi, dans l’arbre des mammifères,qui comprend 5 416 espèces, certainesbranches n’ont donné naissance que de unà cinq genres, comme les Scan-dentia et les Dermoptera, alorsque d’autres, tels les rongeurs,rassemblent près de la moitiéde la diversité du groupe avec481 genres et 2 277 espèces.Cette inégalité suscite plusieurs questions:quels facteurs sont à l’origine de la diver-sification? L’environnement peut-il offrirdes conditions favorables à la différen-ciation de certains groupes? Le mode despéciation le plus courant s’effectuant demanière allopatrique, y a-t-il des condi-tions géographiques qui favorisent ladiversification de certains clades ? Cer-tains groupes peuvent-ils échapper à la prédation ou à la compétition ? Pourrépondre à ces questions, il faut exami-ner les patrons de diversification desclades (stase, changement de caractère,spéciation, extinction) et leur processus(voir graphiques p. 9).

La stase : de nombreuses lignées del’arbre du vivant montrent une stase mor-phologique, c’est-à-dire que la forme n’apas changé sur une longue période. Ceslignées sont souvent appelées fossilesvivants, à tort car, pour certains taxons,des études génétiques ont révélé que si la morphologie subissait peu de transfor-mations, ce n’était pas le cas du génome:on découvre de plus en plus d’espècesjumelles ayant ce découplage entre molé-cules et morphologie. Cependant, le cœla-canthe, qui appartient à la base du cladedes vertébrés, ne présente pas ou peu de différence morphologique avec des fossiles datant de 80 millions d’années(Ma). La découverte en 1938, dans l’océanIndien, de ces animaux considérés commedisparus a fait la une des journaux.

Le changement de caractère: les lignéespeuvent lentement ou rapidement chan-ger de forme, dans une seule direction(le développement du membre des che-vaux) ou de façon réversible par perte ougain de segments (le membre à 5 doigts).

La spéciation ou cladogenèse: les patronsde diversification des clades peuvent s’ob-server à partir de phylogénies robustes,c’est-à-dire à partir de plusieurs gènesmontrant si possible un consensus

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La marche irrésistible de l’évolution. L’étonnante histoire de l’évolution des espèces est retracée dans la Grande Galerie de l’Évolution et ses balcons annexes, où l’on peut voir un ensemble de 3000 spécimensillustrant la variété des espèces depuis les origines de la vie.

LA DIVERSITÉEST

INÉGALEMENTRÉPARTIE

* Les astérisques renvoient au lexique, p. 29.

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La dérive génétique: ce terme désignela fluctuation aléatoire des fréquencesalléliques* d’une population en l’absenced’autres pressions sélectives. La dériveest d’autant plus efficace que la taille de lapopulation est petite.

La sélection : c’est Charles Darwin, en1858, qui a introduit le terme de sélec-tion comme étant le processus entraînantune survie ou une reproduction supé-rieure ou inférieure chez certains indivi-dus du fait de leur génotype. La sélectionpeut être naturelle ou exercée par l’hommeafin d’améliorer les espèces.

La sélection naturelle, qui produit del’évolution sur les caractères en augmen-tant la variation au sein d’une population,peut être directionnelle, stabilisante oudisruptive. Elle est directionnelle quandun caractère est favorisé (procurant unemeilleure fitness, c’est-à-dire plus de des-cendants) par une évolution dans un sens

molécules-morphologie. Ainsi, le clade Amontre des cladogenèses fréquentes et unaspect buissonnant, le clade B se caracté-rise par une longue branche et peu d’évé-nements de spéciation, et le clade C révèlel’existence de plusieurs lignées se diffé-renciant en même temps.

L’extinction : les extinctions sont trèsfréquentes et importantes dans l’histoirede la vie. Elles peuvent arriver simultané-ment dans plusieurs taxons (onparle alors d’extinction de masse)ou être plus rares dans les lignées.A priori, 99% des espèces qui ontvécu sur la Terre se sont éteintes.Au cours du temps, certainsclades peuvent totalement disparaître :ainsi les trilobites il y a 225 Ma, les ammo-nites et les dinosaures il y a 65 Ma.

