Le Monochrome

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Dossiers pédagogiques Parcours thématiques LE MONOCHROME PARCOURS DANS LES COLLECTIONS MODERNES ET CONTEMPORAINES 2011‐2012 Kasimir Malevitch, Carré noir [1923 1930] Huile sur plâtre, 36,7x36,7x9,2 cm

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Œuvre actuellement présentée dans les collections modernes du Musée

Qu’est­ce qu’un monochrome ?Renouveler les pratiques artistiques

Les avant­gardes russes et soviétiquesKasimir Malevitch, Alexander Rodtchenko,Wladyslaw Strzeminski

L’après­guerre, la peinture américaineBarnett Newman, Mark RothkoRobert RauschenbergAd Reinhardt

Le monochrome en Europe, années 1950­1970Yves KleinLe groupe ZÉRO, Düsseldorf, Heinz Mack etOtto PieneAzimuth, Milan, Enrico Castellani et PieroManzoniLe groupe Nul, Pays­Bas, Jan SchoonhovenLucio FontanaAlighiero BoettiRoman Opalka

L’après 70 – États­Unis et EuropeLe monochrome : le genre de tous lespossiblesRobert Ryman, Ellsworth KellyClaude Rutault, Pierre SoulagesClément Mosset, Allan Mc Collum

Chronologie – Repères

Textes de référenceKasimir Malevitch, Lucio Fontana, Ad ReinhardtGerhard Richter, Barbara Rose

Bibliographie sélective

Les monochromes de la collection duMusée(Liste non exhaustive)

Pour savoir si les œuvres mentionnées dans ce dossier sont toujoursprésentées dans les salles du Musée, consulter la Liste des œuvres exposées par créateur

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QU’EST‐CE QU’UN MONOCHROME ?

RENOUVELER LES PRATIQUES ARTISTIQUES

Qu’est­ce qu’un monochrome ? « Monochrome » : d’une seulecouleur. Le terme fut longtemps dans l’histoire de l’art unadjectif qualifiant un camaïeu ou une grisaille. Au 20e siècle, ildevient un substantif puis un genre au même titre que lepaysage ou le ready­made.

Le monochrome fait partie de ces pratiques qui ont remis encause les manières traditionnelles d’envisager la création.Comme le ready­made et la performance, il apparaît dans lesannées 1910 − Marcel Duchamp, avec sa Roue de bicyclette,crée le premier ready­made en 1913 [1] , Malevitch ce quel’on considère comme le premier monochrome avec son Carrénoir, en 1915, et les artistes Dada la performance pendant laPremière Guerre. Pratiques qui disparaissent quasiment à lafin des années 1920, pour réapparaître après le SecondeGuerre mondiale et les années 1950.

Ce qui nous intéresse ici est de comprendre, en observantleurs œuvres et en interrogeant leurs propos, comment etpourquoi des artistes réduisent la peinture à une couleurunique pour renouveler leur pratique artistique. Vide de représentation et de forme, le monochrome est richede toutes les intentions. Malevitch le conçoit comme unpassage vers l’infini, Rodtchenko peint une surface matérielleet vide, Newman et Rothko en font un grand champ colorépour s’ouvrir à une expérience intérieure. Pour Ad Reinhardt,il est l’ultime peinture et pour Ryman ce qui lui permet demesurer les effets de chaque matériau et support …« Entre ces deux pôles extrêmes – la manifestation de l’absoluet le rire nihiliste –, écrit Denys Riout, tout l’éventail despossibilités peut donner lieu à des versionsmonochromatisées. Les unes aspirent à la beauté, les autresau sublime, d’autres encore relèvent du spiritualisme, dumatérialisme, de l’ironie ou du désespoir. Il en est de toutesles couleurs, et encore des blanches, des noires. On enrencontre des petites et des grandes, des lisses et des fripées,des rugueuses, des chaotiques, des brillantes, des mates etdes satinées. Elles peuvent être peintes à l’huile, à l’acrylique,à la détrempe, avec un pinceau, une brosse, un rouleau ou unpistolet. Les unes sont exécutées par l’artiste en personne,d’autres, plus rares, il est vrai, par ses assistants du moment.Bref, il en est de toutes sortes, et le genre, si étroit qu’ilparaisse a priori, n’en offre pas moins d’inépuisablespossibilités d’invention aux artistes imaginatifs qui mettentainsi à l’épreuve la sagacité des commentateurs. » [2]

Ce dossier fait écho aux accrochages moderne etcontemporain actuellement présentés au Musée, où pas moinsd’une vingtaine de monochromes sont à découvrir au détourd’une salle ou d’une allée, placés là comme un leitmotiv pours’interroger sur la peinture.

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LES AVANT‐GARDES RUSSES ET SOVIÉTIQUES

Au début du 20e siècle, la déconstruction des éléments de lapeinture connait une accélération vertigineuse avec lefauvisme, le cubisme, le futurisme et l’abstraction. Malevitchva donner à la peinture un coup de grâce, au double sens dumot, la tuant et la renouvelant à la fois. Ne pouvant plus nousfier à notre seule perception, investir de notre imaginaire sessurfaces, cette nouvelle peinture qui montre peu ou à peine,plaide pour une connaissance de ce qui la fait naître et laconstitue. « Objets limites, dit Denys Riout, elles [ces toiles]sont d’excellents observatoires sur l’articulation entre lapeinture – et non le sujet de la peinture − et le sens. [3]

KASIMIR MALEVITCH

Kasimir Malevitch, 1878, Kiev (Russie) – 1935, Leningrad (Urss)

Kasimir Malevitch, Carré noir [1923 ­1930]Huile sur plâtre, 36,7x36,7x9,2 cmŒuvre actuellement présentée dans lescollections modernes du Musée

Le motif du carré peint d’uneseule couleur apparait chezMalevitch en 1913 dans lesdécors et les costumes réaliséspour l’opéra cubo­futuriste LaVictoire sur le soleil, deMatiouchine. En décembre

1915, il présente parmi 39 œuvres suprématistes son premierCarré noir et son Carré rouge à l’exposition « 0,10 » (Zéro­Dix). Dernière exposition futuriste de tableaux, où s’affichenttoutes les surenchères avant­gardistes de l’époque. [4]

Comme le montrent les archives photographiques del’exposition, le Carré noir est exposé en hauteur, à l’angle dedeux murs, place traditionnellement réservée aux icônes dansles maisons russes – ce qui passe aux yeux du public pourblasphématoire. À le regarder cependant, noir, le carré nel’est pas entièrement, il est entouré de marges blanches quirappellent le rapport classique d’une forme et d’un fond.

Pourtant, Malevitch ne semble pas le voir ainsi. Dans sontexte Du cubisme au suprématisme. Le nouveau réalismepictural (commencé en 1913 et publié en 1915) où il théorisele suprématisme, il n’évoque pas les marges de sonQuadrangle, titre original qu’il donne à son œuvre, et qu’ildate de 1913.Le Carré noir n’est­il que l’une des formes­plans (si on se fie àla date donnée par le peintre) ou l’aboutissement de sescompositions suprématistes dont le but est de libérer lapeinture du monde des objets ?

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Avec ses marges blanches, le Carré noir n’est pas unmonochrome ; et s’il n’est pas entièrement noir, carré il nel’est pas non plus. Rares sont ceux qui, aujourd’hui, l’ont vu,car il n’est jamais sorti des réserves, depuis 1929, de lagalerie Tretiakov à Moscou. Mais ses exégètes en attestent :ses qualités picturales, sa facture, sa forme et sa présence enfont plus qu’une simple idée ou qu’une proposition radicaledans un contexte social et artistique révolutionnaire.

Malevitch a peint, comme s‘il s’agissait de répéter le signed’un système, plusieurs Carré noir, et c’est un Carré noir quifut placé au­dessus de son lit de mort et sur sa tombe par sesproches. Outre le Quadrangle ou Carré noir de 1915, la galerieTretiakov conserve une version de 1929. Celle du début desannées 20 (1920 ou 1924 ?) appartient au Musée russe deSaint­Pétersbourg. La version conservée par le Musée nationald’art moderne est peinte sur un parallélépipède de plâtre.S’amincissant sur la gauche, elle serait plus proche de laversion originale. [5]

« Après cela, que faire ? » demandait­on déjà en 1916,voyant dans ce carré la mort de la peinture. Pour Malevitch, leCarré noir n’est pas un terme mais le début d’une nouvelleétape qui conduit la peinture vers une plus grande vérité, àune sensation pure. La peinture doit contribuer à libérerl’esprit du monde matériel pour faire pénétrer l’être dansl’espace infini. Trois ans (ou cinq selon les dires de l’artiste)après le premier Carré noir, il peint le Carré blanc sur fondblanc.

Kasimir Malevitch, Carré blanc sur fond blanc, 1918> Voir l’œuvre sur le site du MoMA

Pas tout à fait carrée non plus, cette peinture témoigne,comme pour le Carré noir, d’une grande sensibilité. On peutlire sur le site du MoMA, où l’œuvre se trouve depuis 1936que, même radicale et austère, elle n’a rien d’impersonnelle.La trace de la main de l’artiste est visible dans la texture de lapeinture et ses subtiles variations de blanc ; les contoursimprécis du carré asymétrique produisant une sensationd’espace infini… [6] Le blanc, légèrement bleuté pour la forme centrale, pluschaud et ocré sur la périphérie, crée une matière dense etcomplémentaire au point qu’on ne peut séparer forme etfond. La position décentrée du carré, comme pesant sur ladroite, et le léger cerne noir autour, dynamisent l’ensemble,contribuant à la sensation d’espace.

Pour Malevitch, le blanc représente l’infini, le cosmos. Il écritdans le catalogue de l’exposition Création non­figurative etsuprématisme (1919), où étaient présentés le Carré blanc surfond blanc et quelques autres peintures blanchessuprématistes : « J’ai troué l’abat­jour bleu des limitationscolorées, je suis sorti dans le blanc, voguez à ma suite,camarades aviateurs, dans l’abîme, j’ai établi les sémaphoresdu Suprématisme. […] Voguez ! L’abîme libre blanc, l’infinisont devant vous. » [7]

Lire dans les textes de référence un extrait du texte de Malévitch, Ducubisme et du futurisme au suprématisme. Le nouveau réalismepictural, 1916.

