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HENRI BARBUSSE LE FEU

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HENRI BARBUSSE

LE FEU

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HENRI BARBUSSE

LE FEU

1916

Un texte du domaine public.Une Ă©dition libre.

ISBN—978-2-8247-1056-3

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A LA MÉMOIRE DES CAMARADES TOMBÉS A COTÉ DEMOI ACROUƾ ET SUR LA COTE 119H. B.

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CHAPITRE I

LA VISION

L D Midi, l’Aiguille Verte et le Mont Blanc font face auxfigures exsangues Ă©mergeant des couvertures alignĂ©es sur la ga-lerie du sanatorium.

Au premier Ă©tage de l’hĂŽpital-palais, cee terrasse Ă  balcon de bois dĂ©coupĂ©,que garantit une vĂ©randa, est isolĂ©e dans l’espace, et surplombe le monde.

Les couvertures de laine fine — rouges, vertes, havane ou blanches —d’oĂč sortent des visages affinĂ©s aux yeux rayonnants, sont tranquilles. Lesilence rĂšgne sur les chaises longues. elqu’un a toussĂ©. Puis, on n’entendplus que de loin en loin le bruit des pages d’un livre, tournĂ©es Ă  intervallesrĂ©guliers, ou le murmure d’une demande et d’une rĂ©ponse discrĂšte, de voisinĂ  voisin, ou parfois, sur la balustrade, le tumulte d’éventail d’une corneillehardie Ă©chappĂ©e aux bandes qui font, dans l’immensitĂ© transparente, deschapelets de perles noires.

Le silence est la loi. Au reste, ceux qui, riches, indĂ©pendants, sont venusici de tous les points de la terre, frappĂ©s du mĂȘme malheur, ont perdu l’habi-

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Le feu Chapitre I

tude de parler. Ils sont repliĂ©s sur eux-mĂȘmes, et pensent Ă  leur vie et Ă  leurmort.

Une servante parait sur la galerie ; elle marche doucement et est habilléede blanc. Elle apporte des journaux, les distribue.

― C’est chose faite, dit celui qui a dĂ©ployĂ© le premier son journal, laguerre est dĂ©clarĂ©e.

Si aendue qu’elle soit, la nouvelle cause une sorte d’éblouissement, carles assistants en sentent les proportions dĂ©mesurĂ©es.

Ces hommes intelligents et instruits, approfondis par la souffrance et larĂ©flexion, dĂ©tachĂ©s des choses et presque de la vie, aussi Ă©loignĂ©s du reste dugenre humain que s’ils Ă©taient dĂ©jĂ  la postĂ©ritĂ©, regardent au loin, devanteux, vers le pays incomprĂ©hensible des vivants et des fous.

― C’est un crime que commet l’Autriche, dit l’Autrichien.― Il faut que la France soit victorieuse, dit l’Anglais.― J’espùre que l’Allemagne sera vaincue, dit l’Allemand.

††Ils se rĂ©installent sous les couvertures, sur l’oreiller, en face des sommets

et du ciel. Mais, malgrĂ© la puretĂ© de l’espace, le silence est plein de la rĂ©vĂ©-lation qui vient d’ĂȘtre apportĂ©e.

― La guerre !elques-uns de ceux qui sont couchĂ©s lĂ  rompent le silence, et rĂ©pĂštent

Ă  mi-voix ces mots, et rĂ©flĂ©chissent que c’est le plus grand Ă©vĂ©nement destemps modernes et peut-ĂȘtre de tous les temps.

Et mĂȘme cee annonciation crĂ©e sur le paysage limpide qu’ils fixent,comme un confus et tĂ©nĂ©breux mirage.

Les Ă©tendues calmes du vallon ornĂ© de villages roses comme des roseset de pĂąturages veloutĂ©s, les taches magnifiques des montagnes, la dentellenoire des sapins et la dentelle blanche des neiges Ă©ternelles, se peuplent d’unremuement humain.

Des multitudes fourmillent par masses distinctes. Sur des champs, desassauts, vague par vague, se propagent, puis s’immobilisent ; des maisonssont Ă©ventrĂ©es comme des hommes, et des villes comme des maisons, desvillages apparaissent en blancheurs Ă©mieĂ©es, comme s’ils Ă©taient tombĂ©sdu ciel sur la terre, des chargements de morts et des blessĂ©s Ă©pouvantableschangent la forme des plaines.

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Le feu Chapitre I

On voit chaque nation dont le bord est rongĂ© de massacres, qui s’arrachesans cesse du cƓur de nouveaux soldats pleins de force et pleins de sang ; onsuit des yeux ces affluents vivants d’un fleuve de mort.

Au Nord, au Sud, Ă  l’Ouest, ce sont des batailles, de tous cĂŽtĂ©s, dans ladistance. On peut se tourner dans un sens ou l’autre de l’étendue : il n’y ena pas un seul au bout duquel la guerre ne soit pas.

Un des voyants pùles, se soulevant sur son coude, énumÚre et dénombreles belligérants actuels et futurs : trente millions de soldats. Un autre balbu-tie, les jeux pleins de tueries :

― Deux armĂ©es aux prises, c’est une grande armĂ©e qui se suicide.― On n’aurait pas dĂ», dit la voix profonde et caverneuse du premier de

la rangĂ©e.Mais un autre dit :― C’est la RĂ©volution française qui recommence.― Gare aux trĂŽnes ! annonce le murmure d’un autre.Le troisiĂšme ajoute :― C’est peut-ĂȘtre la guerre suprĂȘme.Il y a un silence, puis quelques fronts, encore blanchis par la fade tragĂ©die

de la nuit oĂč transpire l’insomnie, se secouent.― ArrĂȘter les guerres ! Est-ce possible ! ArrĂȘter les guerres ! La plaie du

monde est inguĂ©rissable.elqu’un tousse. Ensuite, le calme immense au soleil des somptueuses

prairies oĂč luisent doucement les vaches vernissĂ©es, et les bois noirs, et leschamps verts et les distances bleues, submergent cee vision, Ă©teignent lereflet du feu dont s’embrase et se fracasse le vieux monde. Le silence infiniefface la rumeur de haine et de souffrance du noir grouillement universel. Lesparleurs rentrent, un Ă  un, en eux-mĂȘmes, prĂ©occupĂ©s du mystĂšre de leurspoumons, du salut de leurs corps.

Mais quand le soir se prépare à venir dans la vallée, un orage éclate surle massif du Mont-Blanc.

Il est dĂ©fendu de sortir, par ce soir dangereux oĂč l’on sent parvenir jusquesous la vaste vĂ©randa — jusqu’au port oĂč ils sont rĂ©fugiĂ©s — les derniĂšresondes du vent.

Ces grands blessés que creuse une plaie intérieure embrassent des yeux cebouleversement des éléments : ils regardent sur la montagne éclater les coups

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Le feu Chapitre I

de tonnerre qui soulĂšvent les nuages horizontaux comme une mer, et dontchacun jee Ă  la fois dans le crĂ©puscule une colonne de feu et une colonnede nuĂ©e, et bougent leurs faces blĂȘmes aux joues Ă©corchĂ©es pour suivre lesaigles qui font des cercles dans le ciel et qui regardent la terre d’en haut, Ă travers les cirques de brume.

― ArrĂȘter la guerre ! disent-ils. ArrĂȘter les orages !Mais les contemplateurs placĂ©s au seuil du monde, lavĂ©s des passions

des partis, dĂ©livrĂ©s des notions acquises, des aveuglements, de l’emprise destraditions, Ă©prouvent vaguement la simplicitĂ© des choses et les possibilitĂ©sbĂ©antes


Celui qui est au bout de la rangĂ©e s’écrie :― On voit, en bas, des choses qui rampent.― Oui
 c’est comme des choses vivantes.― Des espĂšces de plantes
― Des espĂšces d’hommes.VoilĂ  que dans les lueurs sinistres de l’orage, au-dessous des nuages noirs

Ă©chevelĂ©s, Ă©tirĂ©s et dĂ©ployĂ©s sur la terre comme de mauvais anges, il leursemble voir s’étendre une grande plaine livide. Dans leur vision, des formessortent de la plaine, qui est faite de boue et d’eau, et se cramponnent Ă  lasurface du sol, aveuglĂ©es et Ă©crasĂ©es de fange, comme des naufragĂ©s mons-trueux. Et il leur semble que ce sont des soldats. La plaine, qui ruisselle,striĂ©e de longs canaux parallĂšles, creusĂ©e de trous d’eau, est immense, et cesnaufragĂ©s qui cherchent Ă  se dĂ©terrer d’elle sont une multitude
 Mais lestrente millions d’esclaves jetĂ©s les uns sur les autres par le crime et l’erreur,dans la guerre de la boue, lĂšvent leurs faces humaines oĂč germe enfin unevolontĂ©. L’avenir est dans les mains des esclaves, et on voit bien que le vieuxmonde sera changĂ© par l’alliance que bĂątiront un jour entre eux ceux dontle nombre et la misĂšre sont infinis.

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CHAPITRE II

DANS LA TERRE

L pĂąle se peuple de coups de tonnerre : chaque ex-plosion montre Ă  la fois, tombant d’un Ă©clair roux, une colonnede feu dans le reste de nuit et une colonne de nuĂ©e dans ce qu’il

y a dĂ©jĂ  de jour.LĂ -haut, trĂšs haut, trĂšs loin, un vol d’oiseaux terribles, Ă  l’haleine puis-

sante et saccadĂ©e, qu’on entend sans les voir, monte en cercle pour regar-der la terre.

La terre ! Le dĂ©sert commence Ă  apparaĂźtre, immense et plein d’eau,sous la longue dĂ©solation de l’aube. Des mares, des entonnoirs, dont labise aiguĂ« de l’extrĂȘme matin pince et fait frissonner l’eau ; des pistes tra-cĂ©es par les troupes et les convois nocturnes dans ces champs de stĂ©rilitĂ©et qui sont striĂ©es d’orniĂšres luisant comme des rails d’acier dans la clartĂ©pauvre ; des amas de boue oĂč se dressent çà et lĂ  quelques piquets cassĂ©s,des chevalets en X, disloquĂ©s, des paquets de fil de fer roulĂ©s, tortillĂ©s, enbuissons. Avec ses bancs de vase et ses flaques, on dirait une toile grise

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Le feu Chapitre II

dĂ©mesurĂ©e qui flotte sur la mer, immergĂ©e par endroits. Il ne pleut pas,mais tout est mouillĂ©, suintant, lavĂ©, naufragĂ©, et la lumiĂšre blafarde al’air de couler.

On distingue de longs fossĂ©s en lacis oĂč le rĂ©sidu de nuit s’accumule.C’est la tranchĂ©e. Le fond en est tapissĂ© d’une couche visqueuse d’oĂč lepied se dĂ©colle Ă  chaque pas avec bruit, et qui sent mauvais autour dechaque abri, Ă  cause de l’urine de la nuit. Les trous eux-mĂȘmes, si on s’ypenche en passant, puent aussi, comme des bouches.

Je vois des ombres Ă©merger de ces puits latĂ©raux, et se mouvoir,masses Ă©normes et difformes : des espĂšces d’ours qui pataugent etgrognent. C’est nous.

Nous sommes emmitouflĂ©s Ă  la maniĂšre des populations arctiques.Lainages, couvertures, toiles Ă  sac, nous empaquettent, nous surmontent,nous arrondissent Ă©trangement. Quelques-uns s’étirent, vomissent desbĂąillements. On perçoit des figures, rougeoyantes ou livides, avec des sa-lissures qui les balafrent, trouĂ©es par les veilleuses d’yeux brouillĂ©s etcollĂ©s au bord, embroussaillĂ©es de barbes non taillĂ©es ou encrassĂ©es depoils non rasĂ©s.

Tac ! Tac ! Pan ! Les coups de fusil, la canonnade. Au-dessus de nous,partout, ça crĂ©pite ou ça roule, par longues rafales ou par coups sĂ©pa-rĂ©s. Le sombre et flamboyant orage ne cesse jamais, jamais. Depuis plusde quinze mois, depuis cinq cents jours, en ce lieu du monde oĂč noussommes, la fusillade et le bombardement ne se sont pas arrĂȘtĂ©s du matinau soir et du soir au matin. On est enterrĂ© au fond d’un Ă©ternel champ debataille ; mais comme le tic-tac des horloges de nos maisons, aux tempsd’autrefois, dans le passĂ© quasi lĂ©gendaire, on n’entend cela que lorsqu’onĂ©coute.

Une face de poupard, aux paupiĂšres bouffies, aux pommettes si car-minĂ©es qu’on dirait qu’on y a collĂ© de petits losanges de papier rouge,sort de terre, ouvre un Ɠil, les deux ; c’est Paradis. La peau de ses grossesjoues est striĂ©e par la trace des plis de la toile de tente dans laquelle il adormi la tĂȘte enveloppĂ©e.

Il promĂšne les regards de ses petits yeux autour de lui, me voit, mefait signe et me dit :

― Encore une nuit de passĂ©e, mon pauv’ vieux.

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― Oui, fils, combien de pareilles en passerons-nous encore ?Il lùve au ciel ses deux bras boulus. Il s’est extrait, à grand frottement,

de l’escalier de la guitoune, et le voilĂ  Ă  cĂŽtĂ© de moi. AprĂšs avoir trĂ©buchĂ©sur le tas obscur d’un bonhomme assis par terre, dans la pĂ©nombre, etqui se gratte Ă©nergiquement avec des soupirs rauques, Paradis s’éloigne,clapotant, cahin-caha, comme un pingouin, dans le dĂ©cor diluvien.

††Peu Ă  peu, les hommes se dĂ©tachent des profondeurs. Dans les coins,

on voit de l’ombre dense se former, puis ces nuages humains se remuent,se fragmentent
 On les reconnaüt un à un.

En voilĂ  un qui se montre, avec sa couverture formant capuchon. Ondirait un sauvage ou plutĂŽt la tente d’un sauvage, qui se balance de droiteĂ  gauche et se promĂšne. De prĂšs, on dĂ©couvre, au milieu d’une Ă©paissebordure de laine tricotĂ©e un carrĂ© de figure jaune, iodĂ©e, peinte de plaquesnoirĂątres, le nez cassĂ©, les yeux bridĂ©s, chinois, et encadrĂ©s de rose, unepetite moustache rĂȘche et humide comme une brosse Ă  graisse.

― V’lĂ  Volpatte. Ça ira-t-il, Firmin ?― Ça va, ça va t’et ça vient, dit Volpatte.Il a un accent lourd et traĂźnant qu’un enrouement aggrave. Il tousse.― J’ai attrapĂ© la crĂšve, c’coup-ci. Dis donc, t’as entendu, c’te nuit,

l’attaque ? Mon vieux, tu parles d’un bombardement qu’ils ont balancĂ©.Quelque chose de soignĂ© comme dĂ©coction !

Il renifle, passe sa manche sous son nez concave. Il fourre sa maindans sa capote et sa veste, cherchant sa peau, et se gratte.

― A la chandelle, j’en ai tuĂ© trente ! grommelle-t-il. Dans la grandeguitoune, Ă  cĂŽtĂ© du passage souterrain, mon vieux, tu parles s’il y aquelque chose comme mie de pain mĂ©canique ! On les voit courir dansla paille comme je te vois.

― Qui ça a attaquĂ©, les Boches ?― Les Boches et nous aussi. C’était du cĂŽtĂ© de Vimy. Une contre-

attaque. T’as pas entendu ?― Non, rĂ©pond pour moi le gros Lamuse, l’homme-bƓuf. J’ronflais.

Faut dire que j’ai Ă©tĂ© de travaux de nuit, l’autre nuit.― Moi, j’ai entendu, dĂ©clare le petit Breton Biquet. J’ai mal dormi, pas

dormi pour mieux dire. J’ai une guitoune individuelle. Ben, tenez, la v’là,

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c’te putain-lĂ .Il dĂ©signe une fosse qui s’allonge Ă  fleur du sol, et oĂč, sur une mince

couche de fumier, il y a juste la place d’un corps.― Tu parles d’une installation à la noix, constate-t-il en hochant sa

rude petite tĂȘte pierreuse qui a l’air pas finie, j’ai presque point roupillĂ© :j’étais parti pour, mais j’ai Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par la relĂšve du 129ᔉ qui a passĂ©par lĂ . Pas par le bruit, par l’odeur. Ah ! tous ces gars avec leurs pieds Ă hauteur de ma gueule. Ça m’a rĂ©veillĂ©, tellement ça me faisait mal au nez.

Je connais cela. J’ai souvent Ă©tĂ© rĂ©veillĂ©, moi, dans la tranchĂ©e, par lesillage de senteur Ă©paisse qu’une troupe en marche traĂźne avec elle.

― Si ça tuait les gos, seulement, dit Tirette.― Au contraire, ça les excite, observe Lamuse. Plus t’es dĂ©gueulasse,

plus tu cocotes, plus t’en as !― Et c’est heureux, poursuivit Biquet, qu’ils m’ont rĂ©veillĂ© en m’em-

boucanant. Comme je l’racontais tout à l’heure à c’gros presse-papier, j’aiouvert les carreaux juste à temps pour me cramponner à ma toile de tentequi fermait mon trou et qu’un de ces fumiers-là parlait de m’grouper.

― C’est des crapules dans c’129-là.On distinguait, au fond, à nos pieds, une forme humaine que le ma-

tin n’éclaircissait pas et qui, accroupie, empoignant Ă  pleines mains lacarapace de ses vĂȘtements, se trĂ©moussait ; c’était le pĂšre Blaire.

Ses petits yeux clignotaient dans une face oĂč vĂ©gĂ©tait largement lapoussiĂšre. Au-dessus du trou de sa bouche Ă©dentĂ©e, sa moustache for-mait un gros paquet jaunĂątre. Ses mains Ă©taient sombres, terriblement :le dessus si encrassĂ© qu’il paraissait velu, la paume plaquĂ©e d’une duregrisaille. Son individu, recroquevillĂ© et veloutĂ© de terre, exhalait un re-lent de vieille casserole.

Affairé à se gratter, il causait néanmoins avec le grand Barque qui, unpeu écarté, se penchait sur lui.

― J’suis pas sale comme ça dans l’civil, disait-il.― Ben, mon pauv’ vieux, ça doit salement t’changer ! dit Barque.― Heureusement, renchĂ©rit Tirette, parce qu’alors, en fait de gosses,

tu ’rais des petits nĂšgres Ă  ta femme !Blaire se fĂącha. Ses sourcils se froncĂšrent sous son front oĂč s’accumu-

lait la noirceur.

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― Qu’est-c’ que tu m’embĂȘtes, toi ? Et pis aprĂšs ? C’est la guerre. Ettoi, face d’haricot, tu crois p’t’ĂȘtre que ça n’te change pas la trompetteet les maniĂšres la guerre ? Ben, r’garde-toi, bec de singe, peau d’fesse !Faut-il qu’un homme soye bĂȘte pour sortir des choses comme v’lĂ  toi !

Il passa la main sur la couche ténébreuse qui garnissait sa figure etqui, aprÚs les pluies de ces jours-ci, se révélait réellement indélébile, et ilajouta :

― Et pis, si j’suis comme je suis, c’est que j’le veux bien. D’abord,j’ai pas d’dents. Le major m’a dit d’puis longtemps : « T’as pus une seulepiloche. C’est pas assez. Au prochain repos, qu’il m’a dit, va donc faire untour Ă  la voiture estomalogique. »

― La voiture tomatologique, corrigea Barque.― Stomatologique, rectifia Bertrand.― C’est parce que je l’veux bien que j’y suis pas t’étĂ©, continua Blaire,

pisque c’est Ă  l’Ɠil.― Alors pourquoi ?― Pour rien, Ă  cause du changement, rĂ©pondit-il.― T’as tout du cuistancier, dit Barque. Tu devrais l’ĂȘtre.― C’est mon idĂ©e, aussi, repartit Blaire, naĂŻvement.On rit. L’homme noir s’en offusqua. Il se leva.― Vous m’faites mal au ventre, articula-t-il avec mĂ©pris. J’vas aux

feuillées.Quand sa silhouette trop obscurcie eut disparu, les autres ressassÚrent

une fois de plus cette vĂ©ritĂ© qu’ici-bas les cuisiniers sont les plus sales deshommes.

― Si tu vois un bonhomme barbouillĂ© et tachĂ© de la peau et desfrusques, Ă  ne le toucher qu’avec des outils, tu peux t’dire : c’est un cuis-tot, probab’ ! Et tant plus il est sale, tant plus il est cuistot.

― C’est vrai et vĂ©ritable, tout de mĂȘme, dit Marthereau.― Tiens, v’lĂ  Tirloir. Eh ! Tirloir !Il approche affairĂ©, flairant de-ci, de-lĂ  ; sa mince tĂȘte, pĂąle comme le

chlore, danse au milieu du bourrelet de son col de capote beaucoup tropĂ©pais et large. Il a le menton taillĂ© en pointe, les dents de dessus proĂ©mi-nentes ; une ride, autour de la bouche, profondĂ©ment encrassĂ©e, a l’air

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d’une museliùre. Il est, selon son ordinaire, furieux, et, comme toujours,il rousse :

― On m’a fauchĂ© ma musette, c’te nuit !― C’est la relĂšve du 129. OĂč c’que tu l’avais mise ?Il dĂ©signe une baĂŻonnette fichĂ©e dans la paroi, prĂšs d’une entrĂ©e de

cagna :― LĂ , pendue Ă  c’cure-dents qu’est plantĂ© ici lĂ .― Ballot ! s’écrie le chƓur. A la portĂ©e de la main des soldats qui

passent ! T’es pas dingue, non ?― C’est malheureux, tout de mĂȘme, gĂ©mit Tirloir.Puis, tout d’un coup, il est pris d’une crise de rage ; sa face se chiffonne,

furibonde, ses petits poings se serrent, se serrent, comme des nƓuds deficelle. Il les brandit.

― Alors quoi ? Ah ! si je tenais la carne qui me l’a faite ! Tu parles quej’y casserais la gueule, que j’y dĂ©foncerais le bide, que j’y
 Y avait dedansun camembert pas entamĂ©. J’vas encore chercher.

Il se frictionne le ventre du poing, Ă  petits coups secs, comme un gui-tariste, et il s’enfonce dans le gris du matin, Ă  la fois digne et grimaçant,avec sa silhouette engoncĂ©e de malade en robe de chambre. On l’entendroussoter jusqu’à disparition.

― C’con-lĂ , dit PĂ©pin.Les autres ricanent.― Il est fou et loufoque, dĂ©clare Marthereau, qui a coutume de renfor-

cer l’expression de sa pensĂ©e par l’emploi simultanĂ© de deux synonymes.††

― Tiens, p’tit pùre, dit Tulacque, qui arrive, vise-moi ça ?Tulacque est magnifique. Il porte une casaque jaune citron, faite au

moyen d’un sac de couchage en toile huilĂ©e. Il a pratiquĂ© un trou aumilieupour passer la tĂȘte et a assujetti, par-dessus cette carapace, ses bretelles desuspension et son ceinturon. Il est grand, osseux. Il tend en avant, lorsqu’ilmarche, une Ă©nergique figure aux yeux louches. Il tient quelque chose Ă la main.

― J’ai trouvĂ© ça en creusant la terre, cette nuit, au bout du BoyauNeuf, quand on a changĂ© les caillebotis pourris. Ça m’a plu tout de suite,c’t’affutiau. C’est une hache ancien modĂšle.

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Pour un ancien modĂšle, c’en est un : une pierre pointue emmanchĂ©edans un os bruni. Ça m’a tout l’air d’un outil prĂ©historique.

― C’est bien enmains, dit Tulacque enmaniant l’objet. Mais oui. C’estpas si mal compris que ça. Plus Ă©quilibrĂ© que la hachette rĂ©glementaire.C’est Ă©patant pour tout dire. Tiens, essaye voir
 Hein ? Rends-la-moi. J’lagarde. Ça m’servira bien ; tu voiras


Il brandit sa hache d’homme quaternaire et semble lui-mĂȘme un pi-thĂ©canthrope affublĂ© d’oripeaux, embusquĂ© dans les entrailles de la terre.

††On s’est, un Ă  un, groupĂ©s, ceux de l’escouade de Bertrand et de la

demi-section, Ă  un coude de la tranchĂ©e. En ce point, elle est un peu pluslarge que dans sa partie droite, oĂč, lorsqu’on se croise, il faut, pour passer,se jeter contre la paroi et frotter son dos Ă  la terre et son ventre au ventredu camarade.

Notre compagnie occupe, en rĂ©serve, une parallĂšle de deuxiĂšme ligne.Ici, pas de service de veilleurs. La nuit, nous sommes bons pour les travauxde terrassement Ă  l’avant, mais tant que le jour durera, nous n’aurons rienĂ  faire. EntassĂ©s les uns contre les autres et enchaĂźnĂ©s coude Ă  coude, ilne nous reste plus qu’à atteindre le soir comme nous pourrons.

La lumiĂšre du jour a fini par s’infiltrer dans les crevasses sans fin quisillonnent cette rĂ©gion de la terre ; elle affleure aux seuils de nos trous.LumiĂšre triste du Nord, ciel Ă©troit et vaseux, lui aussi, chargĂ©, dirait-on,d’une fumĂ©e et d’une odeur d’usine. Dans cet Ă©clairement blĂȘme, les miseshĂ©tĂ©roclites des habitants des bas-fonds apparaissent Ă  cru, dans la pau-vretĂ© immense et dĂ©sespĂ©rĂ©e qui les crĂ©a. Mais c’est comme le tic-tac mo-notone des coups de fusil et le ronron des coups de canon : il y a troplongtemps que dure le grand drame que nous jouons, et on ne s’étonneplus de la tĂȘte qu’on y a prise et de l’accoutrement qu’on s’y est inventĂ©,pour se dĂ©fendre contre la pluie qui vient d’en haut, contre la boue quivient d’en bas, contre le froid, cette espĂšce d’infini qui est partout.

Peaux de bĂȘtes, paquets de couvertures, toiles, passe-montagnes, bon-nets de laine, de fourrure, cache-nez enflĂ©s, ou remontĂ©s en turbans, ca-pitonnages de tricots et surtricots, revĂȘtements et toitures de capuchonsgoudronnĂ©s, gommĂ©s, caoutchoutĂ©s, noirs, ou de toutes les couleurs —passĂ©es — de l’arc-en-ciel, recouvrent les hommes, effacent leurs uni-

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formes presque autant que leur peau, et les immensifient. L’un s’est ac-crochĂ© dans le dos un carrĂ© de toile cirĂ©e Ă  gros damiers blancs et rouges,trouvĂ© au milieu de la salle Ă  manger de quelque asile de passage : c’estPĂ©pin, et on le reconnaĂźt de loin Ă  cette pancarte d’arlequin plus qu’à sablĂȘme figure d’apache. Ici se bombe le plastron de Barque, taillĂ© dans unĂ©dredon piquĂ©, qui fut rose, mais que la poussiĂšre et la nuit ont irrĂ©guliĂš-rement dĂ©colorĂ© et moirĂ©. LĂ , l’énorme Lamuse semble une tour en ruineavec des restants d’affiches. De la moleskine, appliquĂ©e en cuirasse, faitau petit Eudore un dos cirĂ© de colĂ©optĂšre ; et, parmi tous, Tulacque brille,avec son thorax orange de Grand Chef.

Le casque donne une certaine uniformitĂ© aux sommets des ĂȘtres quisont lĂ , et encore ! L’habitude prise par quelques-uns de le mettre soit surle kĂ©pi, comme Biquet, soit sur le passe-montagne, comme Cadilhac, soitsur le bonnet de coton, comme Barque, produit des complications et desvariĂ©tĂ©s d’aspect.

Et nos jambes !
 Tout Ă  l’heure, je suis descendu, pliĂ© en deux, dansnotre guitoune, petite cave basse, sentant le moisi et l’humiditĂ©, oĂč l’ontrĂ©buche sur des boĂźtes de conserves vides et des chiffons sales et oĂč deuxlongs paquets gisaient endormis, tandis que dans le coin, Ă  la lueur d’unechandelle, une forme agenouillĂ©e fouillait dans une musette
 En remon-tant, j’ai, par le rectangle de l’ouverture, aperçu les jambes. Horizontales,verticales ou obliques, Ă©talĂ©es, repliĂ©es, mĂȘlĂ©es obstruant le passage etmaudites par les passants — elles offrent une collection multicolore etmultiforme : guĂȘtres, jambiĂšres noires et jaunes, hautes et basses, en cuir,en toile tannĂ©e, en un quelconque tissu impermĂ©able : bandes molletiĂšresbleu foncĂ©, bleu clair, noires, rĂ©sĂ©da, kaki, beiges
 Seul de son espĂšce,Volpatte a gardĂ© ses petites jambiĂšres de la mobilisation. Mesnil AndrĂ©exhibe depuis quinze jours une paire de bas de grosse laine verte Ă  cĂŽtes,et on a toujours connu Tirette avec des bandes de drap gris Ă  rayuresblanches, prĂ©levĂ©es sur un pantalon civil qui pendait on ne sait oĂč, aucommencement de la guerre
 Marthereau, lui, en a qui ne sont pas dumĂȘme ton toutes deux, car il n’a pu trouver pour les dĂ©biter en laniĂšresdeux bouts de capote aussi usĂ©s et aussi sales l’un que l’autre. Et il est desjambes emballĂ©es dans des chiffons, voire des journaux, maintenues pardes spirales de ficelles, ou, ce qui est plus pratique, de fils tĂ©lĂ©phoniques.

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PĂ©pin Ă©blouit les copains et les passants avec une paire de guĂȘtres fauves,empruntĂ©es Ă  un mort
 Barque qui a la prĂ©tention (et Dieu sait s’il endevient parfois embĂȘtant, le frĂšre !) d’ĂȘtre un gars dĂ©brouillard, riche enidĂ©es, a les mollets blancs : il a disposĂ© des bandes de pansement autour deses houseaux, pour les prĂ©server ; ce blanc forme, au bas de sa personne,un rappel de son bonnet de coton, qui dĂ©passe de son casque et d’oĂč dĂ©-passe sa mĂšche rousse de clown. Poterloo marche depuis un mois dansdes bottes de fantassin allemand, de belles bottes quasi neuves avec leursfers Ă  cheval aux talons. Caron les lui a confiĂ©es lorsqu’il a Ă©tĂ© Ă©vacuĂ© pourson bras. Caron les avait prises lui-mĂȘme Ă  un mitrailleur bavarois abattuprĂšs de la route des PylĂŽnes. J’entends encore Caron raconter l’affaire :

― Mon vieux, le frĂšre Miroton, il Ă©tait lĂ , le derriĂšre dans un trou,pliĂ© ; i’zyeutait l’ciel, les jambes en l’air. I’ m’prĂ©sentait ses pompes d’unair de dire qu’elles valaient l’coup. « Ça colloche », que j’m’ai dit. Mais tuparles d’un business pour lui reprendre ses ribouis : j’ai travaillĂ© dessus,Ă  tirer, Ă  tourner, Ă  secouer, pendant une demi-heure, j’attige pas : avecses pattes toutes raides, il ne m’aidait pas, le client. Puis, finalement, Ă force d’ĂȘtre tirĂ©es, les jambes du macchab se sont dĂ©collĂ©es aux genoux,son froc s’est dĂ©chirĂ©, et le tout est venu, v’lan ! J’m’ai vu, tout d’un coup,avec une botte pleine dans chaque grappin. Il a fallu vider les jambes etles pieds de d’dans.

― Tu vas fort !
― Demande au cycliste Euterpe si c’est pas vrai. J’te dis qu’il l’a fait

avec moi, lui : on enfonçait notre abattis dans la botte et on retirait de l’os,des bouts de chaussettes et des morceaux de pied. Mais regarde si elles envalaient l’coup !


 Et en attendant que Caron revienne, Poterloo use Ă  sa place lesbottes que n’a pas usĂ©es le mitrailleur bavarois.

C’est ainsi que l’on s’ingĂ©nie, selon son intelligence, son activitĂ©, sesressources et son audace, Ă  se dĂ©battre contre l’inconfort effrayant. Cha-cun semble, en se montrant, avouer : « VoilĂ  tout ce que j’ai su, j’ai pu,j’ai osĂ© faire, dans la grande misĂšre oĂč je suis tombĂ©. »

Mesnil Joseph somnole, Blaire bĂąille, Marthereau fume, l’Ɠil fixe. La-muse se gratte comme un gorille et Ludore comme un ouistiti. Volpattetousse et dit : « J’vas crever. » Mesnil AndrĂ© a sorti sa glace et son peigne,

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et cultive comme une plante rare sa belle barbe chĂątain. Le calme mono-tone est interrompu, de-ci, de-lĂ , par les accĂšs d’agitation acharnĂ©e queprovoque la prĂ©sence endĂ©mique, chronique et contagieuse des parasites.

Barque, qui est observateur, promùne un regard circulaire, retire sapipe de sa bouche, crache, cligne de l’Ɠil et dit :

― Tout de mĂȘme, c’qu’on ne se ressemble pas !― Pourquoi se ressemblerait-on ? dit Lamuse. Ça serait un miracle.

††Nos Ăąges ? Nous avons tous les Ăąges. Notre rĂ©giment est un rĂ©giment

de rĂ©serve que des renforts successifs ont renouvelĂ© en partie avec del’active, en partie avec de la territoriale. Dans la demi-section, il y a desR.A.T., des bleus et des demi-poils. Fouillade a quarante ans. Blaire pour-rait ĂȘtre le pĂšre de Biquet, qui est un duvetier de la classe 13. Le caporalappelle Marthereau « grand-pĂšre » ou « vieux dĂ©tritus » selon qu’il plai-sante ou qu’il parle sĂ©rieusement. Mesnil Joseph serait Ă  la caserne s’iln’y avait pas eu la guerre. Cela fait un drĂŽle d’effet quand nous sommesconduits par notre sergent Vigile, un gentil petit garçon qui a un peu demoustache peinte sur la lĂšvre, et qui, l’autre jour, au cantonnement, sau-tait Ă  la corde, avec des gosses. Dans notre groupe disparate, dans cettefamille sans famille, dans ce foyer sans foyer qui nous groupe, il y a, cĂŽteĂ  cĂŽte, trois gĂ©nĂ©rations qui sont lĂ , Ă  vivre, Ă  attendre, Ă  s’immobiliser,comme des statues informes, comme des bornes.

Nos races ? Nous sommes toutes les races. Nous sommes venus departout. Je considĂšre les deux hommes qui me touchent : Poterloo, le mi-neur de la fosse Calonne, est rose ; ses sourcils sont jaune paille, ses yeuxbleu de lin ; pour sa grosse tĂȘte dorĂ©e, il a fallu chercher longtemps dansles magasins la vaste soupiĂšre bleue qui le casque ; Fouillade, le batelier deCette, roule des yeux de diable dans une longue maigre face de mousque-taire creusĂ©e aux joues et couleur de violon. Mes deux voisins diĂšrent,en vĂ©ritĂ©, comme le jour et la nuit.

