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HENRI BARBUSSE
LE FEU
HENRI BARBUSSE
LE FEU
1916
Un texte du domaine public.Une Ă©dition libre.
ISBNâ978-2-8247-1056-3
BIBEBOOKwww.bibebook.com
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A LA MĂMOIRE DES CAMARADES TOMBĂS A COTĂ DEMOI ACROUĆž ET SUR LA COTE 119H. B.
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CHAPITRE I
LA VISION
L D Midi, lâAiguille Verte et le Mont Blanc font face auxfigures exsangues Ă©mergeant des couvertures alignĂ©es sur la ga-lerie du sanatorium.
Au premier Ă©tage de lâhĂŽpital-palais, cee terrasse Ă balcon de bois dĂ©coupĂ©,que garantit une vĂ©randa, est isolĂ©e dans lâespace, et surplombe le monde.
Les couvertures de laine fine â rouges, vertes, havane ou blanches âdâoĂč sortent des visages affinĂ©s aux yeux rayonnants, sont tranquilles. Lesilence rĂšgne sur les chaises longues. elquâun a toussĂ©. Puis, on nâentendplus que de loin en loin le bruit des pages dâun livre, tournĂ©es Ă intervallesrĂ©guliers, ou le murmure dâune demande et dâune rĂ©ponse discrĂšte, de voisinĂ voisin, ou parfois, sur la balustrade, le tumulte dâĂ©ventail dâune corneillehardie Ă©chappĂ©e aux bandes qui font, dans lâimmensitĂ© transparente, deschapelets de perles noires.
Le silence est la loi. Au reste, ceux qui, riches, indĂ©pendants, sont venusici de tous les points de la terre, frappĂ©s du mĂȘme malheur, ont perdu lâhabi-
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Le feu Chapitre I
tude de parler. Ils sont repliĂ©s sur eux-mĂȘmes, et pensent Ă leur vie et Ă leurmort.
Une servante parait sur la galerie ; elle marche doucement et est habilléede blanc. Elle apporte des journaux, les distribue.
ââŻCâest chose faite, dit celui qui a dĂ©ployĂ© le premier son journal, laguerre est dĂ©clarĂ©e.
Si aendue quâelle soit, la nouvelle cause une sorte dâĂ©blouissement, carles assistants en sentent les proportions dĂ©mesurĂ©es.
Ces hommes intelligents et instruits, approfondis par la souffrance et larĂ©flexion, dĂ©tachĂ©s des choses et presque de la vie, aussi Ă©loignĂ©s du reste dugenre humain que sâils Ă©taient dĂ©jĂ la postĂ©ritĂ©, regardent au loin, devanteux, vers le pays incomprĂ©hensible des vivants et des fous.
ââŻCâest un crime que commet lâAutriche, dit lâAutrichien.ââŻIl faut que la France soit victorieuse, dit lâAnglais.ââŻJâespĂšre que lâAllemagne sera vaincue, dit lâAllemand.
â â Ils se rĂ©installent sous les couvertures, sur lâoreiller, en face des sommets
et du ciel. Mais, malgrĂ© la puretĂ© de lâespace, le silence est plein de la rĂ©vĂ©-lation qui vient dâĂȘtre apportĂ©e.
ââŻLa guerre !elques-uns de ceux qui sont couchĂ©s lĂ rompent le silence, et rĂ©pĂštent
Ă mi-voix ces mots, et rĂ©flĂ©chissent que câest le plus grand Ă©vĂ©nement destemps modernes et peut-ĂȘtre de tous les temps.
Et mĂȘme cee annonciation crĂ©e sur le paysage limpide quâils fixent,comme un confus et tĂ©nĂ©breux mirage.
Les Ă©tendues calmes du vallon ornĂ© de villages roses comme des roseset de pĂąturages veloutĂ©s, les taches magnifiques des montagnes, la dentellenoire des sapins et la dentelle blanche des neiges Ă©ternelles, se peuplent dâunremuement humain.
Des multitudes fourmillent par masses distinctes. Sur des champs, desassauts, vague par vague, se propagent, puis sâimmobilisent ; des maisonssont Ă©ventrĂ©es comme des hommes, et des villes comme des maisons, desvillages apparaissent en blancheurs Ă©mieĂ©es, comme sâils Ă©taient tombĂ©sdu ciel sur la terre, des chargements de morts et des blessĂ©s Ă©pouvantableschangent la forme des plaines.
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Le feu Chapitre I
On voit chaque nation dont le bord est rongĂ© de massacres, qui sâarrachesans cesse du cĆur de nouveaux soldats pleins de force et pleins de sang ; onsuit des yeux ces affluents vivants dâun fleuve de mort.
Au Nord, au Sud, Ă lâOuest, ce sont des batailles, de tous cĂŽtĂ©s, dans ladistance. On peut se tourner dans un sens ou lâautre de lâĂ©tendue : il nây ena pas un seul au bout duquel la guerre ne soit pas.
Un des voyants pùles, se soulevant sur son coude, énumÚre et dénombreles belligérants actuels et futurs : trente millions de soldats. Un autre balbu-tie, les jeux pleins de tueries :
ââŻDeux armĂ©es aux prises, câest une grande armĂ©e qui se suicide.ââŻOn nâaurait pas dĂ», dit la voix profonde et caverneuse du premier de
la rangĂ©e.Mais un autre dit :ââŻCâest la RĂ©volution française qui recommence.ââŻGare aux trĂŽnes ! annonce le murmure dâun autre.Le troisiĂšme ajoute :ââŻCâest peut-ĂȘtre la guerre suprĂȘme.Il y a un silence, puis quelques fronts, encore blanchis par la fade tragĂ©die
de la nuit oĂč transpire lâinsomnie, se secouent.ââŻArrĂȘter les guerres ! Est-ce possible ! ArrĂȘter les guerres ! La plaie du
monde est inguĂ©rissable.elquâun tousse. Ensuite, le calme immense au soleil des somptueuses
prairies oĂč luisent doucement les vaches vernissĂ©es, et les bois noirs, et leschamps verts et les distances bleues, submergent cee vision, Ă©teignent lereflet du feu dont sâembrase et se fracasse le vieux monde. Le silence infiniefface la rumeur de haine et de souffrance du noir grouillement universel. Lesparleurs rentrent, un Ă un, en eux-mĂȘmes, prĂ©occupĂ©s du mystĂšre de leurspoumons, du salut de leurs corps.
Mais quand le soir se prépare à venir dans la vallée, un orage éclate surle massif du Mont-Blanc.
Il est dĂ©fendu de sortir, par ce soir dangereux oĂč lâon sent parvenir jusquesous la vaste vĂ©randa â jusquâau port oĂč ils sont rĂ©fugiĂ©s â les derniĂšresondes du vent.
Ces grands blessés que creuse une plaie intérieure embrassent des yeux cebouleversement des éléments : ils regardent sur la montagne éclater les coups
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Le feu Chapitre I
de tonnerre qui soulĂšvent les nuages horizontaux comme une mer, et dontchacun jee Ă la fois dans le crĂ©puscule une colonne de feu et une colonnede nuĂ©e, et bougent leurs faces blĂȘmes aux joues Ă©corchĂ©es pour suivre lesaigles qui font des cercles dans le ciel et qui regardent la terre dâen haut, Ă travers les cirques de brume.
ââŻArrĂȘter la guerre ! disent-ils. ArrĂȘter les orages !Mais les contemplateurs placĂ©s au seuil du monde, lavĂ©s des passions
des partis, dĂ©livrĂ©s des notions acquises, des aveuglements, de lâemprise destraditions, Ă©prouvent vaguement la simplicitĂ© des choses et les possibilitĂ©sbĂ©antesâŠ
Celui qui est au bout de la rangĂ©e sâĂ©crie :ââŻOn voit, en bas, des choses qui rampent.ââŻOui⊠câest comme des choses vivantes.ââŻDes espĂšces de plantesâŠââŻDes espĂšces dâhommes.VoilĂ que dans les lueurs sinistres de lâorage, au-dessous des nuages noirs
Ă©chevelĂ©s, Ă©tirĂ©s et dĂ©ployĂ©s sur la terre comme de mauvais anges, il leursemble voir sâĂ©tendre une grande plaine livide. Dans leur vision, des formessortent de la plaine, qui est faite de boue et dâeau, et se cramponnent Ă lasurface du sol, aveuglĂ©es et Ă©crasĂ©es de fange, comme des naufragĂ©s mons-trueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine, qui ruisselle,striĂ©e de longs canaux parallĂšles, creusĂ©e de trous dâeau, est immense, et cesnaufragĂ©s qui cherchent Ă se dĂ©terrer dâelle sont une multitude⊠Mais lestrente millions dâesclaves jetĂ©s les uns sur les autres par le crime et lâerreur,dans la guerre de la boue, lĂšvent leurs faces humaines oĂč germe enfin unevolontĂ©. Lâavenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieuxmonde sera changĂ© par lâalliance que bĂątiront un jour entre eux ceux dontle nombre et la misĂšre sont infinis.
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CHAPITRE II
DANS LA TERRE
L pĂąle se peuple de coups de tonnerre : chaque ex-plosion montre Ă la fois, tombant dâun Ă©clair roux, une colonnede feu dans le reste de nuit et une colonne de nuĂ©e dans ce quâil
y a dĂ©jĂ de jour.LĂ -haut, trĂšs haut, trĂšs loin, un vol dâoiseaux terribles, Ă lâhaleine puis-
sante et saccadĂ©e, quâon entend sans les voir, monte en cercle pour regar-der la terre.
La terre ! Le dĂ©sert commence Ă apparaĂźtre, immense et plein dâeau,sous la longue dĂ©solation de lâaube. Des mares, des entonnoirs, dont labise aiguĂ« de lâextrĂȘme matin pince et fait frissonner lâeau ; des pistes tra-cĂ©es par les troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stĂ©rilitĂ©et qui sont striĂ©es dâorniĂšres luisant comme des rails dâacier dans la clartĂ©pauvre ; des amas de boue oĂč se dressent çà et lĂ quelques piquets cassĂ©s,des chevalets en X, disloquĂ©s, des paquets de fil de fer roulĂ©s, tortillĂ©s, enbuissons. Avec ses bancs de vase et ses flaques, on dirait une toile grise
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Le feu Chapitre II
dĂ©mesurĂ©e qui flotte sur la mer, immergĂ©e par endroits. Il ne pleut pas,mais tout est mouillĂ©, suintant, lavĂ©, naufragĂ©, et la lumiĂšre blafarde alâair de couler.
On distingue de longs fossĂ©s en lacis oĂč le rĂ©sidu de nuit sâaccumule.Câest la tranchĂ©e. Le fond en est tapissĂ© dâune couche visqueuse dâoĂč lepied se dĂ©colle Ă chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour dechaque abri, Ă cause de lâurine de la nuit. Les trous eux-mĂȘmes, si on sâypenche en passant, puent aussi, comme des bouches.
Je vois des ombres Ă©merger de ces puits latĂ©raux, et se mouvoir,masses Ă©normes et difformes : des espĂšces dâours qui pataugent etgrognent. Câest nous.
Nous sommes emmitouflĂ©s Ă la maniĂšre des populations arctiques.Lainages, couvertures, toiles Ă sac, nous empaquettent, nous surmontent,nous arrondissent Ă©trangement. Quelques-uns sâĂ©tirent, vomissent desbĂąillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou livides, avec des sa-lissures qui les balafrent, trouĂ©es par les veilleuses dâyeux brouillĂ©s etcollĂ©s au bord, embroussaillĂ©es de barbes non taillĂ©es ou encrassĂ©es depoils non rasĂ©s.
Tac ! Tac ! Pan ! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous,partout, ça crĂ©pite ou ça roule, par longues rafales ou par coups sĂ©pa-rĂ©s. Le sombre et flamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plusde quinze mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde oĂč noussommes, la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrĂȘtĂ©s du matinau soir et du soir au matin. On est enterrĂ© au fond dâun Ă©ternel champ debataille ; mais comme le tic-tac des horloges de nos maisons, aux tempsdâautrefois, dans le passĂ© quasi lĂ©gendaire, on nâentend cela que lorsquâonĂ©coute.
Une face de poupard, aux paupiĂšres bouffies, aux pommettes si car-minĂ©es quâon dirait quâon y a collĂ© de petits losanges de papier rouge,sort de terre, ouvre un Ćil, les deux ; câest Paradis. La peau de ses grossesjoues est striĂ©e par la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il adormi la tĂȘte enveloppĂ©e.
Il promĂšne les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, mefait signe et me dit :
ââŻEncore une nuit de passĂ©e, mon pauvâ vieux.
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ââŻOui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore ?Il lĂšve au ciel ses deux bras boulus. Il sâest extrait, Ă grand frottement,
de lâescalier de la guitoune, et le voilĂ Ă cĂŽtĂ© de moi. AprĂšs avoir trĂ©buchĂ©sur le tas obscur dâun bonhomme assis par terre, dans la pĂ©nombre, etqui se gratte Ă©nergiquement avec des soupirs rauques, Paradis sâĂ©loigne,clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le dĂ©cor diluvien.
â â Peu Ă peu, les hommes se dĂ©tachent des profondeurs. Dans les coins,
on voit de lâombre dense se former, puis ces nuages humains se remuent,se fragmentent⊠On les reconnaĂźt un Ă un.
En voilĂ un qui se montre, avec sa couverture formant capuchon. Ondirait un sauvage ou plutĂŽt la tente dâun sauvage, qui se balance de droiteĂ gauche et se promĂšne. De prĂšs, on dĂ©couvre, au milieu dâune Ă©paissebordure de laine tricotĂ©e un carrĂ© de figure jaune, iodĂ©e, peinte de plaquesnoirĂątres, le nez cassĂ©, les yeux bridĂ©s, chinois, et encadrĂ©s de rose, unepetite moustache rĂȘche et humide comme une brosse Ă graisse.
ââŻVâlĂ Volpatte. Ăa ira-t-il, Firmin ?ââŻĂa va, ça va tâet ça vient, dit Volpatte.Il a un accent lourd et traĂźnant quâun enrouement aggrave. Il tousse.ââŻJâai attrapĂ© la crĂšve, câcoup-ci. Dis donc, tâas entendu, câte nuit,
lâattaque ? Mon vieux, tu parles dâun bombardement quâils ont balancĂ©.Quelque chose de soignĂ© comme dĂ©coction !
Il renifle, passe sa manche sous son nez concave. Il fourre sa maindans sa capote et sa veste, cherchant sa peau, et se gratte.
ââŻA la chandelle, jâen ai tuĂ© trente ! grommelle-t-il. Dans la grandeguitoune, Ă cĂŽtĂ© du passage souterrain, mon vieux, tu parles sâil y aquelque chose comme mie de pain mĂ©canique ! On les voit courir dansla paille comme je te vois.
ââŻQui ça a attaquĂ©, les Boches ?ââŻLes Boches et nous aussi. CâĂ©tait du cĂŽtĂ© de Vimy. Une contre-
attaque. Tâas pas entendu ?ââŻNon, rĂ©pond pour moi le gros Lamuse, lâhomme-bĆuf. Jâronflais.
Faut dire que jâai Ă©tĂ© de travaux de nuit, lâautre nuit.ââŻMoi, jâai entendu, dĂ©clare le petit Breton Biquet. Jâai mal dormi, pas
dormi pour mieux dire. Jâai une guitoune individuelle. Ben, tenez, la vâlĂ ,
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Le feu Chapitre II
câte putain-lĂ .Il dĂ©signe une fosse qui sâallonge Ă fleur du sol, et oĂč, sur une mince
couche de fumier, il y a juste la place dâun corps.ââŻTu parles dâune installation Ă la noix, constate-t-il en hochant sa
rude petite tĂȘte pierreuse qui a lâair pas finie, jâai presque point roupillĂ© :jâĂ©tais parti pour, mais jâai Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par la relĂšve du 129á” qui a passĂ©par lĂ . Pas par le bruit, par lâodeur. Ah ! tous ces gars avec leurs pieds Ă hauteur de ma gueule. Ăa mâa rĂ©veillĂ©, tellement ça me faisait mal au nez.
Je connais cela. Jâai souvent Ă©tĂ© rĂ©veillĂ©, moi, dans la tranchĂ©e, par lesillage de senteur Ă©paisse quâune troupe en marche traĂźne avec elle.
ââŻSi ça tuait les gos, seulement, dit Tirette.ââŻAu contraire, ça les excite, observe Lamuse. Plus tâes dĂ©gueulasse,
plus tu cocotes, plus tâen as !ââŻEt câest heureux, poursuivit Biquet, quâils mâont rĂ©veillĂ© en mâem-
boucanant. Comme je lâracontais tout Ă lâheure Ă câgros presse-papier, jâaiouvert les carreaux juste Ă temps pour me cramponner Ă ma toile de tentequi fermait mon trou et quâun de ces fumiers-lĂ parlait de mâgrouper.
ââŻCâest des crapules dans câ129-lĂ .On distinguait, au fond, Ă nos pieds, une forme humaine que le ma-
tin nâĂ©claircissait pas et qui, accroupie, empoignant Ă pleines mains lacarapace de ses vĂȘtements, se trĂ©moussait ; câĂ©tait le pĂšre Blaire.
Ses petits yeux clignotaient dans une face oĂč vĂ©gĂ©tait largement lapoussiĂšre. Au-dessus du trou de sa bouche Ă©dentĂ©e, sa moustache for-mait un gros paquet jaunĂątre. Ses mains Ă©taient sombres, terriblement :le dessus si encrassĂ© quâil paraissait velu, la paume plaquĂ©e dâune duregrisaille. Son individu, recroquevillĂ© et veloutĂ© de terre, exhalait un re-lent de vieille casserole.
Affairé à se gratter, il causait néanmoins avec le grand Barque qui, unpeu écarté, se penchait sur lui.
ââŻJâsuis pas sale comme ça dans lâcivil, disait-il.ââŻBen, mon pauvâ vieux, ça doit salement tâchanger ! dit Barque.ââŻHeureusement, renchĂ©rit Tirette, parce quâalors, en fait de gosses,
tu ârais des petits nĂšgres Ă ta femme !Blaire se fĂącha. Ses sourcils se froncĂšrent sous son front oĂč sâaccumu-
lait la noirceur.
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ââŻQuâest-câ que tu mâembĂȘtes, toi ? Et pis aprĂšs ? Câest la guerre. Ettoi, face dâharicot, tu crois pâtâĂȘtre que ça nâte change pas la trompetteet les maniĂšres la guerre ? Ben, râgarde-toi, bec de singe, peau dâfesse !Faut-il quâun homme soye bĂȘte pour sortir des choses comme vâlĂ toi !
Il passa la main sur la couche ténébreuse qui garnissait sa figure etqui, aprÚs les pluies de ces jours-ci, se révélait réellement indélébile, et ilajouta :
ââŻEt pis, si jâsuis comme je suis, câest que jâle veux bien. Dâabord,jâai pas dâdents. Le major mâa dit dâpuis longtemps : «âŻTâas pus une seulepiloche. Câest pas assez. Au prochain repos, quâil mâa dit, va donc faire untour Ă la voiture estomalogique.âŻÂ»
ââŻLa voiture tomatologique, corrigea Barque.ââŻStomatologique, rectifia Bertrand.ââŻCâest parce que je lâveux bien que jây suis pas tâĂ©tĂ©, continua Blaire,
pisque câest Ă lâĆil.ââŻAlors pourquoi ?ââŻPour rien, Ă cause du changement, rĂ©pondit-il.ââŻTâas tout du cuistancier, dit Barque. Tu devrais lâĂȘtre.ââŻCâest mon idĂ©e, aussi, repartit Blaire, naĂŻvement.On rit. Lâhomme noir sâen offusqua. Il se leva.ââŻVous mâfaites mal au ventre, articula-t-il avec mĂ©pris. Jâvas aux
feuillées.Quand sa silhouette trop obscurcie eut disparu, les autres ressassÚrent
une fois de plus cette vĂ©ritĂ© quâici-bas les cuisiniers sont les plus sales deshommes.
ââŻSi tu vois un bonhomme barbouillĂ© et tachĂ© de la peau et desfrusques, Ă ne le toucher quâavec des outils, tu peux tâdire : câest un cuis-tot, probabâ ! Et tant plus il est sale, tant plus il est cuistot.
ââŻCâest vrai et vĂ©ritable, tout de mĂȘme, dit Marthereau.ââŻTiens, vâlĂ Tirloir. Eh ! Tirloir !Il approche affairĂ©, flairant de-ci, de-lĂ ; sa mince tĂȘte, pĂąle comme le
chlore, danse au milieu du bourrelet de son col de capote beaucoup tropĂ©pais et large. Il a le menton taillĂ© en pointe, les dents de dessus proĂ©mi-nentes ; une ride, autour de la bouche, profondĂ©ment encrassĂ©e, a lâair
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dâune museliĂšre. Il est, selon son ordinaire, furieux, et, comme toujours,il rousse :
ââŻOn mâa fauchĂ© ma musette, câte nuit !ââŻCâest la relĂšve du 129. OĂč câque tu lâavais mise ?Il dĂ©signe une baĂŻonnette fichĂ©e dans la paroi, prĂšs dâune entrĂ©e de
cagna :ââŻLĂ , pendue Ă câcure-dents quâest plantĂ© ici lĂ .ââŻBallot ! sâĂ©crie le chĆur. A la portĂ©e de la main des soldats qui
passent ! Tâes pas dingue, non ?ââŻCâest malheureux, tout de mĂȘme, gĂ©mit Tirloir.Puis, tout dâun coup, il est pris dâune crise de rage ; sa face se chiffonne,
furibonde, ses petits poings se serrent, se serrent, comme des nĆuds deficelle. Il les brandit.
ââŻAlors quoi ? Ah ! si je tenais la carne qui me lâa faite ! Tu parles quejây casserais la gueule, que jây dĂ©foncerais le bide, que jây⊠Y avait dedansun camembert pas entamĂ©. Jâvas encore chercher.
Il se frictionne le ventre du poing, Ă petits coups secs, comme un gui-tariste, et il sâenfonce dans le gris du matin, Ă la fois digne et grimaçant,avec sa silhouette engoncĂ©e de malade en robe de chambre. On lâentendroussoter jusquâĂ disparition.
ââŻCâcon-lĂ , dit PĂ©pin.Les autres ricanent.ââŻIl est fou et loufoque, dĂ©clare Marthereau, qui a coutume de renfor-
cer lâexpression de sa pensĂ©e par lâemploi simultanĂ© de deux synonymes.â â
ââŻTiens, pâtit pĂšre, dit Tulacque, qui arrive, vise-moi ça ?Tulacque est magnifique. Il porte une casaque jaune citron, faite au
moyen dâun sac de couchage en toile huilĂ©e. Il a pratiquĂ© un trou aumilieupour passer la tĂȘte et a assujetti, par-dessus cette carapace, ses bretelles desuspension et son ceinturon. Il est grand, osseux. Il tend en avant, lorsquâilmarche, une Ă©nergique figure aux yeux louches. Il tient quelque chose Ă la main.
ââŻJâai trouvĂ© ça en creusant la terre, cette nuit, au bout du BoyauNeuf, quand on a changĂ© les caillebotis pourris. Ăa mâa plu tout de suite,câtâaffutiau. Câest une hache ancien modĂšle.
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Pour un ancien modĂšle, câen est un : une pierre pointue emmanchĂ©edans un os bruni. Ăa mâa tout lâair dâun outil prĂ©historique.
ââŻCâest bien enmains, dit Tulacque enmaniant lâobjet. Mais oui. Câestpas si mal compris que ça. Plus Ă©quilibrĂ© que la hachette rĂ©glementaire.Câest Ă©patant pour tout dire. Tiens, essaye voir⊠Hein ? Rends-la-moi. Jâlagarde. Ăa mâservira bien ; tu voirasâŠ
Il brandit sa hache dâhomme quaternaire et semble lui-mĂȘme un pi-thĂ©canthrope affublĂ© dâoripeaux, embusquĂ© dans les entrailles de la terre.
â â On sâest, un Ă un, groupĂ©s, ceux de lâescouade de Bertrand et de la
demi-section, Ă un coude de la tranchĂ©e. En ce point, elle est un peu pluslarge que dans sa partie droite, oĂč, lorsquâon se croise, il faut, pour passer,se jeter contre la paroi et frotter son dos Ă la terre et son ventre au ventredu camarade.
Notre compagnie occupe, en rĂ©serve, une parallĂšle de deuxiĂšme ligne.Ici, pas de service de veilleurs. La nuit, nous sommes bons pour les travauxde terrassement Ă lâavant, mais tant que le jour durera, nous nâaurons rienĂ faire. EntassĂ©s les uns contre les autres et enchaĂźnĂ©s coude Ă coude, ilne nous reste plus quâĂ atteindre le soir comme nous pourrons.
La lumiĂšre du jour a fini par sâinfiltrer dans les crevasses sans fin quisillonnent cette rĂ©gion de la terre ; elle affleure aux seuils de nos trous.LumiĂšre triste du Nord, ciel Ă©troit et vaseux, lui aussi, chargĂ©, dirait-on,dâune fumĂ©e et dâune odeur dâusine. Dans cet Ă©clairement blĂȘme, les miseshĂ©tĂ©roclites des habitants des bas-fonds apparaissent Ă cru, dans la pau-vretĂ© immense et dĂ©sespĂ©rĂ©e qui les crĂ©a. Mais câest comme le tic-tac mo-notone des coups de fusil et le ronron des coups de canon : il y a troplongtemps que dure le grand drame que nous jouons, et on ne sâĂ©tonneplus de la tĂȘte quâon y a prise et de lâaccoutrement quâon sây est inventĂ©,pour se dĂ©fendre contre la pluie qui vient dâen haut, contre la boue quivient dâen bas, contre le froid, cette espĂšce dâinfini qui est partout.
Peaux de bĂȘtes, paquets de couvertures, toiles, passe-montagnes, bon-nets de laine, de fourrure, cache-nez enflĂ©s, ou remontĂ©s en turbans, ca-pitonnages de tricots et surtricots, revĂȘtements et toitures de capuchonsgoudronnĂ©s, gommĂ©s, caoutchoutĂ©s, noirs, ou de toutes les couleurs âpassĂ©es â de lâarc-en-ciel, recouvrent les hommes, effacent leurs uni-
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formes presque autant que leur peau, et les immensifient. Lâun sâest ac-crochĂ© dans le dos un carrĂ© de toile cirĂ©e Ă gros damiers blancs et rouges,trouvĂ© au milieu de la salle Ă manger de quelque asile de passage : câestPĂ©pin, et on le reconnaĂźt de loin Ă cette pancarte dâarlequin plus quâĂ sablĂȘme figure dâapache. Ici se bombe le plastron de Barque, taillĂ© dans unĂ©dredon piquĂ©, qui fut rose, mais que la poussiĂšre et la nuit ont irrĂ©guliĂš-rement dĂ©colorĂ© et moirĂ©. LĂ , lâĂ©norme Lamuse semble une tour en ruineavec des restants dâaffiches. De la moleskine, appliquĂ©e en cuirasse, faitau petit Eudore un dos cirĂ© de colĂ©optĂšre ; et, parmi tous, Tulacque brille,avec son thorax orange de Grand Chef.
Le casque donne une certaine uniformitĂ© aux sommets des ĂȘtres quisont lĂ , et encore ! Lâhabitude prise par quelques-uns de le mettre soit surle kĂ©pi, comme Biquet, soit sur le passe-montagne, comme Cadilhac, soitsur le bonnet de coton, comme Barque, produit des complications et desvariĂ©tĂ©s dâaspect.
Et nos jambes !⊠Tout Ă lâheure, je suis descendu, pliĂ© en deux, dansnotre guitoune, petite cave basse, sentant le moisi et lâhumiditĂ©, oĂč lâontrĂ©buche sur des boĂźtes de conserves vides et des chiffons sales et oĂč deuxlongs paquets gisaient endormis, tandis que dans le coin, Ă la lueur dâunechandelle, une forme agenouillĂ©e fouillait dans une musette⊠En remon-tant, jâai, par le rectangle de lâouverture, aperçu les jambes. Horizontales,verticales ou obliques, Ă©talĂ©es, repliĂ©es, mĂȘlĂ©es obstruant le passage etmaudites par les passants â elles offrent une collection multicolore etmultiforme : guĂȘtres, jambiĂšres noires et jaunes, hautes et basses, en cuir,en toile tannĂ©e, en un quelconque tissu impermĂ©able : bandes molletiĂšresbleu foncĂ©, bleu clair, noires, rĂ©sĂ©da, kaki, beiges⊠Seul de son espĂšce,Volpatte a gardĂ© ses petites jambiĂšres de la mobilisation. Mesnil AndrĂ©exhibe depuis quinze jours une paire de bas de grosse laine verte Ă cĂŽtes,et on a toujours connu Tirette avec des bandes de drap gris Ă rayuresblanches, prĂ©levĂ©es sur un pantalon civil qui pendait on ne sait oĂč, aucommencement de la guerre⊠Marthereau, lui, en a qui ne sont pas dumĂȘme ton toutes deux, car il nâa pu trouver pour les dĂ©biter en laniĂšresdeux bouts de capote aussi usĂ©s et aussi sales lâun que lâautre. Et il est desjambes emballĂ©es dans des chiffons, voire des journaux, maintenues pardes spirales de ficelles, ou, ce qui est plus pratique, de fils tĂ©lĂ©phoniques.
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Le feu Chapitre II
PĂ©pin Ă©blouit les copains et les passants avec une paire de guĂȘtres fauves,empruntĂ©es Ă un mort⊠Barque qui a la prĂ©tention (et Dieu sait sâil endevient parfois embĂȘtant, le frĂšre !) dâĂȘtre un gars dĂ©brouillard, riche enidĂ©es, a les mollets blancs : il a disposĂ© des bandes de pansement autour deses houseaux, pour les prĂ©server ; ce blanc forme, au bas de sa personne,un rappel de son bonnet de coton, qui dĂ©passe de son casque et dâoĂč dĂ©-passe sa mĂšche rousse de clown. Poterloo marche depuis un mois dansdes bottes de fantassin allemand, de belles bottes quasi neuves avec leursfers Ă cheval aux talons. Caron les lui a confiĂ©es lorsquâil a Ă©tĂ© Ă©vacuĂ© pourson bras. Caron les avait prises lui-mĂȘme Ă un mitrailleur bavarois abattuprĂšs de la route des PylĂŽnes. Jâentends encore Caron raconter lâaffaire :
ââŻMon vieux, le frĂšre Miroton, il Ă©tait lĂ , le derriĂšre dans un trou,pliĂ© ; iâzyeutait lâciel, les jambes en lâair. Iâ mâprĂ©sentait ses pompes dâunair de dire quâelles valaient lâcoup. «âŻĂa collocheâŻÂ», que jâmâai dit. Mais tuparles dâun business pour lui reprendre ses ribouis : jâai travaillĂ© dessus,Ă tirer, Ă tourner, Ă secouer, pendant une demi-heure, jâattige pas : avecses pattes toutes raides, il ne mâaidait pas, le client. Puis, finalement, Ă force dâĂȘtre tirĂ©es, les jambes du macchab se sont dĂ©collĂ©es aux genoux,son froc sâest dĂ©chirĂ©, et le tout est venu, vâlan ! Jâmâai vu, tout dâun coup,avec une botte pleine dans chaque grappin. Il a fallu vider les jambes etles pieds de dâdans.
ââŻTu vas fort !âŠââŻDemande au cycliste Euterpe si câest pas vrai. Jâte dis quâil lâa fait
avec moi, lui : on enfonçait notre abattis dans la botte et on retirait de lâos,des bouts de chaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles envalaient lâcoup !
⊠Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use Ă sa place lesbottes que nâa pas usĂ©es le mitrailleur bavarois.
Câest ainsi que lâon sâingĂ©nie, selon son intelligence, son activitĂ©, sesressources et son audace, Ă se dĂ©battre contre lâinconfort effrayant. Cha-cun semble, en se montrant, avouer : «âŻVoilĂ tout ce que jâai su, jâai pu,jâai osĂ© faire, dans la grande misĂšre oĂč je suis tombĂ©.âŻÂ»
Mesnil Joseph somnole, Blaire bĂąille, Marthereau fume, lâĆil fixe. La-muse se gratte comme un gorille et Ludore comme un ouistiti. Volpattetousse et dit : «âŻJâvas crever.âŻÂ» Mesnil AndrĂ© a sorti sa glace et son peigne,
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et cultive comme une plante rare sa belle barbe chĂątain. Le calme mono-tone est interrompu, de-ci, de-lĂ , par les accĂšs dâagitation acharnĂ©e queprovoque la prĂ©sence endĂ©mique, chronique et contagieuse des parasites.
Barque, qui est observateur, promĂšne un regard circulaire, retire sapipe de sa bouche, crache, cligne de lâĆil et dit :
ââŻTout de mĂȘme, câquâon ne se ressemble pas !ââŻPourquoi se ressemblerait-on ? dit Lamuse. Ăa serait un miracle.
â â Nos Ăąges ? Nous avons tous les Ăąges. Notre rĂ©giment est un rĂ©giment
de rĂ©serve que des renforts successifs ont renouvelĂ© en partie avec delâactive, en partie avec de la territoriale. Dans la demi-section, il y a desR.A.T., des bleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans. Blaire pour-rait ĂȘtre le pĂšre de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Le caporalappelle Marthereau «âŻgrand-pĂšreâŻÂ» ou «âŻvieux dĂ©tritusâŻÂ» selon quâil plai-sante ou quâil parle sĂ©rieusement. Mesnil Joseph serait Ă la caserne sâilnây avait pas eu la guerre. Cela fait un drĂŽle dâeffet quand nous sommesconduits par notre sergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu demoustache peinte sur la lĂšvre, et qui, lâautre jour, au cantonnement, sau-tait Ă la corde, avec des gosses. Dans notre groupe disparate, dans cettefamille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nous groupe, il y a, cĂŽteĂ cĂŽte, trois gĂ©nĂ©rations qui sont lĂ , Ă vivre, Ă attendre, Ă sâimmobiliser,comme des statues informes, comme des bornes.
Nos races ? Nous sommes toutes les races. Nous sommes venus departout. Je considĂšre les deux hommes qui me touchent : Poterloo, le mi-neur de la fosse Calonne, est rose ; ses sourcils sont jaune paille, ses yeuxbleu de lin ; pour sa grosse tĂȘte dorĂ©e, il a fallu chercher longtemps dansles magasins la vaste soupiĂšre bleue qui le casque ; Fouillade, le batelier deCette, roule des yeux de diable dans une longue maigre face de mousque-taire creusĂ©e aux joues et couleur de violon. Mes deux voisins diĂšrent,en vĂ©ritĂ©, comme le jour et la nuit.
Et non moins, Cocon, le mince personnage sec, Ă lunettes, au teintchimiquement corrodĂ© par les miasmes des grandes villes, fait contrasteavec Biquet, le Breton pas Ă©quarri, Ă peau grise, Ă mĂąchoire de pavĂ© ; etAndrĂ© Mesnil, le confortable pharmacien de sous-prĂ©fecture normande,Ă la jolie barbe fine, qui parle tant et si bien, nâa pas grand rapport avec
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Lamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et Ă la nuque de rosbif. Lâac-cent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ont battu dans tousles sens les rues de Paris, se croise avec lâaccent quasi belge et chantantde ceux de «âŻchâNordâŻÂ» venus du 8á” territorial, avec le parler sonore, rou-lant sur les syllabes comme sur des pavĂ©s, que nous versa le 144á”, avec lepatois sâexhalant des groupes que forment entre eux, obstinĂ©ment, au mi-lieu des autres, comme des fourmis qui sâattirent, les Auvergnats du 124âŠJe me rappelle la premiĂšre phrase de ce loustic de Tirette, quand il se prĂ©-senta : «âŻMoi, mes enfants, jâsuis dâClichy-la-Garenne !Qui dit mieux ?âŻÂ»,et la premiĂšre dolĂ©ance qui rapprocha Paradis de moi : «âŻI sâfoutions dâmoiparce que jâsommes MorvandiauâŠâŻÂ»
Nos mĂ©tiers ? Un peu de tout, dans le tas. Aux Ă©poques abolies oĂčon avait une condition sociale, avant de venir enfouir sa destinĂ©e dansdes taupiniĂšres quâĂ©crasent la pluie et la mitraille, et quâil faut toujoursrecommencer, quâĂ©tions-nous ? Laboureurs et ouvriers pour la plupart.Lamuse fut valet de ferme, Paradis, charretier. Cadilhac, dont le casquedâenfant surmonte en branlant un crĂąne pointu â effet de dĂŽme sur unclocher, dit Tirette â a des terres Ă lui. Le pĂšre Blaire Ă©tait mĂ©tayer dansla Brie. De son triporteur, Barque, garçon livreur, faisait des acrobatiesentre les tramways et les taxis parisiens, en invectivant magistralement,Ă ce quâil dit, dans les avenues et les places, le poulailler effarĂ© des piĂ©-tons. Le caporal Bertrand, qui se tient toujours un peu Ă lâĂ©cart, taciturneet correct, avec une belle figure mĂąle, bien droite, le regard horizontal,Ă©tait contremaĂźtre dans une manufacture de gainerie. Tirloir peinturlu-rait des voitures, sans ronchonner, affirme-t-on. Tulacque Ă©tait bistrot Ă la barriĂšre du TrĂŽne, et Eudore, avec sa figure douce et pĂąlotte, tenait surle bord dâune route, pas trĂšs loin du front actuel, un estaminet ; lâĂ©tablis-sement a Ă©tĂ© malmenĂ© par les obus â naturellement, car Eudore nâa pasde chance, câest connu. Mesnil AndrĂ©, lâhomme encore vaguement distin-guĂ© et peignĂ©, vendait du bicarbonate et des spĂ©cialitĂ©s infaillibles sur unegrand-place ; son frĂšre Joseph vendait des journaux et des romans illustrĂ©sdans une gare du rĂ©seau de lâĂtat, tandis que, loin de lĂ , Ă Lyon, Cocon,le binoclard, lâhomme-chiffre, sâempressait, revĂȘtu dâune blouse noire, lesmains plombĂ©es et brillantes, derriĂšre les comptoirs dâune quincaillerie,et que BĂ©cuwe Adolphe et Poterloo, dĂšs lâaube, traĂźnant la pauvre Ă©toile
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de leur lampe, hantaient les charbonnages du Nord.Et il y en a dâautres dont on ne se rappelle jamais le mĂ©tier et quâon
confond les uns avec les autres, et les bricoleurs de campagne qui col-portaient dix mĂ©tiers Ă la fois dans leur bissac, sans compter lâĂ©quivoquePĂ©pin qui ne devait pas en avoir du tout : (ce quâon sait câest quâil y atrois mois, au dĂ©pĂŽt, aprĂšs sa convalescence, il sâest marié⊠pour toucherlâallocation des femmes de mobilisĂ©sâŠ)
Pas de profession libĂ©rale parmi ceux qui mâentourent. Des institu-teurs sont sous-officiers Ă la compagnie ou infirmiers. Dans le rĂ©giment,un frĂšre mariste est sergent au service de santĂ© ; un tĂ©nor, cycliste du ma-jor ; un avocat, secrĂ©taire du colonel ; un rentier, caporal dâordinaire Ă laCompagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldatscombattants, nous autres, et il nây a presque pas dâintellectuels, dâartistesou de riches qui, pendant cette guerre, auront risquĂ© leurs figures auxcrĂ©neaux, sinon en passant, ou sous des kĂ©pis galonnĂ©s.
Oui, câest vrai, on diĂšre profondĂ©ment.Mais pourtant on se ressemble.MalgrĂ© les diversitĂ©s dâĂąge, dâorigine, de culture, de situation, et de
tout ce qui fut, malgrĂ© les abĂźmes qui nous sĂ©paraient jadis, nous sommesen grandes lignes les mĂȘmes. A travers la mĂȘme silhouette grossiĂšre, oncache et on montre les mĂȘmes mĆurs, les mĂȘmes habitudes, le mĂȘmecaractĂšre simplifiĂ© dâhommes revenus Ă lâĂ©tat primitif.
Le mĂȘme parler, fait dâun mĂ©lange dâargots dâatelier et de caserne, etde patois, assaisonnĂ© de quelques nĂ©ologismes, nous amalgame, commeune sauce, Ă la multitude compacte dâhommes qui, depuis des saisons,vide la France pour sâaccumuler au Nord-Est.
Et puis, ici, attachĂ©s ensemble par un destin irrĂ©mĂ©diable, emportĂ©smalgrĂ© nous sur le mĂȘme rang, par lâimmense aventure, on est bien forcĂ©,avec les semaines et les nuits, dâaller se ressemblant. LâĂ©troitesse terriblede la vie commune nous serre, nous adapte, nous efface les uns dans lesautres. Câest une espĂšce de contagion fatale. Si bien quâun soldat apparaĂźtpareil Ă un autre sans quâil soit nĂ©cessaire, pour voir cette similitude, deles regarder de loin, aux distances oĂč nous ne sommes que des grains dela poussiĂšre qui roule dans la plaine.
â â
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On attend. On se fatigue dâĂȘtre assis : on se lĂšve. Les articulationssâĂ©tirent avec des crissements de bois qui joue et de vieux gonds : lâhu-miditĂ© rouille les hommes comme les fusils, plus lentement mais plus Ă fond. Et on recommence, autrement, Ă attendre.
On attend toujours, dans lâĂ©tat de guerre. On est devenu des machinesĂ attendre.
Pour le moment, câest la soupe quâon attend. AprĂšs, ce seront leslettres.Mais chaque chose en son temps : lorsquâon aura fini avec la soupe,on songera aux lettres. Ensuite, on se mettra Ă attendre autre chose.
La faim et la soif sont des instincts intenses qui agissent puissammentsur lâesprit de mes compagnons. Comme la soupe tarde, ils commencentĂ se plaindre et Ă sâirriter. Le besoin de la nourriture et de boisson leursort de la bouche en grognements :
ââŻVâlĂ huit plombes. Tout dâmĂȘme, cette croĂ»te, quâest-ce quâelle fout,quâelle radine pas ?
ââŻJustement, moi qui ai la dent depuis hier midi, rechigne Lamuse,dont lâĆil est humide de dĂ©sir et dont les joues prĂ©sentent de gros coupsde badigeon de la couleur du vin.
Le mĂ©contentement sâaigrit de minute en minute :ââŻPlumet a dĂ» sâenvoyer dans lâentonnoir mon bidon dârĂ©glisse quâiâ
dâvait mâapporter, et dâautres avec, et il est tombĂ© saoul quĂ©âquâpart parlĂ .
ââŻCâest sĂ»r et certain, appuie Marthereau.ââŻAh ! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvĂ©e !
beugle Tirloir.Quelle race dĂ©goĂ»tante ! Tous, becs-salĂ©s et cossards ! Ils seles roulent toute la journĂ©e Ă lâarriĂšre, et ils ne sont pas fichus de monterĂ lâheure. Ah ! si jâĂ©tais le maĂźtre, ce que je les ferais venir aux tranchĂ©esĂ la place de nous, et il faudrait quâils bossent ! Dâabord, je dirais : chacundans la section sera graisseux et soupier Ă tour de rĂŽle. Ceux qui veulent,bien entendu⊠et alorsâŠ
ââŻMoi, jâsuis sĂ»r, crie Cocon, que câest câcochon de PĂ©pĂšre qui met lesautres en retard. Il le fait exprĂšs, dâabord, et aussi, il ne peut pas sâdĂ©plu-mer, lâmatin, lâpauvâ petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout commeĂ un mignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journĂ©e.
ââŻJâtâen foutrai, moi ! gronde Lamuse. Attends voir comme jâle ârais
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dĂ©caniller du pajot, si seulement jâĂ©tais lĂ . Jâte lârĂ©veillerais Ă coups dâtar-tine sur la tĂ©tĂšre, et jâte lâpoĂźsserais par un abattisâŠ
ââŻLâautre jour, poursuit Cocon, jâai comptĂ© : il a mis sept heuresquarante-sept minutes pour venir du 31-Abri. Il faut cinq heures bien tas-sĂ©es, mais pas plus.
Cocon est lâhomme-chiffre. Il a lâamour, lâavarice de la documenta-tion prĂ©cise. A propos de tout, il fouine pour trouver des statistiques quâilamasse avec une patience dâinsecte, et sert Ă qui veut lâentendre. Pour lemoment, oĂč il manie ses chiffres comme des armes, sa figure chĂ©tive, faitede sĂšches arĂȘtes, de triangles et dâangles sur lesquels se pose le doublerond des lunettes, est crispĂ©e de rancune.
Il monte sur la banquette de tir, pratiquĂ©e du temps ou câĂ©tait ici lapremiĂšre ligne, Ă©rige la tĂȘte, rageusement, par-dessus le parapet. Dansla lumiĂšre frisante dâun petit rayon froid qui traĂźne sur la terre, on voitbriller les verres de ses binocles et aussi la goutte qui lui pend au nez,comme un diamant.
ââŻEt puis, câPĂ©pĂšre, tu parles aussi dâun quart Ă trous ! Câest Ă ne pas ycroire câquâiâsâlaisse tomber de kilos dans lâĂ©tui, dans lâespace seulementdâune journĂ©e.
Le pĂšre Blaire «âŻfumeâŻÂ» dans son coin. On voit trembler sa grossemoustache, blanchĂątre et tombante comme un peigne en os :
ââŻVeux-tu que jâte dise ? Les hommes de soupe, câest le type des salestypes. Câest : Jâfous rien, Jâmâen fous, Jean-Foutre et Compagnie.
ââŻIls ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore, qui, affalĂ©par terre, la bouche entrouverte, a lâair dâun martyr et suit dâun Ćil atonePĂ©pin qui va et vient, telle une hyĂšne.
Lâirritation haineuse contre les retardataires monte, monte.Tirloir le roussoteur sâempresse et se multiplie. Il est Ă son affaire. Il
aiguillonne la colĂšre ambiante avec ses petits gestes pointus :ââŻSi on disait : «âŻĂa sâra bon !âŻÂ», mais ça va ĂȘtre encore de la vacherie
quâil va falloir que tu tâenfonces dans la lampe.ââŻAh ! les potes, hein, la barbaque quâon nous a balancĂ©e hier, tu
parles dâune pierre Ă couteaux ! Du bifteck de bĆuf, ça ? Du bifteck debicyclette, oui, plutĂŽt. Jâai dit aux gars : «âŻAttention, vous autres ! NâmĂą-chez pas trop vite : vous vous casseriez les dominos ; des fois que lâbouif
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aurait oubliĂ© de râtirer tous les clous !âŻÂ»Le boniment, lancĂ© par Tirette, ex-rĂ©gisseur, paraĂźt-il, de tournĂ©es ci-
nĂ©matographiques, aurait, en dâautres moments, fait rire ; mais les espritssont excitĂ©s et cette dĂ©claration a pour Ă©cho un grondement circulaire.
ââŻDâautâ fois, pour que tu tâplaignes pas quâcâsoit dur, iâtâcollent enfait dâbidoche, quĂ©âquâchose de mou : dâlâĂ©ponge qui nâa point de goĂ»t, ducataplasme.Quand tu croĂ»tes ça, câest comme si tu boives un quart dâeau,ni plus ni moins.
ââŻTout ça, dit Lamuse, ça nâa pas dâconsistance, ça nâtient pas au bide.Tu crois quâtâes rempli, mais au fond dâta caisse, tâes vide. Aussi, pâtĂźt Ă pâtit, tu tournes de lâĆil, empoisonnĂ© par le manque de nourriture.
ââŻLa prochaine fois, clame Biquet exaspĂ©rĂ©, jâdemande Ă parler auvieux, jây dirai : «âŻMon capitaineâŠâŻÂ»
ââŻMoi, dit Barque, je mâfais porter pĂąle. Jây dirai : «âŻMonsieur le ma-jorâŠâŻÂ»
ââŻCâque tu y casseras ou rien, câest du pareil au mĂȘme. Ils sâentendenttous pour exploiter lâtroufion.
ââŻJâte dis, moi, qui veulâtent notâ peau !ââŻCâest comme la gniole. On a droit quâon nous en distribue aux tran-
chĂ©es â vu quâça a Ă©tĂ© votĂ© quĂ©âqâ part, jâsais pas quand, ni oĂč, mais jelâsais â et dâpuis trois jours quâon est ici, vâlĂ trois jours quâon nous ensert au bout dâune fourche.
ââŻAh, malheur !â â
ââŻVâlĂ la bectance ! annonce un poilu qui guettait au tournant.ââŻIâ nâest quâtemps !Et lâorage des rĂ©criminations violentes tombe net, comme par enchan-
tement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, dé-
posent par terre des bouteillons, un bidon Ă pĂ©trole, deux seaux de toileet une brochette de boules traversĂ©es par un bĂąton. AdossĂ©s au mur de latranchĂ©e, ils sâessuient la figure avec leurs mouchoirs ou leurs manches.Et je vois Cocon sâapprocher de PĂ©pĂšre, avec le sourire, et, oublieux desoutrages dont il a couvert sa rĂ©putation, tendre la main, cordialement,vers un des bidons de la collection qui gonfle circulairement PĂ©pĂšre dâune
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maniĂšre de ceinture de sauvetage.ââŻQuâest-ce quâil y a Ă becqueter ?ââŻCâest lĂ , rĂ©pond Ă©vasivement le deuxiĂšme homme de corvĂ©e.LâexpĂ©rience lui a appris que lâĂ©noncĂ© dumenu provoque toujours des
dĂ©sillusions acrimonieusesâŠEt il se met Ă dĂ©blatĂ©rer, en haletant encore, sur la longueur et les
difficultĂ©s du trajet quâil vient dâaccomplir : «âŻY en a, tout partout, du po-pulo ! câest un fourbi arabe pour passer. A des moments, faut sâdĂ©guiseren feuille de papier Ă cigaretteâŻÂ»âŠ «âŻAh ! y en a qui disent quâĂ la cuis-tance, on est embusquĂ© !âŻÂ»âŠ Eh bien, il aimerait cent mille fois mieux,quant Ă lui, ĂȘtre avec la compagnie dans les tranchĂ©es pour la garde etles travaux, que de sâappuyer un pareil mĂ©tier deux fois par jour pendantla nuit ! Paradis a soulevĂ© les couvercles des bouteillons et inspectĂ© lesrĂ©cipients :
ââŻDes fayots Ă lâhuile, de la dure, bouillie, et du jus. Câest tout.ââŻNom de Dieu ! Et du pinard ? braille Tulacque. Il ameute les cama-
rades.ââŻVânez voir par ici, eh, vous autres ! Ăa, ça dĂ©passe tout ! VâlĂ quâon
sâbombe de pinard !Les assoiffĂ©s accourent en grimaçant.ââŻAh ! merde alors ! sâĂ©crient ces hommes dĂ©sillusionnĂ©s jusquâau
fond de leurs entrailles.ââŻEt ça, quâest-ce quây a dans câsiau-lĂ ? dit lâhomme de corvĂ©e, tou-
jours rouge et suant, en montrant du pied un seau.ââŻOui, dit Paradis. Jâmâai trompĂ©, y a du pinard.ââŻCâ tâemmanchĂ©-lĂ ! fait lâhomme de corvĂ©e en haussant les Ă©paules
et en lui lançant un regard dâindicible mĂ©pris. Mets tes lunettes Ă vache,si tu nây vois pas clair !
Il ajoute :ââŻUn quart par homme⊠Un peu moins, peut-ĂȘtre, parce quâil y a un
fourneau qui mâa cognĂ© en passant dans le Boyau du Bois, et il y en aeu eunâ goutte eâdârenversĂ©e⊠Ah ! sâempresse-t-il dâajouter en Ă©levant leton, si je nâavais pas Ă©tĂ© chargĂ©, tu parles dâun coup de trottinant quâil au-rait reçu dans le croupion ! Mais il a ripĂ© Ă la quatriĂšme vitesse, lâanimau !
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Et nonobstant cette ferme dĂ©claration, il sâesquive lui-mĂȘme, rattrapĂ©par les malĂ©dictions â pleines dâallusions dĂ©sobligeantes pour sa sincĂ©ritĂ©et sa tempĂ©rance â que fait naĂźtre cet aveu de ration diminuĂ©e.
Cependant, ils se jettent sur la nourriture et mangent, debout, accrou-pis, Ă genoux, assis sur un bouteillon ou un havresac tirĂ© du puits oĂč oncouche, ou Ă©croulĂ©s Ă mĂȘme le sol, le dos enfoncĂ© dans la terre, dĂ©rangĂ©spar les passants, invectivĂ©s et invectivant. A part ces quelques injuresou quolibets courants, ils ne disent rien, dâabord occupĂ©s tout entiers Ă avaler, la bouche et le tour de la bouche graisseux comme des culasses.
Ils sont contents.Au premier arrĂȘt des mĂąchoires, on sert des plaisanteries obscĂšnes. Ils
se bousculent tous et criaillent Ă qui mieux mieux pour placer leur mot.On voit sourire Farfadet, le fragile employĂ© de mairie qui, les premierstemps, se maintenait au milieu de nous, si convenable et aussi si proprequâil passait pour un Ă©tranger ou un convalescent. On voit se dilater etse fendre, sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes,sâĂ©panouir et se rĂ©Ă©panouir la pivoine rose de Poterloo, se trĂ©mousser deliesse les rides du pĂšre Blaire, qui sâest levĂ©, pointe la tĂȘte en avant et faitgesticuler le bref corpsmince qui sert demanche Ă son Ă©normemoustachetombante, et on aperçoit mĂȘme sâĂ©clairer le petit faciĂšs plissĂ© et pauvrede Cocon.
â â ââŻSin jus, on va-t-iâ pas lâfouaire recauffir ? demande BĂ©cuwe.ââŻAvec quoi, en soufflant dâssus ?BĂ©cuwe, qui aime le cafĂ© chaud, dit :ââŻLaissez-mi bricâler cha. Chânâest point nânâaffouaire. Arrangez cheulâment
ilĂ in châtiot foyer et ine grille avec dâfourreaux dâbaĂŻonnettes. Jâsais oĂčcâquây a dâbau. Jâallau en fouaire des copeaux avecmin couteau assez pourcauffer lâmarmite. Vâs allez virâŠ
Il part Ă la chasse au bois.En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe.On tire les blagues. Quelques-uns ont des blagues en cuir ou en ca-
outchouc achetĂ©es chez le marchand. Câest la minoritĂ©. Biquet extrait sontabac dâune chaussette dont une ficelle Ă©trangle le haut. La plupart desautres utilisent le sachet Ă tampon antiasphyxiant, fait dâun tissu imper-
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méable, excellent pour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en aqui ramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.
Les fumeurs crachent en cercle, juste Ă lâentrĂ©e de la guitoune oĂč logele gros de la semi-section et inondent dâune salive jaunie par la nicotine laplace oĂč lâon pose les mains et les genoux quand on sâaplatit pour entrerou sortir.
Mais qui sâaperçoit de ce dĂ©tail ?â â
Voici quâon parle denrĂ©es, Ă propos dâune lettre de la femme de Mar-thereau.
ââŻLa mĂšre Marthereau mâa Ă©crit, dit Marthereau. Le cochon gras, toutvif, vous ne savez pas combien iâvaut chez nous, mâtenant ?
âŠLa question Ă©conomique a dĂ©gĂ©nĂ©rĂ© soudain en une violente disputeentre PĂ©pin et Tulacque.
Les vocables les plus dĂ©finitifs ont Ă©tĂ© Ă©changĂ©s, puis :ââŻJe mâfous pas mal de câque tu dis ou dâcâque tu nâdis pas. La ferme !ââŻJâla fermerai si jâveux, saletĂ© !ââŻUn trois kilos te la fermerait vite !ââŻNon, mais chez qui ?ââŻViens-y voir, mais viens-y donc !Ils Ă©cument et grincent et sâavancent lâun vers lâautre. Tulacque
Ă©treint sa hache prĂ©historique et ses yeux louches lancent deux Ă©clairs.Lâautre, blĂȘme, lâĆil verdĂątre, la face voyou, pense visiblement Ă son cou-teau.
Lamuse interpose sa main pacifique grosse comme une tĂȘte dâenfantet sa face tapissĂ©e de sang, entre ces deux hommes qui sâempoignent duregard et se dĂ©chirent en paroles.
ââŻAllons, allons, vous nâallez pas vous abĂźmer. Ce sârait dommage !Les autres interviennent aussi et on sĂ©pare les adversaires. Ils conti-
nuent Ă se jeter, Ă travers les camarades, des regards fĂ©roces.PĂ©pin mĂąche des restants dâinjures avec un accent fielleux et frĂ©mis-
sant :ââŻLâapache, la frappe, le crapulard ! Mais, attends, me revaudra ça !De son cĂŽtĂ©, Tulacque confie au poilu qui est Ă cĂŽtĂ© de lui :
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Le feu Chapitre II
ââŻCâmorpion-lĂ ! Non, mais tu lâas vu ! Tu sais, y a pas Ă dire : icion frĂ©quente un tas dâindividus quâon sait pas qui câest. On sâconnaĂźt etpourtant on sâconnait pas. Mais çâui-lĂ , sâil a voulu zouaviller, il est tombĂ©sur le manche. Minute : je le dĂ©molirai bien un de ces jours, tu voiras.
Pendant que les conversations reprennent et couvrent les derniersdoubles Ă©chos de lâaltercation :
ââŻTous les jours, alors ! me dit Paradis. Hier, câĂ©tait Plaisance qui vou-lait Ă toute force foutâ sur la gueule Ă Fumex Ă propos de je nâsais quoi,une affaire de pilules dâopium, jâpense. Pis câest lâun, pis câest lâautre, quiparle de sâcrever. Câest-iâ quâon devient pareil Ă des bĂȘtes, Ă force de leurressembler ?
ââŻCâest pas sĂ©rieux, ces hommes-lĂ , constate Lamuse, câest des gosses.ââŻBen sĂ»r, pis que câest des hommes.
â â La journĂ©e sâavance. Un peu plus de lumiĂšre a filtrĂ© des brumes qui
enveloppent la terre. Mais le temps est restĂ© couvert, et voilĂ quâil se rĂ©-sout en eau. La vapeur dâeau sâeffiloche et descend. Il bruine. Le vent ra-mĂšne sur nous son grand vide mouillĂ©, avec une lenteur dĂ©sespĂ©rante. Lebrouillard et les gouttes empĂątent et ternissent tout : jusquâĂ lâandrinopletendue sur les joues de Lamuse, jusquâĂ lâĂ©corce dâorange dont Tulacqueest caparaçonnĂ©, et lâeau Ă©teint au fond de nous la joie dense dont le repasnous a remplis. Lâespace sâest rapetissĂ©. Sur la terre, champ de mort, sejuxtapose Ă©troitement le champ de tristesse du ciel.
On est lĂ , implantĂ©s, oisifs. Ce sera dur, aujourdâhui, de venir Ă boutde la journĂ©e, de se dĂ©barrasser de lâaprĂšs-midi. On grelotte, on est mal ;on change de place sur place, comme un bĂ©tail parquĂ©.
Cocon explique Ă son voisin la disposition de lâenchevĂȘtrement de nostranchĂ©es. Il a vu un plan directeur et il a fait des calculs. Il y a dans le sec-teur du rĂ©giment quinze lignes de tranchĂ©es françaises, les unes abandon-nĂ©es, envahies par lâherbe et quasi nivelĂ©es, les autres entretenues Ă vif ethĂ©rissĂ©es dâhommes. Ces parallĂšles sont rĂ©unies par des boyaux innom-brables qui tournent et font des crochets comme de vieilles rues. Le rĂ©seauest plus compact encore que nous le croyons, nous qui vivons dedans. Surles vingt-cinq kilomĂštres de largeur qui forment le front de lâarmĂ©e, il fautcompter mille kilomĂštres de lignes creuses : tranchĂ©es, boyaux, sapes. Et
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lâarmĂ©e française a dix armĂ©es. Il y a donc, du cĂŽtĂ© français, environ dixmille kilomĂštres de tranchĂ©es et autant du cĂŽtĂ© allemand⊠Et le frontfrançais nâest Ă peu prĂšs que la huitiĂšme partie du front de la guerre surla surface du monde.
Ainsi parle Cocon, qui conclut en sâadressant Ă son voisin :ââŻDans tout ça, tu vois ce quâon est, nous autresâŠLe pauvre Barque â face anĂ©mique dâenfant des faubourgs que sou-
ligne un bouc de poils roux, et que ponctue, comme une apostrophe, samĂšche de cheveux â baisse la tĂȘte :
ââŻCâest vrai, quand on y pense, quâun soldat â ou mĂȘme plusieurssoldats â ce nâest rien, câest moins que rien dans la multitude, et alors onse trouve tout perdu, noyĂ©, comme quelques gouttes de sang quâon est,parmi ce dĂ©luge dâhommes et de choses.
Barque soupire et se tait â et, Ă la faveur de lâarrĂȘt de ce colloque, onentend rĂ©sonner un morceau dâhistoire racontĂ©e Ă demi-voix :
ââŻIl Ă©tait vânu avec deux chevaux. Pssiii⊠un obus. I nâlui reste plusquâun chevauâŠ
ââŻOn sâembĂȘte, dit Volpatte.ââŻOn tient ! ronchonne Barque.ââŻFaut bien, dit Paradis.ââŻPourquoi ? interroge Marthereau, sans conviction.ââŻY a pas besoin dâraison, pis quâil le faut.ââŻY a pas dâraison, affirme Lamuse.ââŻSi, y en a, dit Cocon. Câest⊠Y en a plusieurs, plutĂŽt.ââŻLa ferme ! Câest bien mieux quây en aye pas, pis quâiâ faut tânir.ââŻTout dâmĂȘme, fait sourdement Blaire, qui ne perd jamais une occa-
sion de rĂ©citer cette phrase, tout dâmĂȘme, iâs veulânt notâ peau !ââŻAu commencement, dit Tirette, jâpensais Ă un tas dâchoses, jârĂ©flĂ©-
chissais, jâcalculais ; maintenant, jâpense plus.ââŻMoi non plus.ââŻMoi non plus.ââŻMoi, jâai jamais essayĂ©.ââŻTâes pas si bĂȘte que tâen as lâair, bec de puce, dit Mesnil AndrĂ© de
sa voix aiguĂ« et gouailleuse.Lâautre, obscurĂ©ment flattĂ©, complĂšte son idĂ©e :
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ââŻDâabord, tu peux rien savoir de rien.ââŻOn nâa besoin de savoir quâune chose, et cette seule chose, câest que
les Boches sont chez nous, enracinĂ©s, et quâil ne faut pas quâils passent etquâil faut mĂȘme quâils les mettent un jour ou lâautre â le plus tĂŽt possible,dit le caporal Bertrand.
ââŻOui, oui, faut quâils en jouent un air : y a pas dâerreur ; autrement,quoi ? Câest pas la peine de se fatiguer le ciboulot Ă penser Ă autâ chose.Seulâment, câest long.
ââŻAh ! bougre de bagasse ! exclame Fouillade, eunn peu !ââŻMoi, dit Barque, je ne rouspĂšte plus. Au commencement, je rous-
pĂ©tais contre tout le monde, contre ceux de lâarriĂšre, contre les civils,contre lâhabitant, contre les embusquĂ©s. Oui, jârouspĂ©tais, mais câĂ©tait aucommencement de la guerre, jâĂ©tais jeune. Maintânant, jâprends mieux leschoses.
ââŻY a quâune façon de les prendre : comme elles viennent !ââŻPardi ! Autrement tu deviendrais fou. On est dĂ©jĂ assez dingo
comme ça, pas, Firmin ?Volpatte fait oui de la tĂȘte, profondĂ©ment convaincu, crache, puis
contemple son crachat dâun Ćil fixe et absorbĂ©.ââŻTu parles, appuie Barque.ââŻIci, faut pas chercher loin devant toi. Faut vivre au jour le jour,
heure par heure mĂȘme, si tu peux.ââŻPour sĂ»r, face de noix. Faut faire ce quâon nous dit de faire, en at-
tendant quâon nous dise de nous en aller.ââŻEt voilĂ , bĂąille Mesnil Joseph.Les faces cuites, tannĂ©es, incrustĂ©es de poussiĂšre, opinent, se taisent.
Ăvidemment, câest lĂ lâidĂ©e de ces hommes qui ont, il y a un an et demi,quittĂ© tous les coins du pays pour se masser sur la frontiĂšre : renonce-ment Ă comprendre, et renoncement Ă ĂȘtre soi-mĂȘme ; espĂ©rance de nepas mourir et lutte pour vivre le mieux possible.
ââŻFaut faire ce quâon doit, oui, mais faut sâdĂ©merder, dit Barque, qui,lentement, de long en large, triture la boue.
â â ââŻIl lâfaut, souligne Tulacque. Si tu tâdĂ©merdes pas, on lâfera pas pour
toi, tâen fais pas !
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ââŻIâ nâest pas encore fondu, câui qui sâoccupera de lâautre.ââŻChacun pour soi, Ă la guerre !ââŻVidemment, videmment.Un silence. Puis, du fond de leur dĂ©nuement, ces hommes Ă©voquent
des images savoureuses.ââŻTout ça, reprend Barque, ça nâvaut pas la bonne vie quâon a eue, un
temps, Ă Soissons.ââŻAh ! foutre !Un reflet de paradis perdu illumine les yeux et, semble-t-il, les trognes,
dĂ©jĂ attisĂ©es par le froid.ââŻTu parles dâun louba, soupire Tirloir, qui sâarrĂȘte, pensivement, de
se gratter, et regarde au loin, Ă travers la terre de la tranchĂ©e.ââŻAh ! nom de Dieu, toute cette ville quasi Ă©vacuĂ©e et qui, en somme,
Ă©tait Ă nous ! Les maisons, avec les litsâŠââŻLes armoires !ââŻLes caves !Lamuse en a les yeux mouillĂ©s, la face en bouquet, et le cĆur gros.ââŻVous y ĂȘtes restĂ©s longtemps ? demande Cadilhac, qui est venu de-
puis, avec le renfort des Auvergnats.ââŻPlusieurs moisâŠLa conversation, presque Ă©teinte, se ranime en flammes vives, Ă lâĂ©vo-
cation de lâĂ©poque dâabondance.ââŻOn voyait, dit Paradis, comme dans un rĂȘve, des poilus sâcouler Ă
lâlong et Ă derriĂšre les piaules, en rentrant au cantonnement, avec despoules autour du cylindre et, sous chaque abattis, un lapin empruntĂ© Ă unbonhomme ou Ă une bonne femme quâon nâavait pas vu, et quâon nâre-verra pas.
Et on pense au goĂ»t lointain du poulet et du lapin.ââŻY avait des choses quâon payait. Lâpognon, iâ dansait aussi, va. On
Ă©tait encore aux as, en câtemps-lĂ .ââŻCâest des cent mille francs qui ont roulĂ© dans les boutiques.ââŻDes millions, oui. CâĂ©tait toute la journĂ©e un gaspillage dont tâas
pas une idĂ©e dâssus, une espĂšce de fĂȘte surnaturelle.ââŻCrois-moi ou crois-moi pas, dit Blaire Ă Cadilhac, mais au milieu
de tout ça, comme ici et comme partout oĂč câquâon passe, ce quâon avait
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le moins, câĂ©tait le feu. Il fallait courir aprĂšs, lâtrouver, lâgagner, quoi. Ah !mon vieux, câquâon a couru aprĂšs le feu !âŠ
ââŻNous, nous Ă©tions dans le cantonnement de la C.H.R. LĂ , lâcuistot,câĂ©tait le grand Martin CĂ©sar. Il Ă©tait Ă la hauteur, lui, pour dĂ©goter dubois.
ââŻAh ! oui, lui, câĂ©tait un as. Y a pas Ă tortiller du croupion, iâ savait yfaire !
ââŻToujours du feu dans sa cuistance, toujours, ma vieille cloche. Turechassais des cuistots qui bagotaient dans les rues en tous sens, en chia-lant parce quâils nâavaient pas dâbois ni dâcharbon ; lui, il avait du feu.Quand iâ nâavait pas rien, iâ disait : «âŻTâoccupe pas, jâvas mâdĂ©mieller.âŻÂ» EtcâĂ©tait pas long.
ââŻIl attigeait mĂȘme, on peut lâdire. La premiĂšre fois que jâlâai zĂ©vudans sa cuisine, tu sais avec quoi iâ âsait mijoter la tambouille ? Avec unviolon quâil avait trouvĂ© dans la maison.
ââŻCâest vache, tout de mĂȘme, dit Mesnil AndrĂ©. Jâsais bien quâun vio-lon, ça sert pas Ă grand-chose pour lâutilitĂ©, mais, tout dâmĂȘmeâŠ
ââŻDâautres fois, il sâest servi des queues de billard. Zizi a tout justepu en grouper une pour se faire une canne. Le reste, au feu. AprĂšs, lesfauteuils du salon, qui Ă©taient en acajou, y ont passĂ© en douce. Iâ les zi-gouillait et les dĂ©coupait pendant la nuit, parce quâun gradĂ© aurait putrouver Ă redire.
ââŻIl allait fort, dit PĂ©pinâŠNous, on sâest occupĂ© avec un vieux meublequi nous a fait quinze jours.
ââŻPourquoi aussi quâon nâa rien de rien ? Faut faire la soupe, zĂ©ro bois,zĂ©ro charbon. AprĂšs la distribution, tâes lĂ avec tes croches vides devantlâtas de bidoche, au milieu des copains qui sâfichent de toi en attendantquâils tâengueulent. Alors quoi ?
ââŻCâest lâmĂ©tier qui veut ça. Câest pas nous.ââŻLes officiers ne disaient trop rien quand on chapardait ?ââŻIâ sâen foutaient eux-mĂȘmes plein la lampe, et comment ! Tu târap-
pelles, Desmaisons, le coup du lieutenant Virvin dĂ©fonçant la porte dâunecave dâun coup de hache ? MĂȘme quâun poilu lâa vu et quâil lui a donnĂ© laporte pour en faire du bois Ă brĂ»ler, Ă cette fin que lâcopain iâ nâaille pasĂ©bruĂ©ter la chose.
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ââŻEt câpauvâ Saladin, lâofficier de ravitaillement : on lâa rencontrĂ©entre chien et loup, sortant dâun sous-sol avec deux bouteilles de blancdans chaque bras, le frĂšre. On aurait dit une nourrice portant quatre lar-dons. Comme il a Ă©tĂ© repĂ©rĂ©, il a Ă©tĂ© obligĂ© de redescendre dans la mineaux bouteilles et dâen distribuer Ă tout le monde. MĂȘme que lâcaporal Ber-trand, quâa des principes, nâas pas voulu en boire. Ah ! tu târappelles, sau-cisse Ă pattes !
ââŻOĂč câquâil est maintenant le cuisinier qui trouvait toujours du feu ?demanda Cadilhac.
ââŻIl est mort. Une marmite est tombĂ©e dans sa marmite. Il nâa rieneu, mais il est tout de mĂȘme mort dâsaisissement quand il a vu son ma-caroni les jambes en lâair ; un spasme du cĆur, quâa dit le toubi. Il avaitlâcĆur faible ; iâ nâĂ©tait fort que pour trouver du bois. On lâa enterrĂ© pro-prement. On lui a fait un cercueil avec le parquet dâune chambre ; on aajustĂ© ensemble les planches avec les clous des tableaux de la maison, eton se servait de briques pour les enfoncer. Pendant quâon lâtransportait, jemâdisais : «âŻHeureusement pour lui, quâil est mort : sâiâ voyait ça, iâ pour-rait jamais sâconsoler dâavoir pas pensĂ© aux planches du parquet pour sonfeu.âŻÂ» Ah ! lâsacrĂ© numĂ©ro, lâenfant de cochon !
ââŻLâtroufion se dĂ©merde bien sur le dos du copain.Quand tu filochesdevant une corvĂ©e ou quâtu prends lâbon morceau ou la bonne place, câestles autres qui Ă©copent, philosopha Volpatte.
ââŻMoi, dit Lamuse, je mâsuis souvent dĂ©merdĂ© pour ne pas monteraux tranchĂ©es, et jâcompte pas les fois quâjây ai coupĂ©. Ăa, je lâavoue. Mais,quand des copains sont en danger, jâsuis pus chercheur de filon, jâsuis pusdĂ©merdard. Jâoublie mon uniforme, jâoublie tout. Jâvois des hommes etjâmarche. Mais, autrement, mon vieux, jâpense Ă bibi.
Les affirmations de Lamuse ne sont pas de vains mots. Câest un vir-tuose du tirage au flanc, en effet ; nĂ©anmoins, il a sauvĂ© la vie Ă des blessĂ©sen allant les chercher sous la fusillade.
Il explique le fait sans forfanterie :ââŻOn Ă©tait couchĂ©s tous dans lâherbe. Ăa buquait. Pan ! pan ! Zim,
zimâŠQuand jâles ai vus attigĂ©s, je me suis levĂ© â malgrĂ© quâon mâgueu-lait : «âŻCouche-toi !âŻÂ» Jâpouvais pas les laisser comme ça. Jânâai pas dâmĂ©-rite, pisque je nâpouvais pas faire autrement.
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Presque tous les gars de lâescouade ont quelque haut fait militaire Ă leur actif et, successivement, les croix de guerre se sont alignĂ©es sur leurspoitrines.
ââŻMoi, dit Biquet, jâai pas sauvĂ© des Français, mais jâai poirĂ© desBoches.
Aux attaques de mai, il a filĂ© en avant ; on lâa vu disparaĂźtre commeun point, et il est revenu avec quatre gaillards Ă casquette.
ââŻMoi, jâen ai tuĂ©, dit Tulacque.Il y a deux mois, il en a alignĂ© neuf, avec une coquetterie orgueilleuse,
devant la tranchĂ©e prise.ââŻMais, ajoute-t-il, câest surtout aprĂšs lâofficier boche que jâen ai.ââŻAh ! les vaches !Ils ont criĂ© cela plusieurs Ă la fois, du fond dâeux-mĂȘmes.ââŻAh ! mon vieux, dit Tirloir, on parle de la sale race boche. Les
hommes de troupe, jâsais pas si câest vrai ou si on nous monte le coup lĂ -dessus aussi, et si, au fond, ce ne sont pas des hommes Ă peu prĂšs commenous.
ââŻCâest probablement des hommes comme nous, fait Eudore.ââŻSavoir ! sâĂ©crie Cocon.ââŻEn tous les cas, on nâest pas fixĂ© pour les hommes, reprend Tir-
loir, mais les officiers allemands, non, non, non : pas des hommes, desmonstres. Mon vieux, câest vraiment une sale vermine spĂ©ciale. Tu peuxdire que câest les microbes de la guerre. Il faut les avoir vus de prĂšs, cesaffreux grands raides, maigres comme des clous, et qui ont tout de mĂȘmedes tĂȘtes de veaux.
ââŻOu bien des tas qui ont tout de mĂȘme des gueules de serpent.Tirloir poursuit :ââŻJâen ai vu un, prisonnier, une fois, en râvenant de liaison. La dĂ©-
goĂ»tante carne ! Un colonel prussien qui avait une couronne de prince,quâon mâa dit, et un blason en or sur ses cuirs. I ramânait-iâ pas, pendantquâon lâemmenait dans le boyau, parce quâon sâĂ©tait permis de lâfrĂŽler enpassant ! Et iâ râgardait tout le monde du haut de son col ! Jâmâai dit : «âŻAt-tends, ma vieille, jâvas tâfaire rĂąler, moi !âŻÂ» Jâai pris mon temps, je me suismis en quarante derriĂšre lui, et jây ai balancĂ© de toute ma force un coupde pied au cul. Mon vieux, il est tombĂ© par terre, Ă moitiĂ© Ă©tranglĂ©.
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ââŻĂtranglĂ© ?ââŻOui, par la fureur, quand il a compris ce qui en Ă©tait, Ă savoir quâil
venait dâavoir son postĂ©rieur dâofficier et de noble dĂ©foncĂ© par la chaus-sette Ă clous dâun simple poilu. Il est parti Ă pousser des gueulementscomme une femme, et Ă gesticuler comme un Ă©lipeptiqueâŠ
ââŻMoi, jâsuis pasmĂ©chant, dit Blaire. Jâai des gosses, et çamâturlupine,chez nous, quand il faut que je tue un cochon que je connais, mais, deceux-lĂ , jâen embrocherais bien un dzing en pleine armoire Ă linge.
ââŻMoi aussi !ââŻSans compter, dit PĂ©pin, quâilâ ont des couvercles dâargent et des
pistolets que tu peux revendre cent balles quand tu veux, et des jumellesprismatiques quâa pas dâprix. Ah ! malheur, pendant la premiĂšre partiede la campagne, ce que jâen ai laissĂ© perdre des occases ! Jâai eu tout delâemmanchĂ© Ă câmoment-lĂ . Câest bien fait pour moi. Mais tâen fais pas :un casque dâargent, jâen aurai un. Ăcoute-moi bien, jâte jure que jâen auraiun. Il me faut pas seulement la peau, mais les frusques dâun galonnĂ© deGuillaume. Tâen fais pas : jâsaurai bien goupiller ça avant que la guerrefinisse.
ââŻTu crois Ă la finition de la guerre, toi ? demande lâun.ââŻTâen fais pas, rĂ©pond lâautre.
â â Cependant, il se produit un brouhaha sur notre droite, et, subitement,
on voit dĂ©boucher un groupe mouvant et sonore oĂč des formes sombresse mĂȘlent Ă des formes coloriĂ©es.
ââŻQuâest-ce que câest quâça ?Biquet sâest aventurĂ© pour reconnaĂźtre ; il revient, et nous dĂ©signant
du pouce, par-dessus son Ă©paule, la masse bariolĂ©e :ââŻEh ! les poteaux, vânez mirer ça. Des gens.ââŻDes gens ?ââŻOui, des messieurs, quoi. Des civelots avec des officiers dâĂ©tat-
major.ââŻDes civils ! Pourvu quâils tiennent !Câest la phrase sacramentelle. Elle fait rire, malgrĂ© quâon lâait enten-
due cent fois, et quâĂ tort ou Ă raison, le soldat en dĂ©nature le sens originelet la considĂšre comme une atteinte ironique Ă sa vie de privations et de
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dangers.Deux personnages sâavancent ; deux personnages Ă pardessus et Ă
cannes ; un autre habillĂ© en chasseur, ornĂ© dâun chapeau pelucheux etdâune jumelle.
Des tuniques bleu tendre sur lesquelles reluisent des cuirs fauves ounoirs vernis suivent et pilotent les civils.
De son bras oĂč Ă©tincelle un brassard en soie bordĂ© dâor et brodĂ© defoudres dâor, un capitaine dĂ©signe la banquette de tir, devant un vieuxcrĂ©neau, et engage les visiteurs Ă y monter pour se rendre compte. Lemonsieur en complet de voyage y grimpe en sâaidant de son parapluie.
Barque dit :ââŻTâas visĂ© lâchef de gare endimanchĂ© qui indique un compartiment
de 1Êłá” classe, Gare du Nord, Ă un riche chasseur, le jour de lâouverture :«âŻMontez, monsieur le PropriĂ©taire.âŻÂ» Tu sais, quand les types de la hautesont tout battant neufs dâĂ©quipements, de cuirs et de quincaillerie, et fontleurs mariolles avec leur attirail de tueurs de petites bĂȘtes !
Trois ou quatre poilus qui Ă©taient dĂ©sĂ©quipĂ©s ont disparu sous terre.Les autres ne bougent pas, paralysĂ©s, et mĂȘme les pipes sâĂ©teignent, et onnâentend que le brouhaha des propos quâĂ©changent les officiers et leursinvitĂ©s.
ââŻCâest les touristes des tranchĂ©es, dit Ă mi-voix Barque.Puis, plus haut : «âŻPar ici, mesdames et messieurs !âŻÂ» quâon leur dit.ââŻDĂ©bloque ! lui souffle Farfadet, craignant quâavec «âŻsa grande gueuleâŻÂ»
Barque nâattire lâattention des puissants personnages.Du groupe, des tĂȘtes se tournent de notre cĂŽtĂ©. Un monsieur se dĂ©-
tache vers nous, en chapeau mou et en cravate flottante. Il a une barbicheblanche et semble un artiste. Un autre le suit, en pardessus noir, celui-lĂ ,avec un melon noir, une barbe noire, une cravate blanche et un lorgnon.
ââŻAh ! ah ! fait le premier monsieur, voilĂ des poilusâŠCe sont de vraispoilus, en effet.
Il sâapproche un peu de notre groupe, un peu timidement, comme auJardin dâAcclimatation, et tend la main Ă celui qui est le plus prĂšs de lui,non sans gaucherie, comme on prĂ©sente un bout de pain Ă lâĂ©lĂ©phant.
ââŻHĂ©, hĂ©, ils boivent le cafĂ©, fait-il remarquer.ââŻOn dit le «âŻjusâŻÂ», rectifie lâhomme-pie.
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ââŻCâest bon, mes amis ?Le soldat, intimidĂ© lui aussi par cette rencontre Ă©trange et exotique,
grogne, rit et rougit, et le monsieur dit : «âŻHĂ©, hĂ© !âŻÂ»Puis il fait un petit signe de la tĂȘte, et sâĂ©loigne Ă reculons.ââŻCâest trĂšs bien, câest trĂšs bien, mes amis. Vous ĂȘtes des braves !Le groupe, fait des teintes neutres des draps civils semĂ©es de teintes
militaires vives â comme des gĂ©raniums et des hortensias parmi le solsombre dâun parterre â oscille, puis passe et sâĂ©loigne par le cĂŽtĂ© opposĂ©Ă celui dâoĂč il est venu. On a entendu un officier dire : «âŻNous avons encorebeaucoup Ă voir, messieurs les journalistes.âŻÂ»
Quand le brillant ensemble sâest effacĂ©, nous nous regardons. Ceuxqui sâĂ©taient Ă©clipsĂ©s dans les trous sâexhument, du haut, graduellement.Les hommes se ressaisissent et haussent les Ă©paules.
ââŻCâest des journalistes, dit Tirette.ââŻDes journalistes ?ââŻBen oui, les sidis qui pondent les journaux. Tâas pas lâair de saisir,
sâpĂšce dâcbinoique : les journaux, iâ faut bien des gars pour les Ă©crire.ââŻAlors, câest eux qui nous bourrent le crĂąne ? fait Marthereau.Barque prend une voix de fausset et rĂ©cite en faisant semblant de tenir
un papier devant son nez :ââŻÂ«âŻLe kronprinz est fou, aprĂšs avoir Ă©tĂ© tuĂ© au commencement de la
campagne, et, en attendant, il a toutes les maladies quâon veut. Guillaumeva mourir ce soir et remourir demain. Les Allemands nâont plus de mu-nitions, becquettent du bois ; ils ne peuvent plus tenir, dâaprĂšs les calculsles plus autorisĂ©s, que jusquâĂ la fin de la semaine. On les aura quand onvoudra, lâarme Ă la bretelle. Si on attend quĂšqâjours encore, câest que nousnâavons pas envie dâquitter lâexistence des tranchĂ©es ; on y est si bien, aveclâeau, le gaz, les douches Ă tous les Ă©tages. Le seul inconvĂ©nient, câest quâily fait un peu trop chaud lâhiver⊠Quant aux Autrichiens, y a longtempsquâeuss iâ s nâtiennent plus : iâ font semblantâŠâŻÂ» VâlĂ quinzemois que câestcomme ça et que lâdirecteur dit Ă ses scribes : «âŻEh ! les poteaux, jâtez-enun coup, tĂąchez moyen de mâdĂ©crotter ça en cinq sec et de lâdĂ©layer surla longueur de ces quatre sacrĂ©es feuilles blanches quâon a Ă salir.âŻÂ»
ââŻEh oui ! dit Fouillade.ââŻBen quoi, caporal, tu rigoles, câest pas vrai, câquâon dit ?
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Le feu Chapitre II
ââŻY a un peu de vrai, mais vous abĂźmez, les petits gars, et vous seriezbien les premiers Ă en faire une tirelire sâil fallait que vous vous passiezde journaux⊠Oui, quand passe le marchand de journaux, pourquoi quevous ĂȘtes tous Ă crier : «âŻMoi ! moi !âŻÂ»
ââŻEt pis, quâest-ce que ça peut bien te faire tout ça ! sâĂ©crie le pĂšreBlaire. Tâes lĂ Ă en faire une tinette sur les journaux, mais fais donc commemoi : y pense pas !
ââŻOui, oui, en vâlĂ marre ! Tourne la page, nez dâĂąne !La conversation se tronçonne, lâattention se fragmente, se disperse.
Quatre bonshommes se conjuguent pour une manille qui durera jusquâĂ ce que le soir efface les cartes. Volpatte fait des efforts pour capturer unefeuille de papier Ă cigarette qui a fui de ses doigts et qui sautille et zigzagueau vent sur la paroi de la tranchĂ©e comme un papillon fugace.
Cocon et Tirette Ă©voquent des souvenirs de caserne. Les annĂ©es de ser-vicemilitaire ont laissĂ© dans les esprits une impression indĂ©lĂ©bile ; câest unfonds de souvenirs riches, bon teint et toujours prĂȘts, oĂč lâon a lâhabitudedepuis dix, quinze ou vingt ans, de puiser des sujets de conversationâŠSi bien quâon continue, mĂȘme aprĂšs avoir fait pendant un an et demi laguerre sous toutes ses formes.
Jâentends en partie le colloque, jâen devine le reste. Câest, dâailleurs,sempiternellement lemĂȘme genre dâanecdotes que les ex-troupiers sortentde leur passĂ© militaire : le narrateur a clouĂ© le bec Ă un gradĂ© mal inten-tionnĂ©, par des paroles pleines dâĂ -propos et de crĂąnerie. Il a osĂ©, il a parlĂ©haut et fort, lui !⊠Des bribes me parviennent aux oreilles :
ââŻâŠ Alors, tu crois que jâai bronchĂ© quand NenĆil mâa eu cassĂ© ça ?Pas du tout, mon vieux. Tous les copains la fermaient ; mais moi, jây ai dittout haut : «âŻMon adjudant, quâjâai dit, câest possible, maisâŠâŻÂ» (suit unephrase que je nâai point retenue)⊠Oh ! tu sais, tel que ça, jây ai dit. Il nâapas pipĂ©. «âŻCâest bon, câest bonâŻÂ», quâil a dit en foutant le camp, et aprĂšs,il a Ă©tĂ© bath comme tout avec moi.
ââŻCâest comme moi avec Dodore, lâjuteux de la 13á” quand jâfaisaismon congĂ©. Une carne. Mainânant, il est au PanthĂ©on, comme gardien. Iâmâavait dans lânez. AlorsâŠ
Et chacun de dĂ©baller son bagage personnel de mots historiques.Ils sont chacun comme les autres : il nâen est pas un qui ne dise pas :
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Le feu Chapitre II
«âŻMoi, je ne suis pas comme les autres.âŻÂ»â â
ââŻLe vaguemestre !Câest un haut et large homme aux gros mollets, et de mise confortable
et soignée comme un gendarme.Il est de mauvaise humeur. Il y a eu de nouveaux ordres, et mainte-
nant il faut quâil aille chaque jour jusquâau poste de commandement ducolonel porter le courrier. Il dĂ©blatĂšre sur cette mesure comme si elle Ă©taitexclusivement dirigĂ©e contre lui.
Cependant, tout en dĂ©blatĂ©rant, il parle Ă lâun, Ă lâautre, en passant,suivant son habitude, tandis quâil appelle les caporaux aux lettres. Et non-obstant sa rancĆur, il ne garde pas pour lui tous les renseignements dontil arrive pourvu. En mĂȘme temps quâil ĂŽte les ficelles du paquet de lettres,il distribue sa provision de nouvelles verbales.
Il dit dâabord que, sur le rapport, il y a en toutes lettres la dĂ©fense deporter des capuchons.
ââŻTâentends ça ? dit Tirette Ă Tirloir. Te vâlĂ forcĂ© de lancer ton beaucapuchon en lâair.
ââŻPus souvent ! Jâmarche pas. Ăa nâa rien Ă faire avec moi, rĂ©pondlâencapuchonnĂ©, dont lâorgueil non moins que le confort est en jeu.
ââŻOrdre du gĂ©nĂ©ral commandant lâarmĂ©e.ââŻIl faut alors que lâgĂ©nĂ©ral en chef donne lâordre quâiâ nâpleuve plus.
Jâveux rien savoir.La plupart des ordres, mĂȘme de moins extraordinaires que celui-lĂ ,
sont toujours accueillis de la sorte⊠avant dâĂȘtre exĂ©cutĂ©s.ââŻLe rapport ordonne aussi, dit lâhomme-lettres, de tailler les barbes.
Et les douilles, Ă la tondeuse, rasoche !ââŻTa bouche, mon gros ! dit Barque, dont le toupet est directement
menacĂ© par cette consigne. Tu mâas pas arâgardĂ©. Tu peux tâmettre latringle.
ââŻTu mâdis ça Ă moi. Fais-le ou fais-le pas. Jâmâen fous pas mal.A cĂŽtĂ© des nouvelles positives, Ă©crites, il y en a de plus amples, mais
aussi plus incertaines et plus fantaisistes : la division serait relevĂ©e pouraller soit au repos â mais au vrai repos, pendant six semaines â soit auMaroc, et peut-ĂȘtre en Ăgypte.
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Le feu Chapitre II
ââŻEh⊠Oh !⊠Ah !âŠIls Ă©coutent. Ils se laissent tenter par le prestige du nouveau, du mer-
veilleux.Quelquâun cependant demande au vaguemestre :ââŻQui tâa dit ça ?Il indique ses sources :ââŻLâadjudant commandant le dĂ©tachement de territoriaux qui fait les
corvĂ©es au Q.G. du C.A.ââŻAu quoi ?ââŻAu quartier gĂ©nĂ©ral du corps dâarmĂ©e⊠Et y a pas que lui qui le dit.
Y a, tu sais bien, lâclient dont je ne sais plus le nom : celui qui ressembleĂ Galle et qui nâest pas Galle. Il a je nâsais plus qui dans sa famille qui estje nâsais plus quoi. Comme ça, il est renseignĂ©.
ââŻEt alors ?Ils sont lĂ , en cercle, le regard affamĂ©, autour du raconteur dâhistoires.ââŻEn Ăgypte, tu dis, nous irions ?⊠Jâconnais pas. Jâsais quây avait des
Pharaons du temps oĂč jâĂ©tais gosse et que jâallais Ă lâĂ©cole. Mais depuis !âŠââŻEn ĂgypteâŠLâidĂ©e sâancre insensiblement dans les cervelles.ââŻAh non, dit Blaire, parce que jâai lâmal de mer⊠Et, aprĂšs tout, ça
nâdure pas, lâmal de mer⊠Oui, mais que dirait la patronne ?ââŻQue veux-tu ? elle sây fera ! On verra des nĂšgres et des grands oi-
seaux plein les rues, comme on voit chez nous des moiniaux.ââŻMais ne devait-on pas aller en Alsace ?ââŻSi, dit le vaguemestre. Y en a qui le croient au TrĂ©sor.ââŻĂa mâirait assezâŠâŠ Mais le bon sens et lâexpĂ©rience acquise reprennent le dessus et
chassent le rĂȘve. On a affirmĂ© si souvent quâon allait partir au loin, et sisouvent on lâa cru, et si souvent on a dĂ©chantĂ© ! Aussi câest comme si, Ă un moment donnĂ©, on se rĂ©veillait.
ââŻTout ça, câest des bobards. On nous lâa trop fait. Attends avant decroire â et tâen fais pas une miette.
Ils regagnent leur coin, quelques-uns par-ci par-lĂ ont Ă la main lefardeau lĂ©ger et important dâune lettre.
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Le feu Chapitre II
ââŻAh ! dit TĂźrloir, iâ faut quâjâĂ©crive, jâpeux pas rester huit jours sansĂ©crire. Ăa nâa rien Ă faire.
ââŻMoi aussi, dit Eudore, iâ faut quâjâĂ©crive Ă ma pâtitâ femme.ââŻA va bien, Mariette ?ââŻOui, oui. Tâen fais pas pour Mariette.Dâaucuns se sont dĂ©jĂ installĂ©s pour la correspondance. Barque de-
bout, son papier posĂ© Ă plat sur un carnet dans une anfractuositĂ© de laparoi, semble en proie Ă une inspiration. Il Ă©crit, Ă©crit, penchĂ©, le regardcaptivĂ©, lâair absorbĂ© dâun cavalier lancĂ© au galop.
Lamuse, qui nâa pas dâimagination, passe son temps, une fois quâilsâest assis, quâil a posĂ© sur la pointe matelassĂ©e de ses genoux sa pochettede papier et mouillĂ© son crayon-encre, Ă relire les derniĂšres lettres reçues,et Ă ne pas savoir quoi dire dâautre que ce quâil a dĂ©jĂ dit, et Ă sâentĂȘter Ă vouloir dire autre chose.
Une douceur de sentimentalitĂ© semble rĂ©pandue sur le petit Eudorequi sâest recroquevillĂ© dans une sorte de niche de terre. Il se recueille, lecrayon aux doigts, les yeux sur son papier ; rĂȘveur, il regarde, il dĂ©visage, ilvoit, et on voit lâautre ciel qui lâĂ©claire. Son regard va lĂ -bas. Il est agrandijusquâĂ chez luiâŠ
Le moment des lettres est celui oĂč lâon est le plus et le mieux ce quelâon fut. Plusieurs hommes sâabandonnent au passĂ© et reparlent dâabordde mangeaille.
Sous lâĂ©corce des formes grossiĂšres et obscurcies, dâautres cĆurslaissentmurmurer tout haut un souvenir et Ă©voquent des clartĂ©s antiques :le matin dâĂ©tĂ©, quand le vert frais du jardin dĂ©teint dans toute la blan-cheur de la chambre campagnarde, ou quand, dans les plaines, le ventdonne au champ de blĂ© des remuements lents et forts, et, Ă cĂŽtĂ©, agite lecarrĂ© dâavoine de petits frissons vifs et fĂ©minins. Ou bien, le soir dâhiver,la table autour de laquelle sont les femmes et leur douceur et oĂč se tientdebout la lampe caressante, avec le tendre Ă©clat de sa vie et la robe de sonabat-jour.
Cependant le pĂšre Blaire reprend sa bague commencĂ©e. Il a enfilĂ© larondelle encore informe dâaluminium dans un bout de bois rond et il lafrotte avec la lime. Il sâapplique Ă ce travail, rĂ©flĂ©chissant de toutes sesforces, deux plis sculptĂ©s sur le front. Parfois il sâarrĂȘte, se redresse, et
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Le feu Chapitre II
regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.ââŻTu comprends, mâa-t-il dit une fois Ă propos dâune autre bague, il
ne sâagit pas de bien ou de pas bien. Lâimportant, câest que je lâaye faitepour ma femme, tu comprends ?Quand jâĂ©tais Ă rien faire, Ă avoir la cosse,je regardais cette photo (il exhibait la photographie dâune grosse femmemafflue), et alors je mây mettais tout facilement, Ă cette sacrĂ©e bague. Onpeut dire que nous lâavons faite ensemble, tu comprends ? La preuve câestquâelle me tenait compagnie et que jâlui ai dit adieu quand je lâai envoyĂ©eĂ la mĂšre Blaire.
Il en fait Ă prĂ©sent une autre oĂč il y aura du cuivre. Il travaille avecardeur. Câest son cĆur qui veut sâexprimer le mieux possible et sâacharneĂ une sorte de calligraphie.
Dans ces trous dĂ©nudĂ©s de la terre, ces hommes inclinĂ©s avec respectsur ces bijoux lĂ©gers, Ă©lĂ©mentaires, si petits que la grosse main durcie lestient difficilement et les laisse couler, ont lâair encore plus sauvages, plusprimitifs, et plus humains, que sous tout autre aspect.
On pense au premier inventeur, pĂšre des artistes, qui tĂącha de don-ner Ă des choses durables la forme de ce quâil voyait et lâĂąme de ce quâilressentait.
â â ââŻEn vâlĂ qui vont passer, annonce Biquet, mobile, qui fait le concierge
dans notre secteur de tranchée. Y en a une tinée.Justement, un adjudant, sanglé du ventre et du menton, débouche en
brandissant son fourreau de sabre :ââŻDĂ©gagez, vous autres ! Ben quoi, dĂ©gagez, que jâvous dis ! Vous ĂȘtes
lĂ Ă faire flanelle⊠Allons, oust, la fuite ! Jâveux plus vous voir dans lepassage, hĂ© !
On se rangemollement.Quelques-uns avec lenteur, sur les cĂŽtĂ©s, sâen-foncent par degrĂ©s dans le sol.
Câest une compagnie de territoriaux chargĂ©s dans le secteur des tra-vaux de terrassement de seconde ligne et de lâentretien des boyaux dâar-riĂšre. Ils apparaissent, armĂ©s de leurs outils, misĂ©rablement fagotĂ©s et ti-rant la patte.
On les regarde un Ă un approcher, passer, sâeffacer. Ce sont de petitsvieux rabougris, aux joues poudrĂ©es de cendre, ou de gros poussifs encer-
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Le feu Chapitre II
clĂ©s Ă lâĂ©troit dans leurs capotes passĂ©es et tachĂ©es, auxquelles manquentdes boutons et dont lâĂ©toffe bĂąille, Ă©dentĂ©eâŠ
Tirette et Barque, les deux loustics, adossĂ©s et serrĂ©s sur la paroi, lesdĂ©visagent dâabord en silence. Puis ils se mettent Ă sourire.
ââŻLe dĂ©filĂ© des balayeurs, dit Tirette.ââŻOn va rigoler trois minutes, annonce Barque.Quelques-uns des vieux travailleurs sont cocasses. Celui-ci, qui ar-
rive dans la file, a des Ă©paules tombantes de bouteille ; il est extrĂȘmementmince du thorax et maigre des jambes, et, nĂ©anmoins, il est ventru.
Barque nây tient plus.ââŻEh, dis donc, Dubidon !ââŻMince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe,
infiniment rapiĂ©cĂ©e, de tous les bleus.Il interpelle le vĂ©tĂ©ran.ââŻEh ! lâpĂšre-Ă©chantillons⊠Eh, dis donc, lĂ -bas, toi, insiste-t-il.Lâautre se tourne, le regarde, bouche bĂ©e.ââŻDis donc, papa, si tu veux ĂȘtre bien gentil, tu me donneras lâadresse
de ton tailleur de Londres.La figure surannĂ©e et gribouillĂ©e de rides ricane â puis le bonhomme,
arrĂȘtĂ© un instant sous lâinjonction de Barque, est bousculĂ© par le flot quile suit, et emportĂ©.
AprÚs quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victimese présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végÚte uneespÚce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et ledos voûté, ce territorial se tient mal debout.
ââŻTiens, braille Tirette en le dĂ©signant du doigt, le cĂ©lĂšbre homme-accordĂ©on ! A la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue nâen coĂ»te rien !
Tandis que lâinterpellĂ© balbutie des injures, on rit ici et lĂ .Il nâen faut pas davantage pour exciter encore les deux compĂšres que
le dĂ©sir de placer un mot jugĂ© drĂŽle par un public peu difficile incite Ă tourner en dĂ©rision les ridicules de ces vieux frĂšres dâarmes qui peinentnuit et jour, au bord de la grande guerre, pour prĂ©parer et rĂ©parer leschamps de bataille.
Et mĂȘme les autres spectateurs sây mettent aussi. MisĂ©rables, ilsraillent plus misĂ©rables quâeux.
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Le feu Chapitre II
ââŻVise-moi çâui-ci. Et çâui-lĂ , donc !ââŻNon, mais pige-moi la photographie de ce pâtit bas-du-cul. Eh ! loin-
du-ciel, eh !ââŻEt çâui-lĂ qui nâen finit pas ! Tu parles dâun gratte-ciel. Tiens, lĂ , iâ
vaut lâjus. Oui, tu vaux lâjus, mon vieux !Lâhomme en question fait des petits pas, en portant sa pioche en avant
comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bùtonné par lelumbago.
ââŻEh ! grand-pĂšre, veux-tu deux sous ? lui demande Barque en lui ta-pant sur lâĂ©paule lorsquâil passe Ă portĂ©e.
Le poilu dĂ©plumĂ©, vexĂ©, grogne : «âŻBougre de galapiat.âŻÂ»Alors, Barque lance dâune voix stridente :ââŻDis donc, tu pourrais ĂȘtre poli, face de pet, vieux moule Ă caca !Lâancien, se retournant tout dâune piĂšce, bafouille, furieux.ââŻEh ! mais, crie Barque en riant, câest quâiâ raloche, câdĂ©bris. Il est bel-
liqueux, voyez-vous ça, et iâ sârait malfaisant sâil avait seulement soixanteans de moins.
ââŻEt sâiâ nâĂ©tait pas saoul, ajoute gratuitement PĂ©pin, qui en cherchedâautres de lâĆil dans le flux des arrivants.
La poitrine creuse du dernier traßnard apparaßt, puis son dos déformédisparaßt.
Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termineau milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytessinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.
Cependant les heures sâĂ©coulent, et le soir commence Ă griser le cielet Ă noircir les choses ; il vient se mĂȘler Ă la destinĂ©e aveugle, en mĂȘmetemps quâĂ lâĂąme obscure et ignorante de la multitude qui est lĂ , ensevelie.
Dans le crépuscule, un piétinement roule ; une rumeur ; puis une autretroupe se fraye un passage.
ââŻDes tabors.Ils dĂ©filent avec leurs faces bises, jaunes oumarron, leurs barbes rares,
ou drues et frisĂ©es, leurs capotes vert-jaune, leurs casques frottĂ©s de bouequi prĂ©sentent un croissant Ă la place de notre grenade. Dans les figuresĂ©patĂ©es ou, au contraire, anguleuses et affĂ»tĂ©es, luisantes comme dessous, on dirait que les yeux sont des billes dâivoire et dâonyx. De temps en
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Le feu Chapitre II
temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houilledâun tirailleur sĂ©nĂ©galais. DerriĂšre la compagnie, est un fanion rouge avecune main verte au milieu.
On les regarde et on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-lĂ . Ils im-posent, et mĂȘme font un peu peur.
Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturelle-ment, en premiĂšre ligne. Câest leur place, et leur passage est lâindice dâuneattaque trĂšs prochaine. Ils sont faits pour lâassaut.
ââŻEux et le canon 75, on peut dire quâon leur zây doit une chandelle !On lâa envoyĂ©e partout en avant dans les grands moments, la Divisionmarocaine !