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ALEXANDER RODTCHENKO, WLADYSLAW STRZEMINSKI

Alexander Rodtchenko, 1891, Saint­Pétersbourg (Russie) – 1956, Moscou(Urss)Wladyslaw Strzeminski, 1893, Minsk (Russie) – 1952, Lodz (Pologne)

Alexander Rodtchenko, Rouge, Jaune, Bleu, 1921Voir l’œuvre sur le site du MoMA

Le Carré noir et le Carré blanc sur fond blanc ne sont pas quede la couleur simplement posée sur une toile, au contraired’autres tableaux tels ceux d’Alexander Rodtchenko,Rouge, Jaune, Bleu, exposés en 1921, à Moscou, dansl’exposition 5 x 5 = 25. Pour Rodtchenko, la toile n’est plus unpassage vers un monde infini. En revenant aux trois couleursprimaires, il dit libérer la couleur et la peinture de toutefinalité, de tout contenu. Mort de la peinture qui,implicitement, écrit Barbara Rose, signifie celle ducapitalisme, la naissance de la peinture de chevalet en tantque propriété privée coïncidant avec celle du capitalisme dansl’Europe protestante du Nord. [8]

Il faut aussi, parmi les artistes d’avant­garde de l’époque,citer Wladyslaw Strzeminski, − d’origine polonaise,Strzeminski est né en Russie −, élève et admirateur deMalevitch, qui aboutit au début des années 1930 à une formede monochromie de ton blanc sur ton blanc. S’installant enPologne en 1922 avec sa femme Katarzyna Kobro, Strzeminskicrée le mouvement uniste, conçu comme un prolongementdes théories suprématistes : éloigner la création de l’imitationdu monde et des objets, rechercher l’infini en utilisant lesnon­couleurs et des formes géométriques simples telles que lacroix et le carré.Puis, Strzeminski remet en cause ces théories. Le tableaun’est plus fait pour voir l’invisible, mais pour s’adresser à lavue. N’ayant d'autre signification que lui­même, matière,couleur, forme, fond et surface, à la recherche de l’unité,doivent former « un tout visuel organique ». Dans les années1930­31, il fait disparaître toute forme et toute compositionde ses toiles.

Créateur du premier musée d’art moderne, le Museum Sztukyà Łódź, son œuvre a été montrée, après bien des annéesd’oubli, au Centre Pompidou dans l’exposition Présencespolonaises en 1985.

L’APRÈS‐GUERRE, LA PEINTURE AMÉRICAINE SUR LA VOIE DUMONOCHROME

Fin des années 1940, début des années 1950, lamonochromie, qui a disparu en même temps que les avant­gardes historiques, réapparait aux États­Unis.Dans l’après­guerre qui voit toujours (mais pour combien de

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temps ?) le triomphe de l’art français sur la scèneinternationale, les artistes américains recherchent leuridentité. Renonçant en premier lieu à la composition, à lareprésentation, aux contrastes de valeurs propres à lapeinture traditionnelle européenne, ils s’impliquent dans unerencontre physique avec leur médium, dans un art direct quiimpose sa simplicité et son émotion. De grand format, leurstoiles sont des champs d’expérience de l’espace et de lacouleur (Color­field), tant pour l’artiste que le spectateur.Dans cette recherche de vérité, de foi en la peinture, unepremière génération d’artistes (Clifford Still, Barnett Newman,Mark Rothko) va frôler la monochromie, la seconde(Reinhardt, Ryman…) y entrer de plain pied. Une troisièmevoie, celle de Robert Rauschenberg, noue des liens entremonochrome et ready­made.

BARNETT NEWMAN

Barnett Newman, 1905, New York (États­Unis) – 1970, New York (États­Unis)

La collection du Musée comporte vingt­quatre œuvres deNewman dont l’album des 18 Cantos, 1963­1964 et troispeintures : Shining Forth (to George), 1961, Not There –Here, 1962 et Jericho, 1968­69. Le Canto XVIII estactuellement exposé dans les collections modernes du Musée.

Les toiles de Newman seraient de grands champsmonochromes si elles ne comportaient ce qui constitue lamarque de fabrique du peintre, le zip, bande plus ou moinsépaisse qui les traverse de haut en bas, comme une fermetureéclair. Si on ne peut parler de composition ou de forme ausens traditionnel, le zip est pour Newman un dessin qui luipermet d’ouvrir la surface de la toile à l’espace. « Au lieud’utiliser les contours, au lieu de fabriquer des formes et dedélimiter des espaces, écrit­il, mon dessin affirme l’espace. Aulieu de travailler avec des restes d’espace, je travaille avecl’espace entier ». [9] Séduisantes par la pureté de leurs plages colorées, sespeintures sans sujet pourraient apparaître vides. L’artiste, ditNewman, doit « peindre comme si la peinture n’avait jamaisexisté ». L’œuvre doit contenir « ce monde sans fin, dans sespropres limites », mettre en relation avec l’essentiel,transmettre une émotion qui ne se dit pas avec des mots.

Barnett Newman, ShiningForth (to George) (Surgit lalumière (Pour George)),1961Huile sur toile, 290 x 442 cm

Laissée brute,simplement enduited’un ocre lumineux, latoile est rythmée partrois bandes noires

verticales : la bande centrale, légèrement décalée vers lagauche, sorte de colonne vertébrale ou d’axe universel quitraverse l’espace de bas en haut et, presque aux bords des

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deux côtés de l’espace, deux zips à la facture inversée. Le zipde gauche est une forme pleine, nettement définie bien queplus ténue que la bande centrale, celui de droite a été obtenupar négatif, en peignant de part et d’autre d’une bandeadhésive, arrachée ensuite.

Newman a réalisé ce travail sur la lumière − Shining Forthsignifiant « qui brille au loin » − après le décès de son frèreGeorge. Sa monumentalité, sa luminosité, sa composition(proche de la Section d’or), les sensations de plein, de vide,de verticalité qu’il provoque font toucher ce que le peintreappelle le « sublime », ce qui ne peut être dit autrement quepar la peinture.

MARK ROTHKO

Mark Rothko, 1903, Dvinsk (Russie) – 1970, New York (États­Unis)

Mark Rothko, Untitled (Black, Redover Black on Red), 1964Huile sur toile, 205 x 193 cm

Mark Rothko, comme BarnettNewman, a une haute idée durôle de l’art, et se met commelui dans la position d’inventer lapeinture en se débarrassant dela tradition et de tout référent. Dès le début des années 1950,délaissant des influencessurréalistes, ce qui était aussi lecas de Newman, ses

compositions de grand format se résument à l’agencement dedeux ou trois rectangles aux contours évanescents disposésles uns au­dessus des autres. Progressivement, il réduit les couleurs ainsi que les contrastesde valeur − la palette vive de ses premiers grands tableaux nefaisant, pense t­il, qu’égarer le spectateur − et limite lacomposition à des formes géométriques. Rothko ne veut plustoucher chez le spectateur sa perception, mais soncheminement intérieur. Ainsi, recommandait­il que ses toiles soient exposées sur desmurs peu éclairés afin que leur lumière puisse irradier de leurprofondeur.

ROBERT RAUSCHENBERG

Robert Rauschenberg, 1925, Port Arthur (Etats­Unis) – 2008, Captiva Island(Etats­Unis)

Robert Rauschenberg, White Painting, Three Panel, 1951> Voir l'œuvre sur le site du MoMA

Bien que le Musée national d’art moderne ne compte aucuneWhite Painting, on ne peut passer sous silence ces œuvres, lespremières connues du peintre, réalisées au Black MountainCollege à partir de 1951, des toiles apprêtées, laissées

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blanches. En 1952, plusieurs d‘entre elles vont d’ailleursservir d’écrans et de décors à l’Event de Merce Cunningham etJohn Cage, Theater Piece n°1. [10] Ces toiles sont « des aéroports pour les lumières, les ombres,les particules », dit John Cage. Espaces vierges pour laisserprendre place les événements du monde, elles apparaissentcomme l’équivalent de la pièce musicale de Cage, 4’33’’ desilence, dont le but est de laisser émerger les bruits dumonde.

Les White Paintings sont­elles des œuvres d’art ? À la foismonochrome et ready­made, elles posent ces questions : àpartir de quand y a t­il œuvre ? quel est le rôle de l’artiste ?Montées sur châssis, elles se distinguent d’un simple mur quine susciterait aucune réaction. Leur composition en plusieurspanneaux fait apparaitre un rythme, des signes, une croix, unespace répétitif... qui provoque le regard. La main de l’artisten’est pas indispensable à leur reconfection – Rauschenbergconfie cette tache à son assistant Brice Marden [11] , en1968. Les White Paintings ont la faculté de susciter le débat, ellessont à ce titre des œuvres conceptuelles.

Rauschenberg réalise par la suite la série des Black Paintingsqui répond à une tout autre logique, celle de l’occultation. Ils’agit alors, non plus de laisser le monde se refléter sur unesurface blanche, mais de recouvrir des collages d’une épaissecouche de noir.

En savoir plus sur Robert Rauschenberg, consulter le dossier RobertRauschenberg, Combines 1953­1964.

AD REINHARDT

Ad Reinhardt, 1913, Buffalo (États­Unis) – 1967, New York (États­Unis)

Ad Reinhardt, Ultimate Painting n°6, 1960(Dernière peinture n°6)Huile sur toile, 153 x 153 cm

Les ambitions d’Ad Reinhardt,grand amateur de paradoxes etchercheur d’absolu, paraissent àl’opposé de ce qu’il montre. Sadernière série d’œuvres, lesUltimate Paintings, réalisées dudébut des années 1960 jusqu’àsa mort en 1967, sont des

tableaux noirs d’une seule taille, carrés, de 5 pieds sur 5,comme il les définit lui­même. Elles sont qualifiées de sonvivant, de vides, de répétitives et terriblement provocatrices.Pourtant, Reinhardt est un des grands artistes américains quiont renouvelé l’art et la pensée sur l’art de leur temps.

Ad Reinhardt est aux antipodes des expressionnistes abstraitsdont il dénonce la peinture gestuelle. Mais il partage avec eux,dès la fin des années 1940, la recherche d’une peinture d’oùtout centre est exclu au profit d’un espace all­over. [12] Après

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ses Abstract Paintings, tableaux unicolores aux variationspresque imperceptibles, il simplifie encore la forme et lacouleur qu’il limite, à partir de 1953, à une surface proche dunoir.

Les Black Paintings sont l’expression de ce qu’il est encorepossible de peindre une fois appliquées les Douze règles pourune nouvelle académie, règles qui définissent ce que n’est pasla peinture : une texture, un dessin, une couleur, unelumière, un espace, un temps, un objet, un sujet… [13] A contrario des dogmes duchampiens et de leur renouveaunéo­dada avec des artistes tels que Robert Rauschenberg,Reinhardt proclame que ce n’est pas le spectateur qui faitl’art, que l’art n’est pas la vie. L’art vient de l’art, l’artiste desartistes qui l’ont précédé, l’atelier est le seul territoire quiidentifie l’œuvre, ce n’est pas au musée de dire ce qui est oupas de l’art... Ainsi, d’ailleurs, clôt­il ses Douze règles : « pasde partie d’échec » [14] .

Ces œuvres ne sont­elles que de grands carrés noirs ? Commepour les Carré noir de Malevitch, nous en voyons les qualitéssubtiles. « À vrai dire, nous percevons bien que le noir n’estpas tout à fait noir, écrit Denys Riout, et nous sommessensibles à une qualité indéfinissable de la surface peinte,unie, sobre et profonde, fragile surtout… [en fait], cette toilecarrée est divisée en neuf carrés, […] leurs limites ne sont passtrictement géométrisées, […] les couches de peinture sontinnombrables et […] aucun des tableaux similaires n’estidentique aux autres. » [15] Avec ses peintures noires, aux limites du visible, Reinhardtpropose de franchir la frontière qui conduit du sensible auspirituel et au méditatif.

Ultimate Painting n°6 fait partie de sa dernière série d’œuvresdéfinie comme « une peinture pure, abstraite, non objective,atemporelle, sans espace, sans changement, sans référence àautre chose, désintéressée, un objet conscient de lui­même(rien d’inconscient), idéal, transcendant, oublieux de tout cequi n’est pas l’art ». [16] Les Ultimate Paintings, « lesdernières peintures que l’on peut peindre », sont l’ultimerempart au leitmotiv de l’époque : la mort de la peinture. Ultimate Painting n°6 est la seule œuvre de Reinhardt entréedans les collections françaises.

