Le jour ou les chiffres 1.

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OLIVIER DUTAILLIS LE JOUR OÙ LES CHIFFRES ONT DISPARU roman ALBIN MICHEL

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OLIVIER DUTAILLIS

LE JOUROÙ LES CHIFFRESONT DISPARU

roman

ALBIN MICHEL

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L'orchestre répète la Neuvième de Mahler sous ladirection d'un petit homme autoritaire aux cheveuxblancs. Il est très expressif et semble mimer la musiqueautant qu'il la dirige. Il fredonne, murmure même dubout des lèvres certaines phrases musicales.Mesure 27…Ses mimiques se répercutent sur les visages concentrés

des musiciens. Plusieurs d'entre eux reproduisent doci-lement les expressions du chef sans y prêter attention,prenant tour à tour un air grave, mystérieux, tourmenté…Cette symphonie, pleine de sentiments contradictoires,engendre un véritable festival de pantomime.Mesure 58…Dans la salle peu chauffée, certains instrumentistes

ont gardé leur manteau ou leur blouson. L'orchestre seréchauffe doucement. Dehors, la nuit est déjà tombée.Le chef dirige de tout son corps mais c'est son regardqui domine, derrière ses petites lunettes rondes. Il se

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dépense pour désengourdir l'orchestre, alertant les unset les autres avec un air de complicité, s'efforçant demettre les musiciens à l'aise, de leur communiquer sonenthousiasme.Mesure 87…Au troisième rang face à lui pourtant, au pupitre des

flûtes, Anna est au bord de la syncope. Elle sent seslèvres se dessécher, son ventre se contracter. Elle a lesouffle court, regarde les mesures défiler avec angoissecomme un compte à rebours fatidique, pétrifiée par letrac.Mesure 102…La plupart des artistes ont le trac. Dans un premier

temps, il les paralyse. Mais quand ils s'en libèrent, il leurpermet souvent de jouer avec plus d'intensité, d'acuité,d'émotion. Bref, de se surpasser, portés par le plaisirretrouvé de l'interprétation… Depuis quelque temps,Anna n'en subit que le versant négatif. Elle ne supporteplus de se sentir jugée. Pas tant par le public, mais parles autres musiciens et d'abord par leur chef. Elle a tou-jours peur de ne pas être à la hauteur, d'usurper saplace. Elle vit dans l'angoisse de ruiner leur entreprisecollective. Seule, elle joue naturellement, sans se poserde questions. Mais avec des partenaires, cela devientune tout autre affaire.Mesure 132…Ce qui n'arrange pas les choses, c'est qu'elle a déjà

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dérapé. Deux mois plus tôt, alors qu'elle devait jouer enprovince avec l'orchestre, elle était arrivée à la gare trèsen avance. La première même. Elle avait attendu sescamarades au pied des escaliers de la gare de Lyoncomme convenu. Au bout de dix minutes, toujours per-sonne. Elle commença à s'inquiéter. Où donc étaientpassés les soixante-dix autres ? Elle vérifia son billetpour la énième fois et cette fois, horreur, le départn'était pas à 14 h 50 mais à 14 h 05 !… Comment avait-elle pu se tromper ? Pourquoi ça tombait sur elle ? Endésespoir de cause, elle prit le train suivant, ce qui neservit qu'à aggraver son cas : elle arriva alors que leconcert avait déjà commencé… Depuis, elle est inca-pable de se décontracter en jouant. Elle se sent en per-manence dans la ligne de mire du chef et son trac s'estconsidérablement aggravé.Mesure 174…C'est à elle. Ouf ! Elle a failli rater sa petite interven-

tion. Elle se rattrape de justesse… Elle apprécie que lechef ne la regarde pas. Elle est sûre qu'il le fait exprès.Il doit sentir qu'il n'en faudrait pas plus pour qu'elledérape. Elle est la seule qu'il ne regarde pas. Il continueà diriger avec vigueur, imperturbable. Elle envie sonassurance, sa formidable maîtrise de soi.Mesure 186…La fierté de l'orchestre, c'est son homogénéité.