ââŻIls ne peuvent pas sâajuster Ă nous. Ils vont trop vite. Et plus moyende les arrĂȘterâŠ
De ces diables de bois blond, de bronze et dâĂ©bĂšne, les uns sont graves ;leurs faces sont inquiĂ©tantes, muettes, comme des piĂšges quâon voit. Lesautres rient ; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musiqueexotique, et montre les dents.
Et on rapporte des traits de Bicots : leur acharnement Ă lâassaut, leurivresse dâaller Ă la fourchette, leur goĂ»t de ne pas faire quartier. On rĂ©pĂšteles histoires quâils racontent eux-mĂȘmes volontiers, et tous un peu dansles mĂȘmes termes et avec les mĂȘmes gestes : Ils lĂšvent les bras : «âŻKamârad,kamârad !âŻÂ» «âŻNon, pas kamârad !âŻÂ» et ils exĂ©cutent la mimique de la baĂŻon-nette quâon lance devant soi, Ă hauteur du ventre, puis quâon retire, dâenbas, en sâaidant du pied.
Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi lâon parle. Il nous re-garde, rit largement dans son turban casquĂ©, et rĂ©pĂšte, en faisant : non,de la tĂȘte : «âŻPas kamârad, non pas kamârad, jamais ! Couper cabĂšche !âŻÂ»
ââŻIâ sont vraiment dâune autre race que nous, avec leur peau de toilede tente, avoue Biquet qui, pourtant, nâa pas froid aux yeux. Le repos lesembĂȘte, tu sais ; ils ne vivent que pour le moment oĂč lâofficier remet samontre dans sa poche et dit : «âŻAllez, partez !âŻÂ»
ââŻAu fond, ce sont de vrais soldats.ââŻNous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes,
dit le gros Lamuse.Lâheure sâest assombrie et pourtant cette parole juste et claire met
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Le feu Chapitre II
comme une lueur sur ceux qui sont ici, Ă attendre, depuis ce matin, etdepuis des mois.
Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachĂ©s brus-quement Ă la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse,ils sont ignorants, peu emballĂ©s, Ă vue bornĂ©e, pleins dâun gros bon sens,qui, parfois, dĂ©raille ; enclins Ă se laisser conduire et Ă faire ce quâon leurdit de faire, rĂ©sistants Ă la peine, capables de souffrir longtemps.
Ce sont de simples hommes quâon a simplifiĂ©s encore, et dont, par laforce des choses, les seuls instincts primordiaux sâaccentuent : instinctde la conservation, Ă©goĂŻsme, espoir tenace de survivre toujours, joie demanger, de boire et de dormir.
Par intermittences, des cris dâhumanitĂ©, des frissons profonds, sortentdu noir et du silence de leurs grandes Ăąmes humaines.
Quand on commence Ă ne plus voir trĂšs bien, on entend lĂ -bas, mur-murer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre :
ââŻDeuxiĂšme demi-section ! Rassemblement !On se range. Lâappel se fait.ââŻHue ! dit le caporal.On sâĂ©branle. Devant le dĂ©pĂŽt dâoutils, stationnement, piĂ©tinement.
On charge chacun dâune pelle ou dâune pioche. Un gradĂ© tend lesmanchesdans lâombre :
ââŻVous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche.Allons, dĂ©pĂȘchez-vous et dĂ©gagez.
On sâen va par le boyau perpendiculaire Ă la tranchĂ©e, droit verslâavant, vers la frontiĂšre mobile, vivante et terrible de maintenant.
Parmi la grisaille cĂ©leste, en grandes orbes descendantes le halĂštementsaccadĂ© et puissant dâun avion quâon ne voit plus tourne en remplissantlâespace. En avant, Ă droite, Ă gauche, partout, des coups de tonnerre dĂ©-ploient dans le ciel bleu foncĂ© de grosses lueurs brĂšves.
n
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CHAPITRE III
LA DESCENTE
Lâ Ă grand-peine sur lâinforme paysageencore noir. Entre le chemin en pente qui, Ă droite, descend destĂ©nĂšbres, et le nuage sombre du bois des Alleux â oĂč lâon en-
tend sans les voir les attelages du Train de combat sâapprĂȘter et dĂ©marrerâ sâĂ©tend un champ. Nous sommes arrivĂ©s lĂ , ceux du 6á” Bataillon, Ă la finde la nuit. Nous avons formĂ© les faisceaux, et, maintenant, au milieu dece cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupessombres Ă peine bleutĂ©s ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutesnos tĂȘtes tournĂ©es vers le chemin qui descend de lĂ -bas. Nous attendonsle reste du rĂ©giment : le 5á” Bataillon, qui Ă©tait en premiĂšre ligne et a quittĂ©les tranchĂ©es aprĂšs nousâŠ
Une rumeurâŠââŻLes voilĂ !Une longue masse confuse apparaĂźt Ă lâouest et dĂ©vale comme de la
nuit sur le crépuscule du chemin.
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Le feu Chapitre III
Enfin ! Elle est finie, cette relÚve maudite qui a commencé hier à sixheures du soir et a duré toute la nuit ; et à présent, le dernier homme amis le pied hors du dernier boyau.
Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitiÚmecompagnie était en avant. Elle a été décimée : dix-huit tués et une cin-quantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours ; etcela sans attaque, rien que par le bombardement.
On sait cela et, Ă mesure que le Bataillon mutilĂ© approche, lĂ -bas,quand nous nous croisons entre nous en piĂ©tinant la vase du champ etquâon sâest reconnu en se penchant lâun vers lâautre :
ââŻHein, la dix-huitiĂšme !En se disant cela, on songe : «âŻSi ça continue ainsi, que deviendrons-
nous tous ?Que deviendrai-je, moi ?âŠâŻÂ»La dix-septiĂšme, la dix-neuviĂšme et la vingtiĂšme arrivent successive-
ment et forment les faisceaux.ââŻVoilĂ la dix-huitiĂšme !Elle vient aprĂšs toutes les autres : tenant la premiĂšre tranchĂ©e, elle a
Ă©tĂ© relevĂ©e en dernier.Le jour sâest un peu lavĂ© et blĂȘmit les choses. On distingue descendant
le chemin, seul en avant de ses hommes, le capitaine de la compagnie. Ilmarche difficilement, en sâaidant dâune canne, Ă cause de son ancienneblessure de la Marne, que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, dâuneautre douleur. EncapuchonnĂ©, il baisse la tĂȘte ; il a lâair de suivre un en-terrement ; et on voit quâil pense, et quâil en suit un, en effet.
VoilĂ la compagnie.Elle dĂ©bouche, trĂšs en dĂ©sordre. Un serrement de cĆur nous prend
tout de suite. Elle est visiblement plus courte que les trois autres, dans ledéfilé du bataillon.
Je gagne la route et vais au-devant des hommes de la dix-huitiĂšmequi dĂ©valent. Les uniformes de ces rescapĂ©s sont uniformĂ©ment jaunispar la terre ; on dirait quâils sont habillĂ©s de kaki. Le drap est tout raidipar la boue ocreuse qui a sĂ©chĂ© dessus ; les pans des capotes sont commedes bouts de planche qui ballottent sur lâĂ©corce jaune recouvrant les ge-noux. Les tĂȘtes sont hĂąves, charbonneuses, les yeux grandis et fiĂ©vreux.La poussiĂšre et la saletĂ© ajoutent des rides aux figures.
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Le feu Chapitre III
Au milieu de ces soldats qui reviennent des bas-fonds Ă©pouvantables,câest un vacarme assourdissant. Ils parlent tous Ă la fois, trĂšs fort, en ges-ticulant, rient et chantent.
Et lâon croirait, Ă les voir, que câest une foule en fĂȘte qui se rĂ©pand surla route !
Voici la deuxiĂšme section, avec son grand sous-lieutenant dont lacapote est serrĂ©e et sanglĂ©e autour du corps raidi comme un parapluieroulĂ©. Je joue des coudes tout en suivant la marche, jusquâĂ lâescouade deMarchal, la plus Ă©prouvĂ©e : sur onze compagnons quâils Ă©taient et qui nesâĂ©taient jamais quittĂ©s depuis un an et demi, il ne reste que trois hommesavec le caporal Marchal.
Celui-ci me voit. Il a une exclamation joyeuse, un sourire Ă©panoui ; illĂąche sa bretelle de fusil et me tend les mains, Ă lâune desquelles pend sacanne des tranchĂ©es.
ââŻEh, vieux frĂšre, ça va toujours ?Quâest-ce que tu deviens ?Je dĂ©tourne la tĂȘte et, presque Ă voix basse :ââŻAlors, mon pauvre vieux, ça câest mal passĂ©âŠIl sâassombrit subitement, prend un air grave.ââŻEh oui, mon pauvâ vieux, que veux-tu, ça a Ă©tĂ© affreux, cette fois-
ci⊠Barbier a Ă©tĂ© tuĂ©.ââŻOn le disait⊠Barbier !ââŻCâest samedi, Ă onze heures du soir. Il avait le dessus du dos en-
levĂ© par lâobus, dit Marchal, et comme coupĂ© par un rasoir. Besse a eu unmorceau dâobus qui lui a traversĂ© le ventre et lâestomac. BarthĂ©lemy etBaubex ont Ă©tĂ© atteints Ă la tĂȘte et au cou. On a passĂ© la nuit Ă cavaler augalop dans la tranchĂ©e, dâun sens Ă lâautre, pour Ă©viter les rafales. Le petitGodefroy, tu le connais ? le milieu du corps emportĂ© ; il sâest vidĂ© de sangsur place, en un instant, comme un baquet quâon renverse : petit commeil Ă©tait, câĂ©tait extraordinaire tout le sang quâil avait ; il a fait un ruisseaudâau moins cinquante mĂštres dans la tranchĂ©e. Gougnard a eu les jambeshachĂ©es par des Ă©clats. On lâa ramassĂ© pas tout Ă fait mort. Ăa, câĂ©tait auposte dâĂ©coute. Moi, jây Ă©tais de garde avec eux. Mais quand câtâobus esttombĂ©, jâĂ©tais allĂ© dans la tranchĂ©e demander lâheure. Jâai retrouvĂ© monfusil, que jâavais laissĂ© Ă ma place, pliĂ© en deux comme avec une main,le canon en tire-bouchon, et la moitiĂ© du fĂ»t en sciure. Ăa sentait le sang
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Le feu Chapitre III
frais Ă vous soulever le cĆur.ââŻEt Mondain, lui aussi, nâest-ce pas ?âŠââŻLui, câĂ©tait le lendemainmatin â hier par consĂ©quent â dans la gui-
toune quâune marmite a fait sâĂ©crouler. Il Ă©tait couchĂ© et sa poitrine a Ă©tĂ©dĂ©foncĂ©e. Tâa-t-on parlĂ© de Franco, qui Ă©tait Ă cĂŽtĂ© deMondain ? LâĂ©boule-ment lui a cassĂ© la colonne vertĂ©brale ; il a parlĂ© aprĂšs quâon lâa eu dĂ©gagĂ©et assis par terre ; il a dit, en penchant la tĂȘte sur le cĂŽtĂ© : «âŻJe vais mou-rirâŻÂ», et il est mort. Il y avait aussi Vigile avec eux ; lui, son corps nâavaitrien, mais sa tĂȘte sâest trouvĂ©e complĂštement aplatie, aplatie comme unegalette, et Ă©norme : large comme ça. A le voir Ă©tendu sur le sol, noir etchangĂ© de forme, on aurait dit que câĂ©tait son ombre, lâombre quâon aquelquefois par terre quand on marche la nuit au falot.
ââŻVigile qui Ă©tait de la classe 13, un enfant ! Et Mondain et Franco, sibons types malgrĂ© leurs galons !⊠Des chics vieux amis en moins, monvieux Marchal.
ââŻOui, dit Marchal.Mais il est accaparĂ© par une horde de ses camarades qui lâinterpellent
et le houspillent. Il se débat, répond à leurs sarcasmes, et tous se bous-culent en riant.
Mon regard va de face en face ; elles sont gaies et, Ă travers les crispa-tions de la fatigue et le noir de la terre, elles apparaissent triomphantes.
Quoi donc ! sâils avaient pu, pendant leur sĂ©jour en premiĂšre ligne,boire du vin, je dirais : «âŻils sont tous ivres.âŻÂ»
Jâavise un des rescapĂ©s qui chantonne en cadençant le pas dâun airdĂ©gagĂ©, comme les hussards de la chanson : câest Vanderborn, le tambour.
ââŻEh bien quoi, Vanderborn, comme tu as lâair content !Vanderborn, qui est calme dâordinaire, me crie :ââŻCâest pas encore pour cette fois, tu vois : me vâlĂ !Et, avec un grand geste de fou, il mâenvoie une bourrade sur lâĂ©paule.Je comprendsâŠSi ces hommes sont heureux, malgrĂ© tout, au sortir de lâenfer, câest
que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois deplus, la mort, qui était là , les a épargnés. Le tour de service fait que chaquecompagnie est en avant toutes les six semaines ! Six semaines ! Les soldatsde la guerre ont, pour les grandes et les petites choses, une philosophie
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Le feu Chapitre III
dâenfant : ils ne regardent jamais loin ni autour dâeux, ni devant eux. Ilspensent Ă peu prĂšs au jour le jour. Aujourdâhui, chacun de ceux-lĂ est sĂ»rde vivre encore un bout de temps.
Câest pourquoi, malgrĂ© la fatigue qui les Ă©crase, et la boucherie toutefraĂźche dont ils sont Ă©claboussĂ©s encore, et leurs frĂšres arrachĂ©s tout au-tour de chacun dâeux, malgrĂ© tout, malgrĂ© eux, ils sont dans la fĂȘte desurvivre, ils jouissent de la gloire infinie dâĂȘtre debout.
n
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CHAPITRE IV
VOLPATTE ET FOUILLADE
E cantonnement, on cria :ââŻMais oĂč est Volpatte ?ââŻEt Fouillade, oĂč câquâil est ?
Ils avaient Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ©s et emmenĂ©s en premiĂšre ligne par le 5á” Ba-taillon. On devait les retrouver au cantonnement. Rien. Deux hommes delâescouade perdus !
ââŻBon sang dâbon sang ! VoilĂ câque câest que dâprĂȘter des hommes,beugla le sergent.
Le capitaine, mis au courant, jura, sacra, et dit :ââŻIâ mâ faut ces hommes. Quâon les retrouve Ă lâinstant. Allez !Farfadet et moi, nous fĂ»mes hĂ©lĂ©s par le caporal Bertrand dans la
grange oĂč, Ă©tendus, nous nous immobilisions dĂ©jĂ et nous engourdissions.ââŻFaut aller chercher Volpatte et Fouillade.Nous fĂ»mes vite debout, et nous partĂźmes avec un frisson dâinquiĂ©-
tude. Nos deux camarades, pris par le 5á”, ont Ă©tĂ© emportĂ©s dans cette in-
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Le feu Chapitre IV
fernale relĂšve. Qui sait oĂč ils sont et ce quâils sont maintenant !⊠Nous remontons la cĂŽte. Nous recommençons Ă faire, en sens in-
verse, le long chemin fait depuis lâaube et la nuit. Bien quâon soit sansbagages, avec, seulement, le fusil et lâĂ©quipement, on se sent las, ensom-meillĂ©, paralysĂ©, dans la campagne triste, sous le ciel empoussiĂ©rĂ© debrume. BientĂŽt Farfadet souffle. Il a parlĂ© un peu, au dĂ©but, puis la fa-tigue le fait taire, de force. Il est courageux mais frĂȘle ; et, pendant toutesa vie antĂ©rieure, il nâa guĂšre appris Ă se servir de ses jambes, dans le bu-reau de mairie oĂč, depuis sa premiĂšre communion, il griffonnait entre unpoĂȘle et de vieux cartonniers grisonnants.
Au moment oĂč lâon sort du bois pour sâengager, en glissant et patau-geant, dans la rĂ©gion des boyaux, deux ombres fines se profilent en avant.Deux soldats qui arrivent : on voit la boule de leur paquetage et la lignede leur fusil. La double forme balançante se prĂ©cise.
ââŻCe sont eux !Lâune des ombres a une grosse tĂȘte blanche, emmaillotĂ©e.ââŻIl y en a un blessĂ© ! Câest Volpatte !Nous courons vers les revenants. Nos semelles font un bruit de dĂ©col-
lage et dâenfoncement spongieux, et nos cartouches, secouĂ©es, sonnentdans nos cartouchiĂšres.
Ils sâarrĂȘtent et nous attendent quand on est Ă portĂ©e :ââŻIl nâest quâtemps ! crie Volpatte.ââŻTu es blessĂ©, vieux ?ââŻQuoi ? dit-il.Les Ă©paisseurs de bandages qui lui encerclent la tĂȘte le rendent sourd.
Il faut crier pour arriver jusquâĂ son ouĂŻe. On sâapproche de lui, on crie.Alors, il rĂ©pond :
ââŻCâest rien dâça⊠On râvient du trou oĂč le 5á” Bataillon nous a misjeudi.
ââŻVous ĂȘtes restĂ©s lĂ , depuis ? lui hurle Farfadet, dont la voix aiguĂ«et quasi fĂ©minine pĂ©nĂštre bien le capitonnage qui dĂ©fend les oreilles deVolpatteâŠ
ââŻEh ben oui, on est restĂ© lĂ , dit Fouillade, bagasse, nom de Dieu,macarelle ! Tu tâfigures pas quâon sâserait envolĂ© avec des ailes et encoremoins quâon sârait parti sur ses pattes, sans ordre ?
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Le feu Chapitre IV
Mais tous deux se laissent tomber assis par terre. La tĂȘte de Volpatte,enveloppĂ©e de toiles, avec un gros nĆud au sommet, et qui prĂ©sente latache jaunĂątre et noirĂątre de la figure, semble un ballot de linge sale.
ââŻOn vous a oubliĂ©s, pauvres vieux !ââŻUn peu, sâĂ©crie Fouillade, quâon nous a oubliĂ©s ! Quatre jours et
quatre nuits dans un trou dâobus sur qui les balles pleuvaient dâtravers,et qui, en plus, sentait la merde.
ââŻTu parles, dit Volpatte. CâĂ©tait pas un trou dâĂ©coute ordinaire oĂčquâon va tâet vient en service rĂ©gulier. CâĂ©tait un trou dâobus qui râssem-blait Ă un autâ trou dâobus, ni plus ni moins. On nous avait dit jeudi :«âŻPostez-vous lĂ , et tirez sans arrĂȘtâŻÂ», quâon nous avait dit. Y a bien eulâlendemain un type de liaison du 5á” Bataillon quâest vânu montrer sonnaz : «âŻQuâest-ce que vous foutez lĂ !âŻÂ» «âŻBen, nous tirons ; on nous a ditdâtirer ; on tire, quâon a dit. Pisquâon nous lâa dit, y doit y avoir une raisondâssous ; nous attendons quâon nous dise de faire autâchose que dâtirer.âŻÂ»Le type sâest pistĂ© ; il avait lâair pas rassurĂ© et sâen râssentait pas pour lamarmitĂ©e. «âŻCâest 22âŻÂ», quâi disait.
ââŻOn avait, dit Fouillade, Ă nous deuss, une boule de son et un seaudâvin que nous avait donnĂ© la 18á”, en nous installant, et toute une caissede cartouches, mon vieux. On a brĂ»lĂ© les cartouches et bu le fuchsia. Ona conservĂ© par prudence quelques cartouches et un quignon du Saint-HonorĂ© ; mais on nâa pas conservĂ© dâvin.
ââŻOn a zâeu tort, dit Volpatte, vu quâi fait soif. Dis donc, les gars, vousnâauriez pas rien pour la gorge ?
ââŻJâai encore un petit quart dâvin, rĂ©pondit Farfadet.ââŻDonne-zây, dit Fouillade en dĂ©signant Volpatte. Vu que lui a perdu
du sang. Moi, jânai quâsoif.Volpatte grelottait et, dans la gangue Ă©norme de chiffons qui Ă©tait po-
sĂ©e sur ses Ă©paules, ses petits yeux bridĂ©s sâembrasaient de fiĂšvre.ââŻĂa fait bon, dit-il en buvant.ââŻAh ! Et pis aussi, ajouta-t-il tandis quâil jetait, comme la politesse
lâexige, la goutte de vin qui restait au fond du quart de Farfadet, on a poirĂ©deux Boches. Iâs rampaient dans la plaine, sont tombĂ©s dans notâ trou, Ă lâaveugle, comme des taupes dans un piĂšge Ă mĂąchoire, ces cons-lĂ . Onles a empaquetĂ©s. Et puis voilĂ . Une fois quâon a eu tirĂ© pendant trente-
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Le feu Chapitre IV
six heures, on nâavait pus dâmunitions. Alors on a rempli dâcartouches lesmagasins dânos seringues et on a attendu, dâvant les colis dâBoches. Lâtypede liaison a oubeliĂ© de dire chez lui quâon Ă©tait lĂ . Vous, lâsixiĂšme, vousavez oubeliĂ© de nous rĂ©clamer, la 18á” nous a oubeliĂ©s aussi, et, commeon nâĂ©tait pas dans un poste dâĂ©coute frĂ©quentĂ© oĂč la râlĂšve se fait rĂ©gu-liĂšrement comme Ă lâadministration, jânous voyais dĂ©jĂ rester lĂ jusquâauretour du rĂ©giment. Câest, finalement, des bras-cassĂ©s du 204 venus pourfouiner dans la plaine Ă la chasse aux amochĂ©s, qui nous ont signalĂ©s.Alors, on nous a donnĂ© lâordre de nous replier, immĂ©diatement, quâon adit. On sâa harnachĂ©, en rigolant, de câtâ «âŻimmĂ©diatementâŻÂ»-lĂ . On a dĂ©fi-celĂ© les jambes des Boches, on les a emmenĂ©s, remis au 204, et nous vâlĂ .
«âŻOn a mĂȘme repĂȘchĂ© en passant un sergent qui sâtassait dans un trouet qui nâosait pas en sortir, vu quâil avait Ă©tĂ© commotionnĂ©. On lâa en-gueulĂ© ; ça lâa remis un peu et iâ nous a remerciĂ©s : lâsergent Sacerdote iâsâappâlait.âŻÂ»
ââŻMais ta blessure, mon vieux frĂšre ?ââŻCâest aux oreilles. Une marmite â et un macavouĂ©, mon ieux â qui
a pĂ©tĂ© comme qui dirait lĂ . Ma tĂȘte a passĂ©, jâpeux dire, entre les Ă©clats,mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.
ââŻSi tu voyais ça, dit Fouillade, câest dĂ©gueulasse, ces deux oreilles quipend. On avait nos deux paquets de pansement et les brancos nous en ontencore balancĂ© zâun. Ăa fait trois pansements quâil a enroulĂ©s autour dela bouillotte.
ââŻDonnez-nous vos affaires, on va rentrer.Farfadet et moi nous nous sommes partagĂ© le barda de Volpatte.
Fouillade, sombre de soif, travaillĂ© par la sĂ©cheresse, grogne et sâentĂȘteĂ garder ses armes et ses paquets. Et nous dĂ©ambulons lentement. Câesttoujours amusant de ne pas marcher dans le rang ; câest si rare que çaĂ©tonne et ça fait du bien. Un souffle de libertĂ© nous Ă©gaie bientĂŽt tous lesquatre. On va dans la campagne comme pour son plaisir.
ââŻOn est des promeneurs ! dit fiĂšrement Volpatte.Quand on arrive au tournant du haut de la cĂŽte, il se laisse aller Ă des
idĂ©es roses.ââŻMon vieux, câest la bonne blessure, aprĂšs tout, jâvas ĂȘtre Ă©vacuĂ©, y
a pas dâerreur.
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Le feu Chapitre IV
Ses yeux clignent et scintillent dans lâĂ©norme boule blanche, qui os-cille sur ses Ă©paules â rougeĂątre de chaque cĂŽtĂ©, Ă la place des oreilles.
On entend, du fond oĂč se trouve le village, sonner dix heures.ââŻJâme fous dâlâheure, dit Volpatte. Lâtemps qui passe, ça nâa pu rien
Ă faire avec moi.Il devient volubile. Un peu de fiĂšvre amĂšne et presse ses discours au
rythme du pas ralenti oĂč dĂ©jĂ il se prĂ©lasse.ââŻOn va mâattacher une Ă©tiquette rouge Ă la capote, y a pas dâerreur,
et mâ mener Ă lâarriĂšre. Jâ sârai conduit, Ă câ coup, par un type bien poliqui mâ dira : «âŻCâest par ici, pis tourne par là ⊠Na !⊠mon pauvâ ieux.âŻÂ»Pis lâambulance, pis lâtrain sanitaire avec des chatteries des dames de laCroix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait Ă Crapelet Jules,pis lâhĂŽpitau de lâintĂ©rieur. Des lits avec des draps blancs, un poĂȘle quironfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour sâoccuper denous et quâon regarde y faire, des savates rĂ©glementaires, mon ieux, etune table de nuit : du meuble ! Et dans les grands hĂŽpitals, câest lĂ quâonest bien logĂ© comme nourriture ! Jây prendrai des bons repas, jây prendraides bains ; jây prendrai tout câque jâtrouverai. Et des douceurs sans quâonsoit obligĂ© pour en profiter, de sâbattre avec les autres et de sâdĂ©merderjusquâau sang. Jâaurai sur le drap mes deux mains qui nâficheront rien,comme des choses de luxe â comme des joujoux, quoi ! â et, dâssouslâdrap, les pattes chauffĂ©es Ă blanc du haut en bas et les arpions Ă©largis enbouquets de violettesâŠ
Volpatte sâarrĂȘte, se fouille, tire de sa poche, en mĂȘme temps que sacĂ©lĂšbre paire de ciseaux de Soissons, quelque chose quâil me montre :
ââŻTiens, tâas vu ça ?Câest la photographie de sa femme et de ses deux garçons. Il me lâa
dĂ©jĂ montrĂ©e maintes fois. Je regarde, jâapprouve.ââŻJâirai en convalo, dit Volpatte, et pendant quâmes oreilles se recolle-
ront, la femme et les pâtits me regarderont, et je les regarderai. Et pendantcâtemps-lĂ quâelles râpoussâront comme des salades, mes amis, la guerre,elle sâavancera⊠Les Russes⊠On nâsait pas, quoi !âŠ
Il se berçait au ronron de ses prĂ©visions heureuses, pensait tout haut,dĂ©jĂ isolĂ© parmi nous dans sa fĂȘte particuliĂšre.
ââŻBandit ! lui cria Fouillade. Tâas trop dâchance, bou Diou dâbandit !
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Le feu Chapitre IV
Comment ne pas lâenvier ? Il allait sâen aller pour un, ou deux ou troismois et pendant cette saison, au lieu dâĂȘtre exposĂ© et misĂ©rable, il seraitmĂ©tamorphosĂ© en rentier !
ââŻAu commencement, dit Farfadet, je trouvais drĂŽle quand jâenten-dais dĂ©sirer la «âŻbonne blessureâŻÂ». Mais tout de mĂȘme, quoi quâon puissedire, tout de mĂȘme, je comprends, maintenant quâcâest la seule chosequâun pauvre soldat puisse espĂ©rer qui ne soit pas fou.
â â On approchait du village. On contournait le bois.A la corne du bois, soudain une forme de femme surgit Ă contre-jour.
Le jeu des rayons la dĂ©limitait de lumiĂšre. Elle se dressait debout Ă la li-siĂšre des arbres, qui formaient un fond de hachures violĂątres â svelte, latĂȘte tout allumĂ©e de blondeur ; et on voyait, dans sa face pĂąle, les tachesnocturnes de deux yeux immenses. Cette crĂ©ature Ă©clatante nous dĂ©visa-geait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elle sâenfonça dansle sous-bois comme une torche.
Cette apparition et cette disparition impressionnĂšrent Volpatte qui enperdit le fil de son discours :
ââŻCâtâune biche, câte femme-lĂ !ââŻNon, dit Fouillade qui avait mal entendu. Câest Eudoxie quâelle sâap-
pelle. Jâla connais pour lâavoir dĂ©jĂ vue. Une rĂ©fugiĂ©e. Jâsais pas dâoĂčquâelle dâvient, mais elle est Ă Gamblin, dans une famille.
ââŻElle est maigre et belle, constata Volpatte. On y ârait bien une pâtitedouceur⊠Câest du fricot, du vĂ©ritable poulet⊠Elle a quequâchose commezâyeux !
ââŻElle est drolle, dit Fouillade. A tient pas en place. Tu la vois ici, lĂ ,avec ses cheveux blonds en haut dâelle. Pis, partez ! Plus personne nây est.Et tu sais, elle connaĂźt pas lâdanger. Des fois, a bagote presque en premiĂšreligne. On lâa vue naviguer sur la plaine en avant des tranchĂ©es. Elle estdrolle.
ââŻTiens, la râvoilĂ , câtâapparition ! A nous perd pas des yeux. Ce sârait-iâ quâon lâintĂ©resse ?
La silhouette, dessinĂ©e en lignes de clartĂ©, embellissait en cetteminutelâautre bout de la lisiĂšre.
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Le feu Chapitre IV
ââŻMoi, les femmes, jâmâen fous, dĂ©clara Volpatte, repris totalementpar lâidĂ©e de son Ă©vacuation.
ââŻY en a un, en tout cas, dans lâescouade, qui sâ en râssent salementpour elle. Tiens : quand on parle du loupâŠ
ââŻOn en voit la queueâŠââŻPas encore, mais presque⊠Tiens !On vit pointer et dĂ©boucher dâun taillis, sur notre droite, le museau
de Lamuse comme un sanglier rouxâŠIl suivait la femme Ă la piste. Il lâaperçut, tomba en arrĂȘt, et, attirĂ©, il
prit son Ă©lan. Mais, en se jetant vers elle, il tomba sur nous.En reconnaissant Volpatte et Fouillade, le gros Lamuse poussa des ex-
clamations de joie. Il ne songea plus sur le moment quâĂ sâemparer dessacs, des fusils, des musettes.
ââŻDonnez-moi tout ça ! Jâsuis râposĂ©. Allons, donnez ça !Il voulut tout porter. Farfadet et moi nous nous dĂ©barrassĂąmes vo-
lontiers du fourbi de Volpatte, et Fouillade consentit, Ă bout de forces, Ă abandonner ses musettes et son fusil.
Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sous le faix Ă©norme etencombrant, il disparaissait, pliĂ©, et nâavançait quâĂ petits pas.
Mais on le sentait sous lâempire dâune idĂ©e fixe et il jetait des regardsde cĂŽtĂ©. Il cherchait la femme vers laquelle il sâĂ©tait lancĂ©.
Chaque fois quâil sâarrĂȘtait pour arrimer mieux un bagage, pour souf-fler et essuyer lâeau grasse de sa transpiration, il examinait furtivementtous les coins de lâhorizon et scrutait la lisiĂšre du bois. Il ne la revit pas.
Moi, je la revis⊠Et jâeus bien cette fois lâimpression que câĂ©tait Ă lâunde nous quâelle en avait.
Elle surgissait Ă demi, lĂ -bas, Ă gauche, de lâombre verte du sous-bois.Se retenant dâune main Ă une branche, elle se penchait et prĂ©sentait sesyeux de nuit et sa face pĂąle qui, vivement Ă©clairĂ©e par tout un cĂŽtĂ©, sem-blait porter un croissant de lune. Je vis quâelle souriait.
Et suivant la direction de son regard qui se donnait ainsi, jâaperçus,un peu en arriĂšre de nous, Farfadet qui souriait pareillement.
Puis elle se dĂ©roba dans lâombre des feuillages, emportant visiblementce double sourireâŠ
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Le feu Chapitre IV
Câest ainsi que jâeus la rĂ©vĂ©lation de lâentente de cette BohĂ©miennesouple et dĂ©licate, qui ne ressemblait Ă personne, et de Farfadet qui, parminous tous se distinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas. Ăvi-demmentâŠ
⊠Lamuse nâa rien vu, aveuglĂ© et encombrĂ© par les fardeaux quâil apris Ă Farfadet et Ă moi, attentif Ă lâĂ©quilibre de sa charge et Ă la place oĂčil pose ses pieds terriblement alourdis.
Il a pourtant lâair malheureux. Il geint ; il Ă©touffe dâune Ă©paisse prĂ©-occupation triste. Dans le halĂštement rauque de sa poitrine, il me sembleque je sens battre et gronder son cĆur. En considĂ©rant Volpatte encapu-chonnĂ© de pansements, et le gros homme puissant et bondĂ© de sang quitraĂźne lâĂ©ternel Ă©lancement profond dont il est seul Ă mesurer lâacuitĂ©, jeme dis que le plus blessĂ© nâest pas celui quâon pense.
On descend enfin au village.ââŻOn va boire, dit Fouillade.ââŻJâvas ĂȘtre Ă©vacuĂ©, dit Volpatte.Lamuse fait :ââŻMeuh⊠MeuhâŠLes camarades sâexclament, accourent, sâassemblent sur la petite place
oĂč se dresse lâĂ©glise avec sa double tour, si bien Ă©borgnĂ©e par un obusquâon ne peut plus la regarder en face.
n
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CHAPITRE V
LâASILE
L qui monte au milieu du bois nocturne estbouchĂ©e et obstruĂ©e dâombres, Ă©trangement. Il semble que, parenchantement, la forĂȘt y dĂ©borde et y roule, dans lâĂ©paisseur de
la tĂ©nĂšbre. Câest le rĂ©giment qui marche, en quĂȘte dâun nouveau gĂźte.A lâaveugle, les files pesantes dâombres, hautement et largement char-
gĂ©es, se bousculent : chaque flot, poussĂ© par celui qui le suit, heurte celuiqui le prĂ©cĂšde. Sur les cĂŽtĂ©s, Ă©voluent, dĂ©tachĂ©s, les fantĂŽmes plus sveltesdes gradĂ©s. Une sourde rumeur, faite dâun mĂ©lange dâexclamations, debribes de conversations, dâordres, de quintes de toux et de chants, montede cette dense cohue endiguĂ©e par les talus. Ce tumulte de voix est accom-pagnĂ© par le roulement des pieds, le tintement des fourreaux de baĂŻon-nette, des quarts et des bidons mĂ©talliques, par le grondement et le mar-tĂšlement des soixante voitures du train de combat et du train rĂ©gimen-taire qui suivent les deux bataillons. Et câest une masse telle qui piĂ©tineet sâĂ©tire sur la montĂ©e de la route que, malgrĂ© le dĂŽme infini de la nuit,
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Le feu Chapitre V
on nage dans une odeur de cage aux lions.Dans le rang, on ne voit rien : parfois, quand on a le nez dessus Ă la
suite dâun remous, on est bien forcĂ© de discerner le fer-blanc dâune ga-melle lâacier bleutĂ© dâun casque, lâacier noir dâun fusil. Dâautres fois, aujet dâĂ©tincelles Ă©blouissantes qui fuse dâun briquet, ou Ă la flamme rougeĂ©ployĂ©e sur la hampe lilliputienne dâune allumette, on perçoit, au-delĂ deproches et Ă©clatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandesirrĂ©guliĂšres dâĂ©paules casquĂ©es qui ondulent comme des vagues Ă lâassautde lâobscuritĂ© massive. Puis tout sâĂ©teint et, pendant que les jambes fontdes pas, lâĆil de chaque marcheur fixe interminablement la place prĂ©su-mĂ©e du dos qui vit devant.
AprĂšs plusieurs haltes oĂč on se laisse tomber sur son sac, au pied desfaisceaux â quâon forme, au coup de sifflet, avec une hĂąte fiĂ©vreuse et unelenteur dĂ©sespĂ©rante Ă cause de lâaveuglement, dans lâatmosphĂšre dâencreâ lâaube sâindique, se dĂ©laie, sâempare de lâespace. Les murs de lâombre,confusĂ©ment, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spec-tacle de lâouverture du jour sur la horde Ă©ternellement errante que noussommes.
On sort enfin de cette nuit de marche, Ă travers, semble-t-il, des cyclesconcentriques, dâombre moins intense, puis de pĂ©nombre, puis de lueurmorne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, lesĂ©paules meutries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait quâonsâarrache mal de la nuit ; on nâarrive plus jamais maintenant Ă sâen dĂ©fairetout Ă fait.
Câest dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau rĂ©gulierva, cette fois, au repos. Quel sera ce pays oĂč lâon doit vivre huit jours ? Ilsâappelle, croit-on (mais personne nâest sĂ»r de rien), Gauchin-lâAbbĂ©. Onen dit merveille :
ââŻParaĂźt quâcâest tout Ă fait Ă la coque !Dans les rangs des camarades dont on commence Ă deviner les formes
et les traits, Ă spĂ©cialiser les trognes baissĂ©es et les bouches bĂąillantes, aufond du crĂ©puscule du matin, sâĂ©lĂšvent des voix qui renchĂ©rissent :
ââŻJamais on nâaura eu un cantonnement pareil. Y a la Brigade. Y alâConseil de Guerre. Tu y trouves de tout chez les marchands.
ââŻSi y a la Brigade, y a du pied.
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Le feu Chapitre V
ââŻTu crois quâon trouvera une table pour manger pour lâescouade ?ââŻTout câquâon voudra, jâte dis !Un prophĂšte de malheur hoche la tĂȘte :ââŻCe que sera câcantonnement oĂč on nâa jamais Ă©tĂ©, jâsais pas, dit-il.
Mais câque jâsais, câest quâiâ sâra pareil aux autres.Mais on ne le croit pas, et, au sortir de la fiĂšvre tumultueuse de la nuit,
il semble Ă tous que câest dâune espĂšce de terre promise quâon sâapproche Ă mesure quâon marche du cĂŽtĂ© de lâorient, dans lâair glacĂ©, vers le nouveauvillage que va apporter la lumiĂšre.
â â On atteint, au petit jour, en bas dâune cĂŽte, des maisons qui dorment
encore, enveloppĂ©es dans des Ă©paisseurs grises.ââŻCâest lĂ !Ouf ! On a fait ses vingt-huit kilomĂštres dans la nuitâŠMais, quoi donc ?⊠On ne sâarrĂȘte pas. On dĂ©passe les maisons, qui se
renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leurmystĂšre.
ââŻParaĂźt quâfaut encore marcher longtemps. Câest lĂ -bas, lĂ -bas !On marche mĂ©caniquement, les membres sont envahis dâune sorte de
torpeur pétrifiée ; les articulations crient et font crier.Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si
froid que pendant les haltes les hommes Ă©crasĂ©s de lassitude nâosent passâasseoir et vont et viennent comme des spectres dans lâhumiditĂ© opaque.Un vent Ăąpre dâhiver flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, lessoupirs.
Enfin le soleil perce cette buĂ©e qui sâĂ©tale sur nous et dont le contactnous trempe. Câest comme une clairiĂšre fĂ©erique qui sâouvre au milieudes nuages terrestres.
Le rĂ©giment sâĂ©tire, se rĂ©veille vraiment, et lĂšve doucement ses facesdans lâargent dorĂ© du premier rayon.
Puis, trĂšs vite, le soleil devient ardent, et alors, il fait trop chaud.On halĂšte dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout Ă
lâheure, lorsquâon claquait des dents et que le brouillard nous passait sonĂ©ponge mouillĂ©e sur la figure et les mains.
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Le feu Chapitre V
La rĂ©gion que nous traversons dans la matinĂ©e torride, câest le paysde la craie.
ââŻIâs empierrent avec de la pierre Ă chaux, ces salauds-lĂ !La route sâest faite aveuglante et câest maintenant un long nuage des-
sĂ©chĂ© de calcaire et de poussiĂšre qui sâĂ©tend au-dessus de notre marcheet nous frotte au passage.
Les figures rougeoient, se vernissent et brillent ; telles faces sanguinessemblent enduites de vaseline ; des joues et des fronts se plaquent dâunecouche bise qui sâagglutine et sâeffrite. Les pieds perdent leur vague formede pieds, et semblent avoir barbotĂ© dans des auges de maçons. Le sac, lefusil se saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace Ă droite etĂ gauche un sillage laiteux sur les herbes de bordure.
Pour comble :ââŻA droite ! Un convoi !On se porte sur la droite, Ă la hĂąte, non sans bousculades.Le convoi de camions â longue chaĂźne dâĂ©normes bolides carrĂ©s, en-
roulĂ©s dans un infernal tintamarre â se rue sur la route. MalĂ©diction ! IlsoulĂšve Ă mesure, en passant, lâĂ©pais tapis de poudre blanche qui ouate lesol, et nous le jette Ă la volĂ©e sur les Ă©paules !
Nous voici habillĂ©s dâun voile gris clair et sur nos figures se sont posĂ©sdes masques blafards, plus Ă©pais aux sourcils, aux moustaches, Ă la barbeet dans les stries des rides. Nous avons lâair dâĂȘtre Ă la fois nous-mĂȘmeset dâĂ©tranges vieillards.
ââŻQuand on sâra vioques, câest comme ça quâon sera laids, dit Tirette.ââŻTu craches blanc, constate Biquet.Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues
de plĂątre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes dâhu-manitĂ©.
On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur Ă accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous lalĂšpre pĂąle de la poussiĂšre. Lâinterminable effort nous contracte, et nousbonde de morne lassitude et de dĂ©goĂ»t.
On aperçoit enfin lâoasis tant poursuivie : au-delĂ dâune colline, surune autre colline plus haute, des toits ardoisĂ©s dans des bouquets defeuillage dâun vert frais de salade.
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Le feu Chapitre V
Le village est lĂ ; le regard lâembrasse ; mais on nây est pas. Longtempsil a lâair de sâĂ©loigner Ă mesure que le rĂ©giment rampe vers lui.
A la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement quicommençait à devenir invraisemblable et légendaire.
Le rĂ©giment, au pas cadencĂ©, lâarme sur lâĂ©paule, inonde jusquâauxbords la rue de Gauchin-lâAbbĂ©. La plupart des villages du Pas-de-Calaisse composent dâune seule rue. Mais quelle rue ! Elle a souvent plusieurskilomĂštres de longueur. Ici, la grande rue unique se sĂ©pare en fourchedevant la mairie et forme deux autres rues : la localitĂ© est un vaste YirrĂ©guliĂšrement ourlĂ© de façades basses.
Les cyclistes, les officiers, les ordonnances se dĂ©tachent du long blocmouvant. Puis, par fractions, Ă mesure quâon avance, des hommes sâen-gouffrent sous les porches des granges, les maisons dâhabitation encoredisponibles Ă©tant rĂ©servĂ©es aux officiers et aux bureaux⊠Notre pelotonest dâabord conduit au bout du village, puis â il y a eu malentendu entreles fourriers Ă lâautre bout, celui par oĂč nous sommes entrĂ©s.
Ce va-et-vient prend du temps et, dans lâescouade, ainsi traĂźnĂ©e dunord au sud et du sud au nord, outre lâĂ©norme fatigue et lâĂ©nervementdes pas inutiles, on manifeste une fĂ©brile impatience. Il est dâune impor-tance capitale dâĂȘtre installĂ©s et lĂąchĂ©s le plus tĂŽt possible si lâon veutmettre Ă exĂ©cution le projet caressĂ© depuis longtemps : trouver Ă louerchez un habitant un emplacement muni dâune table oĂč lâescouade puissesâinstaller aux heures des repas. On a beaucoup parlĂ© de cette affaire-lĂ et de ses doux avantages. On sâest concertĂ©, on sâest cotisĂ©, et on a dĂ©cidĂ©de se lancer cette fois-ci dans cette dĂ©pense supplĂ©mentaire.
Mais sera-ce possible ? Beaucoup de locaux sont dĂ©jĂ accaparĂ©s. Nousne sommes pas les seuls Ă apporter ici ce rĂȘve de confort, et ce sera lacourse Ă la table⊠Trois compagnies arrivent aprĂšs la nĂŽtre, mais quatresont arrivĂ©es avant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, desscribes, des conducteurs, des ordonnances et autres, les popotes officiellesdes sous-officiers, de la Section, que sais-je encore ?⊠Tous ces gens-lĂ sont plus puissants que les simples soldats des compagnies, ont plus demobilitĂ© et de moyens, et peuvent tirer leurs plans dâavance. Et dĂ©jĂ , alorsque nous marchons par quatre, vers la grange dĂ©volue Ă lâescouade, onen voit de ces fantaisistes, qui apparaissent sur des seuils conquis, et se
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Le feu Chapitre V
livrent Ă des occupations mĂ©nagĂšres.Tirette imite le bruit du beuglement et du bĂȘlement.ââŻVoilĂ lâĂ©table !Une grange assez vaste. La paille, hachĂ©e, et oĂč la marche soulĂšve des
flots de poussiĂšre, sent les cabinets. Mais câest Ă peu prĂšs clos. On prendplace et on se dĂ©sĂ©quipe.
Ceux qui rĂȘvaient, une fois de plus, dâun paradis spĂ©cial, dĂ©chantentune fois de plus.
ââŻDis donc, ça mâa lâair aussi moche quâailleurs.ââŻCâest du pareil au mĂȘme.ââŻHĂ© oui, coquine de Dious.ââŻNaturellementâŠMais il ne sâagit pas de perdre son temps Ă parler. Il sâagit de se dĂ©-
brouiller et de brĂ»ler les autres : le systĂšme D, Ă toute force et en vi-tesse. On se prĂ©cipite. MalgrĂ© les reins rompus et les pieds endoloris, onsâacharne Ă ce suprĂȘme effort dâoĂč dĂ©pendra le bien-ĂȘtre dâune semaine.
Lâescouade se scinde en deux patrouilles qui partent au trot, lâune Ă droite, lâautre Ă gauche, dans la rue dĂ©jĂ encombrĂ©e de poilus affairĂ©set chercheurs et tous les groupes sâobservent, se surveillent⊠et se dĂ©-pĂȘchent. En certains points, mĂȘme, par suite de rencontres, il y a bouscu-lades et invectives.
ââŻCommençons par lĂ -bas tout de suite ; sans ça, nous sârons grillĂ©s !âŠJâai lâimpression dâune sorte de combat dĂ©sespĂ©rĂ© entre tous les sol-
dats, dans les rues du village quâon vient dâoccuper.ââŻPour nous, dit Marthereau, la guerre, câest toujours la lutte et la
bataille, toujours, toujours !â â
On frappe de porte en porte, on se prĂ©sente timidement, on sâoffre,comme une marchandise indĂ©sirable. Une de nos voix sâĂ©lĂšve :
ââŻVous nâavez pas un petit coin, Madame, pour des soldats ? On paie-rait.
ââŻNon, vu que jâai des officiers â ou : des sous-officiers â ou bien :vu que câest ici la popote des musiciens, des secrĂ©taires, des postiers, deces messieurs des Ambulances, etc.
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Le feu Chapitre V
DĂ©boires sur dĂ©boires. Successivement, on referme toutes les portesquâon a entrouvertes, et on se regarde, de lâautre cĂŽtĂ© du seuil, avec uneprovision diminuante dâespoir dans lâĆil.
ââŻBon Dieu ! tu vas voir quâon va rien trouver, grogne Barque. Y aeu trop dâcholĂ©ras qui sâsont dĂ©merdĂ©s avant nous.Quels fumiers que lesautres !
Le niveau de la foule monte de toutes parts. Les trois rues se noir-cissent toutes, selon le principe des vases communicants. On croise desindigĂšnes : des vieux ou des hommes mal fichus, tordus dans leur marcheou au faciĂšs avortĂ©, ou bien des ĂȘtres jeunes, sur qui planent des mys-tĂšres de maladies cachĂ©es ou de relations politiques. Dans les jupons, desvieilles femmes, et beaucoup de jeunes filles, obĂšses, aux joues ouatĂ©es,et qui balancent des blancheurs dâoies.
A un moment, entre deux maisons, dans une ruelle, jâai une visionbrĂšve : une femme a traversĂ© le trou dâombre⊠Câest Eudoxie ! Eudoxie, lafemme-biche que Lamuse pourchassait lĂ -bas, dans la campagne, commeun faune, et qui, le matin oĂč lâon a ramenĂ© Volpatte blessĂ© et Fouillade,mâest apparue, penchĂ©e au bord du bois, et reliĂ©e Ă Farfadet par un com-mun sourire.
Câest elle que je viens dâentrevoir, comme un coup de soleil, dans cetteruelle. Puis elle sâest Ă©clipsĂ©e derriĂšre le pan de mur ; lâendroit est retombĂ©dans lâombre⊠Elle, ici, dĂ©jĂ ! Eh quoi, elle nous a suivis dans notre longueet pĂ©nible Ă©migration ! Elle est attirĂ©eâŠ
Dâailleurs, elle a lâair attirĂ©e : si vite interceptĂ©e quâait Ă©tĂ© sa figure auclair dĂ©cor de cheveux, je lâai bien vue grave, rĂȘveuse, prĂ©occupĂ©e.
Lamuse, qui vient sur mes talons, ne lâa point vue. Je ne lui en parlepas. Il sâapercevra bien assez tĂŽt de la prĂ©sence de cette jolie flamme versqui tout son ĂȘtre se jette et qui lâĂ©vite comme un feu follet. Pour le mo-ment, du reste, nous sommes en affaires. Il faut absolument conquĂ©rirle coin convoitĂ©. On sâest remis en chasse avec lâĂ©nergie du dĂ©sespoir.Barque nous entraĂźne. Il a pris la chose Ă cĆur. Il en frĂ©mit et on voittrembler son toupet poudrĂ© de poussiĂšre. Il nous guide, le nez au vent. Ilnous propose de faire une tentative sur cette porte jaune quâon voit. Enavant !
PrÚs de la porte jaune, on rencontre une forme pliée : Blaire, le pied
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Le feu Chapitre V
sur la borne, dĂ©grossit avec son couteau le bloc de son soulier, et en faittomber des plĂątras⊠Il a lâair de faire de la sculpture.
ââŻTâas jamais eu les pieds si blancs, goguenarde Barque.ââŻFouterie Ă part, dit Blaire, tu saurais pas oĂč elle est, câtâespĂšce de
voiture ?Il sâexplique :ââŻFaut que jâcherche la voiture-dentiste, Ă cette fin quâon mâaccroche
cârĂątelier et quâiâs mâĂŽtent les vieux dominos qui mârestent. Oui, paraitquâa stationne ici, câte voiture pour la gueule.
Il replie son couteau, lâempoche et sâen va le long du mur, hantĂ© parla rĂ©surrection de sa mĂąchoire.
Une fois de plus, nous servons notre boniment de mendigots :ââŻBonjour, madame, vous nâauriez pas un petit coin pour manger ?
On paierait, on paierait, bien entenduâŠââŻNonâŠUn bonhomme lĂšve, dans la lueur dâaquarium de la fenĂȘtre basse, une
figure curieusement plate, striĂ©e de rides parallĂšles et semblable Ă unevieille page dâĂ©criture.
ââŻTâas bien lâ chenil, ilo.ââŻY a pas dâ place dans lâ chenil et pisquâon y fait la lessive du lingeâŠBarque saisit la balle au bond.ââŻĂa ira, pâtâĂȘtâ ben. On pourrait voir ?ââŻOn y fait la lessive, marmonne la femme en continuant de balayer.ââŻVous savez, dit Barque en souriant, dâun air engageant, nous
nâsommes pas dâces gens pas convenables qui sâsoĂ»lent et font du foin.On pourrait voir, hĂ© ?
La bonne femme a lĂąchĂ© son balai. Elle est maigre et sans relief. Soncaraco pend sur ses Ă©paules comme sur un portemanteau. Elle a une tĂȘteinexpressive, figĂ©e, cartonniĂšre. Elle nous regarde, hĂ©site, puis, Ă contre-cĆur, nous conduit dans un local trĂšs sombre, en terre battue, encombrĂ©de linge sale.
ââŻCâest magnifique, sâĂ©crie Lamuse, sincĂšre.ââŻEst-elle mignonne, cette tite gosse ! dit Barque, et il tapote la joue
ronde, en caoutchouc peint, dâune petite fille qui nous dĂ©visage, son petitnez sale levĂ© dans la pĂ©nombre. Câest Ă vous, madame ?
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Le feu Chapitre V
ââŻEt câui-lĂ ? risque Marthereau, en avisant un bĂ©bĂ© montĂ© en graine,Ă la joue tendue comme une vessie oĂč des traces luisantes de confitureengluent la poussiĂšre de lâair.
Et Marthereau tend une caresse hésitante vers cette face peinturluréeet juteuse.
La femme ne daigne pas répondre.Nous sommes là à nous dandiner, en ricanant, comme des mendiants
non encore exaucĂ©s.ââŻPourvu quâalâ marche, câte vieille saloperie ! me souffle Lamuse,
rongĂ© dâapprĂ©hension et de dĂ©sir. Câest Ă©patant, ici, et tu sais, ailleurs,tout est poirĂ© !
ââŻY a pas dâ table, dit enfin cette femme.ââŻNâ vous en faites pas pour la table ! sâexclame Barque. Tenez, vâlĂ ,
remisĂ©e dans câ coin, une vieille porte. Elle nous servira de table.ââŻVous nâallez pas mâ trimbaler et mâ mettre en lâair toutes mes af-
faires ! répond la femme en carton, méfiante, regrettant visiblement dene pas nous avoir chassés tout de suite.
ââŻNâvous en faites pas, jâvous dis. Tenez, vous allez voir. Eh, Lamuse,mon vieux coco, aide-moi.
On dispose la vieille porte sur deux tonneaux, sous lâĆil mĂ©contentde la virago.
ââŻAvec un petit nettoyage, dis-je, ce sera parfait.ââŻEh oui, maman, un bon coup dâbalai nous servira de nappe.Elle ne sait trop que dire ; elle nous regarde haineusement.ââŻY a quâdeux escabeaux, et combien vous ĂȘtes ?ââŻUne douzaine, Ă peu prĂšs.ââŻUne douzaine, JĂ©sus Maria !ââŻQuâest-ce que ça fait, ça ira bien, attendu quây a une planche ici lĂ :
câest un banc tout trouvĂ©. Pas, Lamuse ?âŠââŻNature ! dit Lamuse.ââŻCâte planche-lĂ , fait la femme, jây tiens. Des soldats qui Ă©taient
avant vous ont dĂ©jĂ essayĂ© de mâla prendre.ââŻMais nous, on nâest pas des voleurs, insinue Lamuse, avec modĂ©ra-
tion pour ne pas irriter la crĂ©ature qui dispose de notre bien-ĂȘtre.
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Le feu Chapitre V
ââŻJâdis pas, mais vous savez, les soldats, iâs abĂźment tout. Ah quellemisĂšre que câte guerre !
ââŻAlors comme ça, combien ça sâra, la location de la table et aussipour faire chauffer quelque chose sur le fourneau ?
ââŻĂa sâra vingt sous par jour, articula lâhĂŽtesse avec contrainte,comme si on lui extorquait cette somme.
ââŻCâest cher, dit Lamuse.ââŻCâest câque donnaient les autres qui Ă©taient ici, et mĂȘme iâs Ă©taient
bien gentils, ces messieurs, et on profitait de leur manger. Jâsais bien quepour les soldats câest pas difficile. Si vous trouvez quâcâest trop cher, jâsuispas en peine dâtrouver dâautres clients pour câte chambre et câte table etlâfourneau, et qui seront pas douze. Iâ va en vânir tout le temps et quipaieraient mĂȘme plus cher encore si on voulait. Douze !âŠ
ââŻJâdis «âŻcâest cherâŻÂ», mais enfin, ça ira, se hĂąta dâajouter Lamuse, hein,vous autres ?
A cette interrogation de pure forme, nous opinons.ââŻOn boirait bien un pâtit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin ?ââŻNon, dit la bonne femme.Elle ajouta avec un tremblotement de colĂšre :ââŻVous comprenez, lâautoritĂ© militaire force ceux qui tiennent du vin
Ă le vendre quinze sous. Quinze sous ! Quelle misĂšre que câte mauditeguerre ! On y perd, Ă quinze sous, monsieur. Alors, jânâen vends pas dâvin.Jâai bien du vin pour nous. Jâdis pas que quĂ©quâfois, pour obliger, jâen cĂšdepas Ă des gens quâon connait, des gens qui comprennent les choses, maisvous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.
Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il em-poigne son bidon qui pend par habitude Ă son flanc.
ââŻDonnez-mâen un litre. Ce sâra combien ?ââŻCe sâra vingt-deux sous, lâprix quâiâ mâcoĂ»te. Mais vous savez, câest
pour vous obliger parce que vous ĂȘtes des militaires.Barque, Ă bout de patience, grommelle quelque chose Ă lâĂ©cart. La
femme lui jette de cÎté un regard hargneux et elle fait le geste de rendrele bidon à Lamuse.
Mais Lamuse, lancĂ© dans lâespoir de boire enfin du vin, et dont la jouerougit, comme si le liquide y dĂ©teignait dĂ©jĂ doucement, sâempresse dâin-
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Le feu Chapitre V
tervenir :ââŻNâayez pas peur, câest entre nous, la mĂšre, on vous trahira pas.Elle dĂ©blatĂšre, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu
par la concupiscence, Lamuse pousse lâabaissement et la capitulation deconscience jusquâĂ lui dire :
ââŻQue voulez-vous, madame, câest militaire ! Faut pas essayer de com-prendre.
Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ceréduit de leurs rotondités imposantes.
ââŻCâest lĂ votâ petite provision personnelle ?ââŻElle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.La mĂ©gĂšre se retourne, agressive.ââŻVous ne voudrez pas quâon se ruine Ă cette misĂšre de guerre ! Câest
assez de tout lâargent quâon perd Ă ci et à ça.ââŻA quoi ? insiste Barque.ââŻOn voit que vous nârisquez pas votâargent, vous.ââŻNon, nous ne risquons que notâpeau.On sâinterpose, inquiets du tour dangereux pour nos intĂ©rĂȘts immĂ©-
diats que prend ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouĂ©e etune voix dâhomme la traverse :
ââŻEh, Palmyre, clame la voix.La bonne femme sâen va clopin-clopant, en laissant prudemment la
porte ouverte.ââŻY a du bon ! Câest jâtĂ© ! nous fait Lamuse.ââŻQuels salauds que ces gens-lĂ ! murmure Barque, qui ne digĂ©rait
pas cette rĂ©ception.ââŻCâest tâhonteux et dĂ©gueulasse, dit Marthereau.ââŻOn dirait quâtu vois ça pour la premiĂšre fois !ââŻEt toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit dâun pâtit air pour
sa volerie dâvin : «âŻQue voulez-vous, câest militaire !âŻÂ» Ben, mon vieux, tâaspas les foies !
ââŻQuoi faire dâautre, quoi dire ? Alors, il aurait fallu nous mettre laceinture, pour la table et pour lâaramon ? Elle nous ferait payer son vinquarante sous quâon y prendrait tout de mĂȘme, nâest-ce pas ? Alors, faut
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Le feu Chapitre V
sâestimer bien heureux. Jâavoue, je nâĂ©tais pas rassurĂ©, et jâdrelinguais quâaveule pas.
ââŻJâsais bien que câest partout et toujours la mĂȘme histoire, mais câestĂ©galâŠ
ââŻIâsâ dĂ©merde lâhabitant, ah ! oui ! Iâ faut bien quâiâ y en ait qui fassentfortune. Tout le monde ne peut pas sâfaĂźre tuer.
ââŻAh ! les braves populations de lâEst !ââŻBen, et les braves populations du Nord !ââŻâŠQui nous accueillent les bras ouverts !âŠââŻLa main ouverte, ouiâŠââŻJâte dis, rĂ©pĂšte Marthereau, que câest unâ honte et une dĂ©gueulas-
serie.ââŻLa ferme ! RevâlĂ câte vache.On fit un tour au cantonnement pour annoncer la rĂ©ussite de la chose ;
on alla aux emplettes. Quand nous revĂźnmes dans notre nouvelle salle Ă manger, nous fĂ»mes bousculĂ©s par les prĂ©paratifs du dĂ©jeuner. BarqueĂ©tait allĂ© Ă la distribution, et Ă©tait parvenu Ă se faire donner directement,grĂące Ă ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe Ă cefractionnement des parts, les pommes de terre et la viande qui consti-tuaient la portion des quinze hommes de lâescouade.
Il avait achetĂ© du saindoux â une petite boule pour quatorze sousâ on ferait des frites. Il avait acquis aussi des petits pois en conserve :quatre boĂźtes. La boĂźte de veau Ă la gelĂ©e de Mesnil AndrĂ© servirait dehors-dâĆuvre.
ââŻTout ça, ça nâaura rien de sale ! dit Lamuse, ravi.â â
On inspecta la cuisine. Barque circulait, avec bonheur, autour de lacuisiniÚre de fonte qui meublait de sa masse chaude et respirante un cÎtéde cette piÚce.
ââŻJâai ajoutĂ© en douce une cocotte pour la soupe, me souffla-t-il.Il souleva le couvercle de la marmite.ââŻCâfeu nâest pas trĂšs fort. VâlĂ une demi-heure de temps que jây ai
fichu la barbaque et lâeau est encore propre.Lâinstant dâaprĂšs, on lâentendit qui discutait avec lâhĂŽtesse. CâĂ©tait Ă
cause de cette marmite supplĂ©mentaire : elle nâavait plus assez de place
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Le feu Chapitre V
sur son fourneau ; on lui avait dit quâon nâavait besoin que dâune casse-role ; et elle lâavait cru ; si elle avait su quâon lui ferait des difficultĂ©s, ellenâaurait pas louĂ© cette chambre. Barque rĂ©pondit, plaisanta et, bon enfant,parvĂźnt Ă calmer ce monstre.
Les autres, un Ă un, arrivĂšrent. Ils clignaient de lâĆil, se frottaient lesmains, pleins de rĂȘves succulents, comme les invitĂ©s dâun repas de noces.
En sâarrachant de lâĂ©blouissement du dehors, et en pĂ©nĂ©trant dans cecube de noir, ils ont les yeux crevĂ©s et restent lĂ quelques minutes, perdus,comme des hiboux.
ââŻCâest pas trĂšs clarteux, dit Mesnil Joseph.ââŻBen, mon vieux, quâest-ce quâil te faut !Les autres sâexclament en chĆur :ââŻOn est bougrement bien, ici.Et on voit les tĂȘtes remuer et faire oui, dans ce crĂ©puscule de cave.Un incident : Farfadet sâĂ©tant frottĂ© par inadvertance au mur mou et
sale, le mur a dĂ©teint sur son Ă©paule en une large tache si noire quâellese voit, mĂȘme ici. Farfadet, soigneux de sa personne, grognonne et, pourĂ©viter une seconde fois le contact du mur, il heurte la table et fait tombersa cuiller par terre. Il se baisse et tĂątonne sur le sol raboteux oĂč durantdes annĂ©es la poussiĂšre et les toiles dâaraignĂ©e sont retombĂ©es en silence.Quand il retrouve lâustensile, celui-ci est tout charbonneux et des fila-ments en pendent. Ăvidemment, laisser tomber quelque chose par terreest une catastrophe. Il faut vivre ici avec prĂ©caution.
Lamuse pose entre deux couverts sa main grasse comme de la char-cuterie.
ââŻAllons, Ă table !On mange. Le repas est abondant et de fine qualitĂ©. Le bruit des
conversations se mĂ©lange Ă celui des bouteilles qui se vident et des mĂą-choires qui sâemplissent. Pendant quâon savoure la joie de le savourer as-sis, une lueur filtre par le soupirail et enveloppe dâune aube poussiĂ©reuseun pan dâatmosphĂšre et un carrĂ© de la table, allume dâun reflet un couvert,une visiĂšre, un Ćil. Je regarde Ă la dĂ©robĂ©e cette petite fĂȘte lugubre, oĂč lagaietĂ© dĂ©borde.
Biquet raconte ses tribulations suppliantes pour trouver une blanchis-seuse qui consente Ă lui rendre le service dâlaver du linge, mais «âŻcâĂ©tait
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Le feu Chapitre V
chĂ©rot, foutre !âŻÂ» Tulacque dĂ©crit la queue quâon fait devant lâĂ©picier : onnâa pas le droit dâentrer ; on est parquĂ© dehors comme des moutons.
ââŻEt malgrĂ© quâtu soyes dehors, si tu nâes pas content et quâtu lâouvrestrop, on tâexpulse de lĂ .
Quelles nouvelles encore ? Le rapport Ă©dicte des sanctions sĂ©vĂšrescontre les dĂ©prĂ©dations chez lâhabitant et contient dĂ©jĂ une liste de puni-tions. â Volpatte est Ă©vacuĂ©. â Les hommes de la classe 93 vont aller Ă lâarriĂšre : PĂ©pĂšre en est.
Barque, en apportant les frites, annonce que notre hĂŽtesse a des sol-dats Ă sa table : les infirmiers des mitrailleurs. Iâs ont cru prendâ le mieux,mais câest nous qui sommes les mieux, dit Fouillade avec conviction ense carrant dans lâombre de ce local Ă©troit et infect â oĂč lâon est aussi obs-curĂ©ment entassĂ©s que dans une guitoune (mais qui songerait Ă faire cerapprochement ?).
ââŻVous savez pas, dit PĂ©pin, les gars de la 9á”, ils sont vernis ! Unevieille les reçoit pour rien, rapport Ă câque son vieux, quâest mort y acinquante ans, a Ă©tĂ© voltigeur dans lâtemps. Parait mĂȘme quâelle leur y adonnĂ©, pour rien, un bossu quâiâs sont en train de becqueter en civet.
ââŻY a du bon monde partout. Mais les gars de la 9á” ont eu une rudechance dâĂȘtre, dans tout lâvillage, tombĂ©s juste sur la piaule oĂč câquây avaitlâbon monde !
Palmyre vient apporter le cafĂ©, quâelle fournit. Elle sâapprivoise, nousĂ©coute et mĂȘme nous pose des interrogations dâun ton rogue :
ââŻPourquoi que vous appelez lâadjudant : le juteux ?Barque rĂ©pond sentencieusement :ââŻToujours ça a Ă©tĂ©.Quand elle a disparu, on juge son cafĂ© :ââŻTu parles dâune clartĂ© ! On voit lâsucâ qui sâbalade au fond du verre.ââŻElle vend ça dix sous.ââŻCâest dâlâeau filtrĂ©e.La porte sâentrouvre et fait une raie blanche ; la figure dâun petit gar-
çon sây dessine. On lâattire comme un petit chat, et on lui prĂ©sente unmorceau de chocolat.
ââŻJâmâappelle Charlot, gazouille alors lâenfant. Chez nous, câest Ă cĂŽtĂ©.On a des soldats aussi. On en a toujours, nous. On leur zây vend tout ce
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quâiâ veulent. Seulement, voilĂ , des fois, iâs sont saouls.ââŻDis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin
entre ses genoux. Ăcoute bien. Ton papa iâ dit, nâest-ce pas : «âŻPourvu quela guerre continue !âŻÂ» hĂ© ?
ââŻPour sĂ»r, dit lâenfant en hochant la tĂȘte, parce quâon devient riche.Il a dit quâĂ la fin dâmai on aura gagnĂ© cinquante mille francs.
ââŻCinquante mille francs ! Câest pas vrai !ââŻSi, si ! trĂ©pigne lâenfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait quâça
soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que monfrĂšre Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre Ă lâarriĂšre et, commeça, la guerre pourra continuer.
Des cris aigus, venus des appartements de nos hĂŽtes, interrompentces confidences. Le mobile Biquet va sâenquĂ©rir.
ââŻCâest rien, dit-il en revenant. Câest lâbonhomme qui engueule labonne femme parce quâelle ne sait pas y faire, quâiâ dit, parce quâelle amis la moutarde dans un verre Ă pied, et on nâa pas idĂ©e de ça, quâiâ dit.
On se lĂšve. On quitte la pesante odeur de pipe, de vin et de cafĂ© stag-nant dans notre souterrain. DĂšs quâon a passĂ© le seuil, une chaleur lourdenous souffle Ă la face, aggravĂ©e par le relent de friture qui habite la cuisine,et en sort chaque fois quâon ouvre la porte.
On traverse des multitudes de mouches qui, accumulĂ©es sur les murspar couches noires, sâĂ©ploient en nappes bruissantes lorsquâon passe.
ââŻĂa va recommencer comme lâannĂ©e derniĂšre !⊠Lesmouches Ă lâex-tĂ©rieur, les poux Ă lâintĂ©rieurâŠ
ââŻEt les microbes encore plus Ă lâintĂ©rieur.Dans un coin de cette sale petite maison encombrĂ©e de vieilleries, de
dĂ©bris poussiĂ©reux de lâautre saison, emplie par la cendre de tant de so-leils Ă©teints, il y a, Ă cĂŽtĂ© des meubles et des ustensiles, quelque chose quiremue : un vieux bonhomme, muni dâun long cou pelĂ©, raboteux et rosequi fait penser au cou dâune volaille dĂ©plumĂ©e par la maladie. Il a Ă©gale-ment un profil de poule : pas de menton et un long nez ; une plaque grisede barbe feutre sa joue rentrĂ©e, et on voit monter et descendre de grossespaupiĂšres rondes et cornĂ©es, comme des couvercles sur la verroterie dĂ©-polie de ses yeux.
Barque lâa dĂ©jĂ observĂ© :
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ââŻVise-le : iâ cherche un trĂ©sor. Iâ dit quây en a un quĂ©quâpart dans câtecambuse, dont il est lâbeau-pĂšre. Tu lâvoĂźs tout dâun coup sâmettâ Ă quatâpattes et pointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le. Levieux procĂ©dait, Ă lâaide de son bĂąton, Ă un sondagemĂ©thodique. Il toquaitsur le bas des murs et sur les briques du dallage. Il Ă©tait bousculĂ© par lesallĂ©es et venues des habitants de la maison, des arrivants, et par le passagedu balai de Palmyre qui le laissait faire sans rien dire, en pensant sansdoute par devers elle que, plus que des cassettes alĂ©atoires, lâexploitationdu malheur public est un trĂ©sor.
Deux commĂšres, debout, Ă©changeaient des paroles confidentielles Ă voix basse, dans une embrasure, prĂšs dâune vieille carte de Russie peuplĂ©ede mouches.
ââŻOui, mais câest avec le Picon, marmottait lâune, quâil faut faire atten-tion. Si vous nâavez pas la main lĂ©gĂšre, vous ne trouverez pas vos seizedoses par bouteille, et alors, vous manquez trop Ă gagner. Je ne dis pasquâon y est de son porte-monnaie, non tout de mĂȘme, mais on manque Ă gagner. Pour parer à ça, il faudrait sâentendre entre dĂ©bitants, mais lâen-tente est si difficile, mĂȘme dans lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral !
Dehors, rayonnement torride, criblĂ© demouches. Les bestioles, rares ily avait quelques jours encore, multipliaient partout les murmures de leursminuscules et innombrables moteurs. Je sors accompagnĂ© de Lamuse. Onva flĂąner. Aujourdâhui, on sera tranquille : câest repos complet, Ă cause dela marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bien plus avanta-geux de profiter de ce repos pour se promener librement : demain on serarepris par lâexercice et les corvĂ©esâŠ
Il y en a demoins chanceux que nous, qui dâores et dĂ©jĂ sont impliquĂ©sdans lâengrenage des corvĂ©es.
A Lamuse qui lui demande de venir flùnocher avec nous, Corvisartrépond en tripotant sur sa face oblongue son petit nez rond planté hori-zontalement comme un bouchon :
ââŻJâpeux pas. Jâsuis dâcolombins !Il montre la pelle et le balai Ă lâaide desquels il accomplit le long des
murs, penché dans une atmosphÚre malade, sa tùche de boueux et de vi-dangeur.
Nous marchons Ă pas alanguis. LâaprĂšs-midi pĂšse sur la campagne
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Le feu Chapitre V
assoupie, et écrase les estomacs garnis et ornés richement de victuailles.On échange de rares propos.
LĂ -bas, on entend des cris : Barque est en proie Ă une mĂ©nagerie demĂ©nagĂšres⊠Et la scĂšne est Ă©piĂ©e par une fillette pĂąle, aux cheveux rĂ©unispar-derriĂšre en un pinceau de filasse, Ă la bouche brodĂ©e de boutons defiĂšvre, et par des femmes qui, installĂ©es devant leur porte, dans un peudâombre, travaillent Ă quelque fade ouvrage de lingerie.
Six hommes passent, conduits par un caporal-fourrier. Ils sont por-teurs de piles de capotes neuves, et de ballots de chaussures.
Lamuse considĂšre ses pieds boursouflĂ©s, racornis :ââŻY a pas dâerreur. Iâ mâfaut des pĂ©niches, un peu plus tu verrais
mes panards Ă travers celles-ci⊠Jâpeux pourtant pas marcher sur la peaudâmes pinceaux, hein ?
Un aĂ©roplane ronfle. On suit ses Ă©volutions, la face en lâair, le coutordu, les yeux larmoyants de lâĂ©clat aigu du ciel.Quand nos regards sontretombĂ©s ici-bas, Lamuse me dĂ©clare :
ââŻCes machines-lĂ , jamais ça ne deviendra pratique, jamais.ââŻComment peux-tu dire ça ! On a fait tellement de progrĂšs, si viteâŠââŻOui, mais on sâarrĂȘtera lĂ . On ne fera jamais mieux, jamais.Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refus butĂ© que lâignorance op-
pose, toutes les fois quâelle peut, aux promesses du progrĂšs, et je laissemon gros camarade sâimaginer opiniĂątrement que lâextraordinaire effortde la science et de lâindustrie sâest, tout Ă coup, arrĂȘtĂ© Ă lui.
Ayant commencĂ© Ă me dĂ©voiler sa pensĂ©e profonde, il continue, et,rapprochant et baissant la tĂȘte, il me dit :
ââŻTu sais quâelle est ici, lâEudoxie.ââŻAh ! fis-je.ââŻOui, mon vieux. Tu nâremarques jamais rien, toi, jâai râmarquĂ© (et
Lamuse me sourit avec indulgence). Alors, tu saisis : si elle est venue câestquâon lâintĂ©resse, pas ? Elle nous a suivis pour quelquâun de nous, y a pasdâerreur.
Il reprend :ââŻMon vieux, veux-tu que je te dise ? Elle est venue pour moi.ââŻEn est-tu sĂ»r, mon pauvre vieux ?
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Le feu Chapitre V
ââŻOui, dit sourdement lâhomme-bĆuf. Dâabord, jâla veux. Et puis, Ă deux fois, mon vieux, jâlai trouvĂ©e sur mon passage, juste sur mon pas-sage, Ă moi, tâentends bien ? Tu mâdiras quâelle sâest sauvĂ©e ; câest quâelleest timide, ça, ouiâŠ
Il se figea au milieu de la rue et me regarda en face. Sa figure Ă©paisse,aux joues et au nez humides de graisse, Ă©tait grave. Il porta son poingglobuleux Ă sa moustache jaune sombre soigneusement roulĂ©e, et la lissaavec tendresse. Puis il continua Ă me montrer son cĆur.
ââŻJâla veux, mais, tu sais, jâlamarierai bien, moi. Elle sâappelle EudoxieDumail. Avant jâpensais pas Ă lâĂ©pouser. Mais depuis que jâconnaĂźs sonnom de famille, iâ mâsemble que câest changĂ©, et jâmarcherais bien. Ah !nom de Dieu, elle est si jolie, câte femme. Et câest pas tant encore quâellesoit jolie⊠Ah !âŠ
Le gros garçon dĂ©bordait dâune sentimentalitĂ© et dâune Ă©motion quâilcherchait Ă me prouver par des paroles.
ââŻAh ! mon vieux !⊠Y a des fois quâiâ faudrait me râtenir avec uncrochet, martela-t-il avec un sombre accent, tandis que le sang affluaitaux quartiers de chair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elleest⊠Et moi, jâsuis⊠Elle est si pas pareille tâas remarquĂ©, jâsuis sĂ»r, toi quirâmarques. Câest une paysanne, oui, eh bien, elle a je nâsais quoi quâelle aquâest pire quâune Parisienne, mĂȘme une Parisienne chic et endimanchĂ©e,pas ? Elle⊠Moi, jââŠ
Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulu mâexpliquer la splendeur dece quâil pensait. Mais il ignorait lâart de sâexprimer, et il se tut ; il restaitseul avec son Ă©motion inavouable, toujours seul malgrĂ© lui.
⊠Nous nous avançùmes Ă cĂŽtĂ© lâun de lâautre le long des maisons. Onvoyait se ranger devant les portes des haquets chargĂ©s de barriques. Onvoyait les fenĂȘtres donnant sur la rue se fleurir de massifs multicolores deboĂźtes de conserves, de faisceaux de mĂšches dâamadou â de tout ce que lesoldat est forcĂ© dâacheter. Presque tous les paysans cultivaient lâĂ©picerie.Le commerce local avait Ă©tĂ© long Ă se dĂ©clencher ; maintenant lâĂ©lan Ă©taitdonnĂ© ; chacun se jetait dans le trafic, pris par la fiĂšvre des chiffres, Ă©blouipar les multiplications.
Les cloches sonnĂšrent. Un cortĂšge dĂ©boucha. CâĂ©tait un enterrementmilitaire. Une fourragĂšre, conduite par un tringlot, portait un cercueil
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Le feu Chapitre V
enveloppĂ© dans un drapeau. A la suite, un piquet dâhommes, un adjudant,un aumĂŽnier et un civil.
ââŻLâpauvre petit enterrement Ă queue coupĂ©e ! dit Lamuse.ââŻLâambulance nâest pas loin, murmura-t-il. A sâvide, que veux-tu !
Ah ! ceux qui sont morts sont bien heureux. Mais des fois seulement, pastoujours⊠Voilà !
Nous avons dépassé les derniÚres maisons. Dans la campagne, au boutde la rue, le train régimentaire et le train de combat se sont installés : Lescuisines roulantes et les voitures tintinnabulantes qui les suivent avecleur bric-à -brac de matériel, les voitures à croix rouge, les camions, lesfourragÚres, le cabriolet du vaguemestre.
Les tentes des conducteurs et des gardiens essaiment autour des voi-tures. Dans des espaces, des chevaux, les pieds sur la terre vide, regardentle trou du ciel avec leurs yeuxminĂ©raux.Quatre poilus plantent une table.La forge en plein air fume. Cette citĂ© hĂ©tĂ©roclite et grouillante, posĂ©e surle champ dĂ©foncĂ© dont les orniĂšres parallĂšles et tournantes se pĂ©trifientdans la chaleur, est frangĂ©e dĂ©jĂ largement dâordures et de dĂ©bris.
Au bord du camp, une grande voiture peinte en blanc tranche sur lesautres par sa propretĂ© et sa nettetĂ©. On dirait, au milieu dâune foire, laroulotte de luxe oĂč lâon paye plus cher que dans les autres.
Câest la fameuse voiture stomatologique que cherchait Blaire.Justement, Blaire est lĂ , devant, qui la contemple. Il y a longtemps,
sans doute, quâil tourne autour, les yeux attachĂ©s sur elle. Lâinfirmier Sam-bremeuse, de la Division, revient de courses, et gravit lâescalier volant debois peint, qui mĂšne Ă la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boĂźtede biscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et une bouteille dechampagne.
Blaire lâinterpelle :ââŻDis donc, Du Fessier, câte bagnole-lĂ , câest les dentistes ?ââŻCâest Ă©crit dessus, rĂ©pond Sambremeuse, un petit replet, propre,
rasĂ©, au menton blanc et empesĂ©. Si tu ne le vois pas, câest pas lâdentistequâil faut demander pour te soigner les piloches, câest le vĂ©tĂ©rinaire pourte torcher la vue.
Blaire, sâĂ©tant approchĂ©, examine lâinstallation.ââŻCâest barloque, dit-il.
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Le feu Chapitre V
Il sâapproche encore, sâĂ©loigne, hĂ©site Ă engager sa mĂąchoire danscette voiture. Il se dĂ©cide enfin, met un pied sur lâescalier, et disparaĂźtdans la roulotte.
â â Nous poursuivons la promenade⊠On tourne dans un sentier dont les
hauts buissons sont poivrĂ©s de poussiĂšre. Les bruits sâapaisent. La lumiĂšreĂ©clate partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y Ă©tale dâaveuglanteset brĂ»lantes blancheurs çà et lĂ , et vibre dans le ciel parfaitement bleu.
Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger depas, et nous nous trouvons face à face avec Eudoxie !
Lamuse pousse une exclamation sourde. Peut-ĂȘtre sâimagine-t-il, en-core une fois, quâelle le cherchait, croit-il Ă quelque don du destin⊠Il vaĂ elle, de toute sa masse.
Elle le regarde, sâarrĂȘte, encadrĂ©e par de lâaubĂ©pine. Sa figure Ă©tran-gement maigre et pĂąle sâinquiĂšte, ses paupiĂšres battent sur ses yeux ma-gnifiques. Elle est nu-tĂȘte ; son corsage de toile est Ă©chancrĂ© sur le cou,Ă lâaurore de sa chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil,cette femme couronnĂ©e dâor. La blancheur lunaire de sa peau appelle etĂ©tonne le regard. Ses yeux scintillent ; ses dents, aussi, Ă©tincellent dans lavive blessure de sa bouche entrouverte, rouge comme le cĆur.
ââŻDites-moi⊠Jâvais vous dire⊠halĂšte Lamuse. Vous me plaiseztantâŠ
Il avance le bras vers la prĂ©cieuse passante immobile.Elle a un haut-le-corps, et lui rĂ©pond :ââŻLaissez-moi tranquille, vous me dĂ©goĂ»tez !La main de lâhomme se jette sur une des petites mains. Elle essaie de
la retirer et la secoue pour se dĂ©gager.Ses cheveux dâune intense blondeur se dĂ©font, et remuent comme des
flammes. Il lâattire Ă lui. Il tend le cou vers elle, et ses lĂšvres aussi setendent en avant. Il veut lâembrasser. Il le veut de toute sa force, de toutesa vie. Il mourrait pour la toucher avec sa bouche.
Mais elle se dĂ©bat, elle jette un cri Ă©touffĂ© ; on voit palpiter son cou,sa jolie figure sâenlaidir haineusement.
Je mâapproche et mets la main sur lâĂ©paule de mon compagnon, maismon intervention est inutile : il recule et gronde vaincu.
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Le feu Chapitre V
ââŻVous nâĂȘtes pas malade, des fois ! lui crie Eudoxie.ââŻNon !⊠gĂ©mit le malheureux, dĂ©concertĂ©, atterrĂ©, affolĂ©.ââŻNây revenez pas, vous savez ! dit-elle.Et elle sâen va, toute pantelante, et il ne la regardemĂȘme pas sâen aller :
il reste les bras ballants, bĂ©ant devant la place oĂč elle Ă©tait, martyrisĂ©, danssa chair, rĂ©veillĂ© dâelle et ne sachant plus de priĂšre.
Je lâentraĂźne. Il me suit, muet, tumultueux, en reniflant, essoufflĂ©comme sâil avait fui pendant longtemps.
Il baisse le bloc de sa grosse tĂȘte. Dans la clartĂ© impitoyable de lâĂ©ter-nel printemps, il est pareil au pauvre cyclope, qui rĂŽdait sur les antiquesrivages de Sicile, bafouĂ© et domptĂ© par la force lumineuse dâune enfant,tel un jouet monstrueux, au commencement des Ăąges.
Le marchand de vin ambulant, poussant sa brouette bossuĂ©e dâun ton-neau, a vendu quelques litres aux hommes de garde. Il disparaĂźt au tour-nant de la route, avec sa face jaune et plate comme le camembert, sesrares cheveux lĂ©gers, effilochĂ©s en flocons de poussiĂšre, si maigre dansson pantalon flottant quâon dirait que ses pieds sont rattachĂ©s Ă son torsepar des ficelles.
Et entre les poilus dĂ©sĆuvrĂ©s du corps de garde, au bout du pays, souslâaile de la plaque indicatrice, ballottante et grinçante qui sert dâenseigneau village, il sâĂ©tablit une conversation Ă propos de ce polichinelle errant.
ââŻIl a une sale bougie, dit Bigornot. Et pis, veux-tu que je te dise ?On ne devrait pas laisser tant de civelots se baguenauder sur le front, endouce poil-poil, surtout des mecs dont on ne connaĂźt pas bien lâoriginalitĂ©.
ââŻTu abĂźmes, pou volant, rĂ©pond Cornet.ââŻTâoccupe pas, face de semelle, insiste Bigornot, on sâmĂ©fie pas assez.
Jâsais câque jâdis quand je lâouvre.ââŻTu sais pas, dit Canard, PĂ©pĂšre va Ă lâarriĂšre.ââŻLes femmes ici, murmura La Mollette, a sont laides, câest des
râmĂšdes.Les autres hommes de garde, promenant leurs regards braquĂ©s dans
lâespace, contemplent deux avions ennemis et lâĂ©cheveau embrouillĂ© deleurs lacis. Autour des oiseaux mĂ©caniques et rigides, qui suivent le jeudes rayons, apparaissent dans les hauteurs, tantĂŽt noirs comme des cor-beaux, tantĂŽt blancs comme des mouettes â des multitudes dâĂ©clatements
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Le feu Chapitre V
de shrapnells pointillent lâazur et semblent une longue volĂ©e de floconsde neige dans le beau temps.
â â On rentre. Deux promeneurs sâavancent. Ce sont Carassus et Cheys-
sier.Ils annoncent que le cuisinier PĂ©pĂšre va sâen aller Ă lâarriĂšre, cueilli
par la loi Dalbiez et expĂ©diĂ© dans un rĂ©giment territorial.ââŻVâlĂ un filon pour Blaire, dit Carassus, qui a au milieu de la figure
un drÎle de grand nez qui ne lui va pas.Dans le village, des bandes de poilus passent, ou des couples, liés par
les liens entrecroisĂ©s du dialogue. On voit des isolĂ©s se joindre deux Ă deux, se quitter, puis, pleins encore de conversations, se rejoindre Ă nou-veau, attirĂ©s lâun vers lâautre comme par un aimant.
Une cohue acharnĂ©e : au milieu, des blancheurs de papier ondoient.Câest le marchand de journaux qui vend, pour deux sous, les journaux Ă un sou. Fouillade est arrĂȘtĂ© au milieu du chemin, maigre comme la pattedâun liĂšvre. A lâangle dâune maison, Paradis prĂ©sente dans le soleil sa facerose comme le jambon.
Biquet nous rejoint, en petite tenue : veste et bonnet de police. Il selĂšche les babines.
ââŻJâai rencontrĂ© des copains. On a bu un coup. Tu comprends ; de-main, va falloir se remettre Ă gratter ; et, dâabord, nettoyer ses frusques etson lance-pierres. Rien quâma capote, ça va ĂȘtre quĂ©quâchose, Ă tirer auclair ! Câest pus une capote, câest une doublure dâune maniĂšre de cuirasse.
Montreuil, employĂ© au bureau, surgit, et hĂšle Biquet :ââŻEh, lâchiard ! Une lettre. VâlĂ une heure quâon tâcherche aprĂšs ! Tâes
jamais lĂ , Ćuf !ââŻJâpeux pas ĂȘtre ici zâet lĂ , gros sac. Donne voir.Il examine, soupĂšse, et annonce en dĂ©chirant lâenveloppe :ââŻCâest dâma vieille.On ralentit le pas. Il lit en suivant les lignes avec son doigt, en hochant
la tĂȘte dâun air convaincu, et en remuant les lĂšvres comme une dĂ©vote.A mesure quâon gagne le centre du village, lâaffluence augmente. On
salue le commandant, et lâaumĂŽnier noir qui marche Ă cĂŽtĂ©, comme unepromeneuse. On est interpellĂ© par Pigeon, Guenon, le jeune Escutenaire,
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Le feu Chapitre V
le chasseur Clodore. Lamuse semble ĂȘtre aveugle et sourd, et ne plus sa-voir que marcher.
Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent en tumulte, annonçant unegrande nouvelle :
ââŻTu sais, PĂ©pĂšre va sâen aller Ă lâarriĂšre.ââŻCâest drĂŽle, câ quâon sâ gourre ! dit Biquet en levant le nez hors de
sa lettre. La vieille sâen fait pour moi !Il me montre un passage de la missive maternelle :«âŻQuand tu recevras ma lettre, Ă©pĂšle-t-il, tu seras sans doute dans la
boue et le froid, Ă nâavoir rien, privĂ© de tout, mon pauvre EugĂšneâŠâŻÂ»Il rit.ââŻY a dix jours quâelle a marquĂ© ça. Elle nây est pas du tout ! On nâa
pas froid, puisquâiâ fait beau depuis câmatin. On nâest pas malheureux,pisquâon a une chambre oĂč boulotter. On a eu des misĂšres, mais on estbien maintenant.
Nous regagnons le chenil dont nous sommes locataires, en mĂ©ditantcette phrase. Sa touchante simplicitĂ© mâĂ©meut et me montre une Ăąme, desmultitudes dâĂąmes. Parce que le soleil sâest montrĂ©, parce quâon a senti unrayon et un semblant de confort, le passĂ© de souffrance nâexiste plus, etlâavenir terrible nâexiste pas non plus⊠«âŻOn est bien maintenant.âŻÂ» Toutest fini.
Biquet sâinstalle Ă la table, comme un monsieur, pour rĂ©pondre. Il dis-pose avec soin et vĂ©rifie le papier, lâencre, la plume, puis promĂšne bienrĂ©guliĂšrement, en souriant, sa grosse Ă©criture le long de la petite page.
ââŻTu rigolerais, me dit-il, si tu savais câque jây Ă©cris, Ă la vieille.Il relit sa lettre, sâen caresse, se sourit.
n
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CHAPITRE VI
HABITUDES
N la basse-cour.La grosse poule, blanche comme le fromage Ă la crĂšme, couvedans un fond de panier, prĂšs de la cabane dont le locataire en-
fermĂ© farfouille. Mais la poule noire circule. Elle dresse et rentre, par sac-cades, son cou Ă©lastique, sâavance Ă grands pas maniĂ©rĂ©s ; on entrevoitson profil oĂč cligne une paillette, et sa parole semble produite par un res-sort mĂ©tallique. Elle va, chatoyante de reflets noirs et lustrĂ©s, comme unecoiffure de gitane, et, enmarchant, elle dĂ©ploie çà et lĂ sur le sol une vaguetraĂźne de poussins.
Ces lĂ©gĂšres petites sphĂšres jaunes, sur qui lâinstinct souffle et quâilfait refluer toutes, se prĂ©cipitent sous ses pas par courts crochets rapides,et picorent. La traĂźne reste accrochĂ©e : deux poussins, dans le tas, sontimmobiles et pensifs, inattentifs aux dĂ©clics de la voix maternelle.
ââŻCâest mauvais signe, dit Paradis. Le poulet qui rĂ©flĂ©chit est malade.Et Paradis dĂ©croise et recroise ses jambes.
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Le feu Chapitre VI
A cĂŽtĂ©, sur le banc, Volpatte allonge les siennes, Ă©met un grand bĂąille-ment quâil fait durer paisiblement et il se remet Ă regarder ; car, entre tousles hommes, il adore observer les volailles pendant la courte vie oĂč ellesse dĂ©pĂȘchent tant de manger.
Et on les contemple de concert, et aussi le vieux coq dĂ©garni, usĂ© jus-quâĂ la corde, et dont, Ă travers du duvet dĂ©collĂ© apparaĂźt Ă nu la cuissecaoutchouteuse, sombre comme une cĂŽtelette grillĂ©e. Celui-lĂ approchede la couveuse blanche qui tantĂŽt dĂ©tourne la tĂȘte, dâun «âŻnonâŻÂ» sec, endonnant quelques coups assourdis de crĂ©celle, tantĂŽt lâĂ©pie avec les petitscadrans bleus Ă©maillĂ©s de ses yeux.
ââŻOn est bien, dit Barque.ââŻVise les petits canards, rĂ©pond Volpatte. Iâs sont boyautants.On voit passer une file de canetons tout jeunes â presque encore des
Ćufs Ă pattes â et dont la grande tĂȘte tire en avant le corps chĂ©tif etboiteux, trĂšs vite, par la ficelle du cou. De son coin, le gros chien les suitaussi de son Ćil honnĂȘte, profondĂ©ment noir, oĂč le soleil, posĂ© sur lui enĂ©charpe, met une belle roue fauve.
Au-delĂ de cette cour de ferme, par lâĂ©chancrure du mur bas, se prĂ©-sente le verger, dont un feutrage vert, humide et Ă©pais, recouvre la terreonctueuse, puis un Ă©cran de verdure avec une garniture de fleurs, les unesblanches comme des statuettes, les autres satinĂ©es et multicolores commedes nĆuds de cravate. Plus loin, câest la prairie, oĂč lâombre des peupliersĂ©tale des rayures vert-noir et vert-or. Plus loin encore, un carrĂ© de hou-blons, debout, suivi dâun carrĂ© de choux assis en rang par terre. On entenddans le soleil de lâair et dans le soleil de la terre, les abeilles qui travaillentmusicalement, en conformitĂ© avec les poĂ©sies, et le grillon qui, malgrĂ© lesfables, chante sans modestie et remplit Ă lui seul tout lâespace.
LĂ -bas, du faĂźte dâun peuplier descend, toute tourbillonnante, une piequi, mi-blanche, mi-noire, semble un morceau de journal Ă moitiĂ© brĂ»lĂ©.
Les soldats sâĂ©tirent dĂ©licieusement sur un banc de pierre, les yeuxdemi-clos, et sâoffrent au rayon qui, dans le creux de cette vaste cour,chauffe lâatmosphĂšre comme un bain.
ââŻVoilĂ dix-sept jours quâon est lĂ ! Et on croyait quâon allait sâen allerdu jour au lendemain !
ââŻOn nâsait jamais ! dit Paradis, en hochant la tĂȘte et en claquant la
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Le feu Chapitre VI
langue.Par la poterne de la cour ouverte sur le chemin, on voit se promener
une bande de poilus, le nez en lâair, gourmands de soleil, puis, tout seul,Tellurure : au milieu de la rue, il balance le ventre florissant dont il estpropriĂ©taire, et dĂ©ambulant sur ses jambes arquĂ©es comme deux anses,crache tout autour de lui, abondamment, richement.
ââŻOn croyait aussi quâon sârait malheureux ici comme dans les autrescantonnements. Mais cette fois-ci, câest le vrai repos, et par le temps quâiâdure, et par la chose quâil est.
ââŻTu nâas pas trop dâexercice, pas trop dâcorvĂ©es.ââŻEt, entre-temps, tu viens ici, te prĂ©lasser.Le vieux bonhomme entassĂ© au bout du banc â et qui nâĂ©tait autre que
le grand-pĂšre au trĂ©sor aperçu le jour de notre arrivĂ©e â se rapprocha etleva le doigt.
ââŻQuand jâĂ©tais jeune, jâĂ©tais bien vu des femmes, affirma-t-il en se-couant le chef. Jâen ai mouflĂ©, des dâmoiselles !
ââŻAh ! fĂźmes-nous avec distraction, lâattention attirĂ©e, Ă travers ce ba-vardage sĂ©nile, par le profitable bruit de la charrette qui passait, chargĂ©eet pleine dâefforts.
ââŻMaintenant, reprit le vieux, jâpense pus quâĂ lâargent.ââŻAh ! oui, câtrĂ©sor que vous cherchez, papa.ââŻBien sĂ»r, dit le vieux paysan.Il sentit lâincrĂ©dulitĂ© qui lâentourait.Il se frappa la boĂźte crĂąnienne avec son index, quâil tendit ensuite vers
la maison.ââŻTânez câte bĂȘte-lĂ , fit-il, en dĂ©signant une bestiole obscure qui cou-
rait sur le plĂątre. Quâest-câquâalle dit ? Alle dit : Jâsuis lâaraignĂ©e qui faitle fil de la Vierge.
Et lâantique bonhomme ajouta :ââŻFaut jamais juger câquâon fait, paâcâquâon nâpeut pas juger câqui ar-
rive.ââŻCâest vrai, lui rĂ©pondit poliment Paradis.ââŻIl est drĂŽle, dit Mesnil AndrĂ© entre ses dents, tout en cherchant sa
glace dans sa poche, pour contempler ses traits flattĂ©s par le beau temps.ââŻIl est louf, murmura Barque, bĂ©atement.
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Le feu Chapitre VI
ââŻJâvous quitte, dit le vieux, tourmentĂ©, et ne tenant pas en place.Il se leva pour aller Ă nouveau chercher son trĂ©sor.Il entra dans la maison Ă laquelle nos dos sâappuyaient ; il laissa la
porte ouverte et, par là , on aperçut dans la chambre, au pied de la che-minée géante, une petite fille qui jouait à la poupée si sérieusement queVolpatte réfléchit et dit :
ââŻAlle a raison.Les jeux des enfants sont de graves occupations. Il nây a que les
grandes personnes qui jouent.AprĂšs avoir regardĂ© passer les bĂȘtes et les promeneurs, on regarde le
temps qui passe, on regarde tout.On voit la vie des choses, on assiste Ă la nature, mĂȘlĂ©e aux climats, mĂȘ-
lĂ©e au ciel, teinte par les saisons. Nous nous sommes attachĂ©s Ă ce coinde pays oĂč le hasard nous a maintenus, au milieu de nos perpĂ©tuels er-rements, plus longtemps et plus en paix quâailleurs, et ce rapprochementnous rend sensibles Ă toutes ses nuances. DĂ©jĂ , le mois de septembre, len-demain dâaoĂ»t et veille dâoctobre et qui est par sa situation le plus Ă©mou-vant des mois, parsĂšme les beaux jours de quelques fins avertissements.DĂ©jĂ , on comprend ces feuilles mortes qui courent sur les pierres platescomme une bande de moineaux.
En vĂ©ritĂ©, on sâest habituĂ©, ces lieux et nous, Ă ĂȘtre ensemble. Tantde fois transplantĂ©s, nous nous implantons ici, et nous ne pensons plusrĂ©ellement au dĂ©part, mĂȘme lorsque nous en parlons.
ââŻLa onziĂšme Division est bien restĂ©e un mois et demi au repos, ditVolpatte.
ââŻEt le 375á”, donc, neuf semaines ! reprend Barque, irrĂ©futablement.ââŻPour moi, nous resterons pour le moins autant, pour le moins, je
dis.ââŻOn finirait bien la guerre iciâŠBarque sâattendrit et nâest pas loin de le croire.ââŻAprĂšs tout, elle finira bien un jour, quoi !ââŻAprĂšs tout !⊠redisent les autres.ââŻĂvidemment, on nâsait jamais, fait Paradis.Il dit cela faiblement, sans grande conviction. Pourtant câest une pa-
role contre laquelle il nây a rien Ă rĂ©pondre. On la rĂ©pĂšte doucement, on
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Le feu Chapitre VI
sâen berce comme dâune vieille chanson.â â
Farfadet nous a rejoints depuis un moment. Il sâest placĂ© prĂšs de nous,un peu Ă lâĂ©cart cependant, et sâest assis, les poings au menton, sur unecuve renversĂ©e.
Celui-lĂ est plus solidement heureux que nous. On le sait bien ; luiaussi le sait bien : relevant la tĂȘte, il a regardĂ© successivement du mĂȘmeĆil lointain, le dos du vieux qui allait Ă la chasse de son trĂ©sor, et notregroupe qui parlait de ne plus sâen aller ! Sur notre dĂ©licat et sentimentalcompagnon brille une sorte de gloire Ă©goiste qui en fait un ĂȘtre Ă part,le dore et lâisole de nous, malgrĂ© lui, comme des galons qui lui seraienttombĂ©s du ciel.
Son idylle avec Eudoxie a continuĂ© ici. Nous en avons eu des preuves,et mĂȘme, une fois, il en a parlĂ©.
Elle nâest pas loin, et ils sont bien prĂšs lâun de lâautre⊠Ne lâai-je pointvue passer, lâautre soir, le long du mur du presbytĂšre, la chevelure malĂ©teinte par une mantille, allant visiblement Ă un rendez-vous, ne lâai-jepoint vue, se hĂątant, penchĂ©e et commençant dĂ©jĂ Ă sourire ?⊠Bien quâilnây ait encore entre eux que des promesses et des certitudes, elle est Ă lui,et câest lui lâhomme qui la tiendra dans ses bras.
Et puis, il va nous quitter : il va ĂȘtre appelĂ© Ă lâarriĂšre, Ă lâĂtat-Major dela Brigade, oĂč on a besoin dâun malingre qui sache se servir de la machineĂ Ă©crire. Câest officiel, câest Ă©crit. Il est sauvĂ© : le sombre futur, que lesautres nâosent pas envisager, est prĂ©cis et clair pour lui.
Il regarde une fenĂȘtre ouverte, qui donne sur le trou noir dâunechambre quelconque, lĂ -bas ; il sâĂ©blouit de cette ombre de chambre : ilespĂšre, il vit double. Il est heureux ; car le bonheur prochain, qui nâexistepas encore, est le seul ici-bas qui soit rĂ©el.
Aussi un pauvre mouvement dâenvie naĂźt autour de lui.ââŻOn nâsait jamais ! murmure Paradis Ă nouveau, mais sans plus de
conviction que les autres fois quâil a profĂ©rĂ©, dans lâĂ©troitesse de notredĂ©cor dâaujourdâhui, ces mots dĂ©mesurĂ©s.
n
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CHAPITRE VII
EMBARQUEMENT
B, , prit la parole et dit :ââŻJâvas tâexpliquer ce qui en est. Y en a qui gouâŠUn fĂ©roce coup de sifflet coupa son explication, net, Ă cette syl-
labe.On Ă©tait dans une gare, sur un quai. Une alerte nous avait, dans la
nuit, arrachĂ©s au sommeil et au village, et on avait marchĂ© jusquâici. Lerepos Ă©tait fini ; on changeait de secteur ; on nous lançait ailleurs. On avaitdisparu de Gauchin Ă la faveur des tĂ©nĂšbres, sans voir les choses et lesgens, sans leur dire adieu du regard, sans en emporter une derniĂšre image.
⊠Une locomotive manĆuvrait, proche Ă nous coudoyer, et ellebraillait Ă pleins poumons. Je vis la bouche de Barque, bouchĂ©e par lavocifĂ©ration de cette voisine colossale, prononcer un juron : et jâaperce-vais grimacer, en proie Ă lâimpuissance et Ă lâassourdissement, les autresfaces, casquĂ©es et ceinturĂ©es de jugulaires â car nous Ă©tions sentinellesdans cette gare.
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Le feu Chapitre VII
ââŻAprĂšs toi ! glapit Barque, furieux, en sâadressant au sifflet empana-chĂ©.