Lire dans les textes de référence, un extrait du texte d’Ad Reinhardt,« L’art en tant que tel », 1962.

LE MONOCHROME EN EUROPE, ANNÉES 1950‐1970

Si Yves Klein n’est pas le premier à peindre desmonochromes, c’est avec lui que la monochromie s’imposecomme un genre dans le milieu des années 1950. [17] Présent sur différents « fronts » en Europe – en Italienotamment où il influence Piero Manzoni et Lucio Fontana, enAllemagne où il expose avec le groupe ZÉRO, ou en

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Angleterre −, il impose le monochrome comme uneexpression à part entière. À partir du début des années 1960,des expositions sont organisées autour du monochrome,réunissant tant les peintures mono­tons des avant­gardesrusses, les Américains des années 1950 que les artisteseuropéens.

YVES KLEIN

Yves Klein, 1928, Nice (France) – 1962, Paris (France)

Yves Klein, IKB 3, Monochrome bleusans titre, 1960Pigment pur et résine synthétique surtoile marouflée sur bois, 199 x 153 cmŒuvre actuellement présentée dans lessalles modernes du Musée, niveau 5

La rencontre d’Yves Klein avec lacouleur serait, comme il le relatedans l’Aventure monochrome,une vocation qui se seraitdéclarée en 1947 [18] , voiremême plus tôt. Et il n’aura decesse au cours de sa carrièrefulgurante de construire salégende, celle d’Yves leMonochrome.

En 1954, un ouvrage lui aurait été consacré, Yves Peintures,qui présente dix planches en couleurs, témoignant, dit­il, deses recherches. En fait, dix rectangles de papiers colorés,collés sur des pages blanches. L’ouvrage, qui ne comporteaucun nom d’éditeur, a sans doute été façonné par lui. En 1955, de retour du Japon, c’est un monochrome orangesigné qu’il propose d’exposer au Salon des réalités nouvellesconsacré à l’abstraction. Eu égard à sa mère, Marie Raymond,peintre connue et exposante régulière, le jury lui demande,pour accepter sa participation, d’ajouter une forme, un trait,voire un simple point sur ce fond orangé. Car si l’abstraction adépassé la question du sujet, elle ne l’a pas fait de lapolyphonie colorée, des rapports des couleurs et des formesentre elles.On connaît la répartie du jury, rapportée par Klein lui­même :« Une seule couleur unie, non, non, non vraiment, ce n’estpas assez, c’est impossible ». [19] Pour parfaire son geste,Klein ôtera dorénavant du tableau sa signature.

Pour sa première exposition, il va reprendre le titre YvesPeintures pour affirmer, contrairement aux avis du Salon, queses monochromes sont bel et bien de la peinture. Mais pourl’exposition l’année suivante chez Colette Allendy, c’est le titrede Propositions monochromes qui est retenu, titre suggérépar Pierre Restany. Iris Clert, qui découvre pour la premièrefois une de ses œuvres, s’exclame : « Ce n’est pas untableau ! ».

Klein fait­il encore des tableaux et de la peinture ? Pourcouper court aux critiques, donner du sens à son aventure

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picturale, il va parler du dépassement du tableau par lacouleur, de la peinture par le spirituel. Ses monochromes, dit­il, sont des espaces ouverts sur l’infini, permettant à la« sensibilité pure » de se libérer. En 1956, il en limite même la couleur à une seule : le bleu,car le spectateur se perd, dit­il lui aussi, à chercher un sensdans les rapports de couleur des différents monochromes. DeGiotto à ses contemporains, Picasso ou Matisse, l’histoire del’art a donné ses lettres de noblesse au bleu. Lié à l’espace, àla pureté, « Le bleu n’a pas de dimensions. […] Toutes lescouleurs amènent des associations d’idées concrètes,matérielles et tangibles, tandis que le bleu rappelle tout auplus la mer et le ciel, ce qu’il y a de plus abstrait dans lanature tangible et visible. » [20] Et pour donner plus de poidsencore à son bleu, il le fait breveter. [21]

Avec l’exposition La Spécialisation de la sensibilité à l’étatmatière première en sensibilité picturale stabilisée, plusconnue sous le nom Le Vide, organisée en avril 1958 dans lagalerie d’Iris Clert, où le bleu devient onde immatérielle,hormis les fenêtres recouvertes de bleu et un cocktail bleu àingérer, Klein veut faire admettre qu’un tableau n’est pas cequ’on voit mais ce qui constitue son être.

En 1959, Klein ajoute au bleu le rose, couleur de la chair, etl’or, celle de la combustion. Pour autant, que ses œuvressoient bleues, roses ou or, aucune ne se ressemble, chacuneimpose sa singularité. Dans ce contexte où toutes lescomposantes de la peinture disparaissent, on comprend qu’ildélaisse aussi le pinceau au profit du rouleau, puis des corpsdes modèles, les fameux « pinceaux vivants ».Pour Klein, peindre ne signifie pas « s’exprimer ». C’est « unmode d’être ». Ainsi, peut­il affirmer que ses œuvres ne sontque « les cendres de son art », ce qui reste de sa rencontreavec la peinture, du moment de sa charge émotionnelle,invisible et unique. Elles en sont l’imprégnation.

Monochrome bleu sans titre, réalisé en 1960, soit deux ansavant sa mort, fait partie des quelque deux cents IKB crééspar Klein. Seule la monochromie pouvait lui permettre devivre cette aventure spirituelle par le moyen de la couleur.Reconnue en Europe, son œuvre est mal accueillie aux États­Unis où elle est présentée en 1961 chez Leo Castelli, NewYork. Les premiers monochromes américains ont été exposésdix ans auparavant tandis que le Carré blanc sur fond blancde Malevitch appartient depuis 1936 aux collections du MoMA.

Pour en savoir plus sur l’œuvre d’Yves Klein, consulter les dossiers :> Yves Klein dans les collections du Musée> Yves Klein. Corps, couleur, immatériel.

LE GROUPE ZÉRO, DÜSSELDORF, RFA : HEINZ MACK ET OTTO PIENE

Heinz Mack, 1931, Lollar (Allemagne avant 1949)

Constitué en 1957 à Düsseldorf par Heinz Mack, GünterUecker et Otto Piene, le groupe ZÉRO est plus qu’un groupe.Il est un réseau dont les membres, des artistes de toutes

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générations et origines, se rassemblent dans l’atelier de sesfondateurs le temps d’une « exposition d’un soir ». On yretrouve les grands ténors de l’avant­garde et notamment dumonochrome : Lucio Fontana, Piero Manzoni, Yayoi Kasama,Yves Klein… Leur point commun : une opposition àl’expressionnisme abstrait, à la subjectivité de l’artiste, ainsiqu’à toute forme de réalisme.

ZÉRO ne s’ouvre pas au néant, mais au renouveau de la tablerase et à sa dynamique. « ZÉRO est silence. ZÉRO estcommencement. ZÉRO est rond. ZÉRO tourne. ZÉRO est lalune. Le soleil est ZÉRO. ZÉRO est blanc. […] ZÉRO est beau.Dynamo dynamo dynamo » (extrait de Die Neue Idealismus,1963). Écrit par Otto Piene, ce texte, considéré comme leManifeste ZÉRO, résonne comme un hommage à Malevitch, àsa recherche d’infini et son affranchissement du passé.Adeptes du silence et du commencement pour créer unnouveau langage plastique (de nouvelles formes, de nouvellesmatières, de nouveaux mouvements, des rapports nouveauxentre l’œuvre et le public), les artistes du groupe ZÉROexploitent tant les éléments naturels − l’air, le feu, l’eau, lalumière − que les matières technologiques et industrielles.L’œuvre devient le réceptacle de phénomènes sensibles,proches en cela des artistes cinétiques. [22] Cette philosophieconduit à privilégier la série, le monochrome, l’installation,voire l’action.

ZÉRO possède une revue − qui favorise la diffusion rapide dece nouvel art − et dispose d’une galerie, la galerie Schmela àDüsseldorf où, dès 1957, Yves Klein fait connaître lemonochrome en Allemagne. Lucio Fontana y expose en 1960.

Heinz Mack, Lichtrotoren, Sonne desMeeres (Rotateur de lumière, soleil dela mer), (1967)Aluminium, 143 x 143 x 17 cm

Après des études à l'Académiede Düsseldorf et de philosophieà l'Université de Cologne. HeinzMack, cofondateur du groupeZÉRO, réalise à partir de 1958ses premiers reliefs et cubeslumineux.Lichtrotoren, Sonne des Meeres

(Rotateur de lumière, soleil de la mer) est représentatif deson travail sur la vibration de la lumière. Entre métal et étoffe(l’aluminium est traité comme un velours), objet industriel etprécieux (l’énorme machine évoque un disque solaire), fixitéet mouvement (le mouvement est simplement optique),monochrome, lourde et légère à la fois, cette œuvre sollicitetant l’imaginaire que les sens. Aux confins des influencesavant­gardistes des années 1950­60, Mack est un desprincipaux représentants de l’art cinétique allemand.

AZIMUTH, MILAN, ITALIE : ENRICO CASTELLANI ET PIERO MANZONI

Enrico Castellani, 1930, Castelmassa, Italie

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Piero Manzoni, 1933, Soncino, Italie – 1963, Milan, Italie

Enrico Castellani, Superficieangolare bianca n°6 (Superficieangulaire blanche n°6), 1964Acrylique sur toile tendue sur un arcmétallique et sur deux châssis formantun angle droitPeinture acrylique sur toile, 149,7 x 145x 59 cmŒuvre actuellement présentée dans lessalles contemporaines du Musée

Enrico Castellani étudie l’art, lasculpture et l’architecture àMilan et à Bruxelles. Après unepremière période liée à l’actionpainting et à l’art informel, il sedétache du geste pictural pour

dépasser la notion de tableau et envisager l’œuvre comme un« objet autonome ». Dès 1959, il définit la méthode qu’ilutilise encore aujourd’hui : tendre une toile monochrome surun châssis de bois planté de clous, dans le but de créer durelief pour capter les ombres et la lumière. Membre du réseauZÉRO avec son compagnon de route Piero Manzoni, il fondeégalement avec lui, à Milan, la galerie et la revue Azimuth. Ilsvont y exposer et publier les artistes qui participeront à latoute première exposition organisée à Düsseldorf en 1960 surla monochromie, Monochrome Malerei.

Superficie angolare bianca n°6, 1964, est un monochrome enrelief de couleur blanche. Ici, la toile est tendue sur un arcmétalique. Le châssis en cornière − ce qui est exceptionnel, laplupart de ses monochromes en relief sont sur châssis plat −s’encastre entre deux murs, tandis que la partie centrale del’œuvre s’avance, de façon sensuelle, dans un clair obscur (leclair dans la partie haute, l’ombre dans la partie basse). Faut­il voir dans cette encoignure une réminiscence du Carré noirde Malevitch tel qu’il fut exposé en 1915 ? Ou exploite­t­il, àla manière d’un minimaliste, le dynamisme d’un espace à lacroisée de deux murs ?