Et non moins, Cocon, le mince personnage sec, Ă  lunettes, au teintchimiquement corrodĂ© par les miasmes des grandes villes, fait contrasteavec Biquet, le Breton pas Ă©quarri, Ă  peau grise, Ă  mĂąchoire de pavĂ© ; etAndrĂ© Mesnil, le confortable pharmacien de sous-prĂ©fecture normande,Ă  la jolie barbe fine, qui parle tant et si bien, n’a pas grand rapport avec

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Lamuse, le gras paysan du Poitou, aux joues et Ă  la nuque de rosbif. L’ac-cent faubourien de Barque, dont les grandes jambes ont battu dans tousles sens les rues de Paris, se croise avec l’accent quasi belge et chantantde ceux de « ch’Nord » venus du 8ᔉ territorial, avec le parler sonore, rou-lant sur les syllabes comme sur des pavĂ©s, que nous versa le 144ᔉ, avec lepatois s’exhalant des groupes que forment entre eux, obstinĂ©ment, au mi-lieu des autres, comme des fourmis qui s’attirent, les Auvergnats du 124
Je me rappelle la premiĂšre phrase de ce loustic de Tirette, quand il se prĂ©-senta : « Moi, mes enfants, j’suis d’Clichy-la-Garenne !Qui dit mieux ? »,et la premiĂšre dolĂ©ance qui rapprocha Paradis de moi : « I s’foutions d’moiparce que j’sommes Morvandiau  »

Nos mĂ©tiers ? Un peu de tout, dans le tas. Aux Ă©poques abolies oĂčon avait une condition sociale, avant de venir enfouir sa destinĂ©e dansdes taupiniĂšres qu’écrasent la pluie et la mitraille, et qu’il faut toujoursrecommencer, qu’étions-nous ? Laboureurs et ouvriers pour la plupart.Lamuse fut valet de ferme, Paradis, charretier. Cadilhac, dont le casqued’enfant surmonte en branlant un crĂąne pointu — effet de dĂŽme sur unclocher, dit Tirette — a des terres Ă  lui. Le pĂšre Blaire Ă©tait mĂ©tayer dansla Brie. De son triporteur, Barque, garçon livreur, faisait des acrobatiesentre les tramways et les taxis parisiens, en invectivant magistralement,Ă  ce qu’il dit, dans les avenues et les places, le poulailler effarĂ© des piĂ©-tons. Le caporal Bertrand, qui se tient toujours un peu Ă  l’écart, taciturneet correct, avec une belle figure mĂąle, bien droite, le regard horizontal,Ă©tait contremaĂźtre dans une manufacture de gainerie. Tirloir peinturlu-rait des voitures, sans ronchonner, affirme-t-on. Tulacque Ă©tait bistrot Ă la barriĂšre du TrĂŽne, et Eudore, avec sa figure douce et pĂąlotte, tenait surle bord d’une route, pas trĂšs loin du front actuel, un estaminet ; l’établis-sement a Ă©tĂ© malmenĂ© par les obus — naturellement, car Eudore n’a pasde chance, c’est connu. Mesnil AndrĂ©, l’homme encore vaguement distin-guĂ© et peignĂ©, vendait du bicarbonate et des spĂ©cialitĂ©s infaillibles sur unegrand-place ; son frĂšre Joseph vendait des journaux et des romans illustrĂ©sdans une gare du rĂ©seau de l’État, tandis que, loin de lĂ , Ă  Lyon, Cocon,le binoclard, l’homme-chiffre, s’empressait, revĂȘtu d’une blouse noire, lesmains plombĂ©es et brillantes, derriĂšre les comptoirs d’une quincaillerie,et que BĂ©cuwe Adolphe et Poterloo, dĂšs l’aube, traĂźnant la pauvre Ă©toile

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de leur lampe, hantaient les charbonnages du Nord.Et il y en a d’autres dont on ne se rappelle jamais le mĂ©tier et qu’on

confond les uns avec les autres, et les bricoleurs de campagne qui col-portaient dix mĂ©tiers Ă  la fois dans leur bissac, sans compter l’équivoquePĂ©pin qui ne devait pas en avoir du tout : (ce qu’on sait c’est qu’il y atrois mois, au dĂ©pĂŽt, aprĂšs sa convalescence, il s’est marié  pour toucherl’allocation des femmes de mobilisĂ©s
)

Pas de profession libĂ©rale parmi ceux qui m’entourent. Des institu-teurs sont sous-officiers Ă  la compagnie ou infirmiers. Dans le rĂ©giment,un frĂšre mariste est sergent au service de santĂ© ; un tĂ©nor, cycliste du ma-jor ; un avocat, secrĂ©taire du colonel ; un rentier, caporal d’ordinaire Ă  laCompagnie Hors Rang. Ici, rien de tout cela. Nous sommes des soldatscombattants, nous autres, et il n’y a presque pas d’intellectuels, d’artistesou de riches qui, pendant cette guerre, auront risquĂ© leurs figures auxcrĂ©neaux, sinon en passant, ou sous des kĂ©pis galonnĂ©s.

Oui, c’est vrai, on diĂšre profondĂ©ment.Mais pourtant on se ressemble.MalgrĂ© les diversitĂ©s d’ñge, d’origine, de culture, de situation, et de

tout ce qui fut, malgrĂ© les abĂźmes qui nous sĂ©paraient jadis, nous sommesen grandes lignes les mĂȘmes. A travers la mĂȘme silhouette grossiĂšre, oncache et on montre les mĂȘmes mƓurs, les mĂȘmes habitudes, le mĂȘmecaractĂšre simplifiĂ© d’hommes revenus Ă  l’état primitif.

Le mĂȘme parler, fait d’un mĂ©lange d’argots d’atelier et de caserne, etde patois, assaisonnĂ© de quelques nĂ©ologismes, nous amalgame, commeune sauce, Ă  la multitude compacte d’hommes qui, depuis des saisons,vide la France pour s’accumuler au Nord-Est.

Et puis, ici, attachĂ©s ensemble par un destin irrĂ©mĂ©diable, emportĂ©smalgrĂ© nous sur le mĂȘme rang, par l’immense aventure, on est bien forcĂ©,avec les semaines et les nuits, d’aller se ressemblant. L’étroitesse terriblede la vie commune nous serre, nous adapte, nous efface les uns dans lesautres. C’est une espĂšce de contagion fatale. Si bien qu’un soldat apparaĂźtpareil Ă  un autre sans qu’il soit nĂ©cessaire, pour voir cette similitude, deles regarder de loin, aux distances oĂč nous ne sommes que des grains dela poussiĂšre qui roule dans la plaine.

††

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On attend. On se fatigue d’ĂȘtre assis : on se lĂšve. Les articulationss’étirent avec des crissements de bois qui joue et de vieux gonds : l’hu-miditĂ© rouille les hommes comme les fusils, plus lentement mais plus Ă fond. Et on recommence, autrement, Ă  attendre.

On attend toujours, dans l’état de guerre. On est devenu des machinesĂ  attendre.

Pour le moment, c’est la soupe qu’on attend. Aprùs, ce seront leslettres.Mais chaque chose en son temps : lorsqu’on aura fini avec la soupe,on songera aux lettres. Ensuite, on se mettra à attendre autre chose.

La faim et la soif sont des instincts intenses qui agissent puissammentsur l’esprit de mes compagnons. Comme la soupe tarde, ils commencentà se plaindre et à s’irriter. Le besoin de la nourriture et de boisson leursort de la bouche en grognements :

― V’lĂ  huit plombes. Tout d’mĂȘme, cette croĂ»te, qu’est-ce qu’elle fout,qu’elle radine pas ?

― Justement, moi qui ai la dent depuis hier midi, rechigne Lamuse,dont l’Ɠil est humide de dĂ©sir et dont les joues prĂ©sentent de gros coupsde badigeon de la couleur du vin.

Le mĂ©contentement s’aigrit de minute en minute :― Plumet a dĂ» s’envoyer dans l’entonnoir mon bidon d’rĂ©glisse qu’i’

d’vait m’apporter, et d’autres avec, et il est tombĂ© saoul qué’qu’part parlĂ .

― C’est sĂ»r et certain, appuie Marthereau.― Ah ! les malfaisants, les vermines, que ces hommes de corvĂ©e !

beugle Tirloir.Quelle race dĂ©goĂ»tante ! Tous, becs-salĂ©s et cossards ! Ils seles roulent toute la journĂ©e Ă  l’arriĂšre, et ils ne sont pas fichus de monterĂ  l’heure. Ah ! si j’étais le maĂźtre, ce que je les ferais venir aux tranchĂ©esĂ  la place de nous, et il faudrait qu’ils bossent ! D’abord, je dirais : chacundans la section sera graisseux et soupier Ă  tour de rĂŽle. Ceux qui veulent,bien entendu
 et alors


― Moi, j’suis sĂ»r, crie Cocon, que c’est c’cochon de PĂ©pĂšre qui met lesautres en retard. Il le fait exprĂšs, d’abord, et aussi, il ne peut pas s’dĂ©plu-mer, l’matin, l’pauv’ petit. Il lui faut ses dix heures de pucier, tout commeĂ  un mignard. Sans ça, monsieur a la cosse toute la journĂ©e.

― J’t’en foutrai, moi ! gronde Lamuse. Attends voir comme j’le ’rais

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dĂ©caniller du pajot, si seulement j’étais lĂ . J’te l’rĂ©veillerais Ă  coups d’tar-tine sur la tĂ©tĂšre, et j’te l’poĂźsserais par un abattis


― L’autre jour, poursuit Cocon, j’ai comptĂ© : il a mis sept heuresquarante-sept minutes pour venir du 31-Abri. Il faut cinq heures bien tas-sĂ©es, mais pas plus.

Cocon est l’homme-chiffre. Il a l’amour, l’avarice de la documenta-tion prĂ©cise. A propos de tout, il fouine pour trouver des statistiques qu’ilamasse avec une patience d’insecte, et sert Ă  qui veut l’entendre. Pour lemoment, oĂč il manie ses chiffres comme des armes, sa figure chĂ©tive, faitede sĂšches arĂȘtes, de triangles et d’angles sur lesquels se pose le doublerond des lunettes, est crispĂ©e de rancune.

Il monte sur la banquette de tir, pratiquĂ©e du temps ou c’était ici lapremiĂšre ligne, Ă©rige la tĂȘte, rageusement, par-dessus le parapet. Dansla lumiĂšre frisante d’un petit rayon froid qui traĂźne sur la terre, on voitbriller les verres de ses binocles et aussi la goutte qui lui pend au nez,comme un diamant.

― Et puis, c’PĂ©pĂšre, tu parles aussi d’un quart Ă  trous ! C’est Ă  ne pas ycroire c’qu’i’s’laisse tomber de kilos dans l’étui, dans l’espace seulementd’une journĂ©e.

Le pĂšre Blaire « fume » dans son coin. On voit trembler sa grossemoustache, blanchĂątre et tombante comme un peigne en os :

― Veux-tu que j’te dise ? Les hommes de soupe, c’est le type des salestypes. C’est : J’fous rien, J’m’en fous, Jean-Foutre et Compagnie.

― Ils ont tout du fumier, soupire avec conviction Eudore, qui, affalĂ©par terre, la bouche entrouverte, a l’air d’un martyr et suit d’un Ɠil atonePĂ©pin qui va et vient, telle une hyĂšne.

L’irritation haineuse contre les retardataires monte, monte.Tirloir le roussoteur s’empresse et se multiplie. Il est à son affaire. Il

aiguillonne la colĂšre ambiante avec ses petits gestes pointus :― Si on disait : « Ça s’ra bon ! », mais ça va ĂȘtre encore de la vacherie

qu’il va falloir que tu t’enfonces dans la lampe.― Ah ! les potes, hein, la barbaque qu’on nous a balancĂ©e hier, tu

parles d’une pierre Ă  couteaux ! Du bifteck de bƓuf, ça ? Du bifteck debicyclette, oui, plutĂŽt. J’ai dit aux gars : « Attention, vous autres ! N’mĂą-chez pas trop vite : vous vous casseriez les dominos ; des fois que l’bouif

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aurait oubliĂ© de r’tirer tous les clous ! »Le boniment, lancĂ© par Tirette, ex-rĂ©gisseur, paraĂźt-il, de tournĂ©es ci-

nĂ©matographiques, aurait, en d’autres moments, fait rire ; mais les espritssont excitĂ©s et cette dĂ©claration a pour Ă©cho un grondement circulaire.

― D’aut’ fois, pour que tu t’plaignes pas qu’c’soit dur, i’t’collent enfait d’bidoche, qué’qu’chose de mou : d’l’éponge qui n’a point de goĂ»t, ducataplasme.Quand tu croĂ»tes ça, c’est comme si tu boives un quart d’eau,ni plus ni moins.

― Tout ça, dit Lamuse, ça n’a pas d’consistance, ça n’tient pas au bide.Tu crois qu’t’es rempli, mais au fond d’ta caisse, t’es vide. Aussi, p’tĂźt Ă p’tit, tu tournes de l’Ɠil, empoisonnĂ© par le manque de nourriture.

― La prochaine fois, clame Biquet exaspĂ©rĂ©, j’demande Ă  parler auvieux, j’y dirai : « Mon capitaine  »

― Moi, dit Barque, je m’fais porter pĂąle. J’y dirai : « Monsieur le ma-jor  »

― C’que tu y casseras ou rien, c’est du pareil au mĂȘme. Ils s’entendenttous pour exploiter l’troufion.

― J’te dis, moi, qui veul’tent not’ peau !― C’est comme la gniole. On a droit qu’on nous en distribue aux tran-

chĂ©es — vu qu’ça a Ă©tĂ© votĂ© qué’q’ part, j’sais pas quand, ni oĂč, mais jel’sais — et d’puis trois jours qu’on est ici, v’lĂ  trois jours qu’on nous ensert au bout d’une fourche.

― Ah, malheur !††

― V’lĂ  la bectance ! annonce un poilu qui guettait au tournant.― I’ n’est qu’temps !Et l’orage des rĂ©criminations violentes tombe net, comme par enchan-

tement. Et on voit leur fureur se changer, subitement, en satisfaction.Trois hommes de corvée, essoufflés, la face larmoyante de sueur, dé-

posent par terre des bouteillons, un bidon Ă  pĂ©trole, deux seaux de toileet une brochette de boules traversĂ©es par un bĂąton. AdossĂ©s au mur de latranchĂ©e, ils s’essuient la figure avec leurs mouchoirs ou leurs manches.Et je vois Cocon s’approcher de PĂ©pĂšre, avec le sourire, et, oublieux desoutrages dont il a couvert sa rĂ©putation, tendre la main, cordialement,vers un des bidons de la collection qui gonfle circulairement PĂ©pĂšre d’une

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maniĂšre de ceinture de sauvetage.― Qu’est-ce qu’il y a Ă  becqueter ?― C’est lĂ , rĂ©pond Ă©vasivement le deuxiĂšme homme de corvĂ©e.L’expĂ©rience lui a appris que l’énoncĂ© dumenu provoque toujours des

désillusions acrimonieuses
Et il se met à déblatérer, en haletant encore, sur la longueur et les

difficultĂ©s du trajet qu’il vient d’accomplir : « Y en a, tout partout, du po-pulo ! c’est un fourbi arabe pour passer. A des moments, faut s’dĂ©guiseren feuille de papier Ă  cigarette »  « Ah ! y en a qui disent qu’à la cuis-tance, on est embusquĂ© ! »  Eh bien, il aimerait cent mille fois mieux,quant Ă  lui, ĂȘtre avec la compagnie dans les tranchĂ©es pour la garde etles travaux, que de s’appuyer un pareil mĂ©tier deux fois par jour pendantla nuit ! Paradis a soulevĂ© les couvercles des bouteillons et inspectĂ© lesrĂ©cipients :

― Des fayots à l’huile, de la dure, bouillie, et du jus. C’est tout.― Nom de Dieu ! Et du pinard ? braille Tulacque. Il ameute les cama-

rades.― V’nez voir par ici, eh, vous autres ! Ça, ça dĂ©passe tout ! V’lĂ  qu’on

s’bombe de pinard !Les assoiffĂ©s accourent en grimaçant.― Ah ! merde alors ! s’écrient ces hommes dĂ©sillusionnĂ©s jusqu’au

fond de leurs entrailles.― Et ça, qu’est-ce qu’y a dans c’siau-lĂ  ? dit l’homme de corvĂ©e, tou-

jours rouge et suant, en montrant du pied un seau.― Oui, dit Paradis. J’m’ai trompĂ©, y a du pinard.― C’ t’emmanchĂ©-lĂ  ! fait l’homme de corvĂ©e en haussant les Ă©paules

et en lui lançant un regard d’indicible mĂ©pris. Mets tes lunettes Ă  vache,si tu n’y vois pas clair !

Il ajoute :― Un quart par homme
 Un peu moins, peut-ĂȘtre, parce qu’il y a un

fourneau qui m’a cognĂ© en passant dans le Boyau du Bois, et il y en aeu eun’ goutte e’d’renversĂ©e
 Ah ! s’empresse-t-il d’ajouter en Ă©levant leton, si je n’avais pas Ă©tĂ© chargĂ©, tu parles d’un coup de trottinant qu’il au-rait reçu dans le croupion ! Mais il a ripĂ© Ă  la quatriĂšme vitesse, l’animau !

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Et nonobstant cette ferme dĂ©claration, il s’esquive lui-mĂȘme, rattrapĂ©par les malĂ©dictions — pleines d’allusions dĂ©sobligeantes pour sa sincĂ©ritĂ©et sa tempĂ©rance — que fait naĂźtre cet aveu de ration diminuĂ©e.

Cependant, ils se jettent sur la nourriture et mangent, debout, accrou-pis, Ă  genoux, assis sur un bouteillon ou un havresac tirĂ© du puits oĂč oncouche, ou Ă©croulĂ©s Ă  mĂȘme le sol, le dos enfoncĂ© dans la terre, dĂ©rangĂ©spar les passants, invectivĂ©s et invectivant. A part ces quelques injuresou quolibets courants, ils ne disent rien, d’abord occupĂ©s tout entiers Ă avaler, la bouche et le tour de la bouche graisseux comme des culasses.

Ils sont contents.Au premier arrĂȘt des mĂąchoires, on sert des plaisanteries obscĂšnes. Ils

se bousculent tous et criaillent Ă  qui mieux mieux pour placer leur mot.On voit sourire Farfadet, le fragile employĂ© de mairie qui, les premierstemps, se maintenait au milieu de nous, si convenable et aussi si proprequ’il passait pour un Ă©tranger ou un convalescent. On voit se dilater etse fendre, sous le nez, la tomate de Lamuse, dont la joie suinte en larmes,s’épanouir et se rĂ©Ă©panouir la pivoine rose de Poterloo, se trĂ©mousser deliesse les rides du pĂšre Blaire, qui s’est levĂ©, pointe la tĂȘte en avant et faitgesticuler le bref corpsmince qui sert demanche Ă  son Ă©normemoustachetombante, et on aperçoit mĂȘme s’éclairer le petit faciĂšs plissĂ© et pauvrede Cocon.

††― Sin jus, on va-t-i’ pas l’fouaire recauffir ? demande BĂ©cuwe.― Avec quoi, en soufflant d’ssus ?BĂ©cuwe, qui aime le cafĂ© chaud, dit :― Laissez-mi bric’ler cha. Ch’n’est point n’n’affouaire. Arrangez cheul’ment

ilĂ  in ch’tiot foyer et ine grille avec d’fourreaux d’baĂŻonnettes. J’sais oĂčc’qu’y a d’bau. J’allau en fouaire des copeaux avecmin couteau assez pourcauffer l’marmite. V’s allez vir


Il part Ă  la chasse au bois.En attendant le caoua, on roule la cigarette, on bourre la pipe.On tire les blagues. Quelques-uns ont des blagues en cuir ou en ca-

outchouc achetĂ©es chez le marchand. C’est la minoritĂ©. Biquet extrait sontabac d’une chaussette dont une ficelle Ă©trangle le haut. La plupart desautres utilisent le sachet Ă  tampon antiasphyxiant, fait d’un tissu imper-

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méable, excellent pour la conservation du perlot ou du fin. Mais il y en aqui ramonent tout bonnement le fond de leur poche de capote.

Les fumeurs crachent en cercle, juste Ă  l’entrĂ©e de la guitoune oĂč logele gros de la semi-section et inondent d’une salive jaunie par la nicotine laplace oĂč l’on pose les mains et les genoux quand on s’aplatit pour entrerou sortir.

Mais qui s’aperçoit de ce dĂ©tail ?††

Voici qu’on parle denrĂ©es, Ă  propos d’une lettre de la femme de Mar-thereau.

― La mĂšre Marthereau m’a Ă©crit, dit Marthereau. Le cochon gras, toutvif, vous ne savez pas combien i’vaut chez nous, m’tenant ?


La question économique a dégénéré soudain en une violente disputeentre Pépin et Tulacque.

Les vocables les plus dĂ©finitifs ont Ă©tĂ© Ă©changĂ©s, puis :― Je m’fous pas mal de c’que tu dis ou d’c’que tu n’dis pas. La ferme !― J’la fermerai si j’veux, saletĂ© !― Un trois kilos te la fermerait vite !― Non, mais chez qui ?― Viens-y voir, mais viens-y donc !Ils Ă©cument et grincent et s’avancent l’un vers l’autre. Tulacque

Ă©treint sa hache prĂ©historique et ses yeux louches lancent deux Ă©clairs.L’autre, blĂȘme, l’Ɠil verdĂątre, la face voyou, pense visiblement Ă  son cou-teau.

Lamuse interpose sa main pacifique grosse comme une tĂȘte d’enfantet sa face tapissĂ©e de sang, entre ces deux hommes qui s’empoignent duregard et se dĂ©chirent en paroles.

― Allons, allons, vous n’allez pas vous abĂźmer. Ce s’rait dommage !Les autres interviennent aussi et on sĂ©pare les adversaires. Ils conti-

nuent Ă  se jeter, Ă  travers les camarades, des regards fĂ©roces.PĂ©pin mĂąche des restants d’injures avec un accent fielleux et frĂ©mis-

sant :― L’apache, la frappe, le crapulard ! Mais, attends, me revaudra ça !De son cĂŽtĂ©, Tulacque confie au poilu qui est Ă  cĂŽtĂ© de lui :

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Le feu Chapitre II

― C’morpion-lĂ  ! Non, mais tu l’as vu ! Tu sais, y a pas Ă  dire : icion frĂ©quente un tas d’individus qu’on sait pas qui c’est. On s’connaĂźt etpourtant on s’connait pas. Mais ç’ui-lĂ , s’il a voulu zouaviller, il est tombĂ©sur le manche. Minute : je le dĂ©molirai bien un de ces jours, tu voiras.

Pendant que les conversations reprennent et couvrent les derniersdoubles Ă©chos de l’altercation :

― Tous les jours, alors ! me dit Paradis. Hier, c’était Plaisance qui vou-lait Ă  toute force fout’ sur la gueule Ă  Fumex Ă  propos de je n’sais quoi,une affaire de pilules d’opium, j’pense. Pis c’est l’un, pis c’est l’autre, quiparle de s’crever. C’est-i’ qu’on devient pareil Ă  des bĂȘtes, Ă  force de leurressembler ?

― C’est pas sĂ©rieux, ces hommes-lĂ , constate Lamuse, c’est des gosses.― Ben sĂ»r, pis que c’est des hommes.

††La journĂ©e s’avance. Un peu plus de lumiĂšre a filtrĂ© des brumes qui

enveloppent la terre. Mais le temps est restĂ© couvert, et voilĂ  qu’il se rĂ©-sout en eau. La vapeur d’eau s’effiloche et descend. Il bruine. Le vent ra-mĂšne sur nous son grand vide mouillĂ©, avec une lenteur dĂ©sespĂ©rante. Lebrouillard et les gouttes empĂątent et ternissent tout : jusqu’à l’andrinopletendue sur les joues de Lamuse, jusqu’à l’écorce d’orange dont Tulacqueest caparaçonnĂ©, et l’eau Ă©teint au fond de nous la joie dense dont le repasnous a remplis. L’espace s’est rapetissĂ©. Sur la terre, champ de mort, sejuxtapose Ă©troitement le champ de tristesse du ciel.

On est lĂ , implantĂ©s, oisifs. Ce sera dur, aujourd’hui, de venir Ă  boutde la journĂ©e, de se dĂ©barrasser de l’aprĂšs-midi. On grelotte, on est mal ;on change de place sur place, comme un bĂ©tail parquĂ©.

Cocon explique Ă  son voisin la disposition de l’enchevĂȘtrement de nostranchĂ©es. Il a vu un plan directeur et il a fait des calculs. Il y a dans le sec-teur du rĂ©giment quinze lignes de tranchĂ©es françaises, les unes abandon-nĂ©es, envahies par l’herbe et quasi nivelĂ©es, les autres entretenues Ă  vif ethĂ©rissĂ©es d’hommes. Ces parallĂšles sont rĂ©unies par des boyaux innom-brables qui tournent et font des crochets comme de vieilles rues. Le rĂ©seauest plus compact encore que nous le croyons, nous qui vivons dedans. Surles vingt-cinq kilomĂštres de largeur qui forment le front de l’armĂ©e, il fautcompter mille kilomĂštres de lignes creuses : tranchĂ©es, boyaux, sapes. Et

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Le feu Chapitre II

l’armĂ©e française a dix armĂ©es. Il y a donc, du cĂŽtĂ© français, environ dixmille kilomĂštres de tranchĂ©es et autant du cĂŽtĂ© allemand
 Et le frontfrançais n’est Ă  peu prĂšs que la huitiĂšme partie du front de la guerre surla surface du monde.

Ainsi parle Cocon, qui conclut en s’adressant Ă  son voisin :― Dans tout ça, tu vois ce qu’on est, nous autres
Le pauvre Barque — face anĂ©mique d’enfant des faubourgs que sou-

ligne un bouc de poils roux, et que ponctue, comme une apostrophe, samĂšche de cheveux — baisse la tĂȘte :

― C’est vrai, quand on y pense, qu’un soldat — ou mĂȘme plusieurssoldats — ce n’est rien, c’est moins que rien dans la multitude, et alors onse trouve tout perdu, noyĂ©, comme quelques gouttes de sang qu’on est,parmi ce dĂ©luge d’hommes et de choses.

Barque soupire et se tait — et, Ă  la faveur de l’arrĂȘt de ce colloque, onentend rĂ©sonner un morceau d’histoire racontĂ©e Ă  demi-voix :

― Il Ă©tait v’nu avec deux chevaux. Pssiii
 un obus. I n’lui reste plusqu’un chevau


― On s’embĂȘte, dit Volpatte.― On tient ! ronchonne Barque.― Faut bien, dit Paradis.― Pourquoi ? interroge Marthereau, sans conviction.― Y a pas besoin d’raison, pis qu’il le faut.― Y a pas d’raison, affirme Lamuse.― Si, y en a, dit Cocon. C’est
 Y en a plusieurs, plutĂŽt.― La ferme ! C’est bien mieux qu’y en aye pas, pis qu’i’ faut t’nir.― Tout d’mĂȘme, fait sourdement Blaire, qui ne perd jamais une occa-

sion de rĂ©citer cette phrase, tout d’mĂȘme, i’s veul’nt not’ peau !― Au commencement, dit Tirette, j’pensais Ă  un tas d’choses, j’rĂ©flĂ©-

chissais, j’calculais ; maintenant, j’pense plus.― Moi non plus.― Moi non plus.― Moi, j’ai jamais essayĂ©.― T’es pas si bĂȘte que t’en as l’air, bec de puce, dit Mesnil AndrĂ© de

sa voix aiguĂ« et gouailleuse.L’autre, obscurĂ©ment flattĂ©, complĂšte son idĂ©e :

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Le feu Chapitre II

― D’abord, tu peux rien savoir de rien.― On n’a besoin de savoir qu’une chose, et cette seule chose, c’est que

les Boches sont chez nous, enracinĂ©s, et qu’il ne faut pas qu’ils passent etqu’il faut mĂȘme qu’ils les mettent un jour ou l’autre — le plus tĂŽt possible,dit le caporal Bertrand.

― Oui, oui, faut qu’ils en jouent un air : y a pas d’erreur ; autrement,quoi ? C’est pas la peine de se fatiguer le ciboulot à penser à aut’ chose.Seul’ment, c’est long.

― Ah ! bougre de bagasse ! exclame Fouillade, eunn peu !― Moi, dit Barque, je ne rouspùte plus. Au commencement, je rous-

pĂ©tais contre tout le monde, contre ceux de l’arriĂšre, contre les civils,contre l’habitant, contre les embusquĂ©s. Oui, j’rouspĂ©tais, mais c’était aucommencement de la guerre, j’étais jeune. Maint’nant, j’prends mieux leschoses.

― Y a qu’une façon de les prendre : comme elles viennent !― Pardi ! Autrement tu deviendrais fou. On est dĂ©jĂ  assez dingo

comme ça, pas, Firmin ?Volpatte fait oui de la tĂȘte, profondĂ©ment convaincu, crache, puis

contemple son crachat d’un Ɠil fixe et absorbĂ©.― Tu parles, appuie Barque.― Ici, faut pas chercher loin devant toi. Faut vivre au jour le jour,

heure par heure mĂȘme, si tu peux.― Pour sĂ»r, face de noix. Faut faire ce qu’on nous dit de faire, en at-

tendant qu’on nous dise de nous en aller.― Et voilĂ , bĂąille Mesnil Joseph.Les faces cuites, tannĂ©es, incrustĂ©es de poussiĂšre, opinent, se taisent.

Évidemment, c’est lĂ  l’idĂ©e de ces hommes qui ont, il y a un an et demi,quittĂ© tous les coins du pays pour se masser sur la frontiĂšre : renonce-ment Ă  comprendre, et renoncement Ă  ĂȘtre soi-mĂȘme ; espĂ©rance de nepas mourir et lutte pour vivre le mieux possible.

― Faut faire ce qu’on doit, oui, mais faut s’dĂ©merder, dit Barque, qui,lentement, de long en large, triture la boue.

††― Il l’faut, souligne Tulacque. Si tu t’dĂ©merdes pas, on l’fera pas pour

toi, t’en fais pas !

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Le feu Chapitre II

― I’ n’est pas encore fondu, c’ui qui s’occupera de l’autre.― Chacun pour soi, Ă  la guerre !― Videmment, videmment.Un silence. Puis, du fond de leur dĂ©nuement, ces hommes Ă©voquent

des images savoureuses.― Tout ça, reprend Barque, ça n’vaut pas la bonne vie qu’on a eue, un

temps, à Soissons.― Ah ! foutre !Un reflet de paradis perdu illumine les yeux et, semble-t-il, les trognes,

dĂ©jĂ  attisĂ©es par le froid.― Tu parles d’un louba, soupire Tirloir, qui s’arrĂȘte, pensivement, de

se gratter, et regarde au loin, Ă  travers la terre de la tranchĂ©e.― Ah ! nom de Dieu, toute cette ville quasi Ă©vacuĂ©e et qui, en somme,

Ă©tait Ă  nous ! Les maisons, avec les lits
― Les armoires !― Les caves !Lamuse en a les yeux mouillĂ©s, la face en bouquet, et le cƓur gros.― Vous y ĂȘtes restĂ©s longtemps ? demande Cadilhac, qui est venu de-

puis, avec le renfort des Auvergnats.― Plusieurs mois
La conversation, presque Ă©teinte, se ranime en flammes vives, Ă  l’évo-

cation de l’époque d’abondance.― On voyait, dit Paradis, comme dans un rĂȘve, des poilus s’couler Ă 

l’long et Ă  derriĂšre les piaules, en rentrant au cantonnement, avec despoules autour du cylindre et, sous chaque abattis, un lapin empruntĂ© Ă  unbonhomme ou Ă  une bonne femme qu’on n’avait pas vu, et qu’on n’re-verra pas.

Et on pense au goĂ»t lointain du poulet et du lapin.― Y avait des choses qu’on payait. L’pognon, i’ dansait aussi, va. On

Ă©tait encore aux as, en c’temps-lĂ .― C’est des cent mille francs qui ont roulĂ© dans les boutiques.― Des millions, oui. C’était toute la journĂ©e un gaspillage dont t’as

pas une idĂ©e d’ssus, une espĂšce de fĂȘte surnaturelle.― Crois-moi ou crois-moi pas, dit Blaire Ă  Cadilhac, mais au milieu

de tout ça, comme ici et comme partout oĂč c’qu’on passe, ce qu’on avait

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Le feu Chapitre II

le moins, c’était le feu. Il fallait courir aprĂšs, l’trouver, l’gagner, quoi. Ah !mon vieux, c’qu’on a couru aprĂšs le feu !


― Nous, nous Ă©tions dans le cantonnement de la C.H.R. LĂ , l’cuistot,c’était le grand Martin CĂ©sar. Il Ă©tait Ă  la hauteur, lui, pour dĂ©goter dubois.

― Ah ! oui, lui, c’était un as. Y a pas Ă  tortiller du croupion, i’ savait yfaire !

― Toujours du feu dans sa cuistance, toujours, ma vieille cloche. Turechassais des cuistots qui bagotaient dans les rues en tous sens, en chia-lant parce qu’ils n’avaient pas d’bois ni d’charbon ; lui, il avait du feu.Quand i’ n’avait pas rien, i’ disait : « T’occupe pas, j’vas m’dĂ©mieller. » Etc’était pas long.

― Il attigeait mĂȘme, on peut l’dire. La premiĂšre fois que j’l’ai zĂ©vudans sa cuisine, tu sais avec quoi i’ ’sait mijoter la tambouille ? Avec unviolon qu’il avait trouvĂ© dans la maison.

― C’est vache, tout de mĂȘme, dit Mesnil AndrĂ©. J’sais bien qu’un vio-lon, ça sert pas Ă  grand-chose pour l’utilitĂ©, mais, tout d’mĂȘme


― D’autres fois, il s’est servi des queues de billard. Zizi a tout justepu en grouper une pour se faire une canne. Le reste, au feu. AprĂšs, lesfauteuils du salon, qui Ă©taient en acajou, y ont passĂ© en douce. I’ les zi-gouillait et les dĂ©coupait pendant la nuit, parce qu’un gradĂ© aurait putrouver Ă  redire.

― Il allait fort, dit PĂ©pin
Nous, on s’est occupĂ© avec un vieux meublequi nous a fait quinze jours.

― Pourquoi aussi qu’on n’a rien de rien ? Faut faire la soupe, zĂ©ro bois,zĂ©ro charbon. AprĂšs la distribution, t’es lĂ  avec tes croches vides devantl’tas de bidoche, au milieu des copains qui s’fichent de toi en attendantqu’ils t’engueulent. Alors quoi ?

― C’est l’mĂ©tier qui veut ça. C’est pas nous.― Les officiers ne disaient trop rien quand on chapardait ?― I’ s’en foutaient eux-mĂȘmes plein la lampe, et comment ! Tu t’rap-

pelles, Desmaisons, le coup du lieutenant Virvin dĂ©fonçant la porte d’unecave d’un coup de hache ? MĂȘme qu’un poilu l’a vu et qu’il lui a donnĂ© laporte pour en faire du bois Ă  brĂ»ler, Ă  cette fin que l’copain i’ n’aille pasĂ©bruĂ©ter la chose.

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― Et c’pauv’ Saladin, l’officier de ravitaillement : on l’a rencontrĂ©entre chien et loup, sortant d’un sous-sol avec deux bouteilles de blancdans chaque bras, le frĂšre. On aurait dit une nourrice portant quatre lar-dons. Comme il a Ă©tĂ© repĂ©rĂ©, il a Ă©tĂ© obligĂ© de redescendre dans la mineaux bouteilles et d’en distribuer Ă  tout le monde. MĂȘme que l’caporal Ber-trand, qu’a des principes, n’as pas voulu en boire. Ah ! tu t’rappelles, sau-cisse Ă  pattes !

― OĂč c’qu’il est maintenant le cuisinier qui trouvait toujours du feu ?demanda Cadilhac.

― Il est mort. Une marmite est tombĂ©e dans sa marmite. Il n’a rieneu, mais il est tout de mĂȘme mort d’saisissement quand il a vu son ma-caroni les jambes en l’air ; un spasme du cƓur, qu’a dit le toubi. Il avaitl’cƓur faible ; i’ n’était fort que pour trouver du bois. On l’a enterrĂ© pro-prement. On lui a fait un cercueil avec le parquet d’une chambre ; on aajustĂ© ensemble les planches avec les clous des tableaux de la maison, eton se servait de briques pour les enfoncer. Pendant qu’on l’transportait, jem’disais : « Heureusement pour lui, qu’il est mort : s’i’ voyait ça, i’ pour-rait jamais s’consoler d’avoir pas pensĂ© aux planches du parquet pour sonfeu. » Ah ! l’sacrĂ© numĂ©ro, l’enfant de cochon !

― L’troufion se dĂ©merde bien sur le dos du copain.Quand tu filochesdevant une corvĂ©e ou qu’tu prends l’bon morceau ou la bonne place, c’estles autres qui Ă©copent, philosopha Volpatte.

― Moi, dit Lamuse, je m’suis souvent dĂ©merdĂ© pour ne pas monteraux tranchĂ©es, et j’compte pas les fois qu’j’y ai coupĂ©. Ça, je l’avoue. Mais,quand des copains sont en danger, j’suis pus chercheur de filon, j’suis pusdĂ©merdard. J’oublie mon uniforme, j’oublie tout. J’vois des hommes etj’marche. Mais, autrement, mon vieux, j’pense Ă  bibi.

Les affirmations de Lamuse ne sont pas de vains mots. C’est un vir-tuose du tirage au flanc, en effet ; nĂ©anmoins, il a sauvĂ© la vie Ă  des blessĂ©sen allant les chercher sous la fusillade.

Il explique le fait sans forfanterie :― On Ă©tait couchĂ©s tous dans l’herbe. Ça buquait. Pan ! pan ! Zim,

zim
Quand j’les ai vus attigĂ©s, je me suis levĂ© — malgrĂ© qu’on m’gueu-lait : « Couche-toi ! » J’pouvais pas les laisser comme ça. J’n’ai pas d’mĂ©-rite, pisque je n’pouvais pas faire autrement.

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Le feu Chapitre II

Presque tous les gars de l’escouade ont quelque haut fait militaire Ă leur actif et, successivement, les croix de guerre se sont alignĂ©es sur leurspoitrines.

― Moi, dit Biquet, j’ai pas sauvĂ© des Français, mais j’ai poirĂ© desBoches.

Aux attaques de mai, il a filĂ© en avant ; on l’a vu disparaĂźtre commeun point, et il est revenu avec quatre gaillards Ă  casquette.

― Moi, j’en ai tuĂ©, dit Tulacque.Il y a deux mois, il en a alignĂ© neuf, avec une coquetterie orgueilleuse,

devant la tranchĂ©e prise.― Mais, ajoute-t-il, c’est surtout aprĂšs l’officier boche que j’en ai.― Ah ! les vaches !Ils ont criĂ© cela plusieurs Ă  la fois, du fond d’eux-mĂȘmes.― Ah ! mon vieux, dit Tirloir, on parle de la sale race boche. Les

hommes de troupe, j’sais pas si c’est vrai ou si on nous monte le coup là-dessus aussi, et si, au fond, ce ne sont pas des hommes à peu prùs commenous.

