Le personnage : masque, personne, double de l’auteur ... · Moyen-Age et baroque: Le personnage...

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Le personnage : masque, personne, double de l’auteur, projection du lecteur/spectateur, «être de papier» ou notion «périmée»? Etude d’une notion variable mais permanente

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Le personnage : masque, personne, double de l’auteur,

projection du lecteur/spectateur, «être de

papier» ou notion «périmée»?

Etude d’une notion variable mais permanente

A l’origine du mot : un contexte théâtral

Le masque de l’acteurantique permet detraduire les émotionset fixer le genre:satirique, comique,ou tragique.

Le personnage apparaît comme une «construction» sciemment travaillée en fonction d’un effet à produire

[…] tout son talent [à l’acteur] consiste non pas à sentir, comme vous lesupposez, mais à rendre si scrupuleusement les signes extérieurs du sentimentque vous vous y trompez. Les cris de sa douleur sont notés dans son oreille. Lesgestes de son désespoir sont de mémoire, et ont été préparés devant une glace.Il sait le moment précis où il tirera son mouchoir et où les larmes couleront ;attendez-les à ce mot, à cette syllabe, ni plus tôt ni plus tard. Ce tremblement dela voix, ces mots suspendus, ces sons étouffés ou traînés, ce frémissement desmembres, ce vacillement des genoux, ces évanouissements, ces fureurs, pureimitation, leçon recordée d’avance, grimace pathétique, singerie sublime dontl’acteur garde le souvenir longtemps après l’avoir étudiée, dont il avait laconscience présente au moment où il l’exécutait, qui lui laisse, heureusementpour le poète, pour le spectateur et pour lui, toute liberté de son esprit, et qui nelui ôte, ainsi que les autres exercices, que la force du corps.

Diderot, Le paradoxe sur le comédien (1773-1777)

L’évolution du personnage C’est à l’époque moderne que se fixe l’attente d’une «épaisseur psychologique» du personnage au point qu’on confonde par exemple l’acteur et son personnage, comme si les émotions se frayaient un passage entre le jeu et le réel, la fiction et la réalité.

Pendant longtemps on n’a pas demandé au personnage autre chose que d’être unefonction, un socle, un prétexte, à s’élever, s’éduquer d’abord (voir la littératurecourtoise puis celle classique & moraliste), puis on lui demande de rejoindre lapsyché du lecteur, d’être en accord avec son lectorat, d’épouser les idéaux d’unegénération (cf. Le roman d’apprentissage, et la métaphore stendhalienne du«miroir») ainsi que de traduire une époque (le héros emblématique porte-paroled’une génération au besoin, jusqu’au Meursault de Camus). Puis on ne lui demandeplus rien à partir du Nouveau Roman, et encore moins d’être un héros.

Est-ce si sûr? Cf. http://www.telerama.fr/livre/le-retour-du-personnage-regression-ou-salut-du-roman,54019.php

Moyen-Age et baroque:Le personnage est héroïque, il est un idéal

Un idéal auquel on veut croire Un idéal que l’on sait inaccessible & vain

19° siècle : le héros est proche de nous, suscite notre empathie (identification)

20° s.: le personnage, simple personnage (mort du héros) Nous en a-t-on assez parlé du « personnage » ! (…) C'est une momie à présent, mais quitrône toujours avec la même majesté ¬ quoique postiche ¬ au milieu des valeurs querévère la critique traditionnelle. C'est même là qu'elle reconnaît le « vrai » romancier: «ilcrée des personnages»...Pour justifier le bien-fondé de ce point de vue, on utilise le raisonnement habituel :Balzac nous a laissé le Père Goriot, Dostoïesvski a donné le jour aux Karamazov, (…).Un personnage, tout le monde sait ce que le mot signifie. Ce n'est pas un il quelconque,anonyme et translucide, simple sujet de l'action exprimée par le verbe. Un personnagedoit avoir un nom propre, double si possible : nom de famille et prénom. Il doit avoir desparents, une hérédité. Il doit avoir une profession.(..) . Enfin il doit posséder un «caractère », un visage qui le reflète, un passé qui a modelé celui-ci et celui-là. Soncaractère dicte ses actions, le fait réagir de façon déterminée à chaque événement. Soncaractère permet au lecteur de le juger, de l'aimer, de le haïr. (…)Aucune des grandes œuvres contemporaines ne correspond en effet sur ce point auxnormes de la critique. Combien de lecteurs se rappellent le nom du narrateur dans laNausée ou dans l'Etranger ? (…) Et le Voyage au bout de la nuit, décrit-il un personnage ?