À partir de 1967, Enrico Castellani réalise des installations surle même principe que ses tableaux­objets, la lumière jouantsur des « surfaces monochromes » pour « structurer l’espacede manière à le rendre perceptible et utilisable par les sens ».[23]

Dans l’accrochage actuel de la collection contemporaine, cetteœuvre d’Enrico Castellani est située à l’entrée de la salleExpérimentations italiennes. Pour Donald Judd, Castellani estle père du minimalisme [24] , et pour Bernard Blistène« l’artiste qui fait la synthèse des expériences esthétiques desannées 60 de part et d’autre de l’Atlantique ».

Piero Manzoni, Achrome, 1961Mèches de fibre de verre blanche et fil de fer enroulés sur bois,51 x 66 x 13 cmŒuvre actuellement présentée dans les salles contemporaines du Musée

En 1957, Piero Manzoni découvre les monochromes d’YvesKlein à la Galleria Apollinaire de Milan. Il le rencontre à Pariset lui propose une collaboration : Klein étant l’homme des

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monochromes bleus, lui le seraitdes monochromes blancs. Ce quin’est pas du goût de Klein,raconte Jean Tinguely. Piero Manzoni côtoie LucioFontana par l’intermédiaire dugroupe Movimento Nucleare.Compagnon de route d’EnricoCastellani, il crée avec lui la

galerie et la revue Azimuth et, à partir de 1959, collabore augroupe ZÉRO.

Ses premiers Achromes datent de 1957, après sa rencontreavec Klein. Ce sont des peintures­sculptures sans couleur (le« a » étant privatif), faites de toiles plissées ou déchirées,trempées dans des mélanges de colle et de plâtre quirappellent les plissés des sculptures grecques. Puis, se rapprochant de la pensée ready­made, il utilise desmatériaux trouvés : fibre de verre, coton hydrophile, peluche,plastique, laine de verre, carrés de tissu cousus entre eux…,qui effacent toute touche personnelle. Ses derniers Achromessont constitués de substances chimiques, changeant decouleur aux variations atmosphériques. Absence de couleur, de composition, de représentation,absence du geste de l’artiste, l’achrome, s’il est toujours untableau par sa forme, en a perdu une grande partie de sespropriétés.

Bien qu’influencé par Klein, Manzoni se démarque point parpoint de son œuvre, ce qui en montre une connaissanceparfaite. À la couleur monochrome, il substitue l’absence decouleur, l’achrome. À la notion de vide et d’immatériel, ilpréfère des matériaux qui sollicitent un sens inhabituel enpeinture, le toucher. Klein est ennemi de la ligne qui enfermel’espace, Manzoni les recrée avec les objets et les tissus qu’ilutilise. Pour lui, l’œuvre est un objet matériel et fini ; rien demystique en lui non plus mais un ancrage dans la matière,sans forme et recyclable, qui constitue l’alchimie de la vie.Aux « zones de sensibilité picturale immatérielle » venduespar Klein à prix d’or, il substitue la mise en boîtes numérotéeset signées de la Merda d’artista. À l’utilisation de pinceauxvivants, il préfère signer sur les bras des modèles pour enfaire des sculptures vivantes, l’intervention et le geste del’artiste disparaissant de plus en plus. Comme Klein, Piero Manzoni meurt prématurément, à l’âgede 30 ans.

La collection du Musée possède deux Achromes, l’un de 1959et celui de 1961, fait de mèches, de fibre de verre et de fil defer, actuellement présenté près de l’œuvre d’Enrico Castellani,Superficie angulaire blanche n°6, dans la salleExpérimentations italiennes.

LE GROUPE NUL, PAYS‐BAS : JAN SCHOONHOVEN

Jan Schoonhoven, 1914, Delft (Pays­Bas) – 1994 Delft (Pays­Bas)

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Jan Schoonhoven, R 61­1, 1961Titre attribué : Reliefs à petits carrésPeinture acrylique sur papier et carton­pâte, 63 x 43 cm

Les revues ZÉRO et Azimuthfavorisent la diffusion desnouvelles pratiques artistiquessuscitant la création de groupestels que le groupe Nul en 1961aux Pays­Bas, dont JanSchoonhoven est l’un desfondateurs. D’abord influencé, dans lesannées 1930, par la peintureexpressionniste allemande, puispar Paul Klee et l'École de Paris,

il crée, fin des années 1950, ses premiers reliefs composés detrames régulières, sans composition ni motif ni couleur, enpapier mâché, et peints en blanc. Le relief se veut refus de laplanéité ; l’absence de composition, utilisation all­over de lasurface ; l’absence de couleur, de motif, recherche d’un artpur aux antipodes de l’abstraction lyrique. Jan Schoonhovenexclut du tableau le geste du peintre et toute signification.

LUCIO FONTANA

Lucio Fontana, 1899, Rosario (Argentine) – 1968, Comabbio (Italie)

Lucio Fontana, Concetto spaziale, Lafine di Dio (63­FD.17), 1963Enduit acrylique gravé, sur panneau enfibre de bois, 178 x 123 cmŒuvre actuellement présentée dans lessalles modernes du Musée

Né en Argentine de père italien,Lucio Fontana choisit l’Italiepour étudier la sculpture. Sapremière exposition estorganisée à Milan, en 1930.Voyageant entre la péninsule etla France, il travaille avec despeintres expressionnistes etabstraits, et devient membred’Abstraction­création. Deretour à Buenos Aires où il passe

les années de guerre, il enseigne la sculpture et publie, en1946 avec l’aide de ses étudiants, le Manifeste blanc. Dans cetouvrage, il définit son concept de « spatialisme » et préconise« l’abandon de l’usage des formes connues de l’art » au profitd’« un art fondé sur l’unité du temps et de l’espace ». Deretour à Milan en 1947, il peint ses premières surfacesmonochromes en 1949 qu’il troue ou incise et auxquelles ildonne le nom de Concetti spaziali. (Concetto spaziale (50­B.1), 1950, collection du Musée national d’art moderne.)

Bien que peints, les Concetti spaziali sont des sculptures àdeux dimensions. « Je ne veux pas faire un tableau, je veux

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ouvrir l'espace, créer pour l'art une nouvelle dimension, lerattacher au cosmos, tel qu'il s'étend, infini, au­delà de lasurface plate de l'image », écrit­il dans le Manifeste de l'artspatial (1948). Intention qui n’est pas sans rappeler celle deMalevitch invitant à voguer dans l’infini.Le résultat est un « objet artistique » qui échappe au plan parses Buchi (perforations) et, à partir de 1958, par ses Tagli(entailles). La toile est un espace monochrome sur lequel lesseuls gestes possibles ne sont plus l’addition de couleurs, deformes, mais la soustraction, la perforation ou la lacération dela surface.

Paradoxalement ces œuvres, qui se veulent conceptuelles,sont d’une grande sensualité, soit par leurs formes − ovoïdespar exemple −, soit par leurs matières – huiles épaisses oumatériaux non picturaux −, soit par leurs signes − trous etlacérations suggèrent les ouvertures du corps, donnent à voirune vivacité, un combat physique avec la toile dont la surfacese rétracte comme une peau.Aîné d’une jeune génération qui veut renouveler l’art,rejoignant le groupe ZÉRO, Fontana participe à la premièreexposition consacrée au monochrome, Monochrome Malerei,1960.

Concetto spaziale, La fine di Dio (63­FD.17) fait partie d’unensemble de 38 toiles monochromes (rouge, vert, rose, violet,jaune, blanc …) réalisées entre 1963­64, constelléesd’entailles et de perforations. Quel sens faut­il donner à leurforme ovoïde ? Gillo Dorfles, préfacier de la premièreexposition consacrée à cette série [25] , y voit « le germe,l’embryon d’un nouvel être […] l’œuf géant, synonyme dumonde de la création, symbole d’une divinité toujoursprésente […] ». Fontana ne dément pas cette interprétation,La fine di Dio ne signifie pas pour lui la « Mort de Dieu » maisl’impossibilité d’une représentation traditionnelle de ladivinité.

Lire dans les textes de référence, un extrait du Manifeste blanc, 1946.

ALIGHIERO BOETTI

Alighiero Boetti, 1940, Turin (Italie) – 1994, Rome (Italie)

Alighiero Boetti, Senza titolo, Versosud l'ultimo dei paesi abitati èl'Arabia, 1968Enduit acrylique gravé, sur panneau enfibre de bois, 185 x 159 x 6 cmŒuvre actuellement présentée dans lessalles contemporaines du Musée

Dans son histoire de la peinturemonochrome, Denys Rioutobserve le moment où lescouleurs fortes et pures tellesque les rouges, les bleus vifs, oua contrario le noir et le blanc,laissent place à une couleur

restée longtemps en discrédit : le gris. Johannes Itten,théoricien de la couleur, tenait lui aussi le gris pour un

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élément neutre, ne prenant vie que par les couleursavoisinantes. Les collections du Musée national d’art moderne peuventbrillamment illustrer cette période située entre la fin desannées 1960 et celle de la décennie suivante. Citons, parexemple, le Grau, 1973 de Gerhard Richter, huile sur toilede la série des Graue Bilder commencée en 1967, unimposant écran opaque de 300 x 250 cm, d’un gris foncé,synthétisant les variations noires et blanches de laphotographie. Par cette couleur d’une grande beauté, bienqu’elle ne dise et ne représente rien, Richter s’oppose à lacacophonie colorée des avant­gardes et au bleu mystique d’unKlein… Le Senza titolo d’Alighiero Boetti, autre gris de la findes années 60, actuellement exposé dans la salleExpérimentations italiennes, raconte quant à lui une autreapproche de la peinture.

Sorte de monolithe épais et de vestige antique, légèrementincliné sur le mur, ce Sans titre est constitué d’un large etrobuste panneau de bois recouvert d’un enduit gris acrylique.En haut, on lit le début d’une phrase : Verso Sud…. quisemble s’être enlisée dans une matière qui se serait asséchéetrop vite. Ces mots, Verso Sud l'ultimo dei paesi abitati èl'Arabia, sont en fait le début des Histoires d’Hérodote − pèrede l’histoire et de la géographie au Ve siècle avant Jésus­Christ −, qui relatent « les grands exploits accomplis soit parles Grecs, soit par les Barbares, [afin qu’ils] ne tombent pasdans l'oubli ». Cette œuvre témoigne de l’impossibilité de sesouvenir. Senza titolo, le titre de l’œuvre a aussi disparu.

Lire dans les textes de référence, un extrait de Gerhard Richter, Textes.Lettre à Edy de Wilde, 23­2­1975.