Les processus de diversification. Aulieu de ne regarder que les processus ausein d’une espèce, comme chez les droso-philes, il faut se tourner vers la phylogéniedu clade Drosophila et sa position surl’arbre du vivant. De plus, la compréhen-sion de leur origine et de leur diversifica-tion nécessite de s’intéresser aux cladesfossiles et aux conditions climatiques etgéologiques qui existaient au moment dela diversification à partir de l’ancêtre com-mun. Cependant, les processus microé-volutifs classiques peuvent permettred’expliquer la macroévolution si l’on tientcompte des paramètres temps et espace.Le lien micro-macroévolution reste diffi-cile à établir en raison de l’importance dufacteur temps, qui ne permet pas d’expé-rimenter, et de l’aspect très fragmentédes archives paléontologiques, où seulel’évolution morphologique est apparente.

Trois pressions évolutives majeuresapparaissent comme le moteur de la diver-sification des espèces dans le temps etdans l’espace : la génétique des popula-tions considère la mutation comme sourcede la variabilité, alors que la dérive géné-tique et la sélection sont des facteursd’érosion de cette dernière.

La mutation : terme introduit par leNéerlandais Hugo de Vries en 1901 pourdésigner un changement brusque et héré-ditaire de l’information génétique. Lesmutations peuvent affecter la séquencedes nucléotides*, l’arrangement des gènesou encore la quantité de matériel géné-tique. En 1940, le généticien autrichien

Richard Goldschmidt a proposé l’hypo-thèse de l’existence de deux types d’évé-nements génétiques susceptibles de jouerun rôle évolutif: les macromutations, quiont un effet important sur le phénotype*,et les mutations systémiques, qui condui-sent à un remaniement profond du géno-type*. Dans les deux cas, les phénotypesnouveaux sont tellement différents desancêtres qu’il les a qualifiés de « mons-

trueux». Cependant, si la plupartdes «monstres» sont condamnésà disparaître, certains survivent etpeuvent être à l’origine de lignéesentièrement nouvelles. Il n’existepas encore de preuves de ce type

de saut mutationnel, mais il semble deplus en plus possible que les mutations qui interviennent sur les gènes de déve-loppement des organismes puissent avoirun effet important en termes d’innovationmorphologique.

LE POINT

99% DES ESPÈCES

SE SONTÉTEINTES

Le lien micro-macroévolution reste difficileà établir en raison du facteur temps

La transition dans la forme des membres menant des ancêtrescondylarthres aux cétacés modernes montre comment l’onpasse de manière lente d’un membre antérieur destiné à la marche à un membre transformé ennageoire (dessins ci-contre). Des fossiles pré-sentant des stades intermédiaires ont été retrouvés, tel Pakicetus (Éocène du Pakistan,52 Ma), un animal de la taille d’un loup, quicombine une tête de baleine, un corps d’arti-dactyle et qui n’a plus d’équivalent actuel.Vers 45 Ma sont apparus des animaux plusadaptés au milieu aquatique, comme Rhodo-cetus balochistanensis, qui mesurait 2,80mètres de long, dont les membres postérieurspermettaient une propulsion dans l’eau, et qui devait avoir un mode de vie semblable à celui des phoques ou des dauphins.Il existe peu d’exemples de transition dansles archives fossiles; souvent, les changementsapparaissent brusquement d’une couche géologique à l’autre. Certaines lignées de trilobites auraient ainsi développé, parconvergence, l’augmentation du nombre desegments pendant plusieurs millions d’années.

Des condylarthres aux cétacésFOCUS

ILLUSTRATION DE VINCENT LANDRIN, D’APRÈS GINGERICH

La conquête du milieu marin par les mammifères.