L'harmonie d'ensemble. Les départs parfaitement

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synchrones… Et elle, c'est terrible, on dirait qu'elle estvouée à ne pas être dans le coup ! Toujours en déca-lage. À cause de cette maudite émotivité. Un décalageparfois léger. Mais l'autre entend tout. Il a une oreilleimpitoyable !Mesure 206…Le trac la prend de plus en plus tôt. La répétition

était à 19 heures. Elle n'a quasiment pas dormi de lanuit. Et elle s'est sentie mal toute la journée… Elledonne des cours de solfège dans un conservatoiremunicipal, trois fois par semaine. Le mercredi, c'estsa plus grosse journée. Dès neuf heures du matin, ellereste enfermée dans la même salle. D'habitude, elle lesupporte plutôt bien. Elle arrive même à manger sonsandwich sur place pendant sa courte pause de midi.Aujourd'hui, elle a frôlé la crise de claustrophobie.D'emblée, avec les petits, elle a eu peur de craquer. Elleaime pourtant la fraîcheur de leurs voix, comme uneaération qui l'aide à supporter ce confinement. Avec lesados de l'après-midi, ça a été l'enfer. Toutes ces voixdissonantes en pleine mue, leurs bavardages, leurs rica-nements, leurs provocations. Il a fallu reprendre encoreet encore. Surtout les dictées de rythmes, elle déteste ça.Elle a dû faire un énorme effort pour ne pas leur volerdans les plumes.Mesure 239…Depuis le pupitre des violons, son amie Delphine lui

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adresse un sourire d'encouragement. Elle se rend biencompte qu'Anna ne va pas bien. Des gouttes de sueurperlent sur son front. Anna lui répond faiblement.C'est par Delphine qu'elle est entrée dans l'orchestre.L'audition s'était passée en toute insouciance, un vrairêve. On recrutait une flûtiste, Delphine l'avait appelée.Cela faisait un bout de temps qu'Anna n'avait pas jouédans une formation. Elle n'avait rien préparé. Elle avaitété engagée sur-le-champ… Comme tout ça lui paraîtloin !Mesure 259…Anna l'appréhendait, cette Neuvième de Mahler ! Le

compositeur lui-même était superstitieux. Mahler avaittrès peur du chiffre 9. Chiffre fatidique pour les sym-phonies !… Beethoven, Bartók, Schubert, ils sont nom-breux à ne pas avoir franchi le cap de la neuvième…Mahler avait été tenté de ruser en lui donnant directe-ment le numéro 10. Il aurait peut-être dû puisqu'il estmort avant d'achever la suivante ! C'est elle qui l'aachevé ! Anna a très peur, elle aussi, qu'un malheur luiarrive avec cetteNeuvième !Mesure 285…Dans la rue, en venant, elle n'a pas pu s'empêcher de

faire des calculs superstitieux… Ça lui prend souvent.Un petit rituel. Elle compte les voitures en station-nement ou les pigeons qu'elle croise avant d'arriver aubout d'un trottoir. Si elle trouve un nombre pair, la

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répétition se passera bien. Sinon, elle recompte… Ellese raccroche à ces présages, prêtant aux chiffres un pou-voir magique, susceptible d'infléchir le cours des choses.C'est idiot, elle le sait, mais c'est plus fort qu'elle.Mesure 332…Anna a quand même trouvé le temps de passer voir