ROMAN OPALKA

Roman Opalka, 1931, Hallencourt (France) − 2011, Rome (Italie)

Roman Opalka, Opalka 1965/1 àl'infini, détail 3307544­3324387,1965 1982Peinture acrylique sur toile de coton,196 x 135 cmŒuvre actuellement présentée dans lescollections contemporaines du Musée

Né en France de parentspolonais, Opalka fait ses étudesà l’École d’art et de design deLódz, s’intéressant à l’œuvre deWladyslaw Strzeminski,admirateur de Malevitch etcréateur de l’unisme (voirchapitre 1). Entre 1959 et 1963,il réalise plusieurs séries de

monochromes blancs. S’il ne se revendique pas créateur demonochrome, on peut dire que le monochrome va deveniravec lui un projet d’artiste qui rejoint celui de la conditionhumaine : montrer l’écoulement inexorable du temps

C’est en 1965 qu’il met en œuvre ce projet qu’il accomplira

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jusqu’à la fin de sa vie, en septembre 2011. Sur une toilecouverte d’un gris foncé, partant du haut à gauche pour allerjusqu’au bas droit du plan, il peint en blanc le chiffre 1, puis2, puis 3… Il lui faudra sept mois pour recouvrir la premièretoile, Opalka 1965/1 à l’infini, détail, avec un pinceau n°0,aboutissant au nombre 35 327.Chaque toile recouverte laisse place à une autre, du mêmeformat. Parallèlement à ce marquage quotidien, Opalka sephotographie chaque soir devant le travail en cours, laconfrontation des photographies montrant le passage dutemps. À partir de 1968, alors qu’il atteint le nombre300 000, il enregistre sa voix qui énonce en polonais lesnombres qu’il trace. Puis, à partir de 1972, il éclaircit le fondde chaque nouvelle toile avec 1% de blanc, à terme le blancdu fond devant se confondre avec celui des nombres.

Opalka, un artiste conceptuel ? « Paradoxalement, écrit­il, mapratique conceptuelle de la peinture n’aboutit pas à sonarchétype le plus représentatif, à savoir le monochrome et sesdifférentes aventures jusqu’a son dernier avatar, la feuilleblanche. Il faut que la qualité intellectuelle d’une œuvre soitvalidée par l’audace d’une véritable matérialisation. J’ai optédéfinitivement pour l’idée de présence d’un concept et de sonauteur à la surface de l’œuvre. » [26] Denys Riout rapportequ’« Opalka insistait […] sur la différence entrel’évanouissement du visible dans la blancheur, obtenu aprèsde longues années de travail, et la peinture monochromeréalisée directement. » [27] Opalka, comme Kazimir Malevitch ou Yves Klein, ne remet pasen cause la réalité du tableau. Avec lui, la peinture conservesa fonction de matérialiser le spirituel.

L’APRÉS 70 ‐ ÉTATS‐UNIS ET EUROPE, LE MONOCHROME OU LE GENRE DETOUS LES POSSIBLES

Dans les années 1950­1960, l’expérience du monochrome meten cause les composantes de la peinture pour atteindre ce quiserait son essence et créer un art nouveau. Dans les années70, des artistes limitent leur palette à une seule couleur sanspour autant vouloir faire de la monochromie. Ce qui est, parexemple, le cas de Robert Ryman, Claude Rutault, PierreSoulages ou François Morellet. Puis le monochrome devientobjet de dérision, élément plastique que les artistesinterrogent comme jadis le monochrome interrogeait lescomposantes de la peinture.Les expositions consacrées au genre se multiplient,expositions personnelles ou thématiques axées sur le blanc :Itinéraires « blanc » (Saint­Etienne, 1970), White on White(Chicago, 1972)…, sur le noir : Schwarz (Düsseldorf, 1981),Black (Tokyo, 1984)…, sur le rouge…, ou expositionshistoriques : Aspects du monochrome (Paris, 1986),L’Expérience du monochrome (Lyon, 1989), Le Monochrome :de Malevitch à aujourd’hui (Madrid, 2004), par exemple.

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ROBERT RYMAN

Robert Ryman, 1930, Nashville (États­Unis)

Robert Ryman, Chapter, 1981Huile sur toile de lin, 4 attachesmétalliques, 223,5 x 213,5 cmŒuvre actuellement présentée dans lessalles contemporaines du Musée

Les tableaux de Robert Rymanapparaissent comme leprototype même dumonochrome ! Monochromes etblanches, ses peintures le sonten effet, mais l’artiste le dit à demultiples reprises : « Ce n’est

pas du tout de la peinture monochrome » (entretien,Artforum, mai 1971), « Faire des peintures blanches n’ajamais été mon intention. Et ça ne l’est toujours pas. Jen’estime même pas que je peigne des tableaux blancs. Leblanc est seulement un moyen d’exposer d’autres éléments dela peinture. […] Le blanc permet à d’autres choses de devenirvisibles » (Art News, été 1986). On ne peut pourtant écarter de cette aventure l’artiste, quiajoute à l’art du blanc la jubilation du peintre.

Autodidacte, la passion de Robert Ryman pour la peinture naîtde son observation des œuvres des grands peintres modernesau MoMA, où il occupe un poste de gardien (emploialimentaire alors qu’il veut devenir musicien de jazz). SolLeWitt, qui sera l’un des fondateurs de l’art conceptuel, etDan Flavin, futur fondateur du minimalisme, y travaillentégalement. Expérimentateur dans l’âme, Robert Ryman vasystématiquement explorer les possibilités et les effets induitspar les supports (toiles, aluminium, plexiglas, vinyl, papier,fibre de verre,…), leur format et leur épaisseur, la variété desmatériaux (huile, gouache, acryliques, encaustiques, pastels,émaux, solvants, pigments…) ou celle de la touche (grosseuret direction du pinceau dans une huile épaisse ou mince outout autre matière). Des possibilités infinies pour qui s’éveille à ces réalités, oùréflexion et perspicacité visuelle s’enrichissent mutuellement,le blanc devenant le référentiel qui permet de capter lesdifférences.

Sa première exposition personnelle organisée en 1967 à laPaul Bianchini Gallery à New York n’a aucun succès. Ils’impose la décennie suivante, aucune exposition sur lemonochrome ne se faisant alors sans la présence d’une de sesœuvres.

Sans titre, 1974 (œuvre des collections du Musée) estcomposée de trois toiles carrées, recouvertes d’une peintureblanche émaillée, un blanc vraiment blanc que le peintreaurait voulu comme une provocation. Cette œuvre du milieudes années 1970 montre un des axes de ses recherches : le

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rapport de l’œuvre avec son support et son moded’accrochage. Agrafes pour la fixation de la toile sur le châssis,attaches ou pattes métalliques pour la fixation au mur, légèreavancée par rapport à la cimaise d’accrochage… fontentièrement partie de l’œuvre.

Chapter, 1981 (œuvre actuellement exposée) se présentecomme un grand carré, bien que légèrement plus haut quelarge (2,23 m x 2,13 m). De petites touches blanches etserrées bourdonnent sur sa surface qu’elles recouvrententièrement, s’estompant sur les bords pour créer, de façonaléatoire, un contraste chromatique avec le mur blanc surlequel elle est exposée. Des agrafes viennent féconder, àintervalles réguliers, ses côtés. Fixé par quatre attachesmétalliques en retrait que l’œil transforme en rythme,Chapter est aussi un bel exemple de cette « méditationsubtile sur la manière dont s’articulent peinture et paroi »(Jean­Pierre Criqui). [28]

ELLSWORTH KELLY

Ellsworth Kelly, 1923, Newburgh (États­Unis)

Ellsworth Kelly, Dark Blue Panel(Panneau bleu sombre), 1985Huile sur toile, 246 x 281,5 cmŒuvre actuellement présentée dans lessalles contemporaines du Musée

Dans le numéro d’Artstudioconsacré aux Monochromes,l’historienne et critique d’artAnn Hindry rappelle lapolémique suscitée par AlainJouffroy lors de la Biennale de

1966, celui­ci accusant Ellsworth Kelly de plagier Yves Klein.Cette anecdote, poursuit­elle, montre le chemin parcourudepuis, qui nous permet de mieux apprécier les spécificités dechacun : « Tandis qu’Yves Klein enrôle – parfois mêmelittéralement – le regardeur dans sa vaste épopée de lacouleur, tandis qu’il l’invite à contempler les éclats presquebaroques de l’explosion vitale qu’il provoque de son étatd’artiste, Kelly va amener le sien par un travail très serré surl’objet tableau, à revoir sa place dans l’espace qui lescomprend simultanément ». [29]Nous avons, en effet, vu que Klein considérait ses toilescomme les cendres de son art, d’où l’expression d’Ann Hindry,qualifiant son œuvre d’« éclats presque baroques […] de sonétat d’artiste ». Nous savons aussi que nombre d’artistesmonochromes avaient pour but de faire du tableau un objetnouveau, le regardeur étant aussi convoqué, par exemple, parles peintres du Color­field.

Kelly a lui­même expliqué d’où vient son intérêt pour lamonochromie et les formes dynamiques : « Un soir quandj’avais douze ans, passant devant une maison à la fenêtreéclairée, je fus fasciné par des formes rouge, bleue et noire àl’intérieur de la pièce. Mais quand je me suis approché pour

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regarder de plus près, j’ai vu un canapé rouge, une tenturebleue et une table noire. Les formes avaient disparu. J’ai dûreculer pour les voir à nouveau ». [30]

La figure (l’objet) fait disparaître la forme, la forme estcouleur, mais pour la voir le jeune Kelly a dû reculer. Danscette anecdote, Kelly insiste sur son recul, c’est­à­dire surl’activité du regardeur dans sa perception du monde.Expérience qu’il explore dès la fin des années 40 et qui vaaboutir à ses « tableaux­objets » (ses shaped canvas), destoiles dont les formes se sont émancipées de l’orthogonalitéd’un châssis traditionnel. Des formes courbes, en arcs decercle, en cônes ou en rectangles déhanchés… quiredéfinissent les frontières entre l’œuvre, l’espace environnantet le spectateur.

Dark Blue Panel, avec sa vaste surface sombre et ses curieuxbords courbes, attire irrésistiblement comme une voûtecéleste (bien que sans étoile) le regard et le spectateur dansl’espace.

CLAUDE RUTAULT

Claude Rutault, 1941, Les Trois­Moutiers (France)

Claude Rutault, Toiles à l'unité,1973/Légendes, 1985, 1973 – 1985Présentations 1989, 1990, 1996, 2000Installation dans Big Bang, 2005­2006,niveau 5Peinture acrylique sur toile6 toiles standard tendues sur châssis :trois toiles rectangulaires (figure,marine, paysage), une toile carrée, unetoile ronde et une toile ovale : chaque

toile est accompagnée d'une petite toile standard intitulée Légende. Toutessont peintes de la même couleur que le mur qui les reçoit.

Depuis 1973, Claude Rutault, comme Ryman, intègre le murà l’œuvre, mais il le fait dans un tout autre esprit. Quelquesprincipes sont fixés au départ par l’artiste : le nombre detoiles et leurs formes qui composeront l’installation,éventuellement leur association, comme ici : « chaque toileest accompagnée d’une petite toile standard », toiles et mursd’exposition devront être peints de la même couleur… Rutaultappelle ces consignes des « définitions/méthodes ». Ce seraau propriétaire, conservateur ou commissaire de choisir lacouleur et la place. Ce faisant, Claude Rutault remet en question la distinctionentre la peinture qu’on dépose sur une toile – artistique – etcelle qu’on dépose sur un mur – décorative.

Cette installation a été actualisée cinq fois depuis sonacquisition par le Musée. À chaque fois, avec une couleurspécifique : blanc, rose, vert, jaune, gris. Pas une ne seressemble et a pu requérir un ou plusieurs murs. À chaquefois l’œuvre donne une impression d’unité. Au contraire d’AdReinhardt pour qui le Musée n’est pas le lieu naturel deprésentation de l’œuvre, Rutault y trouve sa place et sonsens.