― C’est probablement des hommes comme nous, fait Eudore.― Savoir ! s’écrie Cocon.― En tous les cas, on n’est pas fixĂ© pour les hommes, reprend Tir-

loir, mais les officiers allemands, non, non, non : pas des hommes, desmonstres. Mon vieux, c’est vraiment une sale vermine spĂ©ciale. Tu peuxdire que c’est les microbes de la guerre. Il faut les avoir vus de prĂšs, cesaffreux grands raides, maigres comme des clous, et qui ont tout de mĂȘmedes tĂȘtes de veaux.

― Ou bien des tas qui ont tout de mĂȘme des gueules de serpent.Tirloir poursuit :― J’en ai vu un, prisonnier, une fois, en r’venant de liaison. La dĂ©-

goĂ»tante carne ! Un colonel prussien qui avait une couronne de prince,qu’on m’a dit, et un blason en or sur ses cuirs. I ram’nait-i’ pas, pendantqu’on l’emmenait dans le boyau, parce qu’on s’était permis de l’frĂŽler enpassant ! Et i’ r’gardait tout le monde du haut de son col ! J’m’ai dit : « At-tends, ma vieille, j’vas t’faire rĂąler, moi ! » J’ai pris mon temps, je me suismis en quarante derriĂšre lui, et j’y ai balancĂ© de toute ma force un coupde pied au cul. Mon vieux, il est tombĂ© par terre, Ă  moitiĂ© Ă©tranglĂ©.

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Le feu Chapitre II

― ÉtranglĂ© ?― Oui, par la fureur, quand il a compris ce qui en Ă©tait, Ă  savoir qu’il

venait d’avoir son postĂ©rieur d’officier et de noble dĂ©foncĂ© par la chaus-sette Ă  clous d’un simple poilu. Il est parti Ă  pousser des gueulementscomme une femme, et Ă  gesticuler comme un Ă©lipeptique


― Moi, j’suis pasmĂ©chant, dit Blaire. J’ai des gosses, et çam’turlupine,chez nous, quand il faut que je tue un cochon que je connais, mais, deceux-lĂ , j’en embrocherais bien un dzing en pleine armoire Ă  linge.

― Moi aussi !― Sans compter, dit PĂ©pin, qu’il’ ont des couvercles d’argent et des

pistolets que tu peux revendre cent balles quand tu veux, et des jumellesprismatiques qu’a pas d’prix. Ah ! malheur, pendant la premiĂšre partiede la campagne, ce que j’en ai laissĂ© perdre des occases ! J’ai eu tout del’emmanchĂ© Ă  c’moment-lĂ . C’est bien fait pour moi. Mais t’en fais pas :un casque d’argent, j’en aurai un. Écoute-moi bien, j’te jure que j’en auraiun. Il me faut pas seulement la peau, mais les frusques d’un galonnĂ© deGuillaume. T’en fais pas : j’saurai bien goupiller ça avant que la guerrefinisse.

― Tu crois Ă  la finition de la guerre, toi ? demande l’un.― T’en fais pas, rĂ©pond l’autre.

††Cependant, il se produit un brouhaha sur notre droite, et, subitement,

on voit dĂ©boucher un groupe mouvant et sonore oĂč des formes sombresse mĂȘlent Ă  des formes coloriĂ©es.

― Qu’est-ce que c’est qu’ça ?Biquet s’est aventurĂ© pour reconnaĂźtre ; il revient, et nous dĂ©signant

du pouce, par-dessus son Ă©paule, la masse bariolĂ©e :― Eh ! les poteaux, v’nez mirer ça. Des gens.― Des gens ?― Oui, des messieurs, quoi. Des civelots avec des officiers d’état-

major.― Des civils ! Pourvu qu’ils tiennent !C’est la phrase sacramentelle. Elle fait rire, malgrĂ© qu’on l’ait enten-

due cent fois, et qu’à tort ou Ă  raison, le soldat en dĂ©nature le sens originelet la considĂšre comme une atteinte ironique Ă  sa vie de privations et de

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dangers.Deux personnages s’avancent ; deux personnages à pardessus et à

cannes ; un autre habillĂ© en chasseur, ornĂ© d’un chapeau pelucheux etd’une jumelle.

Des tuniques bleu tendre sur lesquelles reluisent des cuirs fauves ounoirs vernis suivent et pilotent les civils.

De son bras oĂč Ă©tincelle un brassard en soie bordĂ© d’or et brodĂ© defoudres d’or, un capitaine dĂ©signe la banquette de tir, devant un vieuxcrĂ©neau, et engage les visiteurs Ă  y monter pour se rendre compte. Lemonsieur en complet de voyage y grimpe en s’aidant de son parapluie.

Barque dit :― T’as visĂ© l’chef de gare endimanchĂ© qui indique un compartiment

de 1Êłá”‰ classe, Gare du Nord, Ă  un riche chasseur, le jour de l’ouverture :« Montez, monsieur le PropriĂ©taire. » Tu sais, quand les types de la hautesont tout battant neufs d’équipements, de cuirs et de quincaillerie, et fontleurs mariolles avec leur attirail de tueurs de petites bĂȘtes !

Trois ou quatre poilus qui Ă©taient dĂ©sĂ©quipĂ©s ont disparu sous terre.Les autres ne bougent pas, paralysĂ©s, et mĂȘme les pipes s’éteignent, et onn’entend que le brouhaha des propos qu’échangent les officiers et leursinvitĂ©s.

― C’est les touristes des tranchĂ©es, dit Ă  mi-voix Barque.Puis, plus haut : « Par ici, mesdames et messieurs ! » qu’on leur dit.― DĂ©bloque ! lui souffle Farfadet, craignant qu’avec « sa grande gueule »

Barque n’attire l’attention des puissants personnages.Du groupe, des tĂȘtes se tournent de notre cĂŽtĂ©. Un monsieur se dĂ©-

tache vers nous, en chapeau mou et en cravate flottante. Il a une barbicheblanche et semble un artiste. Un autre le suit, en pardessus noir, celui-lĂ ,avec un melon noir, une barbe noire, une cravate blanche et un lorgnon.

― Ah ! ah ! fait le premier monsieur, voilà des poilus
Ce sont de vraispoilus, en effet.

Il s’approche un peu de notre groupe, un peu timidement, comme auJardin d’Acclimatation, et tend la main Ă  celui qui est le plus prĂšs de lui,non sans gaucherie, comme on prĂ©sente un bout de pain Ă  l’élĂ©phant.

― HĂ©, hĂ©, ils boivent le cafĂ©, fait-il remarquer.― On dit le « jus », rectifie l’homme-pie.

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― C’est bon, mes amis ?Le soldat, intimidĂ© lui aussi par cette rencontre Ă©trange et exotique,

grogne, rit et rougit, et le monsieur dit : « HĂ©, hĂ© ! »Puis il fait un petit signe de la tĂȘte, et s’éloigne Ă  reculons.― C’est trĂšs bien, c’est trĂšs bien, mes amis. Vous ĂȘtes des braves !Le groupe, fait des teintes neutres des draps civils semĂ©es de teintes

militaires vives — comme des gĂ©raniums et des hortensias parmi le solsombre d’un parterre — oscille, puis passe et s’éloigne par le cĂŽtĂ© opposĂ©Ă  celui d’oĂč il est venu. On a entendu un officier dire : « Nous avons encorebeaucoup Ă  voir, messieurs les journalistes. »

Quand le brillant ensemble s’est effacĂ©, nous nous regardons. Ceuxqui s’étaient Ă©clipsĂ©s dans les trous s’exhument, du haut, graduellement.Les hommes se ressaisissent et haussent les Ă©paules.

― C’est des journalistes, dit Tirette.― Des journalistes ?― Ben oui, les sidis qui pondent les journaux. T’as pas l’air de saisir,

s’pĂšce d’cbinoique : les journaux, i’ faut bien des gars pour les Ă©crire.― Alors, c’est eux qui nous bourrent le crĂąne ? fait Marthereau.Barque prend une voix de fausset et rĂ©cite en faisant semblant de tenir

un papier devant son nez :― « Le kronprinz est fou, aprĂšs avoir Ă©tĂ© tuĂ© au commencement de la

campagne, et, en attendant, il a toutes les maladies qu’on veut. Guillaumeva mourir ce soir et remourir demain. Les Allemands n’ont plus de mu-nitions, becquettent du bois ; ils ne peuvent plus tenir, d’aprĂšs les calculsles plus autorisĂ©s, que jusqu’à la fin de la semaine. On les aura quand onvoudra, l’arme Ă  la bretelle. Si on attend quĂšq’jours encore, c’est que nousn’avons pas envie d’quitter l’existence des tranchĂ©es ; on y est si bien, avecl’eau, le gaz, les douches Ă  tous les Ă©tages. Le seul inconvĂ©nient, c’est qu’ily fait un peu trop chaud l’hiver
 Quant aux Autrichiens, y a longtempsqu’euss i’ s n’tiennent plus : i’ font semblant  » V’lĂ  quinzemois que c’estcomme ça et que l’directeur dit Ă  ses scribes : « Eh ! les poteaux, j’tez-enun coup, tĂąchez moyen de m’dĂ©crotter ça en cinq sec et de l’dĂ©layer surla longueur de ces quatre sacrĂ©es feuilles blanches qu’on a Ă  salir. »

― Eh oui ! dit Fouillade.― Ben quoi, caporal, tu rigoles, c’est pas vrai, c’qu’on dit ?

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― Y a un peu de vrai, mais vous abĂźmez, les petits gars, et vous seriezbien les premiers Ă  en faire une tirelire s’il fallait que vous vous passiezde journaux
 Oui, quand passe le marchand de journaux, pourquoi quevous ĂȘtes tous Ă  crier : « Moi ! moi ! »

― Et pis, qu’est-ce que ça peut bien te faire tout ça ! s’écrie le pĂšreBlaire. T’es lĂ  Ă  en faire une tinette sur les journaux, mais fais donc commemoi : y pense pas !

― Oui, oui, en v’là marre ! Tourne la page, nez d’ñne !La conversation se tronçonne, l’attention se fragmente, se disperse.

Quatre bonshommes se conjuguent pour une manille qui durera jusqu’àce que le soir efface les cartes. Volpatte fait des efforts pour capturer unefeuille de papier Ă  cigarette qui a fui de ses doigts et qui sautille et zigzagueau vent sur la paroi de la tranchĂ©e comme un papillon fugace.

Cocon et Tirette Ă©voquent des souvenirs de caserne. Les annĂ©es de ser-vicemilitaire ont laissĂ© dans les esprits une impression indĂ©lĂ©bile ; c’est unfonds de souvenirs riches, bon teint et toujours prĂȘts, oĂč l’on a l’habitudedepuis dix, quinze ou vingt ans, de puiser des sujets de conversation
Si bien qu’on continue, mĂȘme aprĂšs avoir fait pendant un an et demi laguerre sous toutes ses formes.

J’entends en partie le colloque, j’en devine le reste. C’est, d’ailleurs,sempiternellement lemĂȘme genre d’anecdotes que les ex-troupiers sortentde leur passĂ© militaire : le narrateur a clouĂ© le bec Ă  un gradĂ© mal inten-tionnĂ©, par des paroles pleines d’à-propos et de crĂąnerie. Il a osĂ©, il a parlĂ©haut et fort, lui !
 Des bribes me parviennent aux oreilles :

― 
 Alors, tu crois que j’ai bronchĂ© quand NenƓil m’a eu cassĂ© ça ?Pas du tout, mon vieux. Tous les copains la fermaient ; mais moi, j’y ai dittout haut : « Mon adjudant, qu’j’ai dit, c’est possible, mais  » (suit unephrase que je n’ai point retenue)
 Oh ! tu sais, tel que ça, j’y ai dit. Il n’apas pipĂ©. « C’est bon, c’est bon », qu’il a dit en foutant le camp, et aprĂšs,il a Ă©tĂ© bath comme tout avec moi.

― C’est comme moi avec Dodore, l’juteux de la 13ᔉ quand j’faisaismon congĂ©. Une carne. Main’nant, il est au PanthĂ©on, comme gardien. I’m’avait dans l’nez. Alors


Et chacun de dĂ©baller son bagage personnel de mots historiques.Ils sont chacun comme les autres : il n’en est pas un qui ne dise pas :

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Le feu Chapitre II

« Moi, je ne suis pas comme les autres. »††

― Le vaguemestre !C’est un haut et large homme aux gros mollets, et de mise confortable

et soignée comme un gendarme.Il est de mauvaise humeur. Il y a eu de nouveaux ordres, et mainte-

nant il faut qu’il aille chaque jour jusqu’au poste de commandement ducolonel porter le courrier. Il dĂ©blatĂšre sur cette mesure comme si elle Ă©taitexclusivement dirigĂ©e contre lui.

Cependant, tout en dĂ©blatĂ©rant, il parle Ă  l’un, Ă  l’autre, en passant,suivant son habitude, tandis qu’il appelle les caporaux aux lettres. Et non-obstant sa rancƓur, il ne garde pas pour lui tous les renseignements dontil arrive pourvu. En mĂȘme temps qu’il ĂŽte les ficelles du paquet de lettres,il distribue sa provision de nouvelles verbales.

Il dit d’abord que, sur le rapport, il y a en toutes lettres la dĂ©fense deporter des capuchons.

― T’entends ça ? dit Tirette Ă  Tirloir. Te v’lĂ  forcĂ© de lancer ton beaucapuchon en l’air.

― Pus souvent ! J’marche pas. Ça n’a rien Ă  faire avec moi, rĂ©pondl’encapuchonnĂ©, dont l’orgueil non moins que le confort est en jeu.

― Ordre du gĂ©nĂ©ral commandant l’armĂ©e.― Il faut alors que l’gĂ©nĂ©ral en chef donne l’ordre qu’i’ n’pleuve plus.

J’veux rien savoir.La plupart des ordres, mĂȘme de moins extraordinaires que celui-lĂ ,

sont toujours accueillis de la sorte
 avant d’ĂȘtre exĂ©cutĂ©s.― Le rapport ordonne aussi, dit l’homme-lettres, de tailler les barbes.

Et les douilles, à la tondeuse, rasoche !― Ta bouche, mon gros ! dit Barque, dont le toupet est directement

menacĂ© par cette consigne. Tu m’as pas ar’gardĂ©. Tu peux t’mettre latringle.

― Tu m’dis ça Ă  moi. Fais-le ou fais-le pas. J’m’en fous pas mal.A cĂŽtĂ© des nouvelles positives, Ă©crites, il y en a de plus amples, mais

aussi plus incertaines et plus fantaisistes : la division serait relevĂ©e pouraller soit au repos — mais au vrai repos, pendant six semaines — soit auMaroc, et peut-ĂȘtre en Égypte.

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Le feu Chapitre II

― Eh
 Oh !
 Ah !
Ils Ă©coutent. Ils se laissent tenter par le prestige du nouveau, du mer-

veilleux.Quelqu’un cependant demande au vaguemestre :― Qui t’a dit ça ?Il indique ses sources :― L’adjudant commandant le dĂ©tachement de territoriaux qui fait les

corvĂ©es au Q.G. du C.A.― Au quoi ?― Au quartier gĂ©nĂ©ral du corps d’armĂ©e
 Et y a pas que lui qui le dit.

Y a, tu sais bien, l’client dont je ne sais plus le nom : celui qui ressembleĂ  Galle et qui n’est pas Galle. Il a je n’sais plus qui dans sa famille qui estje n’sais plus quoi. Comme ça, il est renseignĂ©.

― Et alors ?Ils sont lĂ , en cercle, le regard affamĂ©, autour du raconteur d’histoires.― En Égypte, tu dis, nous irions ?
 J’connais pas. J’sais qu’y avait des

Pharaons du temps oĂč j’étais gosse et que j’allais Ă  l’école. Mais depuis !
― En Égypte
L’idĂ©e s’ancre insensiblement dans les cervelles.― Ah non, dit Blaire, parce que j’ai l’mal de mer
 Et, aprĂšs tout, ça

n’dure pas, l’mal de mer
 Oui, mais que dirait la patronne ?― Que veux-tu ? elle s’y fera ! On verra des nùgres et des grands oi-

seaux plein les rues, comme on voit chez nous des moiniaux.― Mais ne devait-on pas aller en Alsace ?― Si, dit le vaguemestre. Y en a qui le croient au TrĂ©sor.― Ça m’irait assez

 Mais le bon sens et l’expĂ©rience acquise reprennent le dessus et

chassent le rĂȘve. On a affirmĂ© si souvent qu’on allait partir au loin, et sisouvent on l’a cru, et si souvent on a dĂ©chantĂ© ! Aussi c’est comme si, Ă un moment donnĂ©, on se rĂ©veillait.

― Tout ça, c’est des bobards. On nous l’a trop fait. Attends avant decroire — et t’en fais pas une miette.

Ils regagnent leur coin, quelques-uns par-ci par-lĂ  ont Ă  la main lefardeau lĂ©ger et important d’une lettre.

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Le feu Chapitre II

― Ah ! dit TĂźrloir, i’ faut qu’j’écrive, j’peux pas rester huit jours sansĂ©crire. Ça n’a rien Ă  faire.

― Moi aussi, dit Eudore, i’ faut qu’j’écrive Ă  ma p’tit’ femme.― A va bien, Mariette ?― Oui, oui. T’en fais pas pour Mariette.D’aucuns se sont dĂ©jĂ  installĂ©s pour la correspondance. Barque de-

bout, son papier posĂ© Ă  plat sur un carnet dans une anfractuositĂ© de laparoi, semble en proie Ă  une inspiration. Il Ă©crit, Ă©crit, penchĂ©, le regardcaptivĂ©, l’air absorbĂ© d’un cavalier lancĂ© au galop.

Lamuse, qui n’a pas d’imagination, passe son temps, une fois qu’ils’est assis, qu’il a posĂ© sur la pointe matelassĂ©e de ses genoux sa pochettede papier et mouillĂ© son crayon-encre, Ă  relire les derniĂšres lettres reçues,et Ă  ne pas savoir quoi dire d’autre que ce qu’il a dĂ©jĂ  dit, et Ă  s’entĂȘter Ă vouloir dire autre chose.

Une douceur de sentimentalitĂ© semble rĂ©pandue sur le petit Eudorequi s’est recroquevillĂ© dans une sorte de niche de terre. Il se recueille, lecrayon aux doigts, les yeux sur son papier ; rĂȘveur, il regarde, il dĂ©visage, ilvoit, et on voit l’autre ciel qui l’éclaire. Son regard va lĂ -bas. Il est agrandijusqu’à chez lui


Le moment des lettres est celui oĂč l’on est le plus et le mieux ce quel’on fut. Plusieurs hommes s’abandonnent au passĂ© et reparlent d’abordde mangeaille.

Sous l’écorce des formes grossiĂšres et obscurcies, d’autres cƓurslaissentmurmurer tout haut un souvenir et Ă©voquent des clartĂ©s antiques :le matin d’étĂ©, quand le vert frais du jardin dĂ©teint dans toute la blan-cheur de la chambre campagnarde, ou quand, dans les plaines, le ventdonne au champ de blĂ© des remuements lents et forts, et, Ă  cĂŽtĂ©, agite lecarrĂ© d’avoine de petits frissons vifs et fĂ©minins. Ou bien, le soir d’hiver,la table autour de laquelle sont les femmes et leur douceur et oĂč se tientdebout la lampe caressante, avec le tendre Ă©clat de sa vie et la robe de sonabat-jour.

Cependant le pĂšre Blaire reprend sa bague commencĂ©e. Il a enfilĂ© larondelle encore informe d’aluminium dans un bout de bois rond et il lafrotte avec la lime. Il s’applique Ă  ce travail, rĂ©flĂ©chissant de toutes sesforces, deux plis sculptĂ©s sur le front. Parfois il s’arrĂȘte, se redresse, et

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Le feu Chapitre II

regarde la petite chose, tendrement, comme si elle le regardait aussi.― Tu comprends, m’a-t-il dit une fois à propos d’une autre bague, il

ne s’agit pas de bien ou de pas bien. L’important, c’est que je l’aye faitepour ma femme, tu comprends ?Quand j’étais Ă  rien faire, Ă  avoir la cosse,je regardais cette photo (il exhibait la photographie d’une grosse femmemafflue), et alors je m’y mettais tout facilement, Ă  cette sacrĂ©e bague. Onpeut dire que nous l’avons faite ensemble, tu comprends ? La preuve c’estqu’elle me tenait compagnie et que j’lui ai dit adieu quand je l’ai envoyĂ©eĂ  la mĂšre Blaire.

Il en fait Ă  prĂ©sent une autre oĂč il y aura du cuivre. Il travaille avecardeur. C’est son cƓur qui veut s’exprimer le mieux possible et s’acharneĂ  une sorte de calligraphie.

Dans ces trous dĂ©nudĂ©s de la terre, ces hommes inclinĂ©s avec respectsur ces bijoux lĂ©gers, Ă©lĂ©mentaires, si petits que la grosse main durcie lestient difficilement et les laisse couler, ont l’air encore plus sauvages, plusprimitifs, et plus humains, que sous tout autre aspect.

On pense au premier inventeur, pùre des artistes, qui tñcha de don-ner à des choses durables la forme de ce qu’il voyait et l’ñme de ce qu’ilressentait.

††― En v’là qui vont passer, annonce Biquet, mobile, qui fait le concierge

dans notre secteur de tranchée. Y en a une tinée.Justement, un adjudant, sanglé du ventre et du menton, débouche en

brandissant son fourreau de sabre :― DĂ©gagez, vous autres ! Ben quoi, dĂ©gagez, que j’vous dis ! Vous ĂȘtes

lĂ  Ă  faire flanelle
 Allons, oust, la fuite ! J’veux plus vous voir dans lepassage, hĂ© !

On se rangemollement.Quelques-uns avec lenteur, sur les cĂŽtĂ©s, s’en-foncent par degrĂ©s dans le sol.

C’est une compagnie de territoriaux chargĂ©s dans le secteur des tra-vaux de terrassement de seconde ligne et de l’entretien des boyaux d’ar-riĂšre. Ils apparaissent, armĂ©s de leurs outils, misĂ©rablement fagotĂ©s et ti-rant la patte.

On les regarde un Ă  un approcher, passer, s’effacer. Ce sont de petitsvieux rabougris, aux joues poudrĂ©es de cendre, ou de gros poussifs encer-

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Le feu Chapitre II

clĂ©s Ă  l’étroit dans leurs capotes passĂ©es et tachĂ©es, auxquelles manquentdes boutons et dont l’étoffe bĂąille, Ă©dentĂ©e


Tirette et Barque, les deux loustics, adossĂ©s et serrĂ©s sur la paroi, lesdĂ©visagent d’abord en silence. Puis ils se mettent Ă  sourire.

― Le dĂ©filĂ© des balayeurs, dit Tirette.― On va rigoler trois minutes, annonce Barque.Quelques-uns des vieux travailleurs sont cocasses. Celui-ci, qui ar-

rive dans la file, a des Ă©paules tombantes de bouteille ; il est extrĂȘmementmince du thorax et maigre des jambes, et, nĂ©anmoins, il est ventru.

Barque n’y tient plus.― Eh, dis donc, Dubidon !― Mince de paletot, remarque Tirette devant une capote qui passe,

infiniment rapiĂ©cĂ©e, de tous les bleus.Il interpelle le vĂ©tĂ©ran.― Eh ! l’pĂšre-Ă©chantillons
 Eh, dis donc, lĂ -bas, toi, insiste-t-il.L’autre se tourne, le regarde, bouche bĂ©e.― Dis donc, papa, si tu veux ĂȘtre bien gentil, tu me donneras l’adresse

de ton tailleur de Londres.La figure surannĂ©e et gribouillĂ©e de rides ricane — puis le bonhomme,

arrĂȘtĂ© un instant sous l’injonction de Barque, est bousculĂ© par le flot quile suit, et emportĂ©.

AprÚs quelques figurants moins remarquables, une nouvelle victimese présente aux quolibets. Sur sa nuque rouge et rugueuse végÚte uneespÚce de laine sale de mouton. Les genoux pliés, le corps en avant et ledos voûté, ce territorial se tient mal debout.

― Tiens, braille Tirette en le dĂ©signant du doigt, le cĂ©lĂšbre homme-accordĂ©on ! A la foire, on paierait pour le voir. Ici, la vue n’en coĂ»te rien !

Tandis que l’interpellĂ© balbutie des injures, on rit ici et lĂ .Il n’en faut pas davantage pour exciter encore les deux compĂšres que

le dĂ©sir de placer un mot jugĂ© drĂŽle par un public peu difficile incite Ă tourner en dĂ©rision les ridicules de ces vieux frĂšres d’armes qui peinentnuit et jour, au bord de la grande guerre, pour prĂ©parer et rĂ©parer leschamps de bataille.

Et mĂȘme les autres spectateurs s’y mettent aussi. MisĂ©rables, ilsraillent plus misĂ©rables qu’eux.

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Le feu Chapitre II

― Vise-moi ç’ui-ci. Et ç’ui-là, donc !― Non, mais pige-moi la photographie de ce p’tit bas-du-cul. Eh ! loin-

du-ciel, eh !― Et ç’ui-là qui n’en finit pas ! Tu parles d’un gratte-ciel. Tiens, là, i’

vaut l’jus. Oui, tu vaux l’jus, mon vieux !L’homme en question fait des petits pas, en portant sa pioche en avant

comme un cierge, la figure crispée et le corps tout penché, bùtonné par lelumbago.

― Eh ! grand-pĂšre, veux-tu deux sous ? lui demande Barque en lui ta-pant sur l’épaule lorsqu’il passe Ă  portĂ©e.

Le poilu dĂ©plumĂ©, vexĂ©, grogne : « Bougre de galapiat. »Alors, Barque lance d’une voix stridente :― Dis donc, tu pourrais ĂȘtre poli, face de pet, vieux moule Ă  caca !L’ancien, se retournant tout d’une piĂšce, bafouille, furieux.― Eh ! mais, crie Barque en riant, c’est qu’i’ raloche, c’dĂ©bris. Il est bel-

liqueux, voyez-vous ça, et i’ s’rait malfaisant s’il avait seulement soixanteans de moins.

― Et s’i’ n’était pas saoul, ajoute gratuitement PĂ©pin, qui en cherched’autres de l’Ɠil dans le flux des arrivants.

La poitrine creuse du dernier traßnard apparaßt, puis son dos déformédisparaßt.

Le défilé de ces vétérans usagés, salis par les tranchées, se termineau milieu des faces sarcastiques et quasi malveillantes de ces troglodytessinistres émergeant à moitié de leurs cavernes de boue.

Cependant les heures s’écoulent, et le soir commence Ă  griser le cielet Ă  noircir les choses ; il vient se mĂȘler Ă  la destinĂ©e aveugle, en mĂȘmetemps qu’à l’ñme obscure et ignorante de la multitude qui est lĂ , ensevelie.

Dans le crépuscule, un piétinement roule ; une rumeur ; puis une autretroupe se fraye un passage.

― Des tabors.Ils dĂ©filent avec leurs faces bises, jaunes oumarron, leurs barbes rares,

ou drues et frisĂ©es, leurs capotes vert-jaune, leurs casques frottĂ©s de bouequi prĂ©sentent un croissant Ă  la place de notre grenade. Dans les figuresĂ©patĂ©es ou, au contraire, anguleuses et affĂ»tĂ©es, luisantes comme dessous, on dirait que les yeux sont des billes d’ivoire et d’onyx. De temps en

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temps, sur la file, se balance, plus haut que les autres, le masque de houilled’un tirailleur sĂ©nĂ©galais. DerriĂšre la compagnie, est un fanion rouge avecune main verte au milieu.

On les regarde et on se tait. On ne les interpelle pas, ceux-lĂ . Ils im-posent, et mĂȘme font un peu peur.

Pourtant, ces Africains paraissent gais et en train. Ils vont, naturelle-ment, en premiùre ligne. C’est leur place, et leur passage est l’indice d’uneattaque trùs prochaine. Ils sont faits pour l’assaut.

― Eux et le canon 75, on peut dire qu’on leur z’y doit une chandelle !On l’a envoyĂ©e partout en avant dans les grands moments, la Divisionmarocaine !

― Ils ne peuvent pas s’ajuster Ă  nous. Ils vont trop vite. Et plus moyende les arrĂȘter


De ces diables de bois blond, de bronze et d’ébĂšne, les uns sont graves ;leurs faces sont inquiĂ©tantes, muettes, comme des piĂšges qu’on voit. Lesautres rient ; leur rire tinte, tel le son de bizarres instruments de musiqueexotique, et montre les dents.

Et on rapporte des traits de Bicots : leur acharnement Ă  l’assaut, leurivresse d’aller Ă  la fourchette, leur goĂ»t de ne pas faire quartier. On rĂ©pĂšteles histoires qu’ils racontent eux-mĂȘmes volontiers, et tous un peu dansles mĂȘmes termes et avec les mĂȘmes gestes : Ils lĂšvent les bras : « Kam’rad,kam’rad ! » « Non, pas kam’rad ! » et ils exĂ©cutent la mimique de la baĂŻon-nette qu’on lance devant soi, Ă  hauteur du ventre, puis qu’on retire, d’enbas, en s’aidant du pied.

Un des tirailleurs entend, en passant, de quoi l’on parle. Il nous re-garde, rit largement dans son turban casquĂ©, et rĂ©pĂšte, en faisant : non,de la tĂȘte : « Pas kam’rad, non pas kam’rad, jamais ! Couper cabĂšche ! »

― I’ sont vraiment d’une autre race que nous, avec leur peau de toilede tente, avoue Biquet qui, pourtant, n’a pas froid aux yeux. Le repos lesembĂȘte, tu sais ; ils ne vivent que pour le moment oĂč l’officier remet samontre dans sa poche et dit : « Allez, partez ! »

― Au fond, ce sont de vrais soldats.― Nous ne sommes pas des soldats, nous, nous sommes des hommes,

dit le gros Lamuse.L’heure s’est assombrie et pourtant cette parole juste et claire met

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Le feu Chapitre II

comme une lueur sur ceux qui sont ici, Ă  attendre, depuis ce matin, etdepuis des mois.

Ils sont des hommes, des bonshommes quelconques arrachĂ©s brus-quement Ă  la vie. Comme des hommes quelconques pris dans la masse,ils sont ignorants, peu emballĂ©s, Ă  vue bornĂ©e, pleins d’un gros bon sens,qui, parfois, dĂ©raille ; enclins Ă  se laisser conduire et Ă  faire ce qu’on leurdit de faire, rĂ©sistants Ă  la peine, capables de souffrir longtemps.

Ce sont de simples hommes qu’on a simplifiĂ©s encore, et dont, par laforce des choses, les seuls instincts primordiaux s’accentuent : instinctde la conservation, Ă©goĂŻsme, espoir tenace de survivre toujours, joie demanger, de boire et de dormir.

Par intermittences, des cris d’humanitĂ©, des frissons profonds, sortentdu noir et du silence de leurs grandes Ăąmes humaines.

Quand on commence Ă  ne plus voir trĂšs bien, on entend lĂ -bas, mur-murer, puis se rapprocher, plus sonore, un ordre :

― DeuxiĂšme demi-section ! Rassemblement !On se range. L’appel se fait.― Hue ! dit le caporal.On s’ébranle. Devant le dĂ©pĂŽt d’outils, stationnement, piĂ©tinement.

On charge chacun d’une pelle ou d’une pioche. Un gradĂ© tend lesmanchesdans l’ombre :

― Vous, une pelle. Na, filez. Vous, une pelle encore, vous une pioche.Allons, dĂ©pĂȘchez-vous et dĂ©gagez.

On s’en va par le boyau perpendiculaire Ă  la tranchĂ©e, droit versl’avant, vers la frontiĂšre mobile, vivante et terrible de maintenant.

Parmi la grisaille cĂ©leste, en grandes orbes descendantes le halĂštementsaccadĂ© et puissant d’un avion qu’on ne voit plus tourne en remplissantl’espace. En avant, Ă  droite, Ă  gauche, partout, des coups de tonnerre dĂ©-ploient dans le ciel bleu foncĂ© de grosses lueurs brĂšves.

n

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CHAPITRE III

LA DESCENTE

L’ Ă  grand-peine sur l’informe paysageencore noir. Entre le chemin en pente qui, Ă  droite, descend destĂ©nĂšbres, et le nuage sombre du bois des Alleux — oĂč l’on en-

tend sans les voir les attelages du Train de combat s’apprĂȘter et dĂ©marrer— s’étend un champ. Nous sommes arrivĂ©s lĂ , ceux du 6ᔉ Bataillon, Ă  la finde la nuit. Nous avons formĂ© les faisceaux, et, maintenant, au milieu dece cirque de vague lueur, les pieds dans la brume et la boue, en groupessombres Ă  peine bleutĂ©s ou en spectres solitaires, nous stationnons, toutesnos tĂȘtes tournĂ©es vers le chemin qui descend de lĂ -bas. Nous attendonsle reste du rĂ©giment : le 5ᔉ Bataillon, qui Ă©tait en premiĂšre ligne et a quittĂ©les tranchĂ©es aprĂšs nous


Une rumeur
― Les voilĂ  !Une longue masse confuse apparaĂźt Ă  l’ouest et dĂ©vale comme de la

nuit sur le crépuscule du chemin.

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Le feu Chapitre III

Enfin ! Elle est finie, cette relÚve maudite qui a commencé hier à sixheures du soir et a duré toute la nuit ; et à présent, le dernier homme amis le pied hors du dernier boyau.

Le séjour aux tranchées a été, cette fois-ci, terrible. La dix-huitiÚmecompagnie était en avant. Elle a été décimée : dix-huit tués et une cin-quantaine de blessés, un homme sur trois de moins en quatre jours ; etcela sans attaque, rien que par le bombardement.

On sait cela et, Ă  mesure que le Bataillon mutilĂ© approche, lĂ -bas,quand nous nous croisons entre nous en piĂ©tinant la vase du champ etqu’on s’est reconnu en se penchant l’un vers l’autre :

― Hein, la dix-huitiĂšme !En se disant cela, on songe : « Si ça continue ainsi, que deviendrons-

nous tous ?Que deviendrai-je, moi ?  »La dix-septiĂšme, la dix-neuviĂšme et la vingtiĂšme arrivent successive-

ment et forment les faisceaux.― VoilĂ  la dix-huitiĂšme !Elle vient aprĂšs toutes les autres : tenant la premiĂšre tranchĂ©e, elle a

Ă©tĂ© relevĂ©e en dernier.Le jour s’est un peu lavĂ© et blĂȘmit les choses. On distingue descendant

le chemin, seul en avant de ses hommes, le capitaine de la compagnie. Ilmarche difficilement, en s’aidant d’une canne, Ă  cause de son ancienneblessure de la Marne, que les rhumatismes ressuscitent et, aussi, d’uneautre douleur. EncapuchonnĂ©, il baisse la tĂȘte ; il a l’air de suivre un en-terrement ; et on voit qu’il pense, et qu’il en suit un, en effet.

VoilĂ  la compagnie.Elle dĂ©bouche, trĂšs en dĂ©sordre. Un serrement de cƓur nous prend

tout de suite. Elle est visiblement plus courte que les trois autres, dans ledéfilé du bataillon.

Je gagne la route et vais au-devant des hommes de la dix-huitiĂšmequi dĂ©valent. Les uniformes de ces rescapĂ©s sont uniformĂ©ment jaunispar la terre ; on dirait qu’ils sont habillĂ©s de kaki. Le drap est tout raidipar la boue ocreuse qui a sĂ©chĂ© dessus ; les pans des capotes sont commedes bouts de planche qui ballottent sur l’écorce jaune recouvrant les ge-noux. Les tĂȘtes sont hĂąves, charbonneuses, les yeux grandis et fiĂ©vreux.La poussiĂšre et la saletĂ© ajoutent des rides aux figures.

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Le feu Chapitre III

Au milieu de ces soldats qui reviennent des bas-fonds Ă©pouvantables,c’est un vacarme assourdissant. Ils parlent tous Ă  la fois, trĂšs fort, en ges-ticulant, rient et chantent.

Et l’on croirait, Ă  les voir, que c’est une foule en fĂȘte qui se rĂ©pand surla route !

Voici la deuxiĂšme section, avec son grand sous-lieutenant dont lacapote est serrĂ©e et sanglĂ©e autour du corps raidi comme un parapluieroulĂ©. Je joue des coudes tout en suivant la marche, jusqu’à l’escouade deMarchal, la plus Ă©prouvĂ©e : sur onze compagnons qu’ils Ă©taient et qui nes’étaient jamais quittĂ©s depuis un an et demi, il ne reste que trois hommesavec le caporal Marchal.

Celui-ci me voit. Il a une exclamation joyeuse, un sourire Ă©panoui ; illĂąche sa bretelle de fusil et me tend les mains, Ă  l’une desquelles pend sacanne des tranchĂ©es.