Aujourd’hui

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LES PRINCIPAUX PATRONS DE DIVERSIFICATION

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(des augmentations ou des diminutionsde taille sont souvent observées). Si, aucontraire, les individus intermédiairesd’une population possèdent une fitnesssupérieure, la sélection garde la popula-tion à taille constante, comme le poids desbébés humains à la naissance, calibréautour de 3 kilogrammes. Enfin, la sélec-tion est disruptive quand les extrêmessont favorisés; on parle alors de spéciali-sation. Un exemple concerne les pinsons,dont la taille du bec et les performancespour craquer des graines ont été mesurées(voir p. 22-24). Les poissons cichlidés deslacs africains se sont fortement spécialisésen très peu de temps en occupant diversesstrates d’eau ou en se nourrissant diffé-remment. Ce processus de divergencemorphologique peut intervenir très rapi-dement (on compte moins de 20000 ansdans le cas du lac Victoria).

Cependant, plusieurs auteurs nereconnaissent pas le lien entre micro etmacroévolution, et la littérature est plutôtmuette sur ce sujet. Cela tient en partie aufait que les processus macroévolutifs nepeuvent être déduits que de l’observationdes fossiles et/ou des arbres phylogéné-tiques, et que l’on parle alors uniquementd’évolution morphologique ou phénoty-pique, sans tenir compte de l’environne-ment ou des communautés du passé.

Les mécanismes sous-jacents dela macroévolution. À l’échelle supra-spécifique, plusieurs théories ont essayéde rendre compte de ces mécanismes.

Les équilibres ponctués: en 1972, NilesEldredge et Stephen Jay Gould, deuxpaléontologues américains, proposent lathéorie des équilibres ponctués selonlaquelle les changements morphologiquesconstatés dans les successions temporellesde fossiles sont discontinus. Après unepériode de stase intervient un bref épisodede diversification morphologique (ponc-tuation) au cours duquel apparaissent denouvelles lignées. Selon eux, la stase, quiserait la règle observée au cours du tempschez les fossiles, serait due aux contraintesde développement. En cas de rupture decet équilibre, les génotypes déviants sontisolés du reste de la population et la sépa-ration brusque des flux de gènes mène à lafondation d’une nouvelle espèce, morpho-logiquement différente de la première.

Des exemples chez les trilobites oules escargots du lac Turkana (Kenya-

Le coelacanthe, dernier représentantactuel des poissons crossoptérygiens.Il a peu évolué depuis 400 Ma.Ses nageoires à axe charnu et mobilepréfigurent les membres des tétrapodes.

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Éthiopie) semblent corroborer cette hypo-thèse. Cependant, les partisans du gradua-lisme* montrent aussi l’existence de sériescontinues de transformations morpholo-giques, et l’évolution semble s’accommoderdes deux modes de divergence remarquésdans les archives paléontologiques, sansrenier la sélection naturelle.

La coadaptation et lacoévolution : Darwin avaitparlé de coadaptation pourexpliquer comment une fleuret une abeille sont adaptées

l’une à l’autre. C’est le biologiste améri-cain Leigh Van Valen, en 1973, qui parlerale premier de coévolution. Après avoirétabli des courbes de survie d’une cin-quantaine de groupes d’êtres vivants, ilconstate que, quelle que soit la durée dechaque groupe, la probabilité d’extinctionest constante. Pour expliquer cette cons-tance, il propose que le moteur de lamacroévolution dépende de la compéti-tion interspécifique au sein des commu-nautés et que celles-ci soient maintenuesen équilibre par une course aux adapta-tions pour résister aux changementscontinus de l’environnement. C’est l’hypo-thèse de la Reine Rouge, par analogieavec la course d’Alice et de la Reine Rougedans le livre de Lewis Carroll, Alice aupays des merveilles. Dans sa théorie, deschangements de l’environnement phy-sique ne sont pas nécessaires, les facteursbiotiques suffisant à produire un mouve-ment continu et autodirigé de l’environ-nement et des espèces.