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Si monochromie il y a chez Rutault, ce n’est pas commeréponse à la question « que peindre aujourd’hui ? » mais pourpermettre à l’art d’exister autrement. « Je réaffirme, dit­il,qu’au­delà du monochrome, une toile peinte de la mêmecouleur que le mur sur lequel elle est accrochée n’est en rienun dernier tableau de plus, mais bien une ouverture sur unautre fonctionnement et d’autres relations de l’art avec lesautres activités humaines ». [31]

PIERRE SOULAGES

Pierre Soulages, 1919, Rodez (France)

Pierre Soulages,Peinture 202 x 453cm, 29 juin 1979,1979Diptyque. Huile surtoile, 202 x 453 cmŒuvre actuellementprésentée dans lessalles modernes duMusée

Au cours de sa carrière, Pierre Soulages a identifié troisusages du noir dans sa peinture, les « trois voies du noir » : ­ « le noir sur fond, contraste plus actif que celui de touteautre couleur pour illuminer les clairs du fond ; ­ le noir associé à des couleurs, d’abord occultées par le noir,venant par endroits sourdre de la toile, exaltées par ce noirqui les entoure ; ­ la texture du noir (avec ou sans directivité, dynamisant ounon la surface) : matière matrice de reflets changeants. »[32]

Depuis 1979, cette dernière voie le conduit à peindre destoiles entièrement recouvertes de noir. Soulages cherche lalumière qui naît du noir, il peint de l’Outrenoir. Si le noirrecouvre l’ensemble de la surface de la toile, le travail de lamatière (stries, rythmes, formes, vibrations de lumière) créeune composition qui lui fait échapper à la monochromie. PierreSoulages ne remet pas en cause la peinture, ou toutsimplement l’objet tableau, son but est d’en faire et le mieuxpossible.

Consulter le dossier pédagogique consacré à Pierre Soulages

CLÉMENT MOSSET

Clément Mosset, 1944, Berne (Suisse)

Olivier Mosset, Sans titre, 1999 ­ 2000Tondo monochrome rose et cadre circulaireAcrylique sur toile tendue sur châssis aluminium, cadre métallique laqué etverreDiamètre : 203 cm

Mâtiné de nouveau réalisme – il a été l’assistant de JeanTinguely et de Daniel Spoerri –, de pensée critique – il est, en

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1966 et 1967, l’un des quatredu groupe BMPT (Buren,Mosset, Parmentier, Toroni) quirefuse l’illusion en peinture –,précurseur del’appropriationnisme lorsqu’ilreprend les peintures à bandede Buren, peintre demonochromes et féru de culturepop et pré­punk — il s'installeaux Usa en 1977 —, OlivierMosset est associé à toutes lesexpériences picturales radicales

des décennies 1960­1980.

De 1966 à 1972, il peint quelque deux cents toiles blanchesde forme carrée portant dans leur centre un cercle noir, àcomprendre comme le degré zéro de la peinture. À partir de1977, il peint des monochromes rouges, oranges, roses, verts,bleus... Fin des années 1980, il s’attaque aux ambitions de lapeinture monochrome et en joue avec dérision. Ainsi ce tondorose s’oppose aux couleurs primaires des trois peintures deRodtchenko. En protégeant la toile d’une plaque de verre oùviennent interférer les images du monde, ne rend­il pasbavard un monochrome souvent condamné au silence ? Lecadre circulaire reprend le motif de ses premières toiles quiexprimaient le degré zéro de la peinture.

ALLAN MCCOLLUM

Allan McCollum, 1944, Los Angeles (États­Unis)

Allan McCollum, Plaster Surrogates,198520 éléments en céramique à froid surplâtre51,2 x 40,9 x 4,5 cmŒuvre actuellement présentée dans lessalles contemporaines du Musée

« Qu’est­ce qui devait arriver tôtau tard au monochrome ? »,demande Pierre Sterckx [33] ,

dans l’article final du numéro d’Arstudio sur le monochrome,faisant appréhender le pire et prenant deux artistes à témoin,Christian Eckart et Allan McCollum.

En 1981, McCollum déclare à propos de son travail :« J’élabore une mise en scène dans laquelle je suis entouré defaux tableaux : pseudo­objets qui m’incitent à regarder untableau, mais dont le rôle se limite à cela et à celauniquement. Mes peintures et mes dessins n’ont pas defonction propre – comment pourraient­ils en avoir une ? Ce nesont que des représentations, des éléments de décor, des« Surrogates », et non de vrais tableaux ».

Avec lui, plus rien ne peut être dit, ni contesté, aucun espoirde ressenti puisque ses tableaux ne sont que simpleséléments de décor. Il ne s’agit même pas de mort de la

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peinture, mais de simulacre fait pour permettre à nosconduites ordinaires de se répéter, sans jamais interroger leurbien­fondé.

CHRONOLOGIE ‐ REPÈRES

1915Décembre, exposition 0,10 (Zéro­Dix). Dernière expositionfuturiste de tableaux, Petrograd, Kasimir Malevitch expose sonpremier Carré noir et son Carré rouge. Pour Malevitch, letableau est l’ouverture sur l’infini, le cosmos.

1918Kasimir Malevitch peint Carré blanc sur fond blanc. C’est,pour Barbara Rose, le premier vrai monochrome. Il seraacheté par Alfred Barr en 1929. Parallèlement, Alexander Rodtchenko peint une série detableaux noirs, jouant sur les textures, nuances et brillances(préfigurant en quelque sorte Pierre Soulages), un travail surla lumière qui fait ressortir des formes abstraites.

1921Alexander Rodtchenko expose trois tableaux carrésvéritablement monochromes : Rouge pur, Jaune pur, Bleupur, correspondant aux trois couleurs primaires, à l’exposition5x5=25, Moscou ; son but est de libérer la peinture de toutcontenu, pour aboutir au vide, de mettre à mort la peinturede chevalet.

1925Miró peint Le Petit bleu (64,5 x 91 cm, collection GalerieMaeght), le bleu étant « la couleur de ses rêves ».

1930­31Ami de Malevitch, créateur du mouvement uniste, WladyslawStrzeminski aboutit au début des années 30 à une peinturemonochrome, non plus faite pour montrer l’invisible mais pours’adresser à la vue.

1936L’exposition Cubism and Abstract Art organisée par AlfredBarr au MoMA fait connaître au public américain le Carré blancsur fond blanc de Malevitch.

1944Adepte de la calligraphie et de la méditation extrême­orientale, Mark Tobey crée des espaces all­over, sans centre,monochrome, des « écritures blanches ».

1949À Milan, Lucio Fontana peint ses premières surfacesmonochromes, qu’il troue ou incise et auxquelles il donne lenom de Concetti spaziali.

1950

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Début des années 50, Barnett Newman et Mark Rothko créentdes compostions all­over qui tendent à une forme demonochromie. À la suite de Tobey, ils recherchent unelumière intérieure à l’œuvre. Entre vide et absolu, leurschamps colorés excluent tout contraste de valeur. 1950­1951, Barnett Newman peint Vir heroicus Sublimis,immense surface d’un rouge vermillon intense (242,2 x 513,6cm) que divisent cinq zips (rouge, blanc, gris, rouge, jaune).

1951Robert Rauschenberg réalise ses premières White Paintings auBlack Mountain College. Elles servent d’écran et de décor àl’Event de Merce Cunningham et John Cage, Theater Piece n°1. Le monochrome se rapproche du ready­made.

1953Premières Black Paintings d’Ad Reinhardt.Entre 1953 et 1964, Arnulf Rainer réalise ses Öbermalungen(Surpeintures), obtenues par recouvrement de ses proprestableaux ou de ceux d’autres peintres de couches de peinturemonochrome.

1955Yves Klein propose au Salon des Réalités nouvelles, à Paris,d’exposer un monochrome orange. Le jury le refuse en luidisant : « Une seule couleur unie, non, non, vraiment, ce n’estpas assez, c’est impossible ».

1956Klein limite la couleur de ses monochromes à une seule : lebleu. Il y ajoutera en 1959, le rose, couleur de la chair, et l’or,celle de la combustion.

1957Premières « expositions d’un soir » dans les ateliers d’HeinzMack et Otto Piene qui vont constituer le groupe ZÉRO àDüsseldorf. Plus qu’un groupe il s’agira d’un réseau nationalet international ouvert aux nouvelles stratégies artistiques,dont le monochrome est un des pôles d’intérêt. Exposition d’Yves Klein, Proposte monocrome, epoca blu(Propositions monochromes, époque bleue) à la GalleriaApollinaire de Milan, puis à la Galerie Schmela, liée au groupeZÉRO, et à Londres. Fin 1957, le Stedelijk Museum d’Amsterdam expose unetrentaine d’œuvres de Malevitch dont la moitié de l’époquesuprématiste, étayant les recherches des nouvelles avant­gardes de la décennie 50, loin des préoccupations formellestraditionnelles.Premiers Achromes de Piero Manzoni, après sa rencontre avecKlein.

19587e exposition du groupe ZÉRO : Peinture rouge. Klein organise, à la galerie Iris Clert, l’exposition LaSpécialisation de la sensibilité à l’état matière première ensensibilité picturale stabilisée, plus connue sous le nom LeVide, où le bleu devient lumière immatérielle.Frank Stella commence sa série des Black Paintings.

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1959Castellani et Manzoni ouvrent la galerie Azimuth à Milan où ilsexposent des artistes monochromes.

1960Mars, première exposition consacrée à la peinturemonochrome au Städtisches Museum de Leverkusen,Monochrome Malerei. Le propos de son organisateur, UdoKultermann, n’est pas d’en montrer les racines historiquesmais la diversité des intentions de ceux qui le pratiquent. Unequarantaine d’artistes sont exposés, parmi lesquels LucioFontana, Yves Klein (le Monochrome), Piero Manzoni, ArnulfRainer et les principaux fondateurs du groupe allemandZÉRO, Otto Piene et Heinz Mack. Mark Rothko et la JaponaiseYayoi Kusama sont les seuls représentants de la monochromieaux États­Unis. « À partir de ce jour, écrit Denys Riout,ouvrage cité, pp. 177­178), la monochromie ne pourra plus seprésenter comme une quête héroïque, une inventionfabuleuse ou une audace radicale. Le temps des pionniersétait révolu. Un nouveau chapitre de son histoire s’ouvrait.Elle devint un genre… ». Par la suite, dans les années 60, les expositions consacrées aumonochrome et en particulier au monochrome blanc vont semultiplier, en Allemagne, Etats­Unis, Italie, Suisse, Belgique,France.Ad Reinhardt commence sa série des Ultimate Paintings qu’ilpoursuivra jusqu’à sa mort, en1967.Frank Stella expose à la galerie Leo Castelli quatre tableauxnoirs et des monochromes en aluminium, ses premiers shapedcanvas.Exposition de Lucio Fontana à Düsseldorf, Galerie Schmela,liée au groupe ZÉRO.

1961Première exposition d’Ad Reinhardt en Europe, au musée deLeverkusen. Deux ans plus tard, il exposera à Paris et àLondres. Le monochrome américain et ses diversreprésentants commencent à être connus en Europe :Kusawa, Rauschenberg, Newman, Still…Première exposition d’Yves Klein à New York où il est malaccueilli.Création du groupe Nul (Jan Schoonhoven) aux Pays­Bas.