― Eh, vieux frĂšre, ça va toujours ?Qu’est-ce que tu deviens ?Je dĂ©tourne la tĂȘte et, presque Ă  voix basse :― Alors, mon pauvre vieux, ça c’est mal passé Il s’assombrit subitement, prend un air grave.― Eh oui, mon pauv’ vieux, que veux-tu, ça a Ă©tĂ© affreux, cette fois-

ci
 Barbier a Ă©tĂ© tuĂ©.― On le disait
 Barbier !― C’est samedi, Ă  onze heures du soir. Il avait le dessus du dos en-

levĂ© par l’obus, dit Marchal, et comme coupĂ© par un rasoir. Besse a eu unmorceau d’obus qui lui a traversĂ© le ventre et l’estomac. BarthĂ©lemy etBaubex ont Ă©tĂ© atteints Ă  la tĂȘte et au cou. On a passĂ© la nuit Ă  cavaler augalop dans la tranchĂ©e, d’un sens Ă  l’autre, pour Ă©viter les rafales. Le petitGodefroy, tu le connais ? le milieu du corps emportĂ© ; il s’est vidĂ© de sangsur place, en un instant, comme un baquet qu’on renverse : petit commeil Ă©tait, c’était extraordinaire tout le sang qu’il avait ; il a fait un ruisseaud’au moins cinquante mĂštres dans la tranchĂ©e. Gougnard a eu les jambeshachĂ©es par des Ă©clats. On l’a ramassĂ© pas tout Ă  fait mort. Ça, c’était auposte d’écoute. Moi, j’y Ă©tais de garde avec eux. Mais quand c’t’obus esttombĂ©, j’étais allĂ© dans la tranchĂ©e demander l’heure. J’ai retrouvĂ© monfusil, que j’avais laissĂ© Ă  ma place, pliĂ© en deux comme avec une main,le canon en tire-bouchon, et la moitiĂ© du fĂ»t en sciure. Ça sentait le sang

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Le feu Chapitre III

frais Ă  vous soulever le cƓur.― Et Mondain, lui aussi, n’est-ce pas ?
― Lui, c’était le lendemainmatin — hier par consĂ©quent — dans la gui-

toune qu’une marmite a fait s’écrouler. Il Ă©tait couchĂ© et sa poitrine a Ă©tĂ©dĂ©foncĂ©e. T’a-t-on parlĂ© de Franco, qui Ă©tait Ă  cĂŽtĂ© deMondain ? L’éboule-ment lui a cassĂ© la colonne vertĂ©brale ; il a parlĂ© aprĂšs qu’on l’a eu dĂ©gagĂ©et assis par terre ; il a dit, en penchant la tĂȘte sur le cĂŽtĂ© : « Je vais mou-rir », et il est mort. Il y avait aussi Vigile avec eux ; lui, son corps n’avaitrien, mais sa tĂȘte s’est trouvĂ©e complĂštement aplatie, aplatie comme unegalette, et Ă©norme : large comme ça. A le voir Ă©tendu sur le sol, noir etchangĂ© de forme, on aurait dit que c’était son ombre, l’ombre qu’on aquelquefois par terre quand on marche la nuit au falot.

― Vigile qui Ă©tait de la classe 13, un enfant ! Et Mondain et Franco, sibons types malgrĂ© leurs galons !
 Des chics vieux amis en moins, monvieux Marchal.

― Oui, dit Marchal.Mais il est accaparĂ© par une horde de ses camarades qui l’interpellent

et le houspillent. Il se débat, répond à leurs sarcasmes, et tous se bous-culent en riant.

Mon regard va de face en face ; elles sont gaies et, Ă  travers les crispa-tions de la fatigue et le noir de la terre, elles apparaissent triomphantes.

Quoi donc ! s’ils avaient pu, pendant leur sĂ©jour en premiĂšre ligne,boire du vin, je dirais : « ils sont tous ivres. »

J’avise un des rescapĂ©s qui chantonne en cadençant le pas d’un airdĂ©gagĂ©, comme les hussards de la chanson : c’est Vanderborn, le tambour.

― Eh bien quoi, Vanderborn, comme tu as l’air content !Vanderborn, qui est calme d’ordinaire, me crie :― C’est pas encore pour cette fois, tu vois : me v’lĂ  !Et, avec un grand geste de fou, il m’envoie une bourrade sur l’épaule.Je comprends
Si ces hommes sont heureux, malgrĂ© tout, au sortir de l’enfer, c’est

que, justement, ils en sortent. Ils reviennent, ils sont sauvés. Une fois deplus, la mort, qui était là, les a épargnés. Le tour de service fait que chaquecompagnie est en avant toutes les six semaines ! Six semaines ! Les soldatsde la guerre ont, pour les grandes et les petites choses, une philosophie

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Le feu Chapitre III

d’enfant : ils ne regardent jamais loin ni autour d’eux, ni devant eux. Ilspensent Ă  peu prĂšs au jour le jour. Aujourd’hui, chacun de ceux-lĂ  est sĂ»rde vivre encore un bout de temps.

C’est pourquoi, malgrĂ© la fatigue qui les Ă©crase, et la boucherie toutefraĂźche dont ils sont Ă©claboussĂ©s encore, et leurs frĂšres arrachĂ©s tout au-tour de chacun d’eux, malgrĂ© tout, malgrĂ© eux, ils sont dans la fĂȘte desurvivre, ils jouissent de la gloire infinie d’ĂȘtre debout.

n

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CHAPITRE IV

VOLPATTE ET FOUILLADE

E cantonnement, on cria :― Mais oĂč est Volpatte ?― Et Fouillade, oĂč c’qu’il est ?

Ils avaient Ă©tĂ© rĂ©quisitionnĂ©s et emmenĂ©s en premiĂšre ligne par le 5ᔉ Ba-taillon. On devait les retrouver au cantonnement. Rien. Deux hommes del’escouade perdus !

― Bon sang d’bon sang ! VoilĂ  c’que c’est que d’prĂȘter des hommes,beugla le sergent.

Le capitaine, mis au courant, jura, sacra, et dit :― I’ m’ faut ces hommes. Qu’on les retrouve Ă  l’instant. Allez !Farfadet et moi, nous fĂ»mes hĂ©lĂ©s par le caporal Bertrand dans la

grange oĂč, Ă©tendus, nous nous immobilisions dĂ©jĂ  et nous engourdissions.― Faut aller chercher Volpatte et Fouillade.Nous fĂ»mes vite debout, et nous partĂźmes avec un frisson d’inquiĂ©-

tude. Nos deux camarades, pris par le 5ᔉ, ont Ă©tĂ© emportĂ©s dans cette in-

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Le feu Chapitre IV

fernale relĂšve. Qui sait oĂč ils sont et ce qu’ils sont maintenant !
 Nous remontons la cĂŽte. Nous recommençons Ă  faire, en sens in-

verse, le long chemin fait depuis l’aube et la nuit. Bien qu’on soit sansbagages, avec, seulement, le fusil et l’équipement, on se sent las, ensom-meillĂ©, paralysĂ©, dans la campagne triste, sous le ciel empoussiĂ©rĂ© debrume. BientĂŽt Farfadet souffle. Il a parlĂ© un peu, au dĂ©but, puis la fa-tigue le fait taire, de force. Il est courageux mais frĂȘle ; et, pendant toutesa vie antĂ©rieure, il n’a guĂšre appris Ă  se servir de ses jambes, dans le bu-reau de mairie oĂč, depuis sa premiĂšre communion, il griffonnait entre unpoĂȘle et de vieux cartonniers grisonnants.

Au moment oĂč l’on sort du bois pour s’engager, en glissant et patau-geant, dans la rĂ©gion des boyaux, deux ombres fines se profilent en avant.Deux soldats qui arrivent : on voit la boule de leur paquetage et la lignede leur fusil. La double forme balançante se prĂ©cise.

― Ce sont eux !L’une des ombres a une grosse tĂȘte blanche, emmaillotĂ©e.― Il y en a un blessĂ© ! C’est Volpatte !Nous courons vers les revenants. Nos semelles font un bruit de dĂ©col-

lage et d’enfoncement spongieux, et nos cartouches, secouĂ©es, sonnentdans nos cartouchiĂšres.

Ils s’arrĂȘtent et nous attendent quand on est Ă  portĂ©e :― Il n’est qu’temps ! crie Volpatte.― Tu es blessĂ©, vieux ?― Quoi ? dit-il.Les Ă©paisseurs de bandages qui lui encerclent la tĂȘte le rendent sourd.

Il faut crier pour arriver jusqu’à son ouĂŻe. On s’approche de lui, on crie.Alors, il rĂ©pond :

― C’est rien d’ça
 On r’vient du trou oĂč le 5ᔉ Bataillon nous a misjeudi.

― Vous ĂȘtes restĂ©s lĂ , depuis ? lui hurle Farfadet, dont la voix aiguĂ«et quasi fĂ©minine pĂ©nĂštre bien le capitonnage qui dĂ©fend les oreilles deVolpatte


― Eh ben oui, on est restĂ© lĂ , dit Fouillade, bagasse, nom de Dieu,macarelle ! Tu t’figures pas qu’on s’serait envolĂ© avec des ailes et encoremoins qu’on s’rait parti sur ses pattes, sans ordre ?

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Le feu Chapitre IV

Mais tous deux se laissent tomber assis par terre. La tĂȘte de Volpatte,enveloppĂ©e de toiles, avec un gros nƓud au sommet, et qui prĂ©sente latache jaunĂątre et noirĂątre de la figure, semble un ballot de linge sale.

― On vous a oubliĂ©s, pauvres vieux !― Un peu, s’écrie Fouillade, qu’on nous a oubliĂ©s ! Quatre jours et

quatre nuits dans un trou d’obus sur qui les balles pleuvaient d’travers,et qui, en plus, sentait la merde.

― Tu parles, dit Volpatte. C’était pas un trou d’écoute ordinaire oĂčqu’on va t’et vient en service rĂ©gulier. C’était un trou d’obus qui r’ssem-blait Ă  un aut’ trou d’obus, ni plus ni moins. On nous avait dit jeudi :« Postez-vous lĂ , et tirez sans arrĂȘt », qu’on nous avait dit. Y a bien eul’lendemain un type de liaison du 5ᔉ Bataillon qu’est v’nu montrer sonnaz : « Qu’est-ce que vous foutez lĂ  ! » « Ben, nous tirons ; on nous a ditd’tirer ; on tire, qu’on a dit. Pisqu’on nous l’a dit, y doit y avoir une raisond’ssous ; nous attendons qu’on nous dise de faire aut’chose que d’tirer. »Le type s’est pistĂ© ; il avait l’air pas rassurĂ© et s’en r’ssentait pas pour lamarmitĂ©e. « C’est 22 », qu’i disait.

― On avait, dit Fouillade, Ă  nous deuss, une boule de son et un seaud’vin que nous avait donnĂ© la 18ᔉ, en nous installant, et toute une caissede cartouches, mon vieux. On a brĂ»lĂ© les cartouches et bu le fuchsia. Ona conservĂ© par prudence quelques cartouches et un quignon du Saint-HonorĂ© ; mais on n’a pas conservĂ© d’vin.

― On a z’eu tort, dit Volpatte, vu qu’i fait soif. Dis donc, les gars, vousn’auriez pas rien pour la gorge ?

― J’ai encore un petit quart d’vin, rĂ©pondit Farfadet.― Donne-z’y, dit Fouillade en dĂ©signant Volpatte. Vu que lui a perdu

du sang. Moi, j’nai qu’soif.Volpatte grelottait et, dans la gangue Ă©norme de chiffons qui Ă©tait po-

sĂ©e sur ses Ă©paules, ses petits yeux bridĂ©s s’embrasaient de fiĂšvre.― Ça fait bon, dit-il en buvant.― Ah ! Et pis aussi, ajouta-t-il tandis qu’il jetait, comme la politesse

l’exige, la goutte de vin qui restait au fond du quart de Farfadet, on a poirĂ©deux Boches. I’s rampaient dans la plaine, sont tombĂ©s dans not’ trou, Ă l’aveugle, comme des taupes dans un piĂšge Ă  mĂąchoire, ces cons-lĂ . Onles a empaquetĂ©s. Et puis voilĂ . Une fois qu’on a eu tirĂ© pendant trente-

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Le feu Chapitre IV

six heures, on n’avait pus d’munitions. Alors on a rempli d’cartouches lesmagasins d’nos seringues et on a attendu, d’vant les colis d’Boches. L’typede liaison a oubeliĂ© de dire chez lui qu’on Ă©tait lĂ . Vous, l’sixiĂšme, vousavez oubeliĂ© de nous rĂ©clamer, la 18ᔉ nous a oubeliĂ©s aussi, et, commeon n’était pas dans un poste d’écoute frĂ©quentĂ© oĂč la r’lĂšve se fait rĂ©gu-liĂšrement comme Ă  l’administration, j’nous voyais dĂ©jĂ  rester lĂ  jusqu’auretour du rĂ©giment. C’est, finalement, des bras-cassĂ©s du 204 venus pourfouiner dans la plaine Ă  la chasse aux amochĂ©s, qui nous ont signalĂ©s.Alors, on nous a donnĂ© l’ordre de nous replier, immĂ©diatement, qu’on adit. On s’a harnachĂ©, en rigolant, de c’t’ « immĂ©diatement »-lĂ . On a dĂ©fi-celĂ© les jambes des Boches, on les a emmenĂ©s, remis au 204, et nous v’lĂ .

« On a mĂȘme repĂȘchĂ© en passant un sergent qui s’tassait dans un trouet qui n’osait pas en sortir, vu qu’il avait Ă©tĂ© commotionnĂ©. On l’a en-gueulĂ© ; ça l’a remis un peu et i’ nous a remerciĂ©s : l’sergent Sacerdote i’s’app’lait. »

― Mais ta blessure, mon vieux frĂšre ?― C’est aux oreilles. Une marmite — et un macavouĂ©, mon ieux — qui

a pĂ©tĂ© comme qui dirait lĂ . Ma tĂȘte a passĂ©, j’peux dire, entre les Ă©clats,mais tout juste, rasibus, et les esgourdes ont pris.

― Si tu voyais ça, dit Fouillade, c’est dĂ©gueulasse, ces deux oreilles quipend. On avait nos deux paquets de pansement et les brancos nous en ontencore balancĂ© z’un. Ça fait trois pansements qu’il a enroulĂ©s autour dela bouillotte.

― Donnez-nous vos affaires, on va rentrer.Farfadet et moi nous nous sommes partagĂ© le barda de Volpatte.

Fouillade, sombre de soif, travaillĂ© par la sĂ©cheresse, grogne et s’entĂȘteĂ  garder ses armes et ses paquets. Et nous dĂ©ambulons lentement. C’esttoujours amusant de ne pas marcher dans le rang ; c’est si rare que çaĂ©tonne et ça fait du bien. Un souffle de libertĂ© nous Ă©gaie bientĂŽt tous lesquatre. On va dans la campagne comme pour son plaisir.

― On est des promeneurs ! dit fiùrement Volpatte.Quand on arrive au tournant du haut de la cîte, il se laisse aller à des

idĂ©es roses.― Mon vieux, c’est la bonne blessure, aprĂšs tout, j’vas ĂȘtre Ă©vacuĂ©, y

a pas d’erreur.

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Le feu Chapitre IV

Ses yeux clignent et scintillent dans l’énorme boule blanche, qui os-cille sur ses Ă©paules — rougeĂątre de chaque cĂŽtĂ©, Ă  la place des oreilles.

On entend, du fond oĂč se trouve le village, sonner dix heures.― J’me fous d’l’heure, dit Volpatte. L’temps qui passe, ça n’a pu rien

Ă  faire avec moi.Il devient volubile. Un peu de fiĂšvre amĂšne et presse ses discours au

rythme du pas ralenti oĂč dĂ©jĂ  il se prĂ©lasse.― On va m’attacher une Ă©tiquette rouge Ă  la capote, y a pas d’erreur,

et m’ mener Ă  l’arriĂšre. J’ s’rai conduit, Ă  c’ coup, par un type bien poliqui m’ dira : « C’est par ici, pis tourne par là
 Na !
 mon pauv’ ieux. »Pis l’ambulance, pis l’train sanitaire avec des chatteries des dames de laCroix-Rouge tout le long du chemin comme elles ont fait Ă  Crapelet Jules,pis l’hĂŽpitau de l’intĂ©rieur. Des lits avec des draps blancs, un poĂȘle quironfle au milieu des hommes, des gens qui sont faits pour s’occuper denous et qu’on regarde y faire, des savates rĂ©glementaires, mon ieux, etune table de nuit : du meuble ! Et dans les grands hĂŽpitals, c’est lĂ  qu’onest bien logĂ© comme nourriture ! J’y prendrai des bons repas, j’y prendraides bains ; j’y prendrai tout c’que j’trouverai. Et des douceurs sans qu’onsoit obligĂ© pour en profiter, de s’battre avec les autres et de s’dĂ©merderjusqu’au sang. J’aurai sur le drap mes deux mains qui n’ficheront rien,comme des choses de luxe — comme des joujoux, quoi ! — et, d’ssousl’drap, les pattes chauffĂ©es Ă  blanc du haut en bas et les arpions Ă©largis enbouquets de violettes


Volpatte s’arrĂȘte, se fouille, tire de sa poche, en mĂȘme temps que sacĂ©lĂšbre paire de ciseaux de Soissons, quelque chose qu’il me montre :

― Tiens, t’as vu ça ?C’est la photographie de sa femme et de ses deux garçons. Il me l’a

dĂ©jĂ  montrĂ©e maintes fois. Je regarde, j’approuve.― J’irai en convalo, dit Volpatte, et pendant qu’mes oreilles se recolle-

ront, la femme et les p’tits me regarderont, et je les regarderai. Et pendantc’temps-là qu’elles r’pouss’ront comme des salades, mes amis, la guerre,elle s’avancera
 Les Russes
 On n’sait pas, quoi !


Il se berçait au ronron de ses prĂ©visions heureuses, pensait tout haut,dĂ©jĂ  isolĂ© parmi nous dans sa fĂȘte particuliĂšre.

― Bandit ! lui cria Fouillade. T’as trop d’chance, bou Diou d’bandit !

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Le feu Chapitre IV

Comment ne pas l’envier ? Il allait s’en aller pour un, ou deux ou troismois et pendant cette saison, au lieu d’ĂȘtre exposĂ© et misĂ©rable, il seraitmĂ©tamorphosĂ© en rentier !

― Au commencement, dit Farfadet, je trouvais drĂŽle quand j’enten-dais dĂ©sirer la « bonne blessure ». Mais tout de mĂȘme, quoi qu’on puissedire, tout de mĂȘme, je comprends, maintenant qu’c’est la seule chosequ’un pauvre soldat puisse espĂ©rer qui ne soit pas fou.

††On approchait du village. On contournait le bois.A la corne du bois, soudain une forme de femme surgit à contre-jour.

Le jeu des rayons la dĂ©limitait de lumiĂšre. Elle se dressait debout Ă  la li-siĂšre des arbres, qui formaient un fond de hachures violĂątres — svelte, latĂȘte tout allumĂ©e de blondeur ; et on voyait, dans sa face pĂąle, les tachesnocturnes de deux yeux immenses. Cette crĂ©ature Ă©clatante nous dĂ©visa-geait en tremblant sur ses jambes, puis brusquement elle s’enfonça dansle sous-bois comme une torche.

Cette apparition et cette disparition impressionnĂšrent Volpatte qui enperdit le fil de son discours :

― C’t’une biche, c’te femme-là !― Non, dit Fouillade qui avait mal entendu. C’est Eudoxie qu’elle s’ap-

pelle. J’la connais pour l’avoir dĂ©jĂ  vue. Une rĂ©fugiĂ©e. J’sais pas d’oĂčqu’elle d’vient, mais elle est Ă  Gamblin, dans une famille.

― Elle est maigre et belle, constata Volpatte. On y ’rait bien une p’titedouceur
 C’est du fricot, du vĂ©ritable poulet
 Elle a quequ’chose commez’yeux !

― Elle est drolle, dit Fouillade. A tient pas en place. Tu la vois ici, lĂ ,avec ses cheveux blonds en haut d’elle. Pis, partez ! Plus personne n’y est.Et tu sais, elle connaĂźt pas l’danger. Des fois, a bagote presque en premiĂšreligne. On l’a vue naviguer sur la plaine en avant des tranchĂ©es. Elle estdrolle.

― Tiens, la r’voilĂ , c’t’apparition ! A nous perd pas des yeux. Ce s’rait-i’ qu’on l’intĂ©resse ?

La silhouette, dessinĂ©e en lignes de clartĂ©, embellissait en cetteminutel’autre bout de la lisiĂšre.

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Le feu Chapitre IV

― Moi, les femmes, j’m’en fous, dĂ©clara Volpatte, repris totalementpar l’idĂ©e de son Ă©vacuation.

― Y en a un, en tout cas, dans l’escouade, qui s’ en r’ssent salementpour elle. Tiens : quand on parle du loup


― On en voit la queue
― Pas encore, mais presque
 Tiens !On vit pointer et dĂ©boucher d’un taillis, sur notre droite, le museau

de Lamuse comme un sanglier roux
Il suivait la femme Ă  la piste. Il l’aperçut, tomba en arrĂȘt, et, attirĂ©, il

prit son Ă©lan. Mais, en se jetant vers elle, il tomba sur nous.En reconnaissant Volpatte et Fouillade, le gros Lamuse poussa des ex-

clamations de joie. Il ne songea plus sur le moment qu’à s’emparer dessacs, des fusils, des musettes.

― Donnez-moi tout ça ! J’suis r’posĂ©. Allons, donnez ça !Il voulut tout porter. Farfadet et moi nous nous dĂ©barrassĂąmes vo-

lontiers du fourbi de Volpatte, et Fouillade consentit, Ă  bout de forces, Ă abandonner ses musettes et son fusil.

Lamuse devint un amoncellement ambulant. Sous le faix Ă©norme etencombrant, il disparaissait, pliĂ©, et n’avançait qu’à petits pas.

Mais on le sentait sous l’empire d’une idĂ©e fixe et il jetait des regardsde cĂŽtĂ©. Il cherchait la femme vers laquelle il s’était lancĂ©.

Chaque fois qu’il s’arrĂȘtait pour arrimer mieux un bagage, pour souf-fler et essuyer l’eau grasse de sa transpiration, il examinait furtivementtous les coins de l’horizon et scrutait la lisiĂšre du bois. Il ne la revit pas.

Moi, je la revis
 Et j’eus bien cette fois l’impression que c’était Ă  l’unde nous qu’elle en avait.

Elle surgissait Ă  demi, lĂ -bas, Ă  gauche, de l’ombre verte du sous-bois.Se retenant d’une main Ă  une branche, elle se penchait et prĂ©sentait sesyeux de nuit et sa face pĂąle qui, vivement Ă©clairĂ©e par tout un cĂŽtĂ©, sem-blait porter un croissant de lune. Je vis qu’elle souriait.

Et suivant la direction de son regard qui se donnait ainsi, j’aperçus,un peu en arriùre de nous, Farfadet qui souriait pareillement.

Puis elle se dĂ©roba dans l’ombre des feuillages, emportant visiblementce double sourire


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Le feu Chapitre IV

C’est ainsi que j’eus la rĂ©vĂ©lation de l’entente de cette BohĂ©miennesouple et dĂ©licate, qui ne ressemblait Ă  personne, et de Farfadet qui, parminous tous se distinguait, fin, flexible et frissonnant comme un lilas. Évi-demment



 Lamuse n’a rien vu, aveuglĂ© et encombrĂ© par les fardeaux qu’il apris Ă  Farfadet et Ă  moi, attentif Ă  l’équilibre de sa charge et Ă  la place oĂčil pose ses pieds terriblement alourdis.

Il a pourtant l’air malheureux. Il geint ; il Ă©touffe d’une Ă©paisse prĂ©-occupation triste. Dans le halĂštement rauque de sa poitrine, il me sembleque je sens battre et gronder son cƓur. En considĂ©rant Volpatte encapu-chonnĂ© de pansements, et le gros homme puissant et bondĂ© de sang quitraĂźne l’éternel Ă©lancement profond dont il est seul Ă  mesurer l’acuitĂ©, jeme dis que le plus blessĂ© n’est pas celui qu’on pense.

On descend enfin au village.― On va boire, dit Fouillade.― J’vas ĂȘtre Ă©vacuĂ©, dit Volpatte.Lamuse fait :― Meuh
 Meuh
Les camarades s’exclament, accourent, s’assemblent sur la petite place

oĂč se dresse l’église avec sa double tour, si bien Ă©borgnĂ©e par un obusqu’on ne peut plus la regarder en face.

n

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CHAPITRE V

L’ASILE

L qui monte au milieu du bois nocturne estbouchĂ©e et obstruĂ©e d’ombres, Ă©trangement. Il semble que, parenchantement, la forĂȘt y dĂ©borde et y roule, dans l’épaisseur de

la tĂ©nĂšbre. C’est le rĂ©giment qui marche, en quĂȘte d’un nouveau gĂźte.A l’aveugle, les files pesantes d’ombres, hautement et largement char-

gĂ©es, se bousculent : chaque flot, poussĂ© par celui qui le suit, heurte celuiqui le prĂ©cĂšde. Sur les cĂŽtĂ©s, Ă©voluent, dĂ©tachĂ©s, les fantĂŽmes plus sveltesdes gradĂ©s. Une sourde rumeur, faite d’un mĂ©lange d’exclamations, debribes de conversations, d’ordres, de quintes de toux et de chants, montede cette dense cohue endiguĂ©e par les talus. Ce tumulte de voix est accom-pagnĂ© par le roulement des pieds, le tintement des fourreaux de baĂŻon-nette, des quarts et des bidons mĂ©talliques, par le grondement et le mar-tĂšlement des soixante voitures du train de combat et du train rĂ©gimen-taire qui suivent les deux bataillons. Et c’est une masse telle qui piĂ©tineet s’étire sur la montĂ©e de la route que, malgrĂ© le dĂŽme infini de la nuit,

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Le feu Chapitre V

on nage dans une odeur de cage aux lions.Dans le rang, on ne voit rien : parfois, quand on a le nez dessus Ă  la

suite d’un remous, on est bien forcĂ© de discerner le fer-blanc d’une ga-melle l’acier bleutĂ© d’un casque, l’acier noir d’un fusil. D’autres fois, aujet d’étincelles Ă©blouissantes qui fuse d’un briquet, ou Ă  la flamme rougeĂ©ployĂ©e sur la hampe lilliputienne d’une allumette, on perçoit, au-delĂ  deproches et Ă©clatants reliefs de mains et de figures, la silhouette de bandesirrĂ©guliĂšres d’épaules casquĂ©es qui ondulent comme des vagues Ă  l’assautde l’obscuritĂ© massive. Puis tout s’éteint et, pendant que les jambes fontdes pas, l’Ɠil de chaque marcheur fixe interminablement la place prĂ©su-mĂ©e du dos qui vit devant.

AprĂšs plusieurs haltes oĂč on se laisse tomber sur son sac, au pied desfaisceaux — qu’on forme, au coup de sifflet, avec une hĂąte fiĂ©vreuse et unelenteur dĂ©sespĂ©rante Ă  cause de l’aveuglement, dans l’atmosphĂšre d’encre— l’aube s’indique, se dĂ©laie, s’empare de l’espace. Les murs de l’ombre,confusĂ©ment, croulent. Une fois de plus nous subissons le grandiose spec-tacle de l’ouverture du jour sur la horde Ă©ternellement errante que noussommes.

On sort enfin de cette nuit de marche, Ă  travers, semble-t-il, des cyclesconcentriques, d’ombre moins intense, puis de pĂ©nombre, puis de lueurmorne. Les jambes ont une raideur ligneuse, les dos sont engourdis, lesĂ©paules meutries. Les figures demeurent grises et noires : on dirait qu’ons’arrache mal de la nuit ; on n’arrive plus jamais maintenant Ă  s’en dĂ©fairetout Ă  fait.

C’est dans un nouveau cantonnement que le grand troupeau rĂ©gulierva, cette fois, au repos. Quel sera ce pays oĂč l’on doit vivre huit jours ? Ils’appelle, croit-on (mais personne n’est sĂ»r de rien), Gauchin-l’AbbĂ©. Onen dit merveille :

― Paraüt qu’c’est tout à fait à la coque !Dans les rangs des camarades dont on commence à deviner les formes

et les traits, Ă  spĂ©cialiser les trognes baissĂ©es et les bouches bĂąillantes, aufond du crĂ©puscule du matin, s’élĂšvent des voix qui renchĂ©rissent :

― Jamais on n’aura eu un cantonnement pareil. Y a la Brigade. Y al’Conseil de Guerre. Tu y trouves de tout chez les marchands.

― Si y a la Brigade, y a du pied.

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Le feu Chapitre V

― Tu crois qu’on trouvera une table pour manger pour l’escouade ?― Tout c’qu’on voudra, j’te dis !Un prophĂšte de malheur hoche la tĂȘte :― Ce que sera c’cantonnement oĂč on n’a jamais Ă©tĂ©, j’sais pas, dit-il.

Mais c’que j’sais, c’est qu’i’ s’ra pareil aux autres.Mais on ne le croit pas, et, au sortir de la fiùvre tumultueuse de la nuit,

il semble Ă  tous que c’est d’une espĂšce de terre promise qu’on s’approche Ă mesure qu’on marche du cĂŽtĂ© de l’orient, dans l’air glacĂ©, vers le nouveauvillage que va apporter la lumiĂšre.

††On atteint, au petit jour, en bas d’une cîte, des maisons qui dorment

encore, enveloppĂ©es dans des Ă©paisseurs grises.― C’est lĂ  !Ouf ! On a fait ses vingt-huit kilomĂštres dans la nuit
Mais, quoi donc ?
 On ne s’arrĂȘte pas. On dĂ©passe les maisons, qui se

renfoncent graduellement dans leur brume informe et le linceul de leurmystĂšre.

― ParaĂźt qu’faut encore marcher longtemps. C’est lĂ -bas, lĂ -bas !On marche mĂ©caniquement, les membres sont envahis d’une sorte de

torpeur pétrifiée ; les articulations crient et font crier.Le jour est tardif. Une nappe de brouillard couvre la terre. Il fait si

froid que pendant les haltes les hommes Ă©crasĂ©s de lassitude n’osent pass’asseoir et vont et viennent comme des spectres dans l’humiditĂ© opaque.Un vent Ăąpre d’hiver flagelle la peau, balaye et disperse les paroles, lessoupirs.

Enfin le soleil perce cette buĂ©e qui s’étale sur nous et dont le contactnous trempe. C’est comme une clairiĂšre fĂ©erique qui s’ouvre au milieudes nuages terrestres.

Le rĂ©giment s’étire, se rĂ©veille vraiment, et lĂšve doucement ses facesdans l’argent dorĂ© du premier rayon.

Puis, trĂšs vite, le soleil devient ardent, et alors, il fait trop chaud.On halĂšte dans les rangs, on sue, et on grogne plus encore que tout Ă 

l’heure, lorsqu’on claquait des dents et que le brouillard nous passait sonĂ©ponge mouillĂ©e sur la figure et les mains.

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Le feu Chapitre V

La rĂ©gion que nous traversons dans la matinĂ©e torride, c’est le paysde la craie.

― I’s empierrent avec de la pierre à chaux, ces salauds-là !La route s’est faite aveuglante et c’est maintenant un long nuage des-

sĂ©chĂ© de calcaire et de poussiĂšre qui s’étend au-dessus de notre marcheet nous frotte au passage.

Les figures rougeoient, se vernissent et brillent ; telles faces sanguinessemblent enduites de vaseline ; des joues et des fronts se plaquent d’unecouche bise qui s’agglutine et s’effrite. Les pieds perdent leur vague formede pieds, et semblent avoir barbotĂ© dans des auges de maçons. Le sac, lefusil se saupoudrent de blanc, et notre foule en longueur trace Ă  droite etĂ  gauche un sillage laiteux sur les herbes de bordure.

Pour comble :― A droite ! Un convoi !On se porte sur la droite, Ă  la hĂąte, non sans bousculades.Le convoi de camions — longue chaĂźne d’énormes bolides carrĂ©s, en-

roulĂ©s dans un infernal tintamarre — se rue sur la route. MalĂ©diction ! IlsoulĂšve Ă  mesure, en passant, l’épais tapis de poudre blanche qui ouate lesol, et nous le jette Ă  la volĂ©e sur les Ă©paules !

Nous voici habillĂ©s d’un voile gris clair et sur nos figures se sont posĂ©sdes masques blafards, plus Ă©pais aux sourcils, aux moustaches, Ă  la barbeet dans les stries des rides. Nous avons l’air d’ĂȘtre Ă  la fois nous-mĂȘmeset d’étranges vieillards.

― Quand on s’ra vioques, c’est comme ça qu’on sera laids, dit Tirette.― Tu craches blanc, constate Biquet.Lorsque la halte nous immobilise, on croirait voir des files de statues

de plĂątre au travers desquelles transparaissent, en sale, des restes d’hu-manitĂ©.

On se remet en route. On se tait. On peine. Chaque pas devient dur Ă accomplir. Les figures font des grimaces qui se figent et se fixent sous lalĂšpre pĂąle de la poussiĂšre. L’interminable effort nous contracte, et nousbonde de morne lassitude et de dĂ©goĂ»t.

On aperçoit enfin l’oasis tant poursuivie : au-delĂ  d’une colline, surune autre colline plus haute, des toits ardoisĂ©s dans des bouquets defeuillage d’un vert frais de salade.

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Le feu Chapitre V

Le village est lĂ  ; le regard l’embrasse ; mais on n’y est pas. Longtempsil a l’air de s’éloigner Ă  mesure que le rĂ©giment rampe vers lui.

A la fin des fins, sur le coup de midi, on arrive à ce cantonnement quicommençait à devenir invraisemblable et légendaire.

Le rĂ©giment, au pas cadencĂ©, l’arme sur l’épaule, inonde jusqu’auxbords la rue de Gauchin-l’AbbĂ©. La plupart des villages du Pas-de-Calaisse composent d’une seule rue. Mais quelle rue ! Elle a souvent plusieurskilomĂštres de longueur. Ici, la grande rue unique se sĂ©pare en fourchedevant la mairie et forme deux autres rues : la localitĂ© est un vaste YirrĂ©guliĂšrement ourlĂ© de façades basses.

Les cyclistes, les officiers, les ordonnances se dĂ©tachent du long blocmouvant. Puis, par fractions, Ă  mesure qu’on avance, des hommes s’en-gouffrent sous les porches des granges, les maisons d’habitation encoredisponibles Ă©tant rĂ©servĂ©es aux officiers et aux bureaux
 Notre pelotonest d’abord conduit au bout du village, puis — il y a eu malentendu entreles fourriers Ă  l’autre bout, celui par oĂč nous sommes entrĂ©s.

Ce va-et-vient prend du temps et, dans l’escouade, ainsi traĂźnĂ©e dunord au sud et du sud au nord, outre l’énorme fatigue et l’énervementdes pas inutiles, on manifeste une fĂ©brile impatience. Il est d’une impor-tance capitale d’ĂȘtre installĂ©s et lĂąchĂ©s le plus tĂŽt possible si l’on veutmettre Ă  exĂ©cution le projet caressĂ© depuis longtemps : trouver Ă  louerchez un habitant un emplacement muni d’une table oĂč l’escouade puisses’installer aux heures des repas. On a beaucoup parlĂ© de cette affaire-lĂ et de ses doux avantages. On s’est concertĂ©, on s’est cotisĂ©, et on a dĂ©cidĂ©de se lancer cette fois-ci dans cette dĂ©pense supplĂ©mentaire.

Mais sera-ce possible ? Beaucoup de locaux sont dĂ©jĂ  accaparĂ©s. Nousne sommes pas les seuls Ă  apporter ici ce rĂȘve de confort, et ce sera lacourse Ă  la table
 Trois compagnies arrivent aprĂšs la nĂŽtre, mais quatresont arrivĂ©es avant, et il y a les popotes officieuses des infirmiers, desscribes, des conducteurs, des ordonnances et autres, les popotes officiellesdes sous-officiers, de la Section, que sais-je encore ?
 Tous ces gens-lĂ sont plus puissants que les simples soldats des compagnies, ont plus demobilitĂ© et de moyens, et peuvent tirer leurs plans d’avance. Et dĂ©jĂ , alorsque nous marchons par quatre, vers la grange dĂ©volue Ă  l’escouade, onen voit de ces fantaisistes, qui apparaissent sur des seuils conquis, et se

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Le feu Chapitre V

livrent Ă  des occupations mĂ©nagĂšres.Tirette imite le bruit du beuglement et du bĂȘlement.― VoilĂ  l’étable !Une grange assez vaste. La paille, hachĂ©e, et oĂč la marche soulĂšve des

flots de poussiĂšre, sent les cabinets. Mais c’est Ă  peu prĂšs clos. On prendplace et on se dĂ©sĂ©quipe.

Ceux qui rĂȘvaient, une fois de plus, d’un paradis spĂ©cial, dĂ©chantentune fois de plus.

― Dis donc, ça m’a l’air aussi moche qu’ailleurs.― C’est du pareil au mĂȘme.― HĂ© oui, coquine de Dious.― Naturellement
Mais il ne s’agit pas de perdre son temps Ă  parler. Il s’agit de se dĂ©-

brouiller et de brĂ»ler les autres : le systĂšme D, Ă  toute force et en vi-tesse. On se prĂ©cipite. MalgrĂ© les reins rompus et les pieds endoloris, ons’acharne Ă  ce suprĂȘme effort d’oĂč dĂ©pendra le bien-ĂȘtre d’une semaine.