Mais le terrible appareil continuait de plus belle à renfoncer impé-rieusement les paroles dans les gorges. Quand il se tut, et que son échotinta dans nos oreilles, le fil du discours était rompu à jamais, et Barquese contenta de conclure briÚvement :
ââŻOui.Alors, on regarda autour de soi.On Ă©tait perdus dans une espĂšce de ville.Des rames de wagons interminables, des trains de quarante Ă soixante
voitures, formaient comme des rangĂ©es de maisons aux façades sombres,basses et identiques, sĂ©parĂ©es par des ruelles. Devant nous, longeant lâag-glomĂ©ration des maisons roulantes, la grande ligne, la rue sans bornes oĂčles rails blancs disparaissaient Ă une extrĂ©mitĂ© et Ă une autre, dĂ©vorĂ©spar lâĂ©loignement. Des tronçons de trains, des trains entiers, en grandescolonnes horizontales, sâĂ©branlaient, se dĂ©plaçaient et se replaçaient. Onentendait de toutes parts le martĂšlement rĂ©gulier des convois sur le solcuirassĂ©, des sifflements stridents, le tintement de la cloche dâavertisse-ment, le fracas mĂ©tallique et plein des colosses cubiques qui ajustaientleurs moignons dâacier, avec des contrecoups de chaĂźnes et des retentis-sements dans la longue carcasse vertĂ©brĂ©e du convoi. Au rez-de-chaussĂ©edu bĂątiment qui sâĂ©levait au centre de la gare, comme une mairie, le grelotprĂ©cipitĂ© du tĂ©lĂ©graphe et du tĂ©lĂ©phone roulant, ponctuĂ© dâĂ©clats de voix.Tout autour, sur le sol charbonneux : les hangars Ă marchandises, les ma-gasins bas dont on entrevoyait par les porches les intĂ©rieurs encombrĂ©s,les cabanes des aiguilleurs, le hĂ©rissement des aiguilles, les colonnes Ă eau, les pylĂŽnes de fer Ă claire-voie dont les fils rĂ©glaient le ciel comme dupapier Ă musique ; par-ci par-lĂ , les disques, et, surmontant dans la nuĂ©ecette citĂ© sombre et plate, deux grues Ă vapeur semblables Ă des clochers.
Plus loin, dans des terrains vagues et des emplacements vides, auxalentours du dĂ©dale des quais et des bĂątisses, stagnaient des voitures mi-litaires et des camions et sâalignaient des files de chevaux, Ă perte de vue.
ââŻTu parles dâun business que ça va ĂȘtre !ââŻTout le corps dâarmĂ©e quâon commence dâembarquer Ă câsoir !ââŻTiens, en vâlĂ qui arrivent.
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Le feu Chapitre VII
Un nuage, qui couvrait un tremblement bruyant de roues et un rou-lement de sabots de chevaux, approchait, grossissant dans lâavenue de lagare quâon embrassait par lâenfilĂ©e des constructions.
ââŻY a dĂ©jĂ des canons dâembarquĂ©s.Sur des wagons plats lĂ -bas, entre deux longs dĂ©pĂŽts pyramidaux de
caisses, on voyait, en effet, des profils de roues, et des becs effilés de piÚces.Caissons, canons et roues étaient bariolés, tigrés, de jaune, de marron etde vert.
ââŻIâs sont camouflĂ©s. LĂ -bas, y a bien des chevaux qui sont peints.Tiens, pige çui-lĂ , lĂ , quâa les pattes larges et quâon dirait quâil a des pan-talons ? Eh ben, lâĂ©tait blanc et on y a foutu une peinture pour quâiâ changesa couleur.
Le cheval en question se tenait Ă lâĂ©cart des autres, qui semblaient sâenmĂ©fier, et prĂ©sentait une teinte grisĂątre jaunĂątre, manifestement menson-gĂšre.
ââŻLâpauvâ bougre ! dit Tulacque.ââŻTu vois, les bourins, dit Paradis, non seulement on les fait tuer, mais
on les emmerde.ââŻCâest pour leur bien, que veux-tu !ââŻEh oui, nous aussi, câest pour notâ bien !Sur le soir, des soldats arrivĂšrent. De tous cĂŽtĂ©s, il en coulait vers la
gare. On voyait des gradĂ©s sonores courir sur le front des files. On limitaitles dĂ©bordements dâhommes et on les enserrait le long des barriĂšres oudans des carrĂ©s palissadĂ©s, un peu partout. Les hommes formaient les fais-ceaux, dĂ©posaient leurs sacs et, nâayant pas le droit de sortir, attendaient,enterrĂ©s cĂŽte Ă cĂŽte dans la pĂ©nombre.
Les arrivĂ©es se succĂ©daient avec une ampleur croissante, Ă mesure quele crĂ©puscule sâaccentuait. En mĂȘme temps que les troupes, affluaient desautomobiles. Ce fut bientĂŽt un grondement sans arrĂȘt : des limousines, aumilieu dâune gigantesque marĂ©e de petits, de moyens et de gros camions.Tout cela se rangeait, se calait, se tassait dans des emplacements dĂ©signĂ©s.Un vaste murmure de voix et de bruits divers sortait de cet ocĂ©an dâĂȘtreset de voitures qui battait les abords de la gare et commençait Ă sây infiltrerpar endroits.
ââŻCâest rien ça encore, dit Cocon, lâhomme-statistique. Rien quâĂ
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Le feu Chapitre VII
lâĂtat-Major du Corps dâArmĂ©e, il y a trente autos dâofficier, et tu sais pas,ajouta-t-il, combien iâ faudra de trains de cinquante wagons pour embar-quer tout le Corps â bonhommes et camelote â sauf, bien entendu, lescamions, qui rejoindront le nouveau secteur avec leurs pattes ? Nâcherchepas, bec dâamour. Il en faudra quatre-vingt-dix.
ââŻAh ! zut alors ! Et y en a trente-trois, dâCorps !ââŻY en a mĂȘme trente-neuf, pouilleux !Lâagitation augmente. La gare se peuple et se sur-peuple. Aussi loin
que lâĆil peut discerner une forme ou un spectre de forme, câest un tohu-bohu et une organisation mouvementĂ©e comme une panique. Toute lahiĂ©rarchie des gradĂ©s sâĂ©ploie et donne, passe, repasse, comme des mĂ©-tĂ©ores, et, agitant des bras oĂč brillent les galons, multiplie les ordres etles contre-ordres que portent, en se faufilant, les plantons et les cyclistes ;les uns lents, les autres Ă©voluant en traits rapides comme des poissonsdans lâeau.
VoilĂ le soir, dĂ©cidĂ©ment. Les taches formĂ©es par les uniformes despoilus groupĂ©s autour des monticules des faisceaux deviennent indis-tinctes et se mĂȘlent Ă la terre, puis leur foule est dĂ©celĂ©e seulement par lalueur des pipes et des cigarettes. A certains endroits au bord des groupe-ments, la suite ininterrompue des petits points clairs festonne lâobscuritĂ©comme une banderole illuminĂ©e de rue en fĂȘte.
Sur cette étendue confuse et houleuse, les voix mélangées font le bruitde la mer qui se brise sur le rivage ; et, surmontant ce murmure sanslimites, des ordres encore, des cris, des clameurs, le remue-ménage dequelque déballage et de quelque transbordement, des fracas de marteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, et des rugissementsde chaudiÚres.
Dans lâimmense assombrissement, plein dâhommes et de choses, par-tout, les lumiĂšres commencent Ă sâallumer.
Ce sont les lampes électriques des officiers et des chefs de détache-ment, et les lanternes à acétylÚne des cyclistes qui promÚnent en zigzag,çà et là , leur point intensément blanc et leur zone de résurrection blafarde.
Un phare Ă acĂ©tylĂšne Ă©clĂŽt, aveuglant, et rĂ©pand un dĂŽme de jour.Dâautres phares trouent et dĂ©chirent le gris du monde.
La gare prend alors un aspect fantastique. Des formes incompréhen-
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Le feu Chapitre VII
sibles surgissent et plaquent le bleu-noir du ciel. Des amoncellementssâĂ©bauchent, vastes comme les ruines dâune ville. On perçoit le commen-cement de files dĂ©mesurĂ©es de choses qui sâenfoncent dans la nuit. On de-vine desmasses profondes dont les premiers reliefs jaillissent dâun gouffredâinconnu.
A notre gauche, des dĂ©tachements de cavaliers et de fantassinssâavancent toujours comme une inondation Ă©paisse. On entend se pro-pager le brouillard des voix. On voit quelques rangs se dessiner dans uncoup de lumiĂšre phosphorescente ou une lueur rouge, et on prĂȘte lâoreilleĂ de longues traĂźnĂ©es de rumeurs.
Dans des fourgons dont on perçoit, Ă la flamme tournoyante et nua-geuse des torches, les masses grises et les gueules noires, des tringlotsembarquent des chevaux Ă lâaide de plans inclinĂ©s. Ce sont des appels,des exclamations, un piĂ©tinement frĂ©nĂ©tique de lutte, et les furibonds ta-pements de sabots dâune bĂȘte rĂ©tive â insultĂ©e par son conducteur âcontre les panneaux du fourgon oĂč on lâa claustrĂ©e.
A cĂŽtĂ©, on transporte des voitures sur des wagons-tombereaux. Unfourmillement encercle une colline de bottes de fourrage. Une multitudeĂ©parse sâacharne sur dâĂ©normes assises de ballots.
ââŻVâlĂ trois heures quâon est sur son pivot, soupire Paradis.ââŻEt ceux-lĂ , qui câest ?On voit dans des Ă©chappĂ©es de lumiĂšre une bande de lutins, entou-
rés de vers luisants, poindre et disparaßtre, emportant de bizarres instru-ments.
ââŻCâest la Section de projecteurs, dit Cocon.ââŻTe vâlĂ en songement, toi, camarade, quâest-ce que tu songes ?ââŻIl y a quatre Divisions, Ă cette heure, au Corps dâArmĂ©e, rĂ©pond
Cocon. Ăa change : quelquefois câest trois, des fois, câest cinq. Pour le mo-ment, câest quatre. Et chacune de nos divisions, reprend lâhomme-chiffreque notre escouade a la gloire de possĂ©der, renferme trois R.I. â rĂ©gimentsdâinfanterie ; deux B.C.P. â bataillons de chasseurs Ă pied ; â un R.I.T. ârĂ©giment dâinfanterie territoriale â sans compter les rĂ©giments spĂ©ciaux,Artillerie, GĂ©nie, Train, etc., sans non plus compter lâĂtat-Major de la D.I.et les services non embrigadĂ©s, rattachĂ©s directement Ă la D.I. Un rĂ©gi-ment de ligne Ă trois bataillons occupe quatre trains : un pour lâE.M., la
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Le feu Chapitre VII
Compagnie de mitrailleuses et la C.H.R. (compagnie hors rang), et un parbataillon. Toutes les troupes nâembarqueront pas ici : les embarquementssâĂ©chelonneront sur la ligne selon le lieu des cantonnements et la date desrelĂšves.
ââŻJâsuis fatiguĂ©, dit Tulacque. Onmange pas assez du consistant, vois-tu. On sâtient debout parce que câest la mode, mais on nâa plus dâforce nidâverdure.
ââŻJe mâsuis renseignĂ©, reprend Cocon. Les troupes, les vraies troupes,ne sâembarqueront quâĂ partir du milieu de la nuit. Elles sont encore ras-semblĂ©es çà et lĂ dans les villages Ă dix kilomĂštres Ă la ronde. Câest dâabordtous les services du Corps dâArmĂ©e qui partiront et les E.N.E. â Ă©lĂ©mentsnon endivisionnĂ©s, explique obligeamment Cocon, câest-Ă -dire rattachĂ©sdirectement au C.A.
«âŻParmi les E.N.E., tu ne verras pas le Ballon, ni lâEscadrille : câestdes trop gros meubles, qui naviguent par leurs seuls moyens avec leurpersonnel, leurs bureaux, leurs infirmeries. Le rĂ©giment de chasseurs estun autre de ces E.N.E.âŻÂ»
ââŻY a pas dârĂ©giment de chasseurs, dit Ă©tourdiment Barque. Câest desbataillons. Vu quâon dit : tel bataillon de chasseurs.
On voit dans lâombre Cocon hausser ses Ă©paules noires, et ses lunettesjeter un Ă©clair mĂ©prisant.
ââŻTâas vu ça, bec de cane ? Eh bien, tu sauras, si tâes si malin, quâleschasseurs Ă pied et les chasseurs Ă cheval, ça fait deux.
ââŻZut ! dit Barque, jâoubliais les Ă cheval.ââŻQue ça ! fit Cocon. Comme E.N.E. du Corps dâArmĂ©e, y a lâArtille-
rie de Corps, câest-Ă -dire lâartillerie centrale qui est en plus de celle desdivisions. Elle comprend lâA.L. â artillerie lourde, â lâA.T. â artillerie detranchĂ©es, â les P.A. â parcs dâartillerie, â les auto-canons, les batteriescontre-avions, est-ce que je sais ! Il y a le GĂ©nie, la PrĂ©vĂŽtĂ©, Ă savoir leService des cognes Ă pied et Ă cheval, le Service de SantĂ©, le Service vĂ©tĂ©-rinaire, un escadron du Train des Ă©quipages, un rĂ©giment territorial pourla garde et les corvĂ©es du Q.G. â Quartier GĂ©nĂ©ral, â le Service de lâIn-tendance (avec le Convoi administratif, quâon Ă©crit C.V.A.D. pour ne paslâĂ©crire C.A. comme le Corps dâArmĂ©e).
«âŻIl y a aussi le Troupeau de BĂ©tail, le DĂ©pĂŽt de Remonte, etc. ; le Ser-
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vice Automobile â tu parles dâune ruche de filons dont jâpourrais tâparlerpendant une heure si jâvoulais â le Payeur, qui dirige les TrĂ©sors et Postes,le Conseil de Guerre, les TĂ©lĂ©graphistes, tout le Groupe Ă©lectrogĂšne. Toutça a des directeurs, des commandants, des branches et des sous-branches,et câest pourri de scribes, de plantons et dâordonnances, et tout lâbazar Ă la voile. Tu vois dâici au milieu dâquoi sâtrouve un gĂ©nĂ©ral commandantde Corps !âŻÂ»
A ce moment, nous fĂ»mes environnĂ©s par un groupe de soldats por-teurs, en plus de leur harnachement, de caisses et de paquets ficelĂ©s dansdu papier, quâils traĂźnaient cahin-caha et posĂšrent Ă terre en faisant : ouf.
ââŻCâest les secrĂ©taires dâĂtat-Major. Ils font partie du Q.G. â duQuar-tier GĂ©nĂ©ral â câest-Ă -dire de quelque chose comme la suite du GĂ©nĂ©ral.Ils trimbalent, quand ils dĂ©mĂ©nagent, leurs caisses dâarchives, leurs tables,leurs registres et toutes les petites saletĂ©s quâil leur faut pour leurs Ă©cri-tures. Tiens, tu vois, ça, câest une machine Ă Ă©crire que ces deux-lĂ â cevieux papa et câpetit boudin â emportent, la poignĂ©e enfilĂ©e dans un fusil.Ils sont en trois bureaux, et il y a aussi la Section du Courrier, la Chan-cellerie, la S.T.C.A. â Section Topographique du Corps dâArmĂ©e â quidistribue les cartes aux divisions et fait des cartes et des plans, dâaprĂšsles aĂ©ros, les observateurs et les prisonniers. Câest les officiers de tous lesbureaux qui, sous les ordres dâun sous-chef et dâun chef â deux colons âforment lâĂtat-Major du C.A. Mais le Q.G. proprement dit, qui comprendaussi des ordonnances, des cuisiniers, des magasiniers, des ouvriers, desĂ©lectriciens, des gendarmes, et les cavaliers de lâEscorte, est commandĂ©par un commandant.
A ce moment, nous recevons un terrible renfoncement collectif.ââŻEh ! attention ! rangez-vous ! crie, en guise dâexcuse, un homme qui,
aidĂ© de plusieurs autres, pousse une voiture vers les wagons.Le travail est laborieux. Le sol est en pente et la voiture, dĂšs quâon
cesse de sâarc-bouter contre elle et de se cramponner aux roues, recule.Les hommes sombres se pressent sur elle en grinçant et grondant, commesur un monstre, au sein des tĂ©nĂšbres.
Barque, tout en se frottant les reins, interpelle un des équipiers force-nés :
ââŻPenses-tu y arriver, vieux canard ?
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Le feu Chapitre VII
ââŻNom de Dieu ! brame celui-ci, tout Ă son affaire, gare Ă ce pavĂ© !Vous allez mâfusiller ma bagnole !
Dans un brusque mouvement il bouscule Ă nouveau Barque, et, cettefois, le prend Ă partie :
ââŻPourquoi quâtâes lĂ , dedans dâfumier, outil !ââŻNon, mais tu sâ rais pas alcoolique ? riposte Barque. Pourquoi
quâjâsuis lĂ ! Elle est bonne, celle-lĂ ! Dis donc, bande de poux, tu mâlacopieras !
ââŻRangez-vous ! crie une voix nouvelle qui conduit des hommes pliĂ©ssous des faix disparates mais pareillement Ă©crasantsâŠ
On ne peut plus rester nulle part. On gĂȘne partout. On avance, on sedisperse, on recule dans cette mĂȘlĂ©e.
ââŻEn plus, jâle dis, continue Cocon, impassible comme un savant, il y ales Divisions, organisĂ©es chacune Ă peu prĂšs comme un Corps dâArmĂ©eâŠ
ââŻOui, on sait, passe la main !ââŻIl en fait un chambard, câtrĂ©teau, dans son Ă©curie Ă roulettes,
constate Paradis. Ăa doit ĂȘtre la belle-mĂšre dâun autre.ââŻCâest, jâparie, lâtĂ©tard du major, çui que lâvĂ©to disait quâcâĂ©tait un
veau en train de dâvenir une vache.ââŻCâest bien organisĂ© tout dâmĂȘme, tout ça, y a pas Ă dire ! admire
Lamuse, refoulĂ© par un flot dâartilleurs portant des caisses.ââŻCâest vrai, concĂšde Marthereau, pour conduire tout câfourbi Ă la
voile, faut pas ĂȘtre une bande de navets, et pas non plus une bande deflans⊠Bon Dieu, fais attention oĂč câque ru poses tes ribouis maudits,peau dâtripe, bĂȘte noire !
ââŻTu parles dâun dĂ©mĂ©nagement. Quand jâmâai installĂ© Ă Marcoussisavecma famille, ça a fait moins dâchichi. Câest vrai que jâsuis pas chichiardnon plus.
On se tait et alors on entend Cocon qui dit :ââŻPour voir passer toute lâarmĂ©e française qui tient les lignes â je ne
parle pas de câqui est installĂ© en arriĂšre, oĂč il y a deux fois plus dâhommesencore, et des services comme des ambulances quâont coĂ»tĂ© 9 millionset qui vous Ă©vacuent des 7000 malades par jour â pour la voir passerdans des trains de soixante wagons qui se suivraient sans arrĂȘt Ă un quartdâheure dâintervalle, il faudrait quarante jours et quarante nuits.
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Le feu Chapitre VII
ââŻAh ! disent-ils.Mais câest trop pour leur imagination ; ils se dĂ©sintĂ©ressent, se dĂ©-
goĂ»tent de la grandeur de ces chiffres. Ils bĂąillent, et suivent dâun Ćil lar-moyant, dans le bouleversement des galopades, des cris, de la fumĂ©e, desmugissements, des lueurs et des Ă©clairs â au loin, sur un embrasement delâhorizon, la ligne terrible du train blindĂ© qui passe.
n
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CHAPITRE VIII
LA PERMISSION
E â un moment, prĂšs du puits de la route, avant deprendre, Ă travers champs, le chemin qui conduisait aux tran-chĂ©es. Un genou dans ses mains croisĂ©es, levant sa frimousse
pĂąle â oĂč il nây avait pas de moustache sous le nez, mais seulement unpetit pinceau plat au-dessus de chaque coin de la bouche il sifflota, puisbĂąilla jusquâaux larmes Ă la face du matin.
Un tringlot qui cantonnait Ă la lisiĂšre du bois, lĂ -bas â ou il y a une filede voitures et de chevaux, telle une halte de bohĂ©miens â et quâattiraitle puits de la route, sâavançait avec deux seaux de toile qui, Ă chacun deses pas, dansaient au bout de chacun de ses bras. Il sâarrĂȘta devant cefantassin sans armes muni dâune musette gonflĂ©e, et qui avait sommeil.
ââŻTâes permissionnaire ?ââŻOui, dit Eudore, jâen rentre.ââŻBen, mon vieux, dit le tringlot en sâĂ©loignant, tâes pas Ă plaindre, si
tâas comme ça six jours de permission dans lâbidon.
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Le feu Chapitre VIII
Mais voilĂ que quatre hommes descendaient la route, dâun pied lourdet pas pressĂ©, et leurs souliers, Ă cause de la boue, Ă©taient Ă©normes commedes caricatures de souliers. Ils sâarrĂȘtĂšrent comme un seul homme enapercevant le profil dâEudore.
ââŻVâlĂ Eudore ! Eh ! Eudore ! Eh ! cette vieille noix, câest donc que tâesrâvenu ! sâĂ©criĂšrent-ils ensuite, en sâĂ©lançant vers lui, et en lui tendantleurs mains aussi grosses que sâils portaient des gants de laine rousse.
ââŻBonjour, les enfants, dit Eudore.ââŻĂa sâest bien tirĂ© ?Quoi quâtu dis, mon gars, quoi ?ââŻOui, rĂ©pondit Eudore. Pas mal.ââŻNous vânons dâcorvĂ©e de vin ; nous avons fait notâ plein. On va ren-
trer ensemble, pas ?Ils descendirent Ă la queue leu leu le talus de la route et sâen allĂšrent
bras dessus bras dessous Ă travers le champ enduit dâun mortier gris oĂčla marche faisait un bruit de pĂąte brassĂ©e au pĂ©trin.
ââŻComme ça, tâas vu ta femme, ta petite Mariette, pisque tu nâvivaisque pour ça, et que tu nâpouvais pas ouvrir ton bec sans nous visser unours Ă propos dâelle !
La figure pĂąlotte dâEudore se pinça.ââŻMa femme, je lâai vue, bien sĂ»r, mais une petite fois seulement. Y a
pas eu plan dâavoir mieux. Câest pas dâveine, jâdis pas, mais câest commeça.
ââŻComment ça ?ââŻComment ! Tu sais que nous habitons Villers-lâAbbĂ©, un hameau
de quatre maisons ni plus ni moins, Ă cheval sur une route. Une de cesmaisons, câest justement notre estaminet, quâelle tient ou plutĂŽt quâelleretient depuis que lâpatelin nâest plus amochĂ© par le marmitage.
«âŻEt alors, en vue dâune permission, elle avait demandĂ© un laissez-passer pour Mont-Saint-Ăloi, oĂč sont mes vieux, et moi, ma perme Ă©taitpour Mont-Saint-Ăloi. Tu saisis la combine ?
«âŻComme câest une petite femme de tĂȘte, tu sais, elle avait demandĂ©son laissez-passer bien avant la date quâon croyait de mon dĂ©part enperme.Quoique ça, mon dĂ©part est arrivĂ©, si jâpeux dire, avant quâelle aiteu son autorisation. Jâsuis parti tout dâmĂȘme : tu sais quâĂ la compagniefaut pas louper son tour. Jâsuis donc restĂ© avec mes vieux Ă attendre. Jâles
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Le feu Chapitre VIII
aime bien, mais jâfaisais tout de mĂȘme la gueule. Eux, ils Ă©taient contentsde me voir et embĂȘtĂ©s de mâvoir embĂȘtĂ© dans leur compagnie. Mais quâyfaire ? A la fin du sixiĂšme jour â Ă la fin dâma perme, la veille de rentrer !â un jeune homme en vĂ©lo â lâfils Florence â mâapporte une lettre deMariette, quâelle nâavait pas encore son laissez-passerâŠ
ââŻAh ! malheur ! exclamĂšrent les interlocuteurs.ââŻâŠmais, continua Eudore, quây avait quâune chose Ă faire, câĂ©tait que
jâdemandâ, moi, la permission au maire de Mont-Saint-Ăloi, qui dâman-dârait Ă lâautoritĂ© militaire, et que jâaille de ma personne, et au galop, Ă Villers, la voir.
ââŻIl aurait fallu faire ça lâpremier jour, et pas lâsixiĂšme !ââŻVidemment, mais jâavais peur dâmâcroiser avec elle et dâla louper,
vu que, dĂšs mon arrivĂ©e, jâlâattendais toujours, et quâĂ chaque instantjâpensais la voir dans la porte ouverte. Jâai fait câquâelle me disait.
ââŻEn fin de compte, tâlâas vue ?ââŻQuâun jour, ou plutĂŽt quâune nuit, rĂ©pondit Eudore.ââŻĂa suffit ! sâĂ©cria gaillardement Lamuse.ââŻEh oui ! renchĂ©rit Paradis. En une nuit, un zigotteau comme toi, ça
en fait, et mĂȘme ça en prĂ©pare, du boulot !ââŻAussi, vise-le, câtâair fatiguĂ© ! Tu parles dâune louba quâiâsâest en-
voyĂ©e, ce va-nu-pieds-lĂ ! Ah ! charogne, va !Eudore secoua sa figure pĂąle et sĂ©rieuse sous lâaverse des quolibets
scabreux.ââŻLes gars, bouclez-les cinq minutes, vos grandes gueules.ââŻRaconte-nous ça, petit.ââŻCâest pas une histoire, dit Eudore.ââŻAlors, tu disais que tâavais lâcafard entre tes vieux ?ââŻEh oui ! Iâs avaient beau essayer de mâremplacer Mariette avec des
belles tranches de notre jambon, de lâeau-de-vie de prune, des raccom-modages de linge et des petites gĂąteries⊠(Et mĂȘme jâai râmarquĂ© quâiâssâretânaient de sâengueuler comme dâhabitude.) Mais tu parles dâune dif-fĂ©rence ; et câĂ©tait toujours la porte que jâregardais pour voir si des foiselle remuerait pas et sâchangerait en femme. Jâai donc visitĂ© lâmaire et jemâsuis mis en route, hier, vers les deux heures de lâaprĂšs-midi vers lesquatorze heures, jâpeux bien dire putĂŽt, vu que jâcomptais bien les heures
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Le feu Chapitre VIII
depuis la veille ! Jâavais donc plus juste quâune nuit dâpermission !«âŻEn approchant, Ă la brune, par la portiĂšre du wagon du petit chemin
de fer qui marche encore lĂ -bas sur des bouts de voie, je râconnaissaisĂ moitiĂ© le paysage et Ă moitiĂ© je le râconnaissais pas. Je lâsentais par-cipar-lĂ tout dâun coup qui sârefaisait et se fondait dans moi comme si ilsâmettait Ă mâparler. Puis, iâ sâtaisait. A la fin, on a dĂ©barquĂ©, et il a fallu,câ quâest un comble, aller Ă pied jusquâĂ la derniĂšre station.
«âŻJamais, mon vieux, jamais jâai eu temps pareil : six jours quâi pleu-vait ; six jours que le ciel iâ lavait la terre et la râlavait. La terre sâamollissaitet sâbougeait et allait dans des trous et en âsait dâautres.âŻÂ»
ââŻIci aussi. La pluie nâa pas dĂ©cessĂ© que câmatin.ââŻCâest bien ma veine. Aussi partout des ruisseaux grossis et nou-
veaux qui venaient effacer comme des lignes sur le papier, la bordure deschamps ; des collines qui coulaient depuis le haut jusquâen bas. Des coupsde vent qui faisaient dans la nuit, tout dâun coup, des nuages de pluie pas-sant et roulant au galop et nous cinglant les pattes, et la figure et lâcou.
«âŻCâest Ă©gal, quand jâai arrivĂ© pĂ©dibus Ă la station, il en aurait fallu unqui fasse une rudement laide grimace pour me faire retourner en arriĂšre !
«âŻMais vâlĂ -t-iâ pas quâen arrivant au pays, on Ă©tait plusieurs : dâautrespermissionnaires, qui nâallaient pas Ă Villers, mais Ă©taient obligĂ©s dây pas-ser pour aller autâ part. De câte façon, on est entrĂ© en bandeâŠOn Ă©tait cinqvieux camarades qui sâconnaissaient pas. Je nâretrouvais rien de rien. ParlĂ , ça a Ă©tĂ© plus bombardĂ© encore que par ici, et pis lâeau, et puis, ça âsaitsoir.
«âŻJâ vous ai dit quâil nây a quâquatre maisons dans lâpatâlin. Seulement,elles sont loin lâune de lâautre. On arrive dans le bas de la hauteur. Jâsavaispas trĂšs bien oĂč jâĂ©tais, non plus quâles copains qui avaient pourtant unepetite idĂ©e du pays, vu quâiâs Ă©taient des environs â tant plus quâlâeautombait Ă pleins seaux.
«âŻĂa dâvenait impossible dâaller pas vite. On sâmet Ă courir. On passedevant la ferme des Alleuxâ une espĂšce de fantĂŽme de pierre ! â qui est lapremiĂšre maison. Des morceaux de murs comme des colonnes dĂ©chirĂ©esqui sortaient de lâeau : la maison avait fait naufrage, quoi. Lâautre ferme,un peu plus loin, noyĂ©e kif-kif.
«âŻNotre maison est la troisiĂšme. Elle est au bord de la route quâest
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Le feu Chapitre VIII
tout sur le haut de la pente. On y grimpe, face Ă la pluie qui nous tapaitdâsus et commençait dans lâombre Ă nous aveugler â on se sentait lâfroidmouillĂ© dans lâĆil, vâlan ! â et Ă nous mettre en dĂ©bandade, tout commedes mitrailleuses.
«âŻLa maison ! Jâcours comme un dĂ©ratĂ©, comme un Bicot Ă lâassaut.Mariette ! Je la vois dans la porte lever les bras au ciel, derriĂšre câte mous-seline de soir et de pluie â de pluie si forte quâelle la refoulait et la retenaittoute penchĂ©e entre les montants de la porte, comme une Sainte-Viergedans sa niche. Au galop, je me prĂ©cipite, mais pourtant, jâpense Ă fairesigne aux camaros dâ mâ suivre. On sâengouffre dans la maison. Marietteriait un peu et avait la larme Ă lâĆil dâme voir, et elle attendait quâon soittout seuls ensemble pour rire et pleurer tout Ă fait. Jâdis aux gars de serâposer et de sâasseoir les uns sur les chaises, les autres sur la table.
«âŻââŻOĂč vont-ils, ces messieurs, demanda Mariette. ââŻNous allons Ă Vauvelles.ââŻJĂ©sus ! quâelle dit, vous nây arriverez pas. Vous ne pouvez pasfaire cette lieue-lĂ par la nuit avec des chemins dĂ©foncĂ©s et desmarais par-tout. Nâessayez mĂȘme pas. ââŻBen, on ira dâmain alors ; on va seulementchercher oĂč passer la nuit. ââŻJâvais aller avec vous, que jâdis, jusquâĂ laferme du Pendu. Y a dâla place, câest pas ça qui manque lĂ -dedans. Vous yronflerez et pourrez partir au pâtit jour. Jy ! mettons-y un coup jusque-lĂ .
«âŻCette ferme, la derniĂšre maison de Villers, elle est sur la pente ; aussiy avait des chances quâelle soye pas enfoncĂ©e dans lâeau et la vase.
«âŻOn râsort. Quelle dĂ©gringolade ! On Ă©tait mouillĂ© Ă nâpas y tânir, etlâeau vous entrait aussi dans les chaussettes par les semelles et par le drapdu froc, dĂ©trempĂ© et transpercĂ© aux gânoux. Avant dâarriver Ă câPendu, onrencontre une ombre en grand manteau noir avec un falot. A lĂšve le falotet on voit un galon dorĂ© sur la manche, puis une figure furibarde.
«âŻââŻQuâest-ce que vous foutez lĂ ? dit lâombre en campant en arriĂšreet en mettant un poing sur la hanche, tandis que la pluie faisait un bruitde grĂȘle sur son capuchon.
«âŻââŻCâest des permissionnaires pour Vauvelles. Ils peuvent pas râpar-tir Ă câsoir. Iâs voudraient coucher dans la ferme du Pendu.
«âŻââŻQuoi vous dites ? Coucher ici ? Câest-i quâvous seriez marteaux ?Câest ici le poste de police. Jâsuis lâsous-offlcier de garde, et il y a desprisonniers boches dans les bĂątiments. Et mĂȘme, jâvas vous dire, quâiâ dit :
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Le feu Chapitre VIII
il faudrait voir Ă câque vous vous fassiez la paire dâici, en moins de deux.Bonsoir.
«âŻAlors on fait dâmi-tour et on se râmet Ă râdescendre en faisant desfaux pas comme si on Ă©tait schlass, en glissant, en soufflant, en clapotant,en sâĂ©claboussant. Un des copains mâcrie dans la pluie et le vent : «âŻOn vatoujours tâaccompagner jusquâĂ chez toi ; pisquâon nâa pas dâmaison, ona lâtemps.âŻÂ»
«âŻââŻOĂč allez-vous coucher ? ââŻOn trouvera bien, fais pas, pour quĂ©quâheures quâon a Ă passer ici. ââŻOn trouvâra, on trouvâra, câest pas dit,que jâdis⊠En attendant, rentrez un instant. ââŻUn pâtit moment, câest pasdârefus.âŻÂ» Et Mariette nous voit encore rentrer Ă la file, tous les cinq, trem-pĂ©s comme des soupes.
«âŻOn est lĂ , Ă tourner et râtourner dans notre petite chambre quâesttout ce que contient la maison, vu quâcâest pas un palais.
«âŻââŻDites donc, madame, demanda un des bons-hommes, y aurait-ilpas une cave ici ?
«âŻââŻY a dâ lâeau dâdans, que fait Mariette : on ne voit pas la derniĂšremarche de lâescalier, qui nâen a que deux.
«âŻââŻAh ! zut alors, dit lâbonhomme, parce que jâvois quây a pas dâgre-nier non plusâŠ
«âŻAu bout dâun pâtit moment, iâ sâ lĂšve :«âŻââŻBonsoir, mon vieux, quâiâ mâ dit. On les met.«âŻââŻQuoi, vous partez par un temps pareil, les copains ?«âŻââŻTu penses, dit câ type, quâon va tâempĂȘcher de rester avec ta
femme !«âŻââŻMais, mon pauvâ vieux.«âŻââŻY a pas dâmais. Il est neuf heures du soir ; et tâes obligĂ© de ficher
le camp avant lâjour. Allons, bonsoir. Vous vânez, vous autres ?«âŻââŻPardine ! que disent les gars. Bonne nuit, messieurs dames.«âŻLes vâlĂ qui gagnent la porte, lâouvrent. Mariette et moi, on sâest
regardĂ© tous les deux. On nâa pas bougĂ©. Puis on sâest regardĂ© encore, eton sâest Ă©lancĂ© sur eux. Jâai attrapĂ© un pan de capote, elle, une martingale,tout ça mouillĂ© Ă tordre.
«âŻââŻJamais de la vie. On vous laissera pas partir. Ăa se peut pas.«âŻââŻMaisâŠ
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Le feu Chapitre VIII
«âŻââŻY a pas dâmais, que je rĂ©ponds pendant quâelle boucle la lourde.âŻÂ»ââŻAlors quoi ? demanda Lamuse.ââŻAlors, rien du tout, rĂ©pondit Eudore. On est restĂ© comme ça, bien
sagement â toute la nuit. Assis, calĂ©s dans des coins, Ă bĂąiller, commeceux qui veillent un mort. On a parlochĂ© un peu dâabord. De temps entemps, lâun disait : «âŻEst-ce quâil pleut encore ?âŻÂ» et allait voir, et disait :«âŻIâ pleut.âŻÂ» Du reste, on lâentendait. Un gros, qui avait des moustachesde Bulgare, luttait contre le sommeil comme un sauvage.Quelquefois, unou deux dormaient dans le tas ; mais il y en avait toujours un qui bĂąillaitet ouvrait un Ćil, par politesse, et sâĂ©tirait ou se levait Ă moitiĂ© pour serasseoir mieux.
«âŻMariette etmoi, on nâa pas dormi. On sâest regardĂ©,mais on regardaitaussi les autres, qui nous regardaient, et voilĂ .
«âŻLe matin est venu dĂ©barbouiller la fenĂȘtre. Je me suis levĂ© pour allervoir le temps. La pluie nâavait guĂšre diminuĂ©. Dans la chambre, je voyaisdes formes brunes qui bougeaient, respiraient fort. Mariette avait les yeuxrouges de mâavoir regardĂ© toute la nuit. Entre elle et moi, un poilu, engrelottant, bourrait une pipe.
«âŻOn tambourine Ă la vitre. Jâentrouvre. Une silhouette au casque toutruisselant, comme apportĂ©e et poussĂ©e lĂ par le vent terrible qui souffleet qui entre avec, apparaĂźt et demande :
«âŻââŻEh ! lâestaminet, y a-t-il moyen dâavoir du cafĂ© ?«âŻââŻOn y va, monsieur, on y va ! crie Mariette.«âŻElle se lĂšve de dâssus sa chaise, un peu engourdie. Elle ne parle point,
se regarde dans notre bout de glace, se touche un peu les cheveux et elledit, tout bonnement, câte femme :
«âŻââŻJâvais prĂ©parer le cafĂ© pour tout le monde.«âŻQuand on lâa bu, fallait sâen aller tous. Du reste, les clients radinaient
chaque minute.«âŻââŻHĂ©, la pâtite mĂšre ! quâiâ criaient en introduisant leur bec par la
fenĂȘtre entrouverte, vous avez ben un peu dâjus. Comme qui dirait troisjus ! Quatre ! «âŻEt deux encore en plusâŻÂ», que disait une autâ voix.
«âŻOn sâapproche deMariette pour lui dire adieu. Iâs savaient bien quâilsavaient Ă©tĂ© bougrement de trop cette nuit ; mais jâvoyais bien quâiâs nâsa-vaient pas sâil Ă©tait convenable de parler de câtâaffaire-lĂ ou de nâpas en
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Le feu Chapitre VIII
parler du tout.«âŻLe gros MacĂ©donien sây est dĂ©cidĂ© :«âŻââŻOn vous a bien emmerdĂ©s, hein, ma pâtite dame ?«âŻIâ disait ça pour montrer quâil Ă©tait bien Ă©levĂ©, lâvieux frĂšre.«âŻMariette le râmercie et lui tend la main.ââŻCâest rien dâ ça, monsieur. Bonne permission !«âŻEt moi, jâte la serre dans mes bras et jâte lâembrasse le plus long-
temps que jâpeux, pendant une demi-minute⊠Pas content â dame, yavait dâquoi ! â mais content tout de mĂȘme que Mariette nâait pas voulufiche dehors les camarades comme des chiens. Et jâsentais aussi quâelleme trouvait brave de ne lâavoir point fait.
«âŻââŻMais câest pas tout ça, dit lâun des permissionnaires en relâvantun pan dâsa capote et en fourrant sa main dans sa poche de froc. Câest pastout ça ; combien quâon vous doit pour les cafĂ©s ?
«âŻââŻRien, puisque vous avez habitĂ© cette nuit chez moi ; vous ĂȘtes mesinvitĂ©s.
«âŻââŻOh ! madame, pas du tout !âŠÂ«âŻEt voilĂ -t-il pas quâon sâfait des protestations et des petits saluts les
uns devant les autres ! Mon vieux, tu diras ce que tu voudras, on nâestque des pauvres bougres, mais câĂ©tait Ă©patant, cette petite manigance depolitesses.
«âŻââŻAllons, jouons-en un air, hein ?«âŻIls filent un Ă un. Je reste en dernier.«âŻUn autâ passant sâ met en ce moment Ă cogner aux carreaux : encore
un qui claquait du bec de jus. Mariette, par la porte ouverte, se penche etlui crie :
«âŻââŻUne seconde !«âŻPuis elle me met dans les bras un paquet quâelle avait prĂȘt.«âŻââŻJâavais achetĂ© un jambonneau. CâĂ©tait pour le souper, nous, tous
les deux, en mĂȘme temps quâun litre de vin bouchĂ©. Ma foi, quand jâaivu que tu Ă©tais cinq, jâai pas voulu lâ partager tant, et maintenant encoremoins. VoilĂ le jambon, le pain, le vin. Je te les donne pour que tu enprofites tout seul, mon gars. Eux, on leur a donnĂ© assez ! quâelle a dit.
«âŻââŻPauvâ Mariette, soupire Eudore. Y avait quinze mois que je nelâavais vue. Et quand est-ce que je la reverrai ! Et est-ce que je la rever-
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Le feu Chapitre VIII
rai ?«âŻCâĂ©tait gentil, câtâ idĂ©e quâelle avait. Elle me foura tout ça dans ma
musetteâŠâŻÂ»Il entrouvre sa musette de toile bise.ââŻTenez, les vâlĂ : lâjambon ici lĂ , et le grignolet, et vâlĂ lâkilo. Eh bien,
puisque câest lĂ , vous ne savez pas ce quâon va faire ? Nous allons nouspartager ça, hein, mes vieux poteaux ?
n
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CHAPITRE IX
LA GRANDE COLĂRE
Lâ son congĂ© de convalescence, aprĂšs deuxmois dâabsence, on lâentoura. Mais il se montrait renfrognĂ©, ta-citurne et fuyait vers les coins.
ââŻEh bien quoi ! Volpatte, tu dis rien ? Câest tout ça quâtu dis ?ââŻParle-nous de câque tâas vu pendant ton hĂŽpital et ta convalo, vieille
cloche, depuis le jour que tâes parti avec tes bandages, et ta gueule entreparenthĂšses. ParaĂźt quâ tâas Ă©tĂ© dans les bureaux. Parle, quoi, nomdeDieu !
ââŻJâveux pus rien dire de ma putain de vie, dit enfin Volpatte.ââŻQuoi quâ tu dis ? Quoi quâiâ dit ?ââŻJâ suis dĂ©goĂ»tĂ©, vâlĂ câ que jâ suis ! Les gens, jâ les dĂ©becte, et jâ les
râdĂ©becte, tu peux leur dire.ââŻQuoi quâi tâont fait ?ââŻCâsont des vaches, dit Volpatte.Il Ă©tait lĂ , avec sa tĂȘte dâautrefois, aux oreilles recollĂ©es, aux pom-
mettes de Tartare, butĂ©, au milieu du cercle intriguĂ© qui lâassiĂ©geait. On le
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Le feu Chapitre IX
sentait, au fond de lui-mĂȘme, aigri et tumultueux, sous pression, la bouchefermĂ©e de force sur du mauvais silence.
Des paroles finirent par dĂ©border de lui. Il se retourna â du cĂŽtĂ© delâarriĂšre â et montra le poing Ă lâespace infini.
ââŻY en a trop, dit-il, entre ses dents grises, y en a trop !Et il semblait, dans son imagination, menacer, repousser une marĂ©e
montante de fantĂŽmes.Un peu plus tard, on lâinterrogea Ă nouveau. On savait bien que son
irritation ne se maintiendrait pas ainsi Ă lâintĂ©rieur, et quâĂ la premiĂšreoccasion ce farouche silence exploserait.
CâĂ©tait dans un profond boyau dâarriĂšre oĂč, aprĂšs une matinĂ©e de ter-rassement, ont Ă©tait rĂ©unis pour prendre le repas. Il tombait une pluietorrentielle ; on Ă©tait brouillĂ©s et noyĂ©s et bousculĂ©s par lâinondation, eton mangeait debout, Ă la file, sans abri, en plein ciel liquĂ©fiĂ©. Il fallait fairedes tours de force pour prĂ©server le singe et le pain des jets qui coulaientde tous les points de lâespace, et on mangeait, en se cachant autant quepossible, les mains et la figure sous les capuchons. Lâeau grĂȘlait, sautaitet ruisselait sur les molles carapaces de toile ou de drap et venait, tantĂŽtbrutalement et tantĂŽt sournoisement, dĂ©tremper nos personnes et notrenourriture. Les pieds sâenfonçaient de plus en plus, prenaient largementracine dans le ruisseau qui courait au fond du fossĂ© argileux.
Quelques tĂȘtes riaient, la moustache dĂ©goulinante, dâautres grima-çaient dâavaler du pain spongieux et de la viande lessivĂ©e et dâĂȘtre cinglĂ©spar les gouttes qui leur assaillaient de tous cĂŽtĂ©s la peau au moindre dĂ©-faut de leur Ă©paisse cuirasse bourbeuse.
Barque, qui serrait sa gamelle sur son cĆur, brailla Ă Volpatte :ââŻAlors, des vaches, tu dis, quâ tâas vues, lĂ -bas dâoĂč câ que tu dâ viens ?ââŻExemple ? cria Blaire dans un redoublement de rafale qui secouait
les paroles et les Ă©parpillait. Quoi quâtâas vu en fait dâvaches ?ââŻY a⊠commença Volpatte, et pis⊠Y en a trop, nom de Dieu ! Y aâŠIl essayait de dire ce quâil y avait. Il ne pouvait que rĂ©pĂ©ter : «âŻY en
a tropâŻÂ» ; il Ă©tait oppressĂ© et soufflait, et il avala une bouchĂ©e dĂ©liques-cente de pain, et il ravala aussi la masse dĂ©sordonnĂ©e et Ă©touffante de sessouvenirs.
ââŻCâest-iâ des embusquĂ©s quâtu veux causer ?
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Le feu Chapitre IX
ââŻTu parles !Il avait lancĂ© par-dessus le talus le restant de son bĆuf, et ce cri, ce
soupir, sortit violemment de sa bouche comme dâune soupape.ââŻTâen fais pas pour les embusquĂ©s, vieille colique, conseilla Barque,
goguenard, mais non sans quelque amertume. A quoi ça sert ?Ramassé et dissimulé sous le toit fragile et inconsistant de son capu-
chon cirĂ© oĂč lâeau prĂ©cipitait un glacis brillant, et tendant sa gamelle videĂ la pluie pour la nettoyer, Volpatte gronda :
ââŻJâsuis pas maboul tout Ă fait, et jâsais bien quâdes mecs de lâarriĂšre,lâen faut.Quâon aye besoin dâtraĂźne-pattes, jâveux bienâŠMais y en a trop,et ces trop-lĂ , câest toujours les mĂȘmes, et pas les bons, voilĂ !
SoulagĂ© par cette dĂ©claration quimettait un peu de lumiĂšre Ă travers lesombre mĂ©li-mĂ©lo des colĂšres quâil rapportait parmi nous, Volpatte parlapar bribes, Ă travers les nappes acharnĂ©es de pluie :
ââŻDĂšs le premier patelin oĂč on mâa expĂ©diĂ© Ă petite vitesse, jâen aivu des chiĂ©es, des chiĂ©es, et iâs ont commencĂ© Ă mâfaire une mauvaiseimpression sur moi. Toutes sortes de services, de sous-services, de direc-tions, de centres, de bureaux, de groupes. Pendant les premiers temps,quand tâes lĂ -dedans, autant de bonhommes tu rencontres, autant dâser-vices diffĂ©rents qui se ressemblent pas comme noms. Câest Ă en devenirrâtournĂ©. Mon vieux, celui qui a inventĂ© les noms de tous ces services, ilavait une rude tĂȘte !
«âŻAlors, tu veux pas quâ jâen soye indigestionnĂ© ? Jâen ai plein mesmirettes et malgrĂ© moi, quand jâfais Ă moitiĂ© autâ chose, jâen rĂȘve Ă moitiĂ© !
«âŻAh ! mon vieux, ruminait notre camarade, tous ces mecs qui bague-naudent et qui papelardent lĂ -dedans, astiquĂ©s, avec des kĂ©brocs et les pa-letots dâofficiers, des bottines â qui marquent mal, quoi â et qui mangentdu fin, sâmettent, quand ça veut, un cintiĂšme de casse-pattes dans lâcor-net, sâlavent plutĂŽt deux fois quâune, vont Ă la messe, nâdĂ©fument pas etlâsoir sâempaillent dans la plume en lisant sur le journal. Et ça dira, aprĂšs :«âŻJâsuis tâĂ©tĂ© Ă la guerre.âŻÂ»
Un point avait surtout frappé Volpatte et ressortait de sa visionconfuse et passionnée :
ââŻTous ces poilus-lĂ , ça nâemporte pas son couvert et son quart, pourmanger sur le pouce. Iâ leur faut ses aises. Iâs prĂ©Ăšrât mieux aller sâinstaller
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Le feu Chapitre IX
chez unemouquĂšre de lâendroit, Ă une table exprĂšs pour eux, pour chiquerla lĂ©gume, et la rombiĂšre leur carre dans son buffet leur vaisselle, leursboĂźtes de conserves et tout leur bordel pour le bec, enfin, les avantages dela richesse et de la paix dans ce sacrĂ© nom de Dieu dâarriĂšre !
Le voisin de Volpatte secoua la tĂȘte sous les cataractes qui tombaientdu ciel et dit :
ââŻTant mieux pour eux.ââŻJâsuis pas maboul⊠recommença Ă dire Volpatte.ââŻPâtâĂȘt ; mais tâes pas consĂ©quent.Volpatte se sentit injuriĂ© par ce terme ; il sursauta, leva furieusement
la tĂȘte, et la pluie qui le guettait sâappliqua en paquet sur sa figure.ââŻNon, mais des fois ! Pas consĂ©quent ! Câpurin-lĂ !ââŻParfaitement, monsieur, reprit le voisin. Jâdis quâ tu rousses et
quâpourtant tu voudrais bien ĂȘtre Ă leur place, Ă ces Jean Foutre.ââŻPour sĂ»r, mais quâest-ce que ça prouve, face de fesse ? Dâabord,
nous, on a Ă©tĂ© au danger et ce sârait bien notâ tour. Câest toujours lesmĂȘmes, que jâte dis, et pis, paâce quây a lĂ -dâdans des jeunes quâest fortcomme un bĆuf, et balancĂ© comme un lutteur, et pis paâcâ quây en a trop.Tu vois, câest toujours «âŻtropâŻÂ» que jâdis, parce que câest ça.
ââŻTrop ! quâen sais-tu, vilain ? Ces services, connais-tu qui iâ sont ?ââŻJâsais pas câquâiâ sont, repartit Volpatte, mais jâdisâŠââŻTu crois quâcâest pas un fourbi dâfaire marcher toutes les affaires
des armĂ©es ?ââŻJâmâen fous, maisâŠââŻMais tu voudrais que ce sârait toi, pas ? goguenarda le voisin invi-
sible qui, au fond de son capuchon sur lequel se dĂ©versaient les rĂ©servoirsde lâespace, cachait soit une grande indiffĂ©rence, soit lâimpitoyable dĂ©sirde faire monter Volpatte.
ââŻJâsais pas y faire, dit simplement celui-ci.ââŻY en a qui savât pour toi, intervint la voix aiguĂ« de Barque ; jâen ai
connu unâŠââŻMoi aussi, jâen ai vu ! hurla dĂ©sespĂ©rĂ©ment Volpatte dans la tem-
pĂȘte. Tiens, pas loin du front, Ă jâsais pas quoi, oĂč il y a lâhĂŽpital dâĂ©va-cuation et une sous-intendance, câest lĂ quâjâai rencontrĂ© câtâanguille.
Le vent, qui passait sur nous, demanda en cahotant :
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Le feu Chapitre IX
ââŻQuâest-ce que câest quâça ?A ce moment, il se produisit une accalmie, et le mauvais temps laissa
tant bien que mal parler Volpatte, qui dit :ââŻIâ mâa servi dâguide dans tout le fouillis du dĂ©pĂŽt comme dans une
foire, vu quâil Ă©tait lui-mĂȘme une des curiositĂ©s de lâendroit. Iâ mâmenaitdans des couloirs, des salles de maisons ou dâbaraquements supplĂ©men-taires ; iâ mâentrouvrait une porte Ă Ă©tiquette ou mâla montrait et iâ mâdi-sait : «âŻVise ça, et ça donc, vise-le !âŻÂ» Jâai visitĂ© avec lui ; mais lui nâestpas revenu, comme moi, aux tranchĂ©es : nâtâen fais pas. Iâ nâen râvenait dureste pas non plus, fais tâen pas. Câtâanguille, la premiĂšre fois que jâlâai vue,ellemarchait tout doucement dans la cour : «âŻCâest lâservice courantâŻÂ», quâimâdit. On a causĂ©. Lâlendemain, iâ sâĂ©tait fait coller ordonnance, pour cou-per Ă un dĂ©part, vu quâcâĂ©tait son tour de partir depuis lâcommencementdâla guerre.
«âŻSur le pas de la porte oĂč il sâĂ©tait pagnotĂ© toute la nuit dans un plu-mard, iâ cirait les godasses de son ouistiti : des palaces pompes jaunes. Iâleur zây collait dâlâencaustique, Ăźâ les dorait, mon vieux. Jâmâai arrĂȘtĂ© pourvoir ça. Le gars mâa racontĂ© son histoire. Mon vieux, jâme rappelle plusbesef de câbourrage de crĂąne arabe, pas plus que jâme rappelle de lâHis-toire de France et des dates quâon chantait Ă lâĂ©cole. Jamais, mon vieux, iânâavait Ă©tĂ© envoyĂ© sur le front, quoique de la classe 3 et un costaud bougre,tu sais. Lâdanger, la fatigue, la mocherie de la guerre, câĂ©tait pas pour lui,pour les autres, oui. Iâ savait que si iâ mettait lâpied sur la ligne de feu, laligne prendrait toute la bĂȘte, aussi iâ coulait de toutes les pattes pour res-ter sur place. On avait essayĂ© de tous les moyens pour le possĂ©der, maiscâĂ©tait pas vrai, il avait glissĂ© des pinces de tous les capitaines, de tousles colonels, de tous les majors, qui sâĂ©taient pourtant bougrement foutusen colĂšre contre lui. Iâ mâracontait ça. Comment quâiâ âsait ? Iâ sâlaissaittomber assis. Iâ prenait un air con. Iâ faisait lâsaucĂźsson. Iâ dâvenait commeun paquet de linge sale. «âŻJâai comme une espĂšce de fatigue gĂ©nĂ©raleâŻÂ»,quâiâ chialait. On savait pas comment lâprendre et, au bout dâun temps,on le laissait tomber, iâ sâfaisaĂźt vomir par tout un chacun. VâlĂ . Iâ chan-geait sa maniĂšre aussi suivant les circonstances, tu saisis ? QuĂ©âquâfois,lâpied y faisait mal, dont iâ savait salement bien sâservir. Et pis, iâ sâarran-geait, lâĂ©tait au courant des binaises, savait toutes les occases. Tu parles
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Le feu Chapitre IX
dâunmecton qui connaissait les heures des trains ! Tu lâvoyais sârentrer ensâglissant en douce dans un groupe du dĂ©pĂŽt oĂč câĂ©tait lâfilon, et y rester,toujours en douce poil-poil, et mĂȘme, iâ sâdonnait beaucoup dâmal pourque les copains ayent besoin de lui. Iâ sâlevait Ă des trois heures du matinpour faite le jus, allait chercher de lâeau pendant que les autres bouffaient ;enfin quoi, partout oĂč iâ sâĂ©tait faufilĂ©, il arrivait Ă ĂȘtre dâla famille, câpauvâtype, câte charogne ! Il en mettait pour ne pas en mettre. Iâ mâfaĂźsait lâef-fet dâun mec quâattrait gagnĂ© honnĂȘtement cent balles avec le travail etlâemmerdement quâil apporte Ă fabriquer un faux billet de cinquante. MaisvoilĂ : Iâ raboulera sa peau, çui-lĂ . Au front, iâ sârait emportĂ© dans lâmouve-ment, mais pas si bĂȘte. Iâ sâfout dâceux qui prennent la bourre sur la terre,et iâ sâfoutra dâeux plus encore quand iâs seront dâssous.Quand iâs aurontfini tous de sâbattre, iâ râ viendra chez lui. Iâ dira Ă ses amis et connais-sances : «âŻMe vâlĂ sain tâet saufâŻÂ», et ses copains sâront contents, parce quecâest un bon type, avec des magnes gentilles, tout saligaud quâil est, et âcâest bĂȘte comme tout â mais câtâenfant dâvermine-lĂ , tu lâgobes.
«âŻEh bien, des clients de câ calibre-lĂ , faut pas croire quây en ait quâun :y en a des tinĂ©es dans chaque dĂ©pĂŽt, qui sâcramponnent et serpentent onne sait pas comment Ă leur point dâdĂ©part, et disent : «âŻJâmarche pasâŻÂ», etmarchent pas, et on nâarrive jamais Ă les pousser jusquâau front.âŻÂ»
ââŻCâest pas nouveau, tout ça, dit Barque. Nous lâsavons, nous lâsa-vons !
ââŻY a les bureaux ! ajouta Volpatte, lancĂ© dans son rĂ©cit de voyage. Yen a des maisons entiĂšres, des rues, des quartiers. Jâai vu que mon toutpetit coin de lâarriĂšre, un point, et jâen ai plein la vue. Non, jânâaurais pascru quâpendant la guerre y avait tant dâhommes sur des chaisesâŠ
Une main, dans la file, sortit, tĂąta lâespace.ââŻVâlĂ la sauce qui nâtombe plusâŠââŻAlors, on va sâen aller, tâvas vouĂšreâŠEn effet, on cria : «âŻMarche !âŻÂ»Lâaverse sâĂ©tait tue. On dĂ©fila dans la longue mare mince qui stagnait
dans le fond de la tranchĂ©e et sur laquelle, lâinstant dâavant, se trĂ©mous-saient des plaques de pluie.
Le murmure de Volpatte reprit dans le fatras du déambulement et lesremous des pas pataugeurs.
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Le feu Chapitre IX
Je lâentendais, en regardant se balancer devant moi les Ă©paules dâunepauvre capote pĂ©nĂ©trĂ©e jusquâaux os.
CâĂ©tait aprĂšs les gendarmes quâen avait alors Volpatte.ââŻA mâsure que tu tournes le dos Ă lâavant, tâen vois de plus en plus.ââŻIâ nâont pas lâmĂȘme champ dâbataille que nous.Tulacque avait une vieille rancune contre eux.ââŻFaut voir, dit-il, comment dans les cantonnements les frĂšres se dĂ©-
veloppent, pour chercher dâabord oĂč bien loger et bien manger. Et puis,aprĂšs quâla chose du bidon est rĂ©glĂ©e, pour choper les dĂ©bits clandestins.Tu les vois guetter avec la queue de lâĆil les portes des casbas pour voirsi des fois des poilus nâen sortent pas en douce, avec un air dâavoir deuxairs, en râluquant dâdroite et dâgauche et en se lĂ©chant les moustaches.
ââŻY en a dâbons : jâen connais un, dans mon pays, la CĂŽte-dâOr, dâoĂčjâsuisâŠ
ââŻTais-toi, interrompit pĂ©remptoirement Tulacque. Iâ sâvalent tous ; yen a pas un pour raccommoder lâautre.
ââŻOui, iâ sont heureux, dit Volpatte. Mais tu crois pâtâĂȘtrâ quâiâ sontcontents ? Pas du tout⊠Iâs roussent.
Il rectifia :ââŻY en a un quâ jâai rencontrĂ© et qui roussait. Il Ă©tait bougrement em-
bĂȘtĂ© par la thĂ©orie : «âŻCâest pas la peine dâapprendre la thĂ©orie, quâiâ disait,elle change tout lâtemps. Tânez, le service prĂ©vĂŽtal ; eh bien, vous appre-nez câ qui fait le principal chapitre de la chose, aprĂšs câ nâest plus ça. Ah !quand cette guerre sâra-t-elle finie ? quâiâ disait.
ââŻIâs font ce quâon leur dit de faire, ces gens, hasarda Eudore.ââŻBien sĂ»r. Câest pas dâleur faute, en somme. NâempĂȘche que ces sol-
dats de profession, pensionnĂ©s, mĂ©daillĂ©s â alors que nous, on est quâdescivils auront eu une drĂŽle de façon de faire la guerre.
ââŻĂa mâfait penser Ă un forestier quâjâai vu aussi, dit Volpatte, quiâsait dâla rouscaillure rapport aux corvĂ©es quâon lâobligeait. «âŻCâest dĂ©-goĂ»tant, mâdisait câtâhomme, câquâon fait dânous. On est des anciens sous-offs, des soldats ayant au moins quatre annĂ©es de service. On nous donnela haute paie, câest vrai ; et aprĂšs ? Nous sommes des fonctionnaires ! Maison nous humilie. Dans les Q.G., on nous fait nettoyer, et enlever les or-dures. Les civils voient câtraitement quâon nous inflige et nous dĂ©daignent.
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Et si tu as lâair de rouspĂ©ter, câest tout juste si on nâparle pas de tâenvoyeraux tranchĂ©es, comme les fantassins ! Quâest-ce que devient notre pres-tige ! Quand nous serons de retour dans les communes, comme gardes,aprĂšs la guerre â si on en revient de la guerre â les gens, dans les com-munes et les forĂȘts, diront : «âŻAh ! câest vous que vous dĂ©crottiez les ruesĂ X⊠?âŻÂ» Pour reprendre notre prestige compromis par lâinjustice et lâin-gratitude humaines, jâsais bien â quâiâ disait â quâil va falloir verbaliser,et verbaliser encore, et verbaliser Ă tour de bras, mĂȘme contre les riches,mĂȘme contre les puissants !âŻÂ» quâiâ disait.
ââŻMoi, dit Lamuse, jâai vu un gendarme qui Ă©tait juste : «âŻLe gendarmeest sobre en gĂ©nĂ©ral, quâi disait. Mais il y a toujours de sales bougres par-tout, pas ? Le gendarme fait positivement peur Ă lâhabitant, câest un fait,quâiâ disait ; eh bien, je lâavoue, y en a qui abusent à ça, et ceux-lĂ â quâestla racaille de la gendarmerie â sâfont servir des pâtits verres. Si jâĂ©tais chefou brigadier, jâles visserais, ceuss-lĂ , et pas un peu, quâiâdisait, parce quelâopinion publique, quâiâ disait encore, sâen prend au corps de mĂ©tier dufait de lâabus dâun seul agent verbalisateur.âŻÂ»
ââŻMoi, dit Paradis, un des plus mauvais jours de ma vie câest quâunefois jâai saluĂ© un gendarme, le prenant pour un sous-lieutenant, avec sesbrisques blanches. Heureusement (jâdis pas ça pour me consoler, maisparce que tout dâmĂȘme câest pâtâĂȘtâ vrai), heureusement que jâcrois quâiâmâa pas vu.
Un silence.ââŻOui, videmment, murmurent les hommes.Mais quoi faire ? Faut pas
sâen faire.â â
Un peu plus tard, alors que nous Ă©tions assis le long dâun mur, le dosaux pierres, les pieds enfoncĂ©s et plantĂ©s par terre, Volpatte continua sondĂ©ballage dâimpressions.
ââŻJâentre dans une salle quâĂ©tait un bureau du DĂ©pĂŽt, celui dâla comp-tabilitĂ©, jâcrois bien. Elle grouillait dâtables. Y avait du monde lĂ -dâdanscomme aumarchĂ©. Un nuage de paroles. Tout au long des murs de chaquecĂŽtĂ©, et au milieu, des types assis devant leur Ă©talage comme des mar-chands dâvieux papiers. Jâavais fait une demande pour ĂȘtre reversĂ© dansmon rĂ©giment et on mâavait dit : «âŻDĂ©merde-toi et occupe-toi zâen.âŻÂ»
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Jâtombe sur un sergent, un pâtit poseur, frais comme lâĆil, Ă lorgnon dâorâ des lunettes Ă galon. Il Ă©tait jeune, mais Ă©tant rengagĂ©, il avait lâdroit denâpas partir Ă lâavant. Jây dis : «âŻSergent !âŻÂ» Mais iâ nâmâĂ©coute pas, en trainquâil Ă©tait dâengueuler un scribe : «âŻCâest malheureux, mon garçon, quâiâdisait : jâvous ai dit vingt fois quâil fallait en notifier un pour exĂ©cutionau Chef dâescadron, PrĂ©vĂŽt du C.A., et un Ă titre de renseignement, sanssignature, mais avec mention de la signature, au PrĂ©vĂŽt de la Force pu-blique dâAmiens et des centres de la rĂ©gion dont vous avez la liste â souscouvert, bien entendu, du gĂ©nĂ©ral commandant la rĂ©gion. Câest pourtantbien simpleâŻÂ», quâiâ disait.
«âŻJâ mâai Ă©loignĂ© de trois pas pour attendre quâil ait fini dâengueuler.Cinq minutes aprĂšs, je mâsuis approchĂ© du sergent. Iâ mâa dit : «âŻMonbrave, jâai pas lâtemps dâmâoccuper dâvous, jâai bien dâautres choses entĂȘte.âŻÂ» En effet, il Ă©tait dans tous ses Ă©tats devant sa machine Ă Ă©crire,câtâespĂšce de moule, paâcâquâil avait oubliĂ©, quâiâ disait, dâappuyer sur lelevier dâla touche des majuscules, et alors, au lieu de souligner le titre desa page, il avait foutu en plein dessus une ligne de 8. Alors, iâ nâentendaitrien et iâ gueulait contre les AmĂ©ricains, vu quâle systĂšme de sa machinevenait dâlĂ .
«âŻAprĂšs, iâ rouspĂ©tait contre une autre jambe de laine, parce que surle bordereau de rĂ©paration des cartes, quâiâ disait, on nâavait pas mis leService des Subsistances, le Troupeau de BĂ©tail et le Convoi administratifde la 328á” D.I.
«âŻA cĂŽtĂ©, un outil sâentĂȘtait Ă tirer sur la pĂąte plus de circulaires quâellene pouvait et iâ suait sang et eau pour arriver Ă pondre des fantĂŽmes Ă peine lisibles. Dâautres causaient : «âŻOĂč sont les attaches parisiennes ?âŻÂ»que demandait un Ă©lĂ©gant. Et pis iâ nâappellent pas les choses par leurnom : «âŻDites-moi donc, sâil vous plaĂźt, quels sont les Ă©lĂ©ments cantonnĂ©sĂ XâŠâŻÂ» Les Ă©lĂ©ments, quâest-ce que câest que ce parlage ? dit Volpatte.
«âŻAu bout de la grande table oĂč Ă©taient les types que jâvous dis et dontjâmâavais approchĂ© et en haut de laquelle le sergent, derriĂšre un monti-cule de papelards, se dĂ©menait et donnait des ordres (lâaurait mieux faitde donner dâlâordre), un bonhomme ne faisait rien et tapotait sur son bu-vard avec sa patte : il Ă©tait chargĂ©, lâfrĂšre, du Service des permissions, etcomme la grande attaque Ă©tait commencĂ©e et que les permissions Ă©taient
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suspendues, iâ nâavait pus rien Ă faire : «âŻChic ! alors !âŻÂ» quâiâ disait.«âŻEt ça, câest une table dans une salle, dans un service, dans un dĂ©pĂŽt.
Jâen ai vu dâautres, pis dâautres, de plus en plus. Jâsais pus, câest Ă dâvenirlouftingue, que jâte dis.âŻÂ»
ââŻIâs avaient des brisques ?ââŻPas beaucoup lĂ , mais dans les services qui sont en deuxiĂšmes
lignes, tous en ont : tâas lĂ -dâdans des collections, des jardins dâacclima-tation de brisquards.
ââŻCâque jâai vu de plus joli en fait dâbrisquards, dit Tulacque, câestun automobiliste habillĂ© dans un drap quâtâaurais dit du satin, avec desbrisques fraĂźches et des cuirs dâofficier anglais, tout soldat de 2á” classequâil Ă©tait. Et lâdoigt Ă la joue, il Ă©tait appuyĂ© du coude sur câte bath voitureornĂ©e de glaces, dont il Ă©tait lâvalet dâchambre. Tu tâserais marrĂ©. Iâ faisaitun rond dâjambe, câte chic fripouille !
ââŻCâest tout Ă fait lâpoilu quâon voit dessinĂ© dans les journaux Ă femmes, les chics petits journaux cochons.
Chacun a son souvenir, son couplet sur ce sujet tant ruminĂ© des «âŻfi-loneursâŻÂ», et tout le monde se met Ă dĂ©border et Ă parler Ă la fois. Unbrouhaha nous enveloppe au pied du mur triste oĂč nous sommes tassĂ©scomme des ballots, dans le dĂ©cor piĂ©tinĂ©, gris et boueux qui gĂźt devantnous, stĂ©rilisĂ© par la pluie.
ââŻâŠ Ses frusques commandĂ©es au pique-pouces, pas demandĂ©es augarde-mites.
ââŻâŠ Planton au Service routier, pis Ă la Manute, pis cycliste au ravi-taillement du XIá” Groupe.
ââŻâŠ Iâ a chaque matin un pli Ă porter au Service de lâIntendance, auCanevas du Tir, Ă lâEquipage des Ponts, et le soir Ă lâA.D. et Ă lâA.T. Câesttout.
ââŻâŠ Quand jâsuis rentrĂ© dâperme, disait câtâ ordonnance, les bonnesfemmes nous acclamaient Ă toutes les barriĂšres de passage Ă niveau dutrain. «âŻElles vous prenaient pour des soldatsâŻÂ», quâjây disâŠ
ââŻâŠ «âŻAh ! quâjây dis, vous ĂȘtes donc mobilisĂ©, vous, quâjây dis. â Par-faitement, quâiâ mâdit, attendu quâjâai fait une tournĂ©e dâconfĂ©rences enAmĂ©rique avec mission du ministre. Câest pâtâĂȘtâ pas ĂȘtâ mobilisĂ©, ça ? Dureste, mon ami, quâiâ mâdit, jâpaye pas mon loyer, donc je suis mobilisĂ©.âŻÂ»
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ââŻEt moiâŠââŻPour finir, cria Volpatte, qui fit taire tous les bourdonnements, avec
son autoritĂ© de voyageur revenant de lĂ -bas, pour finir, jâen ai vu, dâunseul coup, toute une secouĂ©e Ă un gueuleton. Pendant deux jours, jâaiĂ©tĂ© comme aide Ă la cuisine dâun des groupes de C.O.A., parce quâon nepouvait pas me laisser Ă rien faire en attendant ma rĂ©ponse, qui sâdĂ©pĂȘ-chait pas, vu quâon y avait ajoutĂ© une redemande et une archi-demandeet quâelle avait, aller et retour, trop dâarrĂȘts Ă faire Ă chaque bureau.
«âŻTotal, jâai Ă©tĂ© cuistot dans câbazar. Une fois jâai servi, vu que lâcui-sinier en chef Ă©tait rentrĂ© de permission pour la quatriĂšme fois, et Ă©taitfatiguĂ©. Jâvoyais et jâentendais câmonde, toutes les fois quâjâentrais dansla salle Ă manger, quâĂ©tait dans la PrĂ©fecture, et quâtout câbruit chaud etlumineux mâarrivait sur la gueule.
«âŻIâ nây avait lĂ -dedans rien que des auxiliaires, mais y en avait benaussi dans lânombre, du service armĂ© : y avait rien quâexclusivement desvieux, avec en plus quĂ©quâjeunes assis par-ci par-lĂ .
«âŻJâai commencĂ© a mâ marrer quand un dâces manches a dit : «âŻFautfermer les volets, câest plus prudent.âŻÂ» Mon vieux on Ă©tait Ă une piĂšce dedeux cents kilomĂštres de la ligne de feu, mais câvĂ©rolĂ©-lĂ , iâ voulait fairecroire quây aurait danger dâbombardement dâaĂ©roâŠ
ââŻJâai bien mon cousin, dit Tirloir, en se fouillant, qui mâĂ©crit⊠Tiens,vâlĂ câquâiâ mâĂ©crit : «âŻMon cher Adolphe, me voilĂ dĂ©finitivement main-tenu Ă Paris, comme attachĂ© Ă la Boite 6o. Pendant quâtâes lĂ -bas, je restedonc dans la capitale Ă la merci dâun taube ou dâun zeppelin !âŻÂ»
ââŻAh ! Hi ! Ho !Cette phrase rĂ©pand une douce joie et on la digĂšre comme une frian-
dise.ââŻAprĂšs, reprit Volpatte, je mâsuis marrĂ© plus encore pendant cette
croĂ»te dâembusquĂ©s. Comme dĂźner, ça âsait bon : dâla morue, vu quâcâĂ©taitvendredi ; mais prĂ©parĂ©e comme les soles Marguerite, est-ce que je sais ?Mais comme parlementâŠ
ââŻIâs appellent la baĂŻonnette Rosalie, pas ?ââŻOui, ces empaillĂ©s-lĂ . Mais pendant lâdĂźner, ces messieurs parlaient
surtout dâeux. Chacun, pour expliquer quâiâ nâĂ©tait pas ailleurs, disait, ensomme, tout en disant autâ chose et tout en mangeant comme un ogre :
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«âŻMoi, jâsuis malade, moi, jâsuis affaibli, râgardez-moi câte ruine ; moi,jâsuis gaga.âŻÂ» Iâs allaient chercher des maladies dans lâfond dâeux poursâen affubler : «âŻJâvoulais partir pour la guerre, mais jâai une hernie, deuxhernies, trois hernies.âŻÂ» Ah ! non, câgueuleton ! Les circulaires qui parlentdâexpĂ©dier tout le monde, expliquait un loustic, câest comme les vaude-villes, quâil expliquait : y a toujours un dernier acte qui vient râarran-ger tout le mic-mac du reste. CâtroisiĂšme acte, câest le paragraphe : «âŻâŠĂ moins que les besoins du service sây opposentâŠâŻÂ» Y en a un qui ra-contait : «âŻJâavais trois amis sur qui jâcomptais pour un coup dâĂ©paule. Jevoulais mâadresser Ă eux : lâun aprĂšs lâautre un peu avant que jâfasse lademande, iâs ont Ă©tĂ© tuĂ©s Ă lâennemi ; croyez-vous, quâiâ disait, que jâai pasde chance !âŻÂ» Un autre expliquait Ă un autre que, quant Ă lui, il aurait bienvoulu partir, mais que lemĂ©decin-major lâavait pris Ă bras-le-corps pour leretenir de force au dĂ©pĂŽt dans lâauxiliaire. «âŻEh bien, quâiâ disait, jâme suisrĂ©signĂ©. AprĂšs tout, jârendrai plus dâservices en mettant mon intelligenceau service du pays quâen portant lâsac.âŻÂ» Et câlui quâĂ©tait Ă cĂŽtĂ© faisait :«âŻOuiâŻÂ», avec sa tirelire quâĂ©tait plumĂ©e en haut. Il avait bien consenti Ă aller Ă Bordeaux pendant lâmoment oĂč les Boches approchaient de Paris etoĂč alors Bordeaux Ă©tait devenu la ville chic, mais aprĂšs il Ă©tait carrĂ©mentrevenu en avant, Ă Paris, et disait quĂ©quâchose comme ça : «âŻMoi jâsuisutile Ă la France avec mon talent quâiâ faut absolument que jâconserve Ă la France.âŻÂ»
«âŻIâs parlaient dâautres quâĂ©taient pas lĂ : du commandant qui sâmet-tait Ă avoir un caractĂšre impossible et iâs expliquaient que tant plus iâdâvenait ramolli, tant plus iâ dâvenait dur ; dâun gĂ©nĂ©ral qui faisait des ins-pections inattendues Ă cette fin de dĂ©busquer le monde, mais qui, depuishuit jours, Ă©tait au pieu, trĂšs malade. «âŻIl va mourir sĂ»rement ; son Ă©tatnâinspire plus aucune inquiĂ©tudeâŻÂ», quâiâs disaient, en fumant des ciga-rettes que des poires de la haute envoient aux dĂ©pĂŽts pour les soldats dufront. «âŻTu sais, quâon disait, le tout pâtit Frazy, qui est si mignon, câchĂ©-rubin, il a enfin trouvĂ© un filon pour rester : on a demandĂ© des tueursde bĆufs Ă lâabattoir, et il sâest fait embaucher lĂ -dedans par protection,quoique licenciĂ© en droit et malgrĂ© quâiâ soit clerc de notaire.Quant au filsFlandrin, il a rĂ©ussi Ă sâfaire nommer cantonnier. ââŻCantonnier, lui ? tucrois quâon va lâlaisser ?ââŻBien sĂ»r, rĂ©pond un dâces couillons, cantonnier
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câest pour longtempsâŠâŻÂ»ââŻTu parles dâimbĂ©ciles, gronde Marthereau.ââŻEt ils Ă©taient tous jaloux, je nâsais pas pourquoi, dâun nommĂ© Pou-
rin : «âŻAutrefois iâ mânait la grande vie parisienne : iâ dĂ©jeunait et dĂźnaiten ville. Iâ faisait dix-huit visites par jour. Iâ papillonnait dans les salonsdepuis five oâclock jusquâĂ lâaube. Il Ă©tait infatigable pour conduire lescotillons, organiser des fĂȘtes, avaler des piĂšces de thĂ©Ăątre, sans compterles parties dâauto, le tout plein dâchampagne. Mais vâlĂ la guerre. Alors ilnâest plus capable, le pauvre petit, de veiller un peu tard Ă un crĂ©neau etdâcouper du fil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis,lui, un Parisien, aller en province, sâenterrer dans la vie des tranchĂ©es ?Jamais de la vie ! «âŻJâcomprends, moi, rĂ©pondait un mec, quâai trente-septans, jâsuis arrivĂ© Ă lâĂąge de mâsoigner !âŻÂ» Et pendant que câtâindividu disaitça, jâpensais Ă Dumont, lâgarde-chasse, quâavait quarante-deux ans, qui aĂ©tĂ© dĂ©foncĂ© auprĂšs dâmoi sur la cote 132, si prĂšs, quâaprĂšs que lâpaquet deballes qui lui est entrĂ© dans la tĂȘte, mon corps remuait du tremblementdu sien.
ââŻEt comment quâiâs Ă©taient avec toi, ces gibiers ?ââŻIâsâ foutaient dâmoi, mais ne lâmontraient pas trop : de temps en
temps seulement, quand iâs pouvaient pus sâ râtenir. Iâs me râgardaient ducoin de lâĆil et faisaient surtout attention de nâpas mâtoucher en passant,parce que jâĂ©tais encore sale de la guerre.
«âŻĂa mâdĂ©goĂ»tait un peu dâĂȘtre au milieu de câtâamoncellement degânoux creux, mais je mâdisais : «âŻAllons, tâes dâpassage, Firmin.âŻÂ» Y aquâune fois jâai failli mâfoutâ en rogne, câest quand un a dit : «âŻPlus tard,quand on râviendra, si on râvientâŻÂ». Ăa non ! Il nâavait pas le droit de direça. Des phrases comme ça, pour les avoir au bec, iâ faut les mĂ©riter : câestcomme une dĂ©coration. Jâveux bien quâon filoche, mais pas quâon joue Ă lâhomme exposĂ© quand on a foutu lâcamp, avant dâpartir. Et tu les enten-dais aussi raconter des batailles, car iâs sont au courant mieux quâtoi desgrands machins et dâla façon dont sâgoupille la guerre, et aprĂšs, quandtu râviendras, si tu râviens, câest toi quâauras tort au milieu de toute cettefoule de blagueurs, avec ta pâtite vĂ©ritĂ©.
«âŻAh ! ce soir-lĂ , mon vieux, ces tĂȘtes dans la fumĂ©e des lumiĂšres, laribouldingue de ces gens qui jouissaient de la vie, qui profitaient de la
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paix ! On aurait dit un ballet dâthĂ©Ăątre, une fantasmagorie. Y en avait, yen avait⊠Y en a encore des cent milleâŻÂ», conclut enfin Volpatte, Ă©bloui.
Mais les hommes qui payaient de leur force et de leur vie la sĂ©curitĂ©des autres sâamusaient de la colĂšre qui lâĂ©touffait, lâacculait dans son coinet le submergeait sous des spectres embusquĂ©s.
ââŻHeureusement quâiâ nous parle pas des ouvriers dâusine quâont faitleur apprentissage Ă la guerre et dâtous ceux qui sont restĂ©s chez eux sousdes prĂ©textes de dĂ©fense nationale mis sur pattes en cinq sec ! murmuraTirette. Iâ nous jamberait avec ça jusquâĂ la Saint-Saucisson.
ââŻTu dis quây en a des cent mille, peau dâmouche, railla Barque. Ehbien, en 1914, tâentends bien ? Millerand, le ministre de la Guerre, a ditaux dĂ©putĂ©s : «âŻIl nây a pas dâembusquĂ©s.âŻÂ»
ââŻMillerand, grognaVolpatte,mon vieux, je lâconnais pas, câtâhomme-lĂ , mais, sâil a dit ça, câest vraiment un salaud !
â â ââŻMon vieux, les autres, iâs font câqui veulât dans leur pays, mais chez
nous, et mĂȘme dans un rĂ©giment en ligne, y a des filons, des inĂ©galitĂ©s.ââŻOn est toujours, dit Bertrand, lâembusquĂ© de quelquâun.ââŻĂa câest vrai : nâimporte comment tu tâappelles, tu trouves, tou-
jours, toujours, moins crapule et plus crapule que toi.ââŻTous ceux qui chez nous ne montent pas aux tranchĂ©es, ou ceux
qui ne vont jamais en premiĂšre ligne ou mĂȘme ceux qui nây vont que detemps en temps, câest, si tu veux, des embusquĂ©s et tu verrais combien yen a, si on ne donnait des brisques quâaux vrais combattants.
ââŻY en a deux cent cinquante par rĂ©giment de deux bataillons, ditCocon.
ââŻY a les ordonnances, et Ă un moment, y avait mĂȘme les tamponsdes adjudants.
ââŻLes cuistots et les sous-cuistots.ââŻLes sergents-majors et le plus souvent les fourriers.ââŻLes caporaux dâordinaire et les corvĂ©es dâordinaire.ââŻQuĂ©âques piliers de bureau et la garde du drapeau.ââŻLes vaguemestres.ââŻLes conducteurs, les ouvriers et toute la section, avec tous ses gra-
dĂ©s, et mĂȘme les sapeurs.
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ââŻLes cyclistes.ââŻPas tous.ââŻPresque tout le service de santĂ©.ââŻPas des brancardiers, bien entendu, puisque non seulement iâs font
un foutu mĂ©tier, mais quâiâs sâlogent avec les compagnies et en cas dâas-saut, chargent avec leur brancard ; mais les infirmiers.
ââŻCâest presque tous curĂ©s, surtout Ă lâarriĂšre. Parce que, tu sais, lescurĂ©s qui portent le sac, jâen ai pas vu lourd, et toi ?
ââŻMoi non plus. Dans les journaux, mais pas ici.ââŻY en a eu, iâ paraĂźt.ââŻAh !ââŻCâest Ă©gal ! Lâ fantassin iâ prend quâĂšque chose dans câte guerre-lĂ .ââŻY en a dâautres aussi qui sont exposĂ©s. Y en a pas quâpour nous !ââŻSi, dit Ăąprement Tulacque, y en a presque que pour nous !
â â Il ajouta :ââŻTu mâdiras â jâsais bien câque tu vas mâdire â que les automobi-
listes et les artilleurs lourds ont pris Ă Verdun. Câest vrai, mais iâs onttout dâmĂȘme le filon Ă cĂŽtĂ© dânous. Nous, on est exposĂ©s toujours commeeux lâont Ă©tĂ© une fois (et mĂȘme on a en plus les balles et les grenadesquâiâs nâont pas). Les artilleurs lourds, iâs ont Ă©levĂ© des lapins prĂšs dâleursguitounes, et iâs ont fait des omelettes pendant dix-huit mois. Nous, onest vraiment au danger ; ceux qui y sont en partie, ou une fois, nây sontpas. Alors, comme ça, tout le monde y serait : la bonne dâenfants qui na-vigue dans les rues dâParis lâest aussi, pisquây a les taubes et les zeppelins,comme disait câtâandouille que parlait lâcopain tout Ă lâheure.
ââŻA la premiĂšre expĂ©dition des Dardanelles, y a bien un pharmacienblessĂ© par un Ă©clat. Tu mâcrois pas ? Câest vrai pourtant, un officier Ă bor-dure verte, blessĂ© !
ââŻCâest lâhasard, comme jâlâĂ©crivais Ă Mangouste, conducteur dâuncheval haut-le-pied Ă la section, et qui a Ă©tĂ© blessĂ©, mais lui câĂ©tait parun camion.
ââŻMais oui, câest tel que ça. AprĂšs tout, une bombe peut dĂ©gringolersur une promenade Ă Paris, ou Ă Bordeaux.
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ââŻOui, oui. Alors câest trop facile de dire : «âŻFaisons pas dâdiffĂ©renceentre les dangers !âŻÂ» Minute. Depuis le commencement, y en a quelques-uns dâeux autres qui ont Ă©tĂ© tuĂ©s par un malheureux hasard : de nous,y en a quĂ©âquâs-uns qui vivent encore, par un hasard heureux. Câest paspareil, ça, vu quâquand on est mort câest pour longtemps.
ââŻVoui, dit Tirette, mais vous dâvenez empoisonnants avec vos his-toires dâembusquĂ©s. Du moment quâon nây peut rien, faudrait voir Ă tour-ner la page. Ăa me fait penser Ă un ancien garde champĂȘtre de Cherey, oĂčon Ă©tait lâmois dernier, qui marchait dans les rues de la ville en zyeutantpartout pour dĂ©goter un civil en Ăąge de porter les armes, et qui flairait lesfricoteurs comme un dogue. VâlĂ -t-iâ pas quâiâ sâarrĂȘte devant une fortecommĂšre quâavait dâla moustache, et ne râgarde plus que câte moustacheet il lâengueule : «âŻTu nâpourrais pas ĂȘtre sur le front, toi ?âŻÂ»
ââŻMoi, dit PĂ©pin, jâmâen fais pas pour les embusquĂ©s ou les demi-embusquĂ©s, pisque câest perdre le temps quâon a, mais oĂč jâles ai Ă la caille,câest quand iâ crĂąnent. Jâsuis dâlâavis dâVolpatte : quâiâs filonnent, bon, câesthumain, mais quâaprĂšs, iâ viennent pas dire : «âŻJâai Ă©tĂ© un guerrier.âŻÂ» Tiens,les engagĂ©s, par exempleâŠ
ââŻĂa dĂ©pend des engagĂ©s. Ceux qui se sont engagĂ©s sans conditions,dans lâinfanterie, moi, jâ mâincline devant ces hommes-lĂ , autant quedâvant ceux qui sont tuĂ©s ; mais les engagĂ©s dans les services ou les armesspĂ©ciales, mĂȘme lâartillerie lourde, iâ commencent Ă mâtaper sur lâos. Onles connaĂźt, ceux-lĂ ! Iâs diront, en âsant lâgracieux dans leur monde :«âŻJâmâai engagĂ© pour la guerre. ââŻAh ! comme câest beau, câque vous avezfait ; vous avez, de votre propre volontĂ©, affrontĂ© la mitraille ! ââŻMais oui,madame la marquise, jâsuis comme ça.âŻÂ» Eh, va donc, fumiste !
ââŻJâconnais un monsieur qui sâest engagĂ© dans les parcs dâaviation.Il avait un bel uniforme : il aurait mieux fait de sâengager Ă lâOpĂ©ra-Comique.
ââŻOui, mais câest toujours la mĂȘme histoire. Iâ nâaurait pas pu direaprĂšs dans les salons : «âŻTenez, me vâla : regardez ma gueule dâengagĂ©volontaire !âŻÂ»
ââŻQuâest-ce que jâdis «âŻil aurait aussi bien fait !âŻÂ» Il aurait beaucoupmieux fait, oui. Au moins il aurait carrĂ©ment fait rigoler les autres, aulieu dâles faire rire jaune.
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Le feu Chapitre IX
ââŻTout ça, câest dâla bath potiche peinte Ă neuf et bien dĂ©corĂ©e, detoutes sortes de dĂ©corations, mais qui ne va pas au feu.
ââŻSi nây avait quâdes gars comme ça, les Boches sâraient Ă Bayonne.ââŻQuand y a la guerre, on doit risquer sa peau, pas, caporal ?ââŻOui, dit Bertrand. Il y a des moments oĂč le devoir et le danger câest
exactement la mĂȘme chose. Quand le pays, quand la justice et la libertĂ©sont en danger, ce nâest pas en se mettant Ă lâabri quâon le dĂ©fend. Laguerre signifie au contraire danger de mort et sacrifice de la vie pourtout le monde, pour tout le monde : personne nâest sacrĂ©. Il faut donc yaller tout droit, jusquâau bout, et non pas faire semblant de le faire, avecun uniforme de fantaisie. Les services de lâarriĂšre, qui sont nĂ©cessaires,doivent ĂȘtre assurĂ©s automatiquement par les vrais faibles et les vraisvieux.
ââŻVois-tu, y a eu trop dâgens riches et Ă relations qui ont criĂ© : «âŻSau-vons la France ! â et commençons par nous sauver !âŻÂ» A la dĂ©claration dela guerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se dĂ©filer, voilĂ câquây a eu. Les plus forts ont rĂ©ussi. Jâai remarquĂ©, moi, dans mon pâtitcoin, quâcâĂ©taient surtout ceux qui gueulaient le plus, avant, au patrio-tisme⊠En tout cas â comme ils disaient tout Ă lâheure, eux autres â si onsâcarre Ă lâabri, la derniĂšre vacherie quâon puisse faire câest dâfaire croirequâon a risquĂ©. Paâc que ceux qui risquent vraiment, jâte lâredis, mĂ©ritentle mĂȘme hommage que les morts.
ââŻEt pis aprĂšs ? Câest toujours comme ça, mon vieux. Tu changeraspas lâhomme.
ââŻRien Ă faire. RouspĂ©ter, tâplaindre ? Tiens, en fait dâplainte, tâasconnu Margoulin ?
ââŻMargoulin, câbon type de chez nous quâon a laissĂ© mourir sur leCrassier parcâ quâon lâa cru mort ?
ââŻEh ben, lui voulait sâplaindre. Tous les jours iâ parlait dâfaire unerĂ©clamation sur tout ça lĂ -dessus au capitaine, au commandant, et dedâmander quâiâ soit Ă©tabli que chacun montera Ă son tour aux tranchĂ©es.Tu lâentendais dire aprĂšs la croĂ»te : «âŻJây dirai, vrai comme vâlĂ un quartde vin lĂ .âŻÂ» Et lâinstant dâaprĂšs : «âŻSi jây dis pas, câest quâjamais y a un quartde vin lĂ .âŻÂ» Et si tu râpassais tu lârâentendais : «âŻTiens, câest-iâ un quart devin ça ? Eh bien, tu verras si jây dirai !âŻÂ» Total : iâ nâa rien dit du tout. Tu
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Le feu Chapitre IX
mâdiras : «âŻIl a Ă©tĂ© tuĂ©.âŻÂ» Câest vrai, mais avant, il avait eu largement letemps de le faire deux mille fois sâil avait osĂ©.
ââŻTout ça, ça mâemmerde, gronda Blaire, sombre, avec un Ă©clair defureur.
ââŻNous autres, on nâa rien vu â vu quâon voit rien.ââŻMais si on voyait !âŠââŻMon vieux, sâĂ©cria Volpatte, les dĂ©pĂŽts, Ă©coute bien câque jâvais
tâdire : faudrait dĂ©tourner dans eux tous, tout partout, la Seine, la Ga-ronne, le RhĂŽne et la Loire pour les nettoyer. En attendant lĂ -dedans,iâs vivent, et mĂȘme iâs vivent bien, et iâs vont roupiller tranquillement,chaque nuit, chaque nuit !
Le soldat se tut. Au loin, il voyait, lui, la nuit quâon passe, recroque-villĂ©, palpitant dâattention et tout noir, au fond du trou dâĂ©coute dont sesilhouette, tout autour, la mĂąchoire dĂ©chiquetĂ©e, chaque fois quâun coupde canon jette son aube dans le ciel.
Cocon fit amĂšrement :ââŻĂa ne donne pas envie de mourir.ââŻMais si, reprend placidement quelquâun, mais si⊠NâexagĂšre pas,
voyons, peau dâhareng saur.
n
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CHAPITRE X
ARGOVAL
L soir arrivait du cĂŽtĂ© de la campagne. Une brisedouce, douce comme des paroles, lâaccompagnait.Dans les maisons posĂ©es le long de cette voie villageoise â
grande route habillĂ©e sur quelques pas en grande rue â les chambres,que leurs fenĂȘtres blafardes nâalimentaient plus de la clartĂ© de lâespace,sâĂ©clairaient de lampes et de chandelles, de sorte que le soir on sortaitpour aller dehors, et quâon voyait lâombre et la lumiĂšre changer graduel-lement de place.
Au bord du village, vers les champs, des soldats dĂ©sĂ©quipĂ©s erraient,le nez au vent. Nous finissions la journĂ©e en paix. Nous jouissions decette oisivetĂ© vague dont on Ă©prouve la bontĂ© quand on est vraiment las.Il faisait beau ; lâon Ă©tait au commencement du repos, et on rĂȘvait. Le soirsemblait aggraver les figures avant de les assombrir, et les fronts rĂ©flĂ©-chissaient la sĂ©rĂ©nitĂ© des choses.
Le sergent Suilhard vint Ă moi et me prit par le bras. Il mâentraĂźna.
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Le feu Chapitre X
ââŻViens, me dit-il, je vais te montrer quelque chose.Les abords du village abondaient en rangĂ©es de grands arbres calmes,
quâon longeait, et, de temps en temps, les vastes ramures, sous lâaction dela brise, se dĂ©cidaient Ă quelque lent geste majestueux.
Suilhard me prĂ©cĂ©dait. Il me conduisĂźt dans un chemin creux qui tour-nait, encaissĂ© ; de chaque cĂŽtĂ©, poussait une bordure dâarbustes dont lesfaĂźtes se rejoignaient Ă©troitement. Nous marchĂąmes quelques instants en-vironnĂ©s de verdure tendre. Un dernier reflet de lumiĂšre, qui prenait cechemin en Ă©charpe, accumulait dans les feuillages des points jaune clairronds comme des piĂšces dâor.
ââŻCâest joli, fis-je.Il ne disait rien. Il jetait les yeux de cĂŽtĂ©. Il sâarrĂȘta.ââŻĂa doit ĂȘtre lĂ .Il me fit grimper par un petit bout de chemin dans un champ entourĂ©
dâun vaste carrĂ© de grands arbres, et bondĂ© dâune odeur de foin coupĂ©.ââŻTiens ! remarquai-je en observant le sol, câest tout piĂ©tinĂ© par ici. Il
y a eu une cĂ©rĂ©monie.ââŻViens, me dit Suilhard.Il me conduisit dans le champ, non loin de lâentrĂ©e. Il y avait lĂ un
groupe de soldats qui parlaient à voix baissée. Mon compagnon tendit lamain.
ââŻCâest lĂ , dit-il.Un piquet trĂšs bas â un mĂštre Ă peine â Ă©tait plantĂ© Ă quelques pas
de la haie, faite Ă cet endroit de jeunes arbres.ââŻCâest lĂ , dit-il, quâon a fusillĂ© le soldat du 204, ce matin.«âŻOn a plantĂ© le poteau dans la nuit. On a amenĂ© le bonhomme Ă
lâaube, et ce sont les types de son escouade qui lâont tuĂ©. Il avait voulucouper aux tranchĂ©es ; pendant la relĂšve, il Ă©tait restĂ© en arriĂšre, puis Ă©taitrentrĂ© en douce au cantonnement. Il nâa rien fait autre chose ; on a voulu,sans doute, faire un exemple.âŻÂ»
Nous nous approchĂąmes de la conversation des autres :ââŻMais non, pas du tout, disait lâun. CâĂ©tait pas un bandit ; câĂ©tait pas
un de ces durs cailloux comme tu en vois. Nous Ă©tions partis ensemble.CâĂ©tait un bonhomme comme nous, ni plus, ni moins un peu flemme,câest tout. Il Ă©tait en premiĂšre ligne depuis le commencement, mon vieux,
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Le feu Chapitre X
et jâlâai jamais vu saoul, moi.ââŻFaut tout dire : malheureusement pour lui, quâil avait de mauvais
antĂ©cĂ©dents. Ils Ă©taient deux, tu sais, Ă faire le coup. Lâautre a pigĂ© deuxans de prison. Mais Cajard ÂčĂ cause dâune condamnation quâil avait euedans le civil, nâa pas bĂ©nĂ©ficiĂ© de circonstances attĂ©nuantes. Il avait, dansle civil, fait un coup de tĂȘte Ă©tant saoul.
ââŻOn voit un peu dâsang par terre quand on râgarde, dit un hommepenchĂ©.
ââŻY a tout eu, reprit un autre, la cĂ©rĂ©monie depuis A jusquâĂ Z, lecolonel Ă cheval, la dĂ©gradation ; puis on lâa attachĂ©, Ă câpetit poteau bas,câpoteau dâbestiaux. Il a dĂ» ĂȘtre forcĂ© de sâmettre Ă genoux ou de sâasseoirpar terre avec un petit poteau pareil.
ââŻĂa sâcomprendrait pas, fit un troisiĂšme aprĂšs un silence, sâil nâyavait pas cette chose de lâexemple que disait le sergent.
Sur le poteau, il y avait, gribouillĂ©es par les soldats, des inscriptionset des protestations. Une croix de guerre grossiĂšre, dĂ©coupĂ©e en bois, yĂ©tait clouĂ©e et portait : «âŻA Cajard, mobilisĂ© depuis aoĂ»t 1914, la Francereconnaissante.âŻÂ»
En rentrant au cantonnement, je vis Volpatte, entouré, qui parlait. Ilracontait quelque nouvelle anecdote de son voyage chez les heureux.
n
1. Jâai changĂ© le nom de ce soldat, ainsi que celui du village. H. B.
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CHAPITRE XI
LE CHIEN
I temps Ă©pouvantable. Lâeau et le vent assaillaient lespassants, criblaient, inondaient et soulevaient les chemins.De retour de corvĂ©e, je regagnais notre cantonnement, Ă lâex-
trĂ©mitĂ© du village. A travers la pluie Ă©paisse, le paysage de ce matin-lĂ Ă©tait jaune sale, le ciel tout noir â couvert dâardoises. Lâaverse fouettaitlâabreuvoir avec ses verges. Le long des murs, des formes se rapetissaientet filaient, pliĂ©es, honteuses, en barbotant.
MalgrĂ© la pluie, la basse tempĂ©rature et le vent aigu, un attroupe-ment sâagglomĂ©rait devant la poterne de la ferme oĂč nous logions. Leshommes serrĂ©s lĂ , dos Ă dos, formaient, de loin, comme une vaste Ă©pongegrouillante. Ceux qui voyaient, par-dessus les Ă©paules et entre les tĂȘtes,Ă©carquillaient les yeux et disaient :
ââŻIl en a du fusil, le gars !ââŻPour nâavoir pas les grolles, iâ nâa point les grolles !Puis les curieux sâĂ©parpillĂšrent, le nez rouge et la face trempĂ©e, dans
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Le feu Chapitre XI
lâaverse qui cinglait et la bise qui pinçait, et, laissant retomber leurs mainsquâils avaient levĂ©es au ciel dâĂ©tonnement, ils les enfonçaient dans leurspoches.
Au centre, demeura, strié de pluie, le sujet du rassemblement :Fouillade, le torse nu, qui se lavait à grande eau.
Maigre comme un insecte, agitant de longs bras minces, frĂ©nĂ©tique ettumultueux, il se savonnait et sâaspergeait la tĂȘte, le cou et la poitrine jus-quâau grillage proĂ©minent de ses cĂŽtes. Sur sa joue creusĂ©e en entonnoirlâĂ©nergique opĂ©ration avait Ă©talĂ© une floconneuse barbe de neige, et elleaccumulait sur le sommet de son crĂąne une visqueuse toison que la pluieperforait de petits trous.
Le patient utilisait, en guise de baquet, trois gamelles quâil avait rem-plies dâeau trouvĂ©e on ne savait oĂč dans ce village oĂč il nây en avait pas,et, comme il nâexistait nulle part, dans lâuniversel ruissellement cĂ©lesteet terrestre, de place propre pour poser quoi que ce fĂ»t, il fourrait, aprĂšsusage, sa serviette dans la ceinture de son pantalon, et mettait, chaquefois quâil sâen Ă©tait servi, son savon dans sa poche.
Ceux qui Ă©taient encore lĂ admiraient cette gesticulation Ă©pique ausein des intempĂ©ries, et rĂ©pĂ©taient en hochant la tĂȘte :
ââŻCâest une maladie de propretĂ© quâil a.ââŻTu sais quâiâ va avoir une citation, quâon dit, pour lâaffaire du trou
dâobus avec Volpatte.ââŻBen, mon vieux cochon, les a pas volĂ©es, ses citations !Et on mĂȘlait, sans bien sâen rendre compte, les deux exploits, celui de
la tranchĂ©e et celui-lĂ , et on le regardait comme le hĂ©ros du jour, tandisquâil soufflait, reniflait, haletait, rauquait, crachait, essayait de sâessuyersous la douche aĂ©rienne, par coups rapides et comme par surprise, puis,enfin, se rhabillait.
â â Une fois lavĂ©, il a froid.Il tourne sur place et se poste, debout, Ă lâentrĂ©e de la grange oĂč lâon
gßte. La bise glaciale tache et placarde la peau de sa longue face creuse etbasanée, tire des larmes de ses yeux et les éparpille sur ses joues grilléesjadis par le mistral ; et son nez aussi pleure et pleuvote.
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Le feu Chapitre XI
Vaincu par la morsure continue du vent qui lâattrape aux oreilles, mal-grĂ© son cache-nez nouĂ© autour de sa tĂȘte, et auxmollets malgrĂ© les bandesjaunes dont ses jambes de coq sont Ă©caillĂ©es, il rentre dans la grange, maisil en ressort aussitĂŽt, en roulant des yeux fĂ©roces et enmurmurant : «âŻPutede moine !âŻÂ» et : «âŻVoleur !âŻÂ» avec lâaccent qui Ă©clĂŽt aux gosiers Ă mille ki-lomĂštres dâici, dans le coin de terre dâoĂč la guerre lâexila.
Et il reste debout, dehors, dĂ©paysĂ© plus quâil ne le fut jamais dansce dĂ©cor septentrional. Et le vent vient, se glisse en lui, et revient, avecde brusques mouvements, secouer et malmener ses formes dĂ©charnĂ©es etlĂ©gĂšres dâĂ©pouvantail.
Câest quâelle est quasi inhabitable â coquine de Dious ! â la grangequâon nous a assignĂ©e pour vivre pendant cette pĂ©riode de repos. Cetasile sâenfonce, tĂ©nĂ©breux, suintant et Ă©troit comme un puits. Toute unemoitiĂ© en est inondĂ©e â on y voit surnager des rats â et les hommes sontmassĂ©s dans lâautre moitiĂ©. Les murs, faits de lattes agglutinĂ©es par de laboue sĂ©chĂ©e, sont cassĂ©s, fendus, percĂ©s, sur tout le pourtour, et largementtrouĂ©s dans le haut. On a bouchĂ© tant bien que mal, la nuit oĂč lâon estarrivĂ© â jusquâau matin â les lĂ©zardes qui sont Ă portĂ©e de la main, eny fourrant des branches feuillues et des claies. Mais les ouvertures duhaut et du toit sont toujours bĂ©antes. Alors quâun faible jour impuissanty demeure suspendu, le vent, au contraire, sây engouffre, sây aspire detous cĂŽtĂ©s, de toute sa force, et lâescouade subit la poussĂ©e dâun Ă©ternelcourant dâair.