1965Roman Opalka entreprend son projet qu’il va poursuivrejusqu’à sa mort, OPALKA 1965/1 à l’infini, détail xxxxxx ­xxxxxx, faisant du monochrome l’expression de l’irréversibilitédu temps.

1966Udo Kultermann publie Le Langage du silence (sur lasymbolique de la couleur blanche) où il envisage les usages dublanc dans les arts plastiques, la littérature et la musique.

1967Ad Reinhardt et Yves Klein sont exposés au Jewish Museumde New York. Lucy R. Lippard publie dans Art in America, janvier­février1967, Silent Art, un article consacré au monochrome, à ses

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artistes historiques, Malevitch et Rodtchenko, aux AméricainsReinhardt, Newman, Rothko et Still, sans oublier Yves Klein.Insistant sur la singularité de chacune de ces peinturesmonochromes, l’histoire du genre commence à se faire jour. Première exposition personnelle de Robert Ryman, à la PaulBianchini Gallery à New York.Gerhard Richter entame sa série des Graue Bilder, enopposition à la cacophonie colorée des avant­gardes et d’YvesKlein.

À partir de 1970De nombreuses expositions consacrées au monochrome sontorganisées, expositions personnelles ou thématiques axées surle blanc : Itinéraires « blanc » (Saint­Etienne, 1970), Whiteon White (Chicago, 1972)… , sur le noir : Schwarz(Düsseldorf, 1981), Black (Tokyo, 1984)… , puis autour del’histoire du monochrome : La Fracture du monochrome(Paris, 1978) Aspects du monochrome (Paris, 1986), laCouleur seule : L’Expérience du monochrome (Lyon, 1989), LeMonochrome : de Malevitch à aujourd’hui (Madrid, 2004)...

À partir de la fin des années 80La notion de monochromie est désormais intégrée au mondeartistique. Entre 1986 et 1990, le critique et commissaired’exposition Robert Nickas organise trois expositions intituléesRed réunissant des tableaux, des œuvres tridimensionnelleset des objets ordinaires d’une même couleur, le rouge ; lesœuvres perdent ici leur identité réelle au profit d’unerecherche d’harmonie, celle de la scénographie.L’exposition organisée au Centre d’art Reina Sofia, 2004, Lemonochrome, de Malevitch à aujourd’hui, et l’ouvrage quil’accompagne, proposent une histoire du monochrome quimet en synergie peinture, sculpture, installation, architectureet espace.

TEXTES DE RÉFÉRENCE

KASIMIR MALEVITCH, DU CUBISME ET DU FUTURISME AU SUPRÉMATISME. LENOUVEAU RÉALISME PICTURAL, 1916

Traduction de Jean­Claude et Valentine Marcadé, Écrits surl’art, L’Âge d’homme, 1974.Reproduit dans Art en théorie, 1900­1990. Une anthologie parCharles Harrison et Paul Wood, éditions Hazan. Extraitspp.209­210

Si dans les millénaires passés l’artiste aspirait à se rapprocherle plus près possible de la représentation de l’objet, de lareproduction de son essence et de son sens, dans notre èrecubiste l’artiste a détruit les objets avec leur sens, leuressence et leur destination.Sur leurs débris a poussé un tableau nouveau.Les objets ont disparu comme de la fumée pour une nouvelleculture artistique. […]

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Il n’y a plus d’amour des petits coins, il n’y a plus d’amour aunom duquel on modifiait la Vérité de l’art.Le carré n’est pas une forme subconsciente. C’est la créationde la raison intuitive.Le visage de l’art nouveau.Le carré est un enfant royal plein de vie.C’est le premier pas de la création pure en art. Avant elle, il yavait des laideurs naïves et des copies de la nature.Notre monde de l’art est devenu nouveau, non figuratif, pur.[…]Dans l’art du Suprématisme les formes vont vivre ainsi quetoutes les formes vivantes de la nature.Ces formes disent que l’homme est parvenu à l’équilibre,partant d’un état à une raison pour aller à l’état à deuxraisons.(La raison utilitaire et la raison intuitive)

LUCIO FONTANA, MANIFESTE BLANC, 1946

Reproduit dans Art en théorie, 1900­1990. Une anthologie parCharles Harrison et Paul Wood, éditions Hazan. Extraits pp.708 et 709.

L’idéalisme apparut lorsque l’existence ne peut être expliquéede façon concrète. On ignorait les mécanismes de la nature.On connaissait le processus de l’intelligence. Tout résidaitdans les possibilités propres à l’intelligence. La connaissancese limitait à de confuses spéculations qui débouchaient trèsrarement sur une vérité.Les arts plastiques se caractérisaient par des représentationsidéales de formes connues, par des images auxquelles onattribuait idéalement une réalité. Le spectateur imaginait lesobjets un par un, il imaginait la différence entre lareprésentation d’un muscle et celle d’un vêtement.De nos jours, la connaissance expérimentale remplace laconnaissance imaginaire. Nous sommes conscients du fait quele monde existe et s’explique par lui­même, qu’il ne peut êtremodifié par nos idées.Nous avons besoin d’un art aux valeurs extrinsèques, danslequel ne puisse intervenir l’idée que nous en avons.Le matérialisme ancré dans toutes les consciences exige unart qui possède ses valeurs propres, un art éloigné de lareprésentation perçue aujourd’hui comme une farce. Hommesde ce siècle, nourris de matérialisme, nous sommes devenusinsensibles à la représentation des formes connues et à lanarration d’expériences sans cesse répétées. L’abstraction aété conçue à la suite de déformations successives.Mais cette nouvelle étape ne correspond plus aux exigences del’homme actuel. On demande un changement dans l’essence et dans la forme.On demande un dépassement de la peinture, de la sculpture,de la poésie, de la musique. On a besoin d’un art supérieurcompatible avec les exigences de l’esprit nouveau[…]L’esthétique du mouvement organique remplace l’esthétiquefatiguée des formes fixes. Invoquant cette transformation

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opérée dans la nature de l’homme à travers des changementspsychiques et moraux, et dans toutes les relations et activitéshumaines, nous abandonnons l’usage des formes connues del’art et abordons le développement d’un art basé sur l’unitédu temps et de l’espace.L’art nouveau tire ses éléments de la nature.L’existence, la nature et la matière forment une unitéparfaite.Elles se développement dans le temps et dans l’espace.

AD REINHARDT, « L’ART EN TANT QUE TEL », 1962

Article publié dans Art International, VI, n°10, Lugano,décembre 1962. Traduction Annick Baudoin. Reproduit dansArt en théorie, 1900­1990. Une anthologie par CharlesHarrison et Paul Wood, éditions Hazan. Extraits pp. 289 et290

La seule chose à dire de la relation entre l’art et la vie, c’estque l’art c’est l’art, et la vie, c’est la vie. Un art « tranche devie » ne vaut ni plus ni moins qu’une vie « tranche d’art ».L’art n’est pas un « moyen de gagner sa vie », ou une façonde vivre sa vie », et un artiste qui dédie sa vie à son art ouson art à sa vie fait ployer sa vie sous son art et son art soussa vie. Un art qui est une histoire de vie ou de mort n’est nivrai ni libre.La seule menace contre l’art véritable, c’est la tentative sanscesse répétée de le subvertir en l’utilisant à des fins autres ouen l’assujettissant à certaines valeurs. Le vrai combat ne sesitue pas entre l’art et le non­art mais entre l’art véritable etl’art frelaté, entre l’art pur et l’art Action­Assemblage, entrel’art abstrait et l’anti­art surréaliste­expressionniste, entrel’art libre et l’art servile. L’art abstrait possède sa propreintégrité et ne doit pas être « intégré » par autrui à autrechose. Tout art abstrait qui se combine, se mélange, s’ajoute,se dilue, s’exploite, se diffuse et se vulgarise perd son essenceet prive l’artiste de sa conscience d’artiste. L’art est libre maisnon accessible à tous.[…]La seule tache pour un artiste véritable, la seule peinture àfaire, c’est la peinture d’une toile d’un format unique – selonun même projet et un seul moyen formel, une même couleurmonochrome, une même division linéaire dans chaquedirection, une même symétrie, une même texture, un seulmouvement du pinceau à main levée, selon un même rythme,de façon à tout fondre dans la dissolution et l’indivisibilité, àfondre chaque toile dans une uniformité et une non­irrégularité générales. Ni lignes ni motifs, ni formes nicompositions ou ni représentations, ni visions, ni sensations,ni impulsions, ni symboles, ni signes, ni empâtements, nidécorations ni couleurs ni représentations, ni plaisir nidouleur, ni accidents ni ready­made, ni objets ni idées, nirelations, ni attributs, ni qualités – rien qui ne soit l’essencemême de l’art.

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GERHARD RICHTER. LETTRE À EDY DE WILDE, 23‐2‐1975

In Gerhard Richter, Textes, 1993. Les Presses du réel,collection Écrits d’artistes, Relectures, traduction 1995, 1999.Extrait, p.67

Quand j’ai commencé (il y a environ huit ans) à recouvrirplusieurs toiles de gris, c’était parce que je ne savais plus quoipeindre ni ce qu’il fallait peindre. Pour moi, il était évidentqu’un prétexte aussi pitoyable n’entrainerait que des résultatsaberrants. Pourtant, avec le temps, j’ai constaté desdifférences qualitatives entre les diverses surfaces grises etj’ai remarqué que celles­ci n’exprimaient plus rien de cettemotivation destructrice. Ces toiles m’ont donné une leçon. Enuniversalisant un dilemme personnel, elles l’ont résolu : ladétresse est devenue constructive, relativement belle etaboutie, donc peinture.Le gris. Au pire, il n’exprime rien, ne suscite ni sentiment niassociation d’idée ; en réalité, il n’est ni visible ni invisible.Cette insignifiance lui confère la propriété de communiquer,de mettre en évidence et ceci d’une manière presqueillusionniste comme sur une photo. Aucune autre couleur n’estcapable de visualiser le néant.