La sélection d’espèces : terme créé en1980 par Elisabeth Vrba. La paléontologueaméricaine fait partie d’un groupe d’au-teurs qui proposent la théorie suivante:l’évolution des espèces serait découpléedes processus de sélection qui agissentsur l’organisme; les espèces vivant dansdes environnements hautement chan-geants survivent par leur immunité à ceschangements. C’est la théorie du « plus

ça change, plus c’est la même chose», quiest une explication de la stase évolutive.Une autre explication fournie notammentpar l’anthropologue américain Daniel Lieberman en 1995 est que les pressionsde sélection interviennent dans diffé-rentes parties de la population, commeune sorte de tampon qui conserve l’équi-libre. La rupture de celui-ci serait due àd’importantes perturbations environne-mentales ou à l’isolement et à la dérivegénétique ou bien encore à des mutations

génétiques. En 1992, Vrba émet l’hypothèseque les phénomènes climatiques et envi-ronnementaux jouent un rôle pour expli-quer les grandes phases d’extinction etd’innovation dans les lignées. Elle montre,en effet, que certaines forces abiotiques*peuvent, au cours du temps, sélectionnerdes espèces mieux adaptées que d’autresaux modifications de l’environnement.Selon ce chercheur, les populations ani-males traquent leur habitat préféré et lesuivent lors des grands changements cli-

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LA PROBABILITÉD’EXTINCTION

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Des crises importantes ont eu lieu plusieursfois au cours de l’histoire de la vie

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Un rescapé: le kha-nyou. En 2006,une équipe de chercheurs américainsdécouvrait au Laos Laonastes aenigmamus(kha-nyou en laotien), un rongeurappartenant à une famille que l’on croyaitdisparue depuis au moins 20 Ma, lesDiatomyidae (www.rinr.fsu.edu/rockrat/).

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matiques. S’il disparaît, les espèces n’ontplus que deux solutions : s’éteindre ous’adapter en changeant d’habitat. Cettethéorie permet d’expliquer les tendancesévolutives observées dans certains taxonssupérieurs et s’accommode avec les théo-ries de la microévolution, ces phénomènesn’étant pas incompatibles avec la compé-tition interspécifique.

Les grandes crises génératrices demacroévolution? L’histoire de la Terre estponctuée de plusieurs phases d’extinctionmassive des espèces. On pense aux dino-saures et à la crise Crétacé-Tertiaire (KT)dont il est admis qu’elle résulte d’une col-lision de notre planète avec une météoriterécente. Mais des crises beaucoup plusimportantes ont eu lieu plusieurs fois aucours de l’histoire de la vie et leurs causesne sont pas encore élucidées.

Depuis 1970, les paléontologues amé-ricains David Raup et John Sepkoski ontcommencé à quantifier précisément lesextinctions en comptant les genres quis’éteignent à chaque période temporelle.Leurs études ont montré qu’en plus d’unecourbe continue certaines périodes rela-tivement brèves étaient marquées par des«pics», ou extinctions de masse. Dans lesannées 1980, ils ont continué cet inven-taire et ont recherché des rythmes et descycles en fonction du climat et du forçageastronomique *. Sept grandes crises ou

événements biotiques ont été recensés àce jour, qui correspondent, par conven-tion, à des périodes où environ 75% desespèces se sont éteintes.

Précambrien-Cambrien (555-545 Ma):disparition de la faune d’Ediacara(méduses, algues acritarches*, plancton).Cette période est marquée par une régres-sion globale du niveau des océans, unechute de l’oxygène dans l’eau et des tracesde glaciation.

Cambrien inférieur (523-520 Ma) :extinction des éponges archéocyates etde plusieurs familles de trilobites. Dans cecas assez mal connu, les causes environ-nementales suggèrent une augmentationdu niveau des eaux et une forte réduc-tion du carbone avec des conditions trèsparticulières affectant la productivité duphytoplancton à la fin de l’Ordovicien

(440 Ma) : environ 28% des familles et85% des espèces disparaissent; les grap-tolites (fossiles en forme de branche, quivivaient en colonies) frôlent la dispari-tion; les trilobites, les céphalopodes nau-tiloïdes, les conodontes (sortes d’anguillesdu Trias), les brachiopodes et les échino-dermes fixés sont très affectés. Un grandrefroidissement climatique global a étéinvoqué pour expliquer cette crise (glacia-tion sur le supercontinent du Gondwana,placé au pôle Sud, baisse du niveau marinet diminution des teneurs en oxygène deseaux marines).