sa mère. Pas ce qu'il y a de mieux pour se décontrac-ter ! Elle tâche d'être une bonne fille malgré leurcontentieux. Pendant des années, elle a coupé lesponts, mais à présent son frère vit à l'étranger et elleest seule pour s'en occuper… Presque chaque jour,elle pousse la porte de son appartement, comme onplonge en apnée, attentive à respecter la check-list desprécautions élémentaires pour ressortir indemne… Nepas répondre à la provocation. Ne rien confier de per-sonnel susceptible de donner prise à l'adversaire. Êtreefficace, clinique, avec une amabilité toute profession-nelle. Accomplir les tâches programmées, palier aprèspalier, et surtout ressortir avant de manquer d'oxy-gène !… Elle lui fait ses courses, prépare son dîner, luiraconte quelques banalités sur sa journée, lui donneses médicaments, l'installe devant la télé. Une aide-ménagère prend en charge les autres tâches… Malgréles précautions d'Anna, sa mère parvient toujours à luiglisser une phrase blessante, personnelle, intrusive.Elle se jure de ne plus revenir. Mais elle revient tou-jours.

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Mesure 400…Le solo est imminent. Vers la fin du premier mouve-

ment, il y a une accalmie, puis un silence traversé parun solo de flûte. Anna le voit approcher avec terreur…Mesure 415…Ça y est. Ça va être à elle… Le chef l'alerte avec cinq

mesures d'avance. Cinq mesures ! Pourquoi pas unquart d'heure pendant qu'il y est ! On y arrive. Lessoixante-dix musiciens marquent un silence… Le cheflui fait signe… Le chef lui fait signe et… et… Rien dutout !Mesure 420.Anna est tétanisée. Elle a des poumons d'acier.

Impossible de souffler dans sa flûte ! Elle a envie defondre en larmes, de disparaître. Elle préférerait mou-rir. Ça n'a aucun sens de prolonger ce supplice !Mesure 420 !Le chef lui fait signe encore et encore… Tous les

regards convergent sur elle… Le silence est un gouffrebéant qui ne cesse de s'élargir, une fosse d'orchestresans fond… La patience du chef est à bout. Son regards'est durci. Il va lui lancer une phrase assassine. Elle nelui en laisse pas le temps.Mesure 420 !!!Anna se lève, ramasse précipitamment ses affaires,

parvient à bredouiller : « Excusez-moi… Excusez-moi… » Tiens ! Le souffle lui est revenu ! Elle se rue

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vers la sortie en renversant quelques partitions aupassage.La lourde porte se referme derrière elle.Cette fois, c'est décidé : elle arrête définitivement.

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J'ai rencontré Anna, quelques mois plus tard, àl'occasion d'une fête chez Delphine, cette amiecommune violoniste. Je ne comptais pas venir. J'étaiscrevé. J'avais enchaîné trop de gardes. Et surtout, jen'avais aucune envie de rencontrer celui que Delphineappelait «mon fiancé ». Ce qui m'a décidé, c'est sansdoute la peur de me laisser abrutir par le boulot et lafatigue au point de ne plus sortir de la clinique. Delphinehabitait toujours, porte de Pantin, près du conservatoirede musique où elle a fait ses études. Je n'y étais pasretourné depuis l'époque où je venais l'y rejoindre àn'importe quelle heure du jour ou de la nuit, générale-ment en sortant de l'hôpital.

Les femmes qui ont des fêlures doivent exercer surmoi un attrait particulier. Le soir de cette fête, je n'ai pasquitté Anna des yeux, avant même de faire sa connais-sance. Il ne s'agissait pas de séduction physique, bien

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qu'elle ait un charme très singulier auquel on peut êtresensible, surtout quand elle se montre ouverte auxautres, comme c'était le cas ce soir-là. Non, ce qui m'aintrigué, c'est son état d'alerte constant. Quelqu'un quine connaît jamais le repos, voilà la première impressionque j'ai eue d'elle. Elle papillonnait d'un groupe à l'autreavec vivacité, affable, souriante, mais avec toujours ceregard inquiet qu'elle lançait furtivement autour d'elle.Elle semblait donner le change en permanence. Je mesuis dit qu'elle dépensait beaucoup d'énergie pour secacher.Je lui ai tendu un verre quand elle s'est approchée du