L’escouade se scinde en deux patrouilles qui partent au trot, l’une Ă droite, l’autre Ă  gauche, dans la rue dĂ©jĂ  encombrĂ©e de poilus affairĂ©set chercheurs et tous les groupes s’observent, se surveillent
 et se dĂ©-pĂȘchent. En certains points, mĂȘme, par suite de rencontres, il y a bouscu-lades et invectives.

― Commençons par lĂ -bas tout de suite ; sans ça, nous s’rons grillĂ©s !
J’ai l’impression d’une sorte de combat dĂ©sespĂ©rĂ© entre tous les sol-

dats, dans les rues du village qu’on vient d’occuper.― Pour nous, dit Marthereau, la guerre, c’est toujours la lutte et la

bataille, toujours, toujours !††

On frappe de porte en porte, on se prĂ©sente timidement, on s’offre,comme une marchandise indĂ©sirable. Une de nos voix s’élĂšve :

― Vous n’avez pas un petit coin, Madame, pour des soldats ? On paie-rait.

― Non, vu que j’ai des officiers — ou : des sous-officiers — ou bien :vu que c’est ici la popote des musiciens, des secrĂ©taires, des postiers, deces messieurs des Ambulances, etc.

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Le feu Chapitre V

DĂ©boires sur dĂ©boires. Successivement, on referme toutes les portesqu’on a entrouvertes, et on se regarde, de l’autre cĂŽtĂ© du seuil, avec uneprovision diminuante d’espoir dans l’Ɠil.

― Bon Dieu ! tu vas voir qu’on va rien trouver, grogne Barque. Y aeu trop d’cholĂ©ras qui s’sont dĂ©merdĂ©s avant nous.Quels fumiers que lesautres !

Le niveau de la foule monte de toutes parts. Les trois rues se noir-cissent toutes, selon le principe des vases communicants. On croise desindigĂšnes : des vieux ou des hommes mal fichus, tordus dans leur marcheou au faciĂšs avortĂ©, ou bien des ĂȘtres jeunes, sur qui planent des mys-tĂšres de maladies cachĂ©es ou de relations politiques. Dans les jupons, desvieilles femmes, et beaucoup de jeunes filles, obĂšses, aux joues ouatĂ©es,et qui balancent des blancheurs d’oies.

A un moment, entre deux maisons, dans une ruelle, j’ai une visionbrĂšve : une femme a traversĂ© le trou d’ombre
 C’est Eudoxie ! Eudoxie, lafemme-biche que Lamuse pourchassait lĂ -bas, dans la campagne, commeun faune, et qui, le matin oĂč l’on a ramenĂ© Volpatte blessĂ© et Fouillade,m’est apparue, penchĂ©e au bord du bois, et reliĂ©e Ă  Farfadet par un com-mun sourire.

C’est elle que je viens d’entrevoir, comme un coup de soleil, dans cetteruelle. Puis elle s’est Ă©clipsĂ©e derriĂšre le pan de mur ; l’endroit est retombĂ©dans l’ombre
 Elle, ici, dĂ©jĂ  ! Eh quoi, elle nous a suivis dans notre longueet pĂ©nible Ă©migration ! Elle est attirĂ©e


D’ailleurs, elle a l’air attirĂ©e : si vite interceptĂ©e qu’ait Ă©tĂ© sa figure auclair dĂ©cor de cheveux, je l’ai bien vue grave, rĂȘveuse, prĂ©occupĂ©e.

Lamuse, qui vient sur mes talons, ne l’a point vue. Je ne lui en parlepas. Il s’apercevra bien assez tĂŽt de la prĂ©sence de cette jolie flamme versqui tout son ĂȘtre se jette et qui l’évite comme un feu follet. Pour le mo-ment, du reste, nous sommes en affaires. Il faut absolument conquĂ©rirle coin convoitĂ©. On s’est remis en chasse avec l’énergie du dĂ©sespoir.Barque nous entraĂźne. Il a pris la chose Ă  cƓur. Il en frĂ©mit et on voittrembler son toupet poudrĂ© de poussiĂšre. Il nous guide, le nez au vent. Ilnous propose de faire une tentative sur cette porte jaune qu’on voit. Enavant !

PrÚs de la porte jaune, on rencontre une forme pliée : Blaire, le pied

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Le feu Chapitre V

sur la borne, dĂ©grossit avec son couteau le bloc de son soulier, et en faittomber des plĂątras
 Il a l’air de faire de la sculpture.

― T’as jamais eu les pieds si blancs, goguenarde Barque.― Fouterie Ă  part, dit Blaire, tu saurais pas oĂč elle est, c’t’espĂšce de

voiture ?Il s’explique :― Faut que j’cherche la voiture-dentiste, à cette fin qu’on m’accroche

c’rñtelier et qu’i’s m’îtent les vieux dominos qui m’restent. Oui, paraitqu’a stationne ici, c’te voiture pour la gueule.

Il replie son couteau, l’empoche et s’en va le long du mur, hantĂ© parla rĂ©surrection de sa mĂąchoire.

Une fois de plus, nous servons notre boniment de mendigots :― Bonjour, madame, vous n’auriez pas un petit coin pour manger ?

On paierait, on paierait, bien entendu
― Non
Un bonhomme lĂšve, dans la lueur d’aquarium de la fenĂȘtre basse, une

figure curieusement plate, striĂ©e de rides parallĂšles et semblable Ă  unevieille page d’écriture.

― T’as bien l’ chenil, ilo.― Y a pas d’ place dans l’ chenil et pisqu’on y fait la lessive du linge
Barque saisit la balle au bond.― Ça ira, p’t’ĂȘt’ ben. On pourrait voir ?― On y fait la lessive, marmonne la femme en continuant de balayer.― Vous savez, dit Barque en souriant, d’un air engageant, nous

n’sommes pas d’ces gens pas convenables qui s’soĂ»lent et font du foin.On pourrait voir, hĂ© ?

La bonne femme a lĂąchĂ© son balai. Elle est maigre et sans relief. Soncaraco pend sur ses Ă©paules comme sur un portemanteau. Elle a une tĂȘteinexpressive, figĂ©e, cartonniĂšre. Elle nous regarde, hĂ©site, puis, Ă  contre-cƓur, nous conduit dans un local trĂšs sombre, en terre battue, encombrĂ©de linge sale.

― C’est magnifique, s’écrie Lamuse, sincĂšre.― Est-elle mignonne, cette tite gosse ! dit Barque, et il tapote la joue

ronde, en caoutchouc peint, d’une petite fille qui nous dĂ©visage, son petitnez sale levĂ© dans la pĂ©nombre. C’est Ă  vous, madame ?

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― Et c’ui-lĂ  ? risque Marthereau, en avisant un bĂ©bĂ© montĂ© en graine,Ă  la joue tendue comme une vessie oĂč des traces luisantes de confitureengluent la poussiĂšre de l’air.

Et Marthereau tend une caresse hésitante vers cette face peinturluréeet juteuse.

La femme ne daigne pas répondre.Nous sommes là à nous dandiner, en ricanant, comme des mendiants

non encore exaucĂ©s.― Pourvu qu’al’ marche, c’te vieille saloperie ! me souffle Lamuse,

rongĂ© d’apprĂ©hension et de dĂ©sir. C’est Ă©patant, ici, et tu sais, ailleurs,tout est poirĂ© !

― Y a pas d’ table, dit enfin cette femme.― N’ vous en faites pas pour la table ! s’exclame Barque. Tenez, v’là,

remisĂ©e dans c’ coin, une vieille porte. Elle nous servira de table.― Vous n’allez pas m’ trimbaler et m’ mettre en l’air toutes mes af-

faires ! répond la femme en carton, méfiante, regrettant visiblement dene pas nous avoir chassés tout de suite.

― N’vous en faites pas, j’vous dis. Tenez, vous allez voir. Eh, Lamuse,mon vieux coco, aide-moi.

On dispose la vieille porte sur deux tonneaux, sous l’Ɠil mĂ©contentde la virago.

― Avec un petit nettoyage, dis-je, ce sera parfait.― Eh oui, maman, un bon coup d’balai nous servira de nappe.Elle ne sait trop que dire ; elle nous regarde haineusement.― Y a qu’deux escabeaux, et combien vous ĂȘtes ?― Une douzaine, Ă  peu prĂšs.― Une douzaine, JĂ©sus Maria !― Qu’est-ce que ça fait, ça ira bien, attendu qu’y a une planche ici lĂ  :

c’est un banc tout trouvĂ©. Pas, Lamuse ?
― Nature ! dit Lamuse.― C’te planche-lĂ , fait la femme, j’y tiens. Des soldats qui Ă©taient

avant vous ont dĂ©jĂ  essayĂ© de m’la prendre.― Mais nous, on n’est pas des voleurs, insinue Lamuse, avec modĂ©ra-

tion pour ne pas irriter la crĂ©ature qui dispose de notre bien-ĂȘtre.

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― J’dis pas, mais vous savez, les soldats, i’s abüment tout. Ah quellemisùre que c’te guerre !

― Alors comme ça, combien ça s’ra, la location de la table et aussipour faire chauffer quelque chose sur le fourneau ?

― Ça s’ra vingt sous par jour, articula l’hîtesse avec contrainte,comme si on lui extorquait cette somme.

― C’est cher, dit Lamuse.― C’est c’que donnaient les autres qui Ă©taient ici, et mĂȘme i’s Ă©taient

bien gentils, ces messieurs, et on profitait de leur manger. J’sais bien quepour les soldats c’est pas difficile. Si vous trouvez qu’c’est trop cher, j’suispas en peine d’trouver d’autres clients pour c’te chambre et c’te table etl’fourneau, et qui seront pas douze. I’ va en v’nir tout le temps et quipaieraient mĂȘme plus cher encore si on voulait. Douze !


― J’dis « c’est cher », mais enfin, ça ira, se hĂąta d’ajouter Lamuse, hein,vous autres ?

A cette interrogation de pure forme, nous opinons.― On boirait bien un p’tit coup, fit Lamuse. Vous vendez du vin ?― Non, dit la bonne femme.Elle ajouta avec un tremblotement de colĂšre :― Vous comprenez, l’autoritĂ© militaire force ceux qui tiennent du vin

Ă  le vendre quinze sous. Quinze sous ! Quelle misĂšre que c’te mauditeguerre ! On y perd, Ă  quinze sous, monsieur. Alors, j’n’en vends pas d’vin.J’ai bien du vin pour nous. J’dis pas que quĂ©qu’fois, pour obliger, j’en cĂšdepas Ă  des gens qu’on connait, des gens qui comprennent les choses, maisvous pensez bien, messieurs, pas pour quinze sous.

Lamuse fait partie de ces gens qui comprennent les choses. Il em-poigne son bidon qui pend par habitude Ă  son flanc.

― Donnez-m’en un litre. Ce s’ra combien ?― Ce s’ra vingt-deux sous, l’prix qu’i’ m’coĂ»te. Mais vous savez, c’est

pour vous obliger parce que vous ĂȘtes des militaires.Barque, Ă  bout de patience, grommelle quelque chose Ă  l’écart. La

femme lui jette de cÎté un regard hargneux et elle fait le geste de rendrele bidon à Lamuse.

Mais Lamuse, lancĂ© dans l’espoir de boire enfin du vin, et dont la jouerougit, comme si le liquide y dĂ©teignait dĂ©jĂ  doucement, s’empresse d’in-

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tervenir :― N’ayez pas peur, c’est entre nous, la mĂšre, on vous trahira pas.Elle dĂ©blatĂšre, immobile et aigre, contre le tarifage du vin. Et, vaincu

par la concupiscence, Lamuse pousse l’abaissement et la capitulation deconscience jusqu’à lui dire :

― Que voulez-vous, madame, c’est militaire ! Faut pas essayer de com-prendre.

Elle nous conduit dans le cellier. Trois gros tonneaux remplissent ceréduit de leurs rotondités imposantes.

― C’est lĂ  vot’ petite provision personnelle ?― Elle sait y faire, la vieille, ronchonne Barque.La mĂ©gĂšre se retourne, agressive.― Vous ne voudrez pas qu’on se ruine Ă  cette misĂšre de guerre ! C’est

assez de tout l’argent qu’on perd Ă  ci et Ă  ça.― A quoi ? insiste Barque.― On voit que vous n’risquez pas vot’argent, vous.― Non, nous ne risquons que not’peau.On s’interpose, inquiets du tour dangereux pour nos intĂ©rĂȘts immĂ©-

diats que prend ce colloque. Cependant la porte du cellier est secouĂ©e etune voix d’homme la traverse :

― Eh, Palmyre, clame la voix.La bonne femme s’en va clopin-clopant, en laissant prudemment la

porte ouverte.― Y a du bon ! C’est j’tĂ© ! nous fait Lamuse.― Quels salauds que ces gens-lĂ  ! murmure Barque, qui ne digĂ©rait

pas cette rĂ©ception.― C’est t’honteux et dĂ©gueulasse, dit Marthereau.― On dirait qu’tu vois ça pour la premiĂšre fois !― Et toi, Dumoulard, gourmande Barque, qui y dit d’un p’tit air pour

sa volerie d’vin : « Que voulez-vous, c’est militaire ! » Ben, mon vieux, t’aspas les foies !

― Quoi faire d’autre, quoi dire ? Alors, il aurait fallu nous mettre laceinture, pour la table et pour l’aramon ? Elle nous ferait payer son vinquarante sous qu’on y prendrait tout de mĂȘme, n’est-ce pas ? Alors, faut

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s’estimer bien heureux. J’avoue, je n’étais pas rassurĂ©, et j’drelinguais qu’aveule pas.

― J’sais bien que c’est partout et toujours la mĂȘme histoire, mais c’estĂ©gal


― I’s’ dĂ©merde l’habitant, ah ! oui ! I’ faut bien qu’i’ y en ait qui fassentfortune. Tout le monde ne peut pas s’faĂźre tuer.

― Ah ! les braves populations de l’Est !― Ben, et les braves populations du Nord !― 
Qui nous accueillent les bras ouverts !
― La main ouverte, oui
― J’te dis, rĂ©pĂšte Marthereau, que c’est un’ honte et une dĂ©gueulas-

serie.― La ferme ! Rev’lĂ  c’te vache.On fit un tour au cantonnement pour annoncer la rĂ©ussite de la chose ;

on alla aux emplettes. Quand nous revĂźnmes dans notre nouvelle salle Ă manger, nous fĂ»mes bousculĂ©s par les prĂ©paratifs du dĂ©jeuner. BarqueĂ©tait allĂ© Ă  la distribution, et Ă©tait parvenu Ă  se faire donner directement,grĂące Ă  ses relations personnelles avec le chef, rebelle en principe Ă  cefractionnement des parts, les pommes de terre et la viande qui consti-tuaient la portion des quinze hommes de l’escouade.

Il avait achetĂ© du saindoux — une petite boule pour quatorze sous— on ferait des frites. Il avait acquis aussi des petits pois en conserve :quatre boĂźtes. La boĂźte de veau Ă  la gelĂ©e de Mesnil AndrĂ© servirait dehors-d’Ɠuvre.

― Tout ça, ça n’aura rien de sale ! dit Lamuse, ravi.††

On inspecta la cuisine. Barque circulait, avec bonheur, autour de lacuisiniÚre de fonte qui meublait de sa masse chaude et respirante un cÎtéde cette piÚce.

― J’ai ajoutĂ© en douce une cocotte pour la soupe, me souffla-t-il.Il souleva le couvercle de la marmite.― C’feu n’est pas trĂšs fort. V’lĂ  une demi-heure de temps que j’y ai

fichu la barbaque et l’eau est encore propre.L’instant d’aprĂšs, on l’entendit qui discutait avec l’hĂŽtesse. C’était Ă 

cause de cette marmite supplĂ©mentaire : elle n’avait plus assez de place

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sur son fourneau ; on lui avait dit qu’on n’avait besoin que d’une casse-role ; et elle l’avait cru ; si elle avait su qu’on lui ferait des difficultĂ©s, ellen’aurait pas louĂ© cette chambre. Barque rĂ©pondit, plaisanta et, bon enfant,parvĂźnt Ă  calmer ce monstre.

Les autres, un Ă  un, arrivĂšrent. Ils clignaient de l’Ɠil, se frottaient lesmains, pleins de rĂȘves succulents, comme les invitĂ©s d’un repas de noces.

En s’arrachant de l’éblouissement du dehors, et en pĂ©nĂ©trant dans cecube de noir, ils ont les yeux crevĂ©s et restent lĂ  quelques minutes, perdus,comme des hiboux.

― C’est pas trĂšs clarteux, dit Mesnil Joseph.― Ben, mon vieux, qu’est-ce qu’il te faut !Les autres s’exclament en chƓur :― On est bougrement bien, ici.Et on voit les tĂȘtes remuer et faire oui, dans ce crĂ©puscule de cave.Un incident : Farfadet s’étant frottĂ© par inadvertance au mur mou et

sale, le mur a dĂ©teint sur son Ă©paule en une large tache si noire qu’ellese voit, mĂȘme ici. Farfadet, soigneux de sa personne, grognonne et, pourĂ©viter une seconde fois le contact du mur, il heurte la table et fait tombersa cuiller par terre. Il se baisse et tĂątonne sur le sol raboteux oĂč durantdes annĂ©es la poussiĂšre et les toiles d’araignĂ©e sont retombĂ©es en silence.Quand il retrouve l’ustensile, celui-ci est tout charbonneux et des fila-ments en pendent. Évidemment, laisser tomber quelque chose par terreest une catastrophe. Il faut vivre ici avec prĂ©caution.

Lamuse pose entre deux couverts sa main grasse comme de la char-cuterie.

― Allons, Ă  table !On mange. Le repas est abondant et de fine qualitĂ©. Le bruit des

conversations se mĂ©lange Ă  celui des bouteilles qui se vident et des mĂą-choires qui s’emplissent. Pendant qu’on savoure la joie de le savourer as-sis, une lueur filtre par le soupirail et enveloppe d’une aube poussiĂ©reuseun pan d’atmosphĂšre et un carrĂ© de la table, allume d’un reflet un couvert,une visiĂšre, un Ɠil. Je regarde Ă  la dĂ©robĂ©e cette petite fĂȘte lugubre, oĂč lagaietĂ© dĂ©borde.

Biquet raconte ses tribulations suppliantes pour trouver une blanchis-seuse qui consente Ă  lui rendre le service d’laver du linge, mais « c’était

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chĂ©rot, foutre ! » Tulacque dĂ©crit la queue qu’on fait devant l’épicier : onn’a pas le droit d’entrer ; on est parquĂ© dehors comme des moutons.

― Et malgrĂ© qu’tu soyes dehors, si tu n’es pas content et qu’tu l’ouvrestrop, on t’expulse de lĂ .

Quelles nouvelles encore ? Le rapport Ă©dicte des sanctions sĂ©vĂšrescontre les dĂ©prĂ©dations chez l’habitant et contient dĂ©jĂ  une liste de puni-tions. — Volpatte est Ă©vacuĂ©. — Les hommes de la classe 93 vont aller Ă l’arriĂšre : PĂ©pĂšre en est.

Barque, en apportant les frites, annonce que notre hĂŽtesse a des sol-dats Ă  sa table : les infirmiers des mitrailleurs. I’s ont cru prend’ le mieux,mais c’est nous qui sommes les mieux, dit Fouillade avec conviction ense carrant dans l’ombre de ce local Ă©troit et infect — oĂč l’on est aussi obs-curĂ©ment entassĂ©s que dans une guitoune (mais qui songerait Ă  faire cerapprochement ?).

― Vous savez pas, dit PĂ©pin, les gars de la 9ᔉ, ils sont vernis ! Unevieille les reçoit pour rien, rapport Ă  c’que son vieux, qu’est mort y acinquante ans, a Ă©tĂ© voltigeur dans l’temps. Parait mĂȘme qu’elle leur y adonnĂ©, pour rien, un bossu qu’i’s sont en train de becqueter en civet.

― Y a du bon monde partout. Mais les gars de la 9ᔉ ont eu une rudechance d’ĂȘtre, dans tout l’village, tombĂ©s juste sur la piaule oĂč c’qu’y avaitl’bon monde !

Palmyre vient apporter le cafĂ©, qu’elle fournit. Elle s’apprivoise, nousĂ©coute et mĂȘme nous pose des interrogations d’un ton rogue :

― Pourquoi que vous appelez l’adjudant : le juteux ?Barque rĂ©pond sentencieusement :― Toujours ça a Ă©tĂ©.Quand elle a disparu, on juge son cafĂ© :― Tu parles d’une clartĂ© ! On voit l’suc’ qui s’balade au fond du verre.― Elle vend ça dix sous.― C’est d’l’eau filtrĂ©e.La porte s’entrouvre et fait une raie blanche ; la figure d’un petit gar-

çon s’y dessine. On l’attire comme un petit chat, et on lui prĂ©sente unmorceau de chocolat.

― J’m’appelle Charlot, gazouille alors l’enfant. Chez nous, c’est Ă  cĂŽtĂ©.On a des soldats aussi. On en a toujours, nous. On leur z’y vend tout ce

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qu’i’ veulent. Seulement, voilà, des fois, i’s sont saouls.― Dis donc, petit, viens un peu ici, dit Cocon, en prenant le bambin

entre ses genoux. Écoute bien. Ton papa i’ dit, n’est-ce pas : « Pourvu quela guerre continue ! » hĂ© ?

― Pour sĂ»r, dit l’enfant en hochant la tĂȘte, parce qu’on devient riche.Il a dit qu’à la fin d’mai on aura gagnĂ© cinquante mille francs.

― Cinquante mille francs ! C’est pas vrai !― Si, si ! trĂ©pigne l’enfant. Il a dit ça avec maman. Papa voudrait qu’ça

soit toujours comme ça. Maman, des fois, elle ne sait pas, parce que monfrùre Adolphe est au front. Mais on va le faire mettre à l’arriùre et, commeça, la guerre pourra continuer.

Des cris aigus, venus des appartements de nos hĂŽtes, interrompentces confidences. Le mobile Biquet va s’enquĂ©rir.

― C’est rien, dit-il en revenant. C’est l’bonhomme qui engueule labonne femme parce qu’elle ne sait pas y faire, qu’i’ dit, parce qu’elle amis la moutarde dans un verre Ă  pied, et on n’a pas idĂ©e de ça, qu’i’ dit.

On se lĂšve. On quitte la pesante odeur de pipe, de vin et de cafĂ© stag-nant dans notre souterrain. DĂšs qu’on a passĂ© le seuil, une chaleur lourdenous souffle Ă  la face, aggravĂ©e par le relent de friture qui habite la cuisine,et en sort chaque fois qu’on ouvre la porte.

On traverse des multitudes de mouches qui, accumulĂ©es sur les murspar couches noires, s’éploient en nappes bruissantes lorsqu’on passe.

― Ça va recommencer comme l’annĂ©e derniĂšre !
 Lesmouches Ă  l’ex-tĂ©rieur, les poux Ă  l’intĂ©rieur


― Et les microbes encore plus Ă  l’intĂ©rieur.Dans un coin de cette sale petite maison encombrĂ©e de vieilleries, de

dĂ©bris poussiĂ©reux de l’autre saison, emplie par la cendre de tant de so-leils Ă©teints, il y a, Ă  cĂŽtĂ© des meubles et des ustensiles, quelque chose quiremue : un vieux bonhomme, muni d’un long cou pelĂ©, raboteux et rosequi fait penser au cou d’une volaille dĂ©plumĂ©e par la maladie. Il a Ă©gale-ment un profil de poule : pas de menton et un long nez ; une plaque grisede barbe feutre sa joue rentrĂ©e, et on voit monter et descendre de grossespaupiĂšres rondes et cornĂ©es, comme des couvercles sur la verroterie dĂ©-polie de ses yeux.

Barque l’a dĂ©jĂ  observĂ© :

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Le feu Chapitre V

― Vise-le : i’ cherche un trĂ©sor. I’ dit qu’y en a un quĂ©qu’part dans c’tecambuse, dont il est l’beau-pĂšre. Tu l’voĂźs tout d’un coup s’mett’ Ă  quat’pattes et pointer son quart de brie dans tous les coins. Tiens, vise-le. Levieux procĂ©dait, Ă  l’aide de son bĂąton, Ă  un sondagemĂ©thodique. Il toquaitsur le bas des murs et sur les briques du dallage. Il Ă©tait bousculĂ© par lesallĂ©es et venues des habitants de la maison, des arrivants, et par le passagedu balai de Palmyre qui le laissait faire sans rien dire, en pensant sansdoute par devers elle que, plus que des cassettes alĂ©atoires, l’exploitationdu malheur public est un trĂ©sor.

Deux commĂšres, debout, Ă©changeaient des paroles confidentielles Ă voix basse, dans une embrasure, prĂšs d’une vieille carte de Russie peuplĂ©ede mouches.

― Oui, mais c’est avec le Picon, marmottait l’une, qu’il faut faire atten-tion. Si vous n’avez pas la main lĂ©gĂšre, vous ne trouverez pas vos seizedoses par bouteille, et alors, vous manquez trop Ă  gagner. Je ne dis pasqu’on y est de son porte-monnaie, non tout de mĂȘme, mais on manque Ă gagner. Pour parer Ă  ça, il faudrait s’entendre entre dĂ©bitants, mais l’en-tente est si difficile, mĂȘme dans l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral !

Dehors, rayonnement torride, criblĂ© demouches. Les bestioles, rares ily avait quelques jours encore, multipliaient partout les murmures de leursminuscules et innombrables moteurs. Je sors accompagnĂ© de Lamuse. Onva flĂąner. Aujourd’hui, on sera tranquille : c’est repos complet, Ă  cause dela marche de cette nuit. On pourrait dormir, mais il est bien plus avanta-geux de profiter de ce repos pour se promener librement : demain on serarepris par l’exercice et les corvĂ©es


Il y en a demoins chanceux que nous, qui d’ores et dĂ©jĂ  sont impliquĂ©sdans l’engrenage des corvĂ©es.

A Lamuse qui lui demande de venir flùnocher avec nous, Corvisartrépond en tripotant sur sa face oblongue son petit nez rond planté hori-zontalement comme un bouchon :

― J’peux pas. J’suis d’colombins !Il montre la pelle et le balai à l’aide desquels il accomplit le long des

murs, penché dans une atmosphÚre malade, sa tùche de boueux et de vi-dangeur.

Nous marchons à pas alanguis. L’aprùs-midi pùse sur la campagne

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Le feu Chapitre V

assoupie, et écrase les estomacs garnis et ornés richement de victuailles.On échange de rares propos.

LĂ -bas, on entend des cris : Barque est en proie Ă  une mĂ©nagerie demĂ©nagĂšres
 Et la scĂšne est Ă©piĂ©e par une fillette pĂąle, aux cheveux rĂ©unispar-derriĂšre en un pinceau de filasse, Ă  la bouche brodĂ©e de boutons defiĂšvre, et par des femmes qui, installĂ©es devant leur porte, dans un peud’ombre, travaillent Ă  quelque fade ouvrage de lingerie.

Six hommes passent, conduits par un caporal-fourrier. Ils sont por-teurs de piles de capotes neuves, et de ballots de chaussures.

Lamuse considĂšre ses pieds boursouflĂ©s, racornis :― Y a pas d’erreur. I’ m’faut des pĂ©niches, un peu plus tu verrais

mes panards à travers celles-ci
 J’peux pourtant pas marcher sur la peaud’mes pinceaux, hein ?

Un aĂ©roplane ronfle. On suit ses Ă©volutions, la face en l’air, le coutordu, les yeux larmoyants de l’éclat aigu du ciel.Quand nos regards sontretombĂ©s ici-bas, Lamuse me dĂ©clare :

― Ces machines-lĂ , jamais ça ne deviendra pratique, jamais.― Comment peux-tu dire ça ! On a fait tellement de progrĂšs, si vite
― Oui, mais on s’arrĂȘtera lĂ . On ne fera jamais mieux, jamais.Je ne discute pas, cette fois-ci, ce dur refus butĂ© que l’ignorance op-

pose, toutes les fois qu’elle peut, aux promesses du progrĂšs, et je laissemon gros camarade s’imaginer opiniĂątrement que l’extraordinaire effortde la science et de l’industrie s’est, tout Ă  coup, arrĂȘtĂ© Ă  lui.

Ayant commencĂ© Ă  me dĂ©voiler sa pensĂ©e profonde, il continue, et,rapprochant et baissant la tĂȘte, il me dit :

― Tu sais qu’elle est ici, l’Eudoxie.― Ah ! fis-je.― Oui, mon vieux. Tu n’remarques jamais rien, toi, j’ai r’marquĂ© (et

Lamuse me sourit avec indulgence). Alors, tu saisis : si elle est venue c’estqu’on l’intĂ©resse, pas ? Elle nous a suivis pour quelqu’un de nous, y a pasd’erreur.

Il reprend :― Mon vieux, veux-tu que je te dise ? Elle est venue pour moi.― En est-tu sĂ»r, mon pauvre vieux ?

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Le feu Chapitre V

― Oui, dit sourdement l’homme-bƓuf. D’abord, j’la veux. Et puis, Ă deux fois, mon vieux, j’lai trouvĂ©e sur mon passage, juste sur mon pas-sage, Ă  moi, t’entends bien ? Tu m’diras qu’elle s’est sauvĂ©e ; c’est qu’elleest timide, ça, oui


Il se figea au milieu de la rue et me regarda en face. Sa figure Ă©paisse,aux joues et au nez humides de graisse, Ă©tait grave. Il porta son poingglobuleux Ă  sa moustache jaune sombre soigneusement roulĂ©e, et la lissaavec tendresse. Puis il continua Ă  me montrer son cƓur.

― J’la veux, mais, tu sais, j’lamarierai bien, moi. Elle s’appelle EudoxieDumail. Avant j’pensais pas Ă  l’épouser. Mais depuis que j’connaĂźs sonnom de famille, i’ m’semble que c’est changĂ©, et j’marcherais bien. Ah !nom de Dieu, elle est si jolie, c’te femme. Et c’est pas tant encore qu’ellesoit jolie
 Ah !


Le gros garçon dĂ©bordait d’une sentimentalitĂ© et d’une Ă©motion qu’ilcherchait Ă  me prouver par des paroles.

― Ah ! mon vieux !
 Y a des fois qu’i’ faudrait me r’tenir avec uncrochet, martela-t-il avec un sombre accent, tandis que le sang affluaitaux quartiers de chair de son encolure et de ses joues. Elle est si belle, elleest
 Et moi, j’suis
 Elle est si pas pareille t’as remarquĂ©, j’suis sĂ»r, toi quir’marques. C’est une paysanne, oui, eh bien, elle a je n’sais quoi qu’elle aqu’est pire qu’une Parisienne, mĂȘme une Parisienne chic et endimanchĂ©e,pas ? Elle
 Moi, j’


Il fronça ses sourcils roux. Il aurait voulu m’expliquer la splendeur dece qu’il pensait. Mais il ignorait l’art de s’exprimer, et il se tut ; il restaitseul avec son Ă©motion inavouable, toujours seul malgrĂ© lui.


 Nous nous avançùmes Ă  cĂŽtĂ© l’un de l’autre le long des maisons. Onvoyait se ranger devant les portes des haquets chargĂ©s de barriques. Onvoyait les fenĂȘtres donnant sur la rue se fleurir de massifs multicolores deboĂźtes de conserves, de faisceaux de mĂšches d’amadou — de tout ce que lesoldat est forcĂ© d’acheter. Presque tous les paysans cultivaient l’épicerie.Le commerce local avait Ă©tĂ© long Ă  se dĂ©clencher ; maintenant l’élan Ă©taitdonnĂ© ; chacun se jetait dans le trafic, pris par la fiĂšvre des chiffres, Ă©blouipar les multiplications.

Les cloches sonnĂšrent. Un cortĂšge dĂ©boucha. C’était un enterrementmilitaire. Une fourragĂšre, conduite par un tringlot, portait un cercueil

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Le feu Chapitre V

enveloppĂ© dans un drapeau. A la suite, un piquet d’hommes, un adjudant,un aumĂŽnier et un civil.

― L’pauvre petit enterrement Ă  queue coupĂ©e ! dit Lamuse.― L’ambulance n’est pas loin, murmura-t-il. A s’vide, que veux-tu !

Ah ! ceux qui sont morts sont bien heureux. Mais des fois seulement, pastoujours
 Voilà !

Nous avons dépassé les derniÚres maisons. Dans la campagne, au boutde la rue, le train régimentaire et le train de combat se sont installés : Lescuisines roulantes et les voitures tintinnabulantes qui les suivent avecleur bric-à-brac de matériel, les voitures à croix rouge, les camions, lesfourragÚres, le cabriolet du vaguemestre.

Les tentes des conducteurs et des gardiens essaiment autour des voi-tures. Dans des espaces, des chevaux, les pieds sur la terre vide, regardentle trou du ciel avec leurs yeuxminĂ©raux.Quatre poilus plantent une table.La forge en plein air fume. Cette citĂ© hĂ©tĂ©roclite et grouillante, posĂ©e surle champ dĂ©foncĂ© dont les orniĂšres parallĂšles et tournantes se pĂ©trifientdans la chaleur, est frangĂ©e dĂ©jĂ  largement d’ordures et de dĂ©bris.

Au bord du camp, une grande voiture peinte en blanc tranche sur lesautres par sa propretĂ© et sa nettetĂ©. On dirait, au milieu d’une foire, laroulotte de luxe oĂč l’on paye plus cher que dans les autres.

C’est la fameuse voiture stomatologique que cherchait Blaire.Justement, Blaire est là, devant, qui la contemple. Il y a longtemps,

sans doute, qu’il tourne autour, les yeux attachĂ©s sur elle. L’infirmier Sam-bremeuse, de la Division, revient de courses, et gravit l’escalier volant debois peint, qui mĂšne Ă  la porte de la voiture. Il tient dans ses bras une boĂźtede biscuits, de grande dimension, un pain de fantaisie et une bouteille dechampagne.

Blaire l’interpelle :― Dis donc, Du Fessier, c’te bagnole-lĂ , c’est les dentistes ?― C’est Ă©crit dessus, rĂ©pond Sambremeuse, un petit replet, propre,

rasĂ©, au menton blanc et empesĂ©. Si tu ne le vois pas, c’est pas l’dentistequ’il faut demander pour te soigner les piloches, c’est le vĂ©tĂ©rinaire pourte torcher la vue.

Blaire, s’étant approchĂ©, examine l’installation.― C’est barloque, dit-il.

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Le feu Chapitre V

Il s’approche encore, s’éloigne, hĂ©site Ă  engager sa mĂąchoire danscette voiture. Il se dĂ©cide enfin, met un pied sur l’escalier, et disparaĂźtdans la roulotte.

††Nous poursuivons la promenade
 On tourne dans un sentier dont les

hauts buissons sont poivrĂ©s de poussiĂšre. Les bruits s’apaisent. La lumiĂšreĂ©clate partout, chauffe et cuit le creux du chemin, y Ă©tale d’aveuglanteset brĂ»lantes blancheurs çà et lĂ , et vibre dans le ciel parfaitement bleu.

Au premier tournant, à peine entendons-nous un crissement léger depas, et nous nous trouvons face à face avec Eudoxie !

Lamuse pousse une exclamation sourde. Peut-ĂȘtre s’imagine-t-il, en-core une fois, qu’elle le cherchait, croit-il Ă  quelque don du destin
 Il vaĂ  elle, de toute sa masse.

Elle le regarde, s’arrĂȘte, encadrĂ©e par de l’aubĂ©pine. Sa figure Ă©tran-gement maigre et pĂąle s’inquiĂšte, ses paupiĂšres battent sur ses yeux ma-gnifiques. Elle est nu-tĂȘte ; son corsage de toile est Ă©chancrĂ© sur le cou,Ă  l’aurore de sa chair. Si proche, elle est vraiment tentante dans le soleil,cette femme couronnĂ©e d’or. La blancheur lunaire de sa peau appelle etĂ©tonne le regard. Ses yeux scintillent ; ses dents, aussi, Ă©tincellent dans lavive blessure de sa bouche entrouverte, rouge comme le cƓur.

― Dites-moi
 J’vais vous dire
 halùte Lamuse. Vous me plaiseztant


Il avance le bras vers la prĂ©cieuse passante immobile.Elle a un haut-le-corps, et lui rĂ©pond :― Laissez-moi tranquille, vous me dĂ©goĂ»tez !La main de l’homme se jette sur une des petites mains. Elle essaie de

la retirer et la secoue pour se dĂ©gager.Ses cheveux d’une intense blondeur se dĂ©font, et remuent comme des

flammes. Il l’attire à lui. Il tend le cou vers elle, et ses lùvres aussi setendent en avant. Il veut l’embrasser. Il le veut de toute sa force, de toutesa vie. Il mourrait pour la toucher avec sa bouche.

Mais elle se dĂ©bat, elle jette un cri Ă©touffĂ© ; on voit palpiter son cou,sa jolie figure s’enlaidir haineusement.

Je m’approche et mets la main sur l’épaule de mon compagnon, maismon intervention est inutile : il recule et gronde vaincu.

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Le feu Chapitre V

― Vous n’ĂȘtes pas malade, des fois ! lui crie Eudoxie.― Non !
 gĂ©mit le malheureux, dĂ©concertĂ©, atterrĂ©, affolĂ©.― N’y revenez pas, vous savez ! dit-elle.Et elle s’en va, toute pantelante, et il ne la regardemĂȘme pas s’en aller :

il reste les bras ballants, bĂ©ant devant la place oĂč elle Ă©tait, martyrisĂ©, danssa chair, rĂ©veillĂ© d’elle et ne sachant plus de priĂšre.