Limite Dévonien-Carbonifère (365Ma):extinction de 75% des espèces marines,disparition des récifs, réduction de ladiversité de 86% des brachiopodes, destrilobites, des ostracodes et des cono-dontes, extermination quasi massive des

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foraminifères benthiques, disparition destentaculites et des récifs de corail. Surterre, la faune ne semble pas affectée. Desimpacts météoritiques pourraient avoirprovoqué cette crise. L’eau devait être trèschaude et un effet de serre marqué pour-rait caractériser cette période. Enfin, lafermeture de la Paléothéthys occidentale– océan ouvert au nord du Gondwana –peut avoir, en modifiant les circulationsocéanique et atmosphérique, réchaufféle climat et amené des eaux peu ou pasoxygénées sur les plateaux continentaux.

Permo-Trias (245 Ma): c’est la crise laplus sévère. Elle aurait éliminé 96 % des espèces vivantes, dont environ 95%des espèces marines. On assiste à la dis-parition des trilobites et graptolites ; lesforaminifères benthiques et les récifs dis-paraissent. Pour le plancton marin,

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L’origine des extinctions de masseDans le monde scientifique, les causesdes grandes extinctions sont âprementdiscutées. Il semble cependant qu’au-cun de ces épisodes n’ait été réelle-ment instantané. Les archives paléon-tologiques montrent que ces grandescrises ont souvent été le coup de grâcedonné après des successions de plu-sieurs événements de moindre inten-sité. Les causes sont multiples et laseule explication qui peut être donnéeest la suivante: un certain seuil de per-turbation de l’environnement peutamener à un effondrement global desécosystèmes.À la recherche d’une cause unique pourexpliquer les extinctions de masse, lespaléontologues américains Fisher etArthur ont proposé, en 1977, la théorieselon laquelle le climat global alterne-rait des phases d’effet de serre pro-voqué par de hauts niveaux de CO2

avec des glaciations ayant des bas niveaux de CO2, ces fluctuations étantliées aux cycles de Milankovitch *.Cependant, les impacts météoritiquessemblent être imprévisibles et toutesles crises ne suivent pas ce modèle cli-matique. Il faut noter la grande insta-bilité de l’écosystème global et le faitqu’aucune extinction de masse n’aitfait disparaître toutes les espèces.

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Le nautile et sa coquille en spirale. Cet animal proche desammonites, qui se déplace par réaction en projetant de l’eau, a peu évolué depuis 400 Ma.

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les radiolaires et les acritarches voient leurdiversité diminuer; les ammonoïdes sontdécimés d’environ deux tiers de leursespèces; 90% des genres de brachiopodess’éteignent. De même, ne survivent quetrès peu de genres d’échinodermes et lesostracodes. Par contre, dans les eaux pro-fondes et les eaux douces, les mollusquesbivalves sont peu affectés. Cette crisetouche également la flore continentale,tandis qu’on assiste à un pic de biodiver-sité fongique. La diversité des insecteschute drastiquement et plus de 70% desvertébrés de l’époque (amphibiens et rep-tiles mammaliens) disparaissent. Cettecrise aurait plusieurs causes: une modifi-cation du climat avec le développementd’une forte aridité et un climat contrastéde type continental, plus un réchauffe-ment important dû à l’augmentation desgaz à effet de serre sur la Pangée, qui

regroupe presque tous les continentsactuels. Ce changement climatique s’ac-compagne d’une des plus importantesrégressions du niveau marin et de grandsdépôts de sel sur les plateaux continen-taux. De plus, une crise volcanique sedéclenche avec d’énormes coulées de laveou traps, augmentant ainsi l’effet de serreet les pluies acides.

Trias supérieur (215-200 Ma) : cettecrise est moins connue, alors qu’elle a provoqué la disparition d’environ 75% desespèces marines, l’extinction des conu-larides, des récifs et des conodontes, unrecul des mollusques bivalves et desammonoïdes, une réduction de la diver-sité des pollens, l’extinction des amphi-biens labyrinthodontes et des grandsreptiles herbivores, tandis que les crocodi-liens, les ptérosaures et les dinosaures sediversifiaient rapidement. Plusieurs phé-nomènes sont invoqués: baisse du niveaudes océans et de leur salinité, aridité conti-nentale, traps volcaniques aux États-Uniset en Afrique du Sud, impact météoritiquedu Manicouagan, au Québec.