buffet où je prenais racine. Elle m'a appris qu'elle avaitvécu ici avec Delphine quand elles étudiaient ensembleau Conservatoire. Je lui ai confié que, moi aussi, j'avaisun peu vécu ici mais que je ne connaissais aucun invité.(On se voyait toujours seul à seule avec Delphine, c'estmaintenant seulement que j'en prenais conscience.)«Alors vous n'êtes pas musicien. Il n'y a que des musi-ciens ici ! » remarqua Anna.Je lui ai demandé de quel instrument elle jouait.– Flûte traversière. Enfin j'en jouais. J'ai arrêté,

l'année dernière. Mais je continue à donner des coursde solfège pour gagner ma vie.

Je me suis laissé émouvoir par son histoire de musi-cienne maudite aux allures de drame romantique. J'hési-

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tais à lui poser des questions, de peur de remuer dessouvenirs douloureux, mais elle me répondit sans réti-cence. Elle me raconta que ses déboires n'étaient pasarrivés du jour au lendemain. C'était l'aboutissementd'un lent processus au cours duquel le trac l'avait dévo-rée. Jusqu'à cette fameuse Neuvième de malheur. Ce quim'a le plus étonné, c'est qu'elle ne jouait plus, mêmequand elle était seule.– À quoi bon répéter pour rien ? Il n'y a pas de réper-

toire pour flûte solo. Si t'es pas fichu de jouer avec lesautres, cet instrument n'a aucun sens !– C'est surtout avec les chefs d'orchestre que t'avais

du mal, non ? Il n'y a pas de formations sans chef ?– Dans les ensembles baroques, c'est le premier vio-

lon qui donne les départs. Ça m'aurait peut-être mieuxconvenu. Sauf que le chef n'y était pour rien, en fait.– Comment ça ?– J'y arrivais plus. Mon corps refusait l'instrument.

J'arrêtais pas de somatiser ! Des aphtes, des crampes aupoignet, des douleurs dorsales… Toutes les parties ducorps qui sont sollicitées pour la flûte. J'étais sans cesseembêtée !– J'imagine que ça te manque…– Je n'ai pas de regrets parce que je n'avais plus de

plaisir à jouer. À la fin, j'entendais même plus lamusique.– Tu n'entendais rien ?

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Elle a réfléchi un instant.– Si. J'entendais une petite voix, pas mélodieuse du

tout, qui comptait dans ma tête.On a parlé toute la soirée. Elle avait oublié ses amis.

Comme souvent par la suite, je n'ai pas dit grand-chose.Je l'écoutais monologuer en me contentant de la relan-cer. Elle était intarissable mais intéressante. Il y avait enelle quelque chose qui m'échappait. Comme une énigmeque je n'arrivais pas à cerner.

Delphine est venue nous rejoindre. J'étais encoreinterne quand je l'ai connue. Elle donnait, ce jour-là, unconcert bénévole avec son trio à l'hôpital. J'en garde lesouvenir d'une apparition. Les malades regroupés sousla lumière blafarde de la cafétéria et Delphine, au milieu.Un instant de grâce et d'oubli. Son archet comme uneextension anatomique de son bras. Tout l'auditoire sousle charme. Après le concert, on a échangé quelquesmots devant le distributeur de sodas. Elle m'a donnéson téléphone, on s'est revus le soir même.J'ai une indéfectible tendresse pour Delphine et

parfois de la nostalgie pour ces quelques mois qu'ona partagés. On habitait chacun de notre côté. On seretrouvait souvent la nuit en évitant de se poser desquestions sur notre vie par ailleurs. Comme si d'emblée,on n'avait pas pris notre relation au sérieux. On avaitchoisi la légèreté. Quel idiot j'étais ! Je me dis parfois