Je l’entraĂźne. Il me suit, muet, tumultueux, en reniflant, essoufflĂ©comme s’il avait fui pendant longtemps.

Il baisse le bloc de sa grosse tĂȘte. Dans la clartĂ© impitoyable de l’éter-nel printemps, il est pareil au pauvre cyclope, qui rĂŽdait sur les antiquesrivages de Sicile, bafouĂ© et domptĂ© par la force lumineuse d’une enfant,tel un jouet monstrueux, au commencement des Ăąges.

Le marchand de vin ambulant, poussant sa brouette bossuĂ©e d’un ton-neau, a vendu quelques litres aux hommes de garde. Il disparaĂźt au tour-nant de la route, avec sa face jaune et plate comme le camembert, sesrares cheveux lĂ©gers, effilochĂ©s en flocons de poussiĂšre, si maigre dansson pantalon flottant qu’on dirait que ses pieds sont rattachĂ©s Ă  son torsepar des ficelles.

Et entre les poilus dĂ©sƓuvrĂ©s du corps de garde, au bout du pays, sousl’aile de la plaque indicatrice, ballottante et grinçante qui sert d’enseigneau village, il s’établit une conversation Ă  propos de ce polichinelle errant.

― Il a une sale bougie, dit Bigornot. Et pis, veux-tu que je te dise ?On ne devrait pas laisser tant de civelots se baguenauder sur le front, endouce poil-poil, surtout des mecs dont on ne connaĂźt pas bien l’originalitĂ©.

― Tu abĂźmes, pou volant, rĂ©pond Cornet.― T’occupe pas, face de semelle, insiste Bigornot, on s’mĂ©fie pas assez.

J’sais c’que j’dis quand je l’ouvre.― Tu sais pas, dit Canard, PĂ©pĂšre va Ă  l’arriĂšre.― Les femmes ici, murmura La Mollette, a sont laides, c’est des

r’mĂšdes.Les autres hommes de garde, promenant leurs regards braquĂ©s dans

l’espace, contemplent deux avions ennemis et l’écheveau embrouillĂ© deleurs lacis. Autour des oiseaux mĂ©caniques et rigides, qui suivent le jeudes rayons, apparaissent dans les hauteurs, tantĂŽt noirs comme des cor-beaux, tantĂŽt blancs comme des mouettes — des multitudes d’éclatements

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Le feu Chapitre V

de shrapnells pointillent l’azur et semblent une longue volĂ©e de floconsde neige dans le beau temps.

††On rentre. Deux promeneurs s’avancent. Ce sont Carassus et Cheys-

sier.Ils annoncent que le cuisinier PĂ©pĂšre va s’en aller Ă  l’arriĂšre, cueilli

par la loi Dalbiez et expĂ©diĂ© dans un rĂ©giment territorial.― V’lĂ  un filon pour Blaire, dit Carassus, qui a au milieu de la figure

un drÎle de grand nez qui ne lui va pas.Dans le village, des bandes de poilus passent, ou des couples, liés par

les liens entrecroisĂ©s du dialogue. On voit des isolĂ©s se joindre deux Ă deux, se quitter, puis, pleins encore de conversations, se rejoindre Ă  nou-veau, attirĂ©s l’un vers l’autre comme par un aimant.

Une cohue acharnĂ©e : au milieu, des blancheurs de papier ondoient.C’est le marchand de journaux qui vend, pour deux sous, les journaux Ă un sou. Fouillade est arrĂȘtĂ© au milieu du chemin, maigre comme la patted’un liĂšvre. A l’angle d’une maison, Paradis prĂ©sente dans le soleil sa facerose comme le jambon.

Biquet nous rejoint, en petite tenue : veste et bonnet de police. Il selĂšche les babines.

― J’ai rencontrĂ© des copains. On a bu un coup. Tu comprends ; de-main, va falloir se remettre Ă  gratter ; et, d’abord, nettoyer ses frusques etson lance-pierres. Rien qu’ma capote, ça va ĂȘtre quĂ©qu’chose, Ă  tirer auclair ! C’est pus une capote, c’est une doublure d’une maniĂšre de cuirasse.

Montreuil, employĂ© au bureau, surgit, et hĂšle Biquet :― Eh, l’chiard ! Une lettre. V’lĂ  une heure qu’on t’cherche aprĂšs ! T’es

jamais lĂ , Ɠuf !― J’peux pas ĂȘtre ici z’et lĂ , gros sac. Donne voir.Il examine, soupĂšse, et annonce en dĂ©chirant l’enveloppe :― C’est d’ma vieille.On ralentit le pas. Il lit en suivant les lignes avec son doigt, en hochant

la tĂȘte d’un air convaincu, et en remuant les lĂšvres comme une dĂ©vote.A mesure qu’on gagne le centre du village, l’affluence augmente. On

salue le commandant, et l’aumĂŽnier noir qui marche Ă  cĂŽtĂ©, comme unepromeneuse. On est interpellĂ© par Pigeon, Guenon, le jeune Escutenaire,

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Le feu Chapitre V

le chasseur Clodore. Lamuse semble ĂȘtre aveugle et sourd, et ne plus sa-voir que marcher.

Bizouarne, Chanrion, Roquette, arrivent en tumulte, annonçant unegrande nouvelle :

― Tu sais, PĂ©pĂšre va s’en aller Ă  l’arriĂšre.― C’est drĂŽle, c’ qu’on s’ gourre ! dit Biquet en levant le nez hors de

sa lettre. La vieille s’en fait pour moi !Il me montre un passage de la missive maternelle :« Quand tu recevras ma lettre, Ă©pĂšle-t-il, tu seras sans doute dans la

boue et le froid, Ă  n’avoir rien, privĂ© de tout, mon pauvre EugĂšne  »Il rit.― Y a dix jours qu’elle a marquĂ© ça. Elle n’y est pas du tout ! On n’a

pas froid, puisqu’i’ fait beau depuis c’matin. On n’est pas malheureux,pisqu’on a une chambre oĂč boulotter. On a eu des misĂšres, mais on estbien maintenant.

Nous regagnons le chenil dont nous sommes locataires, en mĂ©ditantcette phrase. Sa touchante simplicitĂ© m’émeut et me montre une Ăąme, desmultitudes d’ñmes. Parce que le soleil s’est montrĂ©, parce qu’on a senti unrayon et un semblant de confort, le passĂ© de souffrance n’existe plus, etl’avenir terrible n’existe pas non plus
 « On est bien maintenant. » Toutest fini.

Biquet s’installe Ă  la table, comme un monsieur, pour rĂ©pondre. Il dis-pose avec soin et vĂ©rifie le papier, l’encre, la plume, puis promĂšne bienrĂ©guliĂšrement, en souriant, sa grosse Ă©criture le long de la petite page.

― Tu rigolerais, me dit-il, si tu savais c’que j’y Ă©cris, Ă  la vieille.Il relit sa lettre, s’en caresse, se sourit.

n

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CHAPITRE VI

HABITUDES

N la basse-cour.La grosse poule, blanche comme le fromage Ă  la crĂšme, couvedans un fond de panier, prĂšs de la cabane dont le locataire en-

fermĂ© farfouille. Mais la poule noire circule. Elle dresse et rentre, par sac-cades, son cou Ă©lastique, s’avance Ă  grands pas maniĂ©rĂ©s ; on entrevoitson profil oĂč cligne une paillette, et sa parole semble produite par un res-sort mĂ©tallique. Elle va, chatoyante de reflets noirs et lustrĂ©s, comme unecoiffure de gitane, et, enmarchant, elle dĂ©ploie çà et lĂ  sur le sol une vaguetraĂźne de poussins.

Ces lĂ©gĂšres petites sphĂšres jaunes, sur qui l’instinct souffle et qu’ilfait refluer toutes, se prĂ©cipitent sous ses pas par courts crochets rapides,et picorent. La traĂźne reste accrochĂ©e : deux poussins, dans le tas, sontimmobiles et pensifs, inattentifs aux dĂ©clics de la voix maternelle.

― C’est mauvais signe, dit Paradis. Le poulet qui rĂ©flĂ©chit est malade.Et Paradis dĂ©croise et recroise ses jambes.

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Le feu Chapitre VI

A cĂŽtĂ©, sur le banc, Volpatte allonge les siennes, Ă©met un grand bĂąille-ment qu’il fait durer paisiblement et il se remet Ă  regarder ; car, entre tousles hommes, il adore observer les volailles pendant la courte vie oĂč ellesse dĂ©pĂȘchent tant de manger.

Et on les contemple de concert, et aussi le vieux coq dĂ©garni, usĂ© jus-qu’à la corde, et dont, Ă  travers du duvet dĂ©collĂ© apparaĂźt Ă  nu la cuissecaoutchouteuse, sombre comme une cĂŽtelette grillĂ©e. Celui-lĂ  approchede la couveuse blanche qui tantĂŽt dĂ©tourne la tĂȘte, d’un « non » sec, endonnant quelques coups assourdis de crĂ©celle, tantĂŽt l’épie avec les petitscadrans bleus Ă©maillĂ©s de ses yeux.

― On est bien, dit Barque.― Vise les petits canards, rĂ©pond Volpatte. I’s sont boyautants.On voit passer une file de canetons tout jeunes — presque encore des

Ɠufs Ă  pattes — et dont la grande tĂȘte tire en avant le corps chĂ©tif etboiteux, trĂšs vite, par la ficelle du cou. De son coin, le gros chien les suitaussi de son Ɠil honnĂȘte, profondĂ©ment noir, oĂč le soleil, posĂ© sur lui enĂ©charpe, met une belle roue fauve.

Au-delĂ  de cette cour de ferme, par l’échancrure du mur bas, se prĂ©-sente le verger, dont un feutrage vert, humide et Ă©pais, recouvre la terreonctueuse, puis un Ă©cran de verdure avec une garniture de fleurs, les unesblanches comme des statuettes, les autres satinĂ©es et multicolores commedes nƓuds de cravate. Plus loin, c’est la prairie, oĂč l’ombre des peupliersĂ©tale des rayures vert-noir et vert-or. Plus loin encore, un carrĂ© de hou-blons, debout, suivi d’un carrĂ© de choux assis en rang par terre. On entenddans le soleil de l’air et dans le soleil de la terre, les abeilles qui travaillentmusicalement, en conformitĂ© avec les poĂ©sies, et le grillon qui, malgrĂ© lesfables, chante sans modestie et remplit Ă  lui seul tout l’espace.

LĂ -bas, du faĂźte d’un peuplier descend, toute tourbillonnante, une piequi, mi-blanche, mi-noire, semble un morceau de journal Ă  moitiĂ© brĂ»lĂ©.

Les soldats s’étirent dĂ©licieusement sur un banc de pierre, les yeuxdemi-clos, et s’offrent au rayon qui, dans le creux de cette vaste cour,chauffe l’atmosphĂšre comme un bain.

― Voilà dix-sept jours qu’on est là ! Et on croyait qu’on allait s’en allerdu jour au lendemain !

― On n’sait jamais ! dit Paradis, en hochant la tĂȘte et en claquant la

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Le feu Chapitre VI

langue.Par la poterne de la cour ouverte sur le chemin, on voit se promener

une bande de poilus, le nez en l’air, gourmands de soleil, puis, tout seul,Tellurure : au milieu de la rue, il balance le ventre florissant dont il estpropriĂ©taire, et dĂ©ambulant sur ses jambes arquĂ©es comme deux anses,crache tout autour de lui, abondamment, richement.

― On croyait aussi qu’on s’rait malheureux ici comme dans les autrescantonnements. Mais cette fois-ci, c’est le vrai repos, et par le temps qu’i’dure, et par la chose qu’il est.

― Tu n’as pas trop d’exercice, pas trop d’corvĂ©es.― Et, entre-temps, tu viens ici, te prĂ©lasser.Le vieux bonhomme entassĂ© au bout du banc — et qui n’était autre que

le grand-pĂšre au trĂ©sor aperçu le jour de notre arrivĂ©e — se rapprocha etleva le doigt.

― Quand j’étais jeune, j’étais bien vu des femmes, affirma-t-il en se-couant le chef. J’en ai mouflĂ©, des d’moiselles !

― Ah ! fĂźmes-nous avec distraction, l’attention attirĂ©e, Ă  travers ce ba-vardage sĂ©nile, par le profitable bruit de la charrette qui passait, chargĂ©eet pleine d’efforts.

― Maintenant, reprit le vieux, j’pense pus qu’à l’argent.― Ah ! oui, c’trĂ©sor que vous cherchez, papa.― Bien sĂ»r, dit le vieux paysan.Il sentit l’incrĂ©dulitĂ© qui l’entourait.Il se frappa la boĂźte crĂąnienne avec son index, qu’il tendit ensuite vers

la maison.― T’nez c’te bĂȘte-lĂ , fit-il, en dĂ©signant une bestiole obscure qui cou-

rait sur le plĂątre. Qu’est-c’qu’alle dit ? Alle dit : J’suis l’araignĂ©e qui faitle fil de la Vierge.

Et l’antique bonhomme ajouta :― Faut jamais juger c’qu’on fait, pa’c’qu’on n’peut pas juger c’qui ar-

rive.― C’est vrai, lui rĂ©pondit poliment Paradis.― Il est drĂŽle, dit Mesnil AndrĂ© entre ses dents, tout en cherchant sa

glace dans sa poche, pour contempler ses traits flattĂ©s par le beau temps.― Il est louf, murmura Barque, bĂ©atement.

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Le feu Chapitre VI

― J’vous quitte, dit le vieux, tourmentĂ©, et ne tenant pas en place.Il se leva pour aller Ă  nouveau chercher son trĂ©sor.Il entra dans la maison Ă  laquelle nos dos s’appuyaient ; il laissa la

porte ouverte et, par là, on aperçut dans la chambre, au pied de la che-minée géante, une petite fille qui jouait à la poupée si sérieusement queVolpatte réfléchit et dit :

― Alle a raison.Les jeux des enfants sont de graves occupations. Il n’y a que les

grandes personnes qui jouent.AprĂšs avoir regardĂ© passer les bĂȘtes et les promeneurs, on regarde le

temps qui passe, on regarde tout.On voit la vie des choses, on assiste Ă  la nature, mĂȘlĂ©e aux climats, mĂȘ-

lĂ©e au ciel, teinte par les saisons. Nous nous sommes attachĂ©s Ă  ce coinde pays oĂč le hasard nous a maintenus, au milieu de nos perpĂ©tuels er-rements, plus longtemps et plus en paix qu’ailleurs, et ce rapprochementnous rend sensibles Ă  toutes ses nuances. DĂ©jĂ , le mois de septembre, len-demain d’aoĂ»t et veille d’octobre et qui est par sa situation le plus Ă©mou-vant des mois, parsĂšme les beaux jours de quelques fins avertissements.DĂ©jĂ , on comprend ces feuilles mortes qui courent sur les pierres platescomme une bande de moineaux.

En vĂ©ritĂ©, on s’est habituĂ©, ces lieux et nous, Ă  ĂȘtre ensemble. Tantde fois transplantĂ©s, nous nous implantons ici, et nous ne pensons plusrĂ©ellement au dĂ©part, mĂȘme lorsque nous en parlons.

― La onziĂšme Division est bien restĂ©e un mois et demi au repos, ditVolpatte.

― Et le 375ᔉ, donc, neuf semaines ! reprend Barque, irrĂ©futablement.― Pour moi, nous resterons pour le moins autant, pour le moins, je

dis.― On finirait bien la guerre ici
Barque s’attendrit et n’est pas loin de le croire.― Aprùs tout, elle finira bien un jour, quoi !― Aprùs tout !
 redisent les autres.― Évidemment, on n’sait jamais, fait Paradis.Il dit cela faiblement, sans grande conviction. Pourtant c’est une pa-

role contre laquelle il n’y a rien Ă  rĂ©pondre. On la rĂ©pĂšte doucement, on

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Le feu Chapitre VI

s’en berce comme d’une vieille chanson.††

Farfadet nous a rejoints depuis un moment. Il s’est placĂ© prĂšs de nous,un peu Ă  l’écart cependant, et s’est assis, les poings au menton, sur unecuve renversĂ©e.

Celui-lĂ  est plus solidement heureux que nous. On le sait bien ; luiaussi le sait bien : relevant la tĂȘte, il a regardĂ© successivement du mĂȘmeƓil lointain, le dos du vieux qui allait Ă  la chasse de son trĂ©sor, et notregroupe qui parlait de ne plus s’en aller ! Sur notre dĂ©licat et sentimentalcompagnon brille une sorte de gloire Ă©goiste qui en fait un ĂȘtre Ă  part,le dore et l’isole de nous, malgrĂ© lui, comme des galons qui lui seraienttombĂ©s du ciel.

Son idylle avec Eudoxie a continuĂ© ici. Nous en avons eu des preuves,et mĂȘme, une fois, il en a parlĂ©.

Elle n’est pas loin, et ils sont bien prĂšs l’un de l’autre
 Ne l’ai-je pointvue passer, l’autre soir, le long du mur du presbytĂšre, la chevelure malĂ©teinte par une mantille, allant visiblement Ă  un rendez-vous, ne l’ai-jepoint vue, se hĂątant, penchĂ©e et commençant dĂ©jĂ  Ă  sourire ?
 Bien qu’iln’y ait encore entre eux que des promesses et des certitudes, elle est Ă  lui,et c’est lui l’homme qui la tiendra dans ses bras.

Et puis, il va nous quitter : il va ĂȘtre appelĂ© Ă  l’arriĂšre, Ă  l’État-Major dela Brigade, oĂč on a besoin d’un malingre qui sache se servir de la machineĂ  Ă©crire. C’est officiel, c’est Ă©crit. Il est sauvĂ© : le sombre futur, que lesautres n’osent pas envisager, est prĂ©cis et clair pour lui.

Il regarde une fenĂȘtre ouverte, qui donne sur le trou noir d’unechambre quelconque, lĂ -bas ; il s’éblouit de cette ombre de chambre : ilespĂšre, il vit double. Il est heureux ; car le bonheur prochain, qui n’existepas encore, est le seul ici-bas qui soit rĂ©el.

Aussi un pauvre mouvement d’envie naüt autour de lui.― On n’sait jamais ! murmure Paradis à nouveau, mais sans plus de

conviction que les autres fois qu’il a profĂ©rĂ©, dans l’étroitesse de notredĂ©cor d’aujourd’hui, ces mots dĂ©mesurĂ©s.

n

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CHAPITRE VII

EMBARQUEMENT

B, , prit la parole et dit :― J’vas t’expliquer ce qui en est. Y en a qui gou
Un fĂ©roce coup de sifflet coupa son explication, net, Ă  cette syl-

labe.On Ă©tait dans une gare, sur un quai. Une alerte nous avait, dans la

nuit, arrachĂ©s au sommeil et au village, et on avait marchĂ© jusqu’ici. Lerepos Ă©tait fini ; on changeait de secteur ; on nous lançait ailleurs. On avaitdisparu de Gauchin Ă  la faveur des tĂ©nĂšbres, sans voir les choses et lesgens, sans leur dire adieu du regard, sans en emporter une derniĂšre image.


 Une locomotive manƓuvrait, proche Ă  nous coudoyer, et ellebraillait Ă  pleins poumons. Je vis la bouche de Barque, bouchĂ©e par lavocifĂ©ration de cette voisine colossale, prononcer un juron : et j’aperce-vais grimacer, en proie Ă  l’impuissance et Ă  l’assourdissement, les autresfaces, casquĂ©es et ceinturĂ©es de jugulaires — car nous Ă©tions sentinellesdans cette gare.

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Le feu Chapitre VII

― AprĂšs toi ! glapit Barque, furieux, en s’adressant au sifflet empana-chĂ©.

Mais le terrible appareil continuait de plus belle à renfoncer impé-rieusement les paroles dans les gorges. Quand il se tut, et que son échotinta dans nos oreilles, le fil du discours était rompu à jamais, et Barquese contenta de conclure briÚvement :

― Oui.Alors, on regarda autour de soi.On Ă©tait perdus dans une espĂšce de ville.Des rames de wagons interminables, des trains de quarante Ă  soixante

voitures, formaient comme des rangĂ©es de maisons aux façades sombres,basses et identiques, sĂ©parĂ©es par des ruelles. Devant nous, longeant l’ag-glomĂ©ration des maisons roulantes, la grande ligne, la rue sans bornes oĂčles rails blancs disparaissaient Ă  une extrĂ©mitĂ© et Ă  une autre, dĂ©vorĂ©spar l’éloignement. Des tronçons de trains, des trains entiers, en grandescolonnes horizontales, s’ébranlaient, se dĂ©plaçaient et se replaçaient. Onentendait de toutes parts le martĂšlement rĂ©gulier des convois sur le solcuirassĂ©, des sifflements stridents, le tintement de la cloche d’avertisse-ment, le fracas mĂ©tallique et plein des colosses cubiques qui ajustaientleurs moignons d’acier, avec des contrecoups de chaĂźnes et des retentis-sements dans la longue carcasse vertĂ©brĂ©e du convoi. Au rez-de-chaussĂ©edu bĂątiment qui s’élevait au centre de la gare, comme une mairie, le grelotprĂ©cipitĂ© du tĂ©lĂ©graphe et du tĂ©lĂ©phone roulant, ponctuĂ© d’éclats de voix.Tout autour, sur le sol charbonneux : les hangars Ă  marchandises, les ma-gasins bas dont on entrevoyait par les porches les intĂ©rieurs encombrĂ©s,les cabanes des aiguilleurs, le hĂ©rissement des aiguilles, les colonnes Ă eau, les pylĂŽnes de fer Ă  claire-voie dont les fils rĂ©glaient le ciel comme dupapier Ă  musique ; par-ci par-lĂ , les disques, et, surmontant dans la nuĂ©ecette citĂ© sombre et plate, deux grues Ă  vapeur semblables Ă  des clochers.

Plus loin, dans des terrains vagues et des emplacements vides, auxalentours du dĂ©dale des quais et des bĂątisses, stagnaient des voitures mi-litaires et des camions et s’alignaient des files de chevaux, Ă  perte de vue.

― Tu parles d’un business que ça va ĂȘtre !― Tout le corps d’armĂ©e qu’on commence d’embarquer Ă  c’soir !― Tiens, en v’lĂ  qui arrivent.

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Le feu Chapitre VII

Un nuage, qui couvrait un tremblement bruyant de roues et un rou-lement de sabots de chevaux, approchait, grossissant dans l’avenue de lagare qu’on embrassait par l’enfilĂ©e des constructions.

― Y a dĂ©jĂ  des canons d’embarquĂ©s.Sur des wagons plats lĂ -bas, entre deux longs dĂ©pĂŽts pyramidaux de

caisses, on voyait, en effet, des profils de roues, et des becs effilés de piÚces.Caissons, canons et roues étaient bariolés, tigrés, de jaune, de marron etde vert.

― I’s sont camouflĂ©s. LĂ -bas, y a bien des chevaux qui sont peints.Tiens, pige çui-lĂ , lĂ , qu’a les pattes larges et qu’on dirait qu’il a des pan-talons ? Eh ben, l’était blanc et on y a foutu une peinture pour qu’i’ changesa couleur.

Le cheval en question se tenait Ă  l’écart des autres, qui semblaient s’enmĂ©fier, et prĂ©sentait une teinte grisĂątre jaunĂątre, manifestement menson-gĂšre.

― L’pauv’ bougre ! dit Tulacque.― Tu vois, les bourins, dit Paradis, non seulement on les fait tuer, mais

on les emmerde.― C’est pour leur bien, que veux-tu !― Eh oui, nous aussi, c’est pour not’ bien !Sur le soir, des soldats arrivĂšrent. De tous cĂŽtĂ©s, il en coulait vers la

gare. On voyait des gradĂ©s sonores courir sur le front des files. On limitaitles dĂ©bordements d’hommes et on les enserrait le long des barriĂšres oudans des carrĂ©s palissadĂ©s, un peu partout. Les hommes formaient les fais-ceaux, dĂ©posaient leurs sacs et, n’ayant pas le droit de sortir, attendaient,enterrĂ©s cĂŽte Ă  cĂŽte dans la pĂ©nombre.

Les arrivĂ©es se succĂ©daient avec une ampleur croissante, Ă  mesure quele crĂ©puscule s’accentuait. En mĂȘme temps que les troupes, affluaient desautomobiles. Ce fut bientĂŽt un grondement sans arrĂȘt : des limousines, aumilieu d’une gigantesque marĂ©e de petits, de moyens et de gros camions.Tout cela se rangeait, se calait, se tassait dans des emplacements dĂ©signĂ©s.Un vaste murmure de voix et de bruits divers sortait de cet ocĂ©an d’ĂȘtreset de voitures qui battait les abords de la gare et commençait Ă  s’y infiltrerpar endroits.

― C’est rien ça encore, dit Cocon, l’homme-statistique. Rien qu’à

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Le feu Chapitre VII

l’État-Major du Corps d’ArmĂ©e, il y a trente autos d’officier, et tu sais pas,ajouta-t-il, combien i’ faudra de trains de cinquante wagons pour embar-quer tout le Corps — bonhommes et camelote — sauf, bien entendu, lescamions, qui rejoindront le nouveau secteur avec leurs pattes ? N’cherchepas, bec d’amour. Il en faudra quatre-vingt-dix.

― Ah ! zut alors ! Et y en a trente-trois, d’Corps !― Y en a mĂȘme trente-neuf, pouilleux !L’agitation augmente. La gare se peuple et se sur-peuple. Aussi loin

que l’Ɠil peut discerner une forme ou un spectre de forme, c’est un tohu-bohu et une organisation mouvementĂ©e comme une panique. Toute lahiĂ©rarchie des gradĂ©s s’éploie et donne, passe, repasse, comme des mĂ©-tĂ©ores, et, agitant des bras oĂč brillent les galons, multiplie les ordres etles contre-ordres que portent, en se faufilant, les plantons et les cyclistes ;les uns lents, les autres Ă©voluant en traits rapides comme des poissonsdans l’eau.

VoilĂ  le soir, dĂ©cidĂ©ment. Les taches formĂ©es par les uniformes despoilus groupĂ©s autour des monticules des faisceaux deviennent indis-tinctes et se mĂȘlent Ă  la terre, puis leur foule est dĂ©celĂ©e seulement par lalueur des pipes et des cigarettes. A certains endroits au bord des groupe-ments, la suite ininterrompue des petits points clairs festonne l’obscuritĂ©comme une banderole illuminĂ©e de rue en fĂȘte.

Sur cette étendue confuse et houleuse, les voix mélangées font le bruitde la mer qui se brise sur le rivage ; et, surmontant ce murmure sanslimites, des ordres encore, des cris, des clameurs, le remue-ménage dequelque déballage et de quelque transbordement, des fracas de marteaux-pilons redoublant leur sourd effort parmi les ombres, et des rugissementsde chaudiÚres.

Dans l’immense assombrissement, plein d’hommes et de choses, par-tout, les lumiùres commencent à s’allumer.

Ce sont les lampes électriques des officiers et des chefs de détache-ment, et les lanternes à acétylÚne des cyclistes qui promÚnent en zigzag,çà et là, leur point intensément blanc et leur zone de résurrection blafarde.

Un phare Ă  acĂ©tylĂšne Ă©clĂŽt, aveuglant, et rĂ©pand un dĂŽme de jour.D’autres phares trouent et dĂ©chirent le gris du monde.

La gare prend alors un aspect fantastique. Des formes incompréhen-

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Le feu Chapitre VII

sibles surgissent et plaquent le bleu-noir du ciel. Des amoncellementss’ébauchent, vastes comme les ruines d’une ville. On perçoit le commen-cement de files dĂ©mesurĂ©es de choses qui s’enfoncent dans la nuit. On de-vine desmasses profondes dont les premiers reliefs jaillissent d’un gouffred’inconnu.

A notre gauche, des dĂ©tachements de cavaliers et de fantassinss’avancent toujours comme une inondation Ă©paisse. On entend se pro-pager le brouillard des voix. On voit quelques rangs se dessiner dans uncoup de lumiĂšre phosphorescente ou une lueur rouge, et on prĂȘte l’oreilleĂ  de longues traĂźnĂ©es de rumeurs.

Dans des fourgons dont on perçoit, Ă  la flamme tournoyante et nua-geuse des torches, les masses grises et les gueules noires, des tringlotsembarquent des chevaux Ă  l’aide de plans inclinĂ©s. Ce sont des appels,des exclamations, un piĂ©tinement frĂ©nĂ©tique de lutte, et les furibonds ta-pements de sabots d’une bĂȘte rĂ©tive — insultĂ©e par son conducteur —contre les panneaux du fourgon oĂč on l’a claustrĂ©e.

A cĂŽtĂ©, on transporte des voitures sur des wagons-tombereaux. Unfourmillement encercle une colline de bottes de fourrage. Une multitudeĂ©parse s’acharne sur d’énormes assises de ballots.

― V’lĂ  trois heures qu’on est sur son pivot, soupire Paradis.― Et ceux-lĂ , qui c’est ?On voit dans des Ă©chappĂ©es de lumiĂšre une bande de lutins, entou-

rés de vers luisants, poindre et disparaßtre, emportant de bizarres instru-ments.

― C’est la Section de projecteurs, dit Cocon.― Te v’lĂ  en songement, toi, camarade, qu’est-ce que tu songes ?― Il y a quatre Divisions, Ă  cette heure, au Corps d’ArmĂ©e, rĂ©pond

Cocon. Ça change : quelquefois c’est trois, des fois, c’est cinq. Pour le mo-ment, c’est quatre. Et chacune de nos divisions, reprend l’homme-chiffreque notre escouade a la gloire de possĂ©der, renferme trois R.I. — rĂ©gimentsd’infanterie ; deux B.C.P. — bataillons de chasseurs Ă  pied ; — un R.I.T. —rĂ©giment d’infanterie territoriale — sans compter les rĂ©giments spĂ©ciaux,Artillerie, GĂ©nie, Train, etc., sans non plus compter l’État-Major de la D.I.et les services non embrigadĂ©s, rattachĂ©s directement Ă  la D.I. Un rĂ©gi-ment de ligne Ă  trois bataillons occupe quatre trains : un pour l’E.M., la

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Le feu Chapitre VII

Compagnie de mitrailleuses et la C.H.R. (compagnie hors rang), et un parbataillon. Toutes les troupes n’embarqueront pas ici : les embarquementss’échelonneront sur la ligne selon le lieu des cantonnements et la date desrelĂšves.

― J’suis fatiguĂ©, dit Tulacque. Onmange pas assez du consistant, vois-tu. On s’tient debout parce que c’est la mode, mais on n’a plus d’force nid’verdure.

― Je m’suis renseignĂ©, reprend Cocon. Les troupes, les vraies troupes,ne s’embarqueront qu’à partir du milieu de la nuit. Elles sont encore ras-semblĂ©es çà et lĂ  dans les villages Ă  dix kilomĂštres Ă  la ronde. C’est d’abordtous les services du Corps d’ArmĂ©e qui partiront et les E.N.E. — Ă©lĂ©mentsnon endivisionnĂ©s, explique obligeamment Cocon, c’est-Ă -dire rattachĂ©sdirectement au C.A.

« Parmi les E.N.E., tu ne verras pas le Ballon, ni l’Escadrille : c’estdes trop gros meubles, qui naviguent par leurs seuls moyens avec leurpersonnel, leurs bureaux, leurs infirmeries. Le rĂ©giment de chasseurs estun autre de ces E.N.E. »

― Y a pas d’rĂ©giment de chasseurs, dit Ă©tourdiment Barque. C’est desbataillons. Vu qu’on dit : tel bataillon de chasseurs.

On voit dans l’ombre Cocon hausser ses Ă©paules noires, et ses lunettesjeter un Ă©clair mĂ©prisant.

― T’as vu ça, bec de cane ? Eh bien, tu sauras, si t’es si malin, qu’leschasseurs à pied et les chasseurs à cheval, ça fait deux.

― Zut ! dit Barque, j’oubliais les Ă  cheval.― Que ça ! fit Cocon. Comme E.N.E. du Corps d’ArmĂ©e, y a l’Artille-

rie de Corps, c’est-Ă -dire l’artillerie centrale qui est en plus de celle desdivisions. Elle comprend l’A.L. — artillerie lourde, — l’A.T. — artillerie detranchĂ©es, — les P.A. — parcs d’artillerie, — les auto-canons, les batteriescontre-avions, est-ce que je sais ! Il y a le GĂ©nie, la PrĂ©vĂŽtĂ©, Ă  savoir leService des cognes Ă  pied et Ă  cheval, le Service de SantĂ©, le Service vĂ©tĂ©-rinaire, un escadron du Train des Ă©quipages, un rĂ©giment territorial pourla garde et les corvĂ©es du Q.G. — Quartier GĂ©nĂ©ral, — le Service de l’In-tendance (avec le Convoi administratif, qu’on Ă©crit C.V.A.D. pour ne pasl’écrire C.A. comme le Corps d’ArmĂ©e).

« Il y a aussi le Troupeau de BĂ©tail, le DĂ©pĂŽt de Remonte, etc. ; le Ser-

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Le feu Chapitre VII

vice Automobile — tu parles d’une ruche de filons dont j’pourrais t’parlerpendant une heure si j’voulais — le Payeur, qui dirige les TrĂ©sors et Postes,le Conseil de Guerre, les TĂ©lĂ©graphistes, tout le Groupe Ă©lectrogĂšne. Toutça a des directeurs, des commandants, des branches et des sous-branches,et c’est pourri de scribes, de plantons et d’ordonnances, et tout l’bazar Ă la voile. Tu vois d’ici au milieu d’quoi s’trouve un gĂ©nĂ©ral commandantde Corps ! »

A ce moment, nous fĂ»mes environnĂ©s par un groupe de soldats por-teurs, en plus de leur harnachement, de caisses et de paquets ficelĂ©s dansdu papier, qu’ils traĂźnaient cahin-caha et posĂšrent Ă  terre en faisant : ouf.

― C’est les secrĂ©taires d’État-Major. Ils font partie du Q.G. — duQuar-tier GĂ©nĂ©ral — c’est-Ă -dire de quelque chose comme la suite du GĂ©nĂ©ral.Ils trimbalent, quand ils dĂ©mĂ©nagent, leurs caisses d’archives, leurs tables,leurs registres et toutes les petites saletĂ©s qu’il leur faut pour leurs Ă©cri-tures. Tiens, tu vois, ça, c’est une machine Ă  Ă©crire que ces deux-lĂ  — cevieux papa et c’petit boudin — emportent, la poignĂ©e enfilĂ©e dans un fusil.Ils sont en trois bureaux, et il y a aussi la Section du Courrier, la Chan-cellerie, la S.T.C.A. — Section Topographique du Corps d’ArmĂ©e — quidistribue les cartes aux divisions et fait des cartes et des plans, d’aprĂšsles aĂ©ros, les observateurs et les prisonniers. C’est les officiers de tous lesbureaux qui, sous les ordres d’un sous-chef et d’un chef — deux colons —forment l’État-Major du C.A. Mais le Q.G. proprement dit, qui comprendaussi des ordonnances, des cuisiniers, des magasiniers, des ouvriers, desĂ©lectriciens, des gendarmes, et les cavaliers de l’Escorte, est commandĂ©par un commandant.

A ce moment, nous recevons un terrible renfoncement collectif.― Eh ! attention ! rangez-vous ! crie, en guise d’excuse, un homme qui,

aidĂ© de plusieurs autres, pousse une voiture vers les wagons.Le travail est laborieux. Le sol est en pente et la voiture, dĂšs qu’on

cesse de s’arc-bouter contre elle et de se cramponner aux roues, recule.Les hommes sombres se pressent sur elle en grinçant et grondant, commesur un monstre, au sein des tĂ©nĂšbres.

Barque, tout en se frottant les reins, interpelle un des équipiers force-nés :

― Penses-tu y arriver, vieux canard ?

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― Nom de Dieu ! brame celui-ci, tout Ă  son affaire, gare Ă  ce pavĂ© !Vous allez m’fusiller ma bagnole !

Dans un brusque mouvement il bouscule Ă  nouveau Barque, et, cettefois, le prend Ă  partie :

― Pourquoi qu’t’es là, dedans d’fumier, outil !― Non, mais tu s’ rais pas alcoolique ? riposte Barque. Pourquoi

qu’j’suis là ! Elle est bonne, celle-là ! Dis donc, bande de poux, tu m’lacopieras !

― Rangez-vous ! crie une voix nouvelle qui conduit des hommes pliĂ©ssous des faix disparates mais pareillement Ă©crasants


On ne peut plus rester nulle part. On gĂȘne partout. On avance, on sedisperse, on recule dans cette mĂȘlĂ©e.