Et quand on est là , on demeure planté debout, dans cette pénombrebouleversée, à tùtonner, à grelotter et à geindre.
Fouillade, qui est rentrĂ© encore une fois, aiguillonnĂ© par le froid, re-grette de sâĂȘtre lavĂ©. Il a mal aux reins et dans le cĂŽtĂ©. Il voudrait fairequelque chose, mais quoi ?
Sâasseoir ? Impossible. Câest trop sale, lĂ -dedans : la terre et les pa-vĂ©s sont enduits de boue, et la paille disposĂ©e pour le couchage est touthumide Ă cause de lâeau qui sây infiltre et des pieds qui sây dĂ©crottent.De plus, si lâon sâassoit, on gĂšle, et si on sâĂ©tend sur la paille, on estincommodĂ© par lâodeur du fumier et Ă©gorgĂ© par les Ă©manations ammo-niacales⊠Fouillade se contente de regarder sa place en bĂąillant Ă dĂ©cro-cher sa longue mĂąchoire quâallonge une barbiche oĂč lâon verrait des poils
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Le feu Chapitre XI
blancs si le jour Ă©tait vraiment le jour.ââŻLes autres copains et poteaux, dit Marthereau, faut pas croire quâiâ
soyentmieux ni plus bien que nous. AprĂšs la soupe, jâai Ă©tĂ© voir un gibier Ă la onziĂšme, dans la ferme, prĂšs de lâinfirmerie. Il faut enjamber de lâautrecĂŽtĂ© dâun mur par une Ă©chelle trop courte â tu parles dâun coup de ci-seaux, remarque Marthereau qui est court sur pattes â et une fois quâtâesdans câpoulailler et câclapier, tâes bousculĂ© et pignĂ© par tout un chacun ettu gĂȘnes tout un chacun. Tu sais pas oĂč mettâ tes pommes. Jâsuis filĂ© de lĂ en ripant.
ââŻJâai voulu, moi, dit Cocon, quand on a Ă©tĂ© quittes de becqueter, en-trer chez lâforgeron pomper quelque chose de chaud, en lâachetant. Hier,iâ vendait du jus, mais des cognes sont passĂ©s lĂ ce matin : le bonhommea la tremblote et il a fermĂ© sa porte Ă clef.
Fouillade les a vus rentrer la tĂȘte basse et venir sâĂ©chouer au pied deleur litiĂšre.
Lamuse a essayĂ© de nettoyer son fusil. Mais on ne peut pas nettoyerson fusil ici, mĂȘme en sâinstallant par terre, prĂšs de la porte, mĂȘme en sou-levant la toile de tente mouillĂ©e, dure et glacĂ©e, qui pend devant commeune stalactite : il fait trop sombre.
ââŻEt pis, ma vieille, si tu laisses tomber une vis, tu peux tâmettre lacorde pour la retrouver, surtout quâon est bĂȘte de ses pattes quand on afroid.
ââŻMoi, jâaurais des choses Ă coudre, mais, salut !Reste une alternative : sâĂ©tendre sur la paille, en sâenveloppant la tĂȘte
dans un mouchoir ou une serviette pour sâisoler de la puanteur agressivequâexhale la fermentation de la paille, et dormir. Fouillade qui nâest, au-jourdâhui, ni de corvĂ©e, ni de garde, et est maĂźtre de tout son temps, sâydĂ©cide. Il allume une bougie pour chercher dans ses affaires, dĂ©vide leboyau dâun cache-nez, et on voit ses formes Ă©tiques, dĂ©coupĂ©es en noir,qui se plient et se dĂ©plient.
ââŻAux patates, lĂ -dedans, mes petits agneaux ! brame Ă la porte, dansune forme encapuchonnĂ©e, une voix sonore.
Câest le sergent Henriot. Il est bonhomme et malin, et tout en plaisan-tant avec une grossiĂšretĂ© sympathique, il surveille lâĂ©vacuation du can-tonnement Ă cette fin que personne ne tire au flanc. Dehors, dans la pluie
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Le feu Chapitre XI
infinie, sur la route coulante, sâĂ©grĂšne la deuxiĂšme section, racolĂ©e, elleaussi, et poussĂ©e au travail par lâadjudant. Les deux sections se mĂȘlent.On grimpe la rue, on gravit le monticule de terre glaise oĂč fume la cuisineroulante.
ââŻAllons, mes enfants, jetons-en un coup, câest pas long quand toutle monde sây met⊠Allons, quâest-ce tâas Ă rouspĂ©ter, encore, toi ? Ăa sertĂ rien.
Vingt minutes aprĂšs, on rentre au trot. Dans la grange, on ne toucheplus en tĂątonnant que des choses et des formes trempĂ©es, humides et fri-gides, et une Ăącre senteur de bĂȘte mouillĂ©e sâajoute aux exhalaisons dupurin que renferment nos lits.
On se rassemble, debout, autour des madriers qui soutiennent lagrange, et autour des filets dâeau qui tombent verticalement des trous dutoit â vagues colonnes au vague piĂ©destal dâĂ©claboussements.
ââŻLes voilĂ ! crie-t-on.Deuxmasses, successivement, bouchent la porte, saturĂ©es dâeau et qui
sâĂ©gouttent : Lamuse et Barque sont allĂ©s Ă la recherche dâun brasero. Ilsreviennent de cette expĂ©dition, complĂštement bredouilles, hargneux etfarouches : «âŻPas lâombre dâun fourneau. Dâailleurs ni bois ni charbon,mĂȘme en se ruinant pour.âŻÂ»
Impossible dâavoir du feu.ââŻLa commande, elle est loupĂ©e, et lĂ oĂč jâai pas rĂ©ussi, personne rĂ©us-
sira, dit Barque avec un orgueil que cent exploits justifient.On reste immobiles, on se dĂ©place lentement, dans le peu dâespace
quâon a, assombris par tant de misĂšre.ââŻA qui câjournal ?ââŻChâest Ă mi, dit BĂ©cuwe.ââŻQuâest-câqui chante ? Ah, zut, on peut pas lire dans câte nuit !ââŻIâs disent comme cha, quâĂ châtâheure, on a fait tout châquâiâ fallait
pour lâsoldats, et les rĂ©caufir dans sâtranchĂ©es. Iâs ont toudi châquâi leurfaut, et dâlainages, et dâkemises, dâfourneaux, dâbrasos et dâcarbon Ă pleinstubins. Et quâchâest comme cha dans lâtranchĂ©es dâpremiĂšre ligne.
ââŻAh ! tonnerre de Dieu ! ronchonnent quelques-uns des pauvres pri-sonniers de la grange, et ils montrent le poing au vide du dehors et aupapier du journal.
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Le feu Chapitre XI
Mais Fouillade se dĂ©sintĂ©resse de ce quâon dit. Il a pliĂ© dans lâombresa grande carcasse de donQuichotte bleuĂątre et tendu son cou sec tressĂ©de cordes Ă violon. Quelque chose est lĂ , par terre, qui lâattire.
Câest Labri, le chien de lâautre escouade.Labri, vague berger mĂątinĂ© Ă queue coupĂ©e, est couchĂ© en rond sur
une toute petite litiĂšre de poussiĂšre de paille.Il le regarde et Labri le regarde.BĂ©cuwe sâapproche et, avec son accent chantant des environs de Lille :ââŻIl minge pas sâpĂątĂ©e. Il va pas, châtiot kien. Eh ! Labri, quâchâquâto
as ? VâlĂ tin pain, tin viande. RâvĂȘtâ cha. Cha est bon, deslo quâest danstâtubin⊠Iâ sâennuie, iâ souffre. Un dâchâmatin, on lârâtrouvera, ilo, crĂ©vĂ©.
Labri nâest pas heureux. Le soldat Ă qui il est confiĂ© est dur pour lui etle malmĂšne volontiers, et, par ailleurs, ne sâen prĂ©occupe guĂšre. Lâanimalest attachĂ© toute la journĂ©e. Il a froid, il est mal, il est abandonnĂ©. Il ne vitpas sa vie. Il a, de temps en temps, des espoirs de sortie en voyant quâonsâagite autour de lui, il se lĂšve en sâĂ©tirant et Ă©bauche un frĂ©tillement dequeue. Mais câest une illusion, et il se recouche, en regardant exprĂšs Ă cĂŽtĂ©de sa gamelle presque pleine.
Il sâennuie, il se dĂ©goĂ»te de lâexistence. MĂȘme sâil Ă©vite la balle oulâĂ©clat auquel il est tout aussi exposĂ© que nous, il finira par mourir ici.
Fouillade Ă©tend sa maigre main sur la tĂȘte du chien ; celui-ci le dĂ©vi-sage Ă nouveau. Leurs deux regards sont pareils, avec cette diffĂ©rence quelâun vient dâen haut et lâautre dâen bas.
Fouillade sâest assis tout de mĂȘme â tant pis ! â dans un coin, lesmains protĂ©gĂ©es par les plis de sa capote, ses longues jambes refermĂ©escomme un lit pliant.
Il songe, les yeux clos sous ses paupiĂšres bleutĂ©es. Il revoit. Câest unde ces moments oĂč le pays dont on est sĂ©parĂ© prend, dans le lointain, desdouceurs de crĂ©ature. LâHĂ©rault parfumĂ© et colorĂ©, les rues de Cette. Ilvoit si bien, de si prĂšs, quâil entend le bruit des pĂ©niches du canal du Midiet des dĂ©chargements des docks, et que ces bruits familiers lâappellentdistinctement.
En haut du chemin qui sent le thym et lâimmortelle si fort que cetteodeur vient dans la bouche et est presque un goĂ»t, aumilieu du soleil, dansune bonne brise toute parfumĂ©e et chauffĂ©e, qui nâest que le coup dâaile
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Le feu Chapitre XI
des rayons, sur le mont Saint-Clair, fleurit et verdoie la baraquette dessiens. De lĂ , on voit enmĂȘme temps, se rejoignant, lâĂ©tang deThau, qui estvert bouteille, et la merMĂ©diterranĂ©e, qui est bleu ciel, et on aperçoit aussiquelquefois, au fond du ciel indigo, le fantĂŽme dĂ©coupĂ© des PyrĂ©nĂ©es.
Câest lĂ quâil est nĂ©, quâil a grandi, heureux, libre. Il jouait, sur la terredorĂ©e et rousse, et mĂȘme il jouait au soldat. Lâardeur de manier un sabrede bois animait ses joues rondes qui sont maintenant ravinĂ©es et commecicatrisĂ©es⊠Il ouvre les yeux, regarde autour de lui, hoche la tĂȘte, etsâadonne au regret du temps oĂč il avait un sentiment pur, exaltĂ©, ensoleillĂ©de la guerre et de la gloire.
Lâhomme met sa main devant ses yeux, pour retenir la vision intĂ©-rieure.
Maintenant, câest autre chose.Câest lĂ -haut au mĂȘme endroit, que, plus tard, il a connu ClĂ©mence.
La premiĂšre fois, elle passait, luxueuse de soleil. Elle portait dans ses brasune javelle de paille et elle lui est apparue si blonde quâĂ cĂŽtĂ© de sa tĂȘtela paille avait lâair chĂątain. La seconde fois, elle Ă©tait accompagnĂ©e dâuneamie. Elles sâĂ©taient arrĂȘtĂ©es toutes les deux pour lâobserver. Il les entenditchuchoter et se tourna vers elles. Se voyant dĂ©couvertes, les deux jeunesfilles se sauvĂšrent en froufroutant, avec un rire de perdrix.
Et câest lĂ aussi quâils ont, tous les deux, ensuite, Ă©tabli leur maison.Sur le devant court une vigne quâil soigne en chapeau de paille, quelle quesoit la saison. A lâentrĂ©e du jardin se tient le rosier quâil connaĂźt bien etqui ne se sert de ses Ă©pines que pour essayer de le retenir un peu quandil passe.
Retournera-t-il prĂšs de tout cela ? Ah ! il a vu trop loin au fond dupassĂ©, pour ne pas voir lâavenir dans son Ă©pouvantable prĂ©cision. Il songeau rĂ©giment dĂ©cimĂ© Ă chaque relĂšve, aux grands coups durs quâil y a euet quâil y aura, et aussi Ă la maladie, et aussi Ă lâusureâŠ
Il se lĂšve, sâĂ©broue, pour se dĂ©barrasser de ce qui fut et de ce qui sera.Il retombe au milieu de lâombre glacĂ©e et balayĂ©e par le vent, au milieudes hommes Ă©pars et dĂ©contenancĂ©s qui, Ă lâaveugle, attendent le soir ; ilretombe dans le prĂ©sent, et continue Ă frissonner.
Deux pas de ses longues jambes le font buter sur un groupe oĂč, pourse distraire et se consoler, Ă mi-voix on parle mangeaille.
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Le feu Chapitre XI
ââŻChez moi, dit quelquâun, on fait des pains immenses, des painsronds, grands comme des roues de voiture, tu parles !
Et lâhomme se donne la joie dâĂ©carquiller les yeux tout grands, pourvoir les pains de chez lui.
ââŻChez nous, intervient le pauvre MĂ©ridional, les repas de fĂȘtes sontsi longs, que le pain, frais au commencement, est rassis Ă la fin !
ââŻY a un pâtit vin⊠Iâ nâa lâair de rien, ce pâtit vin dâchez nous, eh bien,mon vieux, sâi nâa pas quinze degrĂ©s, il nâen a paâ un !
Fouillade parle alors dâun rouge presque violet, qui supporte bien lecoupage, comme sâil avait Ă©tĂ© mis au monde pour ça.
ââŻNous, dit un BĂ©arnais, y a lâjurançon ; mais lâvrai, pas câquâon tâvendpour jurançon et qui vient dâParis. Moi, jâconnais un des propriĂ©tairesjustement.
ââŻSi tu vas par lĂ , dit Fouillade, jâai chezmoi les muscats de tout genre,de toutes les couleurs de la gamme, tu croirais des Ă©chantillons dâĂ©toffesde soie. Tu viendrais chez moi un mois dâtemps que jâtâen ârais goĂ»terchaque jour du pas pareil, mon pitchoun.
ââŻTu parles dâune noce ! dit le soldat reconnaissant.Et il arrive que Fouillade sâĂ©motionne Ă ces souvenirs de vin oĂč il
se plonge et qui lui rappellent aussi la lumineuse odeur dâail de sa tablelointaine. Les Ă©manations du gros bleu et des vins de liqueur dĂ©licatementnuancĂ©s lui montent Ă la tĂȘte, parmi la lente et triste tempĂȘte qui sĂ©vitdans la grange.
Il se remĂ©more brusquement quâĂ©tabli dans le village oĂč lâon cantonneest un cabaretier originaire de BĂ©ziers. Magnac lui a dit : «âŻViens donc mevoir, mon camarade, un de ces quatre matins, on boira du vin de lĂ -bas,macarelle ! Jâen ai quelques bouteilles que tu mâen diras des nouvelles.âŻÂ»
Cette perspective, tout dâun coup, Ă©blouit Fouillade. Il est parcourudans toute sa longueur dâun tressaillement de plaisir, comme sâil avaittrouvĂ© sa voie⊠Boire du vin du Midi et mĂȘme de son Midi spĂ©cial, enboire beaucoup⊠Ce serait si bon de revoir la vie en rose, ne serait-cequâun jour ! HĂ© oui, il a besoin de vin, et il rĂȘve de se griser.
Incontinent, il quitte les parleurs pour aller de ce pas sâattabler chezMagnac.
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Le feu Chapitre XI
Mais il se cogne Ă la sortie, Ă lâentrĂ©e â contre le caporal Broyer, quiva galopant dans la rue comme un camelot en criant Ă chaque ouverture :
ââŻAu rapport !La compagnie se rassemble et se forme en carrĂ©, sur la butte glaiseuse
oĂč la cuisine roulante envoie de la suie Ă la pluie.ââŻJâirai boire aprĂšs le rapport, se dĂźt Fouillade.Et il Ă©coute, distraitement, tout Ă son idĂ©e, la lecture du rapport. Mais
si distraitement quâil Ă©coute, il entend le chef qui lit : «âŻDĂ©fense absolue desortir des cantonnements avant dix-sept heures, et aprĂšs vingt heuresâŻÂ», etle capitaine qui, sans relever le murmure circulaire des poilus, commentecet ordre supĂ©rieur :
ââŻCâest ici le Quartier GĂ©nĂ©ral de la Division. Tant que vous y serez,ne vous montrez pas. Cachez-vous. Si le GĂ©nĂ©ral de Division vous voitdans la rue, il vous fera immĂ©diatement mettre de corvĂ©e. Il ne veut pasvoir un soldat. Restez cachĂ©s toute la journĂ©e au fond de vos cantonne-ments. Faites ce que vous voudrez, Ă condition quâon ne vous voie pas,personne !
Et lâon rentre dans la grange.â â
Il est deux heures. Ce nâest que dans trois heures, quand il fera tout Ă fait nuit, que lâon pourra se risquer dehors sans ĂȘtre puni.
Dormir en attendant ? Fouillade nâa plus sommeil ; son espoir de vinlâa secouĂ©. Et puis, sâil dort le jour, il ne dormira pas la nuit. Ăa non !Rester les yeux ouverts, la nuit, câest pire que le cauchemar.
Le temps sâassombrit encore. La pluie et le vent redoublent, dehors etdedansâŠ
Alors quoi ? si on ne peut ni rester immobile, ni sâasseoir, ni se cou-cher, ni se balader, ni travailler, quoi ?
Une détresse grandissante tombe sur ce groupe de soldats fatigués ettransis, qui souffrent dans leur chair et ne savent vraiment pas quoi fairede leur corps.
ââŻNom de Dieu, câquâon est mal !Ces abandonnĂ©s crient cela comme une lamentation, un appel au se-
cours.
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Le feu Chapitre XI
Puis, instinctivement, ils se livrent Ă la seule occupation possible ici-bas pour eux : faire les cent pas sur place pour Ă©chapper Ă lâankylose etau froid.
Et les voilĂ qui se mettent Ă dĂ©ambuler trĂšs vite, de long en large, dansce local exigu quâon a parcouru en trois enjambĂ©es, qui tournent en rond,se croisant, se frĂŽlant, penchĂ©s en avant, les mains dans les poches, en ta-pant la semelle par terre. Ces ĂȘtres que cingle la bise jusque sur leur paille,semblent un assemblage de misĂ©reux dĂ©chus des villes qui attendent, sousun ciel bas dâhiver, que sâouvre la porte de quelque institution charitable.Mais la porte ne sâouvrira pas pour ceux-lĂ , sinon dans quatre jours, Ă lafin du repos, un soir, pour remonter aux tranchĂ©es.
Seul dans un coin, Cocon est accroupi. Il est dĂ©vorĂ© de poux, mais,affaibli par le froid et lâhumiditĂ©, il nâa pas le courage de changer de linge,et il reste lĂ , sombre, immobile et mangĂ©âŠ
A mesure quâon approche, malgrĂ© tout, de cinq heures du soir,Fouillade recommence Ă sâenivrer de son rĂȘve de vin, et il attend, aveccette lueur Ă lâĂąme.
ââŻQuelle heure est-il ?⊠Cinq heures moins un quart⊠Cinq heuresmoins cinq⊠Allons !
Il est dehors dans la nuit noire. Par grands sautillements clapotants,il se dirige vers lâĂ©tablissement de Magnac, le gĂ©nĂ©reux et loquace Biter-rois. Il a grand-peine Ă trouver la porte dans le noir et la pluie dâencre.Bou Diou, elle nâest pas Ă©clairĂ©e ! Bou Diou dâbou Diou, elle est fermĂ©e !La lueur dâune allumette, quâabrite sa grande main maigre comme unabat-jour, lui montre la pancarte fatidique : «âŻEtablissement consignĂ© Ă latroupe.âŻÂ»Magnac, coupable de quelque infraction, a Ă©tĂ© exilĂ© dans lâombreet lâinaction !
Et Fouillade tourne le dos Ă lâestaminet devenu la prison du cabare-tier solitaire. Il ne renonce pas Ă son rĂȘve. Il ira ailleurs, ce sera du vinordinaire, et il paiera, voilĂ tout.
Il met la main dans sa poche pour tĂąter son porte-monnaie. Il est lĂ .Il doit avoir trente-sept sous. Ce nâest pas le PĂ©rou, maisâŠMais subitement, il sursaute et sâarrĂȘte net en sâenvoyant une claque
sur le front. Son interminable figure fait une affreuse grimace, masquĂ©epar lâombre.
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Le feu Chapitre XI
Non, il nâa plus trente-sept sous ! HĂ©, couillon quâil est ! Il avait oubliĂ©la boĂźte de sardines quâil a achetĂ©e la veille, tellement les macaroni grisde lâordinaire le dĂ©goĂ»taient, et les chopes quâil a payĂ©es aux cordonniersqui lui ont remis des clous Ă ses brodequins.
MisĂšre ! Il ne doit plus avoir que treize sous !Pour arriver Ă sâexciter comme il convient et Ă se venger de la vie
présente, il lui faudrait bien un litre et demi, foutre ! Ici, le litre de rougecoûte vingt et un sous. Il est loin de compte.
Il promĂšne ses yeux dans les tĂ©nĂšbres autour de lui. Il cherche quel-quâun. Il existe peut-ĂȘtre un camarade qui lui prĂȘterait de lâargent, ou bienqui lui paierait un litre.
Mais, qui, qui ? Pas BĂ©cuwe, qui nâa quâunemarraine pour lui envoyer,tous les quinze jours, du tabac et du papier Ă lettres. Pas Barque, qui nemarcherait pas ; pas Blaire, qui, avare, ne comprendrait pas. Pas Biquet,qui a lâair de lui en vouloir, pas PĂ©pin qui mendigote lui-mĂȘme et ne paiejamais, mĂȘme quand il invite. Ah ! si Volpatte Ă©tait avec eux !⊠Il y a bienMesnil AndrĂ©, mais il est justement en dette avec lui pour plusieurs tour-nĂ©es. Le caporal Bertrand ? Il lâa envoyĂ© coucher brutalement Ă la suitedâune observation, et ils se regardent de travers. Farfadet ? Il ne lui adresseguĂšre la parole dâordinaire⊠Non, il sent bien quâil ne peut pas demanderça Ă Farfadet. Et puis, mille dious ! Ă quoi bon chercher des messies dansson imagination ? OĂč sont-ils, tous ces gens, Ă cette heure ?
Lent, il revient en arriĂšre, vers le gĂźte. Puis, machinalement il se re-tourne et repart en avant, Ă pas hĂ©sitants. Il va essayer tout de mĂȘme.Peut-ĂȘtre, sur place, des camarades attablĂ©s⊠Il aborde la partie centraledu village Ă lâheure oĂč la nuit vient dâenterrer la terre.
Les portes et les fenĂȘtres Ă©clairĂ©es des estaminets se reflĂštent dans laboue de la rue principale. Il y en a tous les vingt pas. On entrevoit lesspectres lourds des soldats, la plupart en bandes, qui descendent la rue.Quand une automobile arrive, on se range, et on la laisse passer, Ă©blouipar les phares et Ă©claboussĂ© par la vase liquide que les roues projettentsur toute la largeur du chemin.
Les estaminets sont pleins. Par les vitres embuĂ©es, on les voit bondĂ©sdâun nuage compact dâhommes casquĂ©s.
Fouillade entre dans lâun dâeux, au hasard. DĂšs le seuil, lâhaleine tiĂšde
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Le feu Chapitre XI
du caboulot, la lumiĂšre, lâodeur et le brouhaha lâattendrissent. Cet atta-blement est tout de mĂȘme un morceau du passĂ© dans le prĂ©sent.
Il regarde, de table en table, sâavance en dĂ©rangeant les installationspour vĂ©rifier tous les convives de cette salle. AĂŻe ! Il ne connaĂźt personne.
Autre part, câest pareil. Il nâa pas de chance. Il a beau tendre le couet quĂȘter Ă©perdument de lâĆil une tĂȘte de connaissance parmi ces uni-formes qui, par masses ou par couples, boivent en conversant, ou, soli-taires, Ă©crivent. Il a lâair dâun mendiant et personne nây fait attention.
Ne trouvant nulle Ăąme pour venir Ă son aide, il se dĂ©cide Ă dĂ©penserau moins ce quâil a dans sa poche. Il se glisse jusquâau comptoirâŠ
ââŻUne chopine de ving et du bonnâŠââŻDu blanc ?ââŻEh oui !ââŻVous, mon garçon, vous ĂȘtes du Midi, dit la patronne en lui remet-
tant une petite bouteille pleine et un verre et en encaissant ses douzesous.
Il sâinstalle sur le coin dâune table dĂ©jĂ encombrĂ©e par quatre buveursquâune manille attache les uns aux autres ; il remplit la chope Ă ras et lavide, puis la remplit de nouveau. ââŻEh, Ă ta santĂ©, nâcasse pas le verre !lui glapit dans le nez un arrivant en bourgeron bleu charbonneux, por-teur dâune Ă©paisse barre de sourcils au milieu de sa face blĂȘme, dâune tĂȘteconique et dâune demi-livre dâoreilles. Câest Harlingue, lâarmurier.
Il nâest pas trĂšs glorieux dâĂȘtre installĂ© seul devant une chopine enprĂ©sence dâun camarade qui donne les signes de la soif. Mais Fouilladefait semblant de ne pas comprendre le desideratum du sire qui se dandinedevant lui avec un sourire engageant, et il vide prĂ©cipitamment son verre.Lâautre tourne le dos, non sans grommeler quâils sont «âŻpas beaucouppartageux et plutĂŽt goulafes, ceuss du MidiâŻÂ».
Fouillade a posĂ© son menton sur ses poings et regarde sans le voir unangle de lâestaminet oĂč les poilus sâentassent, se coudoient, se pressent etse bousculent pour passer.
CâĂ©tait assez bon, Ă©videmment, ce petit blanc, mais que peuvent cesquelques gouttes dans le dĂ©sert de Fouillade ? Le cafard nâa pas beaucoupreculĂ©, et il est revenu.
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Le feu Chapitre XI
Le MĂ©ridional se lĂšve, sâen va, avec ses deux verres de vin dans leventre et un sou dans son porte-monnaie. Il a le courage de visiter encoreun estaminet, de le sonder des yeux et de quitter lâendroit en marmottantpour sâexcuser : «âŻHildepute ! Iâ nâest jamais lĂ , câtâanimau-lĂ !âŻÂ»
Puis il rentre au cantonnement. Celui-ci est toujours aussi bruissantde rafales et de gouttes. Fouillade allume sa chandelle, et, Ă la lueur de laflamme qui sâagite dĂ©sespĂ©rĂ©ment comme si elle voulait sâenvoler, il vavoir Labri.
Il sâaccroupit, le lumignon Ă la main devant le pauvre chien quimourra peut-ĂȘtre avant lui. Labri dort, mais faiblement, car il ouvre aus-sitĂŽt un Ćil et remue la queue.
Le Cettois le caresse et lui dit tout bas :ââŻY a rienn Ă faire. RiennâŠIl ne veut pas en dire davantage Ă Labri pour ne pas lâattrister ; mais
le chien approuve en hochant la tĂȘte avant de refermer les yeux.Fouillade se lĂšve un peu pĂ©niblement Ă cause de ses articulations
rouillĂ©es, et va se coucher. Il nâespĂšre plus quâune chose maintenant :dormir, pour que meure ce jour lugubre, ce jour de nĂ©ant, ce jour commeil y en aura encore tant Ă subir hĂ©roĂŻquement, Ă franchir, avant dâarriverau dernier de la guerre ou de sa vie.
n
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CHAPITRE XII
LE PORTIQUE
ââŻY a du brouillard. Veux-tu quâon y aille ?Câest Poterloo qui mâinterroge, tournant vers moi sa bonne tĂȘte
blonde, que ses deux yeux bleu clair semblent rendre transparente.Poterloo est de Souchez et, depuis que les Chasseurs ont enfin repris
Souchez, il a envie de revoir le village oĂč il vivait heureux, jadis, quand ilĂ©tait homme.
PĂšlerinage dangereux. Ce nâest pas que nous soyons loin ! Souchez estlĂ . Depuis six mois, nous avons vĂ©cu et manĆuvrĂ© dans les tranchĂ©es etles boyaux, quasi Ă portĂ©e de voix du village. Il nây a quâĂ grimper direc-tement, dâici mĂȘme, sur la route de BĂ©thune, le long de laquelle rampe latranchĂ©e et sous laquelle fouillent les alvĂ©oles de nos abris â et quâĂ des-cendre pendant quatre ou cinq cents mĂštres cette route, qui sâenfonce versSouchez. Mais tous ces endroits-lĂ sont rĂ©guliĂšrement et terriblement re-pĂ©rĂ©s. Depuis leur recul, les Allemands ne cessent dây envoyer de vastesobus qui tonitruent de temps en temps en nous secouant dans notre sous-
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Le feu Chapitre XII
sol et dont on aperçoit, dĂ©passant les talus, tantĂŽt ici, tantĂŽt lĂ , les grandsgeysers noirs, de terre et de dĂ©bris, et les amoncellements verticaux defumĂ©e, hauts comme des Ă©glises. Pourquoi bombardent-ils Souchez ? Onne sait pas, car il nây a plus personne ni plus rien dans le village pris etrepris, et quâon sâest si fort arrachĂ© les uns aux autres.
Mais ce matin, en effet, un brouillard intense nous enveloppe, et, Ă lafaveur de ce grand voile que le ciel jette sur la terre, on peut se risquerâŠOn est sĂ»r, tout au moins, de ne pas ĂȘtre vu. Le brouillard obstrue her-mĂ©tiquement la rĂ©tine perfectionnĂ©e de la saucisse qui doit ĂȘtre quelquepart lĂ -haut ensevelie dans lâouate, et il interpose son immense paroi lĂ©-gĂšre et opaque entre nos lignes et les observatoires de Lens et dâAngresdâoĂč lâennemi nous Ă©pie.
ââŻĂa colle ! dis-je Ă Poterloo.Lâadjudant Barthe, mis au courant, remue la tĂȘte de haut en bas, et il
abaisse les paupiĂšres pour indiquer quâil ferme les yeux.Nous nous hissons hors de la tranchĂ©e, et nous voilĂ tous les deux
debout sur la route de BĂ©thune.Câest la premiĂšre fois que jemarche lĂ pendant le jour. Nous ne lâavons
jamais vue que de trĂšs loin, cette route terrible, que nous avons si sou-vent parcourue ou traversĂ©e par bonds, courbĂ©s dans lâombre et sous lessifflements.
ââŻEh bien, tu viens, vieux frĂšre ?Au bout de quelques pas, Poterloo sâest arrĂȘtĂ© au milieu de la route
oĂč le coton du brouillard sâeffiloche en longueur, il est lĂ Ă Ă©carquiller sesyeux bleu horizon, Ă entrouvrir sa bouche Ă©carlate.
Ah ! là là , ah ! là là !⊠murmure-t-il.Tandis que je me tourne vers lui, il me montre la route et me dit en
hochant la tĂȘte :ââŻCâest elle. Bon Dieu, dire que câest elle !⊠Câbout oĂč nous sommes,
jâle connais si bien quâen fermant les yeux, jâle râvois tel que, exact, etmĂȘme iâsârevoit tout seul. Mon vieux, câest affreux, dâla râvoir comme ça.CâĂ©tait une belle route, plantĂ©e, tout au long, de grands arbresâŠ
«âŻEt maintenant, quâest-ce que câest ? Regarde-moi ça : une espĂšce delongue chose crevĂ©e, triste, triste⊠Regarde-moi ces deux tranchĂ©es dechaque cĂŽtĂ©, tout du long Ă vif, câpavĂ© labourĂ©, trouĂ© dâentonnoirs, ces
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Le feu Chapitre XII
arbres dĂ©racinĂ©s, sciĂ©s, roussis, cassĂ©s en bĂ»chers, jetĂ©s dans tous les sens,percĂ©s par des balles â tiens, câtâĂ©cumoire, ici ! â ah ! mon vieux, monvieux, tu peux pas tâimaginer câquâelle est dĂ©figurĂ©e, cette route !âŻÂ»
Et il sâavance, en regardant Ă chaque pas, avec de nouvelles stupeurs.Le fait est quâelle est fantastique, la route de chaque cĂŽtĂ© de laquelle
deux armĂ©es se sont tapies et cramponnĂ©es, et sur qui se sont mĂȘlĂ©s leurscoups pendant un an et demi. Elle est la grande voie Ă©chevelĂ©e parcou-rue seulement par les balles et par des rangs et des files dâobus, qui lâontsillonnĂ©e, soulevĂ©e, recouverte de la terre des champs, creusĂ©e et retour-nĂ©e jusquâaux os. Elle semble un passage maudit, sans couleur, Ă©corchĂ©eet vieille, sinistre et grandiose Ă voir.
ââŻSi tu lâavais connue ! Elle Ă©tait propre et unie, dit Poterloo. Tousles arbres Ă©taient lĂ , toutes les feuilles, toutes les couleurs, comme despapillons, et il y avait toujours dessus quelquâun Ă dire bonjour en pas-sant : une bonne femme ballottant entre deux paniers ou des gens parlanthaut sur une carriole, dans lâbon vent, avec leurs blouses en ballons. Ah !comme la vie Ă©tait heureuse autrefois !
Il sâenfonce vers les bords du fleuve brumeux qui suit le lit de la route,vers la terre des parapets. Il se penche et sâarrĂȘte Ă des renflements in-distincts sur lesquels se prĂ©cisent des croix, des tombes, encastrĂ©es dedistance en distance dans le mur du brouillard, comme des chemins decroix dans une Ă©glise.
Je lâappelle. On nâarrivera pas si on marche comme ça dâun pas deprocession. Allons !
Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui, la tĂȘte brouillĂ©e et alour-die de pensĂ©es, se traĂźne derriĂšre, essayant vainement dâĂ©changer des re-gards avec les choses, Ă une dĂ©pression de terrain. LĂ , la route est encontrebas, un pli la cache du cĂŽtĂ© du Nord. En cet endroit abritĂ©, il y aun peu de circulation.
Sur le terrain vague, sale et malade, oĂč de lâherbe dessĂ©chĂ©e sâenvasedans du cirage, sâalignent des morts. On les transporte lĂ lorsquâon en avidĂ© les tranchĂ©es ou la plaine, pendant la nuit. Ils attendent â quelques-uns depuis longtemps â dâĂȘtre nocturnement amenĂ©s aux cimetiĂšres delâarriĂšre.
On sâapproche dâeux doucement. Ils sont serrĂ©s les uns contre les
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autres ; chacun Ă©bauche avec les bras ou les jambes, un geste pĂ©trifiĂ©dâagonie diffĂ©rent. Il en est qui montrent des faces demi-moisies, la peaurouillĂ©e, jaune avec des points noirs. Plusieurs ont la figure complĂštementnoircie, goudronnĂ©e, les lĂšvres tumĂ©fiĂ©es et Ă©normes : des tĂȘtes de nĂšgressoufflĂ©es en baudruche.
Entre deux corps, sortant confusĂ©ment de lâun ou de lâautre, un poi-gnet coupĂ© et terminĂ© par une boule de filaments.
Dâautres sont des larves informes, souillĂ©es, dâoĂč pointent de vaguesobjets dâĂ©quipement ou des morceaux dâos. Plus loin, on a transportĂ© uncadavre dans un Ă©tat tel quâon a dĂ», pour ne pas le perdre en chemin,lâentasser dans un grillage de fil de fer quâon a fixĂ© ensuite aux deux ex-trĂ©mitĂ©s dâun pieu. Il a Ă©tĂ© ainsi portĂ© en boule dans ce hamac mĂ©tallique,et dĂ©posĂ© lĂ . On ne distingue ni le haut, ni le bas de ce corps ; dans le tasquâil forme, seule se reconnaĂźt la poche bĂ©ante dâun pantalon. On voit uninsecte qui en sort et y rentre.
Autour des morts volettent des lettres qui, pendant quâon les disposaitpar terre, se sont Ă©chappĂ©es de leurs poches ou de leurs cartouchiĂšres. Surlâun de ces bouts de papier tout blancs, qui battent de lâaile Ă la bise, maisque la boue englue, je lis, en me penchant un peu, une phrase : «âŻMon cherHenri, comme il fait beau temps pour le jour de ta fĂȘte !âŻÂ» Lâhomme estsur le ventre ; il a les reins fendus dâune hanche Ă lâautre par un profondsillon ; sa tĂȘte est Ă demi retournĂ©e ; on voit lâĆil creux et sur la tempe, lajoue et le cou, une sorte de mousse verte a poussĂ©.
Une atmosphĂšre Ă©cĆurante rĂŽde avec le vent autour de ces morts etde lâamoncellement de dĂ©pouilles qui les avoisine : toiles de tentes ou vĂȘ-tements en espĂšce dâĂ©toffe maculĂ©e, raidie par le sang sĂ©chĂ©, charbonnĂ©epar la brĂ»lure de lâobus, durcie, terreuse et dĂ©jĂ pourrie, oĂč grouille etfouille une couche vivante. On en est incommodĂ©. Nous nous regardonsen hochant la tĂȘte et nâosant pas avouer tout haut que ça sent mauvais.On ne sâĂ©loigne pourtant que lentement.
Voici poindre dans la brume des dos courbĂ©s dâhommes qui sontjoints par quelque chose quâils portent. Ce sont des brancardiers terri-toriaux chargĂ©s dâun nouveau cadavre. Ils avancent, avec leurs vieillestĂȘtes hĂąves, ahanant, suant et faisant la grimace sous lâeffort. Porter unmort dans des boyaux, Ă deux, lorsquâil y a de la boue, câest une besogne
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presque surhumaine.Ils dĂ©posent le mort qui est habillĂ© de neuf.ââŻY a pas longtemps, va, quâil Ă©tait dâbout, dit un des porteurs. VâlĂ
deux heures quâil a reçu sa balle dans la tĂȘte pour avoir voulu chercherun fusil boche dans la plaine : il partait mercredi en permission et voulaitlâapporter chez lui. Câest un sergent du 405á”, de la classe 14. Un gentil pâtitgars, avec ça.
Il nous le montre : il soulĂšve le mouchoir qui est sur la figure : il esttout jeune et a lâair de dormir ; seulement, la prunelle est rĂ©vulsĂ©e, la joueest cireuse, et une eau rose baigne les narines, la bouche et les yeux.
Ce corps qui met une note propre dans ce charnier, qui, encore souple,penche la tĂȘte sur le cĂŽtĂ© quand on le remue, comme pour ĂȘtre mieux,donne lâillusion puĂ©rile dâĂȘtre moins mort que les autres. Mais, moinsdĂ©figurĂ©, il est, semble-t-il, plus pathĂ©tique, plus proche, plus attachĂ© Ă qui le regarde. Et si nous disions quelque chose devant tout ce monceaudâĂȘtres anĂ©antis, nous dirions : «âŻLe pauvre gars !âŻÂ»
On reprend la route qui, Ă partir de lĂ , commence Ă descendre versle fond oĂč est Souchez. Cette route apparaĂźt sous nos pas, dans les blan-cheurs du brouillard, comme une effrayante vallĂ©e de misĂšre. Lâamas desdĂ©bris, des restes et des immondices sâaccumule sur lâĂ©chine fracassĂ©ede son pavĂ© et sur ses bords fangeux, devient inextricable. Les arbresjonchent le sol ou ont disparu, arrachĂ©s, leurs moignons dĂ©chiquetĂ©s. Lestalus sont renversĂ©s ou bouleversĂ©s par les obus. Tout le long, de chaquecĂŽtĂ© de ce chemin oĂč seules sont debout les croix des tombes, des tran-chĂ©es vingt fois obstruĂ©es et recreusĂ©es, des trous, des passages sur destrous, des claies sur des fondriĂšres.
A mesure quâon avance, tout apparaĂźt retournĂ©, terrifiant, plein depourriture, et sent le cataclysme. On marche sur un pavage dâĂ©clatsdâobus. A chaque pas, le pied en heurte ; on se prend comme Ă des piĂšges,et on trĂ©buche dans la complication des armes rompues, de machines Ă coudre, parmi les paquets de fils Ă©lectriques, les Ă©quipements allemands etfrançais, dĂ©chirĂ©s dans leur Ă©corce de boue sĂšche, les monceaux suspectsde vĂȘtements engluĂ©s dâun mastic brun rouge. Et il faut veiller aux obusnon Ă©clatĂ©s qui, partout, sortent leur pointe ou prĂ©sentent leurs culots ouleurs flancs, peints en rouge, en bleu, en bistre.
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ââŻĂa, câest lâancienne tranchĂ©e boche, quâils ont fini par lĂącherâŠElle est par endroits bouchĂ©e ; Ă dâautres, criblĂ©e de trous de marmites.
Les sacs de terre ont Ă©tĂ© dĂ©chirĂ©s, Ă©ventrĂ©s, se sont Ă©croulĂ©s, vidĂ©s, secouĂ©sau vent, les boiseries dâĂ©tai ont Ă©clatĂ© et pointent dans tous les sens. Lesabris sont remplis jusquâau bord par de la terre et par on ne sait quoi.On dirait, Ă©crasĂ©, Ă©largi et limoneux, le lit Ă demi dessĂ©chĂ© dâune riviĂšreabandonnĂ©e par lâeau et par les hommes. A un endroit, la tranchĂ©e estvraiment effacĂ©e par le canon ; le fossĂ© Ă©vasĂ© sâinterrompt et nâest plusquâun champ de terre fraĂźche formĂ© de trous placĂ©s symĂ©triquement Ă cĂŽtĂ© les uns des autres en longueur et en largeur.
Jâindique Ă Poterloo ce champ extraordinaire oĂč une charrue gigan-tesque semble avoir passĂ©.
Mais il est prĂ©occupĂ© jusquâau fond des entrailles par le changementde face du paysage.
â â Il dĂ©signe du doigt un espace dans la plaine, dâun air stupĂ©fait, comme
sâil sortait dâun songe.ââŻLe Cabaret Rouge !Câest un champ plat dallĂ© de briques cassĂ©es.ââŻEt quâest-ce que câest que ça ?Une borne ? Non, ce nâest pas une borne. Câest une tĂȘte, une tĂȘte noire,
tannĂ©e, cirĂ©e. La bouche est toute de travers, et on voit la moustache quise hĂ©risse de chaque cĂŽtĂ© : une grosse tĂȘte de chat carbonisĂ©. Le cadavreâ un Allemand â est dessous, enterrĂ© en hauteur.
ââŻEt ça ?Câest un lugubre ensemble formĂ© dâun crĂąne tout blanc, puis Ă deux
mÚtres du crùne, une paire de bottes, et, entre les deux, un monceau decuirs effilochés et de chiffons cimentés par une boue brune.
ââŻViens. Il y a dĂ©jĂ moins de brouillard. DĂ©pĂȘchons-nous.A cent mĂštres en avant de nous, dans les ondes plus transparentes du
brouillard, qui se dĂ©placent avec nous et nous voilent de moins en moins,un obus siffle et Ă©clate⊠Il est tombĂ© Ă lâendroit oĂč nous allons passer.
On descend. La pente sâattĂ©nue.Nous allons cĂŽte Ă cĂŽte. Mon compagnon ne dit rien, regarde Ă droite,
Ă gauche.
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Le feu Chapitre XII
Puis il sâarrĂȘte encore, comme sur le haut de la route.Jâentends sa voix balbutier, presque basse :ââŻBen quoi ! on y est⊠Câest quâon y estâŠEn effet, nous nâavons pas quittĂ© la plaine, la vaste plaine stĂ©rilisĂ©e,
cautĂ©risĂ©e â et cependant nous sommes dans Souchez !â â
Le village a disparu. Jamais je nâai vu une pareille disparition de vil-lage. Ablain-Saint-Nazaire et Carency gardent encore une forme de lo-calitĂ©, avec leurs maisons dĂ©foncĂ©es et tronquĂ©es, leurs cours comblĂ©esde plĂątras et de tuiles. Ici, dans le cadre des arbres massacrĂ©s â qui nousentourent, au milieu du brouillard, dâun spectre de dĂ©cor â plus rien nâade forme : il nây a pas mĂȘme un pan de mur, de grille, de portail, qui soitdressĂ©, et on est Ă©tonnĂ© de constater quâĂ travers lâenchevĂȘtrement depoutres, de pierres et de ferraille, sont des pavĂ©s : câĂ©tait ici, une rue !
On dirait un terrain vague et sale, marĂ©cageux, Ă proximitĂ© dâune ville,et sur lequel celle-ci aurait dĂ©versĂ© pendant des annĂ©es rĂ©guliĂšrement,sans laisser de place vide, ses dĂ©combres, ses gravats, ses matĂ©riaux dedĂ©molitions et ses vieux ustensiles : une couche uniforme dâordures etde dĂ©bris parmi laquelle on plonge et lâon avance avec beaucoup de dif-ficultĂ©, de lenteur. Le bombardement a tellement modifiĂ© les choses quâila dĂ©tournĂ© le cours du ruisseau du moulin et que le ruisseau court auhasard et forme un Ă©tang sur les restes de la petite place oĂč il y avait lacroix.
Quelques trous dâobus oĂč pourrissent des chevaux gonflĂ©s et disten-dus, dâautres oĂč sont Ă©parpillĂ©s les restes, dĂ©formĂ©s par la blessure mons-trueuse de lâobus, de ce qui Ă©tait des ĂȘtres humains.
Voici, en travers de la piste quâon suit et quâon gravit comme unedĂ©bĂącle, comme une inondation de dĂ©bris sous la tristesse dense du ciel,voici un homme Ă©tendu comme sâil dormait ; mais il a cet aplatissementĂ©troit contre la terre qui distingue unmort dâun dormeur. Câest un hommede corvĂ©e de soupe, avec son chapelet de pains enfilĂ©s dans une sangle, lagrappe des bidons des camarades retenus Ă son Ă©paule par un Ă©cheveaude courroies. Ce doit ĂȘtre cette nuit quâun Ă©clat dâobus lui a creusĂ© puistrouĂ© le dos. Nous sommes sans doute les premiers Ă le dĂ©couvrir, obscursoldat mort obscurĂ©ment. Peut-ĂȘtre sera-t-il dispersĂ© avant que dâautres
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le dĂ©couvrent. On cherche sa plaque dâidentitĂ©, elle est collĂ©e dans le sangcaillĂ© oĂč stagne sa main droite. Je copie le nom Ă©crit en lettres de sang.
Poterloo mâa laissĂ© faire tout seul. Il est comme un somnambule. Il re-garde, regarde Ă©perdument, partout ; il cherche Ă lâinfini parmi ces chosesĂ©ventrĂ©es, disparues, parmi ce vide, il cherche jusquâĂ lâhorizon brumeux.
Puis il sâassoit sur une poutre qui est lĂ , en travers, aprĂšs avoir, dâuncoup de pied, fait sauter une casserole tordue posĂ©e sur la poutre. Je mâas-sois Ă cĂŽtĂ© de lui. Il bruine lĂ©gĂšrement. LâhumiditĂ© du brouillard se rĂ©souten gouttelettes et met un lĂ©ger vernis sur les choses.
Il murmure :ââŻAh zut !⊠zut !âŠIl sâĂ©ponge le front : il lĂšve sur moi des yeux de suppliant. Il essaye de
comprendre, dâembrasser cette destruction de tout ce coin de monde, desâassimiler ce deuil. Il bafouille des propos sans suite, des interjections. IlĂŽte son vaste casque et on voit sa tĂȘte qui fume. Puis il me dit, pĂ©nible-ment :
ââŻMon vieux, tu peux pas te figurer, tu peux pas, tu peux pasâŠIl souffle :ââŻLe Cabaret Rouge, oĂč câest quâil y a câte tĂȘte de Boche et, tout autour,
des fouillis dâordures⊠câtâespĂšce de cloaque, câĂ©tait⊠sur le bord de laroute, une maison en briques et deux bĂątiments bas, Ă cĂŽté⊠Combien defois, mon vieux, Ă la place mĂȘme oĂč on sâest arrĂȘtĂ©, combien de fois, lĂ ,Ă la bonne femme qui rigolait sur le pas de sa porte, jâai dit au revoir enmâessuyant la bouche et en regardant du cĂŽtĂ© de Souchez oĂč je rentrais !Et aprĂšs quelques pas, on se retournait pour lui crier une blague ! Oh ! tupeux pas te figurerâŠ
«âŻMais ça, alors, ça !âŠâŻÂ»Il fait un geste circulaire pour me montrer toute cette absence qui
lâentoureâŠââŻFaut pas rester ici trop longtemps, mon vieux. Le brouillard se lĂšve,
tu sais.Il se met debout avec un effort.ââŻAllonsâŠLe plus grave est Ă faire. Sa maisonâŠIl hĂ©site, sâoriente, vaâŠ
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ââŻCâest là ⊠Non, jâai dĂ©passĂ©. Câest pas lĂ . Jâsais pas oĂč câest oĂč câquecâĂ©tait. Ah ! malheur, misĂšre !
Il se tord les mains, en proie au dĂ©sespoir, se tient difficilement de-bout au milieu des plĂątras et des madriers. A un moment, perdu danscette plaine encombrĂ©e, sans repĂšres, il regarde en lâair pour chercher,comme un enfant inconscient, comme un fou. Il cherche lâintimitĂ© de ceschambres Ă©parpillĂ©e dans lâespace infini, la forme et le demi-jour intĂ©-rieurs jetĂ©s au vent !
AprĂšs plusieurs va-et-vient, il sâarrĂȘte Ă un endroit, se recule un peu.ââŻCâĂ©tait lĂ . Y a pas dâerreur. Vois-tu : câest câte pierre-lĂ qui mâfait
reconnaĂźtre. Il y avait un soupirail. On voit la trace dâune barre de fer dusoupirail avant quâiâ se soit envolĂ©.
Il renifle, pense, hochant lentement la tĂȘte sans pouvoir sâarrĂȘter.ââŻCâest quand y a plus rien quâon comprend bien quâon Ă©tait heureux.
Ah ! Ă©tait-on heureux !Il vient Ă moi, rit nerveusement.ââŻCâest pas ordinaire, ça, hein ? Jâsuis sĂ»r que tu nâas jamais vu ça ;
ne pas retrouver sa maison oĂč on a toujours vĂ©cu dâpuis toujoursâŠIl fait demi-tour, et câest lui qui mâentraĂźne.ââŻBen, fichons lâcamp, puisquây a plus rien. Quand on regardâra la
place des choses pendant une heure ! Mettons-les, mon pauvâ vieux.On sâen va. Nous sommes les deux vivants faisant tache dans ce
lieu illusoire et vaporeux, ce village qui jonche la terre, et sur lequel onmarche.
On remonte. Le temps sâĂ©claircit. La brume se dissipe trĂšs rapidement.Mon camarade qui fait de grandes enjambĂ©es, en silence, le nez par terre,me montre un champ :
ââŻLe cimetiĂšre, dit-il. Il Ă©tait lĂ avant dâĂȘtre partout, avant dâavoir toutpris Ă nâen plus finir, comme une maladie du monde.
A mi-cĂŽte, on avance plus lentement. Poterloo sâapproche de moi.ââŻTu vois, câest trop, tout ça. Câest trop effacĂ©, toute ma vie jusquâici.
Jâai peur, tellement câest effacĂ©.ââŻVoyons : ta femme est en bonne santĂ©, tu le sais ; ta petite fille aussi.Il prend une drĂŽle de tĂȘte :ââŻMa femme⊠Jâvas tâdire une chose : ma femmeâŠ
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ââŻEh bien ?ââŻEh bien, mon vieux, je lâai râvue.ââŻTu lâas vue ? Je croyais quâelle Ă©tait en pays envahi ?ââŻOui, elle est Ă Lens, chez mes parents. Eh bien, je lâai vue⊠Ah ! et
puis, aprĂšs tout, zut !⊠Je vais tout te raconter ! Eh bien, jâai Ă©tĂ© Ă Lens, ily a trois semaines. CâĂ©tait le 11. Y a vingt jours, quoi.
Je le regarde, abasourdi⊠Mais il a bien lâair de dire la vĂ©ritĂ©. Il bre-douille, tout en marchant Ă cĂŽtĂ© de moi dans la clartĂ© qui sâĂ©tend :
ââŻOn a dit, tu târappelles pâtâĂȘtâ⊠Mais tâĂ©tais pas lĂ , jâcrois⊠On adit : faut renforcer le rĂ©seau de fils de fer en avant de la parallĂšle Billard.Tu sais câque ça veut dire, ça. On nâavait jamais pu le faire jusquâici : dĂšsquâon sort de la tranchĂ©e, on est en vue sur la descente, qui sâappelle dâundrĂŽle de nom.
ââŻLe toboggan.ââŻOui, tout juste, et lâendroit est aussi difficile la nuit ou par la brume,
que par le plein jour, Ă cause des fusils braquĂ©s dâavance sur des chevaletset des mitrailleuses quâon pointe pendant le jour. Quand iâs nâvoient pas,les Boches arrosent tout.
«âŻOn a pris les pionniers de la compagnie hors rang, mais y en a quiont filochĂ© et on les a remplacĂ©s par quĂ©quâ poilus choisis dans les compa-gnies. Jâen ai Ă©tĂ©. Bon. On sort. Pas un seul coup de fusil ! «âŻQuoi quâça veutdire ?âŻÂ», quâon disait. VoilĂ -t-il pas quâon voit un Boche, deux Boches, dixBoches, qui sortent de terreâ ces diables gris-lĂ ! â et nous font des signesen criant : «âŻKamarad !âŻÂ» «âŻNous sommes des AlsaciensâŻÂ» quâiâ disent encontinuant de sortir de leur Boyau International. «âŻOn vous tirera pasdessus, quâiâs disent. Ayez pas peur, les amis. Laissez-nous seulement en-terrer nos morts.âŻÂ» Et vâlĂ quâon travaille chacun de son cĂŽtĂ©, et mĂȘmequâon parle ensemble, parce que câĂ©taient des Alsaciens. En rĂ©alitĂ©, iâ di-saient du mal de la guerre et de leurs officiers. Notâ sergent savait bienquâcâest dĂ©fendu dâentrer en conversation avec lâennemi et mĂȘme on nousa lu quâil fallait causer avec eux quâĂ coups de flingue. Mais lâsergent sâdi-sait que câĂ©tait une occasion unique de renforcer les fils de fer, et pisquâilsnous laissaient travailler contre eux, y avait quâĂ en profiterâŠ
«âŻOr, voilĂ un des Boches qui sâmet Ă dire : «âŻY aurait-iâ pas quelquâundâentre vous qui soye des pays envahis et qui voudrait avoir les nouvelles
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de sa famille ?âŻÂ»Â«âŻMon vieux, ça a Ă©tĂ© plus fort que moi. Sans savoir si câĂ©tait bien
ou mal, jâmâai avancĂ©, et jâai dit : «âŻBen, y a moi.âŻÂ» Le Boche me posedes questions. Jây rĂ©ponds que ma femme est Ă Lens, chez ses parents,avec la pâtite. Iâ mâdemande oĂč elle loge. Jây explique, et iâ dit quâiâ voitça dâici. «âŻĂcoute, quâiâ mâdit, jâvas y porter une lettre, et non seulâmentune lettre, mais mĂȘme la rĂ©ponse jâte porterai.âŻÂ» Puis, tout dâun coup, iâsâfrappe son front, câBoche, et iâ sârapproche dâmoi : «âŻĂcoute, mon vieux,bien mieux encore. Si tu veux faire câque jâte dis, tu la verras, ta femme,et aussi tes gosses, et tout, comme jâte vois.âŻÂ» Iâ mâraconte que pour ça, ya quâĂ aller avec lui, Ă telle heure, avec une capote boche et un calot quâiâmâaura. I mâmĂȘleraĂźt Ă la corvĂ©e de charbon dans Lens ; on irait jusquâĂ chez nous. Jâpourrais voir, Ă condition de mâplanquer et de nâpas mâfairevoir, attendu quâiâ rĂ©pond des hommes qui sâront dâla corvĂ©e, mais quâya, dans la maison, des sous-offs dont il nârĂ©pondait pas⊠Eh bien, monvieux, jâai acceptĂ© !âŻÂ»
ââŻCâĂ©tait grave !ââŻBien sĂ»r oui, câtait grave. Jemâsuis dĂ©cidĂ© tout dâun coup, sans rĂ©flĂ©-
chir, sans vouloir rĂ©flĂ©chir, vu quâjâĂ©tais Ă©bloui Ă lâidĂ©e que jâallais revoirmon monde, et si aprĂšs jâĂ©tais fusillĂ©, eh bien, tant pis donnant donnant.Câest lâoffre de la loi et de la dâmande, comme dit lâautre, pas ?
«âŻMon vieux, ça nâa pas fait une arnicoche. Lâseul avatar câest quâilsont eu du boulot Ă mâtrouver un calot assez large, parce que, tu sais, jâaila tĂȘte trĂšs forte. Mais ça mĂȘme ça câest arrangĂ© : on mâa dĂ©nichĂ©, Ă lafin, une boĂźte Ă poux assez grande pour que ma tĂȘte puisse y contenir.Jâai justement des bottes boches, celles Ă Caron, tu sais. Alors, nous vâlĂ partis dans les tranchĂ©es boches (mĂȘme quâelles sont salement pareillesaux nĂŽtres) avec ces espĂšces de camarades boches qui mâdisaient en trĂšsbon français â comme çui que jâcause â de nâpas mâen faire.
«âŻY a pas eu dâalerte, rien. Pour aller, ça a Ă©tĂ©. Tout sâest passĂ© si endouce et si simplement que je mâfigurais pas quâjâĂ©tais un Boche Ă lamanque. On est arrivĂ© Ă Lens Ă la nuit tombante. Jâmârappelle avoir passĂ©devant la Perche et avoir pris la rue duQuatorze-Juillet. Jâvoyais des gensde la ville qui naviguaient dans les rues comme dans nos cantonnements.Jâles râconnaissais pas Ă cause du soir ; eux non plus, Ă cause du soir aussi,
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et aussi, Ă cause de lâĂ©normitĂ© de la chose⊠Iâ âsait noir Ă nâpas pouvoirsâmettâ lâdoigt dans lâĆil quand jâsuis arrivĂ© dans lâjardin dâmes parents.
«âŻLe cĆur me battait ; jâen Ă©tais tout tremblant des pieds Ă la tĂȘtecomme si je nâĂ©tais plus quâune espĂšce de cĆur. Et je me râtenais pourne pas rigoler tout haut, et en français, encore, tellement jâĂ©tais heureux,Ă©mu. Le kamarade me dit : «âŻTu vas passer une fois, puis une autre fois,en regardant dans la porte et la fenĂȘtre. Tu râgarderas sans en avoir lâairâŠMĂ©fie-toiâŠâŻÂ» Alors, je mâressaisis, jâavale mon Ă©motion, vâlan, dâun coup.CâĂ©tait un chic type, ce bougre-lĂ , parce quâil Ă©copait salement si je mâfaĂź-sais poisser, hĂ© ?
«âŻTu sais, chez nous, comme tout partout dans le Pas-de-Calais, lesportes dâentrĂ©e des maisons sont divisĂ©es en deux : en bas, ça forme unesorte de barriĂšre jusquâĂ mi-corps, et en haut ça forme comme qui diraitvolet. Comme ça, on peut fermer seulement la moitiĂ© dâen bas de la porteet ĂȘtre Ă moitiĂ© chez soi.
«âŻLe volet Ă©tait ouvert, la chambre, qui est la salle Ă manger et aussi lacuisine bien entendu, Ă©tait Ă©clairĂ©e, on entendait des voix.
«âŻJâai passĂ© en tendant lâcou de cĂŽtĂ©. Il y avait, rosĂ©es, Ă©clairĂ©es, destĂȘtes dâhommes et de femmes autour de la table ronde et de la lampe. Mesyeux se sont jetĂ©s sur elle, sur Clotilde. Je lâai bien vue. Elle Ă©tait assiseentre deux types, des sous-offs, je crois, qui lui parlaient. Et quoi quâellefaisait ? Rien ; elle souriait, en penchant gentiment sa figure entourĂ©e dâunlĂ©ger petit cadre de cheveux blonds oĂč la lampe mettait de la dorure.
«âŻElle souriait. Elle Ă©tait contente. Elle avait lâair dâĂȘtre bien, Ă cĂŽtĂ©de cette gradaille boche, de cette lampe et de ce feu qui me soufflait unetiĂ©deur que je reconnaissais. Jâai passĂ©, puis je me suis râtournĂ©, et jâai re-passĂ©. Je lâai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourire forcĂ©, non,un vrai sourire, qui venait dâelle, et quâelle donnait. Et pendant lâtempsdâĂ©clair que jâai passĂ© dans les deux sens, jâai pu voir aussi ma gosse quitendait les mains vers un gros bonhomme galonnĂ© et essayait de lui mon-ter sur les genoux, et puis, Ă cĂŽtĂ©, qui donc ça que jâreconnaissais ? CâĂ©taitMadeleine VandaĂ«rt, la femme de VandaĂ«rt, mon copain de la 19á”, qui aĂ©tĂ© tuĂ© Ă la Marne, Ă Montyon.
«âŻElle le savait quâil avait Ă©tĂ© tuĂ©, puisquâelle Ă©tait en deuil. Et elle, ellerigolait, elle riait carrĂ©ment, jâte lâdis⊠et elle regardait lâun et lâautre avec
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un air de dire : «âŻComme jâsuis bien ici !âŻÂ»Â«âŻAh ! mon vieux, jâsuis sorti dâlĂ et jâai butĂ© dans les kamarades qui
attendaient pour me ramâner. Comment je suis revenu, je pourrais pasle dire. JâĂ©tais assommĂ©. Jâsuis marchĂ© en trĂ©buchant comme un maudit.Iâ nâaurait pas fallu mâemmerder, Ă ce moment-lĂ ! Jâaurais gueulĂ© touthaut ; jâaurais fait un escandale pour me faire tuer et quâce soye fini decette sale vie !
«âŻTu saisis ? Elle souriait, ma femme, ma Clotilde, ce jour-lĂ de laguerre ! Alors quoi ? Il suffit quâon soit pas lĂ pendant un temps pourquâon ne compte plus ? Tu fous le camp de chez toi pour aller Ă la guerre,et tout Ă lâair cassĂ© ; et pendant que tu lâcrois, on se fait Ă ton absence, etpeu Ă peu tu deviens comme si tu nâĂ©tais pas, vu quâon sâpasse de toi pourĂȘtre heureuse comme avant et pour sourire. Ah ! bon sang ! Je ne parlepas de lâautre garce qui riait, mais ma Clotilde, Ă moi, qui, Ă ce moment-lĂ que jâai vu par hasard, Ă câmoment-lĂ , quâon dise ce quâon voudra, sefichait pas mal de moi !
«âŻEt encore si elle avait Ă©tĂ© avec des amis, des parents ; mais non, jus-tement avec des sous-offs boches. Dis-moi, y avait-il pas de quoi sauterdans la chambre, lui foutre une paire de gifles et tordre le cou Ă câtâautâpoule en deuil !
«âŻOui, oui, jâai pensĂ© Ă lâfaire. Jâsais bien que jâallais fort⊠JâĂ©tais em-ballĂ©, quoi.
«âŻNote que jâveux pas en dire plus que je ne dis. Câest une bonne fille,Clotilde. Jâla connais et jâai confiance en elle : pas dâerreur, tu sais : sijâĂ©tais bousillĂ©, elle pleurerait toutes les larmes de son corps pour com-mencer. Elle me croit vivant, jâlâaccorde, mais sâagit pas dâça. Elle ne peutpas sâempĂȘcher dâĂȘtre bien, et satisfaite, et sâĂ©panouir, dĂšs lors quâelle aun bon feu, une bonne lampe et de la compagnie, que jây soye ou que jâysoye pasâŠâŻÂ»
JâentraĂźnai Poterloo.ââŻTu exagĂšres, mon vieux. Tu te fais des idĂ©es absurdes, voyonsâŠOn avait marchĂ© tout doucement. On Ă©tait encore au bas de la cĂŽte.
Le brouillard sâargentait avant de sâen aller tout Ă fait. Il allait y avoir dusoleil, il y avait du soleil.
â â
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Poterloo regarda et dit :ââŻOn va faire le tour par la route de Carency et remonter par-derriĂšre.Nous obliquĂąmes dans les champs. Au bout de quelques instants, il
me dit :ââŻJâexagĂšre, tu crois ? Tu dis que jâexagĂšre ?Il rĂ©flĂ©chit :ââŻAh !Puis il ajouta avec ce hochement de tĂȘte qui ne lâavait pas beaucoup
quittĂ© ce matin-lĂ :ââŻMais enfin ! Tout dâmĂȘme, y a un faitâŠNous grimpĂąmes la pente. Le froid sâĂ©tait changĂ© en tiĂ©deur. ArrivĂ©s
Ă une plateforme de terrain :ââŻAsseyons-nous encore un petit coup avant de rentrer, proposa-t-il.Il sâassit, lourd dâun monde de rĂ©flexions qui sâenchevĂȘtraient. Son
front se plissait. Puis il se tourna vers moi dâun air embarrassĂ© comme sâilavait un service Ă me demander.
ââŻDis donc, vieux, je mâdemande si jâai raison.Mais aprĂšs mâavoir regardĂ©, il regardait les choses comme sâil voulait
les consulter plus que moi.Une transformation se faisait dans le ciel et sur la terre. Le brouillard
nâĂ©tait presque plus quâun rĂȘve. Les distances se dĂ©voilaient. La plaineĂ©troite, morne, grise, sâagrandissait, chassait ses ombres et se colorait. LaclartĂ© la couvrait peu Ă peu, de lâest Ă lâouest, comme deux ailes.
Et voilà que là -bas, à nos pieds, on a vu Souchez entre les arbres. Ala faveur de la distance et de la lumiÚre, la petite localité se reconstituaitaux yeux, neuve de soleil !
ââŻEst-ce que jâai raison ? rĂ©pĂ©ta Poterloo, plus vacillant, plus incer-tain.
Avant que jâaie pu parler, il se rĂ©pondit Ă lui-mĂȘme, dâabord presqueĂ voix basse, dans la lumiĂšre :
ââŻElle est toute jeune, tu sais ; ça a vingt-six ans. Elle ne peut pasrâtenir sa jeunesse ; ça lui sort de partout et, quand elle se repose Ă lalampe et au chaud, elle est bien obligĂ©e de sourire ; et, mĂȘme si elle riaitaux Ă©clats, ce serait tout bonnement sa jeunesse qui lui chantârait dansla gorge. Câest point Ă cause des autres, Ă vrai dire, câest Ă cause dâelle.
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Câest la vie. Elle vit. Eh oui, elle vit, voilĂ tout. Câest pas dâsa faute si ellevit. Tu voudrais pas quâelle meure ? Alors, quâest-ce que tu veux quâellefasse ?Quâelle pleure, rapport Ă moi et aux Boches, tout le long du jour ?Quâelle rouspĂšte ? On peut pas pleurer tout le temps ni rouspĂ©ter pendantdix-huit mois. Câest pas vrai. Il y a trop longtemps, que jâte dis. Tout estlĂ .
Il se tait pour regarder le panorama de Notre-Dame-de-Lorette, main-tenant tout illuminé.
ââŻCâest kif-kif la gosse qui, quand elle se trouve Ă cĂŽtĂ© dâun bon-homme qui ne parle pas de lâenvoyer baller, finit par chercher Ă lui montersur les genoux. Elle aimerait pâtâĂȘtâ mieux que ce soit son oncle ou un amide son pĂšre â pâtâĂȘtâ â mais elle essaie tout de mĂȘme auprĂšs de celui quiest seul Ă ĂȘtre toujours lĂ , mĂȘme si câest un gros cochon Ă lunettes.
«âŻAh ! sâĂ©crie-t-il en se levant, et en venant gesticuler devant moi, onpourrait mârĂ©pondre une bonne chose : si je revenais pas de la guerre,jâdirais : «âŻMon vieux, tâes fichu, plus de Clotilde, plus dâamour ! Tu vasĂȘtre remplacĂ© un jour ou lâautre dans son cĆur. Y a pas Ă tourner : tonsouvenir, le portrait de toi quâelle porte en elle, il va sâeffacer peu Ă peuet un autre se mettra dessus et elle recommencera une autre vie.âŻÂ» Ah ! sijârevânais pas !âŻÂ»
Il a un bon rire.ââŻMais jâai bien lâintention de revenir ! Ah ! ça oui, faut ĂȘtre lĂ . Sans
ça !⊠Faut ĂȘtre lĂ , vois-tu, reprend-il plus grave. Sans ça, si tu nâes pas lĂ ,mĂȘme si tu as affaire Ă des saints ou Ă des anges, tu finiras par avoir tort.Câest la vie. Mais jâsuis lĂ .
Il rit.ââŻJâsuis mĂȘme un peu lĂ , comme on dit !Je me lĂšve aussi et lui frappe sur lâĂ©paule.ââŻTu as raison, mon vieux frĂšre. Tout ça finira.Il se frotte les mains. Il ne sâarrĂȘte plus de parler.ââŻOui, bon sang, tout ça finira. Tâen fais pas.«âŻOh ! je sais bien quâil y aura du boulot pour que ça finisse, et plus
encore aprĂšs. Faudra bosser. Et jâdis pas seulement bosser avec les bras.«âŻFaudra tout râfaire. Eh bien, on refera. La maison ? Partie. Le jardin ?
Plus nulle part. Eh bien, on refera la maison. On refera le jardin. Moins y
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aura et plus on refera. AprĂšs tout, câest la vie, et on est fait pour refaire,pas ? On râfera aussi la vie ensemble et le bonheur ; on refera les jours, onrefera les nuits.
«âŻEt les autres aussi. Ils referont leur monde. Veux-tu que je te dise ?Ăa sera peut-ĂȘtre moins long quâon croitâŠ
«âŻTiens, jâvois trĂšs bien Madeleine VandaĂ«rt Ă©pousant un autre gars.Elle est veuve ; mais, mon vieux, y a dix-huit mois quâelle est veuve. Crois-tu quâcâest pas une tranche, ça, dix-huit mois ? On nâporte mĂȘme pluslâdeuil, jâcrois, autour de câtemps-lĂ ! On ne fait pas attention à ça quandon dit : «âŻCâest une garce !âŻÂ» et quand on voudrait, en somme, quâelle sesuicide ! Mais, mon vieux, on oublie, on est forcĂ© dâoublier. Câest pas lesautres qui font ça ; câest mĂȘme pas nous-mĂȘmes ; câest lâoubli, voilĂ , jela retrouve tout dâun coup et de la voir rigoler ça mâa chamboulĂ©, toutcomme si son mari venait dâĂȘtre tuĂ© dâhier â câest humain â mais quoi !Y a une paye quâil est clamsĂ©, le pauvâ gars. Y a longtemps ; y a trop long-temps. On nâest plus les mĂȘmes. Mais, attention, faut râvenir, faut ĂȘtre lĂ !On y sera et on sâoccupera de redevenir !âŻÂ»
En chemin, il me regarde, cligne de lâĆil et, ragaillardi dâavoir trouvĂ©une idĂ©e oĂč appuyer ses idĂ©es :
ââŻJâvois ça dâici, aprĂšs la guerre, tous ceux de Souchez se remettantau travail et Ă la vieâŠQuelle affaire ! Tiens, le pĂšre Ponce, mon vieux, cenumĂ©ro-lĂ ! Il Ă©tait si tellement mĂ©ticuleux que tu lâvoyais balayer lâherbede son jardin avec un balai dâcrin, ou, Ă genoux sur sa pelouse, couperle gazon avec une paire dâciseaux. Eh bien, il sâpaiera ça encore ! Et MmeImaginaire, celle quâhabitait une des derniĂšresmaisons du cĂŽtĂ© du chĂąteaude Carleul, une forte femme quâavait lâair de rouler par terre comme sielle avait eu des roulettes sous le gros rond de ses jupes. Elle pondait unenfant tous les ans. RĂ©glĂ©, recta : une vraie mitrailleuse Ă gosses ! Eh biena râprendra câtâoccupation Ă tour dâbras.
Il sâarrĂȘte, rĂ©flĂ©chit, sourit Ă peine, presque en lui-mĂȘme :ââŻâŠ Tiens jâvais tâdire, jâai râmarqué⊠Ăa nâa pas grande importance,
ça, insiste-t-il, comme gĂȘnĂ© subitement par la petitesse de cette paren-thĂšse âmais jâai râmarquĂ© (on râmarque ça dâun coup dâĆil en râmarquantautâ chose), que câĂ©tait plus propre chez nous que dâmon tempsâŠ
On rencontre par terre de petits rails qui rampent perdus dans le foin
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Le feu Chapitre XII
séché sur pied. Poterloo me montre, de sa botte, ce bout de voie aban-donné, et sourit :
ââŻĂa, câest notre chemin de fer. Câest un tortillard, quâon appelle. Ăadoit vouloir dire «âŻqui se grouille pasâŻÂ». Il nâallait pas vite ! Un escargot yaurait tenu le pied ! On le refera. Mais il nâira pas plus vite, certainement.Ăa lui est dĂ©fendu !
Quand nous arrivĂąmes en haut de la cĂŽte, il se retourna et jeta un der-nier coup dâĆil sur les lieux massacrĂ©s que nous venions de visiter. Plusencore que tout Ă lâheure, la distance recrĂ©ait le village Ă travers les restesdâarbres qui, diminuĂ©s et rognĂ©s, semblaient de jeunes pousses. Mieux en-core que tout Ă lâheure, le beau temps disposait sur ce groupement blancet rose de matĂ©riaux dâune apparence de vie et mĂȘme un semblant de pen-sĂ©e. Les pierres subissaient la transfiguration du renouveau. La beautĂ© desrayons annonçait ce qui serait, et montrait lâavenir. La figure du soldat quicontemplait cela sâĂ©clairait aussi dâun reflet de rĂ©surrection. Le printempset lâespoir y dĂ©teignaient en sourire ; et ses joues roses, ses yeux bleus siclairs et ses sourcils jaune dâor avaient lâair peints de frais.
â â On descend dans le boyau. Le soleil y donne. Le boyau est blond, sec et
sonore. Jâadmire sa belle profondeur gĂ©omĂ©trique, ses parois lisses poliespar la pelle, et jâĂ©prouve de la joie Ă entendre le bruit franc et net que fontnos semelles sur le fond de terre dure ou sur les caillebotis, petits bĂątis debois posĂ©s bout Ă bout et formant plancher.
Je regarde ma montre. Elle me fait voir quâil est neuf heures ; et elleme montre aussi un cadran dĂ©licatement coloriĂ© oĂč se reflĂšte un ciel bleuet rose, et la fine dĂ©coupure des arbustes qui sont plantĂ©s lĂ , au-dessusdes bords de la tranchĂ©e.
Et Poterloo et moi nous nous regardons Ă©galement, avec une sortede joie confuse ; on est content de se voir, comme si on se revoyait ! Ilme parle, et moi qui suis bien habituĂ© pourtant Ă son accent du Nord quichante, je dĂ©couvre quâil chante.
Nous avons eu de mauvais jours, des nuits tragiques, dans le froid,dans lâeau et la boue. Maintenant, bien que ce soit encore lâhiver, une pre-miĂšre belle matinĂ©e nous apprend et nous convainc quâil va y avoir bien-tĂŽt, encore une fois, le printemps. DĂ©jĂ le haut de la tranchĂ©e sâest ornĂ©
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Le feu Chapitre XII
dâherbe vert tendre et il y a, dans les frissons nouveau-nĂ©s de cette herbe,des fleurs qui sâĂ©veillent. Câen sera fini des jours rapetissĂ©s et Ă©troits. Leprintemps vient dâen haut et dâen bas. Nous respirons Ă cĆur joie, noussommes soulevĂ©s.
Oui, les mauvais jours vont finir. La guerre aussi finira, que diable !Et elle finira sans doute dans cette belle saison qui vient et qui déjà nouséclaire et commence à nous caresser avec sa brise.
Un sifflement. Tiens, une balle perdueâŠUne balle ? Allons donc ! Câest un merle !Câest drĂŽle comme câĂ©tait pareil⊠Les merles, les oiseaux qui crient
doucement, la campagne, les cĂ©rĂ©monies des saisons, lâintimitĂ© des chambres,habillĂ©es de lumiĂšre⊠Oh ! la guerre va finir, on va revoir Ă jamais lessiens : la femme, les enfants, ou celle qui est Ă la fois la femme et lâenfant,et on leur sourit dans cet Ă©clat jeune qui, dĂ©jĂ , nous rĂ©unit.
⊠A la fourche des deux boyaux, sur le champ, au bord, voici commeun portique. Ce sont deux poteaux appuyĂ©s lâun sur lâautre avec, entreeux, un enchevĂȘtrement de fils Ă©lectriques qui pendent comme des lianes.Cela fait bien. On dirait un arrangement, un dĂ©cor de thĂ©Ăątre. Une minceplante grimpante enlace lâun des poteaux et, en la suivant des yeux, onvoit quâelle a dĂ©jĂ osĂ© aller de lâun Ă lâautre.
BientĂŽt, Ă longer ce boyau dont le flanc herbeux frissonne comme lesflancs dâun beau cheval vivant, nous aboutissons dans notre tranchĂ©e dela route de BĂ©thune.
Voici notre emplacement. Les camarades sont là , groupés. Ilsmangent,jouissent de la bonne température.
Le repas fini, on nettoie les gamelles ou les assiettes en aluminiumavec un bout de painâŠ
ââŻTiens, y a plus de soleil !Câest vrai. Un nuage sâĂ©tend et lâa cachĂ©.ââŻIâva mĂȘme flotter, mes petits gars, dit Lamuse.ââŻVoilĂ bien notre veine ! Justement pour le dĂ©part !ââŻSacrĂ© pays, milĂ©di ! dit Fouillade.Le fait est que ce climat du Nord ne vaut pas grand-chose. Ăa bruine,
ça brouillasse, ça fume, ça pleut. Et, quand il y a du soleil, le soleil sâĂ©teintvite au milieu de ce grand ciel humide.
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Le feu Chapitre XII
Nos quatre jours de tranchĂ©es sont finis. La relĂšve aura lieu Ă la tom-bĂ©e du soir. On se prĂ©pare lentement au dĂ©part. On remplit et on range lesac, les musettes. On donne un coup au fusil et on lâenveloppe.
Il est déjà quatre heures. La brume tombe vite. On devient indistinctsles uns aux autres.
ââŻBon sang, la voici, la pluie !Quelques gouttes. Puis câest lâaverse. Oh ! lĂ lĂ lĂ ! On ajuste des ca-
puchons, des toiles de tente. On rentre dans lâabri en pataugeant et en semettant de la boue aux genoux, aux mains et aux coudes, car le fond de latranchĂ©e commence Ă ĂȘtre gluant. Dans la guitoune, on a Ă peine le tempsdâallumer une bougie posĂ©e sur un bout de pierre, et de grelotter autour.
ââŻAllons, en route !On se hisse dans lâombre mouillĂ©e et venteuse du dehors. Jâentrevois
la puissante carrure de Poterloo : Nous sommes toujours Ă cĂŽtĂ© lâun delâautre dans le rang. Je lui crie quand on se met en marche :
ââŻTu es lĂ , mon vieux ?ââŻOui, dâvant toi, me crie-t-il en se retournant.Il reçoit dans ce mouvement une gifle de vent et de pluie, mais il rit. Il
a toujours sa bonne figure heureuse de ce matin. Ce nâest pas une aversequi lui ĂŽtera le contentement quâil emporte dans son cĆur ferme et solide,et ce nâest pas une maussade soirĂ©e qui Ă©teindra le soleil que jâai vu, il ya quelques heures, entrer dans sa pensĂ©e.
On marche. On se bouscule. On fait quelques faux pas⊠La pluie necesse pas et lâeau ruisselle dans le fond de la tranchĂ©e. Les caillebotisbranlent sur le sol devenu mou : quelques-uns penchent Ă droite ou Ă gauche et on y glisse. Et puis, dans le noir, on ne les voit pas, et il arrivequâaux tournants on met le pied Ă cĂŽtĂ©, dans les trous dâeau.
Je ne perds pas des yeux, dans le gris de la nuit, le poil ardoisĂ© ducasque de Poterloo, ruisselant comme un toit sous lâaverse, et son largedos garni dâun carrĂ© de toile cirĂ©e qui miroite. Je lui emboĂźte le pas et,de temps en temps, je lâinterpelle et il me rĂ©pond â toujours de bonnehumeur, toujours calme et fort.
Quand il nây a plus de caillebotis, on piĂ©tine dans la boue Ă©paisse. Ilfait noir, maintenant. On sâarrĂȘte brusquement, et je suis jetĂ© sur Poterloo.On entend, en avant, une invective demi-furieuse :
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Le feu Chapitre XII
ââŻBen quoi, vas-tu avancer ? On va ĂȘtre coupĂ©s !ââŻJâpeux pas dĂ©coller mes reposoirs ! rĂ©pond une voix piteuse.LâenlisĂ© arrive enfin Ă se dĂ©gager, et il nous faut courir pour rattraper
le reste de la compagnie. On commence Ă haleter et Ă geindre et Ă pestercontre ceux qui sont en tĂȘte. On pose les pieds au petit bonheur : on faitdes faux pas, on se retient aux parois, et on a les mains enduites de boue.La marche devient une dĂ©bandade pleine de bruit de ferraille et de jurons.
La pluie redouble. Second arrĂȘt subit. Il y en a un qui est tombĂ© ! Brou-haha.
Il se relĂšve. On repart. Je mâĂ©vertue Ă suivre de tout prĂšs le casque dePoterloo, qui luit faiblement dans la nuit devant mes yeux, et je lui criede temps en temps :
ââŻĂa va ?ââŻOui, oui, ça va, me rĂ©pond-il, en reniflant et en soufflant, mais de
sa voix toujours sonore et chantante.Le sac tire et fait mal aux épaules, secoué dans cette course houleuse
sous lâassaut des Ă©lĂ©ments. La tranchĂ©e est bouchĂ©e par un Ă©boulementfrais dans lequel on sâenfonce⊠On est obligĂ© dâarracher ses pieds de laterre molle et adhĂ©rente, en les levant trĂšs haut Ă chaque pas. Puis, ce pas-sage laborieusement franchi, on redĂ©gringole tout de suite dans le ruis-seau glissant. Les souliers ont tracĂ© au fond deux orniĂšres Ă©troites oĂč lepied se prend comme dans un rail, ou bien il y a des flaques oĂč il entre Ă grand floc. Il faut, Ă un endroit, se baisser trĂšs bas pour passer au-dessousdu pont massif et gluant qui franchit le boyau, et ce nâest pas sans peinequâon y arrive. On est forcĂ© de sâagenouiller dans la boue, de sâĂ©craser parterre et de ramper Ă quatre pattes pendant quelques pas. Un peu plus loin,il nous faut Ă©voluer en empoignant un piquet que le dĂ©trempage du sol afait pencher de travers juste au milieu du passage.
On parvient Ă un carrefour.ââŻAllons, en avant ! maniez-vous, les gars ! dit lâadjudant, qui sâest
plaquĂ© dans une encoignure pour nous laisser passer et nous parler. Lâen-droit nâest pas bon.
ââŻOn est Ă©reintĂ©, meugle une voix si enrouĂ©e et si haletante que je nereconnais pas le parleur.
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Le feu Chapitre XII
ââŻZut ! jâen ai marre, jâreste lĂ , gĂ©mit un autre Ă bout de souffle et deforce.
ââŻQue voulez-vous que jây fasse ? rĂ©pond lâadjudant, câest pas dâmafaute, hĂ© ? Allons, grouillez-vous, lâendroit est mauvais. Il a Ă©tĂ© marmitĂ©Ă la derniĂšre relĂšve !
On va au milieu de la tempĂȘte dâeau et de vent. Il semble quâon des-cende, quâon descende, dans un trou. On glisse, on tombe et on bute contrela paroi, on se rejette debout. Notremarche est une espĂšce de longue chuteoĂč lâon se retient comme on peut et oĂč on peut. Il sâagit de trĂ©bucher de-vant soi et le plus droit possible.
OĂč sommes-nous ? Je lĂšve la tĂȘte, malgrĂ© les vagues de pluie, horsde ce gouffre oĂč nous nous dĂ©battons. Sur le fond Ă peine distinct duciel couvert, je dĂ©couvre le rebord de la tranchĂ©e, et voici tout dâun coupapparaĂźtre Ă mes yeux, dominant ce bord, une espĂšce de poterne sinistrefaite de deux poteaux noirs penchĂ©s lâun sur lâautre, au milieu desquelspend comme une chevelure arrachĂ©e. Câest le portique.
ââŻEn avant ! En avant !Je baisse la tĂȘte et je ne vois plus rien ; mais jâentends Ă nouveau les se-
melles entrer dans la vase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïon-nette, les exclamations sourdes et le halÚtement précipité des poitrines.
Encore une fois, remous violent. On stoppe brusquement et commetout Ă lâheure je suis jetĂ© sur Poterloo et mâappuie sur son dos, son dosfort, solide, comme une colonne dâarbre, comme la santĂ© et lâespoir. Il mecrie :
ââŻCourage, vieux, on arrive !On sâimmobilise. Il faut reculer⊠Nom de Dieu !⊠Non, on avance Ă
nouveau !Tout Ă coup, une explosion formidable tombe sur nous. Je tremble jus-
quâau crĂąne, une rĂ©sonance mĂ©tallique mâemplit la tĂȘte, une odeur brĂ»-lante de soufre me pĂ©nĂštre les narines et me suffoque. La terre sâest ou-verte devant moi. Je me sens soulevĂ© et jetĂ© de cĂŽtĂ©, pliĂ©, Ă©touffĂ© et aveu-glĂ© Ă demi dans cet Ă©clair de tonnerre⊠Je me souviens bien pourtant :pendant cette seconde oĂč, instinctivement, je cherchais, Ă©perdu, hagard,mon frĂšre dâarmes, jâai vu son corps monter, debout, noir, les deux bras
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Le feu Chapitre XII
Ă©tendus de toute leur envergure, et une flamme Ă la place de la tĂȘte !
n
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CHAPITRE XIII
LES GROS MOTS
B écrire. Il vient vers moi à quatre pattes à traversla paille, et me présente sa figure éveillée, ponctuée par sontoupet roussùtre de Paillasse, ses petits yeux vifs au-dessus des-
quels se plissent et se dĂ©plissent des accents circonflexes. Il a la bouche quitourne dans tous les sens Ă cause dâune tablette de chocolat quâil croqueet mĂąche, et dont il tient dans son poing lâhumide moignon.
Il bafouille, la bouche pleine, en me soufflant une odeur de boutiquede confiserie.
ââŻDis donc, toi qui Ă©cris, tu Ă©criras plus tard sur les soldats, tu parlerasde nous, pas ?
ââŻMais oui, fils, je parlerai de toi, des copains, et de notre existence.ââŻDis-moi doncâŠIl indique de la tĂȘte les papiers oĂč jâĂ©tais en train de prendre des notes.
Le crayon en suspens, je lâobserve et lâĂ©coute. Il a envie de me poser unequestion.
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Le feu Chapitre XIII
ââŻDis donc, sans tâcommander⊠Y a quĂ©quâchose que jâvoudrais tedâmander. VoilĂ la chose : si tu fais parler les troufions dans ton livre,est-ce que tu les âras parler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu ar-rangerais ça, en lousdoc ? Câest rapport aux grosmots quâon dit. Car enfin,pas, on a beau ĂȘtre trĂšs camarades et sans quâon sâengueule pour ça, tunâentendras jamais deux poilus lâouvrir pendant une minute sans quâiâsdisent et quâiâs rĂ©pĂštent des choses que les imprimeurs nâaiment pas be-sef imprimer. Alors, quoi ? Si tu ne le dis pas, ton portrait ne sera pasrâssemblant : câest comme qui dirait que tu voudrais les peindre et que tunâmettes pas une des couleurs les plus voyantes partout oĂč elle est. Maispourtant ça sâfait pas.
ââŻJe mettrai les gros mots Ă leur place, mon petit pĂšre, parce que câestla vĂ©ritĂ©.
ââŻMais dis-moi, si tu lâmets, est-ce que des types de ton bord, sanssâoccuper de la vĂ©ritĂ©, ne diront pas que tâes un cochon ?
ââŻCâest probable, mais je le ferai tout de mĂȘme sans mâoccuper de cestypes.
ââŻVeux-tu mon opinion ? Quoique je ne mây connais pas en livres :câest courageux, ça, parce que ça sâfait pas, et ce sera trĂšs chic si tu lâoses,mais tâauras de la peine au dernier moment, tâes trop poli !⊠Câest mĂȘmeun des dĂ©fauts que jâte connais depuis quâon sâconnaĂźt. Ăa, et aussi cettesale habitude que tu as quand on nous distribue de la gniole, sous prĂ©texteque tu crois que ça fait du mal, au lieu de donner ta part Ă un copain, detâla verser sur la tĂȘte pour te nettoyer les tifs.
n
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CHAPITRE XIV
LE BARDA
L â au bout de la cour de la Ferme des Muets,dans la construction basse, comme une caverne. Toujours descavernes pour nous, mĂȘme dans les maisons ! Quand on a tra-
versĂ© la cour oĂč le fumier cĂšde sous les semelles avec un bruit spongieux,ou bien quâon lâa contournĂ©e en se tenant difficultueusement en Ă©quilibresur lâĂ©troite bordure de pavĂ©s, et quâon se prĂ©sente devant lâouverture dela grange, on ne voit rien du toutâŠ
Puis, en insistant, on perçoit un enfoncement brumeux oĂč de bru-meuses masses noires sont accroupies, sont Ă©tendues ou bien Ă©voluentdâun coin Ă un autre. Au fond, Ă droite et Ă gauche, deux pĂąles lueurs debougies, aux halos ronds comme de lointaines lunes rousses, permettentenfin de distinguer la forme humaine de ces masses dont la bouche Ă©metsoit de la buĂ©e, soit de la fumĂ©e Ă©paisse.
Ce soir, notre vague repaire, oĂč je mâengouffre avec prĂ©caution, esten proie Ă lâagitation. Le dĂ©part aux tranchĂ©es a lieu demain matin et les
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Le feu Chapitre XIV
nĂ©buleux locataires de la grange commencent Ă faire leurs paquets.Assailli par lâobscuritĂ© qui, au sortir du soir pĂąle, me bouche les yeux,
jâĂ©vite nĂ©anmoins le piĂšge des bidons, des gamelles et des Ă©quipementsqui traĂźnent par terre, mais je bute en plein dans les boules entassĂ©esjuste au milieu, tels des pavĂ©s dans un chantier⊠Jâatteins mon coin. UnĂȘtre, Ă lâĂ©norme dos laineux et sphĂ©rique est lĂ , Ă croupetons, penchĂ© surune sĂ©rie de petites choses qui miroitent par terre. Je donne une tape surson Ă©paule matelassĂ©e dâune peau de mouton. Il se retourne et, Ă la lueurbrouillĂ©e et saccadĂ©e de la bougie que supporte une baĂŻonnette plantĂ©epar terre, je vois la moitiĂ© de la figure, un Ćil, un bout de moustache etun coin de la bouche entrouverte. Il grogne, amicalement, et se remet Ă regarder son fourbi.
ââŻQuâest-ce que tu fabriques lĂ ?ââŻJe range. Je mârange.Le simili-brigand qui semble inventorier son butin est mon camarade
Volpatte. Je vois ce quâil en est : il a Ă©tendu sa toile de tente pliĂ©e en quatrepar-dessus son lit â câest-Ă -dire la bande de paille Ă lui rĂ©servĂ©e â et surce tapis, il a vidĂ© et Ă©talĂ© le contenu de ses poches.
Et câest tout un magasin quâil couve des yeux avec une sollicitude demĂ©nagĂšre, tout en veillant, attentif et agressif, Ă ce quâon ne lui marchepas dessus⊠JâĂ©pelle de lâĆil lâabondante exposition.
Autour du mouchoir, de la pipe, de la blague Ă tabac, laquelle ren-ferme aussi le cahier de feuilles, du couteau, du porte-monnaie et du bri-quet (le fonds nĂ©cessaire et indispensable), voici deux bouts de lacets decuir emmĂȘlĂ©s comme des vers de terre autour dâune montre incluse dansune boĂźte en celluloĂŻd transparent qui se ternit et blanchit singuliĂšrementen vieillissant. Puis une petite glace ronde et une autre carrĂ©e ; celle-ciest cassĂ©e, mais de plus belle qualitĂ©, taillĂ©e en biseau. Un flacon dâes-sence de tĂ©rĂ©benthine, un flacon dâessence minĂ©rale presque vide, et untroisiĂšme flacon, vide. Une plaque de ceinturon allemand portant cettedevise : Go mit uns, un gland de dragonne de mĂȘme provenance ; en-veloppĂ©e Ă demi dans du papier, une flĂ©chette dâaĂ©ro qui a la forme dâuncrayon dâacier et est pointue comme une aiguille ; des ciseaux pliants etune cuiller-fourchette Ă©galement pliante ; un bout de crayon et un boutde bougie ; un tube dâaspirine contenant aussi des comprimĂ©s dâopium,
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Le feu Chapitre XIV
plusieurs boĂźtes de fer-blanc.Voyant que jâinspecte en dĂ©tail sa fortune personnelle, Volpatte
mâaide Ă identifier certains articles.ââŻĂa, câest un vieux gant dâofficier en peau. Jâcoupe les doigts pour
boucher lâcanon dâmon arbalĂšte ; ça, câest du fil tĂ©lĂ©phonique, la seule af-faire avec quoi tu attaches tes boutons dâcapote si tu veux quâils tiennent.Et ici, lĂ -dedans, tu tâdemandes câquây est ? Du fil blanc, solide, et pasdâcelui-la quâtâes cousu quand on te livre des effets neufs, et quâon râtireavec la fourchette, du macaroni au fromage, et, lĂ , un jeu dâaiguilles surune carte postale. Les Ă©pingles de nourrice, a sont lĂ , Ă partâŠ
«âŻEt ici, câest les papyrus. Tu parles dâune biothĂšque.âŻÂ»Il y a, en effet, dans lâĂ©talage des objets issus des poches de Volpatte, un
Ă©tonnant amoncellement de papiers : câest la pochette violette de papierĂ lettres dont la mauvaise enveloppe imprimĂ©e est Ă©culĂ©e ; câest un livretmilitaire dont la couverture, racornie et poussiĂ©reuse comme la peau dâunvieux routier, sâeffrite et diminue de partout ; câest un carnet en moleskineĂ©raillĂ©e bondĂ© de papier et de portraits : au milieu trĂŽne lâimage de lafemme et des petits.
Hors de la liasse des papiers jaunis et noircis, Volpatte extrait la pho-tographie et me la montre une fois de plus. Je refais connaissance avecMme Volpatte, une femme au buste opulent, aux traits doux et mous, en-tourĂ©e de deux garçonnets Ă col blanc, lâaĂźnĂ© mince, le cadet rond commeune balle.
ââŻMoi, dit Biquet, qui a vingt ans, je nâai que des photos de vieux.Et il nous fait voir, en la plaçant tout prĂšs de la bougie, lâimage dâun
couple de vieillards qui nous regardent, lâair bien sage comme les petitsenfants de Volpatte.
ââŻJâai les miens aussi avec moi, dĂźt un autre. Jâquitte jamais la photo-graphie de la nichĂ©e.
ââŻDame ! chacun emporte son monde, ajoute un autre.ââŻCâest drĂŽle, constate Barque, un portrait, ça sâuse Ă force dâĂȘtre re-
gardĂ©. Il ne faut pas le zyeuter trop souvent et ĂȘtre trop longtemps dessus :Ă la longue, jâsais pas câqui sâpasse, mais le rapprochement fiche le camp.
ââŻTâas raison, dit Blaire. Moi, jâtrouve ça comme ça aussi, exactement.
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Le feu Chapitre XIV
ââŻJâai aussi dans mes papelards une carte de la rĂ©gion, continue Vol-patte.
Il la dĂ©plie devant la lumiĂšre. ElimĂ©e et transparente aux plis, elle alâair de ces stores faits de carrĂ©s cousus lâun Ă lâautre.
ââŻJâai encore du journal (il dĂ©roule un article de journal sur les poilus),et un livre (un roman Ă vingt-cinq centimes «âŻDeux fois ViergeâŻÂ»)⊠Tiens,un autre morceau de journal : LâAbeille dâEtampes. Jâsais pas pourquoi jâaigardĂ© ça. Iâ doit y avoir une raison dâssous. Jâvoirai Ă tĂȘte reposĂ©e. Et puis,mon jeu de cartes, et un jeu dâdames en papier avec des pions en espĂšcede pain Ă cacheter.
Barque, qui sâest approchĂ©, regarde la scĂšne, et dit :ââŻMoi, jâai plus dâchoses encore quâça dans mes profondes.Il sâadresse Ă Volpatte :ââŻAs-tu un soldbuch boche, crĂąne de pou, des ampoules dâiode, un
browning ? Moi, jâai ça et jâai deux couteaux.ââŻMoi, dit Volpatte, jâai pas dârevolver, ni de livret boche, mais jâaurais
pu avoir deux couteaux ou mĂȘme dix couteaux ; mais jânâai besoin quedâun.
ââŻĂa dĂ©pend, dit Barque. Et as-tu des boutons mĂ©caniques, face dedos ?
ââŻMoi, jânai dans mâpochâ, sâĂ©crie BĂ©cuwe.ââŻLâtroufion, il nâpeut pas sâen passer, assure Lamuse. Sans ça pour
faire tânir les bertelles au froc, câest pas vrai.ââŻMoi, dit Blaire, jâai toujours dans la poche, pour ĂȘtre Ă portĂ©e de ma
main, ma trousse à bagues.Il la sort, enveloppée dans un sachet à masque, et il la secoue. Le tiers-
point et la lime sonnent, et on entend aussi le cliquetis des anneaux brutsdâaluminium.
ââŻMoi jâai toujours de la ficelle, câest ça quâest utile ! dit Biquet.ââŻPas tant que des clous, dit PĂ©pin, et il en fait voir trois dans sa main :
un gros, un petit et un moyen.Un Ă un, les autres viennent participer Ă la conversation, tout en bri-
colant. On sâhabitue Ă la demi-obscuritĂ©. Mais le caporal Salavert qui a lajuste rĂ©putation de nâĂȘtre pas bĂȘte de ses mains, adapte une bougie dansla suspension quâil a fabriquĂ©e avec une boite de camembert et du fil de
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Le feu Chapitre XIV
fer. On allume, et autour de ce lustre chacun raconte avec des partialitĂ©set des prĂ©fĂ©rences de mĂšre ce quâil a dans ses poches.
ââŻDâabord, combien en a-t-on ?ââŻDâpoches ? Dix-huit, dit quelquâun, qui est naturellement Cocon,
lâhomme-chiffre.ââŻDix-huit poches ! Tu charries, nez dârat, fait le gros Lamuse.ââŻParfaitement : dix-huit, rĂ©plique Cocon. Compte-les, si tâes si malin
quâça.Lamuse veut se faire une raison lĂ -dessus, et, plaçant ses deux mains
prĂšs du lumignon pour compter plus juste, il Ă©numĂšre sur ses gros doigtsde brique poussiĂ©reuse : deux poches dans la capote derriĂšre qui pendent,la poche Ă paquet Ă pansement qui sert pour le tabac, deux Ă lâintĂ©rieur dela capote, devant ; les deux poches extĂ©rieures de chaque cĂŽtĂ© avec patte.Trois dans le pantalon et mĂȘme trois et demi, parce quâil y a la pochettede devant.
ââŻJây mets une boussole, dit Farfadet.ââŻMoi, mon rabiot dâamadou.ââŻMoi, dit Tirloir, un tit sifflet quâma femme mâa envoyĂ© en mâdisant
comme ça : «âŻSi tâes blessĂ© dans la bataille, tu sifĂźleras pour que les cama-rades viennent tâsauver la vie.âŻÂ»
On rit de la phrase naĂŻve.Tulacque intervient, indulgent, et dit Ă Tirloir :ââŻĂa sait pas câque câest quâla guerre, Ă lâarriĂšre. Si tu voulais parler
de lâarriĂšre, câest toi qui en dirais des conneries !ââŻNe la comptons pas, elle est trop petite, dit Salavert. Ăa fait dix.ââŻDans la veste, quatre. Ăa ne fait toujours que quatorze.ââŻY a les deux poches Ă cartouches : ces deux poches nouvelles qui
tiennent avec des sangles.ââŻSeize, dit Salavert.ââŻTiens, enfant de malheur, tĂȘte de pied, rechasse ma veste. Ces deux
poches-lĂ , tu les as pas comptĂ©es ! Eh bien alors, quâest-ce quâiâ tâfaut !Câest pourtant les poches Ă la place ordinaire. Câest les poches civiles oĂčcâque tu fourres, dans lâcivil, ton tire-jus, ton tabac et lâadresse oĂč tu vaslivrer.
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Le feu Chapitre XIV
ââŻDix-huit ! fait Salavert, grave comme un fonctionnaire. Y en a dix-huit, pas dâerreur, adjugĂ©.
A ce moment de la conversation, quelquâun fait sur les pavĂ©s du seuilune sĂ©rie de faux pas sonores, tel un cheval qui piafferait â et blasphĂ©-merait.
Puis aprĂšs un silence, une voix bien timbrĂ©e glapit avec autoritĂ© :ââŻEh, lĂ -dedans, on sâprĂ©pare ? Il faut que tout soye prĂȘt Ă câsoĂźr, et,
vous savez, des paxons bien solides. On va en premiĂšre ligne, cette fois,et mĂȘme, ça va pâtâĂȘtâ chauffer.