Crétacé-Tertiaire (65 Ma): c’est la crisela plus connue, avec 76 % d’extinction

jours débattue. En réduisant la biodiver-sité de manière rapide, les grandes criseslaissent à certaines espèces survivantes lechamp libre pour reconquérir les nichesécologiques restées vides. Cela aurait pourconséquence de favoriser les innovationsmorphologiques ou adaptations clefs per-mettant à certains groupes, dans l’ombredes autres, d’envahir soudainement toutela planète et de mener une «explosion» deleur diversité. Ainsi, deux chercheursaméricains, James Kirchner et Anne Weil,ont montré, en 1995, qu’il faut environ10 Ma après une crise pour que la biodi-versité récupère son niveau antérieur,avec cependant des communautés ani-males et végétales transformées. De plus,la biodiversité semble augmenter régu-lièrement depuis ses origines, malgré le«bruit de fond» des extinctions régulières.

Parmi les exemples classiques de diver-sification explosive, on trouve l’explosion

des espèces, dont les dinosaures et lesammonites, ainsi qu’une très forte réduc-tion des bivalves rudistes, de certains échi-noïdes et des coraux. Sur terre, 60% desespèces d’angiospermes s’éteignent et l’onconstate un pic de spores de fougèresdurant cette période. Les changementsabiotiques de l’époque sont très nom-breux, provoqués par des phénomènescomme l’impact d’une comète, suivi d’untsunami massif, et une intense activité vol-canique en Inde (traps du Deccan). Lapériode est aussi marquée par une forterégression du niveau marin, des réduc-tions de carbone et de probables refroi-dissements climatiques.

Période actuelle: on assisterait aujour-d’hui à une nouvelle crise d’extinction dela biodiversité, d’une ampleur comparablevoire supérieure à celles du passé. Deuxfacteurs conduisent à cette extinction: lamodification profonde du milieu (agricul-ture, urbanisation, déforestation, effet deserre) et la colonisation par les espècesenvahissantes, transportées par l’hommevolontairement ou involontairement.

L’origine des nouveaux taxons derang supérieur. C’est une question tou-

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Marsupialia

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Lagomorpha

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Demoptera

Chiroptera

LipotypillaGypsonictops

Condylarthra

CreodontaCarnivora

Artiodactyla

Cetacea

Perissodactyla

Hyracoides

Proboscidea

Desmostylia

Sirenia

Batodon

"Zhelestidae"

Cimplestes

Embrithopoda

Tubulidentata

DeltatheridiaHoloclemensia

Prokennalestes Asioryctitheria

Piégé dans l’ambre, un insectevieux de 40 Ma. Grâce à leurs ailes,les insectes seront restés les maîtresincontestés des airs pendant près de 80 Ma.

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Arbre phylogénétique des mammifères (actuels et fossiles).Il montre qu’en 20 Ma la diversification des groupes a été très rapide.

Il faut environ 10 Ma après une crise pour que la biodiversité reprenne son niveau antérieur

Tatou

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cambrienne (faune de Burgess) qui inter-vient sans crise d’extinction antérieuredans un monde où les conditions de vien’ont pas changé, et la radiation desplantes à fleurs et des mammifères quiaurait été permise par l’extinction desdinosaures et la crise KT.

L’origine des mammifères est l’une des transitions les mieux connues grâceaux archives fossiles et constitue un casd’école. Pendant une centaine de millionsd’années, des patrons morphologiquescomplexes révèlent une augmentationdans le temps du nombre des caractèresqui distinguent les mammifères: l’oreilleinterne, le palais, les os du bassin,la dent tribosphénique, sans quel’on puisse mettre en évidencel’invention du placenta, de l’ho-méothermie ou des mamellescaractérisant le groupe actuel.