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que j'aurais dû me montrer plus empressé, plus décidé,écouter un peu plus mes sentiments. Bref, je m'en veuxde l'avoir laissée filer. Un jour, ça a cassé sans raisonvéritable. Par excès de fragilité. Mais on est toujoursrestés en contact. On continue à se voir, une ou deuxfois par an.– C'est un vrai gâchis ! T'aurais jamais dû arrêter de

jouer ! décréta Delphine. Elle est très douée, tu sais !Bien plus que la plupart des musiciens qui étaient icice soir et qui font une carrière ! Quand est-ce que tu t'yremets ?Anna s'est contentée de lui répondre par un sourire

fataliste. Mais je connais assez Delphine pour savoirqu'elle est sans concessions quand il s'agit de musique.À l'époque de leur cohabitation, elles ont dû déchif-frer ensemble tout le répertoire pour flûte traversièreet violon.– Alors, son cas t'intéresse ? me demanda Delphine,

d'un air moqueur.– Mon cas ? fit Anna.– Simon est psychiatre. Il ne t'a pas dit ?Anna m'a dévisagé comme si je l'avais prise en traître.

Je me suis efforcé de la rassurer.– Ton histoire m'intéresse beaucoup mais tu n'es pas

un cas. Tu m'as même fait oublier la clinique.Ce qui n'était pas tout à fait vrai.

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Il était tard. L'appartement s'était vidé. Il ne res-tait plus que nous quatre, avec le fiancé de Delphinequi a insisté pour ouvrir une nouvelle bouteille dechampagne. (Je ne suis pas très objectif mais franche-ment, je ne vois pas ce qu'elle lui trouve.) Cet imbé-cile n'avait pas compris que je l'avais soigneusementévité toute la soirée. Il déplorait qu'on ne se soit pasparlé ! Il tenait à faire ma connaissance. J'ai abrégé.J'ai avalé ma coupe et j'ai raccompagné Anna envoiture. Ça roulait bien. On a mis un quart d'heurepour faire la traversée nord-sud de Paris, jusque dansle treizième où elle habite. Elle n'a pas prononcé unmot pendant le trajet. Arrivés devant chez elle, ellem'a toisé :– Je suis pas très en forme. T'aurais quelque chose

pour me remonter ?– Prozac ?– Parfait. Tu m'offres le Prozac, je t'offre un rhum

vieux. Ça te va ?Je l'ai suivie.Elle habitait au douzième étage d'une tour de

Chinatown. Je me rappelle une cage d'escalier vieillottequi n'avait pas due être refaite depuis les annéessoixante-dix, avec de la moquette sur les murs. Chezelle, je revois le parquet à petits chevrons et la grandebaie vitrée qui dominait Paris. Pourtant, l'appartementparaissait confiné.

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Anna a cherché sa bouteille de rhum et j'ai sorti uneordonnance de mon portefeuille. Ça ne me ressemblepas de prescrire à la légère. Je lui ai fait cette ordon-nance comme un chèque à un ami qui vous fait partde ses difficultés, juste parce que c'est votre ami, sanssouhaiter qu'il vous donne davantage de détails.On a trinqué et elle s'est excusée de ne pas mettre de

musique.Au bout de quelques instants, elle a ajouté :– Quand j'ai quitté l'orchestre, j'espérais qu'au moins

le plaisir de l'écoute reviendrait…Même pas !Je ne lui ai pas demandé de précisions. Soudain, elle

m'a regardé avec un air perdu :– J'arrête pas de compter, en fait…Elle a bu machinalement quelques gorgées de rhum

avant d'ajouter :– Quand je jouais, c'était horrible… Comme quand

on a l'oreille absolue !– C'est une chance d'avoir l'oreille absolue, non ?– Pas toujours. On met un nom sur chaque note, ça

peut parasiter l'écoute… Au lieu d'une symphoniesublime, on entend : mi si la la mi fa… Ça crépiteà toute vitesse dans la tête ! La musique n'a plus dechair, c'est un squelette ! Moi, c'était pareil avec lerythme… Je comptais les mesures et, dans les mesures,je comptais les temps… Je ne pouvais plus écouter unmorceau sans décomposer le rythme. Et je n'entendais