ââŻĂa va, ça va, mon adjudant, rĂ©pondent distraitement des voix.ââŻComment ça sâĂ©crit, Arnesse ? demande Benech qui, Ă quatre
pattes, travaille par terre une enveloppe avec un crayon.Tandis que Cocon lui Ă©pelle «âŻErnestâŻÂ» et que lâadjudant, Ă©clipsĂ©, rĂ©-
pĂšte son boniment quâon entend plus lointain, Ă la porte dâĂ cĂŽtĂ©, Blaireprend la parole et dit :
ââŻFaut toujours, mes enfants â Ă©coutez câque jâvous dis â mettâ votâquart dans votâ poche. Moi, jâai essayĂ© de lâcoller partout autrement, maisy a quâla poche que câest vraiment pratique, crois-moi. Si tâes en marche,Ă©quipĂ©, ou bien si tâes dĂ©sĂ©quipĂ© Ă naviguer dans la tranchĂ©e, tu lâas tou-jours sous la pince des fois quâiâ sâproduit une occase : un copain quâadu pinard et qui tâveut du bien et qui tâdit : «âŻDonne ta quartâŻÂ», ou bienun marchand qui baguenaude. Mes vieux cerfs, Ă©coutez câque jâdis, vousvous en trouvârez toujours bath : mets ton quart Ă©âdâdans ta poche.
ââŻPlus souvent, dit Lamuse, qui tu mâvoiras mettâ mon quart dansmâpoche. Sâtâune idĂ©e Ă la graisse dâhĂ©risson et Ă la mords-moi le doigt,ni plus ni moins, jâprĂ©Ăšre beaucoup mieux lâamurer Ă ma bretelle de sus-pension avec un crochet.
ââŻAttachĂ© Ă un bouton dâla capote, comme le sachet Ă masque, câestplus mieux. Paâce que suppose que tâĂŽtes ton Ă©quipement, alors tâes vertsi justement iâ passe du vin.
ââŻMoi, jâai un quart boche, dit Barque. Câest plat, ça sâmet dans lapoche de cĂŽtĂ©, si on veut, et ça entre trĂšs bien dans la cartouchiĂšre, uncoup quâtâas foutu tes cartouches en lâair, ou quâtu les as carrĂ©es dans tamusette.
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Le feu Chapitre XIV
ââŻUn quart boche, câest ça quâest pas extra, dit PĂ©pin. Ăa tient pasdâbout. Ăa sert juste Ă encombrer.
ââŻAttends voir, bec dâasticot, dit Tirette qui ne manque pas de psy-chologie : cette fois-ci, si on attaque, comme le juteux a eu lâair de nouslâcasser, tu en trouvâras pâtâĂȘtâ un, dâquart boche, et alors, câest ça qui sâraextra !
ââŻLâjuteux a dit ça, observe Eudore, mais iâ sait pas.ââŻĂa contient plus quâun quart, lâquart boche, remarque Cocon, vu
quâla contenance du quart juste, elle est marquĂ©e dâun trait aux troisquarts du quart. Et tâes toujours avantageux dâen avoir un grand, parceque si tâas un quart qui tient juste un quart, pour quâtu ayes un quart dejus, de vin, ou dâeau bĂ©nite ou dânâimporte quoi, iâ faut quâon lâemplisserasibus et on lâfait jamais dans les distrib, et, si on lâfait, tu lârenverses.
ââŻJâte crois quâon lâfait plutĂŽt pas, dit Paradis, outrĂ© quand il Ă©voquaitces procĂ©dĂ©s. Lâfourier iâ sert en foutant lâdoigt dans lâquart, et il a collĂ©deux gnons sur lâcul du quart. Total, tâes fabriquĂ© du tiers, et tu tâaccrochestrois belles ceintures lâune sur lâautre.
ââŻOui, dit Barque, câest vrai. Mais faut pas non plus un quart tropgrand, parcâ quâalors celui qui tâsert, iâ sâmĂ©fie ; iâ tâen fout une goutteavec la tremblote, et pour ne pas tâen donner plus que la mâsure, iâ tâendonne moins, et tu tâmets la tringle, avec la soupiĂšre dans les pattes.
Cependant, Volpatte remettait un Ă un dans ses poches les objets dontil avait composĂ© un Ă©talage. ArrivĂ© au porte-monnaie, il le considĂ©ra dâunair plein de pitiĂ©.
ââŻIl est salement plat, le frĂšre.Il compta :ââŻTrois francs ! Mon vieux, faudrait voir Ă mâremplumer, sans ça, en
râdescendant, jâsuis verdure.ââŻTâes pas lâseul Ă avoir pas lourd dans son morlingue.ââŻLâsoldat dĂ©pense plus quânâgagne. Y a pas dâerreur. Je mâdemande
câque dâviendrait celui qui nâaurait que son prĂȘt.Paradis rĂ©pondit avec une simplicitĂ© cornĂ©lienne :ââŻIâ crĂšvârait.ââŻEt tenez, moi, voilĂ ce que jâai dans ma poche, qui ne me quitte pas.Et PĂ©pin, lâĆil Ă©merillonnĂ©, montra un couvert en argent.
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Le feu Chapitre XIV
ââŻIl appartenait, dit-il, Ă la guenon oĂč on a logĂ© Ă Grand-Rozoy.ââŻIl lui appartient peut-ĂȘtre bien encore ?PĂ©pin eut un geste vague oĂč lâorgueil se mĂȘlait Ă la modestie, puis il
sâenhardit, sourit et dit :ââŻJâla connais, la vieille fouineuse. SĂ»r quâelle va passer le restant de
sa vie Ă le chercher partout, dans chaque coin, son couvert dâargent.ââŻMoi, dit Volpatte, je nâai jamais pu faucher quâune paire de ciseaux.
Y en a qui ont la veine. Pas moi. Aussi, nature si jâles garde prĂ©cieusement,ces ciseaux, et pourtant jâpeux dire quâiâ s nâme servânt pas de rien.
ââŻMoi, jâai bien chapardĂ© quĂšquâ petits machins par-ci par-lĂ , maisquâest-ce que câest quâça ? Les sapeurs, iâs mâont toujours grillĂ© pour lachose du fauchage, alors quoi ?
ââŻOn a beau faire câquâon veut, on est toujours grillĂ© par quelquâun,pas, vieux frĂšre ! Tâen fais pas.
ââŻEh lĂ -dâdans, qui qui veut dâla teinturiotte ? cria lâinfirmier Sacron.ââŻMoi, jâgarde les lettres de ma femme, dit Blaire.ââŻMoi, jâles lui renvoie.ââŻMoi, jâles garde. Les vâlĂ .Eudore exhibe un paquet de papiers usĂ©s, luisants, dont la pĂ©nombre
voile pudiquement la noirceur.ââŻJâles garde.Quelquefois, jâles relis.Quand on a froid et quâon a mal,
jâles râlis. Ăa vous rĂ©chauffe pas, mais ça fait semblant.Cette drĂŽle de phrase doit avoir un sens profond, car plusieurs ont
relevĂ© la tĂȘte et disent : «âŻOui, câest ça.âŻÂ»La conversation continue Ă bĂątons rompus au sein de cette grange
fantastique, traversée de grandes ombres mouvantes, avec des entasse-ments de nuit aux coins et les points souffreteux de quelques chandellesdisséminées.
Je les vois aller et venir, se profiler Ă©trangement, puis sâabaisser, sâaf-faler sur le sol, ces dĂ©mĂ©nageurs affairĂ©s et encombrĂ©s, qui soliloquent ousâinterpellent, les pieds empĂȘtrĂ©s dans les choses. Ils se montrent lâun Ă lâautre leurs richesses.
ââŻTiens, râgarde !ââŻTu parles ! rĂ©pond-on avec envie.
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Le feu Chapitre XIV
On voudrait avoir tout ce quâon nâa pas. Et il y a dans lâescouade destrĂ©sors lĂ©gendairement enviĂ©s par tous : par exemple, le bidon de deuxlitres dĂ©tenu par Barque et quâun talentueux coup de fusil Ă blanc a dilatĂ©jusquâĂ la contenance de deux litres et demi ; le cĂ©lĂšbre grand couteau Ă manche de corne de Bertrand.
Dans le fourmillement tumultueux, des regards de cĂŽtĂ© effleurent cesobjets de musĂ©e, puis chacun se remet Ă regarder devant soi, chacun seconsacre Ă sa «âŻcameloteâŻÂ» et sâacharne Ă la mettre en ordre.
Triste camelote, en effet. Tout ce qui est fabriquĂ© pour le soldat estcommun, laid, et de mauvaise qualitĂ©, depuis leurs souliers en carton dĂ©-coupĂ©, aux piĂšces attachĂ©es ensemble par des grillages de mĂ©chant fil,jusquâĂ leurs vĂȘtements mal taillĂ©s, mal bĂątis, mal cousus, mal teints, endrap cassant et transparent â du papier buvard â quâun jour de soleilfait passer, quâune heure de pluie transperce, jusquâĂ leurs cuirs amincisĂ lâextrĂȘme, friables comme des copeaux et que dĂ©chirent les tenons, leurlinge de flanelle plus maigre que du coton, leur tabac qui ressemble Ă dela paille.
Marthereau est Ă cĂŽtĂ© de moi. Il me dĂ©signe les camarades :ââŻRâgarde-les, ces pauvâ vieux qui arârgardent leur capharnion. Tu
croirais une flopĂ©e dâmĂšres zyeutant leurs pâtits. Coute-les. Iâs appellentleurs trucs. Tiens, çui-lĂ , dĂšs lors quâiâ dit : «âŻMon couteau !âŻÂ» Câest kifcomme sâiâ disait : «âŻLĂ©on, ou Charles, ou Dolphe.âŻÂ» Et, tu sais, impos-sible pour eux de diminuer son chargement. Câest pas vrai. Câest pas quâiâveulâtent pas â vu que lâmĂ©tier câest pas ça qui vous renfortifie, pas ? âCâest quâiâs peuvâtent pas. Ils ont trop dâamour pour.
Le chargement ! Il est formidable, et on sait bien, parbleu, que chaqueobjet le rend un peu plus méchant, que chaque petite chose est une meur-trissure de plus.
Car il nây a pas que ce quâon fourre dans ses poches et dans ses mu-settes. Il y a, pour complĂ©ter le barda, ce quâon porte sur son dos.
Le sac, câest la malle et mĂȘme câest lâarmoire. Et le vieux soldat connaĂźtlâart de lâagrandir quasi miraculeusement par le placement judicieux deses objets et provisions de mĂ©nage. En plus du bagage rĂ©glementaire etobligatoire â les deux boĂźtes de singe, les douze biscuits, les deux tablettesde cafĂ© et les deux paquets de potage condensĂ©, le sachet de sucre, le
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Le feu Chapitre XIV
linge dâordonnance et les brodequins de rechange â nous trouvons bienmoyen dây mettre quelques boĂźtes de conserves, du tabac, du chocolat,des bougies et des espadrilles, voire du savon, une lampe Ă alcool, et delâalcool solidifiĂ© et des lainages. Avec la couverture, le couvre-pied, la toilede tente, lâoutil portatif, la gamelle et lâustensile de campement, il grossit,grandit et sâĂ©largit, et devient monumental et Ă©crasant. Et mon voisin ditvrai : chaque fois, quand il arrive Ă son poste aprĂšs des kilomĂštres de routeet des kilomĂštres de boyaux, le poilu se jure bien que, la prochaine fois,il se dĂ©barrassera dâun tas de choses et se dĂ©livrera un peu les Ă©paules dujoug du sac. Mais, chaque fois quâil se prĂ©pare Ă repartir, il reprend cettemĂȘme charge Ă©puisante et presque surhurnaine ; et il ne la quitte jamais,bien quâil lâinjurie toujours.
ââŻY a des malins gars quâon lâfilon, dit Lamuse, et qui trouvânt lâjointpour coller quĂ©quâchose dans la voiture de compagnie ou la voiture mĂ©-dicale. Jâen connais un quâa deux liquettes neuves et un canâçon dans lacantine dâun adjupette â mais, tu comprends, tâes tout dâsuite deux centcinquante bonhommes Ă la compagnie, et lâtruc est connu et y en pas besefqui peuvânt le profiter : surtout des gradĂ©s ! tant plus iâ sont sous-offs, tantpus iâ sont sucrĂ©s pour carrer leur fourbi. Sans compter que lâcomman-dant, iâ visite les voitures, des fois, sans tâavertir et lâ tâfout tes frusquesau beau milieu de la route sâil les trouve dans une bagnole oĂč câest pasvrai : allez partez ! sans compter lâengueulade et la tĂŽle.
ââŻDans les premiers temps, câĂ©tait franc, mon vieux. Y en avait, jâlâaivu, qui collaient leurs musettes et mĂȘme leur armoire dans une voiturede gosse quâiâs poussaient sur la route.
ââŻAh ! tu parles ! câĂ©tait lâbon temps dâla guerre ! Mais on a changĂ©tout ça.
Sourd Ă tous les discours, Volpatte, affublĂ© de sa couverture commedâun chĂąle, ce qui lui donne lâair dâune vieille sorciĂšre, tourne autour dâunobjet qui gĂźt par terre.
ââŻJâmâdemande, dit-il, en ne sâadressant Ă personne, si jâvas emporterce sale bouteillon-lĂ . Câest lâseul de lâescouade et jâlâai toujours portĂ©. Oui,mais iâ fuit comme un panier Ă salade.
Il ne peut pas prendre une dĂ©cision, et câest une vraie scĂšne de sĂ©pa-ration.
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Le feu Chapitre XIV
Barque le considĂšre de cĂŽtĂ© et se moque de lui. On lâentend qui dit :«âŻGaga, maladif.âŻÂ» Mais il sâarrĂȘte dans son persiflage :
ââŻAprĂšs tout, on sârait Ă sa place, quâon sârait aussi con quâlui.Volpatte remet sa dĂ©cision Ă plus tard :ââŻJâverrai ça demain au matin, quand jâmontârai Philibert.AprĂšs lâinspection et le remplissage des poches, câest au tour des mu-
settes, puis des cartouchiĂšres, et Barque disserte sur le moyen de faire en-trer les deux cents cartouches rĂ©glementaires dans les trois cartouchiĂšres.En paquets, câest impossible. Il faut les dĂ©paqueter, et les placer lâune Ă cĂŽtĂ© de lâautre debout, tĂȘte-bĂȘche. On arrive ainsi Ă bonder chaque car-touchiĂšre sans laisser de vide et Ă se faire une ceinture qui pĂšse dans lessix kilos. Le fusil est nettoyĂ© dĂ©jà ⊠On vĂ©rifie lâemmaillotage de la cu-lasse et le bouchage â prĂ©cautions indispensables Ă cause de la terre destranchĂ©es.
Il sâagit de reconnaĂźtre facilement chaque fusil.ââŻMoi, jâai fait des entailles dans la bretelle. Tu vois, jâai dĂ©coupĂ©
lâbord.ââŻMoi, jây ai enroulĂ©, en haut, Ă la bretelle, un cordon de soulier et
comme ça, je lâreconnais Ă la main comme avec lâĆil.ââŻMoi, un bouton mĂ©canique. Pas dâerreur. Dans lânoir je lâsens tout
de suite et jâdis : «âŻCâest ma carabine.âŻÂ» Paâce que, tu comprends, y a desgars qui sâen font pas, iâs sâles roulent pendant que lâcopain nettĂšye, pisiâ sâfoulent lâpoignet en douce sur la clarinette de la poire quâa nettĂ©yĂ© ;pis mĂȘme iâs nâont pas la trouille edâ dire, aprĂšs : «âŻMon capitaine, jâai unfusil quâest olrĂšde.âŻÂ» Moi, jâmarche pas dans la combine. Câest lâsystĂšmeD, et lâsystĂšme D, mon vieux phĂ©nomĂšne, y a des fois oĂč câque jâen ai pusque marre.
Et les fusils, tout en se ressemblant, diĂšrent comme les Ă©critures.â â
ââŻCâest curieux et bizarre, me dit Marthereau, on monte demain auxtranchĂ©es, et il nây a pas encore de viande saoule ni dâfutur bois, ce soiret â coute ! â pas de disputes encore. Tant quâĂ moiâŠ
«âŻAh ! jâdis pas, concĂšde-t-il tout de suite, que ces deux-lĂ nâsoient pasun peu garnis, ni un peu vaseux⊠Sans ĂȘtre tout Ă fait mĂ»rs, ils ont lânezsale, quoiâŠâŻÂ»
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Le feu Chapitre XIV
ââŻCâest Poitron et Poilpot, de lâescouade Ă Broyer.Ils sont couchĂ©s et parlent bas. On distingue le nez rond de lâun qui
brille comme sa bouche, juste Ă cĂŽtĂ© dâune bougie, et sa main qui fait,un doigt levĂ©, de petits gestes explicatifs suivis fidĂšlement par une ombreportĂ©e.
ââŻJâsais allumer le feu, mais jâsais pas lârallumer quand il est Ă©teint,dĂ©clare Poitron.
ââŻBallot ! dit Poilpot, si tu sais lâallumer, tu sais lârallumer, vu quâsi tulâallumes, câest quâil a Ă©tĂ© Ă©teint, et tu peux dire que tu lârallumes quandtu lâallumes.
ââŻTout ça câest du bourre-mou. Jâsais pas calculer et je mâfous desboniments que tu mâbalances. Jâte dis et jâte rĂ©pĂšte que, pour allumer unfeu, jâsuis lĂ , mais pour lârallumer quand iâ sâa Ă©teint, ça nâa rien Ă faire.Jâpeux pas mieux dire. Je nâentends pas lâinsistance de Poilpot.
ââŻMais bougre de nom de Dieu dâentĂȘtĂ©, rĂąle Poitron, pis que jâte distrente fois que jâsais pas. Faut-iâ quâiâ soye tĂȘte de cochon, tout de mĂȘme !
ââŻCâest marrant, câtâĂ©coutation-lĂ , me confie Marthereau.En vĂ©ritĂ©, tout Ă lâheure, il a parlĂ© trop vite.Une certaine fiĂšvre, provoquĂ©e par les libations des adieux, rĂšgne dans
le taudis plein de paille nuageuse oĂč la tribu â les uns debout et hĂ©sitants,les autres Ă genoux et tapant comme des mineurs â rĂ©pare, empile, assu-jettit ses provisions, ses hardes et ses outils. Un grondement de paroles,un dĂ©sordre de gestes. On voit saillir dans les lueurs enfumĂ©es, des reliefsde trognes, et des mains sombres remuer au-dessus de lâombre, commedes marionnettes.
De plus, dans la grange attenante Ă la nĂŽtre, et qui nâen est sĂ©parĂ©e quepar un mur Ă hauteur dâhomme, sâĂ©lĂšvent des cris avinĂ©s. Deux hommes,lĂ , se prennent Ă partie avec une violence et une rage dĂ©sespĂ©rĂ©es. Lâairvibre des plus grossiers accents qui soient ici-bas. Mais lâun dâeux, unĂ©tranger dâune autre escouade, est expulsĂ© par les locataires, et le jet dâin-jures de lâautre sâaffaiblit et sâĂ©teint.
ââŻTant quâĂ nous, on sâtient ! remarque Marthereau avec une certainefiertĂ©.
Câest vrai. GrĂące Ă Bertrand, obsĂ©dĂ© par la haine de lâalcoolisme, decette fatalitĂ© empoisonnĂ©e qui joue avec les multitudes, notre escouade
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Le feu Chapitre XIV
est une de celles qui sont le moins viciées par le vin et la gniole.⊠Ils crient, ils chantent, ils extravaguent tout autour. Et ils rient sans
fin ; dans lâorganisme humain, le rire fait un bruit de rouage et de chose.On essaye dâapprofondir certaines physionomies qui se prĂ©sentent
avec un relief de touche Ă©mouvant dans cette mĂ©nagerie dâombres, cettevoliĂšre de reflets. Mais on ne peut pas. On les voit, mais on ne voit rienau fond dâelles.
â â ââŻDĂ©jĂ dix heures, les amis, dit Bertrand. On finira de monter Azor
demain. Il est temps de mettre la viande en torchon.Chacun, alors, se couche, lentement. Le bavardage ne cesse guĂšre. Le
soldat prend toutes ses aises chaque fois quâil nâest pas absolument obligĂ©de se dĂ©pĂȘcher. Chacun va, vient, un objet Ă la main et je vois glisser surle mur lâombre dĂ©mesurĂ©e dâEudore qui passe devant une chandelle, enbalançant au bout de ses doigts deux sachets de camphre.
Lamuse sâagite Ă la recherche dâune position. Il semble mal Ă lâaise :quelle que soit sa capacitĂ©, aujourdâhui, manifestement, il a trop mangĂ©.
ââŻY en a qui veulent dormir ! Vos gueules, bande de vaches ! crie Mes-nil Joseph, de sa couche.
Cette exhortation calme un moment, mais nâarrĂȘte pas le brouhahades voix ni les allĂ©es et venues.
ââŻCâest vrai quâon monte demain, dit Paradis, et que, le soir, on fileen premiĂšre ligne. Mais personne nây pense. On le sait, voilĂ tout.
Petit Ă petit chacun a rejoint sa place. Je me suis Ă©tendu sur la paille,Marthereau sâemmaillote Ă cĂŽtĂ© de moi.
Une masse colossale entre en prenant des prĂ©cautions pour ne pointfaire de bruit. Câest le sergent infirmier, un frĂšre mariste, Ă©norme bon-homme Ă barbe et Ă lunettes, quâon sent, lorsquâil a ĂŽtĂ© sa capote et quâilest en veste, gĂȘnĂ© de montrer ses jambes. On voit se hĂąter discrĂštementcette silhouette dâhippopotame barbu. Il souffle, soupire, marmotte.
Marthereau me le dĂ©signe de la tĂȘte, et me dit tout bas :ââŻRegarde-le. Câgens-lĂ , il faut toujours quâiâs disent des blagues.
Quand on lui dâmande ce quâiâ fait dans lâcivil, iâ nâdit pas : «âŻJâsuis frĂšredes Ă©colesâŻÂ» ; iâ dit, en vous râluquant par en dessous ses lunettes avec lamoitiĂ© dâses yeux : «âŻJâsuis professeur.âŻÂ»Quand iâ sâlĂšve trĂšs tĂŽt pour aller
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Le feu Chapitre XIV
Ă la messe, et quâil voit quâil vous rĂ©veille, il nâdit pas : «âŻJâvais Ă la messeâŻÂ»,iâ dit : «âŻJâai mal au ventre. Faut que jâaille faire un tour aux feuillĂ©es, y apas dâerreur.âŻÂ»
Un peu plus loin, le pĂšre Ramure parle du pays.ââŻChez nous, câest un petit patelin quâest pas grand. Tout lâjour il y a
mon vieux qui culotte des pipes ; quâiâ travaille ou quâiâ sârâpose, iâ poussesa fumĂ©e dans lâgrand air ou dans la fumĂ©e dâla marmiteâŠ
JâĂ©coute cette Ă©vocation champĂȘtre, qui prend soudain un caractĂšrespĂ©cialisĂ© et technique :
ââŻPour ça, iâ prĂ©pare un paillon. Tu sais câque câest quâun paillon ? Tuprends la tige du blĂ© vert, tâĂŽtes la peau. Tu fends en deux, pis encore endeux, et tu as des grandeurs diffĂ©rentes, comme qui dirait des numĂ©rosdiffĂ©rents. Pis avec un fil et les quatre brins de paille, il entoure la vergede la pipe.
Cette leçon sâinterrompt, aucun auditeur ne sâĂ©tant manifestĂ©.Il nây a plus que deux bougies allumĂ©es. Une grande aile dâombre
couvre lâamas gisant des hommes.Des conversations particuliĂšres voltigent encore dans le primitif dor-
toir. Il mâen arrive des bribes aux oreilles.Le pĂšre Ramure, Ă prĂ©sent, dĂ©blatĂšre contre le commandant :ââŻLâcommandant, mon vieux, avec ses quatâ ficelles, jâai remarquĂ©
quâi nâsavait pas fumer. Iâ tire Ă tour de bras sur ses pipes, et il les brĂ»le.Câest pas une bouche quâil a dans la tĂȘte, câest une gueule. Le bois se fend,se grille et, au lieu dâĂȘtre du bois, câest du charbon. Les pipes en terre, ellesrĂ©sistent mieux, mais tout de mĂȘme, il les rissole. Tu parles dâune gueule.Aussi, mon vieux, Ă©coute-moi bien câque jâte dis : il arrivera ce qui nâestsouvent arrivĂ© jamais : Ă force dâĂȘtre poussĂ©e Ă blanc et cuite jusquâauxmoelles, sa pipe lui pĂ©tera dans le bec, devant tout lâmonde. Tu voiras.
Peu Ă peu, le calme, le silence et lâobscuritĂ© sâĂ©tablissent dans la grangeet ensevelissent les soucis et les espoirs de ses habitants. Lâalignementde paquets pareils que forment ces ĂȘtres enroulĂ©s cĂŽte Ă cĂŽte dans leurscouvertures semble une espĂšce dâorgue gigantesque dâoĂč sâĂ©lĂšvent desronflements divers.
DĂ©jĂ le nez dans la couverture, jâentends Marthereau qui me parle delui-mĂȘme.
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Le feu Chapitre XIV
ââŻJâsuis marchand de chiffons, tu sais, dit-il, chiffonnier, pour mieuxdire, mais tant quâĂ moi, je lâsuis en gros ; jâachĂšte aux petits chiffonniersdâla rue, et jâai un magasin, un grenier, quoi ! qui mâsert de dĂ©pĂŽt. Jâfaistout lâchiffon, Ă dater du linge jusquâĂ la boĂźte de conserves, mais princi-palement le manche de brosse, le sac et la savate ; et, naturellement, jâaila spĂ©cialitĂ© des peaux dâlapin.
Et, je lâentends, encore, un peu plus tard, qui me dit :ââŻTant quâĂ moi, tout petit et mal foutu que je suis, je porte encore
un curond de cent kilos au grenier, Ă lâĂ©chelle, et avec des sabots auxpieds⊠Une fois, jâai eu affaire Ă une espĂšce dâindividu interloque, vu quâisâoccupait, quâon disait, Ă traire les blanches, eh bienâŠ
ââŻMilĂ©di, câque jâpeux pas blairer, hĂ©, sâĂ©crie tout dâun coup Fouillade,câest câtâexercice et cesmarches quâon nous esquinte pendant le repos, jâenai lârein hachurĂ©, et jâpeux pas roupiller, courbaturĂ© comme je le suis.
Bruit de ferraille du cĂŽtĂ© de Volpatte. Il sâest dĂ©cidĂ© Ă monter son bou-teillon, tout en le gourmandant dâavoir ce funeste dĂ©faut dâĂȘtre trouĂ©.
ââŻOh lĂ lĂ , quand ce sâra-t-iâ fini, toute câte guerre ! gĂ©mit un demi-dormeur.
Un cri de rĂ©volte entĂȘtĂ© et incomprĂ©hensif jaillit :ââŻIâs veulânt notâ peau !Puis câest un : «âŻTâen fais pas !âŻÂ» aussi obscur que le cri de rĂ©volte.⊠Je me rĂ©veille longtemps aprĂšs, tandis que deux heures sonnent et
je vois dans une blafarde clartĂ©, sans doute lunaire, la silhouette agitĂ©ede PinĂ©gal. Un coq, au loin, a chantĂ©. PinĂ©gal se soulĂšve Ă moitiĂ© sur sonsĂ©ant. Jâentends sa voix Ă©raillĂ©e :
ââŻBen quoi, câest la pleine nuit, et vâlĂ un coq qui pousse son gueule-ment. Il est mĂ»r, câcoq.
Et il rit, en rĂ©pĂ©tant : «âŻIl est mĂ»r, câcoqâŻÂ», et il se rentortille dans lalaine et se rendort avec un gargouillis oĂč le rire se mĂȘle de ronflements.
Cocon a Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par PinĂ©gal. Alors, lâhomme-chiffre pense touthaut et dit :
ââŻLâescouade avait dix-sept hommes quand elle est partie pour laguerre. Elle en a, Ă prĂ©sent, dix-sept aussi, avec les bouchages de trous.Chaque homme a dĂ©jĂ usĂ© quatre capotes, une du premier bleu, trois bleufumĂ©e de cigare, deux pantalons, six paires de brodequins. Il faut compter
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Le feu Chapitre XIV
par bonhomme deux fusils : mais on ne peut pas compter les salopettes.On a renouvelĂ© vingt-trois fois nos vivres de rĂ©serve. A nous dix-sept,nous avons eu quatorze citations, dont deux Ă la brigade, quatre Ă la divi-sion et une Ă lâarmĂ©e. On est restĂ© une fois seize jours dans les tranchĂ©essans arrĂȘt. On a Ă©tĂ© cantonnĂ© et logĂ© dans quarante-sept villages diffĂ©-rents jusquâici. Depuis le commencement de la campagne, douze millehommes sont passĂ©s par le rĂ©giment, qui en a deux mille.
Un Ă©trange zĂ©zaiement lâinterrompt. Câest Blaire que son rĂątelier neufempĂȘche de parler, comme il lâempĂȘche aussi de manger. Mais il le metchaque soir, et il le garde toute la nuit avec un courage acharnĂ©, car onlui a promis quâil finirait par sâhabituer Ă cet objet quâon lui a insĂ©rĂ© dansla tĂȘte.
Je me soulĂšve Ă demi comme sur un champ de bataille. Je contempleencore une fois ces crĂ©atures qui ont roulĂ© ici lâune sur lâautre parmi lesrĂ©gions et les Ă©vĂ©nements. Je les regarde tous, enfoncĂ©s dans le gouffredâinertie et dâoubli, au bord duquel quelques-uns semblent se cramponnerencore, avec leurs prĂ©occupations pitoyables, avec leurs instincts dâen-fants et leur ignorance dâesclaves.
Lâivresse du sommeil me gagne. Mais je me rappelle ce quâils ont faitet ce quâils feront. Et devant cette profonde vision de pauvre nuit humainequi remplit cette caverne sous son linceul de tĂ©nĂšbres, je rĂȘve Ă je ne saisquelle grande lumiĂšre.
n
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CHAPITRE XV
LâĆUF
O . On avait faim, on avait soif et dans ce mal-heureux cantonnement, rien !Le ravitaillement, dâordinaire rĂ©gulier, avait fait dĂ©faut, alors, la
privation arrivait Ă lâĂ©tat aigu.Un groupe hĂąve grinçait des dents, et la maigre place faisait cercle tout
autour, avec ses poternes dĂ©charnĂ©es, avec ses ossements de maisons, etses poteaux tĂ©lĂ©graphiques chauves. Le groupe constatait lâabsence detout :
ââŻLâcaoutchouc a fait lâmur, nib de bidoche, et on sâmet la ceinturedâĂ©lectrique.
ââŻQuant au fromgi macache, et pas pu dâconfiture que dâbeurre enbroche.
ââŻOn nâa rien, sans fifrer, on nâa rien, et toute la rouscaillure nây ârapas rien.
ââŻAussi, tu parles dâun cantonnement Ă la manque ! trois canfouines
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Le feu Chapitre XV
avec rien dâdans, que des courants dâair et dâla flotte !ââŻĂa nâsert Ă rien dâĂȘtre aux as, ta blanche, câest comme si tâavais
peau dâballe dans ton morlingue, pisquây a pas dâmarchands.ââŻTu sârais Rotschild ou bien un tailleur militaire, ta fortune servirait
Ă quoi ?ââŻHier, y avait un pâtit macaou qui ronronnait du cĂŽtĂ© de la 7á”. Jâsuis
sĂ»r quâils ont croĂ»tĂ© câmacaou.ââŻOui, jâsais, et encore, on lui voyait les cĂŽtes comme au bord de la
mer.ââŻY a pas Ă sâdĂ©mieller, câest comme ça.ââŻY en a, dit Blaire, qui ont fait vite en arrivant, et iâs sâsont vus trou-
ver Ă acheter quĂ©âquâ bidons dâpinard chez lâquĂ©naupier quâest au coins-teau dâla rue.
ââŻAh ! les vaches ! Iâs sont vernis, ceux-lĂ dâpouvoir sâglisser ça le longdu cou !
ââŻFaut dire que câĂ©tait dâla saloperie : du vin Ă culotter les quartscomme des pipes.
ââŻY en a mĂȘme, quâon dit, qui ont voracĂ© un piquenterre !ââŻHildepute ! dit Fouillade.ââŻMoi, jâmâai presque pas cognĂ© la tĂȘte : iâ mârestait une sardine, et,
dans lâfond dâun sachet, du thĂ© quâjâai mĂąchĂ© avec du sucre.ââŻLâfait est quâpour prendre une muflĂ©e, câest pas vrai.ââŻCâest pas assez, tout ça, mĂȘme si tu mange pas beaucoup, et quâtâas
lâboyau plat.ââŻDâpuis deux jours, une soupe : un trucmuche jaune, brillant comme
de lâor. Pas du bouillon, dâla friture ! Tout est restĂ©.ââŻOn lâa coulĂ© en chandelles, faut croire.ââŻLâpus pire, câest quâon nâpeut pas allumer sa pipe.ââŻCâest vrai, câest la misĂšre ! Jâai pus dâmĂšche ! Jâen avais quĂ©quâbouts,
mais, allez, partez ! Jâai beau fouiller toutes les poches demon Ă©tui Ă puces,rien. Et pour en acheter, comme tu dis, câest midi.
ââŻMoi, jâai un tout pâtit bout dâmĂšche que jâgarde.Ăa, câest dur, en effet, et il est pitoyable de voir les poilus qui ne
peuvent pas allumer leur pipe ou leur cigarette, et qui, résignés, les
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Le feu Chapitre XV
mettent dans la poche et se promĂšnent. Par bonheur, Tirloir a son bri-quet Ă essence avec encore un peu dâessence dedans. Ceux qui le saventsâaccumulent autour de lui, porteurs de leur pipe bourrĂ©e et froide. EtmĂȘme pas de papier quâon allumerait Ă la flamme du briquet : il faut seservir de la flamme mĂȘme de la mĂšche et user le liquide qui reste dansson maigre ventre dâinsecte.
⊠Moi, jâai eu de la chance⊠Je vois Paradis qui erre, sa bonne face auvent, en ronchonnant et en mĂąchant un bout de bois.
ââŻTiens, lui dis-je, prends ça !ââŻUne boĂźte dâallumettes ! sâexclame-t-il, Ă©merveillĂ©, en regardant
lâobjet comme on regarde un bijou. Ah, zut ! câest chic, ça ! Des allumettes !Un instant aprĂšs, on le voit qui allume sa pipe, sa figure en cocarde
magnifiquement empourprée par le reflet de la flamme, et tout le mondese récrie et dit :
ââŻParadis quâa des allumettes !Vers le soir, je rencontre Paradis prĂšs des restes triangulaires dâune
façade, Ă lâangle des deux rues de ce village misĂ©rable entre les villages. Ilme fait signe :
ââŻPsst !âŠIl a un drĂŽle dâair, un peu gĂȘnĂ©.ââŻDis donc, tout Ă lâheure, me dit-il dâune voix attendrie, en regar-
dant ses pieds, tu mâas balancĂ© une boite de flambantes. Eh ben, tu sârasrĂ©compensĂ© dâça. Tiens !
Et il me met quelque chose dans la main.ââŻAttention ! me souffle-t-il. Câest fragile !Ăbloui de la splendeur et de la blancheur de son prĂ©sent, osant Ă peine
le croire, je reconnais⊠un Ćuf !
n
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CHAPITRE XVI
IDYLLE
ââŻDe vrai, me dit Paradis qui Ă©tait mon voisin de marche, tu mâcroirassi tu voudras, mais jâsuis Ă©reintĂ©, jâsuis surmonté⊠Jâai jamais eu marredâune marche comme jâai de celle-lĂ .
Il tirait le pied et penchait dans le soir son buste carrĂ© embarrassĂ©dâun sac dont le profil Ă©largi et compliquĂ© et la hauteur paraissaient fan-tastiques. A deux reprises, il buta et trĂ©bucha.
Paradis est dur. Mais il avait toute la nuit couru dans la tranchĂ©e enqualitĂ© dâhomme de liaison pendant que les autres dormaient, et il avaitdes raisons dâĂȘtre rendu.
Aussi grognait-il :ââŻQuoi ? Ils sont en caoutchouc, ces kilomĂštres, pas possible autre-
ment.Et il rehaussait brusquement son sac tous les trois pas, dâun coup de
reins, et ça tirait et il soufflait, et tout lâensemble quâil formait avec sespaquets ballottait et geignait comme une vieille patache surchargĂ©e.
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Le feu Chapitre XVI
ââŻOn arrive, dit un gradĂ©.Les gradĂ©s disent toujours cela, Ă tout propos. Or â nonobstant cette
affirmation du gradĂ© â on arrivait, en effet, dans le village vespĂ©ral oĂčles maisons semblaient dessinĂ©es Ă la craie et Ă gros traits dâencre sur lepapier bleutĂ© du ciel, et oĂč la silhouette noire de lâĂ©glise â au clocherpointu, flanquĂ© de deux tourelles plus fines et plus pointues â Ă©tait celledâun grand cyprĂšs.
Mais, quand il fait son entrĂ©e dans le village oĂč il doit cantonner, letroupier nâest pas au bout de ses peines. Il est rare que lâescouade ou lasection arrivent Ă se loger dans le local qui leur a Ă©tĂ© assignĂ© :malentenduset doubles emplois, qui sâembrouillent et se dĂ©brouillent sur place, et cenâest quâau bout de plusieurs quarts dâheure de tribulations que chacunest menĂ© Ă son dĂ©finitif gĂźte provisoire.
Nous fĂ»mes donc, aprĂšs les errements habituels, admis Ă notre can-tonnement de nuit : un hangar soutenu par quatre madriers et ayant pourmurs les quatre points cardinaux. Mais ce hangar Ă©tait bien couvert :avantage apprĂ©ciable. Il Ă©tait occupĂ© dĂ©jĂ par une carriole et une char-rue, Ă cĂŽtĂ© desquelles on se casa. Paradis, qui nâavait cessĂ© de maugrĂ©eret de geindre pendant lâheure des piĂ©tinements et allĂ©es et venues, jetason sac, puis se jeta lui-mĂȘme Ă terre, et resta lĂ un bout de temps, as-sommĂ©, se plaignant quâil avait les membres sans connaissance et que lasemelle de ses pieds lui faisait mal ; et toutes ses coutures aussi, du reste.
Mais voici que la maison dont dĂ©pendait le hangar, et qui sâĂ©levaitjuste devant nos yeux, sâĂ©claira. Rien nâattire le soldat comme, dans legris monotone du soir, une fenĂȘtre derriĂšre laquelle il y a lâĂ©toile dâunelampe.
ââŻSi on faisait une virĂ©e ! proposa Volpatte.ââŻTout de mĂȘme, dit Paradis.Il se soulĂšve, se lĂšve. Boitant de fatigue, il se dirige vers la fenĂȘtre
dorĂ©e qui a fait son apparition dans lâombre ; puis vers la porte.Volpatte le suit et moi je viens aprĂšs.On entre, et on demande au vieux bonhomme qui nous a ouvert et
qui prĂ©sente une tĂȘte clignotante, aussi usĂ©e quâun vieux chapeau, sâil adu vin Ă vendre.
ââŻNon, rĂ©pond le vieux en secouant son crĂąne oĂč un peu dâouate
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Le feu Chapitre XVI
blanche pousse par places.ââŻPas de biĂšre, de cafĂ© ? quelque chose, quoiâŠââŻNon, mes amis rien de rien. On nâest pas dâici, on est des rĂ©fugiĂ©s,
vous savezâŠââŻAlors, pisquâil nây a rien, mettons-les.On fait demi-tour. On a tout de mĂȘme, pendant un moment, profitĂ© de
la chaleur qui rĂšgne dans la piĂšce, et de la vue de la lampeâŠDĂ©jĂ , Volpattea gagnĂ© le seuil et son dos disparaĂźt dans les tĂ©nĂšbres.
Cependant, jâavise une vieille, affaissĂ©e au fond dâune chaise, danslâautre coin de la cuisine et qui a lâair trĂšs occupĂ©e Ă un travail.
Je pince le bras de Paradis :ââŻVoilĂ la belle du logis. Va lui faire la cour !Paradis a un geste superbe dâindiffĂ©rence. Il se fiche pas mal des
femmes, depuis un an et demi que toutes celles quâil voit ne sont paspour lui. Du reste, quand bien mĂȘme elles seraient pour lui, il sâen ficheaussi.
ââŻJeune ou vieille, peuh ! me dit-il en commençant de bĂąiller.Par dĂ©sĆuvrement, par paresse de partir, il va Ă la bonne femme.ââŻBonsoir, grand-mĂšre, marmonne-t-il en finissant de bĂąiller.ââŻBonsoir, mes enfants, chevrote la vieille.De prĂšs, on la voit en dĂ©tail. Elle est ratatinĂ©e, pliĂ©e et repliĂ©e dans ses
vieux os, et elle a la figure toute blanche dâun cadran dâhorloge.Et que fait-elle ? CalĂ©e entre sa chaise et le bord de la table, elle sâes-
crime Ă nettoyer des chaussures. Câest une grosse besogne pour ses mainsdâenfant : ses gestes ne sont pas sĂ»rs et elle lance parfois un coup de brosseĂ cĂŽtĂ© ; de plus, les chaussures sont fort sales.
Voyant quâon la considĂšre, elle nous chuchote quâil lui faut bien cirer,ce soir mĂȘme, les bottines de sa petite-fille, qui est modiste Ă la ville, etsây rend dĂšs le matin.
Paradis sâest penchĂ© pour regarder mieux les bottines, et, tout Ă coup,il tend la main vers elles.
ââŻLaissez ça, grand-mĂšre, jâvas vous les astiquer en trois temps, lespârits croquânots de votâ jeune fille.
La vieille fait signe que non, en secouant sa tĂȘte et ses Ă©paules.
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Le feu Chapitre XVI
Mais mon Paradis prend dâautoritĂ© les chaussures, tandis que lagrand-mĂšre, paralysĂ©e par sa faiblesse, se dĂ©bat, et nous montre un fan-tĂŽme de protestation.
Il a saisi une bottine dans chaque main, il les tient doucement et lescontemple un instant, et mĂȘme on dirait quâil les serre un peu.
ââŻSont-elles petites ! fait-il avec une voix qui nâest pas la voix ordi-naire quâil a avec nous.
Il sâest emparĂ© aussi des brosses, et se met Ă frotter avec ardeur et avecprĂ©caution, et je vois que, les yeux fixĂ©s sur son travail, il sourit.
Puis, quand la boue est enlevĂ©e des bottines, il prend du cirage Ă lâex-trĂ©mitĂ© de la brosse double pointue, et il les caresse avec, trĂšs attentif.
Les chaussures sont fines. Ce sont bien des chaussures de jeune fillecoquette : une rangée de petits boutons y brille.
ââŻIl nâen manque pas un, de bouton, me souffle-t-il, et il y a de la fiertĂ©dans son accent.
Il nâa plus sommeil, il ne bĂąille plus. Au contraire, ses lĂšvres sont ser-rĂ©es ; un rayon jeune et printanier Ă©claire sa physionomie et, lui qui allaitsâendormir, on dirait quâil vient de sâĂ©veiller.
Et il promĂšne ses doigts, oĂč le cirage a mis du beau noir, sur la tigequi, sâĂ©vasant largement du haut, dĂ©cĂšle un tout petit peu la forme du basde la jambe. Ses doigts, si adroits pour cirer, ont tout de mĂȘme quelquechose de maladroit, tandis quâil tourne et retourne les souliers, et quâilleur sourit, et quâil pense â au fond, au loin â et que la vieille lĂšve lesbras en lâair et me prend Ă tĂ©moin.
ââŻVoilĂ un soldat bien obligeant !Câest fini. Les bottines sont cirĂ©es, et fignolĂ©es. Elles miroitent. Plus
rien Ă faireâŠIl les pose sur le bord de la table, en faisant bien attention, comme si
câĂ©taient des reliques ; puis, enfin, il en sĂ©pare ses mains.Il ne les quitte pas tout de suite des yeux, il les regarde, puis, bais-
sant le nez, regarde ses brodequins, Ă lui. Je me souviens quâen faisant cerapprochement, ce gros garçon Ă destinĂ©e de hĂ©ros, de bohĂ©mien et demoine, sourit encore une fois de tout son cĆur.
⊠La vieille sâagita dans le fond de sa chaise. Elle avait une idĂ©e.
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Le feu Chapitre XVI
ââŻJâvais lui dire ! Elle vous remerciera, monsieur. Eh ! JosĂ©phine ! cria-t-elle en se retournant dans la direction dâune porte qui Ă©tait lĂ .
Mais Paradis lâarrĂȘta dâun large geste que je trouvai magnifique.ââŻNon. Câest pas la peine, lâancienne, laissez-la oĂč elle est. On sâen va,
nous autres. Câest pas la peine, allez !Il pensait si fort ce quâil disait que son accent avait de lâautoritĂ©, et la
vieille, obĂ©issante, sâimmobilisa et se tut.Nous nous en allĂąmes nous coucher dans le hangar, entre les bras de
la charrue qui nous attendait.Et Paradis se remit alors Ă bĂąiller, mais, Ă la lueur de la chandelle,
dans la crĂšche, un bon moment aprĂšs, on voyait quâil lui restait encore dusourire heureux sur la face.
n
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CHAPITRE XVII
LA SAPE
D dâune distribution de lettres dont les hommes re-viennent, qui avec la joie dâune lettre, qui avec la demi-joie dâunecarte postale, qui avec un nouveau fardeau, vite reconstituĂ©,
dâattente et dâespoir, un camarade, brandissant un papier, nous apprendune extraordinaire histoire :
ââŻTu sais, lâpĂšre la Fouine, de Gauchin ?ââŻCâvieux ticket qui cherchait un trĂ©sor ?ââŻEh bien, il lâa trouvĂ© !ââŻNon ! Tu charriesâŠââŻPisque jâte lâdis, espĂšce de gros morceau.Quâest-ce que tu veux que
jâte dise ? La messe ? Jâla sais pas⊠La cour de sa piaule a Ă©tĂ© marmitĂ©e,et prĂšs du mur, une caisse pleine de monnaie en a Ă©tĂ© dĂ©terrĂ©e : il a reçuson trĂ©sor en plein sur le rĂąble. MĂȘme que lâcurĂ© sâest aboulĂ© en douce etparlait dâprendre câmiracle Ă leur compte.
On reste bouche bée.
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Le feu Chapitre XVII
ââŻUn trĂ©sor⊠Ah ! vrai⊠Ah ! tout dâmĂȘme, câvieux manche Ă poils !Cette rĂ©vĂ©lation inattendue nous plonge dans un abĂźme de rĂ©flexions.ââŻComme quoi on nâsait jamais !ââŻSâest-on jamais assez foutu de câvieux pĂ©tard, quand il en âsait un
saladier Ă propos de son trĂ©sor, et quâiâ nous tânait la jambe et nous cassaitlâbonnet avec ça !
ââŻOn lâdisait bien, lĂ -bas, on nâsait jamais, tu târappelles ! On nâse dou-tait pas comme on avait raison, tu târappelles ?
ââŻTout de mĂȘme, y a des choses dont on est sĂ»r, dit Farfadet, qui,depuis quâon parlait de Gauchin, restait songeur, lâair absent, comme siune figure adorable lui souriait.
ââŻMais ça, ajouta-t-il, je lâaurais pas cru non plus, moi ! ⊠Ce que jevais le trouver fier, le vieux, quand je retournerai lĂ -bas, aprĂšs la guerre !
â â ââŻOn demande un homme de bonne volontĂ© pour aider les sapeurs Ă
faire un travail, dit le grand adjudant.ââŻPlus souvent ! grognent les hommes sans bouger.ââŻCâest utile pour dĂ©gager les camarades, reprend lâadjudant.Alors, on cesse de grogner, quelques tĂȘtes se lĂšvent.ââŻPrĂ©sent ! dit Lamuse.ââŻHarnache-toi, mon gros, et viens avec moi.Lamuse boucle son sac, roule sa couverture, assujettit ses musettes.Il est devenu, depuis le temps que sa crise dâamour malheureux sâest
calmĂ©e, plus sombre quâautrefois, et bien quâil continue Ă engraisser parune sorte de fatalitĂ©, il sâabsorbe, sâisole et ne parle plus guĂšre.
Le soir, quelque chose approche, dans la tranchĂ©e, montant et descen-dant selon les bosses et les trous du fond : une forme qui semble nagerdans lâombre, et tendre Ă certains moments les bras, comme un appel ausecours.
Câest Lamuse. Il nous rejoint. Il est plein de terreau et de boue. FrĂ©-missant, ruisselant de sueur, il a lâair dâavoir peur. Ses lĂšvres remuent etil marmotte : «âŻMeuh⊠MeuhâŠâŻÂ» avant de pouvoir dire une parole qui aitune forme.
ââŻEh ben quoi ? lui demande-t-on vainement.Il sâaffale dans un coin, entre nous, et sâĂ©tend.
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Le feu Chapitre XVII
On lui offre du vin. Il refuse dâun signe. Puis il se tourne vers moi, ungeste de sa tĂȘte mâappelle. Quand je suis prĂšs de lui, il me souffle, toutbas, comme dans une Ă©glise :
ââŻJâai revu Eudoxie.Il cherche sa respiration ; sa poitrine siffle et il reprend, les prunelles
fixĂ©es sur un cauchemar :ââŻElle Ă©tait pourrie.ââŻCâĂ©tait lâendroit quâon avait perdu, poursuit Lamuse, et que les co-
loniaux ont râpris Ă la fourchette y a dix jours.«âŻOn a dâabord creusĂ© le trou pour la sape. Jâen mettais. Comme jâfou-
tais plus dâouvrage que les autres, jâmâai vu en avant. Les autres Ă©lar-gissaient et consolidaient derriĂšre. Mais voilĂ que jâtrouve des fouillisdâpoutres : jâavais tombĂ© dans une ancienne tranchĂ©e comblĂ©e, videm-ment. A dâmi comblĂ©e : y avait du vide et dâla place. Au milieu des boutsde bois tout enchevĂȘtrĂ©s et quâjâĂŽtais un Ă un de dâvant moi, y avait quĂ©quâchose comme un grand sac de terre en hauteur, tout droit, avec quĂ©quâchose dessus qui pendait.
«âŻVoilĂ une poutrelle qui cĂšde, et câdrĂŽle de sac qui mâtombe et mepĂšse dessus. JâĂ©tais coincĂ© et une odeur de macchabĂ©e qui mâentre dansla gorge⊠En haut de câpaquet, il y avait une tĂȘte et câĂ©taient les cheveuxque jâavais vus qui pendaient.
«âŻTu comprends, on nây voyait pas beaucoup clair. Mais jâai râconnules cheveux quây en a pas dâautres comme ça sur la terre, puis le reste defigure, toute crevĂ©e et moisie, le cou en pĂąte, le tout mort depuis un mois,pâtâĂȘtre. CâĂ©tait Eudoxie, jâte dis.
«âŻOui, câĂ©tait câte femme que jâai jamais su approcher avant, tu sais âque jâvoyais dâloin, sans pouvoir jamais y toucher, comme des diamants.Elle courait, tout partout, tu sais. Elle bagotait dans les lignes. Un jour,elle a du râcevoir une balle, et rester lĂ morte et perdue, jusquâau hasardde câte sape.
«âŻTu saisis la position. JâĂ©tais obligĂ© de la soutenir dâun bras comme jepouvais, et de travailler de lâautre. Elle essayait dâme tomber dâssus de toutson poids. Mon vieux, elle voulait mâembrasser, je nâvoulais pas, câĂ©taitaffreux. Elle avait lâair demâdire : «âŻTu voulais mâembrasser, eh bien, viens,viens donc !âŻÂ» Elle avait sur le⊠elle avait lĂ , attachĂ©, un reste de bouquet
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Le feu Chapitre XVII
de fleurs, quâĂ©tait pourri aussi, et, Ă mon nez, câbouquet fouettait commele cadavre dâune petite bĂȘte.
«âŻIl a fallu la prendre dans mes bras, et tous les deux, tourner douce-ment pour la faire tomber de lâautre cĂŽtĂ©. CâĂ©tait si Ă©troit, si pressĂ©, quâentournant, Ă un moment, jâlâai serrĂ©e contre ma poitrine sans le vouloir, detoute ma force, mon vieux, comme je lâaurais serrĂ©e autrefois, si elle avaitvouluâŠ
«âŻJâai Ă©tĂ© une demi-heure Ă me nettoyer de son toucher et de câtâodeurquâelle me soufflait malgrĂ© moi et malgrĂ© elle. Ah ! heureusement quejâsuis esquintĂ© comme une pauvâ bĂȘte de somme.âŻÂ»
Il se retourne sur le ventre, ferme ses poings et sâendort, la face en-foncĂ©e dans la terre, en son espĂšce de rĂȘve dâamour et de pourriture.
n
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CHAPITRE XVIII
LES ALLUMETTES
I heures du soir. On les voit tous les trois remuer au fondde la tranchĂ©e sombre.Ils sont Ă©pouvantables, noirs et sinistres, dans lâexcavation ter-
reuse, autour du foyer Ă©teint. La pluie et la nĂ©gligence ont fait mourirle feu, et les quatre cuisiniers regardent les cadavres des tisons ensevelisdans la cendre et ces restes du bĂ»cher dâoĂč la flamme sâest envolĂ©e, sâestenfuie, et qui refroidissent lĂ .
Volpatte chancelle jusquâau groupe, et jette un bloc noir quâil avaitsur lâĂ©paule.
ââŻJâlâai arrachĂ© Ă une guitoune sans que ça se voie trop.ââŻOn a du bois, dit Blaire, mais faut lâallumer. Autrement, comment
faire cuire câte dure ?ââŻCâest un beau morceau, gĂ©mĂźt un homme noir. Dâla hampe. Pour
moi, vâlĂ le meilleur morceau de bĆuf : la hampe.ââŻDu feu ! rĂ©clame Volpatte. Y a pus dâallumettes, y a pus rien.
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Le feu Chapitre XVIII
ââŻIâ faut du feu, grognonne Poupardin, dont lâincertitude roule et ba-lance, dans le fond de cette espĂšce de cage obscure, la stature dâours.
ââŻY a pas Ă tourner, lâen faut, souligne PĂ©pin qui Ă©merge de sa gui-toune, tel un ramoneur dâune cheminĂ©e. Il sort, apparaĂźt, masse grise,comme de la nuit dans le soir.
ââŻTâen fais pas, jâen aurai, dĂ©clare Blaire dâun accent oĂč se concentrentla fureur et la rĂ©solution.
Il nây a pas longtemps quâil est cuisinier, et il tient Ă se montrer Ă lahauteur des circonstances difficiles dans lâexercice de ses fonctions.
Il a parlĂ© comme parlait Martin CĂ©sar, du temps quâil existait. Il vitĂ lâimitation de la grande figure lĂ©gendaire du cuisinier qui trouvait tou-jours du feu, comme dâautres, parmi les gradĂ©s, essayent dâimiter Napo-lĂ©on.
ââŻJâirai, sâil le faut, dĂ©boiser jusquâĂ lâos la camigeotte du poste decommandement. Jâirai rĂ©quisitionner les allumettes du colon. JâiraiâŠ
ââŻAllons chercher du feu.Poupardin marche en tĂȘte. Sa figure est tĂ©nĂ©breuse, pareille Ă un fond
de casserole oĂč, peu Ăą peu, le feu sâest imprimĂ© en sale. Comme il faitcruellement froid, il est enveloppĂ© de toutes parts. Il porte une pelissemoitiĂ© peau de bique et moitiĂ© peau de mouton : mi-brune, mi-blanchĂątre,et cette double dĂ©pouille aux teintes gĂ©omĂ©triquement tranchĂ©es le faitressembler Ă quelque Ă©trange animal cabalistique.
PĂ©pin a un bonnet de coton si noirci et si luisant de crasse que câest lefameux bonnet de coton en soie noire. Volpatte, Ă lâintĂ©rieur de ses passe-montagnes et lainages, ressemble Ă un tronc dâarbre ambulant : une dĂ©-coupure en carrĂ© prĂ©sente une face jaune, en haut de lâĂ©paisse et massiveĂ©corce du bloc quâil forme, fourchu de deux jambes.
ââŻAllons du cĂŽtĂ© de la 10á” Ils ont toujours ce quâil faut. Câest sur laroute des PylĂŽnes, plus loin que le Boyau-Neuf.
Les quatre magots effrayants se mettent enmarche, tel un nuage, dansla tranchĂ©e qui se dĂ©ploie sinueusement devant eux comme une ruelleborgne, peu sĂ»re, pas Ă©clairĂ©e et pas pavĂ©e. Elle est dâailleurs inhabitĂ©een cet endroit, constituant un passage entre les secondes et les premiĂšreslignes.
Les cuisiniers partis Ă la recherche du feu rencontrent deuxMarocains
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Le feu Chapitre XVIII
dans la poussiĂšre crĂ©pusculaire. Lâun a un teint de botte noire, lâautreun teint de soulier jaune. Une lueur dâespoir brille au fond du cĆur descuisiniers.
ââŻAllumettes, les gars ?ââŻMacache ! rĂ©pond le noir, et son rire exhibe ses longues dents de
faĂŻence dans la maroquinerie havane de sa bouche.Le jaune sâavance et demande Ă son tour :ââŻTabac ? Un chouia de tabac ?Et il tend sa manche rĂ©sĂ©da et son battoir de chĂȘne frottĂ© dâun brou
de noix qui sâest dĂ©posĂ© dans les plis de la paume â et terminĂ© par desongles violĂątres.
PĂ©pin grommelle, se fouille, et tire de sa poche une pincĂ©e de tabacmĂȘlĂ©e de poussiĂšre quâil donne au tirailleur.
Un peu plus loin, on rencontre une sentinelle qui dort à moitié aumilieu du soir, dans des éboulis de terre. Ce soldat à moitié éveillé dit :
ââŻCâest Ă droite, puis encore Ă droite, et alors tout droit. Ne vous gou-rez pas.
Ils marchent. Ils marchent longtemps.ââŻOn doit ĂȘtre loin, dit Volpatte au bout dâune demi-heure de pas
inutiles, et de solitude encaissĂ©e.ââŻDis donc, ça descend bougrement, vous ne trouvez pas ? fait Blaire.ââŻTâen fais pas, vieux panneau, raille PĂ©pin. Mais si tâas les grelots, tu
peux nous laisser tomber.On marche encore dans la nuit qui tombe⊠La tranchée toujours dé-
serteâ un terrible dĂ©sert en longueurâ a pris un aspect dĂ©labrĂ© et bizarre.Les parapets sont en ruines ; des Ă©boulements font onduler le sol commedes montagnes russes.
Une apprĂ©hension vague sâempare des quatre Ă©normes chasseurs defeu, Ă mesure quâils sâenfoncent avec la nuit dans cette sorte de cheminmonstrueux.
PĂ©pin, qui est Ă prĂ©sent en tĂȘte, sâarrĂȘte, et tend la main pour quâonsâarrĂȘte.
ââŻUn bruit de pas⊠disent-ils Ă voix contenue, dans lâombre.Alors, au fond dâeux, ils ont peur. Ils ont eu tort de quitter tous leur
abri depuis si longtemps. Ils sont en faute. Et on ne sait jamais.
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Le feu Chapitre XVIII
ââŻEntrons lĂ , vite, dĂźt PĂ©pin, vite !Il dĂ©signe une fente rectangulaire, Ă niveau du sol.TĂątĂ©e avec la main, cette ombre rectangulaire sâavĂšre pour ĂȘtre lâen-
trĂ©e dâun abri. Ils sây introduisent lâun aprĂšs lâautre : le dernier, impatient,pousse les autres, et ils se tapissent, Ă force, dans lâombre massive du trou.
Un bruir de pas et de voix se précise et se rapproche.Du bloc des quatre hommes qui bouche étroitement le terrier, sortent
et se hasardent des mains tĂątonnantes. Tout Ă coup, voici PĂ©pin qui mur-mure dâune voix Ă©touffĂ©e :
ââŻQuâest-ce que câest que ça ?ââŻQuoi ? demandent les autres, serrĂ©s et calĂ©s contre lui.ââŻDes chargeurs ! dit Ă voix basse PĂ©pin⊠Des chargeurs boches sur
la planchette ! Nous sommes dans le boyau boche !ââŻMettons-les.Il y a un Ă©lan des trois hommes pour sortir.ââŻAttention, bon Dieu ! Bougez pas !⊠Les pasâŠOn entend marcher. Câest le pas assez rapide dâun homme seul.Ils ne bougent pas, retiennent leur souffle. Leurs yeux braquĂ©s Ă ras de
terre voient la nuit remuer, Ă droite, puis une ombre avec des jambes, sedĂ©tache, approche, passe⊠Cette ombre se silhouette. Elle est surmontĂ©edâun casque recouvert dâune housse sous laquelle on devine la pointe.Aucun autre bruit que celui de la marche de ce passant.
A peine lâAllemand est-il passĂ© que les quatre cuisiniers, dâun seulmouvement, sans sâĂȘtre concertĂ©s, sâĂ©lancent, se bousculent, courentcomme des fous, et se jettent sur lui.
ââŻKamerad, messieurs ! dit-il.Mais on voit briller et disparaĂźtre la lame dâun couteau. Lâhomme sâaf-
faisse comme sâil sâenfonçait par terre. PĂ©pin saisit le casque tandis quâiltombe et le garde dans sa main.
ââŻFoutons le camp, gronde la voix de Poupardin.ââŻFaut lâfouiller, quoi !On le soulĂšve, on le tourne, on relĂšve ce corps mou, humide et tiĂšde.
Tout Ă coup, il tousse.ââŻIl nâest pas mort.ââŻSi, il est mort. Câest lâair.
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Le feu Chapitre XVIII
On le secoue par les poches. On entend les souffles précipités desquatre hommes noirs penchés sur leur besogne.
ââŻA moi lâcasque, dit PĂ©pin. Câest moi qui lâai saignĂ©. Jâveux lâcasque.On arrache au corps son portefeuille avec des papiers encore chauds,
ses jumelles, son porte-monnaie et ses guĂȘtres.ââŻDes allumettes ! sâĂ©crie Blaire en secouant une boĂźte. Il en a !ââŻAh ! la rosse ! crie Volpatte, tout bas.ââŻMaintenant, donnons-nous de lâair en vitesse.Ils tassent le cadavre dans un coin, et sâĂ©lancent au galop, en proie
à une espÚce de panique, sans se préoccuper du vacarme que fait leurcourse désordonnée.
ââŻCâest par ici !⊠Par ici !⊠Eh ! les gars, faites vinaigre !On se prĂ©cipite, sans parler, Ă travers le dĂ©dale du boyau extraordi-
nairement vide, et qui nâen finit plus.ââŻJâai pus dâvent, dit Blaire, jâsuis foutuâŠIl titube et sâarrĂȘte.ââŻAllons ! mets-en un coup, vieux machin, grince PĂ©pin dâune voix
rauque et essoufflĂ©e.Il le prend par la manche et le tire en avant, comme un limonier rĂ©tif.ââŻNous y vâlĂ ! dit tout dâun coup Poupardin.ââŻOui, je râconnais câtâarbre.ââŻCâest la route des PylĂŽnes !ââŻAh ! gĂ©mit Blaire que sa respiration secoue comme un moteur. Et il
se jette en avant dâun dernier Ă©lan, et vient sâasseoir par terre.ââŻHalte-lĂ ! crie une sentinelle.ââŻBen quoi ! balbutie ensuite cet homme en voyant les quatre poilus.
DâoĂč câest-iâ que vous venez, par lĂ ?Ils rient, sautent comme des pantins, ruisselants de sueur et pleins de
sang, ce qui dans le soir les fait paraĂźtre encore plus noirs ; le casque delâofficier allemand brille dans les mains de PĂ©pin.
ââŻAh ! merde alors ! marmonne la sentinelle, bĂ©ante. Mais quoi ?âŠUne rĂ©action dâexubĂ©rance les agite et les affole.Tous parlent Ă la fois. On reconstitue confusĂ©ment, Ă la hĂąte, le drame
dont ils sâĂ©veillent sans bien savoir encore. En quittant la sentinelle Ă moi-tiĂ© endormie, ils se sont trompĂ©s et ont pris le Boyau International, dont
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Le feu Chapitre XVIII
une partie est Ă nous et une partie aux Allemands. Entre le tronçon fran-çais et le tronçon allemand, pas de barricade, de sĂ©paration. Il y a seule-ment une sorte de zone neutre aux deux extrĂ©mitĂ©s de laquelle veillentperpĂ©tuellement deux guetteurs. Sans doute le guetteur allemand nâĂ©taitpas Ă son poste, ou bien il sâest cachĂ© en voyant quatre ombres, ou biensâest repliĂ© et nâa pas eu le temps de ramener du renfort. Ou bien encorelâofficier allemand sâest fourvoyĂ© trop en avant dans la zone neutre⊠En-fin, bref, on comprend ce qui sâest passĂ© sans bien comprendre.
ââŻLe plus rigolo, dit PĂ©pin, câest quâon savait tout ça et quâon nâa passongĂ© Ă sâen mĂ©fier quand on est parti.
ââŻOn cherchait du feu ! dit Volpatte.ââŻEt on en a ! crie PĂ©pin. Tâas pas perdu les flambantes, vieux
manche ?ââŻY a pas dâpet ! dit Blaire. Les allumettes boches câest dâmeilleure
qualitĂ© quâles nĂŽtres. Et pis câest tout câquâon a pour allumer ! Perdâ maboĂźte ! Faudrait un qui vienne mâen amputer !
ââŻOn est en râtard. Lâeau dâla croĂ»te est en train dâgâler. Mettons-enun coup jusque-lĂ . AprĂšs, on ira raconter câte bonne blague quâon a faiteaux Boches dans lâĂ©gout oĂč sont les copains.
n
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CHAPITRE XIX
BOMBARDEMENT
E , dans lâimmensitĂ© de la brume.Il fait bleu foncĂ©. Un peu de neige tombe Ă la fin de cette nuit ;elle poudre les Ă©paules et les plis des manches. Nous marchons
par quatre, encapuchonnĂ©s. Nous avons lâair, dans la pĂ©nombre opaque,de vagues populations dĂ©cimĂ©es qui Ă©migrent dâun pays du Nord vers unautre pays du Nord.
On a suivi une route, traversĂ© Ablain-Saint-Nazaire en ruines. On aentrevu confusĂ©ment les tas blanchĂątres des maisons et les obscures toilesdâaraignĂ©es des toitures suspendues. Ce village est si long quâengouffrĂ©sdedans en pleine nuit on en a vu les derniĂšres bĂątisses qui commençaientĂ blĂȘmir du gel de lâaube. On a discernĂ©, dans un caveau, Ă travers unegrille, au bord des flots de cet ocĂ©an pĂ©trifiĂ©, le feu entretenu par les gar-diens de la ville morte. On a pataugĂ© dans des champs marĂ©cageux ; onsâest perdus dans des zones silencieuses oĂč la vase nous saisissait par lespieds ; puis on sâest remis vaguement en Ă©quilibre sur une autre route,
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Le feu Chapitre XIX
celle qui mĂšne de Carency Ă Souchez. Les grands peupliers de borduresont fracassĂ©s, les troncs dĂ©chiquetĂ©s ; Ă un endroit, câest une colonnadeĂ©norme dâarbres cassĂ©s. Puis, nous accompagnant, de chaque cĂŽtĂ©, danslâombre, on aperçoit des fantĂŽmes nabots dâarbres, fendus en palmiersou tout bousillĂ©s en charpie de bois, en ficelle, repliĂ©s sur eux-mĂȘmes etcomme agenouillĂ©s. De temps en temps, des fondriĂšres bouleversent etfont cahoter la marche. La route devient une mare quâon franchit sur lestalons, en faisant avec les pieds un bruit de rames. Des madriers ont Ă©tĂ©disposĂ©s, lĂ -dedans, de place en place. On glisse dessus quand, envasĂ©s,ils se prĂ©sentent de travers.
Parfois, il y a assez dâeau pour quâils flottent ; alors, sous le poids delâhomme, ils font : flac ! et sâenfoncent, et lâhomme tombe ou trĂ©buche enjurant frĂ©nĂ©tiquement.
Il doit ĂȘtre cinq heures du matin. La neige a cessĂ©, le dĂ©cor nu et Ă©pou-vantĂ© se dĂ©brouille aux yeux,mais on est encore entourĂ© dâun grand cerclefantastique de brume et de noir.
On va, on va toujours. On parvient Ă un endroit oĂč se discerne unmonticule sombre au pied duquel semble grouiller une agitation humaine.
ââŻAvancez par deux, dit le chef du dĂ©tachement. Que chaque Ă©quipede deux prenne, alternativement, un madrier et une claie.
Le chargement sâopĂšre. Un des deux hommes prend avec le sien lefusil de son coĂ©quipier. Celui-ci remue et dĂ©gage, non sans peine, du tas,un long madrier boueux et glissant qui pĂšse bien quarante kilos, ou bienune claie de branchages feuillus, grande comme une porte et quâon peuttout juste maintenir sur son dos, les mains en lâair et cramponnĂ©es sur lesbords, en se pliant.
On se remet en marche, parsemĂ©s sur la route maintenant grisĂątre,trĂšs lentement, trĂšs pesamment, avec des geignements et de sourdes ma-lĂ©dictions que lâeffort Ă©trangle dans les gorges. Au bout de cent mĂštres,les deux hommes formant Ă©quipe changent leurs fardeaux, de sorte quâaubout de deux cents mĂštres, malgrĂ© la bise aigre et blanchissante du petitmatin, tout le monde, sauf les gradĂ©s, ruisselle de sueur.
Tout Ă coup une Ă©toile intense sâĂ©panouit lĂ -bas, vers les lieux vaguesoĂč nous allons : une fusĂ©e. Elle Ă©claire toute une portion du firmament deson halo laiteux, en effaçant les constellations, et elle descend gracieuse-
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Le feu Chapitre XIX
ment avec des airs de fĂ©e.Une rapide lumiĂšre en face de nous, lĂ -bas ; un Ă©clair, une dĂ©tonation.Câest un obus.Au reflet horizontal que lâexplosion a instantanĂ©ment rĂ©pandu dans le
bas du ciel, on voit nettement que, devant nous, Ă un kilomĂštre peut-ĂȘtre,se profile, de lâest Ă lâouest, une crĂȘte.
Cette crĂȘte est Ă nous dans toute la partie visible dâici, jusquâau som-met, que nos troupes occupent. Sur lâautre versant, Ă cent mĂštres de notrepremiĂšre ligne, est la premiĂšre ligne allemande.
Lâobus est tombĂ© sur le sommet, dans nos lignes. Ce sont eux quitirent.
Un autre obus. Un autre, un autre, plantent, vers le haut de la col-line, des arbres de lumiĂšre violacĂ©e dont chacun illumine sourdement toutlâhorizon.
Et bientĂŽt, il y a un scintillement dâĂ©toiles Ă©clatantes et une forĂȘt su-bite de panaches phosphorescents sur la colline : un mirage de fĂ©erie bleuet blanc se suspend lĂ©gĂšrement Ă nos yeux dans le gouffre entier de lanuit.
Ceux dâentre nous qui consacrent toutes les forces arc-boutĂ©es deleurs bras et de leurs jambes Ă empĂȘcher leurs vaseux fardeaux trop lourdsde leur glisser du dos et Ă sâempĂȘcher eux-mĂȘmes de glisser par terre,ne voient rien et ne disent rien. Les autres, tout en frissonnant de froid,en grelottant, en reniflant, en sâĂ©pongeant le nez avec des mouchoirsmouillĂ©s qui pendent de lâaile, en maudissant les obstacles de la routeen lambeaux, regardent et commentent.
ââŻCâest comme si tu vois un feu dâartifice, disent-ils.ComplĂ©tant lâillusion de grand dĂ©cor dâopĂ©ra fĂ©erique et sinistre de-
vant lequel rampe, grouille et clapote notre troupe basse, toute noire, voiciune Ă©toile rouge, une verte ; une gerbe rouge, beaucoup plus lente.
On ne peut sâempĂȘcher, dans nos rangs, de murmurer avec un confusaccent dâadmiration populaire, pendant que la moitiĂ© disponible despaires dâyeux regardent :
ââŻOh ! une rouge !⊠Oh ! une verte !âŠCe sont les Allemands qui font des signaux, et aussi les nĂŽtres qui
demandent de lâartillerie.
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Le feu Chapitre XIX
La route tourne et remonte. Le jour sâest enfin dĂ©cidĂ© Ă poindre. Onvoit les choses en sale. Autour de la route couverte dâune couche de pein-ture gris perle avec des empĂątements blancs, le monde rĂ©el fait tristementson apparition. On laisse derriĂšre soi Souchez dĂ©truit dont les maisons nesont que des plates-formes pilĂ©es de matĂ©riaux, et les arbres des espĂšcesde ronces dĂ©chiquetĂ©es bossuant la terre. On sâenfonce, sur la gauche,dans un trou qui est lĂ . Câest lâentrĂ©e du boyau.
On laisse tomber le matĂ©riel dans une enceinte circulaire qui est faitepour ça, et, Ă©chauffĂ©s Ă la fois et glacĂ©s, les mains mouillĂ©es, crispĂ©es decrampes et Ă©corchĂ©es, on sâinstalle dans le boyau, on attend.
Enfouis dans nos trous jusquâau menton, appuyĂ©s de la poitrine surla terre dont lâĂ©normitĂ© nous protĂšge, on regarde se dĂ©velopper le drameĂ©blouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crĂȘte, les arbreslumineux sont devenus, dans les blĂȘmeurs de lâaube, des espĂšces de para-chutes vaporeux, des mĂ©duses pĂąles avec un point de feu : puis, plus prĂ©-cisĂ©ment dessinĂ©s Ă mesure que le jour se diffuse, des panaches de plumesde fumĂ©e : des plumes dâautruche blanches et grises qui naissent soudainsur le sol brouillĂ© et lugubre de la cote 119, Ă cinq ou six cents mĂštres de-vant nous, puis, lentement, sâĂ©vanouissent. Câest vraiment la colonne defeu et la colonne de nuĂ©e qui tourbillonnent ensemble et tonnent Ă la fois.A ce moment, on voit, sur le flanc de la colline, un groupe dâhommes quicourent se terrer. Ils sâeffacent un Ă un, absorbĂ©s par les trous de fourmissemĂ©s lĂ .
On discerne mieux maintenant la forme des «âŻarrivĂ©esâŻÂ» : Ă chaquecoup, un flocon blanc soufrĂ©, soulignĂ© de noir, se forme, en lâair, Ă unesoixantaine de mĂštres de hauteur, se dĂ©double, se pommelle, et, danslâĂ©clatement, lâoreille perçoit le sifflement du paquet de balles que le flo-con jaune envoie furieusement sur le sol.
Cela explose par rafales de six, en file : pan, pan, pan, pan, pan, pan.Câest du 77.
On les mĂ©prise, les shrapnells de 77 â ce qui nâempĂȘche pas que Bles-bois ait justement Ă©tĂ© tuĂ©, il y a trois jours, par lâun dâeux. Ils Ă©clatentpresque toujours trop haut.
Barque nous lâexplique, bien que nous le sachions :ââŻLe pot de chambre te protĂšge suffisamment lâcaberlot contre les
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Le feu Chapitre XIX
billes de plomb. Alors, ça tâdĂ©molit lâĂ©paule et ça tâfout par terre, mais çatâbousille pas. Naturellement, faut tâcoqter tout dâmĂȘme. Avise-toi pas delâver la trompe en lâair pendant lâmoment que dure la chose, ou de tendrela main pour voir sâil pleut. Tandis que le 75 Ă nous !âŠ
ââŻY a pas quâdes 77, interrompit Mesnil AndrĂ©. Y en a de tout poil.Allume-moi çaâŠ
Des sifflements aigus, tremblotants ou grinçants, des cinglements. Etsur les pentes dont lâimmensitĂ© transparaĂźt lĂ -bas, et oĂč les nĂŽtres sont aufond des abris, des nuages de toutes les formes sâamoncellent. Aux colos-sales plumes incendiĂ©es et nĂ©buleuses, se mĂȘlent des houppes immensesde vapeur, des aigrettes qui jettent des filaments droits, des plumeaux defumĂ©e sâĂ©largissant en retombant â le tout blanc ou gris-vert, charbonnĂ©ou cuivrĂ©, Ă reflets dorĂ©s, ou comme tachĂ© dâencre.
Les deux derniĂšres explosions Ă©taient toutes proches ; elles forment,au-dessus du terrain battu, des Ă©normes boules de poussiĂšre noires etfauves qui, lorsquâelles se dĂ©plient et sâen vont sans hĂąte, au grĂ© du vent,leur besogne faite, ont des silhouettes de dragons fabuleux.
Notre file de faces Ă ras du sol se tourne de ce cĂŽtĂ© et les suit des yeux,du fond de la fosse, au milieu de ce pays peuplĂ© dâapparitions lumineuseset fĂ©roces, de ces campagnes Ă©crasĂ©es par le ciel.
ââŻĂa, câest des 150 fusants.ââŻCâest mĂȘme des 210, bec de veau.ââŻY a des percutants aussi. Les vaches ! Vise un peu çâui-lĂ !On a vu un obus Ă©clater sur le sol et soulever, dans un Ă©ventail de nuĂ©e
sombre, de la terre et des dĂ©bris. On dirait, Ă travers la glĂšbe fendue, lecrachement effroyable dâun volcan qui sâamassait dans les entrailles dumonde.
Un bruit diabolique nous entoure. On a lâimpression inouĂŻe dâun ac-croissement continu, dâune multiplication incessante de la fureur univer-selle. Une tempĂȘte de battements rauques et sourds, de clameurs furi-bondes, de cris perçants de bĂȘtes sâacharne sur la terre toute couverte deloques de fumĂ©e, et oĂč nous sommes enterrĂ©s jusquâau cou, et que le ventdes obus semble pousser et faire tanguer.
ââŻDis donc, braille Barque, je mâsuis laissĂ© dire quâiâs nâont plus demunitions !
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Le feu Chapitre XIX
ââŻOh lĂ lĂ ! on la connaĂźt, celle-lĂ ! Ăa et les autâ bobards quâles jour-naux nous balancent par sâringuĂ©es.
Un tic-tac mat sâimpose au milieu de cette mĂȘlĂ©e de bruits. Ce son decrĂ©celle lente est de tous les bruits de la guerre celui qui vous point le plusle cĆur.
ââŻLe moulin Ă cafĂ© ! Un des nĂŽtres, Ă©coute voir : les coups sont rĂ©gu-liers tandis que ceux boches nâont pas le mĂȘme temps entre les coups ; ilsfont : tac⊠tac-tac-tac⊠tac-tac⊠tacâŠ
ââŻTu tâgoures, fil Ă trous ! Câest pas la machine Ă dĂ©coudre : câest unemotocyclette qui radine sur le chemin de lâAbri 31, tout lĂ -bas.
ââŻMoi, jâcrois plutĂŽt que ce soit, tout lĂ -haut, un client qui sâpaye lecoup dâĆil sur sonmanche Ă balai, ricane PĂ©pin qui, levant le nez, inspectelâespace en quĂȘte dâun aĂ©ro.
Une discussion sâĂ©tablit. On ne peut savoir ! Câest comme ça. Au mi-lieu de tous ces fracas divers, on a beau ĂȘtre habituĂ©, on se perd. Il estbien advenu Ă toute une section, lâautre jour, dans le bois, de prendre, uninstant, pour le bruissement rauque dâune arrivĂ©e les premiers accentsde la voix dâun mulet qui, non loin, se mettait Ă pousser son braiment-hennissement.
ââŻDis donc, y a quelque chose en fait dâsaucisses Ă©nâair, câmatin, re-marque Lamuse.
Les yeux levĂ©s, on les compte.ââŻY a huit saucisses chez nous et huit chez les Boches, dit Cocon, qui
avait dĂ©jĂ comptĂ©.En effet, au-dessus de lâhorizon, Ă intervalles rĂ©guliers, en face du
groupe des ballons captifs ennemis, plus petits dans la distance, planentles huit longs yeux lĂ©gers et sensibles de lâarmĂ©e, reliĂ©s aux centres decommandement par des filaments vivants.
ââŻIâs nous voient comme on les voit. Comment veux-tu leur zâyĂ©chapper Ă ces espĂšces de grands bons dieux-lĂ ?
ââŻVoilĂ notâ rĂ©ponse !En effet, tout dâun coup, derriĂšre notre dos, Ă©clate le fracas net, stri-
dent, assourdissant du 75. Ăa crĂ©pite sans arrĂȘt.Ce tonnerre nous soulĂšve, nous enivre. Nous crions en mĂȘme temps
que les piĂšces et nous nous regardons sans nous entendre â sauf la voix
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Le feu Chapitre XIX
extraordinairement perçante de cette «âŻgrande gueuleâŻÂ» de Barque â aumilieu de ce roulement de tambour fantastique dont chaque coup est uncoup de canon.
Puis nous tournons les yeux en avant, le cou tendu, et nous voyons,en haut de la colline, la silhouette supĂ©rieure dâune rangĂ©e noire dâarbresdâenfer dont les racines terribles sâimplantent dans le versant invisible oĂčse tapit lâennemi.
ââŻQuâest-ce que câest quâça ?Pendant que la batterie de 75 qui est Ă cent mĂštres derriĂšre nous conti-
nue ses glapissements â coups nets dâun marteau dĂ©mesurĂ© sur une en-clume, suivis dâun cri, vertigineux de force et de furie â un gargouille-ment prodigieux domine le concert. Ăa vient aussi de chez nous.
ââŻIl est pĂ©pĂšre, celui-lĂ !Lâobus fend lâair Ă mille mĂštres peut-ĂȘtre au-dessus de nos tĂȘtes. Son
bruit couvre tout comme dâun dĂŽme sonore. Son souffle est lent ; on sentun projectile plus bedonnant, plus Ă©norme que les autres. On lâentendpasser, descendre en avant avec une vibration pesante et grandissante demĂ©tro entrant en gare ; ensuite son lourd sifflement sâĂ©loigne. On observe,en face, la colline. Au bout de quelques secondes, elle se couvre dâun nuagecouleur saumon que le vent dĂ©veloppe sur toute une moitiĂ© de lâhorizon.
ââŻCâest un 220 de la batterie du point gamma.ââŻOn les voit, ces tâobus, affirme Volpatte, quand câest quâils sortent
du canon. Et si tâes bien dans la direction du tir, tu les vois dâlâĆil, mĂȘmeloin de la piĂšce.
Un autre succĂšde.ââŻLĂ ! Tiens ! Tiens ! Tâlâas vu, câti-lĂ ? Tâas pas râgardĂ© assez vite, la
commande est loupĂ©e. Faut sâmanier la fraise. Tiens, un autre ! Tu lâas vu ?ââŻJâlâai pas vu.ââŻPaquet ! Faut-iâ quâtâen tiennes une couche ! Ton pĂšre, il Ă©tait
peintre ! Tiens, vite, çâui-lĂ , lĂ ! Tu lâvois bien, guignol, raclure ?ââŻJâlâai vu. Câest tout ça ?Quelques-uns ont aperçu une petite masse noire, fine et pointue
comme un merle aux ailes repliées qui, du zénith, pique le bec en avant,en décrivant une courbe.
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Le feu Chapitre XIX
ââŻĂa pĂšse cent dix-huit kilos, ça, ma vieille punaise, dit fiĂšrementVolpatte, et, quand ça tombe sur une guitoune, ça tue tout le monde quâya dedans. Ceux qui ne sont pas arrachĂ©s par les Ă©clats sont assommĂ©s parle vent du machin, ou clabottent asphyxiĂ©s sans avoir le temps de soufflerouf.
ââŻOn voit aussi trĂšs bien lâobus de 270 â tu parles dâun bout de fer âquand le mortier le fait sauter en lâair : allez, partez !
ââŻEt aussi le 155 Rimailho, mais celui-lĂ , on le perd de vue parce quâilfile droit et trop loin : tant plus tu le râgardes, tant plus iâ sâfond devanttes lotos.
Dans une odeur de soufre, de poudre noire, dâĂ©toffes brĂ»lĂ©es, deterre calcinĂ©e, qui rĂŽde en nappes sur la campagne, toute la mĂ©nageriedonne, dĂ©chaĂźnĂ©e. Meuglements, rugissements, grondements faroucheset Ă©tranges, miaulements de chat qui vous dĂ©chirent fĂ©rocement lesoreilles et vous touillent le ventre, ou bien le long hululement pĂ©nĂ©trantquâexhale la sirĂšne dâun bateau en dĂ©tresse sur la mer. Parfois mĂȘme desespĂšces dâexclamations se croisent dans les airs, auxquelles des change-ments bizarres de ton communiquent comme un accent humain. La cam-pagne, par places, se lĂšve et retombe ; elle figure devant nous, dâun boutde lâhorizon Ă lâautre, une extraordinaire tempĂȘte de choses.
Et les trĂšs grosses piĂšces, au loin, au loin, propagent des grondementstrĂšs effacĂ©s et Ă©touffĂ©s, mais dont on sent la force au dĂ©placement de lâairquâils vous tapent dans lâoreille.
⊠Voici fuser et se balancer sur la zone bombardĂ©e un lourd paquetdâouate verte qui se dĂ©laie en tous sens. Cette touche de couleur nette-ment disparate dans le tableau attire lâattention, et toutes nos faces deprisonniers encagĂ©s se tournent vers le hideux Ă©clatement.
ââŻCâest des gaz asphyxiants, probable. PrĂ©parons nos sacs Ă figure !ââŻLes cochons !ââŻĂa, câest vraiment des moyens dĂ©loyaux, dit Farfadet.ââŻDes quoi ? dit Barque, goguenard.ââŻBen oui, des moyens pas propres, quoi, des gazâŠââŻTu mâfais marrer, riposte Barque, avec tes moyens dĂ©loyaux et tes
moyens loyauxâŠQuand on a vu des hommes dĂ©foncĂ©s, sciĂ©s en deux, ousĂ©parĂ©s du haut en bas, fendus en gerbes, par lâobus ordinaire, des ventres
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Le feu Chapitre XIX
sortis jusquâau fond et Ă©parpillĂ©s comme Ă la fourche, des crĂąnes rentrĂ©stout entiers dans lâpoumon comme a coup de masse, ou, Ă la place de latĂȘte, un pâtit cou dâoĂč une confiture de groseille de cervelle tombe, toutautour, sur la poitrine et le dos.Quand on lâa vu et quâon vient dire : «âŻĂa,câest des moyens propres, parlez-moi dâça !âŻÂ»
ââŻNâempĂȘche que lâobus, câest permis, câest acceptĂ©âŠââŻAh lĂ lĂ ! Veux-tu que jâte dise ? Eh bien, tu mââras jamais tant
pleurer que tu mâfais rire !Et il tourne le dos.ââŻHĂ© ! gare, les enfants !On tend lâoreille : lâun de nous sâest jetĂ© Ă plat ventre ; dâautres re-
gardent instinctivement, en sourcillant, du cĂŽtĂ© de lâabri quâils nâont pasle temps dâatteindre ; pendant ces deux secondes, chacun plie le cou. Câestun crissement de cisailles gigantesques qui approche de nous, qui ap-proche, et qui, enfin, aboutit Ă un tonitruant fracas de dĂ©ballage de tĂŽles.
Il nâest pas tombĂ© loin de nous, celui-lĂ ; Ă deux cents mĂštres peut-ĂȘtre. Nous nous baissons dans le fond de la tranchĂ©e et restons accroupisjusquâĂ ce que lâendroit oĂč nous sommes soit cinglĂ© par lâondĂ©e des petitsĂ©clats.
ââŻFaudrait pas encore recevoir ça dans lâvasistas, mĂȘme Ă cette dis-tance, dit Paradis, en extrayant de la paroi de terre de la tranchĂ©e un frag-ment qui vient de sây ficher et qui semble un petit morceau de coke hĂ©rissĂ©dâarĂȘtes coupantes et de pointes, et il le fait sauter dans sa main pour nepas se brĂ»ler.
Il courbe brusquement la tĂȘte ; nous aussi.Bsss, bssâŠââŻLa fusĂ©e !⊠Elle est passĂ©e.La fusĂ©e du shrapnell monte, puis retombe verticalement ; celle du
percutant, aprĂšs lâexplosion, se dĂ©tache de lâensemble disloquĂ© et resteordinairement enterrĂ©e au point dâarrivĂ©e ; mais, dâautres fois, elle sâenva oĂč elle veut, comme un gros caillou incandescent. Il faut sâen mĂ©fier.Elle peut se jeter sur vous trĂšs longtemps aprĂšs le coup, et par des cheminsinvraisemblables, passant par-dessus les talus et plongeant dans les trous.
ââŻRien de vache comme une fusĂ©e. Ainsi il mâest arrivĂ© Ă moiâŠ
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Le feu Chapitre XIX
ââŻY a pire que tout ça, interrompit Bags, de la onziĂšme ; les obus au-trichiens : le 130 et le 74. Ceux-lĂ iâ mâfont peur. Iâ sont nickelĂ©s, quâondit, mais câque jâsais, vu quâjây Ă©tais, câest quâiâ font si vite quây a jamaisrien dâfait pour se garer dâeux ; sitĂŽt quâtu lâentends ronfler, sitĂŽt iâ tâĂ©clatededans.
ââŻLe 105 allemand non plus, tu nâas pas guĂšre lâtemps dâtâĂ©craser etdâplanquer tes cĂŽtelettes. Câest câque jâme suis laissĂ© expliquer une foispar des artiflots.
ââŻJâvas te dire : les obus des canons dâmarine, tâas pas lâtemps dâlesentendre, faut quâtu les encaisses avant.
ââŻEt y a aussi ce salaud dâobus nouveau qui pĂšte aprĂšs avoir ricochĂ©dans la terre et en ĂȘtre sorti et rentrĂ© une fois ou deux, sur des six mĂštresâŠQuand jâsais quây en a en face, jâai les colombins. Je mâsouviens quâeunefoisâŠ
ââŻCâest rien dâtout ça, mes fieux, dit le nouveau sergent, qui passaitet sâarrĂȘta. Iâ fallait voir câqui nous ont balancĂ© Ă Verdun, lĂ dâoĂč je de-viens justement. Et rien que des maous : des 380, des 420, des deux 44.Câest quand on a Ă©tĂ© sonnĂ© lĂ -bas quâon peut dire : «âŻJâsais câque câest dâĂȘtâsonnĂ© !âŻÂ» Les bois fauchĂ©s comme du blĂ©, tous les abris repĂ©rĂ©s et crevĂ©smĂȘme avec trois Ă©paisseurs de rondins, tous les croisements de route ar-rosĂ©s, les chemins fichus en lâair et changĂ©s en des espĂšces de longuesbosses de convois cassĂ©s, de piĂšces amochĂ©es, de cadavres tortillĂ©s lâundans lâautre comme entassĂ©s Ă la pelle. Tu voyais des trente types res-ter sur le carreau, dâun coup, aux carrefours ; tu voyais des bonshommesmonter en tourniquant, toujours bien Ă des quinze mĂštres dans lâair dutemps, et des morceaux de pantalon rester accrochĂ©s tout en haut desarbres quâil y avait encore. Tu voyais de ces 380-lĂ entrer dans une cam-buse, Ă Verdun, par le toit, trouer deux ou trois Ă©tages, Ă©clater en bas,et toute la grande niche ĂȘtre forcĂ©e de sauter ; et, dans les campagnes,des bataillons entiers se disperser et sâplanquer sous la rafale comme unpauvâ petit gibier dans dĂ©fense. Tâavais par terre, Ă chaque pas, dans leschamps, des Ă©clats Ă©pais comme le bras, et larges comme ça, et iâ fallaitquatre poilus pour soulever ce bout de fer. Les champs, tâaurais dit desterrains pleins dârochers !⊠Et, pendant des mois, ça nâa pas dĂ©cessĂ©. Ah !tu parles ! tu parles ! rĂ©pĂ©ta le sergent en sâĂ©loignant pour aller sans doute
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recommencer ailleurs ce rĂ©sumĂ© de ses souvenirs.ââŻTiens, râgardâ donc, caporal, ces gars, lĂ -bas, iâ sont mabouls ?On voyait, sur la position canonnĂ©e, des petitesses humaines se dĂ©-
placer en hĂąte, et se presser vers les explosions.ââŻCe sont des artiflots, dit Bertrand, qui, aussitĂŽt quâune marmite a
Ă©clatĂ©, courent fouiner pour chercher la fusĂ©e dans le trou, parce que laposition de la fusĂ©e, de la maniĂšre quâelle est enfoncĂ©e, donne la directionde la batterie, tu comprends ; et la distance, on nâa quâĂ la lire : elle semarque sur les divisions gravĂ©es autour de la fusĂ©e au moment quâondĂ©bouche lâobus.
ââŻĂa nâfait rien, iâs sont culottĂ©s, ces zigues-lĂ , dâsortir par un mar-mitage pareil.
ââŻLes artieurs, mon vieux vient nous dire un bonhomme dâune autrecompagnie qui se promenait dans la tranchĂ©e, les artieurs, câest tout bonou tout mauvais. Ou câest des as, ou câest de la roustissure. Ainsi, moi, quitâparleâŠ
ââŻCâest vrai de tous les troufions, ça quâtu dis.ââŻPossible. Mais jâte cause pas dâtous les troufions. Jâte cause des ar-
tieurs, et jâte dis aussi queâŠââŻEh ! les enfants, est-ce quâon cherche une calebasse pour planquer
ses os ? On pourrait peut-ĂȘtre bien finir par attraper un Ă©clat en poire.Le promeneur Ă©tranger remporta son histoire, et Cocon, qui avait lâes-
prit de contradiction, dĂ©clara :ââŻOn sây fera des cheveux, dans ta cagna, puisque dĂ©jĂ , dehors, on
sâamuse pas besef.ââŻTenez, lĂ -bas, iâs envoient des torpilles ! dit Paradis en dĂ©signant
nos positions dominant sur la droite.Les torpilles montent tout droit, ou presque, comme des alouettes,
en se trĂ©moussant et froufroutant, puis sâarrĂȘtent, hĂ©sitent et retombentdroit en annonçant aux derniĂšres secondes leur chute par un «âŻcri dâen-fantâŻÂ» quâon reconnaĂźt bien. Dâici, les gens de la crĂȘte ont lâair dâinvisiblesjoueurs alignĂ©s qui jouent Ă la balle.
ââŻDans lâArgonne, dĂźt Lamuse, mon frĂšremâa Ă©crit quâiâs râçoivent destourterelles, quâiâs disent. Câest des grandes machines lourdes, lancĂ©es deprĂšs. Ăa arrive, en roucoulant, de vrai, quâi mâdit, et quand ça pĂšte, tu
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parles dâun barouf, quâiâ mâdit.ââŻY a pas pire que lâcrapouillot, qui a lâair de courir aprĂšs vous et de
vous sauter dessus, et qui Ă©clate dans la tranchĂ©e mĂȘme, rasoche du talus.ââŻTiens, tiens, tâas entendu ?Un sifflement arrivait vers nous, puis brusquement il sâest Ă©teint. Lâen-
gin nâa pas Ă©clatĂ©.ââŻCâest un obus qui dit merde, constate Paradis.Et on prĂȘte lâoreille pour avoir la satisfaction dâen entendre â ou de
ne pas en entendre â dâautres.Lamuse dit :ââŻTous les champs, les routes, les villages, ici, câest couvert dâobus non
Ă©clatĂ©s, de tous calibres ; des nĂŽtres aussi, faut lâdire. Il doit y en avoir pleinla terre, quâon nâvoit pas. Jemâdemande comment on fera, plus tard, quandviendra le moment quâon dira : «âŻCâest pas tout ça, mais faut sâremettre Ă labourer.âŻÂ»
Et toujours, dans sa monotonie forcenĂ©e, la rafale de feu et de fercontinue : les shrapnells avec leur dĂ©tonation sifflante, bondĂ©e dâune ĂąmemĂ©tallique et furibonde, et les gros percutants, avec leur tonnerre de lo-comotive lancĂ©e, qui se fracasse subitement contre un mur, et de char-gements de rails ou de charpentes dâacier qui dĂ©gringolent une pente.LâatmosphĂšre finit par ĂȘtre opaque et encombrĂ©e, traversĂ©e de soufflespesants ; et, tout autour, le massacre de la terre continue, de plus en plusprofond, de plus en plus complet.
Et mĂȘme dâautres canons se mettent de la partie. Ce sont des nĂŽtres.Ils ont une dĂ©tonation semblable Ă celle du 75, mais plus forte, et avecun Ă©cho prolongĂ© et retentissant comme de la foudre qui se rĂ©percute enmontagne.
ââŻCâest les 120 longs. Ils sont sur la lisiĂšre du bois, Ă un kilomĂštre. Desbaths canons, mon vieux, qui ressemblent Ă des lĂ©vriers gris. Câest minceet fin du bec, ces piĂšces-lĂ . Tâas envie de leur dire «âŻmadameâŻÂ». Câest pascomme le 220 qui nâest quâune gueule, un seau Ă charbon, qui crache sonobus de bas en haut. Ăa fait du boulot, mais ça ressemble, dans les convoisdâartillerie, Ă des culs-de-jatte sur leur petite voiture.
La conversation languit. On bĂąille, par-ci, par-lĂ .
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Le feu Chapitre XIX
La grandeur et la largeur de ce dĂ©chaĂźnement dâartillerie lassent lâes-prit. Les voix sây dĂ©battent, noyĂ©es.
ââŻJâen ai jamais vu comme ça, dâbombardement, crie Barque.ââŻOn dit toujours ça, remarque Paradis.ââŻTout dâmĂȘme, braille Volpatte. On a parlĂ© dâattaque ces jours-ci. Jâte
dis, moi, quâcâest lâcommencement de quelque chose.ââŻAh ! font simplement les autres.Volpattemanifeste lâintention de «âŻpiquer un roupillonâŻÂ» et il sâinstalle
par terre, adossĂ© Ă une paroi, les semelles butĂ©es contre lâautre paroi.On sâentretient de choses diverses. Biquet raconte lâhistoire dâun rat
quâil a vu.ââŻIl Ă©tait pĂ©pĂšre et comaco, tu sais⊠Jâavais ĂŽtĂ© mes croquenots, et
cârat, iâ parlait-iâ pas de mettre tout lâbord de la tige en dentelles ! Fautdire que jâles avais graissĂ©s.
Volpatte, qui sâimmobilisait, se remue et dit :ââŻVous mâempĂȘchez de dormir, les jaspineurs !ââŻTu vas pas mâfaire croire, vieille doublure, quâtu sârais fichu dâdor-
mir et dâfaire schloff avec un bruit et un papafard pareils comme celuiquây a tout partout lĂ ici, dit Marthereau.
ââŻCrĂŽĂŽ, rĂ©pondit Volpatte, qui ronflait.â â
ââŻRassemblement. Marche !On change de place. OĂč nous mĂšne-t-on ? On nâen sait rien. Tout au
plus sait-on quâon est en rĂ©serve et quâon nous fait circuler pour conso-lider successivement certains points ou pour dĂ©gager les boyaux â oĂč lerĂšglement des passages de troupes est aussi complexe, si lâon veut Ă©vi-ter les embouteillages et les collisions, que lâorganisation du passage destrains dans les gares actives. Il est impossible de dĂ©mĂȘler le sens de lâim-mense manĆuvre oĂč notre rĂ©giment roule comme un petit rouage, ni cequi se dessine dans lâĂ©norme ensemble du secteur. Mais, perdus dans lelacis de bas-fonds oĂč lâon va et vient interminablement, fourbus, brisĂ©set dĂ©membrĂ©s par des stationnements prolongĂ©s, abrutis par lâattente etle bruit, empoisonnĂ©s par la fumĂ©e â on comprend que notre artilleriesâengage de plus en plus et que lâoffensive semble avoir changĂ© de cĂŽtĂ©.
â â
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ââŻHalte !Une fusillade intensive, furieuse, inouĂŻe, battait les parapets de la tran-
chĂ©e oĂč on nous fit arrĂȘter en ce moment-lĂ .ââŻFritz en met. Iâ craint une attaque ; iâ sâaffole. Ah ! câquâil en met !CâĂ©tait une grĂȘle dense qui fondait sur nous, hachait terriblement lâes-
pace, raclait et effleurait toute la plaine.Je regardai Ă un crĂ©neau. Jâeus une rapide et Ă©trange vision :Il y avait, en avant de nous, Ă une dizaine demĂštres au plus, des formes
allongĂ©es, inertes, les unes Ă cĂŽtĂ© des autres â un rang de soldats fauchĂ©sâ et arrivant en nuĂ©e, de toutes parts, les projectiles criblaient cet aligne-ment de morts !
Les balles qui Ă©corchaient la terre par raies droites en soulevant deminces nuages linĂ©aires, trouaient, labouraient les corps rigidement col-lĂ©s au sol, cassaient les membres raides, sâenfonçaient dans des faces bla-fardes et vidĂ©es, crevaient, avec des Ă©claboussements, des yeux liquĂ©fiĂ©set on voyait sous la rafale se remuer un peu et se dĂ©ranger par endroitsla file des morts.
On entendait le bruit sec produit par les vertigineuses pointes decuivre en pĂ©nĂ©trant les Ă©toffes et les chairs : le bruit dâun coup de cou-teau forcenĂ©, dâun coup strident de bĂąton appliquĂ© sur les vĂȘtements. Au-dessus de nous se ruait une gerbe de sifflements aigus, avec le chant des-cendant, de plus en plus grave, des ricochets. Et on baissait la tĂȘte sous cepassage extraordinaire de cris et de voix.
ââŻFaut dĂ©gager la tranchĂ©e. Hue !â â
On quitte ce fragment infime du champ de bataille oĂč la fusillade dĂ©-chire, blesse et tue Ă nouveau des cadavres. On se dirige vers la droite etvers lâarriĂšre. Le boyau de communication monte. En haut du ravin, onpasse devant un poste tĂ©lĂ©phonique et un groupe dâofficiers dâartillerie etdâartilleurs.
LĂ , nouvelle pause. On piĂ©tine et on Ă©coute lâobservateur dâartilleriecrier des ordres que recueille et rĂ©pĂšte le tĂ©lĂ©phoniste enterrĂ© Ă cĂŽtĂ© :
ââŻPremiĂšre piĂšce, mĂȘme hausse. Deux dixiĂšmes Ă gauche. Trois ex-plosifs Ă une minute !
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Quelques-uns de nous ont risquĂ© la tĂȘte au-dessus du rebord du taluset ont pu embrasser de lâĆil, le temps dâun Ă©clair, tout le champ de batailleautour duquel notre compagnie tourne vaguement depuis ce matin.
Jâai aperçu une plaine grise, dĂ©mesurĂ©e, oĂč le vent semble pousser,en largeur, de confuses et lĂ©gĂšres ondulations de poussiĂšre piquĂ©es parendroits dâun flot de fumĂ©e plus pointu.