LES ORIGINES DU MONOCHROME, PAR BARABARA ROSE

Le monochrome, de Malevitch à aujourd’hui, 2004, éditionsdu Regard, publié à l’occasion de l’exposition organisée par leMusée national Centre d’art Reina Sofia, Madrid.Les significations du monochrome. Extraits pp. 21­25

[…] Le monochrome a donc deux sources : mystique etmatérialiste. Son évolution, au cours du XXe siècle atteste ladivision entre la recherche spirituelle d’une expériencetranscendantale et la volonté de mettre l’accent sur laprésence concrète de l’objet en tant que réalité matérielle etnon illusoire. […]

Le monochrome n’est cependant pas issu d’étudesscientifiques ou de recherches spiritualistes. Il est né sous laforme d’une blague conceptuelle pour dénigrer Whistler,Turner et Monet. Le public mais également la critiqueattaquèrent ce qu’ils considéraient comme une folie, c’est­à­dire l’élimination des contrastes sombres créés par la lumièreet le contour des formes sur le fond. […]

De telles plaisanteries n’entrent pas dans l’histoire dumodernisme, dont l’objectif est de promouvoir la rechercheesthétique en conservant les éléments trans­historiques de latradition. En 1882, Paul Bilhaud inventa le premier« monochroïde », intitulé Combat de nègres dans une cave,pendant la nuit. Alphonse Allais entra dans la bataille desNoirs avec la Première Communion de jeunes filleschlorotiques par un temps de neige, une simple page blanche,et avec un monochrome rouge intitulé Récolte de la tomatepar des cardinaux apoplectiques au bord de la mer Rouge. Le

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tableau consistait en un chiffon rouge fixé à un châssis. En1897, les œuvres des Incohérents furent reproduites dansl’Album primo­avrilesque. Inutile de préciser que MarcelDuchamp était un grand admirateur d’Allais. […]

BIBLIOGRAPHIE SÉLECTIVE

­ Collection Art contemporain, Centre Pompidou, 2007­ Collection Art moderne, Centre Pompidou, 2006­ Denys Riout, La peinture monochrome. Histoire etarchéologie d’un genre, éditions Jacqueline Chambon, 1996,réédition Gallimard, folio Essais, 2006­ ZÉRO, une avant­garde internationale des années1950­1960, éditions Musée d’art moderne de Saint­ÉtienneMétropole / Un, Deux… Quatre Editions, 2006­ Le monochrome, de Malevitch à aujourd’hui, éditionsdu Regard, publié à l’occasion de l’exposition organisée par leMusée national Centre d’art Reina Sofia, Madrid, 2004­ Artstudio, Monochromes, n°16, printemps 1990

LES MONOCHROMES DE LA COLLECTION DU MUSÉE

(Liste non exhaustive)

Geneviève Asse, Triptyque lumière, 1970 ­ 1971 Bernard Aubertin, Maquette pour une 'Lithographie de feu',1972 Robert Barry, Of Course, 1988Claude Bellegarde, Le seuil, 1955 Claude Bellegarde, Rien d'autre, 1954 Vincent Bioulès, 1969 James Bishop, Sans titre, 1968 Alighiero Boetti, Senza titolo, Verso sud l'ultimo dei paesiabitati è l'Arabia, 1968 Bernadette Bour, Buvard, 1975 Bernadette Bour, Sans titre, 1975Enrico Castellani, Superficie angolare bianca n°6, 1964 Herman De vries, Sans titre, 1960 ­ 1963 Martine Diemer, Toile peinte en bleu de Céruleum, 1978 Noël Dolla, Croix, 1973 Piero Dorazio, Qualités jaunes, 1960 Jean Dubuffet, Sérénité profuse, 1957 Lucio Fontana, Concetto spaziale, Attese (T.104), 1958Lucio Fontana, Concetto spaziale (57­G.4), 1957 Lucio Fontana, Concetto spaziale,Teatrino (65­TE.76), 1965 Lucio Fontana, Concetto spaziale, La fine di Dio (63­FD.17),1963 Lucio Fontana, Concetto spaziale, vers 1966 ­ 1968 Christian Fossier, Trois murs (Tryptique), 1982 Sam Francis, Other White, 1952

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Gottfried Honegger, Tableau­relief P­757 A, 1975 – 1976Ellsworth Kelly, Dark blue Panel, 1985 Yves Klein, Monochrome orange , 1955Yves Klein, M 69, Monochrome blanc, 1958Yves Klein, M 77, Monochrome vert, 1957 Yves Klein, M 72, Monochrome jaune 'violet', 1957 Yves Klein, IKB 3, Monochrome bleu sans titre, 1960 Yves Klein, F 74, Peinture de feu sans titre, 1961 Michaël Lechner, Klimt/Schiele, 1978 Imi Knoebel, Schattenraum IV, 1988 Walter Leblanc, Twisted Strings, 1959 Kasimir Malevitch, Carré noir (1923 ­ 1930]Mangelos (Dimitrije Basicevic, dit), Thabula rasa, m.5, 1951 ­1956 Mangelos (Dimitrije Basicevic, dit), Paysage de la mort, M.4,1942 ­ 1944 Allan McCollum, Sans titre, 1980 Robert Morris, Untitled, 1964 Olivier Mosset, Sans titre, 2006 Olivier Mosset, Sans titre, 1999 ­ 2000 Aurelie Nemours, Nuit pourpre IV, 1987 Aurelie Nemours, Nuit pourpre (V 99), 1987 Aurelie Nemours, Nuit pourpre XIII (V 101), 1987 Aurelie Nemours, Nuit pourpre XI (V 103), 1987 Aurelie Nemours, Nuit pourpre XVIII (V 102), 1987 Claes Oldenburg, Ghost Drum Set, 1972Roman Opalka, Opalka 1965/1 à l'infini, détail 5415683­5432505 Roman Opalka, Opalka 1965/1 à l'infini, détail 5432506­5446534 Tomas Rajlich, Sans titre, 1972 Tomas Rajlich, Sans titre, 1977 Ad Reinhardt, Ultimate Painting n° 6, 1960 Edda Renouf, New York Sound ­ I, 1978 Edda Renouf, Thirty two ­ One, 1974Gerhard Richter, Grau n° 349, 1973 François Rouan, Prenestina II, 1972 ­ 1973 Robert Ryman, Sans titre, 1974Robert Ryman, Criterion I, 1976Robert Ryman, Midland I, 1976 Robert Ryman, Chapter, 1981 Jan Schoonhoven, R 61­1, 1961 Lucy Skaer, Three possible Edges (part 1), 2008 Ettore Spalletti, Cuscino, 1990 Ettore Spalletti, Bacile, 1982 – 1992Antoni Tàpies, Grand blanc horizontal, 1962 Richard Tuttle, House, 1965 Cy Twombly, Untitled, 1969Bernar Venet, Noir noir II, 1963 Bernar Venet, Noir noir IX, 1963 Bernar Venet, Noir noir XIV, 1963 Bernar Venet, Relief carton, 1965 Les œuvres de François Morellet, Claude Rutault et PierreSoulages pourraient également figurer dans cette liste, bienque ces artistes ne se reconnaissent pas comme des peintresdu monochrome. Voir la Collection du Musée en ligne.

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Pour consulter les autres dossiers sur les expositions, les collections duMusée national d'art moderne, l’architecture du Centre Pompidou, lesspectacles vivants…> En français > En anglais

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Crédits© Centre Pompidou, Direction des publics, février 2012Texte : Marie­José RodriguezDesign graphique : Michel FernandezDossier en ligne sur centrepompidou.fr/education/ rubrique ’Dossierspédagogiques’Coordination : Marie­José Rodriguez, responsable éditoriale des dossierspédagogiques

[1] Voir le dossier sur Marcel Duchamp.

[2] Denys Riout, La peinture monochrome. Histoire et archéologie d’ungenre, Gallimard, folio Essais, p.14.

[3] Ibid, p.15.

[4] Voir le dossier Le Futurisme à Paris, une avant garde explosive, chapitre« le cubofuturisme ».

[5] Quadrangle ou Carré noir, 1915, 79,5 x 79,5 cm, galerie Tretiakov.Carré noir, 1929, 80 x 80 cm, galerie Tretiakov. Carré noir, [1920­1924],106 x 106 cm, Musée russe de Saint­Pétersbourg. Carré noir, [1923­1930],36,7 x 36,7 x 9,2 cm, Musée national d’art moderne.

[6] “Malevich described his aesthetic theory, known as Suprematism, as "thesupremacy of pure feeling or perception in the pictorial arts." He viewed theRussian Revolution as having paved the way for a new society in whichmaterialism would eventually lead to spiritual freedom. This austere paintingcounts among the most radical paintings of its day, yet it is not impersonal;the trace of the artist's hand is visible in the texture of the paint and thesubtle variations of white. The imprecise outlines of the asymmetrical squaregenerate a feeling of infinite space rather than definite borders.” Site duMoMA, janvier 2012.

[7] Kasimir Malévitch, Écrits, tome 2, page 84.

[8] Cf. Barbara Rose, « Les significations du monochrome », in LeMonochrome, de Malevitch à aujourd’hui, 2004, éditions du Regard, publié àl’occasion de l’exposition organisée par le Musée national Centre d’art ReinaSofia, Madrid, p.31.

[9] Barnett Newman, « Frontiers of Space », 1962.

[10] Voir à ce propos le dossier John Cage, chapitre « l’art et la vieconfondus ».

[11] Brice Marden est lui­même un peintre de monochromes.

[12] All­over signifie littéralement « partout » ou « intégral ». JacksonPollock fut parmi les premiers à faire de ses tableaux des espaces all­over,d’où tout centre ou composition disparaissent au profit d’une répartitionégale des éléments picturaux sur la totalité de la surface.

[13] Ad Reinhardt, “Twelve Rules for a New Academy”, Art News, mai 1957.

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[14] Ad Reinhardt désigne ici Marcel Duchamp, bien connu pour sa passiondes échecs.

[15] Denys Riout, ouvrage déjà cité, p.166.

[16] Ad Reinhardt, Iris Time, n°7, 10 juin 1963, in catalogue Collection Artmoderne, Centre Pompidou, 2006, p. 537.

[17] Il faut souligner que le terme « genre » est contesté par certainscritiques, y voyant le risque d’une catégorie limitative ou obsolète. Certainsartistes refusent par ailleurs que leur œuvre, bien que d’apparencemonochrome, soit assimilée à ce « genre ».

[18] Yves Klein, L’Aventure monochrome, 1974, catalogue de l’expositionYves Klein, éditions du Centre Pompidou, 1983, p.175, Écrits, p.242.

[19] Ibid, p.171.

[20] Ibid, p.28, Écrits, p.250.

[21] Des textes de Klein font état de ce brevet. En fait, il ne figure pas dansles registres de l’Institut national de la propriété intellectuelle. Seule existeune « enveloppe Soleau » qui permet d’enregistrer une invention sans queson créateur puisse s’opposer à son exploitation par un tiers.

[22] Voir le dossier sur l’Art cinétique.

[23] Denys Riout, ouvrage déjà cité, p.183.

[24] Voir le dossier Le Minimalisme. Pour les artistes minimalistes, l’œuvreest un révélateur de l’espace environnant qu’elle inclut comme un élémentdéterminant.

[25] Exposition organisée en juin 1963 à la Galleria dell’Ariette, Milan.

[26] Roman Opalka, OPALKA 1965 / 1 ­ ∞ , Monographie, Paris 1992,Flammarion 4 / La Hune, p.32.

[27] Denys Riout, ouvrage déjà cité, p. 258.

[28] Jean­Pierre Criqui, Collection Art contemporain, Musée national d‘artmoderne, Centre Pompidou, 2007, p.403.

[29] Artstudio, Monochromes, n°16, printemps 1990, Ann Hindry, « EllsworthKelly: une investigation phénoménologique sur pans de couleur », pp 90­97.

[30] Cité in Ellsworth Kelly, Stedelijk Museum, Amsterdam, 1980, repris dansle n° spécial d’Arstudio.

[31] Claude Rutault, « Réplique », Cahiers Danaé, n°2­3, automne­hiver1987, cité par Denys Riout p.253.

[32] In Henri Meschonnic, Le Rythme et la lumière avec Pierre Soulages,Odile Jacob, 2000.

[33] Artstudio, Monochromes, déjà cité, Pierre Sterckx, « Christian Eckart etAllan McCollum : avatars actuels du monochrome », pp.128­139.« Surrogates » signifie en français « substituts ».