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plus que ça ! Un et deux et un et deux et… on dépasserarement quatre ! Si je suis nerveuse, ça ne rate pas !Ça se déclenche comme un petit moteur. J'en ai desmigraines !…Y a pas qu'avec la musique, d'ailleurs…J'ai toujours peur de me tromper, alors j'arrête pas decompter.– Comment ça ?– Je ne vois pas partir les coups…, fit-elle, l'air sou-

dain mystérieux.En y repensant, son état m'a alerté plusieurs fois au

cours de la soirée. Mais très vite, elle a repris le contrôleet je n'y ai plus prêté attention.– Quels coups ?– La banque m'annonce que je suis à découvert, j'y

crois pas. Je suis certaine que c'est eux qui setrompent…– Tu vérifies tes comptes ?– Sans cesse ! Même quand je fais mes courses,

j'arrête pas de recompter… C'est pour ça que je les faistoujours au même endroit, chez Mourad, en bas dechez moi. Il est plus cher que la supérette. Mais il estgentil, il comprend. Si j'ai un doute, il vérifie même lanote avec moi. Ça me fait du bien. En fait, on trouvejamais d'erreurs. Ce qui ne l'empêche pas de me dire :« Si t'as encore un doute, t'hésites pas, tu reviens, onrevérifie ! »

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Anna est allée chercher une autre bouteille de rhum.On avait beaucoup trop bu. Mais je ne voulais pasqu'elle cesse de parler. Je l'ai suivie dans la cuisine. Laporte de la chambre était entrouverte. J'ai remarqué lestrès nombreuses poupées qui couvraient son lit. Ça m'afait un drôle d'effet, cette part d'enfance. Depuis ledébut, je ne savais pas si j'étais dans une relation sen-timentale ou thérapeutique. Le plus étrange, c'étaitl'extrême régularité avec laquelle les poupées étaientdisposées. Comme, sur les livres pour enfants, les des-sins qui expliquent le principe de la multiplication.C'est alors que ça m'est venu :– Tu es mathématopathe !Elle m'a regardé bizarrement. Je n'ai pas l'habitude

de faire de la psychologie de Café du Commerce etencore moins de donner des consultations en dehors dela clinique et sans qu'on m'y invite.– Pendant toute la soirée, j'ai eu l'impression que tu

me parlais musique mais, en fait, tu ne parlais que dechiffres !… Cette ritournelle dans ta tête. Les calculsque tu fais par superstition. Ceux que tu intervertis. Leserreurs d'horaires. Cette forme de dyslexie avec leschiffres. La nécessité de toujours recompter parce quetu as peur de te tromper. Les découverts qui arriventsans que tu les aies anticipés… Que des chiffres ! Tu esjustemathématopathe !– C'est un mot que t'as inventé ?

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– Mais non ! Y en a, des gens qui ont été trauma-tisés par les chiffres ! En classe, tu n'étais pas bloquéeen maths ?– Si…, fit-elle, songeuse. Ça fait longtemps que les

chiffres me pourrissent la vie !

Ma remarque l'a plongée dans un abîme de per-plexité qui m'a surpris. J'avais visé plus juste que je nele pensais. C'est une sorte d'idéal dans ma pratiqueprofessionnelle : écouter, rester à l'affût, parler peu et,soudain, avoir la bonne parole au bon moment. Cellequi sera un déclencheur pour le patient. C'est ce quivenait de m'arriver à bon compte.Anna n'avait jamais dû évoquer ses difficultés avec

les chiffres auparavant. Elle m'en a encore un peu parlé,mais j'ai senti que c'était comme une séance à laquelle ilconvenait de mettre fin.– Restons-en là pour ce soir, lui ai-je dit.Elle a acquiescé avec un léger sourire, elle avait res-

senti la même chose.J'étais presque fier de moi en repartant.Pas pour longtemps.

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