Cet espace immense oĂč le soleil et les nuages traĂźnent des plaquesde noir et de blanc, Ă©tincelle sourdement de place en place â ce sont nosbatteries qui tirent â et je lâai vu Ă unmoment, tout entier pailletĂ© dâĂ©clatsbrefs. A un autre moment, une partie des campagnes sâest estompĂ©e sousune taie vaporeuse et blanchĂątre : une sorte de tourmente de neige.
Au loin, sur les sinistres champs interminables, Ă demi effacĂ©s et cou-leur de haillons, et trouĂ©s autant que des nĂ©cropoles, on remarque, commeun morceau de papier dĂ©chirĂ©, le fin squelette dâune Ă©glise et, dâun bordĂ lâautre du tableau, de vagues rangĂ©es de traits verticaux rapprochĂ©s etsoulignĂ©s, comme les bĂątons des pages dâĂ©criture : des routes avec leursarbres. De minces sinuositĂ©s rayent la plaine en long et en large, la qua-drillent, et ces sinuositĂ©s sont pointillĂ©es dâhommes.
On discerne des fragments de lignes formĂ©es de ces points humainsqui, sorties des raies creuses, bougent sur la plaine Ă la face de lâhorribleciel dĂ©chaĂźnĂ©.
On a peine Ă croire que chacune de ces taches minuscules est un ĂȘtrede chair frissonnante et fragile, infiniment dĂ©sarmĂ© dans lâespace, et quiest plein dâune pensĂ©e profonde, plein de longs souvenirs et plein dâunefoule dâimages ; on est Ă©bloui par ce poudroiement dâhommes aussi petitsque les Ă©toiles du ciel.
Pauvres semblables, pauvres inconnus, câest votre tour de donner !Une autre fois, ce sera le nĂŽtre. A nous demain, peut-ĂȘtre, de sentir lescieux Ă©clater sur nos tĂȘtes ou la terre sâouvrir sous nos pieds, dâĂȘtre as-saillis par lâarmĂ©e prodigieuse des projectiles, et dâĂȘtre balayĂ©s par dessouffles dâouragan cent mille fois plus forts que lâouragan.
On nous pousse dans les abris dâarriĂšre. A nos yeux, le champ de lamort sâĂ©teint. A nos oreilles, le tonnerre sâassourdit sur lâenclume for-midable des nuages. Le bruit dâuniverselle destruction fait silence. Lâes-couade sâenveloppe Ă©goĂŻstement des bruits familiers de la vie, sâenfonce
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dans la petitesse caressante des abris.
n
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CHAPITRE XX
LE FEU
R , â les yeux dans le noir.ââŻQuoi ?Quâest-ce quâil il y a ?ââŻCâest ton tour de garde. Il est deux heures du matin, me dit
le caporal Bertrand que jâentends, sans le voir, Ă lâorifice du trou au fondduquel je suis Ă©tendu.
Je grogne que je viens, je me secoue, bĂąille dans lâĂ©troit abri sĂ©pulcral ;jâĂ©tends les bras et mes mains touchent la glaise molle et froide. Puis jerampe au milieu de lâombre lourde qui obstrue lâabri, en fendant lâodeurĂ©paisse, entre les corps intensĂ©ment affalĂ©s des dormeurs. AprĂšs quelquesaccrochages et faux pas sur des Ă©quipements, des sacs, et des membresĂ©tirĂ©s dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil et je me trouvedebout Ă lâair libre, mal rĂ©veillĂ© et mal Ă©quilibrĂ©, assailli par la bise aiguĂ«et noire.
Je suis, en grelottant, le caporal qui sâenfonce entre de hauts entasse-ments sombres dont le bas se resserre Ă©trangement sur notre marche. Il
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sâarrĂȘte. Câest lĂ . Je perçois une grosse masse se dĂ©tacher Ă mi-hauteur dela muraille spectrale, et descendre. Cette masse hennit un bĂąillement. Jeme hisse dans la niche quâelle occupait.
La lune est cachĂ©e dans la brume, mais il y a, rĂ©pandue sur les choses,une trĂšs confuse lueur Ă laquelle lâĆil sâhabitue Ă tĂątons. Cet Ă©clairementsâĂ©teint Ă cause dâun large lambeau de tĂ©nĂšbres qui plane et glisse lĂ -haut. Je distingue Ă peine, aprĂšs lâavoir touchĂ©, lâencadrement et le troudu crĂ©neau devant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un en-foncement amĂ©nagĂ©, un fouillis de manches de grenades.
ââŻOuvre lâĆil, hein, mon vieux, me dit Bertrand Ă voix basse. Nâoubliepas quâil y a notre poste dâĂ©coute, lĂ en avant, sur la gauche. Allons, Ă toutĂ lâheure.
Son pas sâĂ©loigne, suivi du pas ensommeillĂ© du veilleur que je relĂšve.Les coups de fusil crĂ©pitent de tous cĂŽtĂ©s. Tout Ă coup, une balle claque
net dans la terre du talus oĂč je mâappuie. Je mets la face au crĂ©neau. Notreligne serpente dans le haut du ravin : le terrain est en contre-bas devantmoi, et on ne voit rien dans cet abĂźme de tĂ©nĂšbres oĂč il plonge. Toutefois,les yeux finissent par discerner la file rĂ©guliĂšre des piquets de notre rĂ©seauplantĂ©s au seuil des flots dâombre, et, çà et lĂ , les plaies rondes dâenton-noirs dâobus, petits, moyens ou Ă©normes ; quelques-uns, tout prĂšs, peuplĂ©sdâencombrements mystĂ©rieux. La bise me souffle dans la figure. Rien nebouge, que le vent qui passe et que lâimmense humiditĂ© qui sâĂ©goutte. Ilfait froid Ă frissonner sans fin. Je lĂšve les yeux : je regarde ici, lĂ . Un deuilĂ©pouvantable Ă©crase tout. Jâai lâimpression dâĂȘtre tout seul, naufragĂ©, aumilieu dâun monde bouleversĂ© par un cataclysme.
Rapide illumination de lâair : une fusĂ©e. Le dĂ©cor oĂč je suis perdusâĂ©bauche et pointe autour de moi. On voit se dĂ©couper la crĂȘte, dĂ©chi-rĂ©e, Ă©chevelĂ©e, de notre tranchĂ©e, et jâaperçois, collĂ©s sur la paroi dâavant,tous les cinq pas, comme des larves verticales, les ombres des veilleurs.Leur fusil sâindique, Ă cĂŽtĂ© dâeux, par quelques gouttes de lumiĂšre. La tran-chĂ©e est Ă©tayĂ©e de sacs de terre ; elle est Ă©largie de partout et, en maintsendroits, Ă©ventrĂ©e par des Ă©boulements. Les sacs de terre, aplatis les unssur les autres et disjoints, ont lâair, Ă la lueur astrale de la fusĂ©e, de cesvastes dalles dĂ©mantelĂ©es dâantiques monuments en ruines. Je regarde aucrĂ©neau. Je distingue, dans la vaporeuse atmosphĂšre blafarde quâa Ă©pan-
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due le mĂ©tĂ©ore, les piquets rangĂ©s et mĂȘme les lignes tĂ©nues des fils de ferbarbelĂ©s qui sâentrecroisent dâun piquet Ă lâautre. Câest, devant ma vue,comme des traits Ă la plume qui gribouillent et raturent le champ blĂȘmeet trouĂ©. Plus bas, dans lâocĂ©an nocturne qui remplit le ravin, le silence etlâimmobilitĂ© sâaccumulent.
Je descends de mon observatoire et me dirige au jugĂ© vers mon voisinde veille. De ma main tendue, je lâatteins.
ââŻCâest toi ? lui dis-je Ă voix basse, sans le reconnaĂźtre.ââŻOui, rĂ©pond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle commemoi.ââŻCâest calme, Ă câtâheure, ajoute-t-il. Tout Ă lâheure, jâai cru quâils
allaient attaquer, ils ont peut-ĂȘtre bien essayĂ©, sur la droite, oĂč ils ont lancĂ©une chiĂ©e de grenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran⊠vrrran⊠Monvieux, je mâdisais : «âŻCes 75-lĂ , câest possible, iâ sont payĂ©s pour tirer ! Sâilssont sortis, les Boches, iâs ont dĂ» prendre quĂ©que chose !âŻÂ» Tiens, Ă©coute,lĂ -bas les boulettes qui râbiffent ! Tâentends ?
Il sâarrĂȘte, dĂ©bouche son bidon, boit un coup, et sa derniĂšre phrase,toujours Ă voix basse, sent le vin :
ââŻAh ! lĂ lĂ ! tu parles dâune sale guerre ! Tu crois quâon sârait pasmieux chez soi ? Eh bien, quoi ! Quâest-ce quâil a, câballot ?
Un coup de feu vient de retentir Ă cĂŽtĂ© de nous, traçant un court etbrusque trait phosphorescent. Dâautres partent, ça et lĂ , sur notre ligne :les coups de fusil sont contagieux la nuit.
Nous allons nous enquĂ©rir, Ă tĂątons, dans lâombre Ă©paisse retombĂ©esur nous comme un toit, auprĂšs dâun des tireurs. TrĂ©buchant et jetĂ©s par-fois lâun sur lâautre, on arrive Ă lâhomme, on le touche.
ââŻEh bien ! quoi ?Il a cru voir remuer, puis, plus rien. Nous revenons, mon voisin in-
connu et moi, dans lâobscuritĂ© dense et sur lâĂ©troit chemin de boue grasse,incertains, avec effort, pliĂ©s, comme si nous portions chacun un fardeauĂ©crasant.
A un point de lâhorizon, puis Ă un autre, tout autour de nous, le canontonne, et son lourd fracas se mĂȘle aux rafales dâune fusillade qui tantĂŽtredouble et tantĂŽt sâĂ©teint, et aux grappes de coups de grenades, plus so-nores que les claquements du lebel et du mauser et qui ont Ă peu prĂšs leson des vieux coups de fusil classiques. Le vent sâest encore accru, il est
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si violent quâil faut se dĂ©fendre dans lâombre contre lui : des chargementsde nuages Ă©normes passent devant la lune.
Nous sommes lĂ , tous les deux, cet homme et moi, Ă nous rappro-cher et nous heurter sans nous connaĂźtre, montrĂ©s puis interceptĂ©s lâunĂ lâautre, en brusques Ă -coups, par le reflet du canon ; nous sommes lĂ ,pressĂ©s par lâobscuritĂ©, au centre dâun cycle immense dâincendies qui pa-raissent et disparaissent, dans ce paysage de sabbat.
ââŻOn est maudits, dit lâhomme.Nous nous sĂ©parons et nous allons chacun Ă notre crĂ©neau nous fati-
guer les yeux sur lâimmobilitĂ© des choses.Quelle effroyable et lugubre tempĂȘte va Ă©clater ?La tempĂȘte nâĂ©clata pas, cette nuit-lĂ . A la fin de ma longue attente,
aux premiĂšres traĂźnĂ©es du jour, il y eut mĂȘme accalmie.Tandis que lâaube sâabattait sur nous comme un soir dâorage, je vis en-
core une fois Ă©merger et se recrĂ©er sous lâĂ©charpe de suie des nuages bas,les espĂšces de rives abruptes, tristes et sales, infiniment sales, bossuĂ©esde dĂ©bris et dâimmondices, de la croulante tranchĂ©e oĂč nous sommes.
La lividitĂ© de la nue blĂȘmit et plombe les sacs de terre aux plans va-guement luisants et bombĂ©s, tel un long entassement de viscĂšres et dâen-trailles gĂ©antes mises Ă nu sur le monde.
Dans la paroi, derriÚre moi, se creuse une excavation, et là un entas-sement de choses horizontales se dresse comme un bûcher.
Des troncs dâarbres ? Non : ce sont les cadavres.â â
A mesure que les cris dâoiseaux montent des sillons, que les champsvagues recommencent, que la lumiĂšre Ă©clĂŽt et fleurit en chaque brindâherbe, je regarde le ravin. Plus bas que le champ mouvementĂ© avec seshautes lames de terre et ses entonnoirs brĂ»lĂ©s, au-delĂ du hĂ©rissement despiquets, câest toujours un lac dâombre qui stagne, et, devant le versant dâenface, câest toujours un mur de nuit qui sâĂ©rige.
Puis je me retourne et je contemple ces morts qui peu Ă peu sâex-hument des tĂ©nĂšbres, exhibant leurs formes raidies et maculĂ©es. Ils sontquatre. Ce sont nos compagnons Lamuse, Barque, Biquet et le petit Eu-dore. Ils se dĂ©composent lĂ , tout prĂšs de nous, obstruant Ă moitiĂ© le largesillon tortueux et boueux que les vivants sâintĂ©ressent encore Ă dĂ©fendre.
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On les a posĂ©s tant bien que mal ; ils se calent et sâĂ©crasent, lâun surlâautre. Celui dâen haut est enveloppĂ© dâune toile de tente. On avait missur les autres figures des mouchoirs, mais en les frĂŽlant, la nuit, sans voir,ou bien le jour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, etnous vivons face Ă face avec ces morts, amoncelĂ©s lĂ comme un bĂ»chervivant.
â â Il y a quatre nuits quâils ont Ă©tĂ© tuĂ©s ensemble. Je me souviens mal de
cette nuit, comme dâun rĂȘve que jâai eu. Nous Ă©tions de patrouille, eux,moi, Mesnil AndrĂ©, et le caporal Bertrand. Il sâagissait de reconnaĂźtre unnouveau poste dâĂ©coute allemand signalĂ© par les observateurs dâartillerie.Vers minuit, on est sorti de la tranchĂ©e, et on a rampĂ© sur la descente, enligne, Ă trois ou quatre pas les uns des autres, et on est descendu ainsi trĂšsbas dans le ravin, jusquâĂ voir, gisant devant nos yeux, comme lâaplatis-sement dâune bĂȘte Ă©chouĂ©e, le talus de leur Boyau International. AprĂšsavoir constatĂ© quâil nây avait pas de poste dans cette tranche de terrain,on a remontĂ©, avec des prĂ©cautions infinies ; je voyais confusĂ©ment monvoisin de droite et mon voisin de gauche, comme des sacs dâombre, setraĂźner, glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond destĂ©nĂšbres, poussant devant eux lâaiguille de leur fusil. Des balles sifflaientau-dessus de nous, mais elles nous ignoraient, ne nous cherchaient pas.ArrivĂ©s en vue de la bosse de notre ligne, on a soufflĂ© un instant ; lâunde nous a poussĂ© un soupir, un autre a parlĂ©. Un autre sâest retournĂ©, enbloc, et son fourreau de baĂŻonnette a sonnĂ© contre une pierre. AussitĂŽtune fusĂ©e a jailli en rugissant du Boyau International. On sâest plaquĂ©par terre, Ă©troitement, Ă©perdument, on a gardĂ© une immobilitĂ© absolue,et on a attendu lĂ , avec cette Ă©toile terrible suspendue au-dessus de nouset qui nous baignait dâune clartĂ© de jour, Ă vingt-cinq ou trente mĂštresde notre tranchĂ©e. Alors une mitrailleuse placĂ©e de lâautre cĂŽtĂ© du ravina balayĂ© la zone oĂč nous Ă©tions. Le caporal Bertrand et moi avons eu lachance de trouver devant nous, au moment oĂč la fusĂ©e montait, rouge,avant dâĂ©clater en lumiĂšre, un trou dâobus oĂč un chevalet cassĂ© tremblaitdans la boue ; on sâest aplatis tous les deux contre le rebord de ce trou, onsâest enfoncĂ©s dans la boue autant quâon a pu et le pauvre squelette de boispourri nous a cachĂ©s. Le jet de la mitrailleuse a repassĂ© plusieurs fois. On
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entendait un sifflement perçant au milieu de chaque dĂ©tonation, les coupssecs et violents des balles dans la terre, et aussi des claquements sourds etmous suivis de geignements, dâun petit cri et, soudain, dâun gros ronfle-ment de dormeur qui sâest Ă©levĂ© puis a graduellement baissĂ©. Bertrand etmoi, frĂŽlĂ©s par la grĂȘle horizontale des balles qui, Ă quelques centimĂštresau-dessus de nous, traçaient un rĂ©seau de mort et Ă©corchaient parfois nosvĂȘtements, nous Ă©crasant de plus en plus, nâosant risquer un mouvementqui aurait haussĂ© un peu une partie de notre corps, nous avons attendu.Enfin, la mitrailleuse sâest tue, dans un Ă©norme silence. Un quart dâheureaprĂšs, tous les deux, nous nous sommes glissĂ©s hors du trou dâobus enrampant sur les coudes et nous sommes enfin tombĂ©s, comme des pa-quets, dans notre poste dâĂ©coute. Il Ă©tait temps, car, en ce moment, le clairde lune a brillĂ©. On a dĂ» demeurer dans le fond de la tranchĂ©e jusquâaumatin, puis jusquâau soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans disconti-nuer les abords. Par les crĂ©neaux du poste, on ne voyait pas les corpsĂ©tendus, Ă cause de la dĂ©clivitĂ© du terrain : sinon, tout Ă ras du champ vi-suel, une masse qui paraissait ĂȘtre le dos de lâun deux. Le soir, on a creusĂ©une sape pour atteindre lâendroit oĂč ils Ă©taient tombĂ©s. Ce travail nâa puĂȘtre exĂ©cutĂ© en une nuit ; il a Ă©tĂ© repris la nuit suivante par les pionniers,car, brisĂ©s de fatigue, nous ne pouvions plus ne pas nous endormir.
En me rĂ©veillant dâun sommeil de plomb, jâai vu les quatre cadavresque les sapeurs avaient atteints par-dessous, dans la plaine, et quâilsavaient accrochĂ©s et halĂ©s avec des cordes dans leur sape. Chacun dâeuxcontenait plusieurs blessures Ă cĂŽtĂ© lâune de lâautre, les trous des ballesdistants de quelques centimĂštres : la mitrailleuse avait tirĂ© serrĂ©. Onnâavait pas retrouvĂ© le corps de Mesnil AndrĂ©. Son frĂšre Joseph a faitdes folies pour le chercher ; il est sorti tout seul dans la plaine constam-ment balayĂ©e, en large, en long et en travers par les tirs croisĂ©s des mi-trailleuses. Le matin, se traĂźnant comme une limace, il a montrĂ© une facenoire de terre et affreusement dĂ©faite, en haut du talus.
On lâa rentrĂ©, les joues Ă©gratignĂ©es aux ronces des fils de fer, les mainssanglantes, avec de lourdes mottes de boue dans les plis de ses vĂȘtementset puant la mort. Il rĂ©pĂ©tait comme un maniaque : «âŻIl nâest nulle part.âŻÂ» Ilsâest enfoncĂ© dans un coin avec son fusil, quâil sâest mis Ă nettoyer, sansentendre ce quâon lui disait, et en rĂ©pĂ©tant : «âŻIl nâest nulle part.âŻÂ»
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Il y a quatre nuits de cette nuit-lĂ et je vois les corps se dessiner, semontrer, dans lâaube qui vient encore une fois laver lâenfer terrestre.
Barque, raidi, semblĂ© dĂ©mesurĂ©. Ses bras sont collĂ©s le long de soncorps, sa poitrine est effondrĂ©e, son ventre creusĂ© en cuvette. La tĂȘte sur-Ă©levĂ©e par un tas de boue, il regarde venir par-dessus ses pieds ceux quiarrivent par la gauche, avec sa face assombrie, souillĂ©e de la tache vis-queuse des cheveux qui retombent, et oĂč dâĂ©paisses croĂ»tes de sang noirsont sculptĂ©es, ses yeux Ă©bouillantĂ©s : saignants et comme cuits. Eudore,lui, paraĂźt au contraire tout petit, et sa petite figure est complĂštementblanche, si blanche quâon dirait une face enfarinĂ©e de Pierrot, et câest poi-gnant de la voir faire tache comme un rond de papier blanc parmi lâen-chevĂȘtrement gris et bleuĂątre des cadavres. Le Breton Biquet, trapu, carrĂ©comme une dalle, apparaĂźt tendu dans un effort Ă©norme : il a lâair dâes-sayer de soulever le brouillard ; cet effort profond dĂ©borde en grimace sursa face bossuĂ©e par les pommettes et le front saillant, la pĂ©trit hideuse-ment, semble hĂ©risser par places ses cheveux terreux et dessĂ©chĂ©s, fend samĂąchoire pour un spectre de cri, Ă©carte toutes grandes ses paupiĂšres surses yeux ternes et troubles, ses yeux de silex ; et ses mains sont contrac-tĂ©es dâavoir griffĂ© le vide.
Barque et Biquet sont trouĂ©s au ventre, Eudore Ă la gorge. En les traĂź-nant et en les transportant, on les a encore abĂźmĂ©s. Le gros Lamuse, videde sang, avait une figure tumĂ©fiĂ©e et plissĂ©e dont les yeux sâenfonçaientgraduellement dans leurs trous, lâun plus que lâautre. On lâa entourĂ© dâunetoile de tente qui se trempe dâune tache noirĂątre Ă la place du cou. Il a eulâĂ©paule droite hachĂ©e par plusieurs balles et le bras ne tient plus que pardes laniĂšres dâĂ©toffe de la manche et des ficelles quâon y a mises. La pre-miĂšre nuit quâon lâa placĂ© lĂ , ce bras pendait hors du tas des morts et samain jaune, recroquevillĂ©e sur une poignĂ©e de terre, touchait les figuresdes passants. On a Ă©pinglĂ© le bras Ă la capote.
Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de cescréatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.
Quand nous les voyons, nous disons : «âŻIls sontmorts tous les quatre.âŻÂ»Mais ils sont trop dĂ©formĂ©s pour que nous pensions vraiment : «âŻCe sonteux.âŻÂ» Et il faut se dĂ©tourner de ces monstres immobiles pour Ă©prouver levide quâils laissent entre nous et les choses communes qui sont dĂ©chirĂ©es.
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Ceux des autres compagnies ou des autres rĂ©giments, les Ă©trangers,qui passent ici le jour â la nuit, on sâappuie inconsciemment sur tout cequi est Ă portĂ©e de la main, mort ou vivant â ont un haut-le-corps devantces cadavres plaquĂ©s lâun sur lâautre en pleine tranchĂ©e. Parfois, ils semettent en colĂšre :
ââŻA quoi quâon pense, de laisser lĂ ces macchabs ?ââŻCâest tâhonteux.ââŻCâest vrai quâon ne peut pas les ĂŽter de lĂ .En attendant, ils ne sont enterrĂ©s que dans la nuit.Le matin est venu. On dĂ©couvre, en face, lâautre versant du ravin : la
cote 119, une colline rasĂ©e, pelĂ©e, grattĂ©e â veinĂ©e de boyaux tremblĂ©s etstriĂ©e de tranchĂ©es parallĂšles montrant Ă vif la glaise et la terre crayeuse.Rien nây bouge et nos obus qui y dĂ©ferlent çà et lĂ , avec de larges jetsdâĂ©cume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coups so-nores contre un grand mĂŽle ruineux et abandonnĂ©.
Mon tour de veille est terminĂ©, et les autres veilleurs, enveloppĂ©s detoiles de tente humides et coulantes, avec leurs zĂ©brures et leurs pla-quages de boue, et leurs gueules livides, se dĂ©gagent de la terre oĂč ils sontencastrĂ©s, se meuvent et descendent. Le deuxiĂšme peloton vient occuperla banquette de tir et les crĂ©neaux. Pour nous, repos jusquâau soir.
On bĂąille, on se promĂšne. On voit passer un camarade, puis un autre.Des officiers circulent, munis de pĂ©riscopes et de longues-vues. On seretrouve ; on se remet Ă vivre. Les propos habituels se croisent et sechoquent. Et nâĂ©taient lâaspect dĂ©labrĂ©, les lignes dĂ©faites du fossĂ© quinous ensevelit sur la pente du ravin, et aussi la sourdine imposĂ©e aux voix,on se croirait dans des lignes dâarriĂšre. De la lassitude pĂšse pourtant surtous, les faces sont jaunies, les paupiĂšres rougies ; Ă force de veiller, ona la tĂȘte des gens qui ont pleurĂ©. Tous, depuis quelques jours, nous nouscourbons et nous avons vieilli.
Lâun aprĂšs lâautre, les hommes demon escouade ont confluĂ© Ă un tour-nant de la tranchĂ©e. Ils se tassent Ă lâendroit oĂč le sol est tout crayeux, etoĂč, au-dessous de la croĂ»te de terre hĂ©rissĂ©e de racines coupĂ©es, le terras-sement a mis Ă jour des couches de pierres blanches qui Ă©taient Ă©tenduesdans les tĂ©nĂšbres depuis plus de cent mille ans.
Câest lĂ , dans le passage Ă©largi, quâĂ©choue lâescouade de Bertrand. Elle
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est bien diminuĂ©e Ă cette heure, puisque, sans parler des morts de lâautrenuit, nous nâavons plus Poterloo, tuĂ© dans une relĂšve, ni Cadhilhac, blessĂ©Ă la jambe par un Ă©clat le mĂȘme soir que Poterloo (comme cela paraĂźt loin,dĂ©jĂ !), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©s, lâun pour dysenterie,et lâautre pour une pneumonie qui prend une vilaine tournure â Ă©crit-ildans les cartes postales quâil nous adresse pour se dĂ©sennuyer, de lâhĂŽpitaldu centre oĂč il vĂ©gĂšte.
Je vois encore une fois se rapprocher et se grouper, salies par lecontact de la terre, salies par la fumĂ©e grise de lâespace, les physiono-mies et les poses familiĂšres de ceux qui ne sont pas encore quittĂ©s depuisle dĂ©but â fraternellement rivĂ©s et enchaĂźnĂ©s les uns aux autres. Moinsde disparate, pourtant, quâau commencement, dans les mises des hommesdes cavernesâŠ
Le pĂšre Blaire prĂ©sente dans sa bouche usĂ©e une rangĂ©e de dentsneuves, Ă©clatantes â si bien que, de tout son pauvre visage, on ne voitplus que cette mĂąchoire endimanchĂ©e. LâĂ©vĂ©nement de ses dents Ă©tran-gĂšres, que peu Ă peu il apprivoise, et dont il se sert maintenant, parfois,pour manger, a modifiĂ© profondĂ©ment son caractĂšre et ses mĆurs : il nâestpresque plus barbouillĂ© de noir, il est Ă peine nĂ©gligĂ©. Devenu beau, ilĂ©prouve le besoin de devenir coquet. Pour lâinstant, il est morne, peut-ĂȘtre â ĂŽ miracle ! â parce quâil ne peut pas se laver. RenforcĂ© dans uncoin, il entrouvre un Ćil atone, mĂąche et rumine sa moustache de gro-gnard, naguĂšre la seule garniture de son visage, et crache de temps entemps un poil.
Fouillade grelotte, enrhumĂ©, ou bĂąille, dĂ©primĂ©, dĂ©plumĂ©. Marthereaunâa point changĂ© : toujours tout barbu, lâĆil bleu et rond, avec ses jambessi courtes que son pantalon semble continuellement lui lĂącher la ceintureet lui tomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tĂȘte sĂšcheet parcheminĂ©e, Ă lâintĂ©rieur de laquelle travaillent des chiffres ; mais, de-puis une huitaine, une recrudescence de poux, dont on voit les ravagesdĂ©border Ă son cou et Ă ses poignets, lâisole dans de longues luttes et lerend farouche quand il revient ensuite parmi nous. Paradis garde intĂ©gra-lement la mĂȘme dose de belle couleur et de bonne humeur ; il est inva-riable, inusable. On sourit quand il apparaĂźt de loin, placardĂ© sur le fondde sacs de terre comme une affiche neuve. Rien nâa modifiĂ© non plus PĂ©-
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pin quâon entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiers rouges etblancs en toile cirĂ©e, de face avec son visage en lame de couteau et son re-gard gris froid comme le reflet dâun lingue ; ni Volpatte avec ses guĂȘtrons,sa couverture sur les Ă©paules et sa face dâAnnamite tatouĂ©e de crasse, niTirette qui depuis quelque temps, pourtant, est excitĂ© â on ne sait parquelle source mystĂ©rieuse â des filets sanguinolents dans lâĆil. Farfadetse tient Ă lâĂ©cart, pensif, dans lâattente. Aux distributions de lettres, il serĂ©veille de sa rĂȘverie pour y aller, puis il rentre en lui-mĂȘme. Ses mainsde bureaucrate Ă©crivent de multiples cartes postales, soigneusement. Il nesait pas la fin dâEudoxie. Lamuse nâa plus parlĂ© Ă personne de la suprĂȘmeet terrifiante Ă©treinte dont il a embrassĂ© ce corps. Lamuse â je lâai comprisâ regrettait demâavoir un soir chuchotĂ© cette confidence Ă lâoreille, et jus-quâĂ sa mort il a cachĂ© lâhorrible chose virginale en lui, avec une pudeurtenace. Câest pourquoi on voit Farfadet continuer Ă vivre vaguement avecla vivante image aux cheveux blonds, quâil ne quitte que pour prendrecontact avec nous par de rares monosyllabes. Autour de nous, le caporalBertrand a toujours la mĂȘme attitude martiale et sĂ©rieuse, toujours prĂȘtĂ nous sourire avec tranquillitĂ©, Ă donner sur ce quâon lui demande desexplications claires, Ă aider chacun Ă faire son devoir.
On cause comme autrefois, comme naguĂšre. Mais lâobligation de par-ler Ă voix contenue rarĂ©fie nos propos et y met un calme endeuillĂ©.
â â Il y a un fait anormal : depuis trois mois, le sĂ©jour de chaque unitĂ©
aux tranchĂ©es de premiĂšre ligne Ă©tait de quatre jours. Or, voilĂ cinq joursquâon est ici, et on ne parle pas de relĂšve. Quelques bruits dâattaque pro-chaine circulent, apportĂ©s par les hommes de liaison et la corvĂ©e qui, unenuit sur deux â sans rĂ©gularitĂ© ni garantie â amĂšne le ravitaillement.Dâautres indices sâajoutent Ă ces rumeurs dâoffensive : la suppression despermissions, les lettres qui nâarrivent plus ; les officiers qui, visiblement,ne sont plus les mĂȘmes : sĂ©rieux et rapprochĂ©s. Mais les conversations surce sujet se terminent toujours par un haussement dâĂ©paules : on nâavertitjamais le soldat de ce quâon va faire de lui ; on lui met sur les yeux unbandeau quâon nâenlĂšve quâau dernier moment. Alors :
ââŻOn voira bien.ââŻY a quâĂ attendre !
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On se dĂ©tache du tragique Ă©vĂ©nement pressenti. Est-ce impossibilitĂ©de le comprendre tout entier, dĂ©couragement de chercher Ă dĂ©mĂȘler desarrĂȘts qui sont lettre close pour nous, insouciance rĂ©signĂ©e, croyance vi-vace quâon passera Ă cĂŽtĂ© du danger cette fois encore ? Toujours est-il que,malgrĂ© les signes prĂ©curseurs, et la voix des prophĂ©ties qui semblent serĂ©aliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans les prĂ©occupa-tions immĂ©diates : la faim, la soif, les poux dont lâĂ©crasement ensanglantetous les ongles, et la grande fatigue par laquelle nous sommes tous minĂ©s.
ââŻTâas vu Joseph, ce matin ? dit Volpatte. Iâ nâen mĂšne pas large, lepauvre pâtit gars.
ââŻIâ va faire un coup de tĂȘte, câest sĂ»r. Lâest condamnĂ©, câgarçon-lĂ ,vois-tu. A la premiĂšre occase, iâ sâfoutra dans une balle, comme jâte vois.
ââŻY a aussi dâquoi vous rendre piquĂ© pour le restant dâtes jours ! IâsĂ©taient six frĂšres, tu sais. Y en a eu quatre de clamâcĂ©s : deux en Alsace,un en Champagne, un en Argonne. Si AndrĂ© est tuĂ©, câest lâcinquiĂšme.
ââŻSâil avait Ă©tĂ© tuĂ©, on lui aurait trouvĂ© son corps, on lâaurait eu vudâlâobservatoire. Y a pas Ă tortiller du cul et des fesses. Moi, mon idĂ©e, câestquâla nuit oĂč euss iâs ont Ă©tĂ© en patrouille, il sâest Ă©garĂ© pour rentrer. LâarampĂ© dâtravers, le pauvâ bougre â et lâest tombĂ© dans les lignes boches.
ââŻIâ sâest pâtâĂȘtâ bien fait dĂ©glinguer sur leurs fils de fer.ââŻOn lâaurait râtrouvĂ©, jâte dis, sâil Ă©tait crampsĂ©, car tu penses bien
que si ça Ă©tait, les Boches ne lâauraient pas rentrĂ© son corps. On a cherchĂ©partout, en somme. Pisquâiâ sâest pas vu râtrouvĂ©, faut bien que, blessĂ© oupas blessĂ©, iâ sâsoye fait faire aux pattes.
Cette hypothĂšse, qui est si logique, sâaccrĂ©dite â et maintenant quâonsait quâAndrĂ© Mesnil est prisonnier, on sâen dĂ©sintĂ©resse. Mais son frĂšrecontinue Ă faire pitiĂ© :
ââŻPauvâ vieux, il est si jeune !Et les hommes de lâescouade le regardent Ă la dĂ©robĂ©e.ââŻJâai la dent ! dit tout dâun coup Cocon.Comme lâheure de la soupe est passĂ©e, on la rĂ©clame. Elle est lĂ ,
puisque câest le reste de ce qui a Ă©tĂ© apportĂ© la veille.ââŻA quoi que lâcaporal pense de nous faire claquer du bec ? Le vâlĂ .
Jâvais lâagrafer. Eh ! caporal, Ă quoi quâtu penses dâpas nous faire croĂ»ter ?ââŻOui, oui, la croĂ»te ! rĂ©pĂšte le lot des Ă©ternels affamĂ©s.
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ââŻJe viens, dit Bertrand, affairĂ©, et qui, le jour et la nuit, nâarrĂȘte pas.ââŻAlors quoi ! fait PĂ©pin, toujours mauvaise tĂȘte, jâmâen ressens pas
pour encore becqueter des clarinettes ; jâvais ouvrir une boĂźte de singe enmoins de deux.
La comédie quotidienne de la soupe recommence, à la surface de cedrame.
ââŻNe touchez pas Ă vos vivres de rĂ©serve ! dit Bertrand. AussitĂŽt re-venu de voir le capitaine, je vais vous servir.
De retour, il apporte, il distribue et on mange la salade de pommes deterre et dâoignons, et, Ă mesure quâon mĂąche, les traits se dĂ©tendent, lesyeux se calment.
Paradis a arborĂ© pour manger un bonnet de police. Ce nâest guĂšrele lieu ni le moment, mais ce bonnet est tout neuf et le tailleur, qui lelui a promis depuis trois mois, ne le lui a donnĂ© que le jour oĂč on estmontĂ©. La souple coiffure biscornue de drap coloriĂ© en bleu vif, posĂ©esur sa bonne balle florissante, lui donne lâaspect dâun gendarme en car-ton pĂąte aux joues enluminĂ©es. Cependant, tout en mangeant, Paradis meregarde fixement. Je mâapproche de lui.
ââŻTu as une bonne tĂȘte.ââŻTâoccupe pas, rĂ©pond-il. Jâvoudrais tâcauser. Viens voir par ici.Il tend la main vers son quart demi-plein, posĂ© prĂšs de son couvert et
de ses affaires, hĂ©site, puis se dĂ©cide Ă mettre en sĂ»retĂ© le vin dans songosier et le quart dans sa poche. Il sâĂ©loigne.
Je le suis. Il prend en passant son casque qui bĂ©e sur la banquette deterre. Au bout dâune dizaine de pas, il se rapproche de moi et me dit toutbas, avec un drĂŽle dâair, sans me regarder, comme il fait quand il est Ă©mu :
ââŻJe sais oĂč est Mesnil AndrĂ©. Veux-tu le voir ? Viens.En disant cela, il ĂŽte son bonnet de police, le plie et lâempoche, met
son casque. Il repart. Je le suis sans mot dire.Il me conduit Ă une cinquantaine de mĂštres de lĂ , vers lâendroit oĂč se
trouve notre guitoune commune et la passerelle de sacs sous laquelle onse glisse, avec, chaque fois, lâimpression que cette arche de boue va voustomber sur les reins. AprĂšs la passerelle, un creux se prĂ©sente dans leflanc de la tranchĂ©e, avec une marche faite dâune claie engluĂ©e de glaise.Paradis monte lĂ , et me fait signe de le suivre sur cette Ă©troite plateforme
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glissante. Il y avait en ce point, naguĂšre, un crĂ©neau de veilleur qui a Ă©tĂ©dĂ©moli. On a refait le crĂ©neau plus bas avec deux pare-balles. On est obligĂ©de se plier pour ne pas dĂ©passer cet agencement avec la tĂȘte.
Paradis me dit, Ă voix toujours trĂšs basse :ââŻCâest moi qui ai arrangĂ© ces deux boucliers-lĂ , pour voir â parce
que jâavais mon idĂ©e, et jâai voulu voir. Mets ton Ćil au trou de çui-lĂ .ââŻJe ne vois rien. La vue est bouchĂ©e. Quâest-ce que câest que ce pa-
quet dâĂ©toffes ?ââŻCâest lui, dit Paradis.Ah ! câĂ©tait un cadavre, un cadavre assis dans un trou, Ă©pouvantable-
ment procheâŠAyant aplati ma figure contre la plaque dâacier, et collĂ© ma paupiĂšre au
trou de pare-balles, je le vis tout entier. Il Ă©tait accroupi, la tĂȘte pendanteen avant entre les jambes, les deux bras posĂ©s sur les genoux, les mainsdemi-fermĂ©es, en crochets â et tout prĂšs, tout prĂšs ! â reconnaissable,malgrĂ© ses yeux exorbitĂ©s et opaques qui louchaient, le bloc de sa barbevaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avait lâair, Ă la fois,de sourire et de grimacer Ă son fusil, embourbĂ©, debout, devant lui. Sesmains tendues en avant Ă©taient toutes bleues en dessus et Ă©carlates endessous, empourprĂ©es par un humide reflet dâenfer.
CâĂ©tait lui, lavĂ© de pluie, pĂ©tri de boue et dâune espĂšce dâĂ©cume, souillĂ©et horriblement pĂąle, mort depuis quatre jours, tout contre notre talus,que le trou dâobus oĂč il Ă©tait terrĂ© avait entamĂ©. On ne lâavait pas trouvĂ©parce quâil Ă©tait trop prĂšs !
Entre ce mort abandonnĂ© dans sa solitude surhumaine, et les hommesqui habitent la guitoune, il nây a quâune mince cloison de terre, et je merends compte que lâendroit oĂč je pose la tĂȘte pour dormir correspond Ă celui oĂč ce corps terrible est butĂ©.
Je retire ma figure de lâĆilleton.Paradis et moi nous Ă©changeons un regard.ââŻFaut pas lui dire encore, souffle mon camarade.ââŻNon, nâest-ce pas, pas tout de suiteâŠââŻJâai parlĂ© au capitaine pour quâon le fouille ; et il a dit aussi : «âŻFaut
pas le dire tout de suite au petit.âŻÂ»Un lĂ©ger souffle de vent a passĂ©.
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ââŻOn sent lâodeur !ââŻTu parles.On la renifle, elle nous entre dans la pensĂ©e, nous chavire lâĂąme.ââŻAlors, comme ça, dit Paradis, Joseph reste tout seul sur six frĂšres.
Et jâvas tâdire une chose, moi : jâcrois quâiâ restâra pas longtemps. Câgars-lĂ sâmĂ©nagera pas, iâ sââra zigouiller. Iâ faudrait quâiâ lui tombe du cielune bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frĂšres, câest trop, ça. Tutrouves pas quâcâest trop ?
Il ajouta :ââŻCâest Ă©patant câquâil Ă©tait prĂšs de nous.ââŻSon bras est posĂ© juste contre lâendroit oĂč je mets ma tĂȘte.ââŻOui, dit Paradis, son bras droit oĂč il y a la montre au poignet.La montre⊠Je mâarrĂȘte⊠Est-ce une idĂ©e, est-ce un rĂȘve ?⊠Il me
semble, oui, il me semble bien, en ce moment, quâavant de mâendormir,il y a trois jours, la nuit oĂč on Ă©tait si fatiguĂ©s, jâai entendu comme untic-tac de montre et que mĂȘme je me suis demandĂ© dâou cela sortait.
ââŻCâĂ©tait pâtâĂȘtâ ben tout dâmĂȘme câtemontre que tâentendais Ă traversla terre, dit Paradis, Ă qui jâai fait part de mes rĂ©flexions. Ăa continue Ă rĂ©flĂ©chir et Ă tourner, mĂȘme quand lâbonhomme sâarrĂȘte. Dame, ça vousconnait pas, câte mĂ©canique ; ça survit tout tranquillement en rond sonpâtit temps.
Je demandai :ââŻIl a du sang aux mains ; mais oĂč a-t-il Ă©tĂ© touchĂ© ?ââŻJe nâsais pas. Au ventre, je crois, il me semble quâil y avait du noir
au fond dâlui. Ou bien Ă la figure. Tâas pas remarquĂ© une petite tache surla joue ?
Je me remĂ©more la face glauque et hirsute du mort.ââŻOui, en effet, il y a quelque chose sur la joue, lĂ . Oui, peut-ĂȘtre elle
est entrĂ©e lĂ âŠââŻAttention ! me dit prĂ©cipitamment Paradis, le voilĂ ! Il nâaurait pas
fallu rester ici.Mais nous restons quandmĂȘme, irrĂ©solus, balancĂ©s, tandis que Joseph
Mesnil sâavance droit sur nous. Jamais il ne nous a paru si frĂȘle. On voitde loin sa pĂąleur, ses traits serrĂ©s, forcĂ©s, il se voĂ»te en marchant et vadoucement, accablĂ© par la fatigue infinie et lâidĂ©e fixe.
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ââŻQuâest-ce que vous avez Ă la figure ? me demande-t-il.Il mâa vu montrer Ă Paradis la place de la balle.Je feins de ne pas comprendre, puis je lui fais une rĂ©ponse Ă©vasive
quelconque.ââŻAh ! rĂ©pond-il dâun air distrait.A ce moment, jâai une angoisse : lâodeur. On la sent et on ne peut
pas sây tromper : elle dĂ©cĂšle un cadavre. Et peut-ĂȘtre quâil va se figurerjustementâŠ
Il me semble quâil a tout dâun coup senti le signe, le pauvre appellamentable du mort.
Mais il ne dit rien, il va, il continue sa marche solitaire, et disparaĂźt autournant.
ââŻHier, me dit Paradis, il est venu ici mĂȘme avec sa gamelle pleinede riz quâiâ nâvoulait plus manger. Comme par un fait exprĂšs, câcouillon-lĂ , il sâest arrĂȘtĂ© lĂ et zig !⊠le vâlĂ qui fait un geste et parle de jeter lereste de son manger par-dessus le talus, juste Ă lâendroit oĂč Ă©tait lâautre.Câte chose-lĂ , jâai pas pu lâencaisser, mon vieux, jây ai empoignĂ© lâabat-tis au moment ou iâ foutait son riz en lâair et lâriz a dĂ©goulinĂ© ici, dansla tranchĂ©e. Mon vieux, il sâest râtournĂ© vers moi, furieux, tout rouge :«âŻQuâest-ce qui tâprend, tâes pas en rupture, des fois ?âŻÂ» quâiâ mâdit. Jâavaislâair dâun con, et jây ai bafouillĂ© jâsais pas quoi, que jâlâavais pas fait exprĂšs.Il a haussĂ© les Ă©paules et mâa regardĂ© comme un pâtit coq.
Il est parti en ramânant : «âŻNon, mais tu lâas vu, quâil a dit Ă Montreuilqui Ă©tait lĂ , tu parles dâun gourdĂ© !âŻÂ» Tu sais quâiâ nâest pas patient le pâtitclient, et jâavais beau grogner : «âŻĂa va, ça vaâŻÂ», iâ ramânait ; et jâĂ©tais pascontent, tu comprends, parce que dans tout ça, jâavais tort, tout en ayantraison.
Nous remontons ensemble en silence.Nous rentrons dans la guitoune oĂč les autres sont rĂ©unis. Câest un
ancien poste de commandement, et elle est spacieuse.Au moment de sây enfoncer, Paradis prĂȘte lâoreille.ââŻNos batteries donnent bougrement depuis une heure, tu trouves
pas, hein ?Je comprends ce quâil veut dire, jâai un geste vague :ââŻOn verra, mon vieux, on verra bien !
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Dans la guitoune, en face de trois auditeurs, Tirette dĂ©vide des his-toires de caserne. Dans un coin, Marthereau ronfle ; il est prĂšs de lâentrĂ©e,et il faut enjamber, pour descendre, ses courtes jambes qui semblent ren-trĂ©es dans son torse. Un groupe de joueurs Ă genoux autour dâune cou-verture pliĂ©e joue Ă la manille.
ââŻA moi dâfaire !ââŻ40, 42 ! ââŻ48 ! ââŻ49 ! ââŻCâest bon !ââŻEn a-t-il de la veine, câgibier-lĂ . Câest pas possible, tâes cocu trois
fois ! Jâveux pus y faire avec toi. Tu mâpĂšles, câsoir, et lâautrâ jour aussi, tumâas biglĂ©, espĂšce de tarte aux frites !
ââŻPourquoi tu tâes pas dĂ©faussĂ©, bec de moule ?ââŻJânâavais que lâroi, jâavais lâroi sec.ââŻLâavait lâmanillon de pique.ââŻCâest bien rare, peau dâcrachat, quâiâ lâavait.ââŻTout de mĂȘme, murmure, dans un coin, un ĂȘtre qui mangeaitâŠ
Câcamembert, iâ coĂ»te vingt-cinq sous, mais aussi tu parles dâune saletĂ© :dessus câest une couche de mastic qui pue, et dedans câest du plĂątre quisâcasse.
Cependant, Tirette raconte les avanies que lui a fait subir, pendant sesvingt et un jours, lâhumeur agressive dâun certain commandant-major :
ââŻCâgros cochon, câĂ©tait, mon vieux, tout câquây a dâplus carne sur laterre. Tous quânous Ă©tions nâenmânait pas large quand iâ croisait câtas quâiâlâvoyait au burlingue du doublard, Ă©talĂ© sur une chaise quâon nâvoyait pasdâssous, avec son bide Ă©norme et son immense kĂ©pi, encerclĂ© de galons duhaut en bas, comme un tonneau. Il Ă©tait dur pour le griffeton. Il sâappelaitLĆb â un Boche, quoi.
ââŻJâlâai connu ! sâĂ©cria Paradis. Quand la guerre elle sâest produit, il aĂ©tĂ© dĂ©clarĂ© inapte au service armĂ©, naturellement. Pendant que je faisaisma pĂ©riode, iâ savait dĂ©jĂ sâembusquer, mais câĂ©tait Ă tous les coins de ruepour te poisser : un jour dâprison, iâ tâcollait par bouton non boutonnĂ©, etiâ tâen âsait par-dessus le marchĂ© quinze grammes devant tout le monde sitâavais un pâtit quĂ©quâchose dans la mise qui bichait pas avec le rĂšglementâ et le monde rigolait : lui croyait que câĂ©tait dâtoi, mais toi tu savaisquâcâĂ©tait dâlui ; mais tâavais beau lâsavoir, tâĂ©tais bon jusquâau trognonpour la tĂŽle.
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Le feu Chapitre XX
ââŻIl avait une femme, reprend Tirette. Câte vieilleâŠââŻJâmâen rappelle aussi, exclama Paradis, tu parles dâun cholĂ©ra !ââŻY en a qui traĂźnent un roquet, lui, iâ traĂźnait partout câte poison
quâĂ©tait jaune, tu sais, comme y a dâces pommes, avec des hanches de sacĂ brosse, et lâair mauvais. Câest elle qui excitait câvieux nĆud contre nous :sans elle, il Ă©tait plus bĂȘte que mĂ©chant, mais du coup quâelle Ă©tait lĂ , iâdâvenait plus mĂ©chant quâbĂȘte. Alors, tu parles si ça bardaitâŠ
A cemoment, Marthereau qui dormait prĂšs de lâentrĂ©e se rĂ©veille dansun vague gĂ©missement. Il se redresse, assis sur sa paille comme un pri-sonnier, et on voit sa silhouette barbue se profiler en ombre chinoise etson Ćil rond qui roule, qui tourne, dans la pĂ©nombre. Il regarde ce quâilvient de rĂȘver.
Puis, il passe sa main sur ses yeux et, comme si cela avait un rap-port avec son rĂȘve, il Ă©voque la vision de la nuit oĂč lâon est montĂ© auxtranchĂ©es.
ââŻTout de mĂȘme, dit-il dâune voix embarrassĂ©e de sommeil et desonge, y en avait du vent dans les voiles cette nuit-lĂ ! Ah ! quelle nuit !Toutes ces troupes, des compagnies, des rĂ©giments entiers qui hurlaientet chantaient en montant tout le long de la route ! On voyait dans lâclairde lâombre le fouillis des poilus qui montaient, qui montaient â tâauraisdit dâlâeau dâla mer â et gesticulaient Ă travers tous les convois dâartillerieet dâautos dâambulance quâon a croisĂ©s cette nuit-lĂ . Jamais jâen avais tantvu, dâconvois dans la nuit, jamais !
Puis il sâassĂšne un coup de poing sur la poitrine, se rassoit dâaplomb,grogne, et ne dit plus rien.
La voix de Blaire sâĂ©lĂšve, traduisant la hantise qui veille au fond deshommes :
ââŻIl est quatre heures. Câest trop tard pour quâil y ait aujourdâhuiquelque chose de notre cĂŽtĂ©.
Un des joueurs, dans lâautre coin, en interpelle un autre en glapissant :ââŻBen quoi ? Tu joues ou tu nâjoues-tâiâ pas, face de ver ?Tirette continue lâhistoire de son commandant :ââŻVoilĂ -t-iâ pas quâun jour, on nous avait servi Ă la caserne de la soupe
au suif. Mon vieux, une infestion. Alors un bonhomme demande Ă parlerau capitaine et lui porte sa gamelle sous lânez.
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Le feu Chapitre XX
ââŻEspĂšce edâpied, exclame-t-on dans lâautre coin, trĂšs en colĂšre, pour-quoi quâtâas pas jouĂ© atout, alors ?
ââŻÂ«âŻAh, zut alors ! que dit lâcapiston. Otez-moi ça dâmon nez. Ăa em-peste positivement.âŻÂ»
ââŻCâĂ©tait pas mon jeu, chevrote une voix mĂ©contente, mais mal assu-rĂ©e.
ââŻEt lâpitaine fait un rapport au commandant. Mais vâlĂ que lâcom-mandant, furieux, iâ sâaboule, en sâcouant le rapport dans sa patte : «âŻDequoi, quâiâ dit, oĂč elle est câte soupe qui fait cette rĂ©volte, que jây goĂ»te ?âŻÂ»On y en apporte dans une gamelle propre. Iâ rânifle. «âŻBen quoi, quâiâ dit,ça sent bon ! On vous en foutra, dâla soupe riche comme ça !âŠâŻÂ»
ââŻPas ton jeu ! Pisquâil Ă©tait maĂźtre, lui. Sabot ! volaille ! Câest malheu-reux, tâsais.
ââŻOr, Ă cinq heures, Ă la sortie dâla caserne, mes deux phĂ©nomĂšnes seraboulent et sâplantent devant les biffins qui sortent, en essayant de voirsâils nâavaient pas quelque chose qui collochait pas, et iâ disait : «âŻAh !mes gaillards, vous avez voulu vous payer ma tĂȘte en vous plaignantdâune soupe excellente que jâmâai rĂ©galĂ©, et la commandante aussi, at-tendez voir un peu si jâvais vous rater⊠Eh ! lĂ -bas, lâhomme aux cheveuxlongs, lâgrand artiste, vânez donc un peu ici !âŻÂ» Et pendant que lârossardiâ parlait comme ça, la rossinante, droite, raide comme un piquet, faisait :oui, oui, de la tĂȘte.
ââŻâŠ Ăa dĂ©pend, pisque lui nâavait pas dâmanillon, cas tâĂ part.ââŻMais, tout dâun coup, on la voit qui dâvient blanc comme linge, elle
sâpose sa main sur son magasin, est secouĂ©e dâun je ne sais quoi, et, toutdâun coup, aumilieu de la place et de tous les fantaboches qui lâemplissent,la vâlĂ qui laisse tomber son parapluie, et elle se met Ă dĂ©gobiller !
ââŻEh attention ! fait brusquement Paradis. VâlĂ quâon crie dans latranchĂ©e. Vous entendez pas ? Câest-iâ pas «âŻalerte !âŻÂ» quâon crie ?
ââŻAlerte ! Tâes pas fou ?A peine a-t-on dit cela quâune ombre sâinsinue dans lâentrĂ©e basse de
notre guitoune et crie :ââŻAlerte, la 22á” ! En armes !Un coup de silence. Puis, quelques exclamations.
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Le feu Chapitre XX
ââŻJe lâsavais bien, murmure Paradis entre ses dents, et il se traĂźne surles genoux, vers lâorifice de la taupiniĂšre oĂč nous gisons.
Ensuite, les paroles sâarrĂȘtent. On est devenus muets. A la hĂąte, on seredresse Ă demi. On sâagite, pliĂ©s ou agenouillĂ©s ; on boucle les ceinturons ;des ombres de bras se lancent de cĂŽtĂ© et dâautre ; on fourre des objetsdans les poches. Et on sort pĂȘle-mĂȘle, en tirant derriĂšre soi les sacs parles courroies, les couvertures, les musettes.
Dehors, on est assourdis. Le vacarme de la fusillade a centuplé, etnous enveloppe, sur la gauche, sur la droite et devant nous. Nos batteriestonnent sans discontinuer.
ââŻTu crois quâils attaquent ? hasarde une voix.ââŻEst-ce que jâsais ! rĂ©pond une autre voix, briĂšvement, avec irrita-
tion.Les mĂąchoires sont serrĂ©es. On avale ses rĂ©flexions. On se dĂ©pĂȘche,
on se bouscule, on se cogne, en grognant sans parler.Un ordre se propage :ââŻSac au dos !ââŻIl y a contrordre⊠crie un officier qui parcourt la tranchĂ©e Ă grandes
enjambĂ©es, en jouant des coudes.Le reste de sa phrase disparaĂźt avec lui.Contrordre ! Un frisson visible a parcouru les files, un choc au cĆur
fait relever les tĂȘtes, arrĂȘte tout le monde dans une attente extraordinaire.Mais non : câest contrordre seulement pour les sacs. Pas de sac ; la
couverture roulĂ©e autour du corps, lâoutil Ă la ceinture.On dĂ©boucle les couvertures, on les arrache, on les roule. Toujours pas
de paroles, chacun a lâĆil fixe, la bouche comme impĂ©tueusement fermĂ©e.Les caporaux et les sergents, un peu fĂ©briles, vont çà et lĂ , bousculant
la hĂąte muette oĂč les hommes se penchent :ââŻAllons, dĂ©pĂȘchez-vous ! Allons, allons, quâest-ce que vous foutez !
Voulez-vous vous dĂ©pĂȘcher, oui ou non ?Un dĂ©tachement de soldats portant comme insigne des haches croi-
sĂ©es sur la manche, se frayent passage et, rapidement, creusent des trousdans la paroi de la tranchĂ©e. On les regarde de cĂŽtĂ© en achevant de sâĂ©qui-per.
ââŻQuâest-ce quâils font, ceux-lĂ ?
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Le feu Chapitre XX
ââŻCâest pour monter.On est prĂȘt. Les hommes se rangent, toujours en silence, avec leur
couverture en sautoir, la jugulaire du casque aumenton, appuyés sur leursfusils. Je regarde leurs faces crispées, pùlies, profondes.
Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas desaventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine â bouchersou bĂ©tail. Ce sont des laboureurs et des ouvriers quâon reconnaĂźt dansleurs uniformes. Ce sont des civils dĂ©racinĂ©s. Ils sont prĂȘts. Ils attendentle signal de la mort et du meurtre ; mais on voit, en contemplant leursfigures entre les rayons verticaux des baĂŻonnettes, que ce sont simplementdes hommes.
Chacun sait quâil va apporter sa tĂȘte, sa poitrine, son ventre, son corpstout entier, tout nu, aux fusils braquĂ©s dâavance, aux obus, aux grenadesaccumulĂ©es et prĂȘtes, et surtout Ă la mĂ©thodique et presque infaillible mi-trailleuse â Ă tout ce qui attend et se tait effroyablement lĂ -bas â avantde trouver les autres soldats quâil faudra tuer. Ils ne sont pas insouciantsde leur vie comme des bandits, aveuglĂ©s de colĂšre comme des sauvages.MalgrĂ© la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excitĂ©s. Ils sontau-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matĂ©-riellement, ni moralement. Câest en pleine conscience, comme en pleineforce et en pleine santĂ©, quâils se massent lĂ , pour se jeter une fois deplus dans cette espĂšce de rĂŽle de fou imposĂ© Ă tout homme par la folie dugenre humain. On voit ce quâil y a de songe et de peur, et dâadieu dansleur silence, leur immobilitĂ©, dans le masque de calme qui leur Ă©treint sur-humainement le visage. Ce ne sont pas le genre de hĂ©ros quâon croit, maisleur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne serontjamais capables de le comprendre.
Ils attendent. Lâattente sâallonge, sâĂ©ternise. De temps en temps, lâunou lâautre, dans la rangĂ©e, tressaille un peu lorsquâune balle, tirĂ©e dâenface, frĂŽlant le talus dâavant qui nous protĂšge, vient sâenfoncer dans lachair flasque du talus dâarriĂšre.
La fin du jour rĂ©pand une sombre lumiĂšre grandiose sur cette masseforte et intacte de vivants dont une partie seulement vivra jusquâĂ la nuit.Il pleut â toujours de la pluie qui se colle dans mes souvenirs Ă toutesles tragĂ©dies de la grande guerre. Le soir se prĂ©pare, ainsi quâune vague
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Le feu Chapitre XX
menace glacée ; il va tendre devant les hommes son piÚge grand commele monde.
â â De nouveaux ordres se colportent de bouche en bouche. On distribue
des grenades enfilĂ©es dans des cercles de fil de fer. «âŻQue chaque hommeprenne deux grenades !âŻÂ» Le commandant passe. Il est sobre de gestes, enpetite tenue, sanglĂ©, simplifiĂ©. On lâentend qui dit :
ââŻY a du bon, mes enfants. Les Boches foutent le camp. Vous allezbien marcher, hein ?
Des nouvelles passent Ă travers nous, comme du vent :ââŻIl y a les Marocains et la 21á” Compagnie devant nous. Lâattaque est
déclenchée à notre droite.On appelle les caporaux chez le capitaine. Ils reviennent avec des bras-
sĂ©es de ferraille. Bertrandme palpe. Il accroche quelque chose Ă un boutonde ma capote. Câest un couteau de cuisine.
ââŻJe mets ça Ă ta capote, me dit-il.Il me regarde, puis sâen va, cherchant dâautres hommes.ââŻMoi ! dit PĂ©pin.ââŻNon, dit Bertrand. Câest dĂ©fendu de prendre des volontaires pour
ça.ââŻVa tâfaire foutâ ! grommelle PĂ©pin.On attend, au fond de lâespace pluvieux, martelĂ© de coups, et sans
bornes autres que la lointaine canonnade immense. Bertrand a achevésa distribution et revient. Quelques soldats se sont assis, et il en est quibùillent.
Le cycliste Billette se faufile devant nous, en portant sur son bras lecaoutchouc dâun officier, et dĂ©tournant visiblement la tĂȘte.
ââŻBen quoi, tu marches pas, toi ? lui crie Cocon.ââŻNon, jâmarche pas, dit lâautre. Jâsuis de la 17á”. LâcinquiĂšme BĂąton
nâattaque pas !ââŻAh ! Il est toujours verni, lâ5á” BĂąton. Jamais iâ nâdonne comme nous !Billette est dĂ©jĂ loin, et les figures grimacent un peu en le regardant
disparaĂźtre.Un homme arrive en courant et parle Ă Bertrand. Bertrand se tourne
alors vers nous.
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Le feu Chapitre XX
ââŻAllons-y, dit-il, câest Ă nous.Tous sâĂ©branlent Ă la fois. On pose le pied sur les degrĂ©s prĂ©parĂ©s par
les sapeurs et, coude Ă coude, on sâĂ©lĂšve hors de lâabri de la tranchĂ©e eton monte sur le parapet.
â â Bertrand est debout sur le champ en pente. Dâun coup dâĆil rapide, il
nous embrasse. Quand nous sommes tous lĂ , il dit :ââŻAllons, en avant !Les voix ont une drĂŽle de rĂ©sonance. Ce dĂ©part sâest passĂ© trĂšs vite,
inopinĂ©ment, on dirait, comme dans un songe. Pas de sifflements danslâair. Parmi lâĂ©norme rumeur du canon, on distingue trĂšs bien ce silenceextraordinaire des balles autour de nousâŠ
On descend sur le terrain glissant et inĂ©gal, avec des gestes automa-tiques, en sâaidant parfois du fusil agrandi de la baĂŻonnette. LâĆil sâac-croche machinalement Ă quelque dĂ©tail de la pente, Ă ses terres dĂ©truitesqui gisent, Ă ses rares piquets dĂ©charnĂ©s qui pointent, Ă ses Ă©paves dansdes trous. Câest incroyable de se trouver debout en plein jour sur cettedescente oĂč quelques survivants se rappellent sâĂȘtre coulĂ©s dans lâombreavec tant de prĂ©cautions, oĂč les autres nâont hasardĂ© que des coups dâĆilfurtifs Ă travers les crĂ©neaux. Non⊠il nây a pas de fusillade contre nous.La large sortie du bataillon hors de la terre a lâair de passer inaperçue !Cette trĂȘve est pleine dâune menace grandissante, grandissante. La clartĂ©pĂąle nous Ă©blouit.
Le talus, de tous cĂŽtĂ©s, sâest couvert dâhommes qui se mettent Ă dĂ©-valer en mĂȘme temps que nous. A droite se dessine la silhouette dâunecompagnie qui gagne le ravin par le boyau 97, un ancien ouvrage alle-mand en ruines.
Nous traversons nos fils de fer par les passages. On ne tire encore passur nous. Des maladroits font des faux pas et se relĂšvent. On se reformede lâautre cĂŽtĂ© du rĂ©seau, puis on se met Ă dĂ©gringoler la pente un peuplus vite : une accĂ©lĂ©ration instinctive sâest produite dans le mouvement.Quelques balles arrivent alors entre nous. Bertrand nous crie dâĂ©conomi-ser nos grenades, dâattendre au dernier moment.
Mais le son de sa voix est emportĂ© : brusquement, devant nous, surtoute la largeur de la descente, de sombres flammes sâĂ©lancent en frappant
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Le feu Chapitre XX
lâair de dĂ©tonations Ă©pouvantables. En ligne, de gauche Ă droite, des fu-sants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. Câest un effroyablerideau qui nous sĂ©pare du monde, nous sĂ©pare du passĂ© et de lâavenir. OnsâarrĂȘte, plantĂ©s au sol, stupĂ©fiĂ©s par la nuĂ©e soudaine qui tonne de toutesparts ; puis un effort simultanĂ© soulĂšve notre masse et la rejette en avant,trĂšs vite. On trĂ©buche, on se retient les uns aux autres, dans de grandsflots de fumĂ©e. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terrepulvĂ©risĂ©e, vers le fond, oĂč nous nous prĂ©cipitons pĂȘle-mĂȘle, sâouvrir descratĂšres, çà et lĂ , Ă cĂŽtĂ© les uns des autres, les uns dans les autres. Puis onne sait plus oĂč tombent les dĂ©charges. Des rafales se dĂ©chaĂźnent si mons-trueusement retentissantes quâon se sent annihilĂ© par le seul bruit de cesaverses de tonnerre, de ces grandes Ă©toiles de dĂ©bris qui se forment enlâair. On voit, on sent passer prĂšs de sa tĂȘte des Ă©clats avec leur cri de ferrouge dans lâeau. A un coup, je lĂąche mon fusil, tellement le souffle dâuneexplosion mâa brĂ»lĂ© les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tĂȘtebaissĂ©e dans la tempĂȘte Ă lueurs fauves, dans la pluie Ă©crasante des laves,cinglĂ© par des jets de poussier et de suie. Les stridences des Ă©clats quipassent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous tra-versent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsquâon les subit. On ale cĆur soulevĂ©, tordu par lâodeur soufrĂ©e. Les souffles de la mort nouspoussent, nous soulĂšvent, nous balancent. On bondit ; on ne sait pas oĂčon marche. Les yeux clignent, sâaveuglent et pleurent. Devant nous, lavue est obstruĂ©e par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place.
Câest le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ceshorribles nuĂ©es verticales. On passe. On est passĂ©, au hasard ; jâai vu, çà et lĂ , des formes tournoyer, sâenlever et se coucher, Ă©clairĂ©es dâun brusquereflet dâau-delĂ . Jâai entrevu des faces Ă©tranges qui poussaient des espĂšcesde cris, quâon apercevait sans les entendre dans lâanĂ©antissement du va-carme. Un brasier avec dâimmenses et furieuses masses rouges et noirestombait autour de moi, creusant la terre, lâĂŽtant de dessous mes pieds, etme jetant de cĂŽtĂ© comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir en-jambĂ© un cadavre qui brĂ»lait, tout noir, avec une nappe de sang vermeilqui grĂ©sillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote quise dĂ©plaçait prĂšs de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumĂ©e.A notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regard attirĂ© et Ă©bloui
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Le feu Chapitre XX
par une file dâilluminations affreuses, serrĂ©es lâune contre lâautre commedes hommes.
ââŻEn avant !Maintenant, on court presque. On en voit qui tombent tout dâune
piĂšce, la face en avant, dâautres qui Ă©chouent, humblement, comme sâilssâasseyaient par terre. On fait de brusques Ă©carts pour Ă©viter les mortsallongĂ©s, sages et raides, ou bien cabrĂ©s, et aussi, piĂšges plus dangereux,les blessĂ©s qui se dĂ©battent et qui sâaccrochent.
Le Boyau International !On y est. Les fils de fer ont été déterrés avec leurs longues racines en
vrille, jetés ailleurs et enroulés, balayés, poussés en vastes monceaux parle canon. Entre ces grands buissons de fer humides de pluie, la terre estouverte, libre.
Le boyau nâest pas dĂ©fendu. Les Allemands lâont abandonnĂ©, ou bienune premiĂšre vague est dĂ©jĂ passĂ©e⊠LâintĂ©rieur est hĂ©rissĂ© de fusils posĂ©sle long du talus. Au fond, des cadavres Ă©parpillĂ©s. Du fouillis de la longuefosse Ă©mergent des mains tendues hors de manches grises Ă parementsrouges et des jambes bottĂ©es. Par places, le talus est renversĂ©, la boiseriehachĂ©e ; tout le flanc de la tranchĂ©e crevĂ©, submergĂ© dâun indescriptiblemĂ©lange. En dâautres endroits, bĂ©ent des puits ronds. Jâai gardĂ© surtout dece moment-lĂ la vision dâune tranchĂ©e bizarrement en guenilles, recou-verte de loques multicolores : pour confectionner leurs sacs de terre, lesAllemands sâĂ©taient servis de draps, de cotonnades, de lainages Ă dessinsbariolĂ©s, pillĂ©s dans quelque magasin de tissus dâameublement. Tout cemĂ©li-mĂ©lo de lambeaux de couleurs, dĂ©chiquetĂ©s, effilochĂ©s, pend, claque,flotte et danse aux yeux.
On sâest rĂ©pandu dans le boyau. Le lieutenant, qui a sautĂ© de lâautrecĂŽtĂ©, se penche et nous appelle en criant et en faisant des signes :
ââŻNe restons pas lĂ . En avant ! Toujours en avant !On escalade le talus du boyau en sâaidant des sacs, des armes, des dos
qui y sont entassĂ©s. Dans le fond du ravin, le sol est labourĂ© de coups,comblĂ© dâĂ©paves, fourmillant de corps couchĂ©s. Les uns ont lâimmobilitĂ©des choses ; les autres sont agitĂ©s de remuements doux ou convulsifs. Letir de barrage continue Ă accumuler ses infernales dĂ©charges en arriĂšrede nous, Ă lâendroit oĂč nous lâavons franchi. Mais lĂ oĂč nous sommes, au
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Le feu Chapitre XX
pied de la butte, câest un point mort pour lâartillerie.Vague et brĂšve accalmie. On cesse un peu dâĂȘtre sourds. On se regarde.
Il y a de la fiĂšvre aux yeux, du sang aux pommettes. Les souffles ronflentet les cĆurs tapent dans les poitrines.
On se reconnaĂźt confusĂ©ment, Ă la hĂąte, comme si dans un cauchemaron se retrouvait un jour face Ă face, au fond des rivages de la mort. On sejette, dans cette Ă©claircie dâenfer, quelques paroles prĂ©cipitĂ©es :
ââŻCâest toi !ââŻOh ! lĂ la ! quâest-ce quâon prend !ââŻOĂč est Cocon ?ââŻJâsais pas.ââŻTâas vu lâ capitaine ?ââŻNonâŠââŻĂa va ?ââŻOuiâŠLe fond du ravin est traversĂ©. Lâautre versant se dresse. On lâescalade
Ă la file indienne, par un escalier Ă©bauchĂ© dans la terre.ââŻAttention !Câest un soldat qui, arrivĂ© Ă la moitiĂ© de lâescalier, frappĂ© aux reins
par un Ă©clat dâobus venu de lĂ -bas, tombe, comme un nageur, dĂ©coiffĂ©,les deux bras en avant. On distingue la silhouette informe de cette massequi plonge dans le gouffre ; jâentrevois le dĂ©tail de ses cheveux Ă©pars au-dessus du profil noir de sa figure.
On dĂ©bouche sur la hauteur.Un grand vide incolore sâĂ©tend devant nous. On ne voit rien dâabord
quâune steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise Ă perte de vue. Aucunflot humain ne prĂ©cĂšde le nĂŽtre ; en avant de nous, personne de vivant,mais le sol est peuplĂ© de morts : des cadavres rĂ©cents qui imitent encorela souffrance ou le sommeil, des dĂ©bris anciens dĂ©jĂ dĂ©colorĂ©s et dispersĂ©sau vent, presque digĂ©rĂ©s par la terre.
DĂšs que notre file lancĂ©e, cahotĂ©e, Ă©merge, je sens que deux hommesprĂšs de moi sont frappĂ©s, deux ombres sont prĂ©cipitĂ©es Ă terre, roulentsous nos pieds, lâune avec un cri aigu, lâautre en silence comme un bĆuf.Un autre disparaĂźt dans un geste de fou, comme sâil avait Ă©tĂ© emportĂ©. Onse resserre instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant ;
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la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. Lâadjudant sâarrĂȘte, lĂšveson sabre, le lĂąche, et sâagenouille ; son corps agenouillĂ© se penche enarriĂšre par saccades, son casque lui tombe sur les talons, et il reste lĂ , latĂȘte nue, face au ciel. La file sâest fendue prĂ©cipitamment dans son Ă©lan,pour respecter cette immobilitĂ©.
Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alorsâŠUne hĂ©sitationretient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entenddans le piĂ©tinement le souffle rauque des poumons.
ââŻEn avant ! crie un soldat quelconque.Alors tous reprennent en avant, avec une hĂąte croissante, la course Ă
lâabĂźme.â â
ââŻOĂč est Bertrand ? gĂ©mit pĂ©niblement une des voix qui courent enavant.
ââŻLĂ ! IciâŠIl sâĂ©tait, en passant, penchĂ© sur un blessĂ©, mais il quitte rapidement
cet homme qui lui tend les bras et a lâair de sangloter.Câest au moment oĂč il nous rejoint quâon entend devant nous, sor-
tant dâune espĂšce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. Câest un momentangoissant, plus grave encore que celui oĂč nous avons traversĂ© le trem-blement de terre incendiĂ© du barrage. Cette voix bien connue nous parlenettement et effroyablement dans lâespace. Mais on ne sâarrĂȘte plus.
ââŻAvancez ! Avancez !Lâessoufflement se traduit en gĂ©missements rauques et on continue Ă
se jeter sur lâhorizon.ââŻLes Boches ! Jâles vois ! dit tout Ă coup un homme.ââŻOui⊠Leurs tĂȘtes, lĂ , au-dessus de la tranchĂ©eâŠââŻCâest lĂ quâest la tranchĂ©e, câte ligne. Câest tout prĂšs. Ah ! les
vaches !On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis sâin-
terceptent au ras du sol, Ă une cinquantaine de mĂštres, au-delĂ dâunebande de terre noire sillonnĂ©e et bossuĂ©e.
Un sursaut soulĂšve ceux qui forment Ă prĂ©sent le groupe oĂč je suis. SiprĂšs du but, indemnes jusque-lĂ , nây arrivera-t-on pas ? Si, on y arrivera !On fait de grandes enjambĂ©es. On nâentend plus rien. Chacun se lance
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Le feu Chapitre XX
devant soi, attirĂ© par le fossĂ© terrible, raidi en avant, presque incapable detourner la tĂȘte Ă droite ou Ă gauche.
On a la notion que beaucoup perdent pied et sâaffaissent Ă terre. Je faisun saut de cĂŽtĂ© pour Ă©viter la baĂŻonnette brusquement Ă©rigĂ©e dâun fusilqui dĂ©gringole. Tout prĂšs de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse,me bouscule, se jette sur Volpatte qui est Ă cĂŽtĂ© de moi et se cramponne Ă lui ; Volpatte plie et, continuant son Ă©lan, le traĂźne quelques pas avec lui,puis il le secoue et sâen dĂ©barrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est,en lui jetant dâune voix entrecoupĂ©e, presque asphyxiĂ©e par lâeffort :
ââŻLĂąche-moi, lĂąche-moi, nom de Dieu !⊠Tout Ă lâheure, on târamas-sera. Tâen fais pas.
Lâautre sâeffondre, et sa figure enduite dâun masque vermillon, dâoĂčtoute expression a Ă©tĂ© arrachĂ©e, se tourne de cĂŽtĂ© et dâautre â tandisque Volpatte, dĂ©jĂ loin, rĂ©pĂšte machinalement entre ses dents : «âŻTâen faispasâŻÂ», lâĆil fixĂ© en avant, sur la ligne.
Une nuĂ©e de balles gicle autour de moi, multipliant les arrĂȘts subits,les chutes retardĂ©es, rĂ©voltĂ©es, gesticulantes, les plongeons faits dâun blocavec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses,dĂ©sespĂ©rĂ©es ou bien les «âŻhan !âŻÂ» terribles et creux oĂč la vie entiĂšre sâex-hale dâun coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regar-dons en avant, nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mortqui frappe au hasard dans toute notre chair.
Les fils de fer. Il y en a une zone intacte. On la tourne. Elle est Ă©ven-trĂ©e dâun large passage profond : câest un colossal entonnoir formĂ© dâen-tonnoirs juxtaposĂ©s, une fantastique bouche de volcan creusĂ©e lĂ par lecanon.
Le spectacle de ce bouleversement est stupĂ©fiant. Il semble vraimentque cela est venu du centre de la terre. Lâapparition dâune pareille dĂ©chi-rure des couches du sol aiguillonne notre ardeur dâassaillants, et dâaucunsne peuvent sâempĂȘcher de sâĂ©crier, avec un sombre hochement de tĂȘte, ence moment oĂč les paroles sâarrachent difficilement des gorges :
ââŻAh ! zut alors, quâest-ce quâon leur a foutu lĂ ! ah ! zut !PoussĂ©s comme par le vent, on monte et on descend, au grĂ© des val-
lonnements et des monceaux terreux, dans cette brÚche démesurée dusol qui fut souillé, noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glÚbe
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Le feu Chapitre XX
se colle aux pieds. On sâen arrache avec rage. Les Ă©quipements, les Ă©toffesqui tapissent le sol mou, le linge qui sây est rĂ©pandu hors des musettesĂ©ventrĂ©es, empĂȘchent quâon ne sâembourbe et on a soin de jeter le piedsur ces dĂ©pouilles quand on saute dans les trous ou quâon escalade lesmonticules.
DerriĂšre nous, des voix nous poussent :ââŻEn avant, les gars, en avant ! Nom de Dieu !ââŻTout le rĂ©giment est derriĂšre nous, crie-t-on.On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance Ă©lectrise encore
notre ruĂ©e.Il nây a plus de casquettes visibles derriĂšre les talus de la tranchĂ©e
dont on approche. Des cadavres dâAllemands sâĂ©grĂšnent devant â entas-sĂ©s comme des points ou Ă©tendus comme des lignes. On arrive. Le talusse prĂ©cise avec ses formes sournoises, ses dĂ©tails : les crĂ©neaux⊠On enest prodigieusement, incroyablement prĂšsâŠ
Quelque chose tombe devant nous. Câest une grenade. Dâun coup depied, le caporal Bertrand la renvoie si bien quâelle saute en avant et vaĂ©clater juste dans la tranchĂ©e.
Câest sur ce coup heureux que lâescouade aborde le fossĂ©.PĂ©pin sâest prĂ©cipitĂ© Ă plat ventre. Il Ă©volue autour dâun cadavre. Il
atteint le bord, il sây enfonce. Câest lui qui est entrĂ© le premier. Fouillade,qui fait de grands gestes et crie, bondit dans le creux presque au momentoĂč PĂ©pin sây coule⊠Jâentrevois â le temps dâun Ă©clair â toute une rangĂ©ede dĂ©mons noirs, se baissant et sâaccroupissant pour descendre, sur le faĂźtedu talus, au bord du piĂšge noir.
Une salve terrible nous Ă©clate Ă la figure, Ă bout portant, jetant devantnous une subite rampe de flammes tout le long de la bordure. AprĂšs uncoup dâĂ©tourdissement, on se secoue et on rit aux Ă©clats, diaboliquement :la dĂ©charge a passĂ© trop haut. Et aussitĂŽt, avec des exclamations et desrugissements de dĂ©livrance, nous glissons, nous roulons, nous tombonsvivants dans le ventre de la tranchĂ©e !
â â Une fumĂ©e incomprĂ©hensible nous submerge. Dans le gouffre Ă©tran-
glĂ©, je ne vois dâabord que des uniformes bleus. On va dans un sens puisdans lâautre, poussĂ©s les uns par les autres, en grondant, en cherchant.
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Le feu Chapitre XX
On se retourne, et, les mains embarrassĂ©es par le couteau, les grenades etle fusil, on ne sait pas dâabord quoi faire.
ââŻIâs sont dans leurs abris, les vaches ! vociĂšre-t-on.De sourdes dĂ©tonations Ă©branlent le sol : ça se passe sous terre, dans
les abris. On est tout Ă coup sĂ©parĂ© par des masses monumentales dâunefumĂ©e si Ă©paisse quâelle vous applique un masque et quâon ne voit plusrien. On se dĂ©bat comme des noyĂ©s, au travers de cette atmosphĂšre tĂ©nĂ©-breuse et Ăącre, dans un morceau de nuit. On bute contre des rĂ©cifs dâĂȘtresaccroupis, pelotonnĂ©s, qui saignent et crient, au fond. On entrevoit Ă peineles parois, toutes droites ici, et faites de sacs de terre en toile blancheâ quiest dĂ©chirĂ©e partout comme du papier. Par moments, la lourde buĂ©e te-nace se balance et sâallĂšge, et on revoit grouiller la cohue assaillante⊠Ar-rachĂ©e au poussiĂ©reux tableau, une silhouette de corps Ă corps se dessinesur le talus, dans une brume, et sâaffaisse, sâenfonce. Jâentends quelquesgrĂȘles «âŻKamerad !âŻÂ» Ă©manant dâune bande Ă tĂȘtes hĂąves et Ă vestes grisesacculĂ©e dans un coin quâune dĂ©chirure immensifie. Sous le nuage dâencre,lâorage dâhommes reflue, monte dans le mĂȘme sens, vers la droite, avecdes ressauts et des tourbillonnements, le long de la sombre jetĂ©e dĂ©foncĂ©e.
â â Et soudain, on sent que câest fini. On voit, on entend, on comprend
que notre vague qui a roulĂ© ici Ă travers les barrages nâa pas rencontrĂ©une vague Ă©gale, et quâon sâest repliĂ© Ă notre venue. La bataille humainea fondu devant nous. Le mince rideau dĂ©fenseurs sâest Ă©miettĂ© dans lestrous oĂč on les prend comme des rats ou bien on les tue. Plus de rĂ©-sistance : du vide, un grand vide. On avance, entassĂ©s, comme une fileterrible de spectateurs.
Et ici, la tranchĂ©e est toute foudroyĂ©e. Avec ses murs blancs Ă©crou-lĂ©s, elle semble en cet endroit lâempreinte vaseuse, amollie, dâun fleuveanĂ©anti dans ses berges pierreuses avec, par places, le trou plat et arrondidâun Ă©tang tari aussi ; et au bord, sur le talus et sur le fond, traĂźne unlong glacier de cadavres â et tout cela sâemplit et dĂ©borde des flots nou-veaux de notre troupe dĂ©ferlante. Dans la fumĂ©e vomie par les abris etlâair Ă©branlĂ© par les explosions souterraines, je parviens sur une massecompacte dâhommes accrochĂ©s les uns aux autres qui tournoient dans uncirque Ă©largi. Au moment oĂč nous arrivons, la masse tout entiĂšre sâef-
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fondre, ce reste de bataille agonise ; je vois Blaire sâen dĂ©gager, le casquependant au cou par la jugulaire, la figure Ă©corchĂ©e, et il pousse un hurle-ment sauvage. Je heurte un homme qui est cramponnĂ© lĂ Ă lâentrĂ©e dâunabri. Sâeffaçant devant la trappe noire bĂ©ante et traĂźtresse, il se retient dela main gauche au montant. De la droite, il balance pendant plusieurs se-condes une grenade. Elle va Ă©clater⊠Elle disparaĂźt dans le trou. Lâengina explosĂ© aussitĂŽt arrivĂ©, et un horrible Ă©cho humain lui a rĂ©pondu dansles entrailles de la terre. Lâhomme saisit une autre grenade.
Un autre, avec une pioche ramassĂ©e lĂ , frappe et fracasse les mon-tants de lâentrĂ©e dâun autre abri. Un affaissement de la terre se produitet lâentrĂ©e se trouve obstruĂ©e. On voit plusieurs ombres qui piĂ©tinent etgesticulent sur ce tombeau.
Lâun, lâautre⊠Dans la bande vivante qui jusquâici, jusquâĂ cette tran-chĂ©e tant poursuivie, est arrivĂ©e en lambeaux, aprĂšs sâĂȘtre heurtĂ©e auxobus et aux balles invincibles lancĂ©es Ă sa rencontre, je reconnais malceux que je connais, comme si tout le reste de la vie Ă©tait devenu toutdâun coup trĂšs lointain. Quelque chose les pĂ©trit et les change. Une frĂ©-nĂ©sie les agite tous et les fait sortir dâeux-mĂȘmes.
ââŻPourquoi quâon sâarrĂȘte ici ? dit lâun, grinçant des dents.ââŻPourquoi quâon sâen va pas jusquâĂ lâautre ?me demande le deuxiĂšme
plein de fureur. Maintenant quâon est vânu, en quelques bonds, on y sârait !ââŻMoi aussi, jâveux continuer.ââŻMoi aussi. Ah ! les vaches !âŠIls se secouent comme des drapeaux, portant comme de la gloire leur
chance dâavoir survĂ©cu, implacables, dĂ©bordants, enivrĂ©s dâeux-mĂȘmes.On stagne, on piĂ©tine dans lâouvrage conquis, cette Ă©trange voie en
dĂ©molition qui serpente dans la plaine et qui va de lâinconnu Ă lâinconnu.ââŻAvancez Ă droite !Alors on continue Ă sâĂ©couler dans un sens. Sans doute câest un
mouvement combinĂ© lĂ -haut, lĂ -bas, par les chefs. On foule des corpsmous dont quelques-uns remuent et changent lentement de place, et dâoĂčsortent Ă la hĂąte des ruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassĂ©s enlong, en travers, comme des poutres et des dĂ©combres, sur les blessĂ©s,font effort sur eux, les Ă©touffent, les Ă©tranglent et leur prennent leur vie.Je pousse, pour passer, un torse Ă©gorgĂ© dont le cou est une source de sang
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gémissant.On ne rencontre plus, dans le cataclysme des terres effondrées ou
dressĂ©es et des dĂ©bris massifs, par-dessus le grouillement des blessĂ©s etdes morts qui bougent ensemble, Ă travers la mouvante forĂȘt de fumĂ©e im-plantĂ©e dans la tranchĂ©e et sur toute la zone environnante, que des facesenflammĂ©es, sanglantes de sueur, aux yeux Ă©tincelants. Des groupes ontlâair de danser en brandissant leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensĂ©-ment rassurĂ©s, fĂ©roces.
Lâaction sâĂ©teint insensiblement. Un soldat dit :ââŻAlors, quâest-ce quâon a Ă faire, maintenant ?Elle se rallume soudain en un point : Ă une vingtaine de mĂštres dans
la plaine, vers un circuit que fait de talus gris, un paquet de coups defusil crĂ©pite et jette ses brĂ»lures Ă©parses autour dâune mitrailleuse qui,enterrĂ©e, crache par intermittences, et semble se dĂ©battre.
Sous lâaile charbonneuse dâune sorte de nimbus bleuĂątre et jaune, onvoit des hommes qui cernent la fulgurante machine et se resserrent surelle. Je distingue, prĂšs de moi, la silhouette de Mesnil Joseph qui, toutdebout, sans chercher Ă se dissimuler, se dirige sur le point oĂč des suitessaccadĂ©es dâexplosions aboient.
Une dĂ©tonation jaillit dâun coin de la tranchĂ©e, entre nous deux. Jo-seph sâarrĂȘte, oscille, se baisse, et sâabat sur un genou. Je cours Ă lui, il meregarde venir.
ââŻCe nâest rien : la cuisse⊠Je peux ramper tout seul.Il semble devenu sage, enfantin, docile. Il ondule doucement vers le
creuxâŠJâai encore dans les yeux, exactement, le point dâoĂč sâest allongĂ© le
coup de feu qui lâa atteint. Je me glisse lĂ , par la gauche, en faisant undĂ©tour.
Personne. Je ne rencontre quâun des nĂŽtres qui cherche comme moi.Câest Paradis.
Nous sommes bousculĂ©s par des hommes qui portent sur lâĂ©paule ousous le bras des piĂšces de fer de toutes formes. Ils encombrent la sape etnous sĂ©parent.
ââŻLamitrailleuse est prise par la septiĂšme ! crie-t-on. A nâgeulâra plus.Elle Ă©tait enragĂ©e : sale bĂȘte ! sale bĂȘte !
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Le feu Chapitre XX
ââŻQuâest-câquâil y a Ă faire, maintenant ?ââŻRien.On demeure lĂ , pĂȘle-mĂȘle. On sâassoit. Les vivants ont cessĂ© de haleter,
les mourants finissent de rĂąler, environnĂ©s de fumĂ©es et de lumiĂšres, etdu fracas du canon, roulant Ă tous les bouts du monde. On ne sait plus oĂčon en est. Il nây a plus de terre, ni de ciel, il nây a toujours quâune espĂšcede nuage. Un premier temps dâarrĂȘt se dessine dans le drame du chaos.Il se fait un ralentissement universel des mouvements et des bruits. Et lacanonnade diminue, et câest plus loin, maintenant, quâelle secoue le cielcomme une toux. Lâexaltation sâapaise, il ne reste plus que lâinfinie fatiguequi remonte et nous noie, et lâattente infinie qui recommence.
â â OĂč est lâennemi ? Il a laissĂ© des corps partout et on a vu des rangĂ©es
de prisonniers : lĂ -bas, encore, il sâen profile une, monotone, indĂ©finie ettoute fumeuse sur le ciel sale. Mais le gros semble sâĂȘtre dissipĂ© au loin.Quelques obus nous arrivent ici, lĂ , maladroitement ; on sâen moque. Onest dĂ©livrĂ©s, on est tranquilles, on est seuls, dans cette sorte de dĂ©sert oĂčdes immensitĂ©s de cadavres aboutissent Ă une ligne de vivants.
La nuit est venue. La poussiĂšre sâest envolĂ©e, mais elle a fait place Ă la pĂ©nombre et Ă lâombre, sur le dĂ©sordre de la foule Ă©tirĂ©e en longueur.Les hommes se rapprochent, sâasseyent, se lĂšvent, marchent, appuyĂ©s ouaccrochĂ©s les uns aux autres. Entre les abris, bloquĂ©s par des mĂȘlĂ©es demorts, on se groupe, on sâaccroupit. Quelques-uns ont posĂ© leur fusil parterre et vaguent aux abords de la fosse, les bras ballants ; de prĂšs, on voitquâils sont noircis, brĂ»lĂ©s, les yeux rouges, et balafrĂ©s de boue. On ne parleguĂšre, mais on commence Ă chercher.
On aperçoit des brancardiers dont les silhouettes dĂ©coupĂ©es cherchent,sâinclinent, sâavancent, cramponnĂ©s deux Ă deux Ă leurs longs fardeaux.LĂ -bas, Ă notre droite, on entend des coups de pioche et de pelle.
Jâerre au milieu de ce sombre tohu-bohu.Dans un endroit oĂč le talus de la tranchĂ©e, Ă©crasĂ© par le bombarde-
ment, forme une pente douce, quelquâun est assis. Un vague Ă©clairementrĂšgne encore. La calme attitude de cet homme, qui regarde devant lui etpense, me semble sculpturale et me frappe. Je le reconnais en me pen-chant. Câest le caporal Bertrand.
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Le feu Chapitre XX
Il tourne la figure vers moi et je sens quâil me sourit dans lâombre avecson sourire rĂ©flĂ©chi.
ââŻJâallais te chercher, me dit-il. On organise la garde de la tranchĂ©e,en attendant quâon ait des nouvelles de ce quâont fait les autres et de cequi se passe en avant. Je vais te mettre en sentinelle double, avec Paradis,dans un trou dâĂ©coute que les sapeurs viennent de creuser.
Nous contemplons les ombres des passants et des immobiles, qui seprofilent en taches dâencre, courbĂ©s, pliĂ©s dans diverses poses, sur la gri-saille du ciel, tout le long du parapet en ruines. Ils font un Ă©trange re-muement tĂ©nĂ©breux, rapetissĂ©s comme des insectes et des vers, parmi cescampagnes cachĂ©es dâombre, pacifiĂ©es par la mort, oĂč les batailles font,depuis deux ans, errer et stagner des villes de soldats sur des nĂ©cropolesdĂ©mesurĂ©es et profondes.
Deux ĂȘtres obscurs passent dans lâombre, Ă quelques pas de nous ; ilssâentretiennent Ă demi-voix.
ââŻTu parles, mon vieux, quâau lieu de lâĂ©couter, jây ai foutu ma baĂŻon-nette dans lâventre, que jâpouvais plus la dĂ©clouer.
ââŻMoi, iâs Ă©taient quatâ dans lâfond du trou. Jâles ai appelĂ©s pour lesfaire sortir : Ă mesure quâun sortait, jây ai crevĂ© la peau. Jâavais du rougequi me descendait jusquâau coude. Jâen ai les manches collĂ©es.
ââŻAh ! reprit le premier, quand on racontâra ça plus tard, si on râvient,Ă eux autres chez nous, prĂšs du fourneau et de la chandelle, qui voudra ycroire ? Câest-t-iâ pas malheureux, sâpas ?
ââŻJâ mâen fous, pourvu quâon râvienne, fit lâautre. Vitement, la fin, etquâ ça.
Bertrand parlait peu, dâordinaire, et ne parlait jamais de lui-mĂȘme. Ildit pourtant :
ââŻJâen ai eu trois sur le bras. Jâai frappĂ© comme un fou. Ah ! nousĂ©tions tous comme des bĂȘtes quand nous sommes arrivĂ©s ici !
Sa voix sâĂ©levait avec un tremblement contenu.ââŻIl le fallait, dit-il. Il le fallait â pour lâavenir.Il croisa les bras, hocha la tĂȘte.ââŻLâavenir ! sâĂ©cria-t-il tout dâun coup comme un prophĂšte. De quels
yeux ceux qui vivront aprĂšs nous et dont le progrĂšs â qui vient comme lafatalitĂ© â aura enfin Ă©quilibrĂ© les consciences, regarderont-ils ces tueries
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Le feu Chapitre XX
et ces exploits dont nous ne savons pas mĂȘme, nous qui les commettons,sâil faut les comparer Ă ceux des hĂ©ros de Plutarque et de Corneille, ou Ă des exploits dâapaches !
«âŻEt pourtant, continua Bertrand, regarde ! Il y a une figure qui sâestĂ©levĂ©e au-dessus de la guerre et qui brillera pour la beautĂ© et lâimportancede son courageâŠâŻÂ»
JâĂ©coutais, appuyĂ© sur un bĂąton, penchĂ© sur lui, recueillant cette voixqui sortait, dans le silence du crĂ©puscule, dâune bouche presque toujourssilencieuse. Il cria dâune voix claire :
ââŻLiebknecht !Il se leva, les bras toujours croisĂ©s. Sa belle face, aussi profondĂ©ment
grave quâune face de statue, retomba sur sa poitrine. Mais il sortit encoreune fois de son mutisme marmorĂ©en pour rĂ©pĂ©ter :
ââŻLâavenir ! Lâavenir ! LâĆuvre de lâavenir sera dâeffacer ce prĂ©sent-ci, et de lâeffacer plus encore quâon ne pense, de lâeffacer comme quelquechose dâabominable et de honteux. Et pourtant, ce prĂ©sent, il le fallait, ille fallait ! Honte Ă la gloire militaire, honte aux armĂ©es, honte au mĂ©tierde soldat, qui change les hommes tour Ă tour en stupides victimes et enignobles bourreaux. Oui, honte : câest vrai, mais câest trop vrai, câest vraidans lâĂ©ternitĂ©, pas encore pour nous. Attention Ă ce que nous pensonsmaintenant ! Ce sera vrai, lorsquâil y aura toute une vraie bible. Ce seravrai lorsque ce sera Ă©crit parmi dâautres vĂ©ritĂ©s que lâĂ©puration de lâespritpermettra de comprendre enmĂȘme temps. Nous sommes encore perdus etexilĂ©s loin de ces Ă©poques-lĂ . Pendant nos jours actuels, en ces moments-ci, cette vĂ©ritĂ© nâest presque quâune erreur, cette parole sainte nâest quâunblasphĂšme !
Il eut une sorte de rire plein de rĂ©sonances et de rĂȘves.ââŻUne fois, je leur ai dit que je croyais aux prophĂ©ties â pour les faire
marcher.Je mâassis Ă cĂŽtĂ© de Bertrand. Ce soldat qui avait toujours fait plus que
son devoir et pourtant survivait encore â revĂȘtait en ce moment Ă mesyeux lâattitude de ceux qui incarnent une haute idĂ©emorale, et ont la forcede se dĂ©gager de la bousculade des contingences, et qui sont destinĂ©s, pourpeu quâils passent dans un Ă©clat dâĂ©vĂ©nement, Ă dominer leur Ă©poque.
ââŻJâai toujours pensĂ© toutes ces choses, murmurai-je.
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ââŻAh ! fit Bertrand.Nous nous regardĂąmes sans un mot, avec un peu de surprise et de
recueillement. AprĂšs ce grand silence, il reprit :ââŻIl est temps de commencer le service. Prends ton fusil et viens.
â â ⊠De notre trou dâĂ©coute, nous voyons vers lâest une lueur dâincendie
se propager, plus bleue, plus triste quâun incendie. Elle raye le ciel au-dessous dâun long nuage noir qui sâĂ©tend, suspendu, comme la fumĂ©e dâungrand feu Ă©teint, comme une tache immense sur le monde. Câest le matinqui revient.
Il fait un froid tel quâon ne peut rester immobile malgrĂ© lâenchaĂźne-ment de la fatigue. On tremble, on frissonne, on claque des dents, on lar-moie. Peu Ă peu, avec une lenteur dĂ©sespĂ©rante, le jour sâĂ©chappe du cieldans la maigre charpente des nuages noirs. Tout est glacĂ©, incolore etvide ; un silence de mort rĂšgne partout. Du givre, de la neige, sous unfardeau de brume. Tout est blanc. Paradis remue, câest un Ă©pais fantĂŽmeblafard. Nous sommes tout blancs aussi, nous. Jâavais placĂ© ma musettesur le revers du parapet de lâĂ©coute, et on la dirait enveloppĂ©e dans dupapier. Au fond du trou, un peu de neige surnage, rongĂ©e, teinte en gris,sur le bain de pieds noir. Hors du trou, sur les entassements, dans lesexcavations, par-dessus la cohue des morts, une mousseline de neige estposĂ©e.
Deuxmasses baissĂ©es sâestompent,mamelonnĂ©es, au travers du brouillard :elles se foncent et arrivent Ă nous, nous hĂšlent. Ces hommes viennentnous relever. Ils ont la face brun-rouge et humide de froid, les pommettescomme des tuiles Ă©maillĂ©es, mais leurs capotes ne sont pas poudrĂ©es : ilsont dormi sous la terre.
Paradis se hisse dehors. Je suis dans la plaine son dos de bonhommeHiver, et la marche de canard de ses souliers qui ramassent de blancspaquets de semelles feutrées. Nous regagnons, pliés en deux, la tranchée :les pas de ceux qui nous ont remplacés sont marqués en noir sur la minceblancheur qui recouvre le sol.
Dans la tranchĂ©e au-dessus de laquelle, par endroits, des bĂąches bro-chĂ©es de velours blanc ou moirĂ©es de givre, sont tendues Ă lâaide de pi-quets, en vastes tentes irrĂ©guliĂšres, sâĂ©rigent, çà et lĂ , des veilleurs. Entre
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eux, des formes accroupies, qui geignent, essayent de se dĂ©battre contre lefroid, dâen dĂ©fendre le pauvre foyer de leur poitrine, ou qui sont glacĂ©es.Un mort est affalĂ©, debout, Ă peine de travers, les pieds dans la tranchĂ©e,la poitrine et les deux bras couchĂ©s sur le talus. Il brassait la terre quand ilsâest Ă©teint. Sa face, dirigĂ©e vers le ciel, est recouverte dâune lĂšpre de ver-glas, la paupiĂšre blanche comme lâĆil, la moustache enduite dâune bavedure.
Dâautres corps dorment, moins blanchis que les autres : la couche deneige nâest intacte que sur les choses : objets et morts.
ââŻFaut dormir.Paradis et moi, nous cherchons un gĂźte, un trou oĂč lâon puisse se ca-
cher et fermer les yeux.ââŻTant pis sâil y a des macchabĂ©es dans une guitoune, marmotte Pa-
radis. Par ce froid-lĂ , iâ sâretiendront, iâs sâront pas mĂ©chants.Nous nous avançons, si las que nos regards traĂźnent Ă terre.Je suis seul. OĂč est Paradis ? Il a dĂ» se coucher dans quelque fond.
Peut-ĂȘtre mâa-t-il appelĂ© sans je lâaie entendu.Je rencontre Marthereau.ââŻJâcherche oĂč dormir ; jâĂ©tais dâgarde, me dit-il.ââŻMoi aussi. Cherchons.ââŻQuâest-ce que câest de câbruit et de câshproum ? dit Marthereau.Un murmure de piĂ©tinements et de voix, tassĂ©s, dĂ©borde du boyau qui
dĂ©bouche lĂ .ââŻLes boyaux sont pleins dâbonhommes et dâtypesâŠQui câest quâvous
ĂȘtes ?Un de ceux auxquels on se trouve tout dâun coup mĂȘlĂ©, rĂ©pond :ââŻOn est le 5á” BĂąton.Les nouveaux venus font la pause. Ils sont en tenue. Celui qui a parlĂ©
sâassoit, pour souffler, sur les rotonditĂ©s dâun sac de terre qui dĂ©passelâalignement, et pose ses grenades Ă ses pieds. Il sâessuie le nez du reversde sa manche.
ââŻQuoi quâvous vânez faire par ici ? On vous lâa dit ?ââŻPlutĂŽt quâon nous lâa dit : nous vânons pour attaquer. On va lĂ -bas,
jusquâau bout.De la tĂȘte, il indique le nord.
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La curiositĂ© qui les contemple sâaccroche Ă un dĂ©tail :ââŻVous avez emportĂ© tout votâ bordel ?ââŻNous avons mieuâ aimĂ© lâgarder, et voilĂ .ââŻEn avant ! leur commande-t-on.Ils se lĂšvent et sâavancent, mal rĂ©veillĂ©s, les yeux bouffis, les rides
soulignĂ©es. Il y a des jeunes au cou mince et aux yeux vides, et des vieux,et, au milieu, des hommes ordinaires. Ils marchent dâun pas ordinaire etpacifique. Ce quâils vont faire nous semble, Ă nous qui lâavons fait la veille,au-dessus des forces humaines. Et pourtant ils sâen vont vers le Nord.
ââŻLe rĂ©veil des condamnĂ©s, dit Marthereau.On sâĂ©carte devant eux, avec une espĂšce dâadmiration et une espĂšce
de terreur.Quand ils sont passĂ©s, Marthereau hoche la tĂȘte et murmure :ââŻDe lâautâ cĂŽtĂ©, y en a qui sâapprĂȘtent aussi, avec leur uniforme gris.
Tu crois quâiâs sâen ressentent pour lâassaut, ceux-lĂ ? Tâes pas fou ? Alors,pourquoi quâiâ sont venus ? Câest pas eux, jâsais bien, mais câest euss toutde mĂȘme pisquâils sont ici⊠Jâsais bien, jâsais bien, mais tout ça, câest bi-zarre.
La vue dâun passant change le cours de ses idĂ©es :ââŻTiens, vâla Truc, Machin, lâgrand, tu sais ? Câquâil est immense,
câquâil est pointu, câtâĂȘtre-lĂ ! Tant quâĂ moi, jâsais bien que jâsuis pasgrand tout Ă fait assez, mais lui, iâ va trop haut. Il est toujours au cou-rant de tout, câdouble-mĂštre ! Comme savement de tout, y en a pas un quifasse la grille. On va y demander pour une cagna.
ââŻSâil y a des gourbis ? rĂ©pond le passant surĂ©levĂ© en se penchantsur Marthereau comme un peuplier. Pour sĂ»r, mon vieux Caparthe. Y aquâça. Tiens, lĂ â et dĂ©ployant son coude, il fait un geste indicateur de tĂ©-lĂ©graphe Ă signaux â Villa von Hindenburg, et ici, lĂ : Villa GlĂŒcks auf. Sivous nâĂȘtes pas contents, câest quâces messieurs sont difficiles. Y a pâtâĂȘtrâquĂ©quâ locataires dans lâfond, mais de locataires pas remuants, et tu peuxparler tout haut dâvant eux, tu sais !