― En plus, j’le dis, continue Cocon, impassible comme un savant, il y ales Divisions, organisĂ©es chacune Ă  peu prĂšs comme un Corps d’ArmĂ©e


― Oui, on sait, passe la main !― Il en fait un chambard, c’trĂ©teau, dans son Ă©curie Ă  roulettes,

constate Paradis. Ça doit ĂȘtre la belle-mĂšre d’un autre.― C’est, j’parie, l’tĂ©tard du major, çui que l’vĂ©to disait qu’c’était un

veau en train de d’venir une vache.― C’est bien organisĂ© tout d’mĂȘme, tout ça, y a pas Ă  dire ! admire

Lamuse, refoulĂ© par un flot d’artilleurs portant des caisses.― C’est vrai, concĂšde Marthereau, pour conduire tout c’fourbi Ă  la

voile, faut pas ĂȘtre une bande de navets, et pas non plus une bande deflans
 Bon Dieu, fais attention oĂč c’que ru poses tes ribouis maudits,peau d’tripe, bĂȘte noire !

― Tu parles d’un dĂ©mĂ©nagement. Quand j’m’ai installĂ© Ă  Marcoussisavecma famille, ça a fait moins d’chichi. C’est vrai que j’suis pas chichiardnon plus.

On se tait et alors on entend Cocon qui dit :― Pour voir passer toute l’armĂ©e française qui tient les lignes — je ne

parle pas de c’qui est installĂ© en arriĂšre, oĂč il y a deux fois plus d’hommesencore, et des services comme des ambulances qu’ont coĂ»tĂ© 9 millionset qui vous Ă©vacuent des 7000 malades par jour — pour la voir passerdans des trains de soixante wagons qui se suivraient sans arrĂȘt Ă  un quartd’heure d’intervalle, il faudrait quarante jours et quarante nuits.

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Le feu Chapitre VII

― Ah ! disent-ils.Mais c’est trop pour leur imagination ; ils se dĂ©sintĂ©ressent, se dĂ©-

goĂ»tent de la grandeur de ces chiffres. Ils bĂąillent, et suivent d’un Ɠil lar-moyant, dans le bouleversement des galopades, des cris, de la fumĂ©e, desmugissements, des lueurs et des Ă©clairs — au loin, sur un embrasement del’horizon, la ligne terrible du train blindĂ© qui passe.

n

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CHAPITRE VIII

LA PERMISSION

E ’ un moment, prĂšs du puits de la route, avant deprendre, Ă  travers champs, le chemin qui conduisait aux tran-chĂ©es. Un genou dans ses mains croisĂ©es, levant sa frimousse

pĂąle — oĂč il n’y avait pas de moustache sous le nez, mais seulement unpetit pinceau plat au-dessus de chaque coin de la bouche il sifflota, puisbĂąilla jusqu’aux larmes Ă  la face du matin.

Un tringlot qui cantonnait Ă  la lisiĂšre du bois, lĂ -bas — ou il y a une filede voitures et de chevaux, telle une halte de bohĂ©miens — et qu’attiraitle puits de la route, s’avançait avec deux seaux de toile qui, Ă  chacun deses pas, dansaient au bout de chacun de ses bras. Il s’arrĂȘta devant cefantassin sans armes muni d’une musette gonflĂ©e, et qui avait sommeil.

― T’es permissionnaire ?― Oui, dit Eudore, j’en rentre.― Ben, mon vieux, dit le tringlot en s’éloignant, t’es pas Ă  plaindre, si

t’as comme ça six jours de permission dans l’bidon.

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Le feu Chapitre VIII

Mais voilĂ  que quatre hommes descendaient la route, d’un pied lourdet pas pressĂ©, et leurs souliers, Ă  cause de la boue, Ă©taient Ă©normes commedes caricatures de souliers. Ils s’arrĂȘtĂšrent comme un seul homme enapercevant le profil d’Eudore.

― V’lĂ  Eudore ! Eh ! Eudore ! Eh ! cette vieille noix, c’est donc que t’esr’venu ! s’écriĂšrent-ils ensuite, en s’élançant vers lui, et en lui tendantleurs mains aussi grosses que s’ils portaient des gants de laine rousse.

― Bonjour, les enfants, dit Eudore.― Ça s’est bien tirĂ© ?Quoi qu’tu dis, mon gars, quoi ?― Oui, rĂ©pondit Eudore. Pas mal.― Nous v’nons d’corvĂ©e de vin ; nous avons fait not’ plein. On va ren-

trer ensemble, pas ?Ils descendirent à la queue leu leu le talus de la route et s’en allùrent

bras dessus bras dessous Ă  travers le champ enduit d’un mortier gris oĂčla marche faisait un bruit de pĂąte brassĂ©e au pĂ©trin.

― Comme ça, t’as vu ta femme, ta petite Mariette, pisque tu n’vivaisque pour ça, et que tu n’pouvais pas ouvrir ton bec sans nous visser unours à propos d’elle !

La figure pĂąlotte d’Eudore se pinça.― Ma femme, je l’ai vue, bien sĂ»r, mais une petite fois seulement. Y a

pas eu plan d’avoir mieux. C’est pas d’veine, j’dis pas, mais c’est commeça.

― Comment ça ?― Comment ! Tu sais que nous habitons Villers-l’AbbĂ©, un hameau

de quatre maisons ni plus ni moins, Ă  cheval sur une route. Une de cesmaisons, c’est justement notre estaminet, qu’elle tient ou plutĂŽt qu’elleretient depuis que l’patelin n’est plus amochĂ© par le marmitage.

« Et alors, en vue d’une permission, elle avait demandĂ© un laissez-passer pour Mont-Saint-Éloi, oĂč sont mes vieux, et moi, ma perme Ă©taitpour Mont-Saint-Éloi. Tu saisis la combine ?

« Comme c’est une petite femme de tĂȘte, tu sais, elle avait demandĂ©son laissez-passer bien avant la date qu’on croyait de mon dĂ©part enperme.Quoique ça, mon dĂ©part est arrivĂ©, si j’peux dire, avant qu’elle aiteu son autorisation. J’suis parti tout d’mĂȘme : tu sais qu’à la compagniefaut pas louper son tour. J’suis donc restĂ© avec mes vieux Ă  attendre. J’les

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Le feu Chapitre VIII

aime bien, mais j’faisais tout de mĂȘme la gueule. Eux, ils Ă©taient contentsde me voir et embĂȘtĂ©s de m’voir embĂȘtĂ© dans leur compagnie. Mais qu’yfaire ? A la fin du sixiĂšme jour — Ă  la fin d’ma perme, la veille de rentrer !— un jeune homme en vĂ©lo — l’fils Florence — m’apporte une lettre deMariette, qu’elle n’avait pas encore son laissez-passer


― Ah ! malheur ! exclamĂšrent les interlocuteurs.― 
mais, continua Eudore, qu’y avait qu’une chose Ă  faire, c’était que

j’demand’, moi, la permission au maire de Mont-Saint-Éloi, qui d’man-d’rait Ă  l’autoritĂ© militaire, et que j’aille de ma personne, et au galop, Ă Villers, la voir.

― Il aurait fallu faire ça l’premier jour, et pas l’sixiùme !― Videmment, mais j’avais peur d’m’croiser avec elle et d’la louper,

vu que, dĂšs mon arrivĂ©e, j’l’attendais toujours, et qu’à chaque instantj’pensais la voir dans la porte ouverte. J’ai fait c’qu’elle me disait.

― En fin de compte, t’l’as vue ?― Qu’un jour, ou plutĂŽt qu’une nuit, rĂ©pondit Eudore.― Ça suffit ! s’écria gaillardement Lamuse.― Eh oui ! renchĂ©rit Paradis. En une nuit, un zigotteau comme toi, ça

en fait, et mĂȘme ça en prĂ©pare, du boulot !― Aussi, vise-le, c’t’air fatiguĂ© ! Tu parles d’une louba qu’i’s’est en-

voyĂ©e, ce va-nu-pieds-lĂ  ! Ah ! charogne, va !Eudore secoua sa figure pĂąle et sĂ©rieuse sous l’averse des quolibets

scabreux.― Les gars, bouclez-les cinq minutes, vos grandes gueules.― Raconte-nous ça, petit.― C’est pas une histoire, dit Eudore.― Alors, tu disais que t’avais l’cafard entre tes vieux ?― Eh oui ! I’s avaient beau essayer de m’remplacer Mariette avec des

belles tranches de notre jambon, de l’eau-de-vie de prune, des raccom-modages de linge et des petites gĂąteries
 (Et mĂȘme j’ai r’marquĂ© qu’i’ss’ret’naient de s’engueuler comme d’habitude.) Mais tu parles d’une dif-fĂ©rence ; et c’était toujours la porte que j’regardais pour voir si des foiselle remuerait pas et s’changerait en femme. J’ai donc visitĂ© l’maire et jem’suis mis en route, hier, vers les deux heures de l’aprĂšs-midi vers lesquatorze heures, j’peux bien dire putĂŽt, vu que j’comptais bien les heures

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Le feu Chapitre VIII

depuis la veille ! J’avais donc plus juste qu’une nuit d’permission !« En approchant, Ă  la brune, par la portiĂšre du wagon du petit chemin

de fer qui marche encore lĂ -bas sur des bouts de voie, je r’connaissaisĂ  moitiĂ© le paysage et Ă  moitiĂ© je le r’connaissais pas. Je l’sentais par-cipar-lĂ  tout d’un coup qui s’refaisait et se fondait dans moi comme si ils’mettait Ă  m’parler. Puis, i’ s’taisait. A la fin, on a dĂ©barquĂ©, et il a fallu,c’ qu’est un comble, aller Ă  pied jusqu’à la derniĂšre station.

« Jamais, mon vieux, jamais j’ai eu temps pareil : six jours qu’i pleu-vait ; six jours que le ciel i’ lavait la terre et la r’lavait. La terre s’amollissaitet s’bougeait et allait dans des trous et en ’sait d’autres. »

― Ici aussi. La pluie n’a pas dĂ©cessĂ© que c’matin.― C’est bien ma veine. Aussi partout des ruisseaux grossis et nou-

veaux qui venaient effacer comme des lignes sur le papier, la bordure deschamps ; des collines qui coulaient depuis le haut jusqu’en bas. Des coupsde vent qui faisaient dans la nuit, tout d’un coup, des nuages de pluie pas-sant et roulant au galop et nous cinglant les pattes, et la figure et l’cou.

« C’est Ă©gal, quand j’ai arrivĂ© pĂ©dibus Ă  la station, il en aurait fallu unqui fasse une rudement laide grimace pour me faire retourner en arriĂšre !

« Mais v’lĂ -t-i’ pas qu’en arrivant au pays, on Ă©tait plusieurs : d’autrespermissionnaires, qui n’allaient pas Ă  Villers, mais Ă©taient obligĂ©s d’y pas-ser pour aller aut’ part. De c’te façon, on est entrĂ© en bande
On Ă©tait cinqvieux camarades qui s’connaissaient pas. Je n’retrouvais rien de rien. ParlĂ , ça a Ă©tĂ© plus bombardĂ© encore que par ici, et pis l’eau, et puis, ça ’saitsoir.

« J’ vous ai dit qu’il n’y a qu’quatre maisons dans l’pat’lin. Seulement,elles sont loin l’une de l’autre. On arrive dans le bas de la hauteur. J’savaispas trĂšs bien oĂč j’étais, non plus qu’les copains qui avaient pourtant unepetite idĂ©e du pays, vu qu’i’s Ă©taient des environs — tant plus qu’l’eautombait Ă  pleins seaux.

« Ça d’venait impossible d’aller pas vite. On s’met Ă  courir. On passedevant la ferme des Alleux— une espĂšce de fantĂŽme de pierre ! — qui est lapremiĂšre maison. Des morceaux de murs comme des colonnes dĂ©chirĂ©esqui sortaient de l’eau : la maison avait fait naufrage, quoi. L’autre ferme,un peu plus loin, noyĂ©e kif-kif.

« Notre maison est la troisiĂšme. Elle est au bord de la route qu’est

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tout sur le haut de la pente. On y grimpe, face Ă  la pluie qui nous tapaitd’sus et commençait dans l’ombre Ă  nous aveugler — on se sentait l’froidmouillĂ© dans l’Ɠil, v’lan ! — et Ă  nous mettre en dĂ©bandade, tout commedes mitrailleuses.

« La maison ! J’cours comme un dĂ©ratĂ©, comme un Bicot Ă  l’assaut.Mariette ! Je la vois dans la porte lever les bras au ciel, derriĂšre c’te mous-seline de soir et de pluie — de pluie si forte qu’elle la refoulait et la retenaittoute penchĂ©e entre les montants de la porte, comme une Sainte-Viergedans sa niche. Au galop, je me prĂ©cipite, mais pourtant, j’pense Ă  fairesigne aux camaros d’ m’ suivre. On s’engouffre dans la maison. Marietteriait un peu et avait la larme Ă  l’Ɠil d’me voir, et elle attendait qu’on soittout seuls ensemble pour rire et pleurer tout Ă  fait. J’dis aux gars de ser’poser et de s’asseoir les uns sur les chaises, les autres sur la table.

« ― OĂč vont-ils, ces messieurs, demanda Mariette. ― Nous allons Ă Vauvelles.― JĂ©sus ! qu’elle dit, vous n’y arriverez pas. Vous ne pouvez pasfaire cette lieue-lĂ  par la nuit avec des chemins dĂ©foncĂ©s et desmarais par-tout. N’essayez mĂȘme pas. ― Ben, on ira d’main alors ; on va seulementchercher oĂč passer la nuit. ― J’vais aller avec vous, que j’dis, jusqu’à laferme du Pendu. Y a d’la place, c’est pas ça qui manque lĂ -dedans. Vous yronflerez et pourrez partir au p’tit jour. Jy ! mettons-y un coup jusque-lĂ .

« Cette ferme, la derniĂšre maison de Villers, elle est sur la pente ; aussiy avait des chances qu’elle soye pas enfoncĂ©e dans l’eau et la vase.

« On r’sort. Quelle dĂ©gringolade ! On Ă©tait mouillĂ© Ă  n’pas y t’nir, etl’eau vous entrait aussi dans les chaussettes par les semelles et par le drapdu froc, dĂ©trempĂ© et transpercĂ© aux g’noux. Avant d’arriver Ă  c’Pendu, onrencontre une ombre en grand manteau noir avec un falot. A lĂšve le falotet on voit un galon dorĂ© sur la manche, puis une figure furibarde.

« ― Qu’est-ce que vous foutez lĂ  ? dit l’ombre en campant en arriĂšreet en mettant un poing sur la hanche, tandis que la pluie faisait un bruitde grĂȘle sur son capuchon.

« ― C’est des permissionnaires pour Vauvelles. Ils peuvent pas r’par-tir Ă  c’soir. I’s voudraient coucher dans la ferme du Pendu.

« ― Quoi vous dites ? Coucher ici ? C’est-i qu’vous seriez marteaux ?C’est ici le poste de police. J’suis l’sous-offlcier de garde, et il y a desprisonniers boches dans les bĂątiments. Et mĂȘme, j’vas vous dire, qu’i’ dit :

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Le feu Chapitre VIII

il faudrait voir à c’que vous vous fassiez la paire d’ici, en moins de deux.Bonsoir.

« Alors on fait d’mi-tour et on se r’met Ă  r’descendre en faisant desfaux pas comme si on Ă©tait schlass, en glissant, en soufflant, en clapotant,en s’éclaboussant. Un des copains m’crie dans la pluie et le vent : « On vatoujours t’accompagner jusqu’à chez toi ; pisqu’on n’a pas d’maison, ona l’temps. »

« ― OĂč allez-vous coucher ? ― On trouvera bien, fais pas, pour quĂ©qu’heures qu’on a Ă  passer ici. ― On trouv’ra, on trouv’ra, c’est pas dit,que j’dis
 En attendant, rentrez un instant. ― Un p’tit moment, c’est pasd’refus. » Et Mariette nous voit encore rentrer Ă  la file, tous les cinq, trem-pĂ©s comme des soupes.

« On est lĂ , Ă  tourner et r’tourner dans notre petite chambre qu’esttout ce que contient la maison, vu qu’c’est pas un palais.

« ― Dites donc, madame, demanda un des bons-hommes, y aurait-ilpas une cave ici ?

« ― Y a d’ l’eau d’dans, que fait Mariette : on ne voit pas la derniĂšremarche de l’escalier, qui n’en a que deux.

« ― Ah ! zut alors, dit l’bonhomme, parce que j’vois qu’y a pas d’gre-nier non plus


« Au bout d’un p’tit moment, i’ s’ lĂšve :« ― Bonsoir, mon vieux, qu’i’ m’ dit. On les met.« ― Quoi, vous partez par un temps pareil, les copains ?« ― Tu penses, dit c’ type, qu’on va t’empĂȘcher de rester avec ta

femme !« ― Mais, mon pauv’ vieux.« ― Y a pas d’mais. Il est neuf heures du soir ; et t’es obligĂ© de ficher

le camp avant l’jour. Allons, bonsoir. Vous v’nez, vous autres ?« ― Pardine ! que disent les gars. Bonne nuit, messieurs dames.« Les v’lĂ  qui gagnent la porte, l’ouvrent. Mariette et moi, on s’est

regardĂ© tous les deux. On n’a pas bougĂ©. Puis on s’est regardĂ© encore, eton s’est Ă©lancĂ© sur eux. J’ai attrapĂ© un pan de capote, elle, une martingale,tout ça mouillĂ© Ă  tordre.

« ― Jamais de la vie. On vous laissera pas partir. Ça se peut pas.« ― Mais


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« ― Y a pas d’mais, que je rĂ©ponds pendant qu’elle boucle la lourde. »― Alors quoi ? demanda Lamuse.― Alors, rien du tout, rĂ©pondit Eudore. On est restĂ© comme ça, bien

sagement — toute la nuit. Assis, calĂ©s dans des coins, Ă  bĂąiller, commeceux qui veillent un mort. On a parlochĂ© un peu d’abord. De temps entemps, l’un disait : « Est-ce qu’il pleut encore ? » et allait voir, et disait :« I’ pleut. » Du reste, on l’entendait. Un gros, qui avait des moustachesde Bulgare, luttait contre le sommeil comme un sauvage.Quelquefois, unou deux dormaient dans le tas ; mais il y en avait toujours un qui bĂąillaitet ouvrait un Ɠil, par politesse, et s’étirait ou se levait Ă  moitiĂ© pour serasseoir mieux.

« Mariette etmoi, on n’a pas dormi. On s’est regardĂ©,mais on regardaitaussi les autres, qui nous regardaient, et voilĂ .

« Le matin est venu dĂ©barbouiller la fenĂȘtre. Je me suis levĂ© pour allervoir le temps. La pluie n’avait guĂšre diminuĂ©. Dans la chambre, je voyaisdes formes brunes qui bougeaient, respiraient fort. Mariette avait les yeuxrouges de m’avoir regardĂ© toute la nuit. Entre elle et moi, un poilu, engrelottant, bourrait une pipe.

« On tambourine Ă  la vitre. J’entrouvre. Une silhouette au casque toutruisselant, comme apportĂ©e et poussĂ©e lĂ  par le vent terrible qui souffleet qui entre avec, apparaĂźt et demande :

« ― Eh ! l’estaminet, y a-t-il moyen d’avoir du cafĂ© ?« ― On y va, monsieur, on y va ! crie Mariette.« Elle se lĂšve de d’ssus sa chaise, un peu engourdie. Elle ne parle point,

se regarde dans notre bout de glace, se touche un peu les cheveux et elledit, tout bonnement, c’te femme :

« ― J’vais prĂ©parer le cafĂ© pour tout le monde.« Quand on l’a bu, fallait s’en aller tous. Du reste, les clients radinaient

chaque minute.« ― HĂ©, la p’tite mĂšre ! qu’i’ criaient en introduisant leur bec par la

fenĂȘtre entrouverte, vous avez ben un peu d’jus. Comme qui dirait troisjus ! Quatre ! « Et deux encore en plus », que disait une aut’ voix.

« On s’approche deMariette pour lui dire adieu. I’s savaient bien qu’ilsavaient Ă©tĂ© bougrement de trop cette nuit ; mais j’voyais bien qu’i’s n’sa-vaient pas s’il Ă©tait convenable de parler de c’t’affaire-lĂ  ou de n’pas en

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parler du tout.« Le gros MacĂ©donien s’y est dĂ©cidĂ© :« ― On vous a bien emmerdĂ©s, hein, ma p’tite dame ?« I’ disait ça pour montrer qu’il Ă©tait bien Ă©levĂ©, l’vieux frĂšre.« Mariette le r’mercie et lui tend la main.― C’est rien d’ ça, monsieur. Bonne permission !« Et moi, j’te la serre dans mes bras et j’te l’embrasse le plus long-

temps que j’peux, pendant une demi-minute
 Pas content — dame, yavait d’quoi ! — mais content tout de mĂȘme que Mariette n’ait pas voulufiche dehors les camarades comme des chiens. Et j’sentais aussi qu’elleme trouvait brave de ne l’avoir point fait.

« ― Mais c’est pas tout ça, dit l’un des permissionnaires en rel’vantun pan d’sa capote et en fourrant sa main dans sa poche de froc. C’est pastout ça ; combien qu’on vous doit pour les cafĂ©s ?

« ― Rien, puisque vous avez habitĂ© cette nuit chez moi ; vous ĂȘtes mesinvitĂ©s.

« ― Oh ! madame, pas du tout ! « Et voilĂ -t-il pas qu’on s’fait des protestations et des petits saluts les

uns devant les autres ! Mon vieux, tu diras ce que tu voudras, on n’estque des pauvres bougres, mais c’était Ă©patant, cette petite manigance depolitesses.

« ― Allons, jouons-en un air, hein ?« Ils filent un Ă  un. Je reste en dernier.« Un aut’ passant s’ met en ce moment Ă  cogner aux carreaux : encore

un qui claquait du bec de jus. Mariette, par la porte ouverte, se penche etlui crie :

« ― Une seconde !« Puis elle me met dans les bras un paquet qu’elle avait prĂȘt.« ― J’avais achetĂ© un jambonneau. C’était pour le souper, nous, tous

les deux, en mĂȘme temps qu’un litre de vin bouchĂ©. Ma foi, quand j’aivu que tu Ă©tais cinq, j’ai pas voulu l’ partager tant, et maintenant encoremoins. VoilĂ  le jambon, le pain, le vin. Je te les donne pour que tu enprofites tout seul, mon gars. Eux, on leur a donnĂ© assez ! qu’elle a dit.

« ― Pauv’ Mariette, soupire Eudore. Y avait quinze mois que je nel’avais vue. Et quand est-ce que je la reverrai ! Et est-ce que je la rever-

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rai ?« C’était gentil, c’t’ idĂ©e qu’elle avait. Elle me foura tout ça dans ma

musette  »Il entrouvre sa musette de toile bise.― Tenez, les v’lĂ  : l’jambon ici lĂ , et le grignolet, et v’lĂ  l’kilo. Eh bien,

puisque c’est là, vous ne savez pas ce qu’on va faire ? Nous allons nouspartager ça, hein, mes vieux poteaux ?

n

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CHAPITRE IX

LA GRANDE COLÈRE

L’ son congĂ© de convalescence, aprĂšs deuxmois d’absence, on l’entoura. Mais il se montrait renfrognĂ©, ta-citurne et fuyait vers les coins.

― Eh bien quoi ! Volpatte, tu dis rien ? C’est tout ça qu’tu dis ?― Parle-nous de c’que t’as vu pendant ton hîpital et ta convalo, vieille

cloche, depuis le jour que t’es parti avec tes bandages, et ta gueule entreparenthĂšses. ParaĂźt qu’ t’as Ă©tĂ© dans les bureaux. Parle, quoi, nomdeDieu !

― J’veux pus rien dire de ma putain de vie, dit enfin Volpatte.― Quoi qu’ tu dis ? Quoi qu’i’ dit ?― J’ suis dĂ©goĂ»tĂ©, v’lĂ  c’ que j’ suis ! Les gens, j’ les dĂ©becte, et j’ les

r’dĂ©becte, tu peux leur dire.― Quoi qu’i t’ont fait ?― C’sont des vaches, dit Volpatte.Il Ă©tait lĂ , avec sa tĂȘte d’autrefois, aux oreilles recollĂ©es, aux pom-

mettes de Tartare, butĂ©, au milieu du cercle intriguĂ© qui l’assiĂ©geait. On le

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sentait, au fond de lui-mĂȘme, aigri et tumultueux, sous pression, la bouchefermĂ©e de force sur du mauvais silence.

Des paroles finirent par dĂ©border de lui. Il se retourna — du cĂŽtĂ© del’arriĂšre — et montra le poing Ă  l’espace infini.

― Y en a trop, dit-il, entre ses dents grises, y en a trop !Et il semblait, dans son imagination, menacer, repousser une marĂ©e

montante de fantîmes.Un peu plus tard, on l’interrogea à nouveau. On savait bien que son

irritation ne se maintiendrait pas ainsi Ă  l’intĂ©rieur, et qu’à la premiĂšreoccasion ce farouche silence exploserait.

C’était dans un profond boyau d’arriĂšre oĂč, aprĂšs une matinĂ©e de ter-rassement, ont Ă©tait rĂ©unis pour prendre le repas. Il tombait une pluietorrentielle ; on Ă©tait brouillĂ©s et noyĂ©s et bousculĂ©s par l’inondation, eton mangeait debout, Ă  la file, sans abri, en plein ciel liquĂ©fiĂ©. Il fallait fairedes tours de force pour prĂ©server le singe et le pain des jets qui coulaientde tous les points de l’espace, et on mangeait, en se cachant autant quepossible, les mains et la figure sous les capuchons. L’eau grĂȘlait, sautaitet ruisselait sur les molles carapaces de toile ou de drap et venait, tantĂŽtbrutalement et tantĂŽt sournoisement, dĂ©tremper nos personnes et notrenourriture. Les pieds s’enfonçaient de plus en plus, prenaient largementracine dans le ruisseau qui courait au fond du fossĂ© argileux.

Quelques tĂȘtes riaient, la moustache dĂ©goulinante, d’autres grima-çaient d’avaler du pain spongieux et de la viande lessivĂ©e et d’ĂȘtre cinglĂ©spar les gouttes qui leur assaillaient de tous cĂŽtĂ©s la peau au moindre dĂ©-faut de leur Ă©paisse cuirasse bourbeuse.

Barque, qui serrait sa gamelle sur son cƓur, brailla Ă  Volpatte :― Alors, des vaches, tu dis, qu’ t’as vues, lĂ -bas d’oĂč c’ que tu d’ viens ?― Exemple ? cria Blaire dans un redoublement de rafale qui secouait

les paroles et les Ă©parpillait. Quoi qu’t’as vu en fait d’vaches ?― Y a
 commença Volpatte, et pis
 Y en a trop, nom de Dieu ! Y a
Il essayait de dire ce qu’il y avait. Il ne pouvait que rĂ©pĂ©ter : « Y en

a trop » ; il Ă©tait oppressĂ© et soufflait, et il avala une bouchĂ©e dĂ©liques-cente de pain, et il ravala aussi la masse dĂ©sordonnĂ©e et Ă©touffante de sessouvenirs.

― C’est-i’ des embusquĂ©s qu’tu veux causer ?

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― Tu parles !Il avait lancĂ© par-dessus le talus le restant de son bƓuf, et ce cri, ce

soupir, sortit violemment de sa bouche comme d’une soupape.― T’en fais pas pour les embusquĂ©s, vieille colique, conseilla Barque,

goguenard, mais non sans quelque amertume. A quoi ça sert ?Ramassé et dissimulé sous le toit fragile et inconsistant de son capu-

chon cirĂ© oĂč l’eau prĂ©cipitait un glacis brillant, et tendant sa gamelle videĂ  la pluie pour la nettoyer, Volpatte gronda :

― J’suis pas maboul tout Ă  fait, et j’sais bien qu’des mecs de l’arriĂšre,l’en faut.Qu’on aye besoin d’traĂźne-pattes, j’veux bien
Mais y en a trop,et ces trop-lĂ , c’est toujours les mĂȘmes, et pas les bons, voilĂ  !

SoulagĂ© par cette dĂ©claration quimettait un peu de lumiĂšre Ă  travers lesombre mĂ©li-mĂ©lo des colĂšres qu’il rapportait parmi nous, Volpatte parlapar bribes, Ă  travers les nappes acharnĂ©es de pluie :

― DĂšs le premier patelin oĂč on m’a expĂ©diĂ© Ă  petite vitesse, j’en aivu des chiĂ©es, des chiĂ©es, et i’s ont commencĂ© Ă  m’faire une mauvaiseimpression sur moi. Toutes sortes de services, de sous-services, de direc-tions, de centres, de bureaux, de groupes. Pendant les premiers temps,quand t’es lĂ -dedans, autant de bonhommes tu rencontres, autant d’ser-vices diffĂ©rents qui se ressemblent pas comme noms. C’est Ă  en devenirr’tournĂ©. Mon vieux, celui qui a inventĂ© les noms de tous ces services, ilavait une rude tĂȘte !

« Alors, tu veux pas qu’ j’en soye indigestionnĂ© ? J’en ai plein mesmirettes et malgrĂ© moi, quand j’fais Ă  moitiĂ© aut’ chose, j’en rĂȘve Ă moitiĂ© !

« Ah ! mon vieux, ruminait notre camarade, tous ces mecs qui bague-naudent et qui papelardent lĂ -dedans, astiquĂ©s, avec des kĂ©brocs et les pa-letots d’officiers, des bottines — qui marquent mal, quoi — et qui mangentdu fin, s’mettent, quand ça veut, un cintiĂšme de casse-pattes dans l’cor-net, s’lavent plutĂŽt deux fois qu’une, vont Ă  la messe, n’dĂ©fument pas etl’soir s’empaillent dans la plume en lisant sur le journal. Et ça dira, aprĂšs :« J’suis t’étĂ© Ă  la guerre. »

Un point avait surtout frappé Volpatte et ressortait de sa visionconfuse et passionnée :

― Tous ces poilus-lĂ , ça n’emporte pas son couvert et son quart, pourmanger sur le pouce. I’ leur faut ses aises. I’s prĂ©Ăšr’t mieux aller s’installer

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chez unemouquĂšre de l’endroit, Ă  une table exprĂšs pour eux, pour chiquerla lĂ©gume, et la rombiĂšre leur carre dans son buffet leur vaisselle, leursboĂźtes de conserves et tout leur bordel pour le bec, enfin, les avantages dela richesse et de la paix dans ce sacrĂ© nom de Dieu d’arriĂšre !

Le voisin de Volpatte secoua la tĂȘte sous les cataractes qui tombaientdu ciel et dit :

― Tant mieux pour eux.― J’suis pas maboul
 recommença Ă  dire Volpatte.― P’t’ĂȘt ; mais t’es pas consĂ©quent.Volpatte se sentit injuriĂ© par ce terme ; il sursauta, leva furieusement

la tĂȘte, et la pluie qui le guettait s’appliqua en paquet sur sa figure.― Non, mais des fois ! Pas consĂ©quent ! C’purin-lĂ  !― Parfaitement, monsieur, reprit le voisin. J’dis qu’ tu rousses et

qu’pourtant tu voudrais bien ĂȘtre Ă  leur place, Ă  ces Jean Foutre.― Pour sĂ»r, mais qu’est-ce que ça prouve, face de fesse ? D’abord,

nous, on a Ă©tĂ© au danger et ce s’rait bien not’ tour. C’est toujours lesmĂȘmes, que j’te dis, et pis, pa’ce qu’y a lĂ -d’dans des jeunes qu’est fortcomme un bƓuf, et balancĂ© comme un lutteur, et pis pa’c’ qu’y en a trop.Tu vois, c’est toujours « trop » que j’dis, parce que c’est ça.

― Trop ! qu’en sais-tu, vilain ? Ces services, connais-tu qui i’ sont ?― J’sais pas c’qu’i’ sont, repartit Volpatte, mais j’dis
― Tu crois qu’c’est pas un fourbi d’faire marcher toutes les affaires

des armĂ©es ?― J’m’en fous, mais
― Mais tu voudrais que ce s’rait toi, pas ? goguenarda le voisin invi-

sible qui, au fond de son capuchon sur lequel se dĂ©versaient les rĂ©servoirsde l’espace, cachait soit une grande indiffĂ©rence, soit l’impitoyable dĂ©sirde faire monter Volpatte.

― J’sais pas y faire, dit simplement celui-ci.― Y en a qui sav’t pour toi, intervint la voix aiguĂ« de Barque ; j’en ai

connu un
― Moi aussi, j’en ai vu ! hurla dĂ©sespĂ©rĂ©ment Volpatte dans la tem-

pĂȘte. Tiens, pas loin du front, Ă  j’sais pas quoi, oĂč il y a l’hĂŽpital d’éva-cuation et une sous-intendance, c’est lĂ  qu’j’ai rencontrĂ© c’t’anguille.

Le vent, qui passait sur nous, demanda en cahotant :

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― Qu’est-ce que c’est qu’ça ?A ce moment, il se produisit une accalmie, et le mauvais temps laissa

tant bien que mal parler Volpatte, qui dit :― I’ m’a servi d’guide dans tout le fouillis du dĂ©pĂŽt comme dans une

foire, vu qu’il Ă©tait lui-mĂȘme une des curiositĂ©s de l’endroit. I’ m’menaitdans des couloirs, des salles de maisons ou d’baraquements supplĂ©men-taires ; i’ m’entrouvrait une porte Ă  Ă©tiquette ou m’la montrait et i’ m’di-sait : « Vise ça, et ça donc, vise-le ! » J’ai visitĂ© avec lui ; mais lui n’estpas revenu, comme moi, aux tranchĂ©es : n’t’en fais pas. I’ n’en r’venait dureste pas non plus, fais t’en pas. C’t’anguille, la premiĂšre fois que j’l’ai vue,ellemarchait tout doucement dans la cour : « C’est l’service courant », qu’im’dit. On a causĂ©. L’lendemain, i’ s’était fait coller ordonnance, pour cou-per Ă  un dĂ©part, vu qu’c’était son tour de partir depuis l’commencementd’la guerre.

« Sur le pas de la porte oĂč il s’était pagnotĂ© toute la nuit dans un plu-mard, i’ cirait les godasses de son ouistiti : des palaces pompes jaunes. I’leur z’y collait d’l’encaustique, ü’ les dorait, mon vieux. J’m’ai arrĂȘtĂ© pourvoir ça. Le gars m’a racontĂ© son histoire. Mon vieux, j’me rappelle plusbesef de c’bourrage de crĂąne arabe, pas plus que j’me rappelle de l’His-toire de France et des dates qu’on chantait Ă  l’école. Jamais, mon vieux, i’n’avait Ă©tĂ© envoyĂ© sur le front, quoique de la classe 3 et un costaud bougre,tu sais. L’danger, la fatigue, la mocherie de la guerre, c’était pas pour lui,pour les autres, oui. I’ savait que si i’ mettait l’pied sur la ligne de feu, laligne prendrait toute la bĂȘte, aussi i’ coulait de toutes les pattes pour res-ter sur place. On avait essayĂ© de tous les moyens pour le possĂ©der, maisc’était pas vrai, il avait glissĂ© des pinces de tous les capitaines, de tousles colonels, de tous les majors, qui s’étaient pourtant bougrement foutusen colĂšre contre lui. I’ m’racontait ça. Comment qu’i’ ’sait ? I’ s’laissaittomber assis. I’ prenait un air con. I’ faisait l’saucĂźsson. I’ d’venait commeun paquet de linge sale. « J’ai comme une espĂšce de fatigue gĂ©nĂ©rale »,qu’i’ chialait. On savait pas comment l’prendre et, au bout d’un temps,on le laissait tomber, i’ s’faisaĂźt vomir par tout un chacun. V’lĂ . I’ chan-geait sa maniĂšre aussi suivant les circonstances, tu saisis ? Qué’qu’fois,l’pied y faisait mal, dont i’ savait salement bien s’servir. Et pis, i’ s’arran-geait, l’était au courant des binaises, savait toutes les occases. Tu parles

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Le feu Chapitre IX

d’unmecton qui connaissait les heures des trains ! Tu l’voyais s’rentrer ens’glissant en douce dans un groupe du dĂ©pĂŽt oĂč c’était l’filon, et y rester,toujours en douce poil-poil, et mĂȘme, i’ s’donnait beaucoup d’mal pourque les copains ayent besoin de lui. I’ s’levait Ă  des trois heures du matinpour faite le jus, allait chercher de l’eau pendant que les autres bouffaient ;enfin quoi, partout oĂč i’ s’était faufilĂ©, il arrivait Ă  ĂȘtre d’la famille, c’pauv’type, c’te charogne ! Il en mettait pour ne pas en mettre. I’ m’faĂźsait l’ef-fet d’un mec qu’attrait gagnĂ© honnĂȘtement cent balles avec le travail etl’emmerdement qu’il apporte Ă  fabriquer un faux billet de cinquante. MaisvoilĂ  : I’ raboulera sa peau, çui-lĂ . Au front, i’ s’rait emportĂ© dans l’mouve-ment, mais pas si bĂȘte. I’ s’fout d’ceux qui prennent la bourre sur la terre,et i’ s’foutra d’eux plus encore quand i’s seront d’ssous.Quand i’s aurontfini tous de s’battre, i’ r’ viendra chez lui. I’ dira Ă  ses amis et connais-sances : « Me v’lĂ  sain t’et sauf », et ses copains s’ront contents, parce quec’est un bon type, avec des magnes gentilles, tout saligaud qu’il est, et —c’est bĂȘte comme tout — mais c’t’enfant d’vermine-lĂ , tu l’gobes.