Alain ROBBE-GRILLET, Pour un nouveau roman (1957)

Le personnage, qui est-il? A-t-il encore les moyens de susciter notre empathie et d’être notre «héros»?

• Meursault sans identité ni «personnalité propre» dans l’Etranger (1942)? • Thérèse Desqueyroux que le lecteur rencontre au début du roman (1927) en

présumée meurtrière? • L’anti-héros du Parfum (1985), Jean-Baptiste Grenouille, un tueur en série

avéré? • Les personnages de la Jalousie de Robbe-Grillet qui n’ont pas de nom comme

le personnage féminin de «A.»? Le héros K. du Procès de Kafka (1925) désigné par une simple initiale?

• Le personnage durassien de Lol. V. Stein au nom tronqué dès le titre? • Le personnage de Dino Egger défini en creux (faute d’obtenir une définition

spécifique) par Eric Chevillard dans son roman éponyme (2011) ?

La tendance du roman contemporain?

Quelle tendance du roman contemporain?Sur quinze romans primés (Goncourt) depuis 2000, on obtient:• 5 romans au titre explicitement éponyme où le héros semble donné dès le départ au lecteur. Cela

dit, dans ce groupe, Le Soleil des Scorta relève plus de la saga: c’est un roman choral, qui forme unemosaïque (même si le personnage du patriarche, le bandit Luciano, est la figure fondatrice.)

• 1 roman (Les ombres errantes) refuse clairement de jouer le jeu de la mise en valeur d’un héros (demême, refus d’une histoire singulière).

• 6 romans ont atténué la figure du héros en faisant reposer l’intrigue sur un personnage dont ladestinée est indissociable de celle d’un autre protagoniste: ainsi le roman Pas pleurer de LydieSalvayre raconte la destinée de la mère de la narratrice («Montse») avec en miroir, celle de GeorgesBernanos. Le Sermon sur la chute de Rome donne la part belle à la confrontation de deuxpersonnages (Matthieu et Libero, deux amis). Idem pour Au-revoir là-haut qui rend compte de troisdestins entrelacés (Edouard et Albert). De même l’Art français de la guerre qui alterne récit de la viede Victorien Salagnon et expérience du narrateur. Trois jours chez ma mère mêle observation de lamère, et pérégrinations du narrateur (double de l’auteur). se sert de deux regards (deux enfants) etd’une figure agissante (Villegagnon) pour constituer le récitRouge Brésil : l’histoire y est fragmentée.

• 3 romans font émerger un personnage qui devient héros/héroïne même si le titre, volontiersmétaphorique, ne l’annonce pas forcément: Chez Rahimi, pleine confiance est faite à une héroïne:Syngué Sabour fait en effet émerger la voix de la narratrice interne, l’épouse qui soigne & protègeson mari. Chez Houellebecq tout tourne autour de Jed Martin. Alabama Song est lui centré sur ZeldaFitzgerald, épouse du romancier américain (c’est même une biographie fictive.). Ce dernier groupepeut se joindre au premier groupe de notre recensement. Cela donne en tout 8 romans quiperpétuent la tradition du héros romanesque.

Bilan sur la présence du héros:une survivance malaisée Présence du héros

héros explicitement éponymes

refus du héros

héros atténué

héros implicite mais réel

Dans le top 5 des ventes delivres (littérature française)pour 2014 donné par leséditeurs, 3 sont des romansdotés d’un héros identifiableautout duquel se construit lerécit (Montse chez L.Salvayre,Jean Daragane chez P. Modianoet Charlotte Salomon chezD.Foenkinos).NOTA BENE:

• David Foenkinos: prixRenaudot et Goncourt deslycéens 2014;

• Modiano: Prix Nobel de lalittérature 2014;

• Lydie Salvayre: Prix Goncourt2014.