L’étude des caractères des taxons fos-siles montre une succession d’acquisitionsdes caractères mammaliens en partant depetits reptiles carnivores. Il n’existe pasd’indication d’une seule adaptation clefpermettant une accélération des lignées

dans le temps ni de sautmacromutationnel enun seul événement.Cependant, si la transi-tion reptile mammalien-mammifère s’est étaléede 300 à 210 Ma, il n’afallu que 5 Ma pour quese diversifient tous lesgroupes modernes demammifères entre 65 et60Ma, avec l’apparition,pour certains, des adap-tations clefs, comme l’astragale en poulie descondylarthres (mammi-fères du Paléocène), desongulés et des carni-vores, qui favorise lacourse et l’augmentationde taille dans les lignées,ou le développementdes incisives à crois-sance continue chez lesglires, qui permet l’her-bivorie, ou encore le volbattu des chiroptères.Ces groupes apparais-sent dès le début de laradiation avec les carac-

tères qui permettent de les définir actuel-lement, et les arbres moléculaires confir-ment cette hypothèse de radiationadaptative. De plus, des travaux récentsprouvent que les grands groupes de mam-mifères ont bien une origine géogra-phique différente et auraient divergé parvicariance* dans un monde où les conti-nents sont fragmentés.

Comment apparaissent les grandesmutations. Certaines, comme l’aile desoiseaux (voir DÉCRYPTAGE, p. 14-15) oul’astragale en double poulie des Cetartio-dactyla, sont aussi appelées des adapta-tions clefs. Elles permettent l’invasion et la

rapide expansion au sein d’unenouvelle zone adaptative, quiconduit souvent à la différencia-tion d’un nouveau taxon de rangsupérieur.

Les mécanismes à l’originede ces innovations ne sont pas encore bienconnus, mais les progrès de la génétiquemoléculaire et de la biologie du dévelop-pement commencent à lever le voile surces aspects de la macroévolution. Ainsi,selon Stephen Jay Gould, les hétérochro-nies* seraient des moteurs d’innovation.Certains gènes qui contrôlent la segmen-tation et le plan d’organisation des orga-nismes lors du développement subiraientdes mutations et favoriseraient ces modifi-cations importantes. Des événements depolyploïdie* auraient causé la multiplica-tion des génomes. Selon le chercheur britannique Tom Kemp, l’accumulation de changements au sein d’une lignée évolutive (tendance évolutive) pourraitégalement être la source d’une diversifi-cation des taxons de rang supérieur.

Ainsi la Terre continue-t-elle d’évoluer.Des prédictions indiquent que, dans200 Ma, les continents seront de nouveauréunis en une super-Pangée. Des extinc-tions de masse auront pu avoir lieu et lesindications sur la vitesse d’évolution destaxons ou la durée de vie des espècesmontrent que la biodiversité sera extrê-mement modifiée. Il semble difficiled’établir des lois générales de la macro-évolution tant les scénarios sont multipleset les jeux de hasard nombreux. Cepen-dant, n’oublions pas que la crise d’extinc-tion actuelle, liée à l’augmentation de lapopulation et à la dégradation de l’éco-système global, pourrait modifier forte-ment cette évolution future.

TDC N°946 • L’ÉVOLUTION DES ESPÈCES

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DAVID Patrice, SAMADI Sarah. La Théorie de l’évolution : une logiquepour la biologie. Paris : Flammarion, 2000 (coll. Champs université). GOULD Stephen Jay (sous la dir. de). Le Livre de la vie. Paris : Seuil, 1993(coll. Science ouverte).

SAVOIR

Triconodonta

0102030405060708090100110120130140

MultituberculataMonotremata

MÉSOZOÏQUE CÉNOZOÏQUE

Marsupialia

EdentataPholidota

Lagomorpha

Rodentia

Macroscelidea

PrimatesScandentia

Demoptera

Chiroptera

LipotypillaGypsonictops

Condylarthra

CreodontaCarnivora

Artiodactyla

Cetacea

Perissodactyla

Hyracoides

Proboscidea

Desmostylia

Sirenia

Batodon

"Zhelestidae"

Cimplestes

Embrithopoda

Tubulidentata

DeltatheridiaHoloclemensia

Prokennalestes Asioryctitheria

DANS 200MA,LES CONTINENTS

SERONT DENOUVEAU RÉUNIS

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