ââŻAh ! nom de Dieu !⊠sâĂ©cria Marthereau un quart dâheure aprĂšs quenous fĂ»mes installĂ©s dans un de ces fosses Ă©quarries, y a des locatairesquâiâ nous disait pas, câtâaffreux grand paratonnerre, câtâinfini !
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Ses paupiĂšres se fermaient, mais se rouvraient, et il se grattait les braset les flancs.
ââŻJâai la lourde ! Pourtant, pour ronfler, câest pas vrai. Câest pas rĂ©sis-table.
Nous nous mĂźmes Ă bĂąiller, Ă soupirer, et finalement nous allumĂąmesun petit bout de bougie qui rĂ©sistait, mouillĂ©, bien quâon le couvĂąt desmains. Et nous nous regardĂąmes bĂąiller.
Lâabri allemand comprenait plusieurs compartiments. Nous Ă©tionscontre une cloison de planches mal ajustĂ©es et, de lâautre cĂŽtĂ©, dans lacave nÂș 2, des hommes veillaient aussi : on voyait de la lumiĂšre filtrerdans les interstices des planches, et on entendait des voix bruisser.
ââŻCâest de lâautre section, dit Marthereau.Puis on Ă©couta, machinalement.ââŻQuand jâsuis tâĂ©tĂ© en permission, bourdonnait un invisible parleur,
on a Ă©tĂ© triste dâabord, parce quâon pensait Ă mon pauvâ frĂšre quâa disparuen mars, mort sans doute, et Ă mon pauvâ petit Julien, de la classe 15, quâaĂ©tĂ© tuĂ© aux attaques dâoctobre. Et puis, peu Ă peu, elle et moi, on sâestremis Ă ĂȘtre heureux dâĂȘtre ensemble, que veux-tu ? Notâ petit loupiot, ledernier, qui a cinq ans, nous a bien distraits. Iâ voulait jouer au soldat avecmoi. Jây ai fabriquĂ© un petit flingot. Jây ai expliquĂ© les tranchĂ©es, et lui,tout freluquant de joie comme un zâoiseau, iâmâtirait dâssus en gueulant.Ah ! le sacrĂ© pâtit mec, il en mettait ! ça fera un fameux poilu plus tard.Mon vieux, il a tout Ă fait lâesprit militaire !
Silence. Ensuite vague brouhaha de conversation au milieu desquelleson entend le mot de : «âŻNapolĂ©onâŻÂ», puis une autre voix â ou la mĂȘme âqui dit :
ââŻGuillaume, câest une bĂȘte puante dâavoir voulu câte guerre. MaisNapolĂ©on, ça, câest un grand homme !
Marthereau est Ă genoux devant moi dans le chĂ©tif et Ă©troit rayon-nement de notre chandelle, au fond de ce trou obscur et mal bouchĂ© oĂčpassent par moment des frissonnements de froid, oĂč grouille la vermineet oĂč lâentassement des pauvres vivants entretient un vague relent de sar-cophage⊠Marthereau me regarde ; il entend encore, comme moi, lâano-nyme soldat qui a dit : «âŻGuillaume est une bĂȘte puante, mais NapolĂ©onest un grand hommeâŻÂ», et qui cĂ©lĂ©brait lâardeur guerriĂšre du petit qui lui
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restait encore. Il laisse tomber ses bras, hoche sa tĂȘte lassĂ©e â et la lu-miĂšre lĂ©gĂšre jette sur la cloison lâombre de ce double geste, en fait unebrusque caricature.
ââŻAh ! dit mon humble compagnon, nous sommes tous des pas mau-vais types, et aussi, des malheureux et des pauvâ diables. Mais noussommes trop bĂȘtes, nous sommes trop bĂȘtes !
Il tourne Ă nouveau son regard sur moi. Dans sa face toute plantĂ©ede poils, dans sa face de barbet, on voit luire deux beaux yeux de chienqui sâĂ©tonne, songe, trĂšs confusĂ©ment encore, Ă des choses, et qui, dans lapuretĂ© de son obscuritĂ©, se met Ă comprendre.
On sort de lâabri inhabitable. Le temps sâest un peu adouci : la neige afondu et tout sâest resali.
ââŻLâvent a lĂ©chĂ© lâsucre, dit Marthereau.â â
Je suis dĂ©signĂ© pour accompagner Joseph Mesnil au Poste de Secoursdes PylĂŽnes. Le sergent Henriot me donne livraison du blessĂ© et me remetle billet dâĂ©vacuation.
ââŻSi vous rencontrez Bertrand en route, nous dit Henriot, faudraitvoir dâavoir Ă y dire de sâgrouiller, hĂ© ? Bertrand est parti en liaison cettenuit et on lâattend depuis une heure â mĂȘme que lâvieux sâimpatiente etparle de sâfoutre en colĂšre dâun moment Ă lâautre.
Je mâachemine avec Joseph qui, un peu plus pĂąle que de coutume ettoujours taciturne, marche tout doucement. De temps en temps, on le voitsâarrĂȘter, la figure crispĂ©e. Nous suivons les boyaux.
Un bonhomme paraĂźt tout dâun coup. Câest Volpatte, qui dit :ââŻJâvais aller avec vous jusquâau bas de la cĂŽte.DĂ©sĆuvrĂ©, il manie une magnifique canne torse et secoue dans sa
main comme des castagnettes la précieuse paire de ciseaux qui ne luiquitte jamais.
Nous sortons tous trois du boyau quand la pente du terrain permet dele faire sans danger de balles â puisque le canon ne donne pas. AussitĂŽtdehors, nous heurtons un rassemblement. Il pleut. A travers les jambeslourdes plantĂ©es comme des arbres tristes, dans la brume, sur la plainebise, on aperçoit un mort.
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Volpatte se faufile jusquâĂ la forme horizontale autour de laquelle at-tendent ces formes verticales. Alors, il se retourne violemment et nouscrie :
ââŻCâest PĂ©pin !ââŻAh ! dit Joseph qui est dĂ©jĂ presque dĂ©faillant.Il sâappuie sur moi. Nous nous approchons. PĂ©pin, allongĂ©, a les pieds
et les mains tendus, crispés, et sa figure sur qui coule la pluie est tuméfiée,talée et affreusement grise.
Un homme qui tient une pioche et dont la face en sueur est pleine depetites tranchées noirùtres, nous raconte la mort de Pépin :
ââŻLâĂ©tait entrĂ© dans une calebasse oĂč des Boches sâĂ©taient planquĂ©s.Et vâlĂ quâon ne lâsavait pas et quâon a enfumĂ© la niche pour nettoyer, etlâpauvâ petit frĂšre, on lâa râtrouvĂ© aprĂšs lâopĂ©ration, crampsĂ©, et tout Ă©tirĂ©comme un boyau dâchat, au milieu de la viande des Boches quâil avaitsaignĂ©s avant â et bien proprement saignĂ©s, jâpeux lâdire, moi que jâsuisĂ©tabli boucher dans la banlieue parisienne.
ââŻUn de moins Ă lâescouade ! dit Volpatte, tandis que nous nous enallons.
Nous nous trouvons maintenant en haut du ravin, Ă lâendroit oĂč com-mence le plateau que notre charge a parcouru Ă©perdument, hier au soir,et quâon ne reconnaĂźt pas.
Cette plaine, qui mâavait alors donnĂ© lâimpression dâĂȘtre toute de ni-veau et qui, en rĂ©alitĂ©, se penche, est un extraordinaire charnier. Les ca-davres y foisonnent. Câest comme un cimetiĂšre dont on aurait enlevĂ© ledessus.
Des bandes le parcourent, identifiant les morts de la veille et de lanuit, retournant les restes, les reconnaissant Ă quelque dĂ©tail, malgrĂ© leursfigures. Un de ces chercheurs, agenouillĂ©, retire de la main dâun mort unephotographie dĂ©chiquetĂ©e, effacĂ©e, un portrait tuĂ©.
Des fumĂ©es noires dâobus montent en volutes, puis dĂ©tonent sur leshorizons, au loin ; des armĂ©es de corbeaux balayent le ciel de leur vastegeste pointillĂ©.
En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables Ă leurusure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des lĂ©gionnairesde lâattaque de mai. LâextrĂȘme bord de nos lignes se trouvait alors au
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bois de Berthonval, Ă cinq ou six kilomĂštres dâici. Dans cet assaut, quia Ă©tĂ© un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ilsĂ©taient parvenus dâun seul Ă©lan, en courant, jusquâici. Ils formaient alorsun point trop avancĂ© sur lâonde dâattaque et ils ont Ă©tĂ© pris de flanc par lesmitrailleuses qui se trouvaient Ă droite et Ă gauche des lignes dĂ©passĂ©es.Il y a des mois que la mort leur a crevĂ© les yeux et dĂ©vorĂ© les joues â maismĂȘme dans leurs restes dissĂ©minĂ©s, dispersĂ©s par les intempĂ©ries et dĂ©jĂ presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ontdĂ©truits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu.A cĂŽtĂ© de tĂȘtes noires et cireuses de momies Ă©gyptiennes, grumeleuses delarves et de dĂ©bris dâinsectes, oĂč des blancheurs de dents pointent dansdes creux ; Ă cĂŽtĂ© de pauvres moignons assombris qui pullulent lĂ , commeun champ de racines dĂ©nudĂ©es, on dĂ©couvre des crĂąnes nettoyĂ©s, jaunes,coiffĂ©s de chĂ©chias de drap rouge dont la housse grise sâeffrite commedu papyrus. Des fĂ©murs sortent dâamas de loques agglutinĂ©es par de laboue rougeĂątre, ou bien, dâun trou dâĂ©toffes effilochĂ©es et enduites dâunesorte de goudron, Ă©merge un fragment de colonne vertĂ©brale. Des cĂŽtesparsĂšment le sol comme de vieilles cages cassĂ©es, et, auprĂšs, surnagent descuirs mĂąchurĂ©s, des quarts et des gamelles transpercĂ©s et aplatis. Autourdâun sac hachĂ©, posĂ© sur des ossements et sur une touffe de morceaux dedrap et dâĂ©quipements, des points blancs sont rĂ©guliĂšrement semĂ©s : ense baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, lĂ , fut un cadavre.
Parfois, des renflements allongĂ©s â car tous ces morts sans sĂ©pulturefinissent tout de mĂȘme par entrer dans le sol â un bout dâĂ©toffe seulementsort â indiquent quâun ĂȘtre humain sâest anĂ©anti en ce point du monde.
Les Allemands qui, hier, Ă©taient ici, ont abandonnĂ© sans les ensevelirleurs soldats Ă cĂŽtĂ© des nĂŽtres â ainsi quâen tĂ©moignent ces trois cadavresputrĂ©fiĂ©s lâun sur lâautre, lâun dans lâautre â avec leurs calottes grises dontle bord rouge est cachĂ© par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune, leursfigures vertes. Je cherche les traits de lâun dâeux : depuis les profondeursde son cou jusquâaux touffes de cheveux collĂ©s au bord de son calot, ilprĂ©sente une masse terreuse, la figure changĂ©e en fourmiliĂšre â et deuxfruits pourris Ă la place des yeux. Lâautre, vide, sec, est aplati sur le ventre,le dos en loques quasi flottant, les mains, les pieds et la face enracinĂ©s dansle sol.
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ââŻRegardez ! Il est rĂ©cent, celui-ciâŠAu milieu de la plaine, au fond de lâair pluvieux et glacĂ©, au milieu de
ce lendemain blĂȘme dâune orgie de massacre, câest une tĂȘte plantĂ©e parterre, une tĂȘte exsangue et humide, avec une lourde barbe.
Un des nĂŽtres : le casque est Ă cĂŽtĂ©. Les paupiĂšres enflĂ©es laissent voirun peu de la morne faĂŻence de ses yeux et une lĂšvre luit comme une limacedans la barbe obscure. Sans doute, il est tombĂ© dans un trou dâobus quâunautre obus a comblĂ©, lâenterrant jusquâau cou comme lâAllemand Ă tĂȘte dechat du Cabaret Rouge.
ââŻJe ne le reconnais pas, dit Joseph qui sâavance trĂšs lentement etsâexprime avec peine.
ââŻMoi, je le reconnais, rĂ©pond Volpatte.ââŻCâbarbu-lĂ ? fait la voix blanche de Joseph.ââŻIâ nâa pas de barbe. Tu vas voir.Accroupi, Volpatte passe lâextrĂ©mitĂ© de sa canne sous le menton du
cadavre et dĂ©tache une sorte de pavĂ© de boue oĂč la tĂȘte sâenchĂąssait et quisemblait une barbe. Puis il ramasse le casque du mort, lâen coiffe, et il luitient un instant devant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux,de maniĂšre Ă imiter des lunettes.
ââŻAh ! nous Ă©crions-nous alors, câest Cocon !ââŻAh !Quand on apprend ou quâon voit la mort dâun de ceux qui faisaient la
guerre Ă cĂŽtĂ© de vous et qui vivaient exactement de la mĂȘme vie, on reçoitun choc direct dans la chair avant mĂȘme de comprendre. Câest vraimentpresque un peu son propre anĂ©antissement quâon apprend tout dâun coup.Ce nâest quâaprĂšs quâon se met Ă regretter.
Nous regardons cette tĂȘte hideuse de jeu de massacre, cette tĂȘte mas-sacrĂ©e qui dĂ©jĂ efface cruellement le souvenir. Encore un compagnon demoins⊠On reste lĂ autour de lui, intimidĂ©s.
ââŻCâĂ©taitâŠOn voudrait parler un peu. On ne sait pas quoi dire qui soit assez
grave, assez important, assez vrai.ââŻVenez, articule avec effort Joseph, accaparĂ© tout entier par sa bru-
tale souffrance physique. Jâai pas assez de force pour mâarrĂȘter tout letemps.
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Nous quittons le pauvre Cocon, lâex-homme-chiffre, avec un dernierregard Ă©courtĂ©, presque distrait.
ââŻOn peut pas sâfigurer⊠dit Volpatte.⊠Non, on ne peut pas se figurer. Toutes ces disparitions Ă la fois
excĂšdent lâesprit. Il nây a plus assez de survivants. Mais on a une vaguenotion de la grandeur de ces morts. Ils ont tout donnĂ© ; ils ont donnĂ©, petitĂ petit, toute leur force, puis, finalement, ils se sont donnĂ©s, en bloc. Ilsont dĂ©passĂ© la vie ; leur effort a quelque chose de surhumain et de parfait.
â â ââŻTiens, il vient dâĂȘtre attigĂ©, celui-lĂ , et pourtantâŠUne blessure fraĂźche mouille le cou dâun corps presque squelettique.ââŻCâest un rat, dit Volpatte. LesmacchabĂ©es sont anciens, mais les rats
les entretiennent⊠Tu vois des rats crevĂ©s â empoisonnĂ©s pâtâĂȘtâ bien âprĂšs ou dâssous chaque corps. Tiens, câpauvâ vieux va nous montrer lessiens.
Il soulÚve du pied la dépouille aplatie et on trouve, en effet, deux ratsmorts enfoncés là .
ââŻJâvoudrais râtrouver Farfadet, dit Volpatte. Jây ai dit dâattendre aumoment oĂč on courait et quâiâ mâa agrafĂ©. Lâpauvâ gars, pourvu quâil aitattendu !
Alors il va et vient, poussĂ© vers les morts par une Ă©trange curiositĂ©.IndiffĂ©rents, ils se le renvoient lâun Ă lâautre, et Ă chaque pas il regardepar terre. Tout Ă coup il pousse un cri de dĂ©tresse. Il nous appelle de lamain et sâagenouille devant un mort.
ââŻBertrand !Une Ă©motion aiguĂ«, tenace, nous empoigne. Ah ! il a Ă©tĂ© tuĂ©, lui aussi,
comme les autres, celui qui nous dominait le plus par son Ă©nergie et saluciditĂ© ! Il sâest fait tuer, il sâest fait enfin tuer, Ă force de faire toujoursson devoir. Il a enfin trouvĂ© la mort lĂ oĂč elle Ă©tait !
Nous le regardons, puis nous nous détournons de cette vision et nousnous considérons entre nous.
ââŻAh !âŠCâest que le choc de sa disparition sâaggrave du spectacle quâoffre sa
dĂ©pouille. Il est abominable Ă voir. La mort a donnĂ© lâair et le geste dâungrotesque Ă cet homme qui fut si beau et si calme. Les cheveux Ă©parpillĂ©s
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sur les yeux, la moustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit,il a un Ćil grand ouvert, lâautre fermĂ©, et tire la langue. Les bras sontĂ©tendus en croix, les mains ouvertes, les doigts Ă©cartĂ©s. Sa jambe droitese tend dâun cĂŽtĂ© ; la gauche, qui est cassĂ©e par un Ă©clat et dâoĂč est sortielâhĂ©morragie qui lâa fait mourir, est tournĂ©e toute en cercle, disloquĂ©e,molle, sans charpente. Une lugubre ironie a donnĂ© aux derniers sursautsde cette agonie lâallure dâune gesticulation de paillasse.
On le dispose, on le couche droit, on calme ce masque effrayant. Vol-patte a retirĂ© un portefeuille de la poche de Bertrand et, pour le porterjusquâau bureau, il le place religieusement dans ses propres papiers, Ă cĂŽtĂ© du portrait de sa femme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tĂȘte :
ââŻCelui-lĂ , câĂ©tait vraiment un bonhomme, mon vieux. Quand iâ di-sait quĂ©quâ chose, çâui-lĂ , câĂ©tait la preuve que câĂ©tait vrai. Ah ! on avaitpourtant bien besoin dâlui !
ââŻOui, dis-je, on aurait eu besoin de lui, toujours.ââŻAh ! lĂ lĂ !⊠murmure Volpatte, et il tremble.Joseph rĂ©pĂšte tout bas :ââŻAh ! nom de Dieu ! Ah ! nom de Dieu !La plaine est couverte de monde comme une place publique. Des cor-
vées en détachements, des isolés. Les brancardiers commencent patiem-ment et petitement, ici, là , leur immense besogne démesurée.
Volpatte nous quitte pour retourner à la tranchée annoncer nos nou-veaux deuils et surtout la grande absence de Bertrand. Il dit à Joseph :
ââŻOn sâperdra pas dâvue, pas ? Ăcris de temps en temps un simplemot : «âŻTout va bien, signĂ© : CamembertâŻÂ», pas ?
Il disparaĂźt parmi tous ces gens qui se croisent dans lâĂ©tendue dontune morne pluie infinie sâest entiĂšrement emparĂ©e.
Joseph sâappuie sur moi. Nous descendons dans le ravin.Le talus par lequel nous descendons sâappelle les AlvĂ©oles des ZouavesâŠ
Les zouaves de lâattaque de mai avaient commencĂ© Ă sây creuser des abrisindividuels autour desquels ils ont Ă©tĂ© exterminĂ©s. On en voit qui, abat-tus au bord dâun trou Ă©bauchĂ©, tiennent encore leur pelle-bĂȘche dans leursmains dĂ©charnĂ©es ou la regardent avec leurs orbites profondes oĂč se ra-cornissent des entrailles dâyeux. La terre est tellement pleine de mortsque les Ă©boulements dĂ©couvrent des hĂ©rissements de pieds, de squelettes
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Ă demi vĂȘtus et des ossuaires de crĂąnes placĂ©s cĂŽte Ă cĂŽte sur la paroiabrupte, comme des bocaux de porcelaine.
Il y a dans le sol, ici, plusieurs couches de morts, et en beaucoup dâen-droits lâaffouillement des obus a sorti les plus anciennes et les a disposĂ©eset Ă©talĂ©es par-dessus les nouvelles. Le fond du ravin est complĂštement ta-pissĂ© de dĂ©bris dâarmes, de linge, dâustensiles. On foule des Ă©clats dâobus,des ferrailles, des pains et mĂȘme des biscuits Ă©chappĂ©s des sacs et pas en-core dissous par la pluie. Les gamelles, les boĂźtes de conserves, les casquessont criblĂ©s et trouĂ©s par les balles, on dirait des Ă©cumoires de toutes lesespĂšces de formes ; et les piquets disloquĂ©s qui subsistent sont pointillĂ©sde trous.
Les tranchĂ©es qui courent dans ce vallon ont lâair de crevasses sis-miques, et il semble que sur les ruines dâun tremblement de terre on aitdĂ©versĂ© des tombereaux dâobjets hĂ©tĂ©roclites. Et lĂ oĂč il nây a pas demorts,la terre elle-mĂȘme est cadavĂ©reuse.
Nous traversons le Boyau International, toujours frissonnant de hardesomnicolores â cette tranchĂ©e informe Ă laquelle le dĂ©sordre dâĂ©toffes ar-rachĂ©es donne lâair dâavoir Ă©tĂ© assassinĂ©e â Ă un endroit oĂč lâinĂ©gal fossĂ©tortueux est en coude. Tout au long, jusquâĂ une barricade terreuse for-mant barrage, des cadavres allemands y sont enchevĂȘtrĂ©s et nouĂ©s commedes torrents de damnĂ©s, quelques-uns Ă©mergeant de grottes boueuses aumilieu dâune incomprĂ©hensible agglomĂ©ration de poutres, de cordages, delianes de fer, de gabions, de claies et de boucliers ; au barrage, on voit uncadavre debout plantĂ© dans les autres ; plantĂ© Ă la mĂȘme place, un autreest oblique dans lâespace lugubre : cet ensemble paraĂźt un grand morceaude roue envasĂ©, une aile dĂ©mantelĂ©e de moulin Ă vent ; et sur tout cela, surcette dĂ©bĂącle dâordures et de chairs, sont semĂ©es des profusions dâimagesreligieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, de feuillets oĂč despriĂšres sont Ă©crites en gothique, et qui se sont rĂ©pandus Ă flots hors desvĂȘtements Ă©ventrĂ©s. Ces paroles font semblant de fleurir de leurs milleblancheurs de mensonge et de stĂ©rilitĂ© ces rives pestifĂ©rĂ©es, cette vallĂ©edâanĂ©antissement.
Je cherche un passage solide pour y guider Joseph que sa blessureparalyse graduellement : il la sent sâĂ©tendre dans tout son corps. Tandisque je le soutiens et quâil ne regarde rien, je regarde le bouleversement
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macabre par-dessus lequel nous fuyons.Un feldwebel est assis, appuyé aux planches déchirées qui formaient,
lĂ oĂč nous mettons le pied, une guĂ©rite de guetteur. Un petit trou souslâĆil : un coup de baĂŻonnette lâa clouĂ© aux planches par la figure. De-vant lui, assis aussi, les coudes sur les genoux, les poings au cou, unhomme a tout le dessus du crĂąne enlevĂ© comme un Ćuf Ă la coque⊠AcĂŽtĂ© dâeux, veilleur Ă©pouvantable, la moitiĂ© dâun homme est debout ; unhomme coupĂ©, tranchĂ© en deux depuis le crĂąne jusquâau bassin, est ap-puyĂ©, droit, sur la paroi de terre. On ne sait pas oĂč est lâautre moitiĂ© decette sorte de piquet humain dont lâĆil pend en haut, dont les entraillesbleuĂątres tournent en spirale autour de la jambe.
Par terre, le pied dĂ©colle dâune gangue de sang durci des baĂŻonnettesfrançaises faussĂ©es, pliĂ©es, tordues par la puissance du choc.
Par une brĂšche du talus tailladĂ©, on dĂ©couvre un fond oĂč se trouventdes corps de soldats de la garde prussienne agenouillĂ©s, semble-t-il, dansdes poses de suppliants, et qui sont trouĂ©s par-derriĂšre, de trous sanglants,empalĂ©s. On a tirĂ© hors du groupe de ceux-lĂ , sur le bord, un tirailleur sĂ©-nĂ©galais Ă©norme, qui, pĂ©trifiĂ© dans la position oĂč il est mort, tordu, sâap-puie sur le vide, y cramponne ses pieds, et qui fixe ses deux poignetscoupĂ©s, sans doute, par lâexplosion dâune grenade quâil tenait : toute laface remuante, il semble mĂącher des vers.
ââŻIci, nous dit un alpin qui passe, ils ont fait le coup du drapeau blancâ et comme iâs avaient affaire Ă des Bicots, tu parles si on les a ratĂ©s !âŠTiens, vâlĂ lâdrapeau blanc, justement, quâces fumiers se sont servis.
Il empoigne et secoue une longue hampe qui gĂźt lĂ , et sur laquelle estclouĂ© un carrĂ© dâĂ©toffe blanche â qui se dĂ©ploie innocemment.
⊠Une thĂ©orie de porteurs de pelles sâavance le long du boyau dĂ©man-telĂ©. Ils ont lâordre de faire tomber la terre dans les restes des tranchĂ©es,de boucher tout, pour enterrer les corps sur place. Ainsi, ces travailleurscasquĂ©s vont accomplir, en cet endroit, Ćuvre de justiciers, en restituantleurs pleines formes Ă ces campagnes, en nivelant ces trous dĂ©jĂ Ă demicomblĂ©s par des chargements dâenvahisseurs.
â â De lâautre cĂŽtĂ© du boyau, on mâappelle : un homme assis par terre,
appuyĂ© Ă un piquet. Câest le pĂšre Ramure. Par sa capote et sa veste dĂ©-
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boutonnĂ©es, on voit des bandages qui lui entourent la poitrine.ââŻLes infirmiers sont venus me panser, me dit-il dâune voix creuse et
lĂ©gĂšre, pleine de souffles, mais on ne pourra pas mâemporter dâici avantce soir. Mais, jâlâsais bien, jâvas passer dâun moment Ă lâautre.
Il hoche la tĂȘte :ââŻReste un peu, me demande-t-il.Il sâattendrit. Des larmes coulent de ses yeux. Il me tend la main et
retient la mienne. Il voudrait me parler longuement et presque se confes-ser :
ââŻJâai Ă©tĂ© honnĂȘte homme avant la guerre, fait-il, tout en bavant seslarmes. Jâtravaillais du matin au soir pour nourrir la smala. Et puis, jâsuisvânu par ici pour tuer des Boches. Et maintenant, jâai Ă©tĂ© tué⊠Ăcoute,Ă©coute, Ă©coute, ne tâen va pas, Ă©coute-moiâŠ
ââŻIl faut que jâemmĂšne Joseph qui nâen peut plus. AprĂšs, je reviendrai.Ramure leva ses yeux ruisselants sur le blessĂ©.ââŻNon seulement vivant, mais blessĂ© ! DĂ©barrassĂ© de la mort ! Ah ! il
y a des femmes et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le,et reviens⊠jâespĂšre que je tâattendraiâŠ
Maintenant, il faut gravir lâautre versant du ravin. Nous nous enga-geons dans la dĂ©pression difforme et malmenĂ©e du vieux boyau 97.
Tout Ă coup des sifflements forcenĂ©s dĂ©chirent lâatmosphĂšre. Une ra-fale de shrapnells, lĂ -haut, sur nous⊠Au sein de nuages dâocre des aĂ©-rolithes fulgurent et se dispersent en nuĂ©es Ă©pouvantables. Des chargesroulantes se ruent dans le ciel, pour aller dĂ©flagrer et se broyer sur lapente, fouiller la colline et y dĂ©terrer les vieux ossements du monde. Etles flamboiements tonitruants se multiplient sur une ligne rĂ©guliĂšre.
Câest un tir de barrage qui recommence.On crie comme des enfants :ââŻAssez ! assez !Dans cet acharnement des machines de mort, de ce cataclysme mĂ©ca-
nique qui nous poursuit Ă travers lâespace, il y a quelque chose qui excĂšdeles forces et la volontĂ©, quelque chose de surnaturel. Joseph, sa main dansla mienne, debout, regarde, par-dessus son Ă©paule, lâaverse dâĂ©clatementsqui crĂšve. Il plie le cou, comme une bĂȘte traquĂ©e, affolĂ©e.
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ââŻEh quoi, encore ! Toujours, alors ! gronde-t-il. Tout ce quâon a fait,tout ce quâon a vu⊠Et voilĂ que ça recommence ! Ah ! non, non !
Il tombe sur les genoux, halÚte, jette un vain regard chargé de hainedevant lui et derriÚre lui. Il répÚte :
ââŻĂa nâest donc jamais fini, jamais !Je le prends par le bras, je le relĂšve.ââŻViens, ça va ĂȘtre fini pour toi.
â â Il faut patienter lĂ , avant de monter. Je songe Ă aller retrouver Ramure
agonisant qui mâattend. Mais Joseph se cramponne Ă moi, et puis je voisune agitation dâhommes autour de lâendroit oĂč jâai laissĂ© le mourant. Jecrois deviner : ce nâest plus la peine dây aller.
La terre du ravin oĂč nous sommes tous les deux groupĂ©s Ă©troitement Ă nous tenir, sous la tempĂȘte, frĂ©mit, et on sent, Ă chaque coup, le sourd si-moun des obus. Mais, dans le creux oĂč nous sommes, nous nâavons guĂšrede risque dâĂȘtre atteints. DĂšs la premiĂšre accalmie, des hommes, qui atten-daient comme nous, se dĂ©tachent et semettent Ă monter : des brancardiersqui multiplient des efforts inouĂŻs pour grimper en portant un corps et fontpenser Ă des fourmis obstinĂ©es repoussĂ©es par des successions de grainsde sable ; et dâautres, accouplĂ©s et isolĂ©s : des blessĂ©s ou des hommes deliaison.
ââŻAllons-y, dit Joseph, les Ă©paules flĂ©chissantes, en mesurant de lâĆilla cĂŽte, la derniĂšre Ă©tape de son calvaire.
Des arbres sont lĂ : une file de troncs de saules Ă©corchĂ©s, quelques-uns larges comme des faces, dâautres creusĂ©s, bĂ©ants, semblables Ă descercueils debout. Le dĂ©cor au milieu duquel nous nous dĂ©battons est dĂ©-chirĂ© et bouleversĂ©, avec des collines, des gouffres et des ballonnementssombres, comme si tous les nuages de la tempĂȘte avaient roulĂ© ici-bas.Par-dessus cette nature suppliciĂ©e et noire, la dĂ©bandade des troncs seprofile sur un ciel brun, striĂ©, laiteux par places et obscurĂ©ment scintillantâ un ciel dâonyx.
A lâentrĂ©e du boyau 97, en travers, un chĂȘne terrassĂ© tord son grandcorps.
Un cadavre bouche le boyau. Il a la tĂȘte et les jambes enfouies. Lâeauvaseuse qui ruisselle dans le boyau a couvert le reste dâun glacis sablon-
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neux. On voit se bomber Ă travers ce voile humide la poitrine et le ventrecouverts dâune chemise.
On enjambe cette dĂ©pouille glacĂ©e, visqueuse et claire comme leventre dâun vague saurien Ă©chouĂ© â et cela est ardu Ă cause du terrainmou et glissant. On est obligĂ© de sâenfoncer les mains jusquâaux poignetsdans la boue du talus.
A ce moment, un sifflement infernal nous tombe dessus. On pliecomme des roseaux. Le shrapnell Ă©clate, assourdissant et aveuglant, danslâair, en avant de nous, et nous ensevelit sous une montagne de fumĂ©esombre horriblement sifflante. Un soldat qui montait a battu lâespace deses bras et a disparu, lancĂ© dans quelque bas-fond. Des clameurs se sontĂ©levĂ©es et sont retombĂ©es comme des dĂ©bris. Tandis quâon voit, Ă tra-vers le grand voile noir que le vent arrache du sol et renvoie dans le ciel,les brancardiers dĂ©poser le brancard, courir vers le point de lâexplosionet soulever quelque chose dâinerte â jâĂ©voque lâinoubliable image de lanuit oĂč mon frĂšre dâarmes Poterloo, qui avait le cĆur plein dâespoir, sâestcomme envolĂ©, les deux bras Ă©tendus, dans la flamme dâun obus.
Et nous parvenons enfin sur la hauteur que marque, comme un signal,un blessĂ© effarant : il est lĂ , debout dans le vent ; secouĂ© mais debout,enracinĂ© lĂ ; dans son capuchon tout relevĂ© qui bat en lâair, on voit safigure convulsĂ©e et hurlante, et on passe devant cette espĂšce dâarbre quicrie.
â â Nous sommes arrivĂ©s Ă notre ancienne premiĂšre ligne, celle dâoĂč nous
sommes partis pour lâattaque. Nous nous asseyons sur une banquette detir, adossĂ©s aux degrĂ©s que les sapeurs ont creusĂ©s au dernier momentpour le dĂ©part des nĂŽtres. Le cycliste Euterpe, que nous avons revu depuis,passe et nous dit bonjour. Une fois passĂ©, il revient sur ses pas et tire duparement de sa manche une enveloppe dont le bord dĂ©passant lui faisaitun galon blanc.
ââŻCâest toi, nâest-ce pas, me dit-il, qui prends les lettres de Biquet quiest dĂ©cĂ©dĂ© ?
ââŻOui.ââŻVoilĂ un retour. Lâadresse a fichu lâcamp.Lâenveloppe, exposĂ©e sans doute Ă la pluie sur le dessus dâun paquet,
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sâest lavĂ©e, et sur le papier sĂ©chĂ© et effritĂ© on ne peut plus lire lâadresseparmi les moirures dâeau violacĂ©e. Seule a subsistĂ©, lisible dans lâangle,lâadresse de lâexpĂ©diteur⊠Jâen tire doucement la lettre : «âŻMa chĂšre ma-manâŻÂ»âŠ
ââŻAh ! je me rappelle !âŠBiquet, qui gĂźt en plein air, dans cette tranchĂ©e mĂȘme oĂč nous fai-
sons en ce moment la pause, a Ă©crit cette lettre il nây a pas longtemps,au cantonnement de Gauchin-lâAbbĂ©, par un aprĂšs-midi flamboyant etsplendide, en rĂ©ponse Ă une lettre de sa mĂšre, dont les alarmes tombaientĂ faux et lâavaient fait rireâŠ
«âŻTu crois que je suis au froid, Ă la pluie, au danger. Pas du tout, aucontraire. Câest fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on nâa rien Ă faire quâĂ se balader au soleil. Jâai ri de ta lettreâŠâŻÂ»
Je replace dans lâenveloppe abĂźmĂ©e et fragile cette lettre qui, si le ha-sard nâavait pas Ă©vitĂ© cette nouvelle ironie des choses, aurait Ă©tĂ© lue par lavieille paysanne au moment oĂč le corps de son fils nâest plus, dans le froidet la tempĂȘte, quâun peu de cendre mouillĂ©e qui filtre et coule comme unesource sombre sur le talus de la tranchĂ©e.
Joseph a posĂ© sa tĂȘte en arriĂšre. A un moment ses yeux se ferment, sabouche sâentrouvre et laisse passer un souffle saccadĂ©.
ââŻCourage ! lui dis-je.Il rouvre les yeux.ââŻAh ! me rĂ©pondit-il, ce nâest pas Ă moi quâil faut dire ça. Regardez
ceux-lĂ , ils retournent lĂ -bas, et vous aussi vous allez retourner. Ăa vacontinuer pour vous autres. Ah ! il faut ĂȘtre vraiment fort pour continuer,continuer !
n
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CHAPITRE XXI
LE POSTE DE SECOURS
A â, on est en vue des observatoires ennemis et il nefaut plus quitter les boyaux. On suit dâabord celui de la routedes PylĂŽnes. La tranchĂ©e est creusĂ©e sur le cĂŽtĂ© de la route, et la
route sâest effacĂ©e : les arbres en ont Ă©tĂ© extirpĂ©s ; la tranchĂ©e lâa, tout aulong, Ă moitiĂ© rongĂ©e et avalĂ©e ; et ce qui restait a Ă©tĂ© envahi par la terreet par lâherbe, et mĂȘlĂ© aux champs par la longueur des jours. A certainsendroits de la tranchĂ©e, lĂ oĂč un sac de terre a crevĂ© en laissant une alvĂ©oleboueuse, on retrouve, Ă hauteur de ses yeux, lâempierrage de lâex-routerognĂ© Ă vif, ou bien les racines des arbres de bordure qui ont Ă©tĂ© abattuset incorporĂ©s Ă la substance du talus. Celui-ci est dĂ©coupĂ© et inĂ©gal commeune vague de terre, de dĂ©bris et dâĂ©cume sombre, crachĂ©e et poussĂ©e parlâimmense plaine jusquâau bord du fossĂ©.
On parvient Ă un nĆud de boyaux ; au sommet du tertre bousculĂ© quise profile sur la nuĂ©e grise, un lugubre Ă©criteau est piquĂ© obliquementdans le vent. Le rĂ©seau des boyaux devient de plus en plus Ă©troit ; et les
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hommes qui, de tous les points du secteur, sâĂ©coulent vers le Poste deSecours, se multiplient et sâaccumulent dans les chemins profonds.
Les mornes ruelles sont jalonnĂ©es de cadavres. Le mur est interrompuĂ intervalles irrĂ©guliers, jusquâen bas, par des trous tout neufs, des enton-noirs de terre fraĂźche, qui tranchent sur le terrain malade dâalentour, etlĂ , des corps terreux sont accroupis, les genoux aux dents, ou appuyĂ©s surla paroi, muets et debout comme leurs fusils qui attendent Ă cĂŽtĂ© dâeux.Quelques-uns de ces morts restĂ©s sur pied tournent vers les survivantsleurs faces Ă©claboussĂ©es de sang, ou, orientĂ©s ailleurs, Ă©changent leur re-gard avec le vide du ciel.
Joseph sâarrĂȘte pour souffler. Je lui dis comme Ă un enfant :ââŻNous approchons, nous approchons.La voie de dĂ©solation, aux remparts sinistres, se rĂ©trĂ©cit encore. On a
une sensation dâĂ©touffement, un cauchemar de descente qui se resserre,sâĂ©trangle, et dans ces bas-fonds dont les murailles semblent aller se rap-prochant, se refermant, on est obligĂ© de sâarrĂȘter, de se faufiler, de peineret de dĂ©ranger les morts et dâĂȘtre bousculĂ©s par la file dĂ©sordonnĂ©e deceux qui, sans fin, inondent lâarriĂšre : des messagers, des estropiĂ©s, desgĂ©misseurs, des crieurs, frĂ©nĂ©tiquement hĂątĂ©s, empourprĂ©s par la fiĂšvre,ou blĂȘmes et secouĂ©s visiblement par la douleur.
â â Toute cette foule vient enfin dĂ©ferler, sâamonceler et geindre dans le
carrefour oĂč sâouvrent les trous du Poste de Secours.Un mĂ©decin gesticule et vociĂšre pour dĂ©fendre un peu de place libre
contre cette marĂ©e montante qui bat le seuil de lâabri. Il pratique, en pleinair, Ă lâentrĂ©e, des pansements sommaires, et on dit quâil ne sâest pas ar-rĂȘtĂ©, non plus que ses aides, de toute la nuit et de toute la journĂ©e, et quâilfait une besogne surhumaine.
En sortant de ses mains, une partie des blessĂ©s est absorbĂ©e par lepuits du Poste, une autre est Ă©vacuĂ©e Ă lâarriĂšre sur le Poste de Secoursplus vaste amĂ©nagĂ© dans la tranchĂ©e de la route de BĂ©thune.
Dans ce creux Ă©troit que dessine le croisement des fossĂ©s, comme aufond dâune espĂšce de cour des miracles, nous avons attendu deux heures,ballottĂ©s, serrĂ©s, Ă©touffĂ©s, aveuglĂ©s, nous montant les uns sur les autrescomme du bĂ©tail, dans une odeur de sang et de viande de boucherie. Des
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faces sâaltĂšrent, se creusent, de minute en minute. Un des patients ne peutplus retenir ses larmes, les lĂąche Ă flots, et, secouant la tĂȘte, en arrose sesvoisins. Un autre, qui saigne comme une fontaine, crie : «âŻEh lĂ ! attentionĂ moi !âŻÂ». Un jeune, les yeux allumĂ©s, lĂšve les bras et hurle dâun air dedamnĂ© : «âŻJâbrĂ»le !âŻÂ» et il gronde et souffle comme un bĂ»cher.
â â Joseph est pansĂ©. Il se fraye un passage jusquâĂ moi et me tend lamain.ââŻCe nâest pas grave, paraĂźt-il ; adieu, me dit-il.Nous sommes tout de suite sĂ©parĂ©s par la cohue. Le dernier regard
que je lui jette me le montre, la figure défaite, mais absorbé par son mal,distrait, se laissant conduire par un brancardier divisionnaire qui a posésa main sur son épaule. Soudain, je ne le vois plus.
A la guerre, la vie, comme la mort, vous sĂ©pare sans mĂȘme quâon aitle temps dây penser.
On me dit de ne pas rester lĂ , de descendre dans le Poste de Secourspour me reposer avant de repartir.
Il y a deux entrĂ©es, trĂšs basses, trĂšs Ă©troites, Ă ras du sol. A celle-ciaffleure la bouche dâune galerie en pente, Ă©troite comme une conduitedâĂ©gout. Pour pĂ©nĂ©trer dans le poste, il faut dâabord se retourner et sâen-gager Ă reculons en pliant le corps dans ce tube rĂ©trĂ©ci oĂč le pied sent sedessiner des marches : tous les trois pas, une marche haute.
Quand on est entrĂ© lĂ -dedans, on est comme pris, et on a dâabordlâimpression quâon nâaura pas la place, ni de descendre, ni de remonter.En sâenfonçant dans ce gouffre, on continue le cauchemar dâĂ©touffementquâon a subi graduellement Ă mesure quâon avançait dans les entrailles destranchĂ©es avant de sombrer jusquâici. De tous cĂŽtĂ©s, on se cogne, on frotte,on est empoignĂ© par lâĂ©troitesse du passage, on est arrĂȘtĂ©, coincĂ©. Il fautchanger de place ses cartouchiĂšres en les faisant glisser sur son ceinturon,et prendre ses musettes dans ses bras, contre sa poitrine. A la quatriĂšmemarche, lâĂ©tranglement augmente encore et on a un moment dâangoisse :si peu quâon lĂšve le genou pour avancer en arriĂšre, le dos porte contrela voĂ»te. A cet endroit-lĂ , il faut se traĂźner Ă quatre pattes, toujours Ă reculons. A mesure quâon descend dans la profondeur, une atmosphĂšreempestĂ©e et lourde comme de la terre, vous ensevelit. La main Ă©prouve lecontact, froid, gluant, sĂ©pulcral, de la paroi dâargile. Cette terre vous pĂšse
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de tous cĂŽtĂ©s, vous enlinceule dans une lugubre solitude, et vous touchela figure de son souffle aveugle et moisi. Aux derniĂšres marches, quâonmet longtemps Ă gagner â on est assailli par la rumeur ensorcelĂ©e quimonte du trou, chaude, comme dâune espĂšce de cuisine.
Quand on arrive enfin en bas de ce boyau Ă Ă©chelons, qui vous cou-doie et vous Ă©treint Ă chaque pas, le mauvais rĂȘve nâest pas terminĂ© : onse trouve dans une cave oĂč rĂšgne lâobscuritĂ©, trĂšs longue, mais Ă©troite,qui nâest quâun couloir, et qui nâa pas plus dâun mĂštre cinquante de hau-teur. Si on cesse de se plier et de marcher les genoux flĂ©chis, on se heurteviolemment la tĂȘte aux madriers qui plafonnent lâabri et, invariablement,on entend les arrivants grogner plus ou moins fort, selon leur humeur, etleur Ă©tat : «âŻBen, heureusement que jâai mon casque !âŻÂ»
Dans une encoignure, on distingue le geste dâun ĂȘtre accroupi. Câestun infirmier de garde qui, monotone, dit Ă chaque arrivant : «âŻOtez la bouede vos souliers avant dâentrer.âŻÂ» Câest ainsi quâun tas de boue sâaccumule,dans lequel on bute et on sâempĂȘtre, au bas des marches, au seuil de cetenfer.
â â Dans le brouhaha des lamentations et des grondements, dans lâodeur
forte quâun foyer innombrable de plaies entretient lĂ , dans ce dĂ©cor pa-pillotant de caverne, peuplĂ© dâune vie confuse et inintelligible, je cherchedâabord Ă mâorienter. De faibles flammes de chandelles luisent le long delâabri, nâeffaçant lâobscuritĂ© quâaux places oĂč elles la piquent. Au fond, auloin, comme au bout des oubliettes dâun souterrain, apparaĂźt une vaguelumiĂšre de jour ; ce trouble soupirail permet dâapercevoir de grands objetsrangĂ©s le long du couloir : des brancards bas comme des cercueils. Puison entrevoit se dĂ©placer, autour et par-dessus, des ombres penchĂ©es etcassĂ©es et, contre les murs, grouiller des files et des grappes de spectres.
Je me retourne. Du cĂŽtĂ© opposĂ© Ă celui oĂč filtre la lointaine lumiĂšre,une cohue est massĂ©e devant une toile de tente tendue de la voĂ»te jus-quâau sol. Cette toile de tente forme, de la sorte, un rĂ©duit dont on voitlâĂ©clairement transparaĂźtre Ă travers le tissu dâocre, dâaspect huilĂ©. Dansce rĂ©duit, Ă la clartĂ© dâune lampe Ă acĂ©tylĂšne, on pique contre le tĂ©ta-nos. Quand la toile se soulĂšve pour faire sortir puis pour laisser entrerquelquâun, on voit sâĂ©clabousser brutalement de lumiĂšre les mises dĂ©-
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braillĂ©es et haillonneuses des blessĂ©s qui stationnent devant, attendantla piqĂ»re, et qui, courbĂ©s par le plafond bas, assis, agenouillĂ©s ou ram-pants, se poussent pour ne pas perdre leur tour ou prendre celui dâunautre, en criant : «âŻMoi !âŻÂ», «âŻMoi !âŻÂ», «âŻMoi !âŻÂ», comme des abois. Dans cecoin oĂč remue cette lutte contenue, les puanteurs tiĂšdes de lâacĂ©tylĂšne etdes hommes sanglants sont terribles Ă avaler.
Je mâen Ă©carte. Je cherche ailleurs oĂč me caser, oĂč mâasseoir. Jâavanceun peu, tĂątonnant, toujours penchĂ©, recroquevillĂ©, et les mains en avant.
A la faveur dâune pipe quâun fumeur incendie, je vois devant moi unbanc chargĂ© dâĂȘtres.
Mes yeux sâhabituent Ă la pĂ©nombre qui stagne dans la cave, et jediscerne Ă peu prĂšs cette rangĂ©e de personnages dont des bandages et desemmaillotements tachent pĂąlement les tĂȘtes et les membres.
ĂclopĂ©s, balafrĂ©s, difformes â immobiles ou agitĂ©s â cramponnĂ©s surcette espĂšce de barque, ils figurent, clouĂ©e lĂ , une collection disparate desouffrances et de misĂšres.
Lâun dâeux, tout dâun coup, crie, se lĂšve Ă demi, et se rassoit. Son voisin,dont la capote est dĂ©chirĂ©e et la tĂȘte nue, le regarde et lui dit :
ââŻQuand tu te dĂ©soleras !Et il redit cette phrase plusieurs fois, au hasard, les yeux fixĂ©s devant
lui, les mains sur les genoux.Un jeune homme assis au milieu du banc parle tout seul. Il dit quâil est
aviateur. Il a des brĂ»lures sur un cĂŽtĂ© du corps et Ă la figure. Il continue Ă brĂ»ler dans la fiĂšvre, et il lui semble quâil est encoremordu par les flammesaiguĂ«s qui jaillissaient du moteur. Il marmotte : «âŻGott mit uns !âŻÂ» puis :«âŻDieu est avec nous !âŻÂ»
Un zouave, au bras en Ă©charpe, et qui, inclinĂ© de cĂŽtĂ©, porte son Ă©paulecomme un fardeau dĂ©chirant, sâadresse Ă lui :
ââŻTâes lâaviateur quâest tombĂ©, sâpas ?ââŻJâen ai vu des choses⊠rĂ©pond lâaviateur, pĂ©niblement.ââŻMoi aussi, jâen ai vu ! interrompit le soldat. Y en a qui battraient des
ailes, sâils avaient vu ce que jâai vu.ââŻViens tâasseoir ici, me dit un des hommes du banc en me faisant
une place. Tâes blessĂ© ?ââŻNon, jâai conduit ici un blessĂ© et je vais repartir.
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ââŻTâes pire que blessĂ©, alors. Viens tâasseoir.ââŻMoi, je suis maire dansmon pays, explique un des assis, mais quand
je rentrerai, personne ne me reconnaĂźtra, tellement longtemps jâai Ă©tĂ©triste.
ââŻVoilĂ quatre heures que jâsuis attachĂ© sur ce banc, gĂ©mit une sortede mendiant dont la main trĂ©pide, qui a la tĂȘte baissĂ©e, le dos rond, et tientson casque sur ses genoux comme une sĂ©bile palpitante.
ââŻOn attend dâĂȘtre Ă©vacuĂ©, tu sais, mâapprend un gros blessĂ© qui ha-lĂšte, transpire, a lâair de bouillir de toute sa masse ; sa moustache pendcomme Ă moitiĂ© dĂ©collĂ©e par lâhumiditĂ© de sa face.
Il prĂ©sente deux larges yeux opaques, et on ne voit pas sa blessure.ââŻCâest ça mĂȘme, dit un autre. Tous les blessĂ©s de la brigade viennent
se tasser ici lâun aprĂšs lâautre, sans compter ceux dâailleurs. Oui, regarde-moi ça : câest ici, câtrou, la boĂźte aux ordures de toute la brigade.
ââŻJâsuis gangrenĂ©, jâsuis Ă©crasĂ©, jâsuis en morceaux Ă lâintĂ©rieur, psal-modiait un blessĂ© qui, la tĂȘte dans sesmains, parlait entre ses doigts. Pour-tant, jusquâĂ la semaine derniĂšre, jâĂ©tais jeune et jâĂ©tais propre. On mâachangĂ© : maintenant jânâai plus quâun vieux sale corps tout dĂ©fait Ă traĂź-ner.
ââŻMoi, dit un autre, hier jâavais vingt-six ans. Et maintenant, quel Ăągejâai ?
Il essaye de lever pour quâon la voie sa figure branlante et flĂ©trie, usĂ©een une nuit, vidĂ©e de chair, avec les trous des joues et des orbites, et uneflamme de veilleuse qui sâĂ©teint dans lâĆil huileux.
ââŻĂa mâfait mal ! dit, humblement, un ĂȘtre invisible.ââŻQuand tu tâdĂ©soleras ! rĂ©pĂšte lâautre, machinalement.Il y eut un silence. Lâaviateur sâĂ©cria :ââŻLes officiants essayaient, des deux cĂŽtĂ©s, de se couvrir la voix.ââŻQuâest-ce que câest que ça ? fit le zouave Ă©tonnĂ©.ââŻCâest-iâ quâtu dĂ©mĂ©nages, mon pauvâ vieux ? demanda un chasseur
blessĂ© Ă la main, un bras liĂ© au corps, en quittant un instant des yeux samain momifiĂ©e pour considĂ©rer lâaviateur.
Celui-ci avait les regards perdus, et essayait de traduire unmystérieuxtableau que partout il portait devant ses yeux.
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Le feu Chapitre XXI
ââŻDâen haut, du ciel, on ne voit pas grand-chose, vous savez. Dans lescarrĂ©s des champs et les petits tas de villages, les chemins font comme dufil blanc. On dĂ©couvre aussi certains filaments creux qui ont lâair dâavoirĂ©tĂ© tracĂ©s par la pointe dâune Ă©pingle qui Ă©corcherait du sable fin. Ces rĂ©-seaux qui festonnent la plaine dâun trait rĂ©guliĂšrement tremblĂ©, câest lestranchĂ©es. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entre nos pre-miĂšres lignes, et leurs premiĂšres lignes, entre les bords extrĂȘmes, entreles franges des deux armĂ©es immenses qui sont lĂ , lâune contre lâautre, Ă se regarder et Ă ne pas se voir en attendant â il nây a pas beaucoup dedistance : des fois quarante mĂštres, des fois soixante. A moi, il me parais-sait quâil nây avait quâun pas, Ă cause de la hauteur gĂ©ante oĂč je planais.Et voici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ces lignes pa-rallĂšles qui semblaient se toucher, deux remuements pareils : une masse,un noyau animĂ© et, autour, comme des grains de sable noirs Ă©parpillĂ©ssur du sable gris. Ăa ne bougeait guĂšre ; ça nâavait pas lâair dâune alerte !Je suis descendu quelques tours pour comprendre.
«âŻJâai compris : câĂ©tait dimanche et câĂ©taient deux messes qui se cĂ©-lĂ©braient sous mes yeux : lâautel, le prĂȘtre et le troupeau des types. Plusje descendais, plus je voyais que ces deux agitations Ă©taient pareilles, siexactement pareilles que ça avait lâair idiot. Une des cĂ©rĂ©monies â auchoix â Ă©tait le reflet de lâautre. Il me semblait que je voyais double. Jesuis descendu encore ; on ne me tirait pas dessus. Pourquoi ? Je nâen saisrien. Alors, jâai entendu. Jâai entendu un murmure â un seul. Je ne re-cueillais quâune priĂšre qui sâĂ©levait en bloc, quâun seul bruit de cantiquequi montait au ciel en passant par moi. Jâallais et venais dans lâespacepour Ă©couter ce vague mĂ©lange de chants qui Ă©taient lâun contre lâautre,mais qui se mĂȘlaient tout de mĂȘme â et plus ils essayaient de se surmon-ter lâun lâautre, plus ils sâunissaient dans les hauteurs du ciel oĂč je metrouvais suspendu.
«âŻJâai reçu des shrapnells au moment oĂč, trĂšs bas, je distinguais lesdeux cris terrestres dont Ă©tait fait leur cri : «âŻGo mit uns ! âŻÂ» et «âŻDieu estavec nous !âŻÂ» â et je me suis renvolĂ©.âŻÂ»
Le jeune homme hocha sa tĂȘte couverte de linges. Il Ă©tait comme affolĂ©par ce souvenir.
ââŻJe me suis dit, Ă ce moment : «âŻJe suis fou !âŻÂ»
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ââŻCâest la vĂ©ritĂ© des choses quâest folle, dit le zouave.Les yeux luisants de dĂ©lire, le narrateur tĂąchait de rendre la grande
impression Ă©mouvante qui lâassiĂ©geait et contre laquelle il se dĂ©battait.ââŻNon ! mais quoi ! fit-il. Figurez-vous ces deuxmasses identiques qui
hurlent des choses identiques et pourtant contraires, ces cris ennemis quiont la mĂȘme forme. Quâest-ce que le bon Dieu doit dire, en somme ? Jesais bien quâil sait tout ; mais, mĂȘme sachant tout, il ne doit pas savoirquoi faire.
ââŻQuelle histoire ! cria le zouave.ââŻIâ sâfout bien de nous, va, tâen fais pas.ââŻEt pis, quâest-ce que ça a de rigolo, tout ça ? Les coups de fusil
parlent bien la mĂȘme langue, pas, et ça nâempĂȘche pas les peuples desâengueuler avec, et comment !
ââŻOui, dit lâaviateur, mais il nây a quâun seul Dieu. Ce nâest pas ledĂ©part des priĂšres que je ne comprends pas, câest leur arrivĂ©e.
La conversation tomba.ââŻY a un tas de blessĂ©s Ă©tendus, lĂ -dedans, me montra lâhomme aux
yeux dĂ©polis. Je me demande, oui, je mâdemande comment on a fait pourles descendre lĂ . Ăa a dĂ» ĂȘtre terrible, leur dĂ©gringolade jusquâici.
Deux coloniaux, durs et maigres, qui se soutenaient comme deuxivrognes, arrivĂšrent, butĂšrent contre nous, et reculĂšrent, cherchant parterre une place oĂč tomber.
ââŻMa vieille, achevait de raconter lâun, dâun organe enrouĂ©, danscâboyau que jâte dis, on est restĂ© trois jours sans ravitaillement, trois jourspleins sans rien, rien. Que veux-tu, on buvait son urine, mais câĂ©tait pasça.
Lâautre, en rĂ©ponse, expliqua quâautrefois il avait eu le cholĂ©ra :ââŻAh ! câest une sale affaire, ça : de la fiĂšvre, des vomissements, des
coliques : mon vieux, jâen Ă©tais malade !ââŻMais aussi, gronda tout dâun coup lâaviateur qui sâacharnait Ă pour-
suivre le mot de la gigantesque Ă©nigme, Ă quoi pense-t-il, ce Dieu, de lais-ser croire comme ça quâil est avec tout lemonde ? Pourquoi nous laisse-t-iltous, tous, crier cĂŽte Ă cĂŽte comme des dĂ©ratĂ©s et des brutes : «âŻDieu estavec nous !âŻÂ» «âŻNon, pas du tout, vous faites erreur, Dieu est avec nous !âŻÂ»
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Le feu Chapitre XXI
Un gĂ©missement sâĂ©leva dâun brancard, et pendant un instant voletatout seul dans le silence, comme si câĂ©tait une rĂ©ponse.
â â ââŻMoi, dit alors une voix de douleur, je ne crois pas en Dieu. Je sais
quâil nâexiste pas â Ă cause de la souffrance. On pourra nous raconter lesboniments quâon voudra, et ajuster lĂ -dessus tous les mots quâon trou-vera, et quâon inventera : toute cette souffrance innocente qui sortiraitdâun Dieu parfait, câest un sacrĂ© bourrage de crĂąne.
ââŻMoi, reprend un autre des hommes du banc, je ne crois pas en Dieu,Ă cause du froid. Jâai vu des hommes devânir des cadavres pâtit Ă pâtit,simplement par le froid. Sâil y avait un Dieu de bontĂ©, il y aurait pas lefroid. Y a pas Ă sortir de lĂ .
ââŻPour croire en Dieu, il faudrait quâil nây ait rien de câquây a. Alors,pas, on est loin de compte !
Plusieurs mutilĂ©s, en mĂȘme temps, sans se voir, communient dans unhochement de tĂȘte de nĂ©gation.
ââŻVous avez raison, dit un autre, vous avez raison.Ces hommes en dĂ©bris, ces vaincus isolĂ©s et Ă©pars dans la victoire, ont
un commencement de rĂ©vĂ©lation. Il y a, dans la tragĂ©die des Ă©vĂ©nements,des minutes oĂč les hommes sont non seulement sincĂšres, mais vĂ©ridiques,et oĂč on voit la vĂ©ritĂ© sur eux, face Ă face.
ââŻMoi, fit un nouvel interlocuteur, si je nây crois pas, câestâŠUne quinte de toux terrible continua affreusement la phrase. Quand
il sâarrĂȘta de tousser, les joues violettes, mouillĂ© de larmes, oppressĂ©, onlui demanda :
ââŻPar oĂč câque tâes blessĂ©, toi ?ââŻJâsuis pas blessĂ©, jâsuis malade.ââŻOh alors ! dit-on, dâun accent qui signifiait : tu nâes pas intĂ©ressant.Il le comprit et fit valoir sa maladie :ââŻJâsuis foutu. Jâcrache le sang. Jâai pas dâforces ; et, tu sais, ça râvient
pas quand ça sâen va par lĂ .ââŻAh, ah, murmurĂšrent les camarades, indĂ©cis, mais convaincus mal-
grĂ© tout de lâinfĂ©rioritĂ© des maladies civiles sur les blessures.RĂ©signĂ©, il baissa la tĂȘte et rĂ©pĂ©ta tout bas, pour lui-mĂȘme :ââŻJâpeux pus marcher, oĂč veux-tu que jâaille ?
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â â Dans le gouffre horizontal qui, de brancard en brancard, sâallonge en
se rapetissant, Ă perte de vue, jusquâau blĂȘme orifice de jour, dans ce ves-tibule dĂ©sordonnĂ© oĂč çà et lĂ clignotent de pauvres flammes de chandellesqui rougeoient et paraissent fiĂ©vreuses, et oĂč se jettent de temps en tempsdes ailes dâombres, un remous sâĂ©lĂšve on ne sait pourquoi. On voit sâagi-ter le bric-Ă -brac des membres et des tĂȘtes, on entend des appels et desplaintes se rĂ©veiller lâun lâautre, et se propager, tels des spectres invisibles.Les corps Ă©tendus ondulent, se replient, se retournent.
Je distingue, dans cette espĂšce de bouge, au sein de cette houle decaptifs, dĂ©gradĂ©s et punis par la douleur, la masse Ă©paisse dâun infirmierdont les lourdes Ă©paules tanguent comme un sac portĂ© transversalement,et dont la voix de stentor se rĂ©percute au galop dans la cave :
ââŻTâas encore touchĂ© Ă ton bandage, enfant dâveau, verminard !tonitrue-t-il. Jâvas te lârefaire parce que câest toi, mon coco, mais, si tuy râtouches, tu verras ce que je te ferai !
Le voici dans la grisaille, qui tourne une bande de toile autour du crĂąnedâun bonhomme tout petit, presque debout, porteur de cheveux hĂ©rissĂ©set dâune barbe soufflĂ©e en avant, et qui, les bras ballants, se laisse faire ensilence.
Mais lâinfirmier lâabandonne, regarde Ă terre et sâexclame avec reten-tissement :
ââŻQuâest-ce que câest que dâça ? Eh, dis donc, lâami, tâes pas des foismaboule ? En voilĂ des maniĂšres, de sâcoucher sur un blessĂ© !
Et sa main volumineuse secoue un corps, et il dĂ©gage, non sans souf-fler et sacrer, un second corps flasque sur lequel le premier sâĂ©tait Ă©tenducomme sur un matelas â tandis que le nabot au bandage, aussitĂŽt laissĂ©libre, sans mot dire, porte les mains Ă sa tĂȘte et essaie Ă nouveau dâĂŽter lepansement qui lui enserre le crĂąne.
âŠUne bousculade, des cris : des ombres, perceptibles sur un fond lumi-neux, paraissent extravaguer dans lâombre de la crypte. Ils sont plusieurs,Ă©clairĂ©s par une bougie autour dâun blessĂ©, et, secouĂ©s, le maintiennent Ă grand-peine sur son brancard. Câest un homme qui nâa plus de pieds. Ilporte aux jambes des pansements terribles, avec des garrots pour rĂ©frĂ©-ner lâhĂ©morragie. Ses moignons ont saignĂ© dans les bandelettes de toile
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Le feu Chapitre XXI
et il semble avoir des culottes rouges. Il a une figure de diable, luisanteet sombre, et il dĂ©lire. On pĂšse sur ses Ă©paules et ses genoux : cet hommequi a les pieds coupĂ©s veut sauter hors du brancard pour sâen aller.
ââŻLaissez-moi partir ! rĂąle-t-il dâune voix que la colĂšre et lâessouffle-ment font chevroter â basse avec de soudaines sonoritĂ©s comme unetrompette dont on voudrait sonner trop doucement. Bon Dieu, laissez-moi mâbarrer, que jâvous dis. Han !⊠Non, mais vous nâpensez pas quejâvas rester ici ! Allons, dĂ©gagez, ou je vous saute sur les pattes !
Il se contracte et se dĂ©tend si violemment quâil fait aller et venir ceuxqui tentent de lâimmobiliser par leur poids cramponnĂ©, et on voit zigza-guer la bougie tenue par un homme Ă genoux qui, de lâautre bras, ceinturele fou tronquĂ© ; et celui-ci crie si fort quâil rĂ©veille ceux qui dorment, se-coue lâassoupissement des autres. De toutes parts, on se tourne de soncĂŽtĂ©, on se soulĂšve Ă moitiĂ©, on prĂȘte lâoreille Ă ces incohĂ©rentes lamen-tations qui finissent cependant par sâĂ©teindre dans le noir. Au mĂȘme mo-ment, dans un autre coin, deux blessĂ©s couchĂ©s, crucifiĂ©s par terre, sâin-vectivent, et on est obligĂ© dâen emporter un pour rompre ce colloque for-cenĂ©.
Je mâĂ©loigne, vers le point oĂč la lumiĂšre du dehors pĂ©nĂštre parmi lespoutres enchevĂȘtrĂ©es comme Ă travers une grille abĂźmĂ©e. Jâenjambe lâin-terminable sĂ©rie de brancards qui occupent toute la largeur de cette allĂ©esouterraine, basse et Ă©tranglĂ©e, oĂč jâĂ©touffe. Les formes humaines qui ysont abattues sur les brancards, ne bougent plus guĂšre Ă prĂ©sent, sous lesfeux follets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourds etleurs rĂąles.
Sur le bord dâun brancard un homme sâest assis, appuyĂ© contre lemur ;et, au milieu de lâombre de ses vĂȘtements entrouverts, arrachĂ©s, apparaĂźtune blanche poitrine Ă©maciĂ©e de martyr. Sa tĂȘte, toute penchĂ©e en arriĂšre,est voilĂ©e par lâombre ; mais on aperçoit le battement de son cĆur.
Le jour qui, goutte Ă goutte, filtre au bout, provient dâun Ă©boulement :plusieurs obus, tombĂ©s Ă la mĂȘme place, ont fini par crever lâĂ©pais toit deterre du Poste de Secours.
Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleu des capotes, aux Ă©paules etle long des plis. On voit se presser vers ce dĂ©bouchĂ©, pour goĂ»ter un peudâair pale, se dĂ©tacher de la nĂ©cropole, comme des morts Ă demi rĂ©veillĂ©s,
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un troupeau dâhommes paralysĂ©s par les tĂ©nĂšbres enmĂȘme temps que parla faiblesse. Au bout du noir, ce coin se prĂ©sente comme une Ă©chappĂ©e,une oasis oĂč lâon peut se tenir debout, et oĂč on est effleurĂ© angĂ©liquementpar la lumiĂšre du ciel.
ââŻY avait lĂ des bonshommes quâont Ă©tĂ© Ă©tripĂ©s quand les obus ont ra-dinĂ©, me dit quelquâun qui attendait, la bouche entrouverte dans le pauvrerayon enterrĂ© lĂ . Tu parles dâun rata. Tiens, vâlĂ lâcurĂ© qui dĂ©croche toutce qui, dâeux, a sautĂ© en lâair.
Le vaste sergent infirmier, en gilet de chasse marron, ce qui lui donneun torse de gorille, ĂŽte des boyaux et des viscĂšres qui pendent, entortillĂ©sautour des poutres de la charpente dĂ©foncĂ©e. Il se sert pour cela dâun fusilmuni de sa baĂŻonnette, car on nâa pu trouver de bĂąton assez long, et cegros gĂ©ant, chauve, barbu et poussif, manie lâarme gauchement. Il a unephysionomie douce, dĂ©bonnaire et malheureuse, et tout en tĂąchant dâat-traper dans les coins des dĂ©bris dâintestins, marmotte dâun air consternĂ©un chapelet de «âŻOh !âŻÂ» semblables Ă des soupirs. Ses yeux sont masquĂ©spar des lunettes bleues ; son souffle est bruyant ; il a un crĂąne de faiblesdimensions et lâĂ©norme grosseur de son cou a une forme conique.
A le voir ainsi piquer et dĂ©pendre en lâair des bandes dâentrailles etdes loques de chair, les pieds dans les dĂ©combres hĂ©rissĂ©s, Ă lâextrĂ©mitĂ© dulong cul-de-sac gĂ©missant, on dirait un boucher occupĂ© Ă quelque besognediabolique.
Mais je me suis laissé choir dans un coin, les yeux à demi fermés, nevoyant presque plus le spectacle qui gßt, palpite et tombe autour de moi.
Je perçois confusĂ©ment des fragments de phrases. Toujours lâaffreusemonotonie des histoires de blessures :
ââŻNom de Dieu ! A câtâendroit-lĂ , je crois bien que les balles elles setouchaient toutesâŠ
ââŻIl avait la tĂȘte traversĂ©e dâune tempe Ă lâautre. On aurait pu y passerune ficelle.
ââŻIl a fallu une heure pour que ces charognes-lĂ allongent leur tir etfinissent de nous canarderâŠ
Plus prĂšs de moi, on bredouille Ă la fin dâun rĂ©cit :ââŻQuand jâdors, jârĂȘve, et il me semble que je le retue !
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Dâautres Ă©vocations bourdonnent parmi les blessĂ©s inhumĂ©s lĂ , et câestle ronron des innombrables rouages dâune machine qui tourne, tourneâŠ
Et jâentends celui qui, lĂ -bas, de son banc, rĂ©pĂšte : «âŻQuand tu te dĂ©-soleras !âŻÂ», sur tous les tons, impĂ©rieux ou piteux, tantĂŽt comme un pro-phĂšte, tantĂŽt comme un naufragĂ©, et scande de son cri cet ensemble devoix Ă©touffĂ©es et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leurdouleur.
Quelquâun sâavance en tĂątant le mur, avec un bĂąton, aveugle, et arriveĂ moi. Câest Farfadet ! Je lâappelle. Il se tourne Ă peu prĂšs vers moi, et medit quâil a un Ćil abĂźmĂ©. Lâautre Ćil aussi est bandĂ©. Je lui donne ma place,et je le fais asseoir en le tenant par les Ă©paules. Il se laisse faire et, assis Ă la base du mur, attend patiemment avec sa rĂ©signation dâemployĂ©, commedans une salle dâattente.
Je mâĂ©choue un peu plus loin, dans un vide. LĂ , deux hommes Ă©tendusse parlent bas ; ils sont si prĂšs de moi que je les entends sans les Ă©couter.Ce sont deux soldats de la lĂ©gion Ă©trangĂšre, au casque et Ă la capote jaunesombre.
ââŻCâest pas la peine de bonimenter, gouaille lâun dâeux. Jâvas y rester,Ă cette fois-ci. Câest couru : jâai lâintestin traversĂ©. Si jâĂ©tais dans un hĂŽ-pitau, dans une ville, on mâopĂ©rerait Ă temps et ça pourrait coller. Maisici ! Câest hier que jâai Ă©tĂ© attigĂ©. On est Ă deux ou trois heures de la routede BĂ©thune, pas, et dâla route, y a combien dâheures, dis voir, pour uneambulance oĂč on peut opĂ©rer ? Et pis, quand nous ramassera-t-on ? Câestdâla faute Ă personne, tu mâentends, mais faut voir câqui est. Oh ! de cemoment-ci, jâsais bien, ça ne va pas plus mal que ça. Seulâment, voilĂ ,câest forcĂ© de nâpas durer, pisque jâai un trou tout du long dans lâpaquetde mes boyaux. Toi, ta patte se râmettra, ou on tâen râmettra une autre.Moi, jâvais mourir.
ââŻAh ! dit lâautre, convaincu par la logique de son interlocuteur.Celui-ci reprend alors :ââŻĂcoute, Dominique, tâas eu une mauvaise vie. Tu picolais et tâavais
lâvin mauvais. Tâas un sale casier judiciaire.ââŻJâpeux pas dire que câest pas vrai puisque câest vrai, dit lâautre. Mais
quâest-ce que ça peut tâfaire ?ââŻTâauras encore une mauvaise vie aprĂšs la guerre, forcĂ©ment, et pis
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tâauras des ennuis pour lâaffaire du tonnelier.Lâautre, sauvage, devient agressif :ââŻLa ferme ! Quâest-ce que ça peut tâfoutre ?ââŻMoi, jâai pas plus dâfamille que toi. Personne, que Louise qui nâest
pas dâma famille vu quâon nâest pas mariĂ©s. Moi, jâai pas dâcondamnationsen dehors de quĂ©quâ bricoles militaires. Y a rien sur mon nom.
ââŻEt pis aprĂšs ? jâmâen fous.ââŻJâvas te dire : prends mon nom. Prends-le, jâte lâdonne : pisquâon
nâa pas dâfamille ni lâun ni lâautre.ââŻTon nom ?ââŻTu tâappelleras LĂ©onard Carlotti, voilĂ tout. Câest pas une affaire.
Quâest-ce que ça peut tâfiche ? Du coup, tu nâauras pus dâcondamnation.Tu ne sâras pas traquĂ©, et tu pourras ĂȘtre heureux comme je lâaurais Ă©tĂ©si câte balle ne mâavait pas traversĂ© le magasin.
ââŻAh ! merde alors, dit lâautre, tu âraĂźs ça ? Ăa, ben, mon vieux, çamâdĂ©passe !
ââŻPrends-le. Il est lĂ dans mon livret, dans ma capote. Allons, prends,et Passe-moi lâtien, dâlivret â que jâemporte tout ça avec moi ! Tu pourrasvivre oĂč tu voudras, sauf chez moi oĂč onmâconnaĂźt un peu, Ă Longueville,en Tunisie. Tu târappelleras et pis, câest Ă©crit. Faudra le lire, câlivret. Moi,je lâdirai Ă personne : pour que ça rĂ©ussisse, ces coups-lĂ , il faut motusabsolu.
Il se recueille, puis il dit avec un frĂ©missement :ââŻJe lâdĂźrai peut-ĂȘtâ tout de mĂȘme Ă Louise, pour quâelle trouve que
jâai bien fait et quâelle pense mieux Ă moi â quand je lui Ă©crirai pour luidire adieu.
Mais il se ravise et secoue la tĂȘte dans un effort sublime :ââŻNon, jây dirai pas, mĂȘme Ă elle. Jâsais bien que câest elle, mais les
femmes sont si bavardes !Lâautre le regarde et rĂ©pĂšte :ââŻAh ! nom de Dieu !Sans ĂȘtre remarquĂ© par les deux hommes, jâai quittĂ© le drame qui se
dĂ©chaĂźne Ă lâĂ©troit dans ce lamentable coin tout bousculĂ© par le passageet le vacarme.
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Le feu Chapitre XXI
Jâeffleure la conversation calmĂ©e, convalescente, de deux pauvreshĂšres :
ââŻAh ! mon vieux, câgoĂ»t quâil a pour sa vigne ! Tu trouvârais pas rienentre chaque piedâŠ
ââŻCâpetiot, câtout petiot, quand jâsortais avec lui et que jây tenais sapâtite pogne, je mâfaisais lâeffet de tenir le pâtit cou tiĂšde dâune hirondelle,tu sais ?
Et Ă cĂŽtĂ© de cette sentimentalitĂ© qui sâavoue, voici, en passant, touteune mentalitĂ© qui se rĂ©vĂšle :
ââŻLe 547á”, si je lâconnais ! PlutĂŽt. Ăcoute : câest un drĂŽle de rĂ©giment.LĂ dâdans, tâas un poilu qui sâappelle Petitjean, et un autre Petitpierre, etun autre PetitlouisâŠMon vieux, câest tel que jâte dis. VâlĂ câque câest quâcerĂ©giment-lĂ .
Tandis que je commence Ă me frayer un passage pour sortir du bas-fond, il se produit lĂ -bas un grand bruit de chute et un concert dâexcla-mations.
Câest le sergent infirmier qui est tombĂ©. Par la brĂšche quâil dĂ©blayaitde ses dĂ©bris mous et sanglants, une balle lui est arrivĂ©e dans la gorge. Ilsâest Ă©talĂ© par terre, de tout son long. Il roule de gros yeux abasourdis etil souffle de lâĂ©cume.
Sa bouche et le bas de sa figure sont entourĂ©s bientĂŽt dâun nuage debulles roses. On lui place la tĂȘte sur un sac Ă pansements. Ce sac est aussi-tĂŽt imbibĂ© de sang. Un infirmier crie que ça va gĂąter les paquets de panse-ments, dont on a besoin. On cherche sur quoi mettre cette tĂȘte qui produitsans arrĂȘt de lâĂ©cume lĂ©gĂšre et teintĂ©e. On ne trouve quâun pain, quâonglisse sous les cheveux spongieux.
Tandis quâon prend la main du sergent, quâon lâinterroge, lui ne faitque baver de nouvelles bulles qui sâamoncellent et on voit sa grosse tĂȘte,noire de barbe, Ă travers ce nuage rose. Horizontal, il semble un monstremarin qui souffle, et la transparente mousse sâamasse et couvre jusquâĂ ses gros yeux troubles, nus de leurs lunettes.
Puis il rĂąle. Il a un rĂąle dâenfant, et il meurt en remuant la tĂȘte de droiteet de gauche, comme sâil essayait trĂšs doucement de dire non.
Je regarde cette Ă©normemasse immobilisĂ©e, et je songe que cet hommeĂ©tait bon. Il avait un cĆur pur et sensible. Et combien je me reproche de
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lâavoir quelquefois malmenĂ© Ă propos de lâĂ©troitesse naĂŻve de ses idĂ©eset dâune certaine indiscrĂ©tion ecclĂ©siastique quâil apportait en tout ! Etcomme je suis heureux parmi cette dĂ©tresseâ oui, heureux Ă en frissonnerde joie demâĂȘtre retenu, un jour quâil lisait de cĂŽtĂ© une lettre que jâĂ©crivais,de lui adresser des paroles irritĂ©es qui lâauraient injustement blessĂ© ! Jemerappelle la fois oĂč il mâa tant exaspĂ©rĂ© avec son explication sur la Sainte-Vierge et la France. Il me paraissait impossible quâil Ă©mit sincĂšrementces idĂ©es-lĂ . Pourquoi nâaurait-il pas Ă©tĂ© sincĂšre ? Est-ce quâil nâĂ©tait pasbien rĂ©ellement tuĂ© aujourdâhui ? Je me rappelle aussi certains traits dedĂ©vouement, de patience obligeante de ce gros homme dĂ©paysĂ© dans laguerre comme dans la vie â et le reste nâest que dĂ©tails. Ses idĂ©es elles-mĂȘmes ne sont que des dĂ©tails Ă cĂŽtĂ© de son cĆur, qui est lĂ , par terre, enruines, dans ce coin de gĂ©henne. Cet homme dont tout me sĂ©parait, avecquelle force je lâai regrettĂ© !
⊠Câest alors que le tonnerre est entrĂ© : nous avons Ă©tĂ© lancĂ©s vio-lemment les uns sur les autres par le secouement effroyable du sol etdes murs. Ce fut comme si la terre qui nous surplombait sâĂ©tait effondrĂ©eet jetĂ©e sur nous. Un pan de lâarmature de poutres sâĂ©croula, Ă©largissantle trou qui crevait le souterrain. Un autre choc : un autre pan, pulvĂ©risĂ©,sâanĂ©antit en rugissant. Le cadavre du gros sergent infirmier roula commeun tronc dâarbre contre le mur. Toute la charpente en longueur du caveau,ces Ă©paisses vertĂšbres noires, craquĂšrent Ă nous casser les oreilles, et tousles prisonniers de ce cachot firent entendre en mĂȘme temps une exclama-tion dâhorreur.
Dâautres explosions rĂ©sonnent coup sur coup et nous poussent danstous les sens. Le bombardement dĂ©chiquette et dĂ©vore lâasile de secours,le transperce et le rapetisse. Tandis que cette tombĂ©e sifflante dâobus mar-tĂšle et Ă©crase Ă coups de foudre lâextrĂ©mitĂ© bĂ©ante du poste, la lumiĂšre dujour y fait irruption par les dĂ©chirures. On voit apparaĂźtre plus prĂ©ciseset plus surnaturelles â les figures enflammĂ©es ou empreintes dâune pĂą-leur mortelle, les yeux qui sâĂ©teignent dans lâagonie ou sâallument dans lafiĂšvre, les corps empaquetĂ©s de blanc, rapiĂ©cĂ©s, les monstrueux bandages.Tout cela, qui se cachait, remonte au jour. Hagards, clignotants, tordus,en face de cette inondation de mitraille et de charbon quâaccompagnentdes ouragans de clartĂ©, les blessĂ©s se lĂšvent, sâĂ©parpillent, cherchent Ă
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Le feu Chapitre XXI
fuir. Toute cette population effarĂ©e roule par paquets compacts, Ă traversla galerie basse, comme dans la cale tanguante dâun grand bateau qui sebrise.
Lâaviateur, dressĂ© le plus quâil peut, la nuque Ă la voĂ»te, agite ses bras,appelle Dieu et lui demande comment il sâappelle, quel est son vrai nom.On voit se jeter sur les autres, renversĂ© par le vent, celui qui, dĂ©braillĂ©,les vĂȘtements ouverts ainsi quâune large plaie, montre son cĆur commele Christ. La capote du crieur monotone qui rĂ©pĂšte : «âŻQuand tu te dĂ©-soleras !âŻÂ», se rĂ©vĂšle toute verte, dâun vert vif, Ă cause de lâacide picriquedĂ©gagĂ©, sans doute, par lâexplosion qui a Ă©branlĂ© son cerveau. Dâautres âle reste â impotents, estropiĂ©s, remuent, se coulent, rampent, se faufilentdans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bĂȘtes vulnĂ©rablesque pourchasse la meute Ă©pouvantable des obus.
Le bombardement se ralentit, sâarrĂȘte, dans un nuage de fumĂ©e reten-tissante encore des fracas, dans un grisou palpitant et brĂ»lant. Je sors parla brĂšche : jâarrive, tout enveloppĂ©, tout ligotĂ© encore de rumeur dĂ©ses-pĂ©rĂ©e, sous le ciel libre, dans la terre molle oĂč sont noyĂ©s des madriersparmi lesquels les jambes sâenchevĂȘtrent. Je mâaccroche Ă des Ă©paves ;voici le talus du boyau. Au moment oĂč je plonge dans les boyaux, je lesvois, au loin, toujours mouvants et sombres, toujours emplis par la foulequi, dĂ©bordant des tranchĂ©es, sâĂ©coule sans fin vers les postes de secours.Pendant des jours, pendant des nuits, on y verra rouler et confluer leslongs ruisseaux dâhommes arrachĂ©s des champs de bataille, de la plainequi a des entrailles, et qui saigne et pourrit lĂ -bas, Ă lâinfini.
n
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CHAPITRE XXII
LA VIRĂE
A boulevard de la RĂ©publique puis lâavenue Gam-betta, nous dĂ©bouchons sur la place du Commerce. Les clous denos souliers cirĂ©s sonnent sur les pavĂ©s de la ville. Il fait beau. Le
ciel ensoleillĂ© miroite et brille comme Ă travers les verriĂšres dâune serre,et fait Ă©tinceler les devantures de la place. Nos capotes bien brossĂ©es ontleurs pans abaissĂ©s et, comme ils sont relevĂ©s dâhabitude, on voit se des-siner, sur ces pans flottants, deux carrĂ©s, oĂč le drap est plus bleu.
Notre bande flĂąneuse sâarrĂȘte un instant, et hĂ©site, devant le cafĂ© dela Sous-PrĂ©fecture, appelĂ© aussi le Grand-CafĂ©.
ââŻOn a le droit dâentrer ! dit Volpatte.ââŻIl y a trop dâofficiers lĂ -dedans, repartit Blaire qui, haussant sa fi-
gure par-dessus le rideau de guipure qui habille lâĂ©tablissement, a risquĂ©un coup dâĆil dans la glace, entre les lettres dâor.
ââŻEt pis, dit Paradis, on nâa pas encore assez vu.On se remet en marche et les simples soldats que nous sommes
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Le feu Chapitre XXII
passent en revue les riches boutiques qui font cercle sur la place : lesmagasins de nouveautĂ©s, les papeteries, les pharmacies, et, tel un uni-forme constellĂ© de gĂ©nĂ©ral, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourirescomme un ornement. On est exempts de tout travail jusquâau soir, on estlibres, on est propriĂ©taires de son temps. Les jambes font un pas doux etreposant ; les mains, vides, ballantes, se promĂšnent, elles aussi, de long enlarge.
ââŻY a pas Ă dire, on profite de ce repos-lĂ , remarque Paradis.Cette ville qui sâouvre devant nos pas est largement impressionnante.
On prend contact avec la vie, la vie populeuse, la vie de lâarriĂšre, la vienormale. Si souvent nous avons cru que, de lĂ -bas, nous nâarriverionsjamais jusquâici !
On voit des messieurs, des dames, des couples encombrĂ©s dâenfants,des officiers anglais, des aviateurs reconnaissables de loin Ă leur Ă©lĂ©gancesvelte et Ă leurs dĂ©corations, et des soldats qui promĂšnent leurs habitsgrattĂ©s et leur peau frottĂ©e, lâunique bijou de leur plaque dâidentitĂ© gravĂ©escintillant au soleil sur leur capote, et se hasardent, avec soin, dans le beaudĂ©cor nettoyĂ© de tout cauchemar.
Nous poussons des exclamations comme font ceux qui viennent debien loin.
ââŻTu parles dâune foule ! sâĂ©merveille Tirette.ââŻAh ! câest une riche ville ! dit Blaire.Une ouvriĂšre passe et nous regarde.Volpatte me donne un coup de coude, lâavale des yeux, le cou tendu,
puis me montre plus loin deux autres femmes qui sâapprochent ; et, lâĆilluisant, il constate que la ville abonde en Ă©lĂ©ment fĂ©minin :
ââŻMon vieux, il y a dâla fesse !Tout Ă lâheure, Paradis a dĂ» vaincre une certaine timiditĂ© pour sâap-
procher dâun groupe de gĂąteaux luxueusement logĂ©s, les toucher et enmanger ; et on est obligĂ© Ă chaque instant de stationner au milieu du trot-toir pour attendre Blaire, attirĂ© et retenu par les Ă©talages oĂč sont exposĂ©sdes vareuses et des kĂ©pis de fantaisie, des cravates de coutil bleu tendre,des brodequins rouges et brillants comme de lâacajou. Blaire a atteint lepoint culminant de sa transformation. Lui qui dĂ©tenait le record de la nĂ©-gligence et de la noirceur, il est certainement le plus soignĂ© de nous tous,
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Le feu Chapitre XXII
surtout depuis la complication de son rĂątelier cassĂ© dans lâattaque et re-fait. Il affecte une allure dĂ©gagĂ©e.
ââŻIl a lâair jeune et juvĂ©nile, dit Marthereau.Nous nous trouvons tout Ă coup face Ă face avec une crĂ©ature Ă©dentĂ©e
qui sourit jusquâau fond de la gorgeâŠQuelques cheveux noirs se hĂ©rissentautour de son chapeau. Sa figure aux grands traits ingrats, criblĂ©e de pe-tite vĂ©role, semble une de ces faces mal peintes sur la toile Ă gros grainsdâune baraque foraine.
ââŻElle est belle, dit Volpatte.Marthereau, Ă qui elle a souri, est muet de saisissement.Ainsi devisent les poilus placĂ©s tout dâun coup dans lâenchantement
dâune ville. Ils jouissent de mieux en mieux du beau dĂ©cor net et invrai-semblablement propre. Ils reprennent possession de la vie calme et pai-sible, de lâidĂ©e du confort et mĂȘme du bonheur pour qui les maisons, ensomme, ont Ă©tĂ© faites.
ââŻOn sâhabituerait bien à ça, tu sais, mon vieux, aprĂšs tout !Cependant le public semasse autour dâune devanture oĂč unmarchand
de confections a rĂ©alisĂ©, Ă lâaide de mannequins de bois et de cire, ungroupe ridicule :
Sur un sol semĂ© de petits cailloux comme celui dâun aquarium, unAllemand Ă genoux dans un complet neuf dont les plis sont marquĂ©s, etqui est mĂȘme ponctuĂ© dâune croix de fer en carton, tend ses deux mainsde bois rose Ă un officier français dont la perruque frisĂ©e sert de coussinĂ un kĂ©pi dâenfant, dont les joues se bombent, incarnadines, et dont lâĆilde bĂ©bĂ© incassable regarde ailleurs. A cĂŽtĂ© des deux personnages gĂźt unfusil empruntĂ© Ă quelque panoplie dâune boutique de jouets. Un Ă©criteauindique le titre de la composition animĂ©e : «âŻKamarad !âŻÂ»
ââŻAh ! ben zut, alors !âŠDevant cette construction puĂ©rile, la seule chose rappelant ici lâim-
mense guerre qui sĂ©vit quelque part sous le ciel, nous haussons lesĂ©paules, nous commençons Ă rire jaune, offusquĂ©s et blessĂ©s Ă vif dansnos souvenirs frais ; Tirette se recueille et se prĂ©pare Ă lancer quelque in-sultant sarcasme ; mais cette protestation tarde Ă Ă©clore dans son esprit Ă cause de notre transplantation totale, et de lâĂ©tonnement dâĂȘtre ailleurs.
Or, une dame trÚs élégante, qui froufroute, rayonne de soie violette
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Le feu Chapitre XXII
et noire, et est enveloppĂ©e de parfums, avise notre groupe et, avançantsa petite main gantĂ©e, elle touche la manche de Volpatte puis lâĂ©paule deBlaire. Ceux-ci sâimmobilisent instantanĂ©ment, mĂ©dusĂ©s par le contactdirect de cette fĂ©e.
ââŻDites-moi, vous, messieurs, qui ĂȘtes de vrais soldats du front, vousavez vu cela dans les tranchĂ©es, nâest-ce pas ?
ââŻEuh.., oui⊠oui.., rĂ©pondent, Ă©normĂ©ment intimidĂ©s, et flattĂ©s jus-quâau cĆur, les deux pauvres hommes.
ââŻAh !⊠tu vois ! Et ils en viennent, eux ! murmure-t-on dans la foule.Quand nous nous retrouvons entre nous, sur les dalles parfaites du
trottoir, Volpatte et Blaire se regardent. Ils hochent la tĂȘte.ââŻAprĂšs tout, dit Volpatte, câest Ă peu prĂšs ça, quoi.ââŻMais oui, quoi !Et ce fut, ce jour-lĂ , leur premiĂšre parole de reniement.
â â On entre dans le CafĂ© de lâIndustrie et des Fleurs.Un chemin en sparterie habille le milieu du parquet. On voit, peints le
long des murs, le long des montants carrés qui soutiennent le plafond etsur le devant du comptoir, des volubilis violets, de grands pavots groseilleet des roses comme des choux rouges.
ââŻY a pas Ă dire, on a du goĂ»t en France, fait Tirette.ââŻIl en fallu un paquet de patience, pour faire ça, constate Blaire Ă la
vue de ces fioritures versicolores.ââŻDans ces Ă©tablissements-lĂ , ajoute Volpatte, câest pas seulement le
plaisir de boire !Paradis nous apprend quâil a lâhabitude des cafĂ©s. Il a souvent, jadis,
hantĂ©, le dimanche, des cafĂ©s aussi beaux et mĂȘme plus beaux que celui-lĂ .Seulement, il y a longtemps et il avait, explique-t-il, perdu le goĂ»t quâilsont. Il dĂ©signe une petite fontaine en Ă©mail dĂ©corĂ© de fleurs et pendue aumur.
ââŻY a dâquoi se laver les mains.On se dirige, poliment, vers la fontaine. Volpatte fait signe Ă Paradis
dâouvrir le robinet :ââŻFais marcher lâsystĂšme baveux.
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Le feu Chapitre XXII
Puis, tous les cinq, nous gagnons la salle déjà garnie, dans son pour-tour, de consommateurs, et nous nous installons à une table.
ââŻCe sâra cinq vermouth-cassis, pas ?ââŻOn sârhabituerait bien, aprĂšs tout, rĂ©pĂšte-t-on.Des civils se dĂ©placent et viennent dans notre entourage. On dit Ă
demi-voix :ââŻIls ont tous la croix de guerre, Adolphe, tu voisâŠââŻCe sont de vrais poilus !Les camarades ont entendu. Ils ne conversent plus entre eux quâavec
distraction, lâoreille ailleurs, et, inconsciemment, se rengorgent.Lâinstant dâaprĂšs, lâhomme et la femme qui Ă©mettaient ces commen-
taires, penchés vers nous, les coudes sur le marbre blanc, nous inter-rogent :
ââŻLa vie des tranchĂ©es, câest dur, nâest-ce pas ?ââŻEuh⊠Oui⊠Ah ! dame, câest pas rigolo toujoursâŠââŻQuelle admirable rĂ©sistance physique et morale vous avez ! Vous
arrivez Ă vous faire Ă cette vie, nâest-ce pas ?ââŻMais oui, dame, on sây fait, on sây fait trĂšs bien.ââŻCâest tout de mĂȘme une existence terrible et des souffrances, mur-
mure la dame en feuilletant un journal illustrĂ© qui contient quelques si-nistres vues de terrains bouleversĂ©s. On ne devrait pas publier ces choses-lĂ , Adolphe !⊠Il y a la saletĂ©, les poux, les corvĂ©es⊠Si braves que voussoyez, vous devez ĂȘtre malheureux ?âŠ
Volpatte, Ă qui elle sâadresse, rougit. Il a honte de la misĂšre dâoĂč ilsort et oĂč il va rentrer. Il baisse la tĂȘte et il ment, sans peut-ĂȘtre se rendrecompte de tout son mensonge :
ââŻNon, aprĂšs tout, on nâest pas malheureux⊠Câest pas si terrible queça, allez !
La dame est de son avis :ââŻJe sais bien, dit-elle, quâil y a des compensations ! Ăa doit ĂȘtre
superbe, une charge, hein ? Toutes ces masses dâhommes qui marchentcomme Ă la fĂȘte ! Et le clairon qui sonne dans la campagne : «âŻY a la goutteĂ boire lĂ -haut !âŻÂ» ; et les petits soldats quâon ne peut pas retenir et quicrient : «âŻVive la France !âŻÂ» ou bien qui meurent en riant ! ⊠Ah ! nous
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Le feu Chapitre XXII
autres, nous ne sommes pas Ă lâhonneur comme vous : mon mari est em-ployĂ© Ă la PrĂ©fecture, et, en ce moment, il est en congĂ© pour soigner sesrhumatismes.
ââŻJâaurais bien voulu ĂȘtre soldat, moi, dit le monsieur, mais je nâai pasde chance : mon chef de bureau ne peut pas se passer de moi.
Les gens vont et viennent, se coudoient, sâeffacent lâun devant lâautre.Les garçons se faufilent avec leurs fragiles et Ă©tincelants fardeaux verts,rouges et jaune vif bordĂ© de blanc. Les crissements de pas sur le parquetsablĂ© se mĂ©langent aux interjections des habituĂ©s qui se retrouvent, lesuns debout, les autres accoudĂ©s, aux bruits traĂźnĂ©s sur le marbre des tablespar les verres et les dominos⊠Dans le fond, le choc des billes dâivoireattire et tasse un cercle de spectateurs dâoĂč sâexhalent des plaisanteriesclassiques.
ââŻChacun sonmĂ©tier, mon brave, dit dans la figure de Tirette, Ă lâautrebout de la table, un homme dont la physionomie est pavoisĂ©e de teintespuissantes. Vous ĂȘtes des hĂ©ros. Nous, nous travaillons Ă la vie Ă©cono-mique du pays. Câest une lutte comme la vĂŽtre. Je suis utile, je ne diraipas plus que vous, mais autant.
Je vois Tirette â le loustic de lâescouade ! â qui fait des yeux rondsparmi les nuages des cigares, et je lâentends Ă peine dans le brouhaha, quirĂ©pond, dâune voix humble et assommĂ©e :
ââŻOui, câest vrai⊠Chacun son mĂ©tier.Nous sommes partis furtivement.
â â Quand nous quittons le CafĂ© des Fleurs, nous ne parlons guĂšre. Il nous
semble que nous ne savons plus parler. Une sorte de mĂ©contentementcrispe et enlaidit mes compagnons. Ils ont lâair de sâapercevoir que, dansune circonstance capitale, ils nâont pas fait leur devoir.
ââŻTout câquâiâ nous ont racontĂ© dans leur patois, ces cornards-lĂ !grogne enfin Tirette avec une rancune qui sort et se renforce Ă mesureque nous nous retrouvons entre nous.
ââŻOn aurait dĂ» sâsaouler aujourdâhui ! ⊠rĂ©pond brutalement Paradis.On marche sans souffler mot. Puis au bout dâun temps :ââŻCâest des moules, des sales moules, reprend Tirette. Ils ont voulu
nous en foutre plein la vue, mais jâmarche pas ! Si jâles râvois, sâirrite-t-il
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crescendo, jâsaurai bien leur dire !ââŻOn nâles reverra pas, fait Blaire.ââŻDans huit jours, on sâra pâtâĂȘtâ crevĂ©s, dit Volpatte.Aux abords de la place, nous heurtons une cohue sâĂ©coulant de lâHĂŽtel
de Ville et dâun autre monument public qui prĂ©sente un fronton et descolonnes de temple. Câest la sortie des bureaux : des civils de tous lesgenres et de tous les Ăąges, et des militaires vieux et jeunes qui, de loin,sont habillĂ©s Ă peu prĂšs comme nousâŠMais, de prĂšs, sâavoue leur identitĂ©de cachĂ©s et de dĂ©serteurs de la guerre Ă travers leurs dĂ©guisements desoldats et leurs brisques.
Des femmes et des enfants les attendent, groupĂ©s comme de jolis bon-heurs. Les commerçants ferment leurs boutiques avec amour, souriant Ă la journĂ©e finie et au lendemain, exaltĂ©s par lâintense et perpĂ©tuel fris-son de leurs bĂ©nĂ©fices accrus, par le cliquetis grandissant de la caisse. Etils sont restĂ©s en plein au cĆur de leur foyer ; ils nâont quâĂ se baisserpour embrasser leurs enfants. On voit briller aux premiĂšres Ă©toiles de larue tous ces gens riches qui sâenrichissent, tous ces gens tranquilles quise tranquillisent chaque jour, et quâon sent pleins, malgrĂ© tout, dâune in-avouable priĂšre. Tout cela rentre doucement, grĂące au soir, se case danslesmaisons perfectionnĂ©es et les cafĂ©s oĂč lâon vous sert. Des couplesâ desjeunes femmes et des jeunes hommes, civils, ou soldats, portant brodĂ© surleur col quelque insigne de prĂ©servation â se forment, et se hĂątent danslâassombrissement du reste du monde, vers lâaurore de leur chambre, versla nuit de repos et de caresse.
En passant tout prĂšs de la fenĂȘtre entrouverte dâun rez-de-chaussĂ©e,nous avons vu la brise gonfler le rideau de dentelle et lui donner la formelĂ©gĂšre et douce dâune chemiseâŠ
LâavancĂ©e de la multitude nous refoule comme des Ă©trangers pauvresque nous sommes.
Nous errons sur les pavĂ©s de la rue, le long du crĂ©puscule, qui com-mence Ă se dorer dâilluminations â dans les villes, la nuit se pare de bi-joux. Le spectacle de ce monde nous a enfin donnĂ©, sans que nous puis-sions nous en dĂ©fendre, la rĂ©vĂ©lation de la grande rĂ©alitĂ© : une DiffĂ©rencequi se dessine entre les ĂȘtres, une DiffĂ©rence bien plus profonde et avecdes fossĂ©s plus infranchissables que celle des races : la division nette, tran-
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chĂ©e â et vraiment irrĂ©missible, celle-lĂ â quâil y a parmi la foule dâunpays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent⊠ceux Ă qui on a de-mandĂ© de tout sacrifier, tout, qui apportent jusquâau bout leur nombre,leur force, et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourientet rĂ©ussissent les autres.
Quelques vĂȘtements de deuil font tache dans la masse et communientavec nous, mais le reste est en fĂȘte, non en deuil.
ââŻY a pas un seul pays, câest pas vrai, dit tout Ă coup Volpatte avecune prĂ©cision singuliĂšre. Y en a deux. Jâdis quâon est sĂ©parĂ©s en deux paysĂ©trangers : lâavant, tout lĂ -bas, oĂč il y a trop de malheureux, et lâarriĂšre,ici, oĂč il y a trop dâheureux.
ââŻQue veux-tu ! ça sert⊠Lâen faut⊠Câest lâfond⊠AprĂšsâŠââŻOui, jâsais bien, mais tout dâmĂȘme, tout dâmĂȘme, y en a trop, et
pis iâs sont trop heureux, et pis câest toujours les mĂȘmes, et pis y a pasdâraisonâŠ
ââŻQue veux-tu ! dit Tirette.ââŻTant pis ! ajoute Blaire, plus simplement encore.ââŻDans huit jours on sâra pâtâĂȘtâ crevĂ©s ! se contente de rĂ©pĂ©ter Vol-
patte, tandis quâon sâen va, tĂȘte basse.
n
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CHAPITRE XXIII
LA CORVĂE
L sur la tranchĂ©e. Pendant toute la journĂ©e, il sâestapprochĂ©, invisible comme la fatalitĂ©, et maintenant, il envahitles talus des longs fossĂ©s comme les lĂšvres dâune plaie infinie.
Au fond de la crevasse, depuis le matin, on a parlĂ©, on a mangĂ©, ona dormi, on a Ă©crit. A lâarrivĂ©e du soir, un remous sâest propagĂ© dans letrou sans bornes, secouant et unifiant le dĂ©sordre inerte et les solitudesdes hommes Ă©parpillĂ©s. Câest lâheure oĂč lâon se dresse pour travailler.
Volpatte et Tirette sâapprochent ensemble.ââŻEncore un jour de passĂ©, un jour comme les autres, dit Volpatte en
regardant la nue qui se fonce.ââŻTâen sais rien, notâ journĂ©e nâest pas finie, rĂ©pond Tirette.Une longue expĂ©rience du malheur lui a appris quâil ne faut pas, lĂ oĂč
nous sommes, prĂ©juger mĂȘme de lâhumble avenir dâune soirĂ©e banale etdĂ©jĂ entamĂ©eâŠ
ââŻAllons, rassemblement !
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Le feu Chapitre XXIII
On se rĂ©unit dans la lenteur distraite de lâhabitude. Chacun sâapporteavec son fusil, ses cartouchiĂšres, son bidon, et sa musette garnie dâunmorceau de pain. Volpatte mange encore, la joue pointue et palpitante.Paradis grognonne et claque des dents, le nez violĂątre. Fouillade traĂźneson fusil comme un balai. Marthereau regarde puis remet dans sa pocheun triste mouchoir bouchonnĂ©, empesĂ©.
Il fait froid, il bruine. Tout le monde grelotte.On entend psalmodier, lĂ -bas :ââŻDeux pelles, une pioche, deux pelles, une piocheâŠLa file sâĂ©coule, vers ce dĂ©pĂŽt dematĂ©riel, stagne Ă lâentrĂ©e et en repart,
hĂ©rissĂ©e dâoutils.ââŻTout le monde y est ? Hue ! dit le caporal.On dĂ©vale, on roule. On va vers lâavant, on ne sait pas oĂč. On ne sait
rien, sinon que le ciel et la terre vont se confondre dans un mĂȘme abĂźme.â â
On sort de la tranchée déjà noircie comme un volcan éteint, et on setrouve sur la plaine dans le crépuscule nu.
De grands nuages gris, pleins dâeau, pendent du ciel. La plaine estgrise, pĂąlement Ă©clairĂ©e, avec de lâherbe bourbeuse et des balafres dâeau.De place Ă autre, des arbres dĂ©pouillĂ©s ne montrent plus que des espĂšcesde membres et des contorsions.
On ne voit pas loin autour de soi, dans la fumĂ©e humide. Dâailleurs,on ne regarde que par terre, la vase oĂč lâon glisse.
ââŻMince de bouillasse !A travers champs, on pĂ©trĂźt et on Ă©crase une pĂąte Ă consistance vis-
queuse qui sâĂ©tale et reflue sans cesse devant les pas.ââŻDâla crĂšme au chocolat⊠Dâla crĂšme au moka !Sur les parties empierrĂ©es â les ex-routes effacĂ©es, devenues stĂ©riles
comme les champs â la troupe en marche broie, Ă travers une couchegluante, le silex qui se dĂ©sagrĂšge et crisse sous les semelles ferrĂ©es.
ââŻTu dirais que tu marches sur du pain grillĂ© avec du beurre dessus !Parfois, sur la pente dâune butte, câest de lâĂ©paisse boue noire, profon-
dĂ©ment crevassĂ©e, comme il sâen accumule Ă lâentour des abreuvoirs dansles villages. Dans les creux : des flaques, des mares, des Ă©tangs, dont lesbords irrĂ©guliers semblent en loques.
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Le feu Chapitre XXIII
Les quolibets des loustics qui, frais et neufs au dĂ©part, criaient «âŻcoin,coinâŻÂ» quand il y avait de lâeau, se rarĂ©fient, sâassombrissent. Peu Ă peu,les loustics sâĂ©teignent. La pluie se met Ă tomber dru. On lâentend. Le jourdiminue, lâespace embrouillĂ© se rapetisse. Par terre, dans lâeau, un restede clartĂ© jaune et livide se vautre.
â â A lâouest se dessine une silhouette embuĂ©e de moines sous la pluie.
Câest une compagnie du 204, enveloppĂ©e de toiles de tentes. On voit, enpassant, leurs faces hĂąves et dĂ©teintes, leurs nez noirs, Ă ces grands loupsmouillĂ©s. Puis on ne les voit plus.
Nous suivons la piste qui est, au milieu des champs confusĂ©ment her-beux, un champ glaiseux rayĂ© dâinnombrables orniĂšres parallĂšles, labourĂ©dans le mĂȘme sens par les pieds et les roues qui vont vers lâavant et quivont vers lâarriĂšre.
On saute par-dessus des boyaux bĂ©ants. Ce nâest pas toujours facile :les bords en deviennent gluants, glissants, et des Ă©boulements les Ă©vasent.De plus, la fatigue commence Ă nous peser sur les Ă©paules. Des vĂ©hiculesnous croisent Ă grand bruit et Ă grand Ă©claboussement. Les avant-trainsdâartillerie piaffent et nous aspergent de gerbes dâeau lourde. Les camionsautomobiles emportent des espĂšces de roues liquides qui tournoient au-tour des roues et giclent dans le rayon de chaque tumultueuse roulotte.
A mesure que la nuit sâaccentue, les attelages secouĂ©s et dâoĂč se sou-lĂšvent des encolures de chevaux et les profils des cavaliers avec leursman-teaux flottants et leurs mousquetons en bandouliĂšre, se silhouettent dâunefaçon plus fantastique sur les flots nuageux du ciel. A un moment, il y aun encombrement de caissons dâartillerie. Ils sâarrĂȘtent, piĂ©tinent, pen-dant quâon passe. On entend un brouillement de cris dâessieux, de voix,de disputes, dâordres qui se heurtent, et le grand bruit dâocĂ©an de la pluie.On voit fumer, par-dessus une mĂȘlĂ©e obscure, les croupes des chevaux etles manteaux des cavaliers.
ââŻAttention !Par terre, Ă droite, quelque chose sâĂ©tend. Câest une rangĂ©e de morts.
Instinctivement, en passant, le pied lâĂ©vite et lâĆil y fouille. On perçoitdes semelles dressĂ©es, des gorges tendues, le creux de vagues faces, desmains Ă demi crispĂ©es en lâair, au-dessus du fouillis noir.
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Le feu Chapitre XXIII
Et nous allons, nous allons, sur ces champs encore blĂȘmes et usĂ©s parles pas, sous le ciel oĂč des nuages se dĂ©ploient, dĂ©chiquetĂ©s comme deslinges Ă travers lâĂ©tendue noircissante qui semble sâĂȘtre salie, depuis tantde jours, par le long contact de tant de pauvre multitude humaine.
Puis on redescend dans les boyaux.Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre on fait un large circuit, de
sorte que ceux qui sont Ă lâarriĂšre-garde voient Ă une centaine de mĂštreslâensemble de la compagnie se dĂ©ployer dans le crĂ©puscule, petits bons-hommes obscurs accrochĂ©s aux pentes, qui se suivent et sâĂ©grĂšnent, avecleur outil et leur fusil dressĂ©s de chaque cĂŽtĂ© de leurs tĂȘtes, mince ligneinsignifiante de suppliants qui sâenfoncent en levant les bras.
Ces boyaux, qui sont encore en deuxiĂšme ligne, sont peuplĂ©s. Auseuil de leurs abris oĂč pend et bat une peau de bĂȘte, ou une toile grise,des hommes accroupis, hirsutes, nous regardent passer dâun Ćil atone,comme sâils ne regardaient rien. Hors dâautres toiles, tirĂ©es jusquâau bas,sortent des pieds et des ronflements.
ââŻNom de Dieu ! Câque câest long ! commence-t-on Ă grogner parmiles marcheurs.
Un remous, un refoulement.ââŻHalte !Il faut sâarrĂȘter pour en laisser passer dâautres. On sâamoncelle en
vitupĂ©rant, sur les cĂŽtĂ©s fuyants de la tranchĂ©e. Câest une compagnie demitrailleurs avec ses Ă©tranges fardeaux.
Ăa nâen finit plus. Ces longues pauses sont harassantes. Les musclescommencent Ă tirer. Le piĂ©tinement prolongĂ© nous Ă©crase.
A peine sâest-on remis en marche quâil faut reculer jusquâĂ un boyaude dĂ©gagement pour laisser passer la relĂšve des tĂ©lĂ©phonistes. On recule,comme un bĂ©tail malaisĂ©.
On repart plus lourdement.ââŻAttention au fil !Le fil tĂ©lĂ©phonique ondoie au-dessus de la tranchĂ©e quâil traverse par
places entre deux piquets.Quand il nâest pas assez tendu et que sa courbeplonge dans le creux, il accroche les fusils des hommes qui passent, et leshommes pris se dĂ©battent, et dĂ©blatĂšrent contre les tĂ©lĂ©phonistes qui nesavent jamais attacher leurs ficelles.
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Le feu Chapitre XXIII
Puis, comme lâenchevĂȘtrement flĂ©chissant des fils prĂ©cieux augmente,on suspend le fusil Ă lâĂ©paule la crosse en lâair, on porte les pelles tĂȘtebasse, et on avance en pliant les Ă©paules.
â â Un soudain ralentissement sâimpose Ă la marche. On nâavance plus
que pas Ă pas, emboĂźtĂ©s les uns dans les autres. La tĂȘte de la colonne doitĂȘtre engagĂ©e dans une passe difficile.
On arrive Ă lâendroit : une dĂ©clivitĂ© du sol mĂšne Ă une fissure qui bĂ©e.Câest le Boyau Couvert. Les autres ont disparu par cette espĂšce de portebasse.
ââŻAlors, faut entrer dans câboudin ?Chacun hĂ©site avant de sâengloutir dans la mince tĂ©nĂšbre souterraine.
Câest la somme de ces hĂ©sitations et de ces lenteurs qui se rĂ©percute dansles tronçons dâarriĂšre de la colonne, en flottements, en engorgements avecparfois des freinages brusques.
DĂšs les premiers pas dans le Boyau Couvert, une lourde obscuritĂ©nous tombe dessus et, un Ă un, nous sĂ©pare. Une odeur de caveau moisiet de marĂ©cage nous pĂ©nĂštre. On distingue au plafond de ce couloir ter-reux qui nous absorbe, quelques rais et trous de pĂąleur : les intersticeset les dĂ©chirures des planches du dessus ; des filets dâeau en tombent parplaces, abondamment, et, malgrĂ© les prĂ©cautions tĂątonnantes, on trĂ©buchesur des amoncellements de bois ; on heurte, de flanc, la vague prĂ©senceverticale des madriers dâĂ©tai.
LâatmosphĂšre de cet interminable passage clos trĂ©pide sourdement :câest la machine au projecteur qui y est installĂ©e et devant laquelle on vapasser.
Au bout dâun quart dâheure quâon tĂątonne, noyĂ©s lĂ -dedans, quel-quâun, excĂ©dĂ© dâombre et dâeau, et las de se cogner Ă de lâinconnu, grogne :
ââŻTant pis, jâallume !Une lampe Ă©lectrique fait jaillir son point Ă©blouissant. AussitĂŽt, on
entend hurler le sergent :ââŻVingt dieux ! Quel est lâabruti complĂštement qui allume ! Tâes pas
dingo ? Tu nâvois donc pas quâça sâvoit, galeux, Ă travers lâparquet !La lampe Ă©lectrique, aprĂšs avoir Ă©veillĂ©, dans son cĂŽne lumineux, de
sombres parois suintantes, rentre dans la nuit.
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Le feu Chapitre XXIII
ââŻCâest rare que ça sâvoit, gouaille lâhomme, on nâest pas en premiĂšreligne, tout de mĂȘme !
ââŻAh ! ça sâvoĂźt pas !âŠEt le sergent qui, insĂ©rĂ© dans la file, continue Ă se porter en avant, et,
on le devine, se retourne en marchant, entreprend une explication heur-tée.
ââŻEspĂšce dânĆud, bon Dieu dâacrobateâŠMais, soudain, il brame Ă nouveau :ââŻEncore un qui fume ! SacrĂ© bordel !Il veut sâarrĂȘter cette fois, mais il a beau se cabrer et se cramponner
en ahanant, il est obligé de suivre le mouvement, précipitamment, et ilest emporté avec les vociférations rentrées qui le dévorent, tandis que lacigarette, cause de sa fureur, disparaßt en silence.
â â Le tapement saccadĂ© de la machine sâaccentue, et une chaleur sâĂ©pais-
sit autour de nous. Amesure quâon avance, lâair tassĂ© du boyau en vibre deplus en plus. BientĂŽt, la trĂ©pidation du moteur nous martĂšle les oreilles etnous secoue tout entiers. La chaleur augmente : câest comme un souffle debĂȘte qui nous vient Ă la face. Nous descendons vers lâagitation de quelqueinfernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie, dont une rambleurrouge sombre, oĂč sâĂ©bauchent nos massives ombres, courbĂ©es, commenceĂ empourprer les parois.
Dans un crescendo diabolique de vacarme, de vent chaud et de lueurs,on roule vers la fournaise. On est assourdis. On dirait maintenant que câestle moteur qui se jette Ă travers la galerie, Ă notre rencontre, comme unemotocyclette effrĂ©nĂ©e, et qui approche vertigineusement avec son phareet son Ă©crasement.
On passe, Ă demi aveuglĂ©s, brĂ»lĂ©s, devant le foyer rouge et le moteurnoir, dont le volant ronfle comme lâouragan. On a Ă peine le temps devoir lĂ des remuements dâhommes. On ferme les yeux, on est suffoquĂ©sau contact de cette haleine incandescente et tapageuse.
Ensuite, le bruit et la chaleur sâacharnent en arriĂšre de nous et sâaf-faiblissent⊠Et mon voisin ronchonne dans sa barbe :
ââŻEt câtâidiot-lĂ qui disait quâma lampe, ça sâvoyait !
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Le feu Chapitre XXIII
Voici lâair libre ! Le ciel est bleu trĂšs foncĂ©, de la couleur Ă peine dĂ©-layĂ©e de la terre. La pluie donne de plus belle. On marche pĂ©niblementdans ces masses limoneuses. Tout le soulier sâenfonce et câest une meur-trissure aiguĂ« de fatigue pour retirer le pied chaque fois. On nây voit guĂšredans la nuit. On voit cependant, Ă la sortie du trou, un dĂ©sordre de poutresqui se dĂ©battent dans la tranchĂ©e Ă©largie : quelque abri dĂ©moli.
Un projecteur arrĂȘte en ce moment sur nous son grand bras articulĂ©et fĂ©erique, qui se promenait dans lâinfini â et on dĂ©couvre que lâemmĂȘ-lement de poutres dĂ©racinĂ©es et enfoncĂ©es, et de charpentes cassĂ©es, estpeuplĂ© de soldats morts. Tout prĂšs de moi, une tĂȘte a Ă©tĂ© rattachĂ©e Ă uncorps agenouillĂ©, avec un vague lien, et lui pend sur le dos : sur la joueune plaque noire dentelĂ©e de gouttes caillĂ©es. Un autre corps entoure deses bras un piquet et nâest quâĂ moitiĂ© tombĂ©. Un autre, couchĂ© en cercle,dĂ©culottĂ© par lâobus, montre son ventre et ses reins blafards. Un autre,Ă©tendu au bord du tas, laisse traĂźner sa main sur le passage. Dans cet en-droit oĂč lâon ne passe que la nuit car la tranchĂ©e, comblĂ©e lĂ par lâĂ©bou-lement, est inaccessible le jour â tout le monde marche sur cette main.A la lumiĂšre du projecteur, je lâai bien vue, squelettique, usĂ©e â vaguenageoire atrophiĂ©e.
La pluie fait rage. Son bruit de ruissellement domine tout. Câest unedĂ©solation affreuse. On la sent sur la peau ; elle nous dĂ©nude. On sâengagedans le boyau dĂ©couvert, tandis que la nuit et lâorage reprennent Ă euxseuls, et brassent cettemĂȘlĂ©e demorts Ă©chouĂ©s et cramponnĂ©s sur ce carrĂ©de terre comme sur un radeau.
Le vent glace sur nos figures les larmes de la sueur. Il est prĂšs de mi-nuit. VoilĂ six heures quâon marche dans la pesanteur grandissante de laboue.
Câest lâheure oĂč, dans les thĂ©Ăątres de Paris, constellĂ©s de lustres et fleu-ris de lampes, emplis de fiĂšvre luxueuse, de frĂ©missements de toilettes, dela chaleur des fĂȘtes, une multitude encensĂ©e, rayonnante, parle, rit, sourit,applaudit, sâĂ©panouit, se sent doucement remuĂ©e par les Ă©motions ingĂ©-nieusement graduĂ©es que lui a prĂ©sentĂ©es la comĂ©die, ou sâĂ©tale, satisfaitede la splendeur et de la richesse des apothĂ©oses militaires qui bondent lascĂšne du music-hall.
ââŻArrivera-t-on ? Nom de Dieu, arrivera-t-on jamais ?
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Le feu Chapitre XXIII
Un geignement sâexhale de la longue thĂ©orie qui cahote dans les fentesde la terre, portant le fusil, portant la pelle ou la pioche sous lâaverse sansfin. On marche ; on marche. La fatigue nous enivre et nous jette dâun cĂŽtĂ©,puis dâun autre : alourdis et dĂ©trempĂ©s, nous frappons de lâĂ©paule la terremouillĂ©e comme nous.
ââŻHalte !ââŻOn est arrivĂ©s ?ââŻAh ben ouiche, arrivĂ©s !Pour le moment, une forte reculade se dessine et nous entraĂźne, parmi
laquelle une rumeur court :ââŻOn sâest perdus.La vĂ©ritĂ© se fait jour dans la confusion de la horde errante : on a fait
fausse route Ă quelque embranchement, et maintenant, câest le diable pourretrouver la bonne voie.
Bien plus, le bruit arrive, de bouche en bouche, que derriĂšre nous estune compagnie en armes qui monte aux lignes. Le chemin que nous avonspris est bouchĂ© dâhommes. Câest lâembouteillage.
Il faut, coĂ»te que coĂ»te, essayer de regagner la tranchĂ©e quâon a per-due et qui, paraĂźt-il, est Ă notre gauche, en y filtrant par une sape quel-conque. LâĂ©nervement des hommes Ă bout de forces Ă©clate en gesticula-tions et en violentes rĂ©criminations. Ils se traĂźnent, puis jettent leur outilet restent lĂ . Par places, il en est des grappes compactes â on les entre-voit Ă la blancheur des fusĂ©es â qui se laissent tomber par terre. La troupeattend, Ă©parpillĂ©e en longueur du sud au nord, sous la pluie impitoyable.
Le lieutenant qui conduit la marche et qui nous a perdus arrive Ă sefrayer un passage le long des hommes, cherchant une issue latĂ©rale. Unpetit boyau sâouvre, bas et Ă©troit.
ââŻCâest par lĂ quâil faut prendre, y a pas dâerreur, sâempresse de direlâofficier. Allons, en avant, les amis !
Chacun reprend en rechignant son fardeau⊠Mais un concert de ma-lĂ©dictions et de jurons sâĂ©lĂšve du groupe qui sâest engagĂ© dans la petitesape.
ââŻCâest des feuillĂ©es !Une odeur nausĂ©abonde se dĂ©gage du boyau, en dĂ©celant indiscuta-
blement la nature. Ceux qui Ă©taient entrĂ©s lĂ sâarrĂȘtent, se butent, refusent
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Le feu Chapitre XXIII
dâavancer. On se tasse les uns sur les autres, bloquĂ©s au seuil de ces la-trines.
ââŻJâaime mieux aller par la plaine ! crie un homme.Mais des Ă©clairs dĂ©chirent la nue au-dessus des talus, de tous les cĂŽtĂ©s,
et le dĂ©cor est si empoignant Ă voir, de ce trou garni dâombre grouillante,avec ces gerbes de flammes retentissantes qui le surplombent dans leshauteurs du ciel, que personne ne rĂ©pond Ă la parole du fou.
Bon grĂ©, mal grĂ©, il faut passer par lĂ puisquâon ne peut pas reveniren arriĂšre.
ââŻEn avant dans la merde ! crie le premier de la bande.On sây lance, Ă©treints par le dĂ©goĂ»t. La puanteur y devient intolĂ©rable.
On marche dans lâordure dont on sent, parmi la bourbe terreuse, les flĂ©-chissements mous.
Des balles sifflent.ââŻBaissez la tĂȘte !Comme le boyau est peu profond, on est obligĂ© de se courber trĂšs bas
pour nâĂȘtre pas tuĂ© et dâaller, en se pliant, vers le fouillis dâexcrĂ©mentstachĂ© de papiers Ă©pars quâon piĂ©tine.
Enfin, on retombe dans le boyau quâon a quittĂ© par erreur. On recom-mence Ă marcher. On marche toujours, on nâarrive jamais.
Le ruisseau qui coule Ă prĂ©sent au fond de la tranchĂ©e lave la fĂ©tiditĂ©et lâinfĂąme encrassement de nos pieds, tandis que nous errons, muets, latĂȘte vide, dans lâabrutissement et le vertige de la fatigue.
Les grondements de lâartillerie se succĂšdent de plus en plus frĂ©quentset finissent par ne former quâun seul grondement de la terre entiĂšre. Detous les cĂŽtĂ©s, les coups de dĂ©part ou les Ă©clatements jettent leur rapiderayon qui tache de bandes confuses le ciel noir au-dessus de nos tĂȘtes.Puis le bombardement devient si dense que lâĂ©clairement ne cesse pas.Au milieu de la chaĂźne continue de tonnerres on sâaperçoit directementles uns les autres, casques ruisselants comme le corps dâun poisson, cuirsmouillĂ©s, fers de pelle noirs et luisants, et jusquâaux gouttes blanchĂątresde la pluie Ă©ternelle. Je nâai jamais encore assistĂ© Ă un tel spectacle : câest,en vĂ©ritĂ©, comme un clair de lune fabriquĂ© Ă coups de canon.
En mĂȘme temps une profusion de fusĂ©es partent de nos lignes et deslignes ennemies, elles sâunissent et se mĂȘlent en groupes Ă©toilĂ©s ; il y a
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Le feu Chapitre XXIII
eu, un moment, une Grande Ourse de fusĂ©es dans la vallĂ©e du ciel quâonaperçoit entre les parapets â pour Ă©clairer notre effrayant voyage.
â â On sâest de nouveau perdus. Cette fois, on doit ĂȘtre bien prĂšs des pre-
miÚres lignes ; mais une dépression de terrain dessine dans cette partie dela plaine une vague cuvette parcourue par des ombres.
On a longĂ© une sape dans un sens, puis dans lâautre. Dans la vibra-tion phosphorescente du canon, saccadĂ©e comme au cinĂ©matographe, onaperçoit au-dessus du parapet deux brancardiers essayant de franchir latranchĂ©e avec leur brancard chargĂ©.
Le lieutenant, qui connaĂźt tout au moins le lieu oĂč il doit conduirelâĂ©quipe des travailleurs, les interpelle :
ââŻOĂč est-il, le Boyau Neuf ?ââŻJâsais pas.On leur pose, des rangs, une autre question : «âŻA quelle distance est-on
des Boches ?âŻÂ» ils ne rĂ©pondent pas. Ils se parlent.ââŻJâmâarrĂȘte, dit celui de lâavant. Jâsuis trop fatiguĂ©.ââŻAllons ! avance, nom de Dieu ! fait lâautre dâun ton bourru en pa-
taugeant pesamment, les bras tirés par le brancard. On va pas tester à moisir ici.
Ils posent le brancard Ă terre sur le parapet, lâextrĂ©mitĂ© surplombant latranchĂ©e. On voit, en passant par-dessous, les pieds de lâhomme Ă©tendu ;et la pluie qui tombe sur le brancard en dĂ©goutte noircie.
ââŻCâest un blessĂ© ? demande-t-on dâen bas.ââŻNon, un macchab, grogne cette fois le brancardier, et iâ pĂšse au
moins quatre-vingts kilos. Des blessĂ©s, jâdis pas â dâpuis deux jours etdeux nuits, on nâen dĂ©porte pas â mais câest malheureux dâsâesquinter Ă trimbaler des morts.
Et le brancardier, debout sur le bord du talus, jette un pied sur la basedu talus qui fait face, par-dessus le trou, et, les jambes Ă©cartĂ©es Ă fond,pĂ©niblement Ă©quilibrĂ©, empoigne le brancard et se met en devoir de letraĂźner de lâautre cĂŽtĂ© ; et il appelle son camarade Ă son secours.
Un peu plus loin, on voit se pencher la forme dâun officier encapu-chonnĂ©. Il a portĂ© la main Ă sa figure et deux lignes dorĂ©es ont apparu Ă sa manche.
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Il va nous indiquer le chemin, lui⊠Mais il parle : il demande si on nâapas vu sa batterie, quâil cherche.
On nâarrivera jamais.On arrive pourtant.On aboutit Ă un champ charbonneux, hĂ©rissĂ© de quelques maigres pi-
quets ; et sur lequel on grimpe et on se rĂ©pand en silence. Câest lĂ .Pour se mettre en place, câest une affaire. A quatre reprises diffĂ©rentes,
il faut avancer, puis rĂ©trograder pour que la compagnie sâĂ©chelonne rĂ©-guliĂšrement sur la longueur du boyau Ă creuser et que le mĂȘme intervallesubsiste entre chaque Ă©quipe dâun piocheur et de deux pelleteurs (pel-leurs).
ââŻAppuyez encore de trois pas⊠Câest trop. Un pas en arriĂšre. Allons,un pas en arriĂšre, ĂȘtes-vous sourds ?⊠Halte !⊠LĂ !âŠ
Cette mise au point est conduite par le lieutenant et un gradĂ© du gĂ©niesurgi de terre. Ensemble ou sĂ©parĂ©ment, ils se dĂ©mĂšnent, courent le longde la file, crient leurs commandements Ă voix basse dans la figure deshommes quâils prennent par le bras, parfois, pour les guider. LâopĂ©ration,commencĂ©e avec ordre, dĂ©gĂ©nĂšre, en raison de la mauvaise humeur deshommes Ă©puisĂ©s qui ont continuellement Ă se dĂ©raciner du point oĂč ilssont affalĂ©s, en houleuse cohue.
ââŻOn est en avant des premiĂšres lignes, dit-on tout bas autour de moi.ââŻNon, murmurent dâautres voix, on est juste derriĂšre.On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moins fort cependant quâĂ
certains moments de la marche. Mais quâimporte la pluie ! On sâest Ă©talĂ©spar terre. On est si bien, les reins et les membres posĂ©s sur la boue moel-leuse, quâon reste indiffĂ©rents Ă lâeau qui nous pique la figure, nous passesur la peau, et au lit spongieux qui nous tient.
Mais câest Ă peine si on a le temps de souffler. On ne nous laisse pasimprudemment nous ensevelir dans le repos. Il faut se mettre au travaildâarrache-pied. Il est deux heures du matin : dans quatre heures il feratrop clair pour quâon puisse rester ici. Il nây a pas une minute Ă perdre.
ââŻChaque homme, nous dit-on, a Ă creuser 1 m. 50 de longueur sur 0m. 70 de largeur et 80 cm. de profondeur. Chaque Ă©quipe a donc ses 4 m.50. Et mettez-en un coup, je vous le conseille : plus tĂŽt ce sera fini, plustĂŽt vous vous en irez.
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On connaĂźt le boniment. Il nây a pas dâexemple dans les annales durĂ©giment quâune corvĂ©e de terrassement soit partie avant lâheure oĂč ilfallait nĂ©cessairement quâelle vidĂąt les lieux pour ne pas ĂȘtre aperçue,repĂ©rĂ©e et dĂ©truite avec son ouvrage.
On murmure :ââŻOui, oui, ça va⊠Câest pas la peine de nous la faire. Ăconomise.Mais â sauf quelques dormeurs invincibles qui tout Ă lâheure seront
obligĂ©s de travailler surhumainement â tout le monde se met Ă lâĆuvreavec courage.
On attaque la premiĂšre couche de la ligne nouvelle : des mottes deterre filandreuses dâherbe. La facilitĂ© et la rapiditĂ© avec lesquelles sâen-tame le travail â comme tous les travaux de terrassement en pleine terreâ donnent lâillusion quâil sera vite terminĂ©, quâon pourra dormir dans sontrou, et cela ravive une certaine ardeur.
Mais soit à cause du bruit des pelles, soit parce que quelques-uns, mal-gré les objurgations, bavardent presque haut, notre agitation éveille unefusée, qui grince verticalement sur notre droite avec sa ligne enflammée.
ââŻCouchez-vous !Tout le monde sâabat, et la fusĂ©e balance et promĂšne son immense
pĂąleur sur une sorte de champ de morts.Lorsquâelle est Ă©teinte, on entend, çà et lĂ , puis partout, les hommes se
dĂ©gager de lâimmobilitĂ© qui les cachait, se relever, et se remettre au travailavec plus de sagesse.
BientÎt, une autre fusée lance sa longue tige dorée, couche et immo-bilise encore lumineusement la ligne obscure des faiseurs de tranchées.Puis une autre, puis une autre.
Des balles dĂ©chirent lâair autour de nous. On entend crier :ââŻUn blessĂ© !Il passe soutenu par des camarades ; il semble mĂȘme quâil y a plusieurs
blessĂ©s. On entrevoit ce paquet dâhommes qui se traĂźnent lâun lâautre, etsâen vont.
Lâendroit devient mauvais. On se baisse, on sâaccroupit. Quelques-uns grattent la terre Ă genoux. Dâautres travaillent allongĂ©s, peinent etse tournent et retournent, comme ceux qui ont des cauchemars. La terre,dont la premiĂšre couche nous fut lĂ©gĂšre Ă enlever, devient glaiseuse et
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collante, est dure Ă manier et adhĂšre Ă lâoutil comme du mastic. Il faut, Ă chaque pelletĂ©e, racler le fer de la bĂȘche.
DĂ©jĂ serpente une maigre bosselure de dĂ©blais, et chacun se donnelâimpression de renforcer cet embryon de talus avec sa musette et sa ca-pote roulĂ©e, et se pelotonne derriĂšre ce mince tas dâombre lorsquâune ra-fale arriveâŠ
On transpire quand on travaille ; dĂšs quâon sâarrĂȘte, on est transpercĂ©de froid. Aussi est-on obligĂ© de vaincre la douleur de la fatigue et de re-prendre la tĂąche.
Non, on nâaura pas fini⊠La terre devient de plus en plus lourde. Unenchantement semble sâacharner contre nous et nous paralyser les bras.Les fusĂ©es nous harcĂšlent, nous font la chasse, ne nous laissent pas re-muer longtemps ; et, aprĂšs que chacune dâelles nous a pĂ©trifiĂ©s dans salumiĂšre, nous avons Ă lutter contre une besogne plus rĂ©tive. Câest avecune lenteur dĂ©sespĂ©rante, Ă coup de souffrances, que le trou descend versles profondeurs.
Le sol sâamollit, chaque pelletĂ©e sâĂ©goutte et coule, et se rĂ©pand de lapelle avec un bruit flasque. Quelquâun, enfin, crie :
ââŻY a dâla flotte !Ce cri se rĂ©percute et court tout le long de la rangĂ©e de terrassiers.ââŻY a dâla flotte. Rien Ă faire !ââŻLâĂ©quipe oĂč est MĂ©lusson a creusĂ© plus profond, et câest de lâeau.
On arrive Ă une mare.ââŻRien Ă faire.On sâarrĂȘte, dans le dĂ©sarroi. On entend, au sein de la nuit, le bruĂźt des
pelles et des pioches quâon jette comme des armes vides. Les sous-officierscherchent Ă tĂątons lâofficier pour rĂ©clamer des instructions. Et, par places,sans en demander davantage, des hommes sâendorment dĂ©licieusementsous la caresse de la pluie et sous les fusĂ©es radieusesâŠ
â â Câest Ă peu prĂšs Ă ce moment autant quâil me souvient â que le bom-
bardement a commencĂ©.Le premier obus est arrivĂ© dans un craquement terrible de lâair, qui a
paru se dĂ©chirer en deux, et dâautres sifflements convergeaient dĂ©jĂ surnous lorsque son explosion souleva le sol vers la tĂȘte du dĂ©tachement au
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sein de la grandeur de la nuit et de la pluie, montrant des gesticulationssur un brusque Ă©cran rouge.
Sans doute, Ă force de fusĂ©es, ils nous avaient vus et avaient rĂ©glĂ© leurtir sur nousâŠ
Les hommes se prĂ©cipitĂšrent, se roulĂšrent vers le petit fossĂ© inondĂ©quâils avaient creusĂ©. On sây insĂ©ra, on sây baigna, on sây enfonça, endisposant les fers des pelles au-dessus des tĂȘtes. A droite, Ă gauche, enavant, en arriĂšre, des obus Ă©clatĂšrent, si proches, que chacun nous bous-culait et nous secouait dans notre couche de terre glaise. Ce fut bientĂŽt unseul tremblement continu qui agitait la chair de ce morne caniveau bondĂ©dâhommes et Ă©caillĂ© de pelles, sous des couches de fumĂ©e et des chutesde clartĂ©. Les Ă©clats et les dĂ©bris se croisaient dans tous les sens avec leurrĂ©seau de clameurs, sur le champ Ă©bloui. Il ne sâest pas passĂ© une secondeque tous nâaient pensĂ© ce que quelques-uns balbutiaient la face par terre :
ââŻOn est foutu, câcoup-ci.Une forme, un peu en avant de lâendroit oĂč je suis, sâest soulevĂ©e et a
criĂ© :ââŻAllons-nous-en !Des corps qui gisaient sâĂ©rigĂšrent Ă moitiĂ© hors du linceul de boue qui,
de leurs membres, coulaient en pans, en lambeaux liquides, et ces spectresmacabres criĂšrent :
ââŻAllons-nous-en !On Ă©tait Ă genoux, Ă quatre pattes ; on se poussait du cĂŽtĂ© de la retraite.ââŻAvancez ! Allons, avancez !Mais la longue file resta inerte. Les plaintes frĂ©nĂ©tiques des crieurs ne
la déplaçaient pas. Ceux qui étaient, là -bas, au bout, ne bougeaient pas etleur immobilité bloquait la masse.
Des blessés passÚrent par-dessus les autres, rampant sur eux commesur des débris, et ces blessés ont arrosé toute la compagnie de leur sang.
On apprit enfin la cause de lâaffolante immobilitĂ© de la queue du dĂ©-tachement :
ââŻY a un barrage au bout.Une Ă©trange panique emprisonnĂ©e, aux cris inarticulĂ©s, aux gestes
murĂ©s, sâempara des hommes qui Ă©taient lĂ . Ils se dĂ©battaient sur place etclamaient. Mais, si petit que fĂ»t lâabri du fossĂ© Ă©bauchĂ©, personne nâosait
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sortir de ce creux qui nous empĂȘchait de dĂ©passer le niveau du sol, pourfuir la mort vers la tranchĂ©e transversale qui devait ĂȘtre lĂ -bas⊠Les bles-sĂ©s auxquels il Ă©tait permis de ramper par-dessus les vivants risquaientsinguliĂšrement en le faisant et Ă tout instant Ă©taient frappĂ©s et retom-baient au fond.
CâĂ©tait vraiment une pluie de feu qui sâabattait partout, mĂȘlĂ©e Ă lapluie. De la nuque aux talons on vibrait, mĂȘlĂ©s profondĂ©ment aux va-carmes surnaturels. La plus hideuse des morts descendait et sautait etplongeait tout autour de nous dans des flots de lumiĂšre. Son Ă©clat sou-levait et arrachait lâattention dans tous les sens. La chair sâapprĂȘtait aumonstrueux sacrifice !⊠LâĂ©motion qui nous annihilait Ă©tait si forte quâence moment seulement on sâest souvenu quâon avait dĂ©jĂ parfois Ă©prouvĂ©cela, subi ce dĂ©versement de mitraille avec sa brĂ»lure hurlante et sa puan-teur. Ce nâest que pendant un bombardement quâon se rappelle vraimentceux quâon a supportĂ©s dĂ©jĂ .
Et, sans arrĂȘt, rampaient de nouveaux blessĂ©s fuyant quandmĂȘme, quifaisaient peur et au contact desquels on gĂ©missait parce quâon se rĂ©pĂ©tait :
ââŻOn ne sortira pas de lĂ , personne ne sortira de lĂ . Soudain, un videse produisit dans lâagglomĂ©ration humaine ; la masse sâaspirait vers lâar-riĂšre ; on dĂ©gageait. On a commencĂ© par ramper, puis on a couru, courbĂ©sdans la boue et lâeau miroitante dâĂ©clairs ou de reflets pourprĂ©s, en trĂ©bu-chant et en tombant Ă cause des inĂ©galitĂ©s du fond cachĂ©es par lâeau, sem-blables nous-mĂȘmes Ă de lourds projectiles Ă©clabousseurs qui se ruaient,bousculĂ©s par la foudre Ă ras de terre. On arriva au dĂ©but du boyau quâonavait commencĂ© Ă creuser.
ââŻY a pas dâtranchĂ©e. Y a rien.En effet, dans la plaine oĂč sâĂ©tait amorcĂ© notre travail de terrassement,
lâĆil ne dĂ©couvrait pas lâabri. On ne voyait que la plaine, un Ă©norme dĂ©-sert furieux, mĂȘme au coup dâaile tempĂ©tueux des fusĂ©es. La tranchĂ©e nedevait pas ĂȘtre loin puisque nous Ă©tions arrivĂ©s en la suivant. Mais dequel cĂŽtĂ© se diriger pour la trouver ? La pluie redoubla. On resta lĂ uninstant, balancĂ©s dans un lugubre dĂ©sappointement, accumulĂ©s au bordde lâinconnu foudroyĂ©, puis ce fut une dĂ©bandade. Les uns se portĂšrent Ă gauche, les autres Ă droite, les autres droit devant eux, tous minusculeset ne durant quâun instant au sein de la pluie tonitruante, sĂ©parĂ©s par des
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rideaux de fumĂ©e enflammĂ©e et des avalanches noires.â â
Le bombardement diminua sur nos tĂȘtes. CâĂ©tait surtout vers lâem-placement oĂč nous nous Ă©tions trouvĂ©s quâil se multipliait. Mais dâuneseconde Ă lâautre, il pouvait venir tout barrer et tout faire disparaĂźtre. Lapluie devenait de plus en plus torrentielle. CâĂ©tait le dĂ©luge dans la nuit.Les tĂ©nĂšbres Ă©taient si Ă©paisses que les fusĂ©es nâen Ă©clairaient que destranches nuageuses, rayĂ©es dâeau, au fond desquelles allaient, venaient,couraient en rond des fantĂŽmes dĂ©semparĂ©s. Il mâest impossible de dirependant combien de temps jâai errĂ© avec le groupe auquel jâĂ©tais restĂ©attachĂ©. Nous sommes allĂ©s dans les fondriĂšres. Nos regards tendus es-sayaient, en avant de nous, de tĂątonner vers le talus et le fossĂ© sauveurs,vers la tranchĂ©e qui Ă©tait quelque part, dans le gouffre, comme un port.
Un cri de rĂ©confort sâest enfin fait entendre Ă travers le fracas de laguerre et des Ă©lĂ©ments :
ââŻUne tranchĂ©e !Mais le talus de cette tranchĂ©e bougeait. CâĂ©taient des hommes confu-
sĂ©ment mĂȘlĂ©s, qui semblaient sâen dĂ©tacher, lâabandonner.ââŻNârestez pas lĂ , les gars, criĂšrent ces fuyards, ne vânez pas, nâappro-
chez pas ! Câest affreux. Tout sâĂ©croule. Les tranchĂ©es foutent le camp, lesguitounes se bouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plusdâtranchĂ©es. Câest fini dâtoutes les tranchĂ©es dâici !
On sâen alla. OĂč ? On avait oubliĂ© de demander la moindre indicationĂ ces hommes qui, aussitĂŽt quâils Ă©taient apparus, ruisselants, sâĂ©taientengloutis dans lâombre.
MĂȘme notre petit groupe sâĂ©mietta au milieu de ces dĂ©vastations. Onne savait plus avec qui on Ă©tait. Chacun allait : tantĂŽt câĂ©tait lâun, tantĂŽtcâĂ©tait lâautre qui sombrait dans la nuit, disparaissant avec sa chance desalut.
Onmonta, on descendit des pentes. Jâentrevis devant moi des hommesflĂ©chis et bossus gravissant une cĂŽte glissante oĂč la boue les tirait en ar-riĂšre, dâoĂč les repoussaient le vent et la pluie, sous un dĂŽme dâĂ©clairssourds.
Puis, on reflua dans un marĂ©cage oĂč on enfonçait jusquâaux genoux.On marchait en levant trĂšs haut les pieds avec un bruit de nageurs. On
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Le feu Chapitre XXIII
accomplissait pour avancer un effort Ă©norme qui, Ă chaque enjambĂ©e, seralentissait dâune façon angoissante.
LĂ on a senti approcher la mort, mais nous avons Ă©chouĂ© sur unesorte de mĂŽle dâargile qui coupait le marĂ©cage. Nous avons suivi le dosglissant de ce grĂȘle Ăźlot, et je me souviens quâĂ un moment, pour ne pasĂȘtre prĂ©cipitĂ©s en bas de la crĂȘte flasque et sinueuse, nous avons dĂ» nousbaisser, et nous guider en touchant une bande de morts qui y Ă©taient Ă demi enfoncĂ©s. Ma main a rencontrĂ© des Ă©paules, des dos durs, une facefroide comme un casque, et une pipe quâune mĂąchoire continuait Ă serrerdĂ©sespĂ©rĂ©ment.
Sortis de là , levant vaguement nos faces au hasard, nous entendßmesun groupe de voix résonner non loin de nous.
ââŻDes voix ! Ah ! des voix !Elles nous ont semblĂ© douces, ces voix, comme si elles nous appelaient
par nos noms. On sâest rĂ©unis pour sâapprocher du fraternel murmuredâhommes.
Les paroles devinrent distinctes ; elles Ă©taient tout prĂšs, dans ce mon-ticule entrevu lĂ comme une oasis, et pourtant on nâentendait pas cequâelles disaient. Les sons sâembrouillaient ; on ne comprenait pas.
ââŻQuâest-câquâiâs disent donc ? demanda lâun de nous dâun ton Ă©trange.Nous cessĂąmes, instinctivement, de chercher par oĂč entrer.Un doute, une idĂ©e poignante nous saisissaient. Alors on perçut des
mots trĂšs nettement articulĂ©s qui retentirent :ââŻAchtung !⊠Zweites GeschĂŒtz⊠SchussâŠEt, en arriĂšre, un coup de canon a rĂ©pondu Ă cet ordre tĂ©lĂ©phonique.La stupĂ©faction et lâhorreur nous clouĂšrent dâabord sur place.ââŻOĂč sommes-nous ? Tonnerre de Dieu ! oĂč sommes-nous ?On a fait demi-tour, lentement malgrĂ© tout, alourdis par plus dâĂ©pui-
sement et de regret, et on sâenfuit, criblĂ©s de fatigue comme dâune quan-titĂ© de blessures, tirĂ©s vers la terre ennemie, gardant juste assez dâĂ©nergiepour repousser la douceur quâil y aurait eu Ă se laisser mourir.
Nous arrivĂąmes dans une espĂšce de grande plaine. Et lĂ , on sâarrĂȘta,on se jeta par terre, au bord dâun tertre ; on sây adossa, incapables de faireun pas de plus.
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Le feu Chapitre XXIII
Mes vagues compagnons et moi, nous ne bougeĂąmes plus. La pluienous lava la face ; elle nous ruissela dans le dos et la poitrine, et pĂ©nĂ©trantpar lâĂ©toffe des genoux, remplit nos souliers.
On serait peut-ĂȘtre tuĂ©s au jour, ou prisonniers. Mais on ne pensaitplus Ă rien. On ne pouvait plus, on ne savait plus.
n
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CHAPITRE XXIV
LâAUBE
A oĂč nous nous sommes laissĂ©s tomber, nous attendonsle jour. Il vient, peu Ă peu, glacĂ© et sombre, sinistre, et se diffusesur lâĂ©tendue livide.
La pluie a cessĂ© de couler. Il nây en a plus au ciel. La plaine plombĂ©e, avecses miroirs dâeau ternis, a lâair de sortir non seulement de la nuit, mais dela mer.
A demi assoupis, Ă demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour lesrefermer, paralysĂ©s, rompus et froids, nous assistons Ă lâincroyable re-commencement de la lumiĂšre.
OĂč sont les tranchĂ©es ?On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes dâeau laiteuse et stag-
nante.Il y a plus dâeau encore quâon nâavait cru. Lâeau a tout pris ; elle sâest
rĂ©pandue partout, et la prĂ©diction des hommes de la nuit sâest rĂ©alisĂ©e :il nây a plus de tranchĂ©es, ces canaux ce sont les tranchĂ©es ensevelies.
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Le feu Chapitre XXIV
Lâinondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort.LĂ -bas, la vie continue peut-ĂȘtre, mais on ne voit pas jusque-lĂ .
Je me soulĂšve Ă moitiĂ©, pĂ©niblement, en oscillant, comme un malade,pour regarder cela. Ma capote mâĂ©treint de son fardeau terrible. Il y a troisformesmonstrueusement informes Ă cĂŽtĂ© demoi. Lâune câest Paradis avecune extraordinaire carapace de boue, une boursouflure Ă la ceinture, Ă laplace de ses cartouchiĂšres â se lĂšve aussi. Les autres dorment et ne fontaucun mouvement.
Et puis, quel est ce silence ? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, detemps en temps, la chute dâune motte de terre dans lâeau, au milieu decette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas⊠Pas dâobus, parcequâils nâĂ©clateraient pas. Pas de balles, parce que les hommesâŠ
Les hommes, oĂč sont les hommes ?Peu Ă peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalĂ©s,
enduits de boue des pieds Ă la tĂȘte, presque changĂ©s en choses.A quelque distance, jâen distingue dâautres, recroquevillĂ©s et collĂ©s
comme des escargots le long dâun talus arrondi et Ă demi rĂ©sorbĂ© parlâeau. Câest une rangĂ©e immobile de masses grossiĂšres, de paquets placĂ©scĂŽte Ă cĂŽte, dĂ©goulinant dâeau et de boue, de la couleur du sol auquel ilssont mĂȘlĂ©s.
Je fais un effort pour rompre le silence ; je parle, je dis à Paradis quiregarde aussi de ce cÎté :
ââŻSont-ils morts ?ââŻTout Ă lâheure on ira voir, dit-il Ă voix basse. Restons lĂ encore un
peu. Tout Ă lâheure on aura le courage dây aller.Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus
sâabattre ici. On a des figures tellement lassĂ©es que ce ne sont plus desfigures ; quelque chose de sale, dâeffacĂ© et de meurtri, aux yeux sanglants,en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis lecommencement â et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.
Paradis dĂ©tourne la tĂȘte, regarde ailleurs.Tout Ă coup, je le vois qui est saisi dâun tremblement. Il Ă©tend un bras
Ă©norme, encroĂ»tĂ© de boue :ââŻLà ⊠là ⊠fait-il.
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Le feu Chapitre XXIV
Sur lâeau qui dĂ©borde dâune tranchĂ©e au milieu dâun terrain particu-liĂšrement hachurĂ© et ravinĂ©, flottent des masses, des rĂ©cifs ronds.
Nous nous traĂźnons jusque-lĂ . Ce sont des noyĂ©s.Leurs tĂȘtes et leurs bras plongent dans lâeau. On voit transparaĂźtre
leurs dos avec les cuirs de lâĂ©quipement, vers la surface du liquide plĂątreuxet leurs cottes de toile bleue sont gonflĂ©es, avec les pieds emmanchĂ©s detravers sur ces jambes ballonnĂ©es, comme les pieds noirs boulus adaptĂ©saux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crĂąne im-mergĂ©, des cheveux se tiennent droit dans lâeau comme des herbes aqua-tiques. Voici une figure qui affleure : la tĂȘte est Ă©chouĂ©e contre le bord, etle corps disparaĂźt dans la tombe trouble. La face est levĂ©e vers le ciel. Lesyeux sont deux trous blancs ; la bouche est un trou noir. La peau jaune,boursouflĂ©e, de ce masque apparaĂźt molle et plissĂ©e, comme de la pĂąterefroidie.
Ce sont les veilleurs qui Ă©taient lĂ . Ils nâont pas pu se dĂ©pĂȘtrer de laboue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse Ă lâescarpement gluantqui sâemplissait dâeau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirerdavantage au fond. Ils sont morts cramponnĂ©s Ă lâappui fuyant de la terre.
LĂ sont nos premiĂšres lignes, et lĂ les premiĂšres lignes allemandes,pareillement silencieuses et refermĂ©es dans lâeau.
Nous allons jusquâĂ ces molles ruines. On passe au milieu de ce quiĂ©tait hier encore la zone dâĂ©pouvante, dans lâintervalle terrible au seuilduquel a dĂ» sâarrĂȘter lâĂ©lan formidable de notre derniĂšre attaque â oĂč lesballes et les obus nâavaient pas cessĂ© de sillonner lâespace depuis un an etdemi, et oĂč, ces jours-lĂ , leurs averses transversales se sont furieusementcroisĂ©es au-dessus de la terre, dâun horizon Ă lâautre.
Câest maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partouttachĂ© dâĂȘtres qui dorment, ou qui, sâagitant doucement, levant un bras,levant la tĂȘte, se mettent Ă revivre, ou sont en train de mourir.
La tranchĂ©e ennemie achĂšve de sombrer en elle-mĂȘme dans le fondde grands vallonnements et dâentonnoirs marĂ©cageux, hĂ©rissĂ©s de boue,et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places,remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. Aun endroit, on peut se pencher sur elle.
Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, lĂ , pire quâun
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Le feu Chapitre XXIV
corps, un bras, seul, nu et pĂąle comme la pierre, sort dâun trou qui sedessine confusĂ©ment dans la paroi Ă travers lâeau. Lâhomme a Ă©tĂ© enterrĂ©dans son abri et nâa eu que le temps de faire jaillir son bras.
De tout prĂšs, on remarque que des amas de terre alignĂ©s sur lestĂȘtes des remparts de ce gouffre Ă©tranglĂ© sont des ĂȘtres. Sont-ils morts ?dorment-ils ? On ne sait pas. En tout cas, ils reposent.
Sont-ils Allemands ou Français ? On ne sait pas.Lâun dâeux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tĂȘte. On
lui dit :ââŻFrançais ?PuisââŻDeutsch ?Il ne rĂ©pond pas, il referme les yeux et retourne Ă lâanĂ©antissement.
On nâa jamais su qui câĂ©tait.On ne peut dĂ©terminer lâidentitĂ© de ces crĂ©atures : ni Ă leur vĂȘtement,
couvert dâune Ă©paisseur de fange ; ni Ă la coiffure : ils sont nu-tĂȘte ouemmaillotĂ©s de laine sous leur cagoule fluide et fĂ©tide ; ni aux armes : ilsnâont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose quâils onttraĂźnĂ©e, masse informe et gluante, semblable Ă une espĂšce de poisson.
Tous ces hommes Ă face cadavĂ©rique, qui sont devant nous et der-riĂšre nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volontĂ©,tous ces hommes chargĂ©s de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leurensevelissement, se ressemblent comme sâils Ă©taient nus. De cette nuitĂ©pouvantable il sort dâun cĂŽtĂ© ou dâun autre quelques revenants revĂȘtusexactement du mĂȘme uniforme de misĂšre et dâordure.
Câest la fin de tout. Câest, pendant un moment, lâarrĂȘt immense, lacessation Ă©pique de la guerre.
A une Ă©poque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont lesflammes des obus, puis jâai pensĂ© longtemps que câĂ©tait lâĂ©touffement dessouterrains qui se rĂ©trĂ©cissent Ă©ternellement sur nous. Mais non, lâenfer,câest lâeau.
Le vent sâĂ©lĂšve. Il est glacĂ© et son souffle glacĂ© passe au travers denos chairs. Sur la plaine dĂ©liquescente et naufragĂ©e, mouchetĂ©e de corpsentre ses gouffres dâeau vermiculaires, entre ses Ăźlots dâhommes immo-biles agglutinĂ©s ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui sâaplatit
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et sombre, de lĂ©gĂšres ondulations de mouvements se dessinent. On voitse dĂ©placer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composĂ©esdâĂȘtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers deboue, et se traĂźnent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurcidu ciel. Lâaube est si sale quâon dirait que le jour est dĂ©jĂ fini.
Ces survivants Ă©migrent Ă travers cette steppe dĂ©solĂ©e, chassĂ©s parun grand malheur indicible qui les extĂ©nue et les effare â lamentables, etquelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsquâils se prĂ©cisent, Ă demi dĂ©shabillĂ©s par lâenlisement dont ils se sauvent encore.
En passant, ils jettent les yeux autour dâeux, nous contemplent, puisretrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent :
ââŻLĂ -bas, câest pire quâici. Les bonhommes tombent dans les trous eton nâpeut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied surle bord dâun trou dâobus, sont morts⊠LĂ -bas, dâoĂč quâon vient, tu vois parterre une tĂȘte qui râmue les bras, scellĂ©e ; il y a un chemin de claies qui,par endroits, ont cĂ©dĂ© et se sont trouĂ©es, et câest une souriciĂšre dâhommes,LĂ oĂč il nây a plus de claies, il y a deux mĂštres dâeau⊠Leur fusil ! y en aqui nâont jamais pu lâdĂ©raciner. Regarde ceux-lĂ : on a coupĂ© tout le basde leur capote â tant pis pour les poches â pour les dĂ©gager, et aussiparce quâils nâavaient pas la force de tirer un poids pareil⊠La capote deDumas, quâon a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos : on pouvaittout juste, Ă deux, la soulever des deux mains⊠Tiens, lui, quâa les jambesnues, ça lui a tout arrachĂ©, son pantalon, son caleçon, ses souliers â toutça arrachĂ© par la terre. On nâa jamais vu ça, jamais.
Et Ă©grenĂ©s, car ces traĂźnards ont des traĂźnards, ils sâenfuient dans uneĂ©pidĂ©mie dâĂ©pouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racinesde boue. On voit sâeffacer ces rafales dâhommes, dĂ©croĂźtre les blocs quâilsfont, murĂ©s dans des vĂȘtements Ă©normes.
Nous nous levons. Debout, le vent glacial nous fait frissonner commedes arbres.
Nous allons Ă petits pas. On oblique, attirĂ©s par une masse formĂ©e dedeux hommes Ă©trangement mĂȘlĂ©s, Ă©paule contre Ă©paule, les bras autourdu cou lâun de lâautre. Le corps Ă corps de deux combattants qui se sontentraĂźnĂ©s dans la mort et sây maintiennent, incapables pour toujours dese lĂącher ? Non, ce sont deux hommes qui se sont appuyĂ©s lâun sur lâautre
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pour dormir. Comme ils ne pouvaient pas sâĂ©tendre sur le sol qui se dĂ©-robait et voulait sâĂ©tendre sur eux, ils se sont penchĂ©s lâun vers lâautre,se sont empoignĂ©s aux Ă©paules, et se sont endormis, enfoncĂ©s jusquâauxgenoux dans la glaise.
On respecte leur immobilitĂ©, et on sâĂ©loigne de cette double statue depauvretĂ© humaine.
Puis nous nous arrĂȘtons bientĂŽt nous-mĂȘmes. Nous avons trop prĂ©-sumĂ© de nos forces. Nous ne pouvons pas encore nous en aller. Ce nâestpas encore fini. On sâĂ©croule Ă nouveau dans une encoignure pĂ©trie, avecle bruit dâun bloc de gadoue quâon jette.
On ferme les yeux. De temps en temps, on les ouvre.Des gens se dirigent en titubant vers nous. Ils se penchent sur nous,
et parlent dâune voix basse et lassĂ©e.Lâun dâeux dit :ââŻSie sind todt. Wir bleiben hier.Lâautre rĂ©pond : Ia, comme un soupir.Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitĂŽt, ils Ă©chouent en face de
nous. Lâhomme Ă la voix sans accent sâadresse Ă nous :ââŻNous levons les bras, dit-il.Et ils ne bougent pas.Puis ils sâaffalent complĂštement â soulagĂ©s, et, comme si câĂ©tait la fin
de leur tourment, lâun dâeux, qui a sur la face des dessins de boue commeun sauvage, esquisse un sourire.
ââŻReste lĂ , lui dit Paradis sans remuer sa tĂȘte qui est appuyĂ©e en ar-riĂšre sur un monticule. Tout Ă lâheure, tu viendras avec nous, si tu veux.
ââŻOui, dit lâAllemand. Jâen ai assez.On ne lui rĂ©pond pas.Il dit :ââŻLes autres aussi ?ââŻOui, dit Paradis, quâils restent aussi sâils veulent.Ils sont quatre qui se sont Ă©tendus par terre.Lâun dâeux se met Ă rĂąler. Câest comme un chant Ă demi, Ă genoux,
autour de lui et roulent de gros yeux dans leurs figures bigarrĂ©es de saletĂ©.Nous nous soulevons et nous regardons cette scĂšne. Mais le rĂąle sâĂ©teint,
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et la gorge noirĂątre qui remuait seule sur ce grand corps comme un petitoiseau, sâimmobilise.
ââŻEr ist todt, dit un des hommes.Il commence Ă pleurer. Les autres se rĂ©installent pour dormir. Le pleu-
reur sâendort en pleurant.Quelques soldats sont venus, en faisant des faux pas, clouĂ©s par des
arrĂȘts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers,se rĂ©fugier jusquâici, parmi le creux oĂč nous sommes dĂ©jĂ incrustĂ©s, et onsâendort pĂȘle-mĂȘle dans la fosse commune.
â â On se rĂ©veille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On
rentre dans la vie et dans la clartĂ© du jour comme dans un cauchemar.Devant nous renaĂźt la plaine dĂ©sastreuse oĂč de vagues mamelons sâes-tompent, immergĂ©s, la plaine dâacier, rouillĂ©e par places, et oĂč reluisentles lignes et les plaques de lâeau â et dans lâimmensitĂ©, semĂ©s çà et lĂ comme des immondices, les corps anĂ©antis qui y respirent ou sây dĂ©com-posent.
Paradis me dit :ââŻVoilĂ la guerre.ââŻOui, câest ça, la guerre, rĂ©pĂšte-t-il dâune voix lointaine. Câest paâ
autâ chose.Il veut dire, et je comprends avec lui :«âŻPlus que les charges qui ressemblent Ă des revues, plus que les ba-
tailles visibles dĂ©ployĂ©es comme des oriflammes, plus mĂȘme que les corpsĂ corps oĂč lâon se dĂ©mĂšne en criant, cette guerre, câest la fatigue Ă©pouvan-table, surnaturelle, et lâeau jusquâau ventre, et la boue et lâordure et lâin-fĂąme saletĂ©. Câest les faces moisies et les chairs en loques et les cadavresqui ne ressemblent mĂȘme plus Ă des cadavres, surnageant sur la terre vo-race. Câest cela, cette monotonie infinie de misĂšres, interrompue par desdrames aigus, câest cela, et non pas la baĂŻonnette qui Ă©tincelle comme delâargent, ni le chant de coq du clairon au soleil !âŻÂ»
Paradis pensait si bien Ă cela quâil remĂącha un souvenir, et gronda :ââŻTu târappelles, la bonne femme de la ville oĂč on a Ă©tĂ© faire une virĂ©e,
y a pas si longtemps dâça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et quidisait : «âŻĂa doit ĂȘtre beau Ă voir !âŠâŻÂ»
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Un chasseur, qui Ă©tait allongĂ© sur le ventre, aplati comme unmanteau,leva la tĂȘte hors de lâombre ignoble oĂč elle plongeait, et sâĂ©cria :
ââŻBeau ! Ah ! merde alors !«âŻCâest tout Ă fait comme si une vache disait : «âŻĂa doit ĂȘtre beau Ă
voir, Ă La Villette, ces multitudes de bĆufs quâon pousse en avant !âŻÂ»Il cracha de la boue, la bouche barbouillĂ©e, la face dĂ©terrĂ©e comme
une bĂȘte.ââŻQuâon dise : «âŻIl le fautâŻÂ», bredouilla-t-il dâune Ă©trange voix sacca-
dĂ©e, dĂ©chirĂ©e, haillonneuse. Bien. Mais beau ! Ah ! merde alors !Il se dĂ©battait contre cette idĂ©e. Il ajouta tumultueusement :ââŻCâest avec des choses comme ça quâon dit, quâon sâfout dânous jus-
quâau sang !Il recracha, mais, Ă©puisĂ© par lâeffort quâil avait fait, il retomba dans
son bain de vase et il remit la tĂȘte dans son crachat.â â
Paradis, hantĂ©, promenait sa main sur la largeur du paysage indicible,lâĆil fixe, et rĂ©pĂ©tait sa phrase :
ââŻCâest ça, la guerre⊠Et câest ça partout. Quâest-ce quâon est, nousautres, et quâest-ce que câest, ici ? Rien du tout. Tout ça quâtu vois, câest unpoint. Dis-toi bien quâil y a ce matin dans le monde trois mille kilomĂštresde malheurs pareils, ou Ă peu prĂšs, ou pires.
ââŻEt puis, dit le camarade qui Ă©tait Ă cĂŽtĂ© de nous â et quâon ne recon-naissait pas, mĂȘme Ă la voix qui sortait de lui â demain ça râcommencera.Ăa avait bien râcommencĂ© avant-hier et les autres jours dâavant !
Le chasseur, avec effort, comme sâil dĂ©chirait le sol, arracha son corpsde la terre oĂč il avait moulĂ© une dĂ©pression semblable Ă un cercueil suin-tant, et il sâassit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangĂ©ede vase, pour la nettoyer, dit :
ââŻOn sâen tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, pâtâĂȘtâ que demainaussi on sâen tirera ! Qui sait ?
Paradis, le dos pliĂ© sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait Ă rendre lâimpression que la guerre est inimaginable, et incommensurabledans le temps et lâespace.
ââŻQuand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, câestcomme si on nâdisait rien. Ăa Ă©touffe les paroles. On est lĂ , Ă râgarder
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ça, comme des espĂšces dâaveuglesâŠUne voix de basse roula un peu plus loin :ââŻNon, on nâpeut pas sâfigurer.A cette parole un brusque Ă©clat de rire se dĂ©chira.ââŻDâabord, comment, sans y avoir Ă©tĂ©, sâimaginerait-on ça ?ââŻIâ faudrait ĂȘtre fou ! dit le chasseur.Paradis se pencha sur une masse Ă©tendue, rĂ©pandue, Ă cĂŽtĂ© de lui.ââŻTu dors ?ââŻNon, mais jâbouge pas, barbota aussitĂŽt une voix Ă©touffĂ©e et terro-
risĂ©e qui sourdait de la masse, couverte dâune housse limoneuse Ă©paisseet si bossuĂ©e quâelle semblait piĂ©tinĂ©e. Jâvas tâdire : jâcrois quâjâai lâventrecrevĂ©. Mais jâen suis pas sĂ»r, et jâose pas lâsavoir.
ââŻOn va voirâŠââŻNon, pas encore, dit lâhomme. Jâvoudrais rester encore un peu
comme ça.Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traßnant sur
les coudes, rejetant lâinfernale couverture pĂąteuse qui les Ă©crasait. La pa-ralysie du froid se dissipait petit Ă petit parmi cette grappe de suppliciĂ©s,bien que la clartĂ© ne progressĂąt plus sur la grande mare irrĂ©guliĂšre oĂčdescendait la plaine. La dĂ©solation continuait, non le jour.
Lâun de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit :ââŻTâauras beau raconter, sâpas, on tâcroira pas. Pas par mĂ©chancetĂ©
ou par amour de sâficher dâtoi, mais paâce quâon nâpourra pas. Quand tudiras plus tard, si tâes encore vivant pour placer ton mot : «âŻOn a fait destravaux dânuit, on a Ă©tĂ© sonnĂ©s, pis on a manquĂ© sâenliserâŻÂ», on rĂ©pondra :«âŻAh !âŻÂ» ; pâtĂȘtâ quâon dira : «âŻVous nâavez pas dĂ» rigoler lourd pendantlâaffaire.âŻÂ» Câest tout. Personne ne saura. Iâ nây aura quâtoi.
ââŻNon, pas mĂȘme nous, pas mĂȘme nous ! sâĂ©cria quelquâun.ââŻJâdis comme toi, moi : nous oublierons, nous⊠Nous oublions dĂ©jĂ ,
mon pauvâvieux !ââŻNous en avons trop vu !ââŻEt chaque chose quâon a vue Ă©tait trop. On nâest pas fabriquĂ© pour
contenir ça⊠Ăa fout lâcamp dâtous les cĂŽtĂ©s ; on est trop pâtit.ââŻUn peu, quâon oublie ! Non seulement la durĂ©e de la grande mi-
sĂšre qui est, comme tu dis, incalculable, depuis lâtemps quâelle dure : les
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marches qui labourent et râlabourent les terres, talent les pieds, usent lesos, sous le poids de la charge qui a lâair de grandir dans le ciel, lâĂ©rein-tement jusquâĂ ne plus savoir son nom, les piĂ©tinements et les immobili-tĂ©s qui vous broient, les travaux qui dĂ©passent les forces, les veilles, sansbornes, Ă guetter lâennemi qui est partout dans la nuit, et Ă lutter contre lesommeil â et lâoreiller de fumier et de poux. Mais mĂȘme les sales coupsoĂč sây mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz as-phyxiants, les contre-attaques. On est plein de lâĂ©motion de la rĂ©alitĂ© aumoment, et on a raison. Mais tout ça sâuse dans vous et sâen va, on ne saitcomment, on ne sait oĂč, et iâ nâreste plus quâles noms, quâles mots de lachose, comme dans un communiquĂ©.
ââŻCâest vrai, câquâiâ dit, fit un homme sans remuer la tĂȘte dans sacangue. Quand jâsuiâ Ă©tĂ© en permission, jâai vu quâjâavais oubliĂ© bien deschoses de ma vie dâavant. Y a des lettres de moi que jâai relues comme sicâĂ©tait un livre que jâouvrais. Et pourtant, malgrĂ© ça jâai oubliĂ© aussi masouffrance de la guerre. On est des machines Ă oublier. Les hommes, câestdes choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. VoilĂ ce quâonest.
ââŻNi les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !Cette perspective vint sâajouter Ă la dĂ©chĂ©ance de ces crĂ©atures
comme la nouvelle dâun dĂ©sastre plus grand, les abaisser encore sur leurgrĂšve de dĂ©luge.
ââŻAh ! si on se rappelait ! sâĂ©cria lâun.ââŻSi on sârappelait, dit lâautre, y aurait plus dâguerre !Un troisiĂšme ajouta magnifiquement :ââŻOui, si on sârappelait, la guerre serait moins inutile quâelle ne lâest.Mais tout dâun coup, un des survivants couchĂ©s se dressa Ă genoux,
secoua ses bras boueux et dâoĂč tombait la boue, et, noir comme une grandechauve-souris engluĂ©e, il cria sourdement :
ââŻIl ne faut plus quâil y ait de guerre aprĂšs celle-lĂ !Dans ce coin bourbeux oĂč, faibles encore et impotents, nous Ă©tions
assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquementet si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une Ă©pave,le cri de lâhomme qui avait lâair de vouloir sâenvoler Ă©veilla dâautres crispareils :
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ââŻIl ne faut plus quâil y ait de guerre aprĂšs celle-lĂ !Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaĂźnĂ©s Ă la
terre, incarnĂ©s de terre, montaient et passaient dans le vent comme descoups dâaile :
ââŻPlus de guerre, plus de guerre !ââŻOui, assez !ââŻCâest trop bĂȘte, aussi⊠Câest trop bĂȘte, mĂąchonnaient-ils.Quâest-ce
que ça signifie, au fond, tout ça â tout ça quâon nâpeut mĂȘme pas dire !Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espĂšce de
banquise disputĂ©e par les Ă©lĂ©ments, avec leurs sombres masques en lam-beaux. La protestation qui les soulevait Ă©tait tellement vaste quâelle lesĂ©touffait.
ââŻOn est fait pour vivre, pas pour crever comme ça !ââŻLes hommes sont faits pour ĂȘtre des maris, des pĂšres des hommes,
quoi ! pas des bĂȘtes qui se traquent, sâĂ©gorgent et sâempestent.ââŻEt tout partout, partout, câest des bĂȘtes, des bĂȘtes fĂ©roces ou des
bĂȘtes Ă©crasĂ©es. Regarde, regarde !⊠Je nâoublierai jamais lâaspect de ces campagnes sans limites sur la
face desquelles lâeau sale avait rongĂ© les couleurs, les traits, les reliefs,dont les formes attaquĂ©es par la pourriture liquide sâĂ©miettaient et sâĂ©cou-laient de toutes parts, Ă travers les ossatures broyĂ©es des piquets, des filsde fer, des charpentes â et, lĂ -dessus, parmi ces sombres immensitĂ©s deStyx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicitĂ©,qui sâĂ©tait mis soudain Ă secouer ces hommes comme de la folie.
On voyait que cette idĂ©e les tourmentait : quâessayer de vivre sa viesur la terre et dâĂȘtre heureux, ce nâest pas seulement un droit, mais undevoir â et mĂȘme un idĂ©al et une vertu ; que la vie sociale nâest faite quepour donner plus de facilitĂ© Ă chaque vie intĂ©rieure.
ââŻVivre !âŠââŻNous !⊠Toi⊠MoiâŠââŻPlus de guerre. Ah ! nonâŠCâest trop bĂȘte !⊠Pire que ça, câest tropâŠUne parole vint en Ă©cho Ă leur vague pensĂ©e, Ă leur murmure morcelĂ©
et avortĂ© de foule⊠Jâai vu se soulever un front couronnĂ© de fange et labouche a profĂ©rĂ© au niveau de la terre :
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ââŻDeux armĂ©es qui se battent, câest comme une grande armĂ©e qui sesuicide !
â â ââŻTout de mĂȘme, quâest-ce que nous sommes depuis deux ans ? De
pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, desbandits, des salauds.
ââŻPire que ça ! mĂącha celui qui ne savait employer que cette expres-sion.
ââŻOui, je lâavoue !Dans la trĂȘve dĂ©solĂ©e de cette matinĂ©e, ces hommes qui avaient Ă©tĂ© te-
naillĂ©s par la fatigue, fouettĂ©s par la pluie, bouleversĂ©s par toute une nuitde tonnerre, ces rescapĂ©s des volcans et de lâinondation entrevoyaient Ă quel point la guerre, aussi hideuse au moral quâau physique, non seule-ment viole le bon sens, avilit les grandes idĂ©es, commande tous les crimesâ mais ils se rappelaient combien elle avait dĂ©veloppĂ© en eux et autourdâeux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul : la mĂ©chancetĂ©jusquâau sadisme, lâĂ©goĂŻsme jusquâĂ la fĂ©rocitĂ©, le besoin de jouir jusquâĂ la folie.
Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout Ă lâheure ils sesont figurĂ©s confusĂ©ment leur misĂšre. Ils sont bondĂ©s dâune malĂ©dictionqui essaye de se livrer passage et dâĂ©clore en paroles. Ils en geignent ;ils en vagissent. On dirait quâils font effort pour sortir de lâerreur et delâignorance qui les souillent autant que la boue, et quâils veulent enfinsavoir pourquoi ils sont chĂątiĂ©s.
ââŻAlors quoi ? clame lâun.ââŻQuoi ? rĂ©pĂšte lâautre, plus grandement encore.Le vent fait trembler aux yeux lâĂ©tendue inondĂ©e et, sâacharnant sur
ces masses humaines, couchées ou à genoux, fixes comme des dalles etdes stÚles, leur arrache des frissons.
ââŻIl nây aura plus dâguerre, gronde un soldat, quand il nây aura plusdâAllemagne.
ââŻCâest pas ça quâil faut dire ! crie un autre. Câest pas assez. Y auraplus de guerre quand lâesprit de la guerre sera vaincu !
Comme le mugissement du vent avait Ă©touffĂ© Ă moitiĂ© ces mots, ilĂ©rigea sa tĂȘte et les rĂ©pĂ©ta.
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ââŻLâAllemagne et le militarisme, hacha prĂ©cipitamment la rage dâunautre, câest la mĂȘme chose. Ils ont voulu la guerre et ils lâavaient prĂ©mĂ©-ditĂ©e. Ils sont le militarisme.
ââŻLe militarisme⊠reprit un soldat.ââŻQuâest-ce que câest ? demanda-t-on.ââŻCâest⊠câest la force brutale prĂ©parĂ©e qui, tout dâun coup, Ă un mo-
ment, sâabat. Câest ĂȘtre des bandits.ââŻOui. Aujourdâhui, le militarisme sâappelle Allemagne.ââŻOui ; mais demain, comme quâiâ sâappellera ?ââŻJâsais pas, dit une voix grave, comme celle dâun prophĂšte.ââŻSi lâesprit de la guerre nâest pas tuĂ©, tâauras des mĂȘlĂ©es tout le long
des Ă©poques.ââŻIl faut⊠il faut.ââŻIl faut se battre ! gargouilla la voix rauque dâun corps qui, depuis
notre rĂ©veil, se pĂ©trifiait dans la boue dĂ©voratrice. Il le faut ! â et le corpsse retourna pesamment. â Il faut donner tout ce que nous avons, et nosforces et nos peaux, et nos cĆurs, toute notâ vie, et les joies qui nousrestaient ! Lâexistence de prisonniers quâon a, il faut lâaccepter des deuxmains ! Il faut tout supporter, mĂȘme lâinjustice, dont le rĂšgne est venu,et le scandale et la dĂ©goĂ»tation quâon voit â pour ĂȘtre tout Ă la guerre,pour vaincre !Mais, sâil faut faire un sacrifice pareil, ajouta dĂ©sespĂ©rĂ©mentlâhomme informe, en se retournant encore, câest parce quâon se bat pourun progrĂšs, non pour un pays ; contre une erreur, non contre un pays.
ââŻFaut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dansle ventre de lâAllemagne !
ââŻTout de mĂȘme, fit un de ceux qui Ă©taient assis lĂ , enracinĂ© commeune espĂšce de germe, tout de mĂȘme, on commence Ă comprendre pour-quoi il fallait marcher.
ââŻTout demĂȘme, marmotta Ă son tour le chasseur, qui sâĂ©tait accroupi,y en a qui se battent avec une autre idĂ©e que ça dans la tĂȘte. Jâen ai vu, desjeunes, qui sâfoutaient pas mal des idĂ©es humanitaires. Lâimportant poureux, câest la question nationale, pas autâchose, et la guerre une affaire depatries : chacun fait reluire la sienne, voilĂ tout. Iâs sâbattaient, ceux-lĂ , etiâs sâbattaient bien.
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ââŻIâs sont jeunes, ces petits gars quâtu dis. Iâs sont jeunes. Faut par-donner.
ââŻOn peut bien faire sans savoir bien câquâon fait.ââŻCâest vrai quâles hommes sont fous ! Ăa, on lâdira jamais assez !ââŻLes chauvins, câest dâla vermine⊠ronchonna une ombre.Ils rĂ©pĂ©tĂšrent plusieurs fois, comme pour se guider Ă tĂątons :ââŻFaut tuer la guerre. La guerre, elle !Lâun de nous, celui qui ne bougeait pas la tĂȘte, dans lâarmature de ses
Ă©paules, sâentĂȘta dans son idĂ©e :ââŻTout ça, câest des boniments. Quâest-ce que ça fait quâon pense ça
ou ça ! Faut ĂȘtre vainqueurs, voilĂ tout.Mais les autres avaient commencĂ© Ă chercher. Ils voulaient savoir et
voir plus loin que le temps prĂ©sent. Ils palpitaient, essayant dâenfanter eneux-mĂȘmes une lumiĂšre de sagesse et de volontĂ©. Des convictions Ă©parsestourbillonnaient dans leurs tĂȘtes et il leur sortait des lĂšvres des fragmentsconfus de croyances.
ââŻBien sĂ»r⊠Oui⊠Mais faut voir les choses⊠Mon vieux, faut tou-jours voir le rĂ©sultat.
ââŻLârĂ©sultat ! Etre vainqueurs dans cette guerre, se buta lâhomme-borne, câest pas un rĂ©sultat ?
Ils furent deux Ă la fois qui rĂ©pondirent :ââŻNon !
â â A cet instant, il se produisit un bruit sourd. Des cris jaillirent Ă la
ronde et nous frissonnĂąmes.Tout un pan de glaise sâĂ©tait dĂ©tachĂ© du monticule oĂč nous Ă©tions va-
guement adossés, déterrant complÚtement, au milieu de nous, un cadavreassis les jambes allongées.
LâĂ©boulement creva une poche dâeau amassĂ©e en haut du monticuleet lâeau sâĂ©pandit en cascade sur le cadavre et le lava pendant que nous leregardions.
On cria :ââŻIl a la figure toute noire !ââŻQuâest-ce que câest que cette figure ? haleta une voix.
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Les valides sâapprochaient en cercle comme des crapauds. Cette tĂȘtequi apparaissait en bas-relief sur la paroi que la chute de terre avait miseĂ nu, on ne pouvait pas la dĂ©visager.
ââŻSa figure ! Câest pas sa figure !A la place de la face, on trouvait une chevelure.Alors on sâaperçut que ce cadavre qui semblait assis Ă©tait pliĂ© et cassĂ©
Ă lâenvers.On contempla dans un silence terrible, ce dos vertical que nous prĂ©-
sentait la dépouille disloquée, ces bras pendants et courbés en arriÚre, etces deux jambes allongées qui posaient sur la terre fondante par la pointedes pieds.
Alors le dĂ©bat reprit, rĂ©veillĂ© par ce dormeur effroyable. On clamafurieusement comme sâil Ă©coutait :
ââŻNon ! ĂȘtre vainqueurs ce nâest pas le rĂ©sultat. Ce nâest pas eux quâilfaut avoir, câest la guerre.
ââŻTâas donc pas compris quâil faut en finir avec la guerre ? Si on doitremettre ça un jour, tout câqui a Ă©tĂ© fait ne sert Ă rien. Regarde ; ça ne sertĂ rien. Câest deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gĂąchĂ©es.
â â ââŻAh ! mon vieux, si tout câquâon a subi nâĂ©tait pas la fin de câgrand
malheur-lĂ â jâtiens Ă la vie : jâai ma femme, ma famille, avec la maisonautour dâeux, jâai des idĂ©es pour ma vie dâaprĂšs, va⊠Eh bien, tout demĂȘme, jâaimerais mieux mourir.
ââŻJâvais mourir, fit en ce moment prĂ©cis, comme un Ă©cho, le voisin deParadis, qui sans doute avait regardĂ© la blessure de son ventre, je lâregretteĂ cause de mes enfants.
ââŻMoi, murmura-t-on ailleurs, câest Ă cause de mes enfants que je nele regrette pas. Jâvaismourir, donc jâsais câque jâdis, et jâme dis : «âŻIâs aurontla paix, eux !âŻÂ»
ââŻMoi, jâmourrai pâtâĂȘtâ pas, dit un autre avec un frĂ©missement dâes-poir quâil ne put contenir, mĂȘme Ă la face des condamnĂ©s, mais jâsouffrirai.Eh bien, jâdis : tant pis, et jâdis mĂȘme : tant mieux ; et jâsaurai souffrir plus,si je sais que câest pour quelque chose !
ââŻAlors faudra continuer Ă sâbattre aprĂšs la guerre ?ââŻOui, pâtâĂȘtââŠ
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Le feu Chapitre XXIV
ââŻTâen veux encore, toi !ââŻOui, parce que jânâen veux plus ! grogna-t-on.ââŻEt pas contre des Ă©trangers, pâtâĂȘtâ, iâ faudra sâbattre ?ââŻPâtĂȘtâ, ouiâŠUn coup de vent plus violent que les autres nous ferma les yeux et
nous Ă©touffa.Quand il fut passĂ©, et quâon vit la rafale sâenfuir Ă travers laplaine en saisissant par endroits et en secouant sa dĂ©pouille de boue, encreusant lâeau des tranchĂ©es qui bĂ©aient longues comme la tombe dâunearmĂ©e â on reprit :
ââŻAprĂšs tout, quâest-ce qui fait la grandeur et lâhorreur de la guerre ?ââŻCâest la grandeur des peuples.ââŻMais les peuples, câest nous !Celui qui avait dit cela me regardait, mâinterrogeait.ââŻOui, lui dis-je, oui, mon vieux frĂšre, câest vrai ! Câest avec nous
seulement quâon fait les batailles. Câest nous la matiĂšre de la guerre. Laguerre nâest composĂ©e que de la chair et des Ăąmes des simples soldats.Câest nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, noustous dont chacun est invisible et silencieux Ă cause de lâimmensitĂ© denotre nombre. Les villes vidĂ©es, les villages dĂ©truits, câest le dĂ©sert denous. Oui, câest nous tous et câest nous tout entiers.
ââŻOui, câest vrai. Câest les peuples qui sont la guerre ; sans eux, il nâyaurait rien, rien, que quelques criailleries, de loin. Mais câest pas eux quila dĂ©cident. Câest les maĂźtres qui les dirigent.
ââŻLes peuples luttent aujourdâhui pour nâavoir plus de maĂźtres qui lesdirigent. Cette guerre, câest comme la RĂ©volution française qui continue.
ââŻAlors, comme ça, on travaille pour les Prussiens aussi ?ââŻMais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien lâespĂ©rer.ââŻAh zut, alors ! grinça le chasseur.Mais il hocha la tĂȘte et nâajouta rien.ââŻOccupons-nous de nous ! Il ne faut pas sâmĂȘler des affaires des
autres, mĂąchonna lâentĂȘtĂ© hargneux.ââŻSi ! il le faut⊠parce que ce que tu appelles les autres, câest justement
pas les autres, câest les mĂȘmes !ââŻPourquoi quâcâest toujours nous qui marchons pour tout le monde !
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Le feu Chapitre XXIV
ââŻCâest comme ça, dit un homme, et il rĂ©pĂ©ta les mots quâil avait em-ployĂ©s Ă lâinstant : Tant pis ou tant mieux !
ââŻLes peuples, câest rien et ça devrait ĂȘtre tout, dit en ce momentlâhomme qui mâavait interrogĂ© reprenant sans le savoir une phrase histo-rique vieille de plus dâun siĂšcle, mais en lui donnant enfin son grand sensuniversel.
Et lâĂ©chappĂ© de la tourmente, Ă quatre pattes sur le cambouis du sol,leva sa face de lĂ©preux et regarda devant lui, dans lâinfini, avec aviditĂ©.
Il regardait, il regardait. Il essayait dâouvrir les portes du ciel.â â
ââŻLes peuples devraient sâentendre Ă travers la peau et sur le ventre deceux qui les exploitent dâune façon ou dâune autre. Toutes les multitudesdevraient sâentendre.
Tous les hommes devraient enfin ĂȘtre Ă©gaux.Ce mot semblait venir Ă nous comme un secours.ââŻĂgaux⊠Oui⊠Oui⊠Il y a de grandes idĂ©es de justice, de vĂ©ritĂ©. Il
y a des choses auxquelles on croit, vers lesquelles on se tourne toujourspour sây attacher comme Ă une sorte de lumiĂšre. Il y a surtout lâĂ©galitĂ©.
ââŻIl y a aussi la libertĂ© et la fraternitĂ©.ââŻIl y a surtout lâĂ©galitĂ© !Je leur dis que la fraternitĂ© est un rĂȘve, un sentiment nuageux, incon-
sistant ; quâil est contraire Ă lâhomme de haĂŻr un inconnu, mais quâil luiest Ă©galement contraire de lâaimer. On ne peut rien baser sur la fraternitĂ©.Sur la libertĂ© non plus : elle est trop relative dans une sociĂ©tĂ© oĂč toutesles prĂ©sences se morcellent forcĂ©ment lâune lâautre.
Mais lâĂ©galitĂ© est toujours pareille. La libertĂ© et la fraternitĂ© sont desmots, tandis que lâĂ©galitĂ© est une chose. LâĂ©galitĂ© (sociale, car les indivi-dus ont chacun plus ou moins de valeur, mais chacun doit participer Ă lasociĂ©tĂ© dans lamĂȘmemesure, et câest justice, parce que la vie dâun ĂȘtre hu-main est aussi grande que la vie dâun autre), lâĂ©galitĂ©, câest la grande for-mule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe de lâĂ©ga-litĂ© des droits de chaque crĂ©ature et de la volontĂ© sainte de la majoritĂ© estimpeccable, et il doit ĂȘtre invincible et il amĂšnera tous les progrĂšs, tous,avec une force vraiment divine. Il amĂšnera dâabord la grande assise planede tous les progrĂšs ; le rĂšglement des conflits par la justice qui est la mĂȘme
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Le feu Chapitre XXIV
chose, exactement, que lâintĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.Ces hommes du peuple qui sont lĂ , entrevoyant ils ne savent encore
quelle RĂ©volution plus grande que lâautre, et dont ils sont la source, et quidĂ©jĂ monte, monte Ă leur gorge, rĂ©pĂštent :
ââŻLâĂ©galitĂ©Il semble quâils Ă©pellent ce mot, puis quâils le lisent clairement partout
â et quâil nâest pas sur la terre de prĂ©jugĂ©, de privilĂšge et dâinjustice quine sâĂ©croule Ă son contact. Câest une rĂ©ponse Ă tout, un mot sublime.
Ils tournent et retournent cette notion et lui trouvent une sorte deperfection. Et ils voient les abus brĂ»ler dâune Ă©clatante lumiĂšre.
ââŻCe sârait beau ! dit lâun.ââŻTrop beau pour ĂȘtre vrai ! dit lâautre.Mais le troisiĂšme dit :ââŻCâest parce que câest vrai que câest beau. Ăa nâa pas dâautre beautĂ© :
alors !⊠Et ce nâest pas parce que câest beau que ça sera. La beautĂ© nâa pascours, pas plus que lâamour. Câest parce que câest vrai que câest fatal.
ââŻAlors, puisque la justice est voulue par les peuples et que lespeuples sont la force, quâils la fassent.
ââŻOn commence dĂ©jĂ ! dit une bouche obscure.ââŻCâest sur la pente des choses, annonça un autre.ââŻQuand tous les hommes se seront faits Ă©gaux, on sera bien forcĂ© de
sâunir.ââŻEt il nây aura pas, Ă la face du ciel, des choses Ă©pouvantables faites
par trente millions dâhommes qui ne les veulent pas.Câest vrai. Il nây a rien Ă dire contre cela. Quel semblant dâargument,
quel fantĂŽme de rĂ©ponse pourrait-on, oserait-on opposer Ă cela : «âŻIl nâyaura pas, Ă la face du ciel, des choses faites par trente millions dâhommesqui ne les veulent pas.âŻÂ» JâĂ©coute, je suis la logique des paroles que pro-Ăšrent ces pauvres gens jetĂ©s sur ce champ de douleur, les paroles quijaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignentdâeux.
Et maintenant, le ciel se couvre. De gros nuages le bleuissent et le cui-rassent en bas. En haut, dans un faible Ă©tamage lumineux, il est traversĂ©par des balayures dĂ©mesurĂ©es de poussiĂšre humide. Le temps sâassom-brit. Il va y avoir encore de la pluie. Ce nâest pas fini de la tempĂȘte et de
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Le feu Chapitre XXIV
la longueur de la souffrance.ââŻOn se demandera, dit lâun : «âŻAprĂšs tout, pourquoi faire la guerre ?âŻÂ»
Pourquoi, on nâen sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On sera bienforcĂ© de voir que si chaque nation apporte Ă lâIdole de la guerre la chairfraĂźche de quinze cents jeunes gens Ă dĂ©chirer chaque jour, câest pourle plaisir de quelques meneurs quâon pourrait compter ; que les peuplesentiers vont Ă la boucherie, rangĂ©s en troupeaux dâarmĂ©es, pour quâunecaste galonnĂ©e dâor Ă©crive ses noms de princes dans lâhistoire, pour quedes gens dorĂ©s aussi, qui font partie de la mĂȘme gradaille, brassent plusdâaffaires â pour des questions de personnes et des questions de bou-tiques. Et on verra, dĂšs quâon ouvrira les yeux, que les sĂ©parations quisont entre les hommes ne sont pas celles quâon croit, et que celles quâoncroit ne sont pas.
ââŻĂcoute ! interrompit-on soudain.On se tait, et on entend au loin le bruit du canon. LĂ -bas, le gronde-
ment Ă©branle les couches aĂ©riennes et cette force lointaine vient dĂ©fer-ler faiblement Ă nos oreilles ensevelies, tandis quâalentour lâinondationcontinue Ă imprĂ©gner le sol et Ă attirer lentement les hauteurs.
ââŻĂa râprendâŠAlors lâun de nous dit :ââŻAh ! tout câquâon aura contre soi !DĂ©jĂ il y a un malaise, une hĂ©sitation, dans la tragĂ©die colloque qui
sâĂ©bauche, entre ces parleurs perdus, comme une espĂšce dâimmense chef-dâĆuvre de destinĂ©e. Ce nâest pas seulement la douleur et le pĂ©ril, la mi-sĂšre des temps, quâon voit recommencer interminablement. Câest aussilâhostilitĂ© des choses et des gens contre la vĂ©ritĂ©, lâaccumulation des pri-vilĂšges, lâignorance, la surditĂ© et la mauvaise volontĂ©, les partis pris, etles fĂ©roces situations acquises, et des masses inĂ©branlables, et des lignesinextricables.
Et le rĂȘve tĂątonnant des pensĂ©es se continue par une autre vision oĂčles adversaires Ă©ternels sortent de lâombre du passĂ© et se prĂ©sentent danslâombre orageuse du prĂ©sent.
â â Les voici⊠Il semble quâon la voie se silhouetter au ciel sur les crĂȘtes
de lâorage qui endeuille le monde, la cavalcade des batailleurs, caracolants
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Le feu Chapitre XXIV
et Ă©blouissants â des chevaux de bataille porteurs dâarmures, de galons,de panaches, de couronnes et dâĂ©pĂ©es⊠Ils roulent, distincts, somptueux,lançant des Ă©clairs, embarrassĂ©s dâarmes. Cette chevauchĂ©e belliqueuse,aux gestes surannĂ©s, dĂ©coupe les nuages plantĂ©s dans le ciel comme unfarouche dĂ©cor thĂ©Ăątral.
Et bien au-dessus des regards enfiĂ©vrĂ©s qui sont Ă terre, des corps surqui sâĂ©tage la boue des bas-fonds terrestres et des champs gaspillĂ©s, toutcela afflue des quatre coins de lâhorizon, et refoule lâinfini du ciel et cacheles profondeurs bleues.
Et ils sont lĂ©gion. Il nây a pas seulement la caste des guerriers quihurlent Ă la guerre et lâadorent, il nây a pas seulement ceux que lâesclavageuniversel revĂȘt dâun pouvoir magique ; les puissants hĂ©rĂ©ditaires, deboutçà et lĂ par-dessus la prostration du genre humain, qui appuient soudainsur la balance de la justice, parce quâils entrevoient un grand coup Ă faire.Il y a toute une foule consciente et inconsciente qui sert leur effroyableprivilĂšge.
ââŻIl y a, clame en ce moment un des sombres et dramatiques inter-locuteurs, en Ă©tendant la main comme sâil voyait, il y a ceux qui disent :«âŻComme ils sont beaux !âŻÂ»
ââŻEt ceux qui disent : «âŻLes races se haĂŻssent !âŻÂ»ââŻEt ceux qui disent : «âŻJâengraisse de la guerre, et mon ventre en
mĂ»rit !âŻÂ»ââŻEt ceux qui disent : «âŻLa guerre a toujours Ă©tĂ©, donc elle sera tou-
jours !âŻÂ»ââŻIl y a ceux qui disent : «âŻJe ne vois pas plus loin que le bout de mes
pieds, et je dĂ©fends aux autres de le faire !âŻÂ»ââŻIl y a ceux qui disent : «âŻLes enfants viennent au monde avec une
culotte rouge ou bleue sur le derriĂšre !âŻÂ»ââŻIl y a, gronda une voix rauque, ceux qui disent : «âŻBaissez la tĂȘte, et
croyez en Dieu !âŻÂ»â â
Ah ! vous avez raison, pauvres ouvriers innombrables des batailles,vous qui aurez fait toute la grande guerre avec vos mains, toute puissancequi ne sert pas encore Ă faire le bien, foule terrestre dont chaque face estun monde de douleurs et qui, sous le ciel oĂč de longs nuages noirs se
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dĂ©chirent et sâĂ©ploient Ă©chevelĂ©s comme de mauvais anges, rĂȘvez, cour-bĂ©s sous le joug dâune pensĂ©e ! â oui, vous avez raison. Il y a tout celacontre vous. Contre vous et votre grand intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, qui se confonden effet exactement, vous lâavez entrevu, avec la justice il nây a pas queles brandisseurs de sabres, les profiteurs et les tripoteurs.
Il nây a pas que les monstrueux intĂ©ressĂ©s, financiers, grands et pe-tits faiseurs dâaffaires, cuirassĂ©s dans leurs banques ou leurs maisons,qui vivent de la guerre, et en vivent en paix pendant la guerre, avecleurs fronts butĂ©s dâune sourde doctrine, leurs figures fermĂ©es commeun coffre-fort.
Il y a ceux qui admirent lâĂ©change Ă©tincelant des coups, qui rĂȘvent etqui crient comme des femmes devant les couleurs vivantes des uniformes.Ceux qui sâenivrent avec la musique militaire ou avec les chansons ver-sĂ©es au peuple comme des petits verres, les Ă©blouis, les faibles dâesprit, lesfĂ©tichistes, les sauvages.
Ceux qui sâenfoncent dans le passĂ©, et qui nâont que le mot dâautre-fois Ă la bouche, les traditionalistes pour lesquels un abus a force de loiparce quâil sâest Ă©ternisĂ©, et qui aspirent Ă ĂȘtre guidĂ©s par les morts, et quisâefforcent de soumettre lâavenir et le progrĂšs palpitant et passionnĂ© aurĂšgne des revenants et des contes de nourrice.
Il y a avec eux tous les prĂȘtres, qui cherchent Ă vous exciter et Ă vousendormir, pour que rien ne change, avec la morphine de leur paradis. Il ya des avocats â Ă©conomistes, historiens, est-ce que je sais ! â qui vous em-brouillent de phrases thĂ©oriques, qui proclament lâantagonisme des racesnationales entre elles, alors que chaque nation moderne nâa quâune unitĂ©gĂ©ographique arbitraire dans les lignes abstraites de ses frontiĂšres, et estpeuplĂ©e dâun artificiel amalgame de races ; et qui, gĂ©nĂ©alogistes vĂ©reux,fabriquent, aux ambitions de conquĂȘte et de dĂ©pouillement, de faux certi-ficats philosophiques et dâimaginaires titres de noblesse. La courte vue estla maladie de lâesprit humain. Les savants sont en bien des cas des espĂšcesdâignorants qui perdent de vue la simplicitĂ© des choses et lâĂ©teignent etla noircissent avec des formules et des dĂ©tails. On apprend dans les livresles petites choses, non les grandes.
Et mĂȘme lorsquâils disent quâils ne veulent pas la guerre, ces gens-lĂ font tout pour la perpĂ©tuer. Ils alimentent la vanitĂ© nationale et lâamour
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Le feu Chapitre XXIV
de la suprĂ©matie par la force. «âŻNous seuls, disent-ils chacun derriĂšre leursbarriĂšres, sommes dĂ©tenteurs du courage, de la loyautĂ©, du talent, du bongoĂ»t !âŻÂ» De la grandeur et de la richesse dâun pays, ils font comme unemaladie dĂ©voratrice. Du patriotisme, qui est respectable, Ă condition derester dans le domaine sentimental et artistique, exactement comme lessentiments de la famille et de la province, tout aussi sacrĂ©s, ils font uneconception utopique et non viable, en dĂ©sĂ©quilibre dans le monde, uneespĂšce de cancer qui absorbe toutes les forces vives, prend toute la placeet Ă©crase la vie et qui, contagieux, aboutit, soit aux crises de la guerre, soitĂ lâĂ©puisement et Ă lâasphyxie de la paix armĂ©e.
La morale adorable, ils la dĂ©naturent : Combien de crimes dont ils ontfait des vertus, en les appelant nationales avec un mot ! MĂȘme la vĂ©ritĂ©,ils la dĂ©forment. A la vĂ©ritĂ© Ă©ternelle, ils substituent chacun leur vĂ©ritĂ©nationale. Autant de peuples, autant de vĂ©ritĂ©s, qui faussent et tordent lavĂ©ritĂ©.
Tous ces gens-lĂ , qui entretiennent ces discussions dâenfants, odieuse-ment ridicules, que vous entendez gronder au-dessus de vous : «âŻCe nâestpas moi qui ai commencĂ©, câest toi ! ââŻNon, ce nâest pas moi, câest toi !ââŻCommence, toi ! ââŻNon, commence, toi !âŻÂ» puĂ©rilitĂ©s qui Ă©ternisent laplaie immense du monde parce que ce ne sont pas les vrais intĂ©ressĂ©s quien discutent, au contraire, et que la volontĂ© dâen finir nây est pas ; tousces gens-lĂ qui ne peuvent pas ou ne veulent pas faire la paix sur la terre ;tous ces gens-lĂ , qui se cramponnent, pour une cause ou pour une autre, Ă lâĂ©tat de choses ancien, lui trouvent des raisons ou lui en donnent, ceux-lĂ sont vos ennemis !
Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourdâhui ces soldats al-lemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupesodieusement trompĂ©es et abruties, des animaux domestiques⊠Ce sontvos ennemis, quel que soit lâendroit oĂč ils sont nĂ©s et la façon dont seprononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-lesdans le ciel et sur la terre. Regardez-les partout ! Reconnaissez-les unebonne fois, et souvenez-vous Ă jamais !
â â ââŻIls te diront, grogna un homme Ă genoux, penchĂ©, les deux mains
dans la terre, en secouant les Ă©paules comme un dogue : «âŻMon ami, tâas
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Le feu Chapitre XXIV
Ă©tĂ© un hĂ©ros admirable !âŻÂ» Jâveux pas quâon mâdise ça !«âŻDes hĂ©ros, des espĂšces de gens extraordinaires, des idoles ? Allons
donc ! On a Ă©tĂ© des bourreaux. On a fait honnĂȘtement le mĂ©tier de bour-reaux. On le râfera encore, Ă tour de bras, parce quâil est grand et importantde faire ce mĂ©tier-lĂ pour punir la guerre et lâĂ©touffer. Le geste de tuerieest toujours ignoble â quelquefois nĂ©cessaire, mais toujours ignoble. Oui,de durs et infatigables bourreaux, voilĂ ce quâon a Ă©tĂ©. Mais quâon ne meparle pas de la vertu militaire parce que jâai tuĂ© des Allemands.âŻÂ»
ââŻNi Ă moi, cria un autre Ă voix si haute que personne nâaurait pu luirĂ©pondre, mĂȘme si on avait osĂ©, ni Ă moi, parce que jâai sauvĂ© la vie Ă desFrançais ! Alors, quoi, ayons le culte des incendies Ă cause de la beautĂ©des sauvetages !
ââŻCe serait un crime de montrer les beaux cĂŽtĂ©s de la guerre, mur-mura un des sombres soldats, mĂȘme sâil y en avait !
ââŻOn tâdira ça, continua le premier, pour te payer en gloire, et pour sepayer aussi de câquâon nâa pas fait. Mais la gloire militaire, ce nâest mĂȘmepas vrai pour nous autres, simples soldats. Elle est pour quelques-uns,mais en dehors de ces Ă©lus, la gloire du soldat est un mensonge commetout ce qui a lâair dâĂȘtre beau dans la guerre. En rĂ©alitĂ©, le sacrifice dessoldats est une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme lesvagues dâassaut nâont pas de rĂ©compense. Ils courent se jeter dans uneffroyable nĂ©ant de gloire. On ne pourra jamais accumuler mĂȘme leursnoms, leurs pauvres petits noms de rien.
ââŻNous nous en foutons, rĂ©pondit un homme. Nous avons autâchoseĂ penser.
ââŻMais tout cela, hoqueta une face barbouillĂ©e et que la boue cachaitcomme une main hideuse, peux-tu seulement le dire ? Tu serais mauditet mis sur le bĂ»cher ! Ils ont crĂ©Ă© autour du panache une religion aussimĂ©chante, aussi bĂȘte et aussi malfaisante que lâautre !
Lâhomme se souleva, sâabattit, mais se souleva encore. Il Ă©tait blessĂ©sous sa cuirasse immonde, et tachait le sol, et, quand il eut dit cela, sonĆilĂ©largi contempla par terre tout le sang quâil avait donnĂ© pour la guĂ©risondu monde.
â â Les autres, un Ă un, se dressent. Lâorage sâĂ©paissit et descend sur
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lâĂ©tendue des champs Ă©corchĂ©s et martyrisĂ©s. Le jour est plein de nuit.Et il semble que, sans cesse, de nouvelles formes hostiles dâhommes etde bandes dâhommes sâĂ©voquent, au sommet de la chaĂźne de montagnesdes nuages, autour des silhouettes barbares des croix et des aigles, desĂ©glises, des palais souverains et des temples de lâarmĂ©e, et sây multiplient,cachant les Ă©toiles qui sont moins nombreuses que lâhumanitĂ© â et mĂȘmeque ces revenants remuent de toutes parts dans les excavations du sol, ici,lĂ , parmi les ĂȘtres rĂ©els qui y sont jetĂ©s Ă la volĂ©e, Ă demi enfouis dans laterre comme des grains de blĂ©.
Mes compagnons encore vivants se sont enfin levĂ©s ; se tenant maldebout sur le sol effondrĂ©, enfermĂ©s dans leurs vĂȘtements embourbĂ©s,ajustĂ©s dans dâĂ©tranges cercueils de vase, dressant leur simplicitĂ© mons-trueuse hors de la terre profonde comme lâignorance, ils bougent et crient,les yeux, les bras et les poings tendus vers le ciel dâoĂč tombent le jour etla tempĂȘte. Ils se dĂ©battent contre des fantĂŽmes victorieux, comme desCyrano et des donQuichotte quâils sont encore.
On voit leurs ombres se mouvoir sur le grand miroitement triste dusol et se reflĂ©ter sur la blĂȘme surface stagnante des anciennes tranchĂ©esque blanchit et habite seul le vide infini de lâespace, au milieu du dĂ©sertpolaire aux horizons fumeux.
Mais leurs yeux sont ouverts. Ils commencent Ă se rendre compte dela simplicitĂ© sans bornes des choses. Et la vĂ©ritĂ© non seulement met eneux une aube dâespoir, mais aussi y bĂątit un recommencement de force etde courage.
ââŻAssez parlĂ© des autres, commanda lâun dâeux. Tant pis pour lesautres !⊠Nous ! Nous tous !âŠ
Lâentente des dĂ©mocraties, lâentente des immensitĂ©s, la levĂ©e dupeuple du monde, la foi brutalement simple⊠Tout le reste, tout le reste,dans le passĂ©, le prĂ©sent et lâavenir, est absolument indiffĂ©rent.
Et un soldat ose ajouter cette phrase, quâil commence pourtant Ă voixpresque basse :
ââŻSi la guerre actuelle a fait avancer le progrĂšs dâun pas, ses malheurset ses tueries compteront pour peu.
Et tandis que nous nous apprĂȘtons Ă rejoindre les autres, pour re-commencer la guerre, le ciel noir, bouchĂ© dâorage, sâouvre doucement au-
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Le feu Chapitre XXIV
dessus de nos tĂȘtes. Entre deux masses de nuĂ©es tĂ©nĂ©breuses, un Ă©clairtranquille en sort, et cette ligne de lumiĂšre, si resserrĂ©e, si endeuillĂ©e, sipauvre, quâelle a lâair pensante, apporte tout de mĂȘme la preuve que lesoleil existe.
DĂ©cembre 1915
n
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Table des matiĂšres
I LA VISION 2
II DANS LA TERRE 6
III LA DESCENTE 43
IV VOLPATTE ET FOUILLADE 48
V LâASILE 56
VI HABITUDES 79
VII EMBARQUEMENT 84
VIII LA PERMISSION 93
IX LA GRANDE COLĂRE 102
X ARGOVAL 120
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Le feu Chapitre XXIV
XI LE CHIEN 123
XII LE PORTIQUE 136
XIII LES GROS MOTS 158
XIV LE BARDA 160
XV LâĆUF 176
XVI IDYLLE 179
XVII LA SAPE 184
XVIII LES ALLUMETTES 188
XIX BOMBARDEMENT 194
XX LE FEU 210
XXI LE POSTE DE SECOURS 260
XXII LA VIRĂE 277
XXIII LA CORVĂE 285
XXIV LâAUBE 303
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Une Ă©dition
BIBEBOOKwww.bibebook.com
AchevĂ© dâimprimer en France le 5 novembre 2016.