« Eh bien, des clients de c’ calibre-lĂ , faut pas croire qu’y en ait qu’un :y en a des tinĂ©es dans chaque dĂ©pĂŽt, qui s’cramponnent et serpentent onne sait pas comment Ă  leur point d’dĂ©part, et disent : « J’marche pas », etmarchent pas, et on n’arrive jamais Ă  les pousser jusqu’au front. »

― C’est pas nouveau, tout ça, dit Barque. Nous l’savons, nous l’sa-vons !

― Y a les bureaux ! ajouta Volpatte, lancĂ© dans son rĂ©cit de voyage. Yen a des maisons entiĂšres, des rues, des quartiers. J’ai vu que mon toutpetit coin de l’arriĂšre, un point, et j’en ai plein la vue. Non, j’n’aurais pascru qu’pendant la guerre y avait tant d’hommes sur des chaises


Une main, dans la file, sortit, tĂąta l’espace.― V’lĂ  la sauce qui n’tombe plus
― Alors, on va s’en aller, t’vas vouĂšre
En effet, on cria : « Marche ! »L’averse s’était tue. On dĂ©fila dans la longue mare mince qui stagnait

dans le fond de la tranchĂ©e et sur laquelle, l’instant d’avant, se trĂ©mous-saient des plaques de pluie.

Le murmure de Volpatte reprit dans le fatras du déambulement et lesremous des pas pataugeurs.

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Je l’entendais, en regardant se balancer devant moi les Ă©paules d’unepauvre capote pĂ©nĂ©trĂ©e jusqu’aux os.

C’était aprĂšs les gendarmes qu’en avait alors Volpatte.― A m’sure que tu tournes le dos Ă  l’avant, t’en vois de plus en plus.― I’ n’ont pas l’mĂȘme champ d’bataille que nous.Tulacque avait une vieille rancune contre eux.― Faut voir, dit-il, comment dans les cantonnements les frĂšres se dĂ©-

veloppent, pour chercher d’abord oĂč bien loger et bien manger. Et puis,aprĂšs qu’la chose du bidon est rĂ©glĂ©e, pour choper les dĂ©bits clandestins.Tu les vois guetter avec la queue de l’Ɠil les portes des casbas pour voirsi des fois des poilus n’en sortent pas en douce, avec un air d’avoir deuxairs, en r’luquant d’droite et d’gauche et en se lĂ©chant les moustaches.

― Y en a d’bons : j’en connais un, dans mon pays, la CĂŽte-d’Or, d’oĂčj’suis


― Tais-toi, interrompit pĂ©remptoirement Tulacque. I’ s’valent tous ; yen a pas un pour raccommoder l’autre.

― Oui, i’ sont heureux, dit Volpatte. Mais tu crois p’t’ĂȘtr’ qu’i’ sontcontents ? Pas du tout
 I’s roussent.

Il rectifia :― Y en a un qu’ j’ai rencontrĂ© et qui roussait. Il Ă©tait bougrement em-

bĂȘtĂ© par la thĂ©orie : « C’est pas la peine d’apprendre la thĂ©orie, qu’i’ disait,elle change tout l’temps. T’nez, le service prĂ©vĂŽtal ; eh bien, vous appre-nez c’ qui fait le principal chapitre de la chose, aprĂšs c’ n’est plus ça. Ah !quand cette guerre s’ra-t-elle finie ? qu’i’ disait.

― I’s font ce qu’on leur dit de faire, ces gens, hasarda Eudore.― Bien sĂ»r. C’est pas d’leur faute, en somme. N’empĂȘche que ces sol-

dats de profession, pensionnĂ©s, mĂ©daillĂ©s — alors que nous, on est qu’descivils auront eu une drĂŽle de façon de faire la guerre.

― Ça m’fait penser Ă  un forestier qu’j’ai vu aussi, dit Volpatte, qui’sait d’la rouscaillure rapport aux corvĂ©es qu’on l’obligeait. « C’est dĂ©-goĂ»tant, m’disait c’t’homme, c’qu’on fait d’nous. On est des anciens sous-offs, des soldats ayant au moins quatre annĂ©es de service. On nous donnela haute paie, c’est vrai ; et aprĂšs ? Nous sommes des fonctionnaires ! Maison nous humilie. Dans les Q.G., on nous fait nettoyer, et enlever les or-dures. Les civils voient c’traitement qu’on nous inflige et nous dĂ©daignent.

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Et si tu as l’air de rouspĂ©ter, c’est tout juste si on n’parle pas de t’envoyeraux tranchĂ©es, comme les fantassins ! Qu’est-ce que devient notre pres-tige ! Quand nous serons de retour dans les communes, comme gardes,aprĂšs la guerre — si on en revient de la guerre — les gens, dans les com-munes et les forĂȘts, diront : « Ah ! c’est vous que vous dĂ©crottiez les ruesĂ  X
 ? » Pour reprendre notre prestige compromis par l’injustice et l’in-gratitude humaines, j’sais bien — qu’i’ disait — qu’il va falloir verbaliser,et verbaliser encore, et verbaliser Ă  tour de bras, mĂȘme contre les riches,mĂȘme contre les puissants ! » qu’i’ disait.

― Moi, dit Lamuse, j’ai vu un gendarme qui Ă©tait juste : « Le gendarmeest sobre en gĂ©nĂ©ral, qu’i disait. Mais il y a toujours de sales bougres par-tout, pas ? Le gendarme fait positivement peur Ă  l’habitant, c’est un fait,qu’i’ disait ; eh bien, je l’avoue, y en a qui abusent Ă  ça, et ceux-lĂ  — qu’estla racaille de la gendarmerie — s’font servir des p’tits verres. Si j’étais chefou brigadier, j’les visserais, ceuss-lĂ , et pas un peu, qu’i’disait, parce quel’opinion publique, qu’i’ disait encore, s’en prend au corps de mĂ©tier dufait de l’abus d’un seul agent verbalisateur. »

― Moi, dit Paradis, un des plus mauvais jours de ma vie c’est qu’unefois j’ai saluĂ© un gendarme, le prenant pour un sous-lieutenant, avec sesbrisques blanches. Heureusement (j’dis pas ça pour me consoler, maisparce que tout d’mĂȘme c’est p’t’ĂȘt’ vrai), heureusement que j’crois qu’i’m’a pas vu.

Un silence.― Oui, videmment, murmurent les hommes.Mais quoi faire ? Faut pas

s’en faire.††

Un peu plus tard, alors que nous Ă©tions assis le long d’un mur, le dosaux pierres, les pieds enfoncĂ©s et plantĂ©s par terre, Volpatte continua sondĂ©ballage d’impressions.

― J’entre dans une salle qu’était un bureau du DĂ©pĂŽt, celui d’la comp-tabilitĂ©, j’crois bien. Elle grouillait d’tables. Y avait du monde lĂ -d’danscomme aumarchĂ©. Un nuage de paroles. Tout au long des murs de chaquecĂŽtĂ©, et au milieu, des types assis devant leur Ă©talage comme des mar-chands d’vieux papiers. J’avais fait une demande pour ĂȘtre reversĂ© dansmon rĂ©giment et on m’avait dit : « DĂ©merde-toi et occupe-toi z’en. »

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J’tombe sur un sergent, un p’tit poseur, frais comme l’Ɠil, Ă  lorgnon d’or— des lunettes Ă  galon. Il Ă©tait jeune, mais Ă©tant rengagĂ©, il avait l’droit den’pas partir Ă  l’avant. J’y dis : « Sergent ! » Mais i’ n’m’écoute pas, en trainqu’il Ă©tait d’engueuler un scribe : « C’est malheureux, mon garçon, qu’i’disait : j’vous ai dit vingt fois qu’il fallait en notifier un pour exĂ©cutionau Chef d’escadron, PrĂ©vĂŽt du C.A., et un Ă  titre de renseignement, sanssignature, mais avec mention de la signature, au PrĂ©vĂŽt de la Force pu-blique d’Amiens et des centres de la rĂ©gion dont vous avez la liste — souscouvert, bien entendu, du gĂ©nĂ©ral commandant la rĂ©gion. C’est pourtantbien simple », qu’i’ disait.

« J’ m’ai Ă©loignĂ© de trois pas pour attendre qu’il ait fini d’engueuler.Cinq minutes aprĂšs, je m’suis approchĂ© du sergent. I’ m’a dit : « Monbrave, j’ai pas l’temps d’m’occuper d’vous, j’ai bien d’autres choses entĂȘte. » En effet, il Ă©tait dans tous ses Ă©tats devant sa machine Ă  Ă©crire,c’t’espĂšce de moule, pa’c’qu’il avait oubliĂ©, qu’i’ disait, d’appuyer sur lelevier d’la touche des majuscules, et alors, au lieu de souligner le titre desa page, il avait foutu en plein dessus une ligne de 8. Alors, i’ n’entendaitrien et i’ gueulait contre les AmĂ©ricains, vu qu’le systĂšme de sa machinevenait d’lĂ .

« AprĂšs, i’ rouspĂ©tait contre une autre jambe de laine, parce que surle bordereau de rĂ©paration des cartes, qu’i’ disait, on n’avait pas mis leService des Subsistances, le Troupeau de BĂ©tail et le Convoi administratifde la 328ᔉ D.I.

« A cĂŽtĂ©, un outil s’entĂȘtait Ă  tirer sur la pĂąte plus de circulaires qu’ellene pouvait et i’ suait sang et eau pour arriver Ă  pondre des fantĂŽmes Ă peine lisibles. D’autres causaient : « OĂč sont les attaches parisiennes ? »que demandait un Ă©lĂ©gant. Et pis i’ n’appellent pas les choses par leurnom : « Dites-moi donc, s’il vous plaĂźt, quels sont les Ă©lĂ©ments cantonnĂ©sĂ  X  » Les Ă©lĂ©ments, qu’est-ce que c’est que ce parlage ? dit Volpatte.

« Au bout de la grande table oĂč Ă©taient les types que j’vous dis et dontj’m’avais approchĂ© et en haut de laquelle le sergent, derriĂšre un monti-cule de papelards, se dĂ©menait et donnait des ordres (l’aurait mieux faitde donner d’l’ordre), un bonhomme ne faisait rien et tapotait sur son bu-vard avec sa patte : il Ă©tait chargĂ©, l’frĂšre, du Service des permissions, etcomme la grande attaque Ă©tait commencĂ©e et que les permissions Ă©taient

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suspendues, i’ n’avait pus rien Ă  faire : « Chic ! alors ! » qu’i’ disait.« Et ça, c’est une table dans une salle, dans un service, dans un dĂ©pĂŽt.

J’en ai vu d’autres, pis d’autres, de plus en plus. J’sais pus, c’est Ă  d’venirlouftingue, que j’te dis. »

― I’s avaient des brisques ?― Pas beaucoup là, mais dans les services qui sont en deuxiùmes

lignes, tous en ont : t’as là-d’dans des collections, des jardins d’acclima-tation de brisquards.

― C’que j’ai vu de plus joli en fait d’brisquards, dit Tulacque, c’estun automobiliste habillĂ© dans un drap qu’t’aurais dit du satin, avec desbrisques fraĂźches et des cuirs d’officier anglais, tout soldat de 2ᔉ classequ’il Ă©tait. Et l’doigt Ă  la joue, il Ă©tait appuyĂ© du coude sur c’te bath voitureornĂ©e de glaces, dont il Ă©tait l’valet d’chambre. Tu t’serais marrĂ©. I’ faisaitun rond d’jambe, c’te chic fripouille !

― C’est tout Ă  fait l’poilu qu’on voit dessinĂ© dans les journaux Ă femmes, les chics petits journaux cochons.

Chacun a son souvenir, son couplet sur ce sujet tant ruminĂ© des « fi-loneurs », et tout le monde se met Ă  dĂ©border et Ă  parler Ă  la fois. Unbrouhaha nous enveloppe au pied du mur triste oĂč nous sommes tassĂ©scomme des ballots, dans le dĂ©cor piĂ©tinĂ©, gris et boueux qui gĂźt devantnous, stĂ©rilisĂ© par la pluie.

― 
 Ses frusques commandĂ©es au pique-pouces, pas demandĂ©es augarde-mites.

― 
 Planton au Service routier, pis Ă  la Manute, pis cycliste au ravi-taillement du XIᔉ Groupe.

― 
 I’ a chaque matin un pli à porter au Service de l’Intendance, auCanevas du Tir, à l’Equipage des Ponts, et le soir à l’A.D. et à l’A.T. C’esttout.

― 
 Quand j’suis rentrĂ© d’perme, disait c’t’ ordonnance, les bonnesfemmes nous acclamaient Ă  toutes les barriĂšres de passage Ă  niveau dutrain. « Elles vous prenaient pour des soldats », qu’j’y dis


― 
 « Ah ! qu’j’y dis, vous ĂȘtes donc mobilisĂ©, vous, qu’j’y dis. — Par-faitement, qu’i’ m’dit, attendu qu’j’ai fait une tournĂ©e d’confĂ©rences enAmĂ©rique avec mission du ministre. C’est p’t’ĂȘt’ pas ĂȘt’ mobilisĂ©, ça ? Dureste, mon ami, qu’i’ m’dit, j’paye pas mon loyer, donc je suis mobilisĂ©. »

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― Et moi
― Pour finir, cria Volpatte, qui fit taire tous les bourdonnements, avec

son autoritĂ© de voyageur revenant de lĂ -bas, pour finir, j’en ai vu, d’unseul coup, toute une secouĂ©e Ă  un gueuleton. Pendant deux jours, j’aiĂ©tĂ© comme aide Ă  la cuisine d’un des groupes de C.O.A., parce qu’on nepouvait pas me laisser Ă  rien faire en attendant ma rĂ©ponse, qui s’dĂ©pĂȘ-chait pas, vu qu’on y avait ajoutĂ© une redemande et une archi-demandeet qu’elle avait, aller et retour, trop d’arrĂȘts Ă  faire Ă  chaque bureau.

« Total, j’ai Ă©tĂ© cuistot dans c’bazar. Une fois j’ai servi, vu que l’cui-sinier en chef Ă©tait rentrĂ© de permission pour la quatriĂšme fois, et Ă©taitfatiguĂ©. J’voyais et j’entendais c’monde, toutes les fois qu’j’entrais dansla salle Ă  manger, qu’était dans la PrĂ©fecture, et qu’tout c’bruit chaud etlumineux m’arrivait sur la gueule.

« I’ n’y avait lĂ -dedans rien que des auxiliaires, mais y en avait benaussi dans l’nombre, du service armĂ© : y avait rien qu’exclusivement desvieux, avec en plus quĂ©qu’jeunes assis par-ci par-lĂ .

« J’ai commencĂ© a m’ marrer quand un d’ces manches a dit : « Fautfermer les volets, c’est plus prudent. » Mon vieux on Ă©tait Ă  une piĂšce dedeux cents kilomĂštres de la ligne de feu, mais c’vĂ©rolĂ©-lĂ , i’ voulait fairecroire qu’y aurait danger d’bombardement d’aĂ©ro


― J’ai bien mon cousin, dit Tirloir, en se fouillant, qui m’écrit
 Tiens,v’lĂ  c’qu’i’ m’écrit : « Mon cher Adolphe, me voilĂ  dĂ©finitivement main-tenu Ă  Paris, comme attachĂ© Ă  la Boite 6o. Pendant qu’t’es lĂ -bas, je restedonc dans la capitale Ă  la merci d’un taube ou d’un zeppelin ! »

― Ah ! Hi ! Ho !Cette phrase rĂ©pand une douce joie et on la digĂšre comme une frian-

dise.― AprĂšs, reprit Volpatte, je m’suis marrĂ© plus encore pendant cette

croĂ»te d’embusquĂ©s. Comme dĂźner, ça ’sait bon : d’la morue, vu qu’c’étaitvendredi ; mais prĂ©parĂ©e comme les soles Marguerite, est-ce que je sais ?Mais comme parlement


― I’s appellent la baĂŻonnette Rosalie, pas ?― Oui, ces empaillĂ©s-lĂ . Mais pendant l’dĂźner, ces messieurs parlaient

surtout d’eux. Chacun, pour expliquer qu’i’ n’était pas ailleurs, disait, ensomme, tout en disant aut’ chose et tout en mangeant comme un ogre :

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« Moi, j’suis malade, moi, j’suis affaibli, r’gardez-moi c’te ruine ; moi,j’suis gaga. » I’s allaient chercher des maladies dans l’fond d’eux pours’en affubler : « J’voulais partir pour la guerre, mais j’ai une hernie, deuxhernies, trois hernies. » Ah ! non, c’gueuleton ! Les circulaires qui parlentd’expĂ©dier tout le monde, expliquait un loustic, c’est comme les vaude-villes, qu’il expliquait : y a toujours un dernier acte qui vient r’arran-ger tout le mic-mac du reste. C’troisiĂšme acte, c’est le paragraphe : «  à moins que les besoins du service s’y opposent  » Y en a un qui ra-contait : « J’avais trois amis sur qui j’comptais pour un coup d’épaule. Jevoulais m’adresser Ă  eux : l’un aprĂšs l’autre un peu avant que j’fasse lademande, i’s ont Ă©tĂ© tuĂ©s Ă  l’ennemi ; croyez-vous, qu’i’ disait, que j’ai pasde chance ! » Un autre expliquait Ă  un autre que, quant Ă  lui, il aurait bienvoulu partir, mais que lemĂ©decin-major l’avait pris Ă  bras-le-corps pour leretenir de force au dĂ©pĂŽt dans l’auxiliaire. « Eh bien, qu’i’ disait, j’me suisrĂ©signĂ©. AprĂšs tout, j’rendrai plus d’services en mettant mon intelligenceau service du pays qu’en portant l’sac. » Et c’lui qu’était Ă  cĂŽtĂ© faisait :« Oui », avec sa tirelire qu’était plumĂ©e en haut. Il avait bien consenti Ă aller Ă  Bordeaux pendant l’moment oĂč les Boches approchaient de Paris etoĂč alors Bordeaux Ă©tait devenu la ville chic, mais aprĂšs il Ă©tait carrĂ©mentrevenu en avant, Ă  Paris, et disait quĂ©qu’chose comme ça : « Moi j’suisutile Ă  la France avec mon talent qu’i’ faut absolument que j’conserve Ă la France. »

« I’s parlaient d’autres qu’étaient pas lĂ  : du commandant qui s’met-tait Ă  avoir un caractĂšre impossible et i’s expliquaient que tant plus i’d’venait ramolli, tant plus i’ d’venait dur ; d’un gĂ©nĂ©ral qui faisait des ins-pections inattendues Ă  cette fin de dĂ©busquer le monde, mais qui, depuishuit jours, Ă©tait au pieu, trĂšs malade. « Il va mourir sĂ»rement ; son Ă©tatn’inspire plus aucune inquiĂ©tude », qu’i’s disaient, en fumant des ciga-rettes que des poires de la haute envoient aux dĂ©pĂŽts pour les soldats dufront. « Tu sais, qu’on disait, le tout p’tit Frazy, qui est si mignon, c’chĂ©-rubin, il a enfin trouvĂ© un filon pour rester : on a demandĂ© des tueursde bƓufs Ă  l’abattoir, et il s’est fait embaucher lĂ -dedans par protection,quoique licenciĂ© en droit et malgrĂ© qu’i’ soit clerc de notaire.Quant au filsFlandrin, il a rĂ©ussi Ă  s’faire nommer cantonnier. ― Cantonnier, lui ? tucrois qu’on va l’laisser ?― Bien sĂ»r, rĂ©pond un d’ces couillons, cantonnier

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c’est pour longtemps  »― Tu parles d’imbĂ©ciles, gronde Marthereau.― Et ils Ă©taient tous jaloux, je n’sais pas pourquoi, d’un nommĂ© Pou-

rin : « Autrefois i’ m’nait la grande vie parisienne : i’ dĂ©jeunait et dĂźnaiten ville. I’ faisait dix-huit visites par jour. I’ papillonnait dans les salonsdepuis five o’clock jusqu’à l’aube. Il Ă©tait infatigable pour conduire lescotillons, organiser des fĂȘtes, avaler des piĂšces de thĂ©Ăątre, sans compterles parties d’auto, le tout plein d’champagne. Mais v’lĂ  la guerre. Alors iln’est plus capable, le pauvre petit, de veiller un peu tard Ă  un crĂ©neau etd’couper du fil de fer. Il lui faut rester tranquillement au chaud. Et puis,lui, un Parisien, aller en province, s’enterrer dans la vie des tranchĂ©es ?Jamais de la vie ! « J’comprends, moi, rĂ©pondait un mec, qu’ai trente-septans, j’suis arrivĂ© Ă  l’ñge de m’soigner ! » Et pendant que c’t’individu disaitça, j’pensais Ă  Dumont, l’garde-chasse, qu’avait quarante-deux ans, qui aĂ©tĂ© dĂ©foncĂ© auprĂšs d’moi sur la cote 132, si prĂšs, qu’aprĂšs que l’paquet deballes qui lui est entrĂ© dans la tĂȘte, mon corps remuait du tremblementdu sien.

― Et comment qu’i’s Ă©taient avec toi, ces gibiers ?― I’s’ foutaient d’moi, mais ne l’montraient pas trop : de temps en

temps seulement, quand i’s pouvaient pus s’ r’tenir. I’s me r’gardaient ducoin de l’Ɠil et faisaient surtout attention de n’pas m’toucher en passant,parce que j’étais encore sale de la guerre.

« Ça m’dĂ©goĂ»tait un peu d’ĂȘtre au milieu de c’t’amoncellement deg’noux creux, mais je m’disais : « Allons, t’es d’passage, Firmin. » Y aqu’une fois j’ai failli m’fout’ en rogne, c’est quand un a dit : « Plus tard,quand on r’viendra, si on r’vient ». Ça non ! Il n’avait pas le droit de direça. Des phrases comme ça, pour les avoir au bec, i’ faut les mĂ©riter : c’estcomme une dĂ©coration. J’veux bien qu’on filoche, mais pas qu’on joue Ă l’homme exposĂ© quand on a foutu l’camp, avant d’partir. Et tu les enten-dais aussi raconter des batailles, car i’s sont au courant mieux qu’toi desgrands machins et d’la façon dont s’goupille la guerre, et aprĂšs, quandtu r’viendras, si tu r’viens, c’est toi qu’auras tort au milieu de toute cettefoule de blagueurs, avec ta p’tite vĂ©ritĂ©.

« Ah ! ce soir-lĂ , mon vieux, ces tĂȘtes dans la fumĂ©e des lumiĂšres, laribouldingue de ces gens qui jouissaient de la vie, qui profitaient de la

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paix ! On aurait dit un ballet d’thĂ©Ăątre, une fantasmagorie. Y en avait, yen avait
 Y en a encore des cent mille », conclut enfin Volpatte, Ă©bloui.

Mais les hommes qui payaient de leur force et de leur vie la sĂ©curitĂ©des autres s’amusaient de la colĂšre qui l’étouffait, l’acculait dans son coinet le submergeait sous des spectres embusquĂ©s.

― Heureusement qu’i’ nous parle pas des ouvriers d’usine qu’ont faitleur apprentissage Ă  la guerre et d’tous ceux qui sont restĂ©s chez eux sousdes prĂ©textes de dĂ©fense nationale mis sur pattes en cinq sec ! murmuraTirette. I’ nous jamberait avec ça jusqu’à la Saint-Saucisson.

― Tu dis qu’y en a des cent mille, peau d’mouche, railla Barque. Ehbien, en 1914, t’entends bien ? Millerand, le ministre de la Guerre, a ditaux dĂ©putĂ©s : « Il n’y a pas d’embusquĂ©s. »

― Millerand, grognaVolpatte,mon vieux, je l’connais pas, c’t’homme-là, mais, s’il a dit ça, c’est vraiment un salaud !

††― Mon vieux, les autres, i’s font c’qui veul’t dans leur pays, mais chez

nous, et mĂȘme dans un rĂ©giment en ligne, y a des filons, des inĂ©galitĂ©s.― On est toujours, dit Bertrand, l’embusquĂ© de quelqu’un.― Ça c’est vrai : n’importe comment tu t’appelles, tu trouves, tou-

jours, toujours, moins crapule et plus crapule que toi.― Tous ceux qui chez nous ne montent pas aux tranchĂ©es, ou ceux

qui ne vont jamais en premiĂšre ligne ou mĂȘme ceux qui n’y vont que detemps en temps, c’est, si tu veux, des embusquĂ©s et tu verrais combien yen a, si on ne donnait des brisques qu’aux vrais combattants.

― Y en a deux cent cinquante par rĂ©giment de deux bataillons, ditCocon.

― Y a les ordonnances, et Ă  un moment, y avait mĂȘme les tamponsdes adjudants.

― Les cuistots et les sous-cuistots.― Les sergents-majors et le plus souvent les fourriers.― Les caporaux d’ordinaire et les corvĂ©es d’ordinaire.― Qué’ques piliers de bureau et la garde du drapeau.― Les vaguemestres.― Les conducteurs, les ouvriers et toute la section, avec tous ses gra-

dĂ©s, et mĂȘme les sapeurs.

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Le feu Chapitre IX

― Les cyclistes.― Pas tous.― Presque tout le service de santĂ©.― Pas des brancardiers, bien entendu, puisque non seulement i’s font

un foutu mĂ©tier, mais qu’i’s s’logent avec les compagnies et en cas d’as-saut, chargent avec leur brancard ; mais les infirmiers.

― C’est presque tous curĂ©s, surtout Ă  l’arriĂšre. Parce que, tu sais, lescurĂ©s qui portent le sac, j’en ai pas vu lourd, et toi ?

― Moi non plus. Dans les journaux, mais pas ici.― Y en a eu, i’ paraĂźt.― Ah !― C’est Ă©gal ! L’ fantassin i’ prend qu’ùque chose dans c’te guerre-lĂ .― Y en a d’autres aussi qui sont exposĂ©s. Y en a pas qu’pour nous !― Si, dit Ăąprement Tulacque, y en a presque que pour nous !

††Il ajouta :― Tu m’diras — j’sais bien c’que tu vas m’dire — que les automobi-

listes et les artilleurs lourds ont pris Ă  Verdun. C’est vrai, mais i’s onttout d’mĂȘme le filon Ă  cĂŽtĂ© d’nous. Nous, on est exposĂ©s toujours commeeux l’ont Ă©tĂ© une fois (et mĂȘme on a en plus les balles et les grenadesqu’i’s n’ont pas). Les artilleurs lourds, i’s ont Ă©levĂ© des lapins prĂšs d’leursguitounes, et i’s ont fait des omelettes pendant dix-huit mois. Nous, onest vraiment au danger ; ceux qui y sont en partie, ou une fois, n’y sontpas. Alors, comme ça, tout le monde y serait : la bonne d’enfants qui na-vigue dans les rues d’Paris l’est aussi, pisqu’y a les taubes et les zeppelins,comme disait c’t’andouille que parlait l’copain tout Ă  l’heure.

― A la premiĂšre expĂ©dition des Dardanelles, y a bien un pharmacienblessĂ© par un Ă©clat. Tu m’crois pas ? C’est vrai pourtant, un officier Ă  bor-dure verte, blessĂ© !

― C’est l’hasard, comme j’l’écrivais Ă  Mangouste, conducteur d’uncheval haut-le-pied Ă  la section, et qui a Ă©tĂ© blessĂ©, mais lui c’était parun camion.

― Mais oui, c’est tel que ça. AprĂšs tout, une bombe peut dĂ©gringolersur une promenade Ă  Paris, ou Ă  Bordeaux.

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Le feu Chapitre IX

― Oui, oui. Alors c’est trop facile de dire : « Faisons pas d’diffĂ©renceentre les dangers ! » Minute. Depuis le commencement, y en a quelques-uns d’eux autres qui ont Ă©tĂ© tuĂ©s par un malheureux hasard : de nous,y en a qué’qu’s-uns qui vivent encore, par un hasard heureux. C’est paspareil, ça, vu qu’quand on est mort c’est pour longtemps.

― Voui, dit Tirette, mais vous d’venez empoisonnants avec vos his-toires d’embusquĂ©s. Du moment qu’on n’y peut rien, faudrait voir Ă  tour-ner la page. Ça me fait penser Ă  un ancien garde champĂȘtre de Cherey, oĂčon Ă©tait l’mois dernier, qui marchait dans les rues de la ville en zyeutantpartout pour dĂ©goter un civil en Ăąge de porter les armes, et qui flairait lesfricoteurs comme un dogue. V’lĂ -t-i’ pas qu’i’ s’arrĂȘte devant une fortecommĂšre qu’avait d’la moustache, et ne r’garde plus que c’te moustacheet il l’engueule : « Tu n’pourrais pas ĂȘtre sur le front, toi ? »

― Moi, dit PĂ©pin, j’m’en fais pas pour les embusquĂ©s ou les demi-embusquĂ©s, pisque c’est perdre le temps qu’on a, mais oĂč j’les ai Ă  la caille,c’est quand i’ crĂąnent. J’suis d’l’avis d’Volpatte : qu’i’s filonnent, bon, c’esthumain, mais qu’aprĂšs, i’ viennent pas dire : « J’ai Ă©tĂ© un guerrier. » Tiens,les engagĂ©s, par exemple


― Ça dĂ©pend des engagĂ©s. Ceux qui se sont engagĂ©s sans conditions,dans l’infanterie, moi, j’ m’incline devant ces hommes-lĂ , autant qued’vant ceux qui sont tuĂ©s ; mais les engagĂ©s dans les services ou les armesspĂ©ciales, mĂȘme l’artillerie lourde, i’ commencent Ă  m’taper sur l’os. Onles connaĂźt, ceux-lĂ  ! I’s diront, en ’sant l’gracieux dans leur monde :« J’m’ai engagĂ© pour la guerre. ― Ah ! comme c’est beau, c’que vous avezfait ; vous avez, de votre propre volontĂ©, affrontĂ© la mitraille ! ― Mais oui,madame la marquise, j’suis comme ça. » Eh, va donc, fumiste !

― J’connais un monsieur qui s’est engagĂ© dans les parcs d’aviation.Il avait un bel uniforme : il aurait mieux fait de s’engager Ă  l’OpĂ©ra-Comique.

― Oui, mais c’est toujours la mĂȘme histoire. I’ n’aurait pas pu direaprĂšs dans les salons : « Tenez, me v’la : regardez ma gueule d’engagĂ©volontaire ! »

― Qu’est-ce que j’dis « il aurait aussi bien fait ! » Il aurait beaucoupmieux fait, oui. Au moins il aurait carrĂ©ment fait rigoler les autres, aulieu d’les faire rire jaune.

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Le feu Chapitre IX

― Tout ça, c’est d’la bath potiche peinte Ă  neuf et bien dĂ©corĂ©e, detoutes sortes de dĂ©corations, mais qui ne va pas au feu.

― Si n’y avait qu’des gars comme ça, les Boches s’raient Ă  Bayonne.― Quand y a la guerre, on doit risquer sa peau, pas, caporal ?― Oui, dit Bertrand. Il y a des moments oĂč le devoir et le danger c’est

exactement la mĂȘme chose. Quand le pays, quand la justice et la libertĂ©sont en danger, ce n’est pas en se mettant Ă  l’abri qu’on le dĂ©fend. Laguerre signifie au contraire danger de mort et sacrifice de la vie pourtout le monde, pour tout le monde : personne n’est sacrĂ©. Il faut donc yaller tout droit, jusqu’au bout, et non pas faire semblant de le faire, avecun uniforme de fantaisie. Les services de l’arriĂšre, qui sont nĂ©cessaires,doivent ĂȘtre assurĂ©s automatiquement par les vrais faibles et les vraisvieux.

― Vois-tu, y a eu trop d’gens riches et Ă  relations qui ont criĂ© : « Sau-vons la France ! — et commençons par nous sauver ! » A la dĂ©claration dela guerre, y a eu un grand mouvement pour essayer de se dĂ©filer, voilĂ c’qu’y a eu. Les plus forts ont rĂ©ussi. J’ai remarquĂ©, moi, dans mon p’titcoin, qu’c’étaient surtout ceux qui gueulaient le plus, avant, au patrio-tisme
 En tout cas — comme ils disaient tout Ă  l’heure, eux autres — si ons’carre Ă  l’abri, la derniĂšre vacherie qu’on puisse faire c’est d’faire croirequ’on a risquĂ©. Pa’c que ceux qui risquent vraiment, j’te l’redis, mĂ©ritentle mĂȘme hommage que les morts.

― Et pis aprùs ? C’est toujours comme ça, mon vieux. Tu changeraspas l’homme.

― Rien Ă  faire. RouspĂ©ter, t’plaindre ? Tiens, en fait d’plainte, t’asconnu Margoulin ?

― Margoulin, c’bon type de chez nous qu’on a laissĂ© mourir sur leCrassier parc’ qu’on l’a cru mort ?

― Eh ben, lui voulait s’plaindre. Tous les jours i’ parlait d’faire unerĂ©clamation sur tout ça lĂ -dessus au capitaine, au commandant, et ded’mander qu’i’ soit Ă©tabli que chacun montera Ă  son tour aux tranchĂ©es.Tu l’entendais dire aprĂšs la croĂ»te : « J’y dirai, vrai comme v’lĂ  un quartde vin lĂ . » Et l’instant d’aprĂšs : « Si j’y dis pas, c’est qu’jamais y a un quartde vin lĂ . » Et si tu r’passais tu l’r’entendais : « Tiens, c’est-i’ un quart devin ça ? Eh bien, tu verras si j’y dirai ! » Total : i’ n’a rien dit du tout. Tu

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Le feu Chapitre IX

m’diras : « Il a Ă©tĂ© tuĂ©. » C’est vrai, mais avant, il avait eu largement letemps de le faire deux mille fois s’il avait osĂ©.

― Tout ça, ça m’emmerde, gronda Blaire, sombre, avec un Ă©clair defureur.

― Nous autres, on n’a rien vu — vu qu’on voit rien.― Mais si on voyait !
― Mon vieux, s’écria Volpatte, les dĂ©pĂŽts, Ă©coute bien c’que j’vais

t’dire : faudrait dĂ©tourner dans eux tous, tout partout, la Seine, la Ga-ronne, le RhĂŽne et la Loire pour les nettoyer. En attendant lĂ -dedans,i’s vivent, et mĂȘme i’s vivent bien, et i’s vont roupiller tranquillement,chaque nuit, chaque nuit !

Le soldat se tut. Au loin, il voyait, lui, la nuit qu’on passe, recroque-villĂ©, palpitant d’attention et tout noir, au fond du trou d’écoute dont sesilhouette, tout autour, la mĂąchoire dĂ©chiquetĂ©e, chaque fois qu’un coupde canon jette son aube dans le ciel.

Cocon fit amùrement :― Ça ne donne pas envie de mourir.― Mais si, reprend placidement quelqu’un, mais si
 N’exagùre pas,

voyons, peau d’hareng saur.

n

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CHAPITRE X

ARGOVAL

L soir arrivait du cĂŽtĂ© de la campagne. Une brisedouce, douce comme des paroles, l’accompagnait.Dans les maisons posĂ©es le long de cette voie villageoise —

grande route habillĂ©e sur quelques pas en grande rue — les chambres,que leurs fenĂȘtres blafardes n’alimentaient plus de la clartĂ© de l’espace,s’éclairaient de lampes et de chandelles, de sorte que le soir on sortaitpour aller dehors, et qu’on voyait l’ombre et la lumiĂšre changer graduel-lement de place.

Au bord du village, vers les champs, des soldats dĂ©sĂ©quipĂ©s erraient,le nez au vent. Nous finissions la journĂ©e en paix. Nous jouissions decette oisivetĂ© vague dont on Ă©prouve la bontĂ© quand on est vraiment las.Il faisait beau ; l’on Ă©tait au commencement du repos, et on rĂȘvait. Le soirsemblait aggraver les figures avant de les assombrir, et les fronts rĂ©flĂ©-chissaient la sĂ©rĂ©nitĂ© des choses.

Le sergent Suilhard vint à moi et me prit par le bras. Il m’entraüna.

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Le feu Chapitre X

― Viens, me dit-il, je vais te montrer quelque chose.Les abords du village abondaient en rangĂ©es de grands arbres calmes,

qu’on longeait, et, de temps en temps, les vastes ramures, sous l’action dela brise, se dĂ©cidaient Ă  quelque lent geste majestueux.

Suilhard me prĂ©cĂ©dait. Il me conduisĂźt dans un chemin creux qui tour-nait, encaissĂ© ; de chaque cĂŽtĂ©, poussait une bordure d’arbustes dont lesfaĂźtes se rejoignaient Ă©troitement. Nous marchĂąmes quelques instants en-vironnĂ©s de verdure tendre. Un dernier reflet de lumiĂšre, qui prenait cechemin en Ă©charpe, accumulait dans les feuillages des points jaune clairronds comme des piĂšces d’or.

― C’est joli, fis-je.Il ne disait rien. Il jetait les yeux de cĂŽtĂ©. Il s’arrĂȘta.― Ça doit ĂȘtre lĂ .Il me fit grimper par un petit bout de chemin dans un champ entourĂ©

d’un vaste carrĂ© de grands arbres, et bondĂ© d’une odeur de foin coupĂ©.― Tiens ! remarquai-je en observant le sol, c’est tout piĂ©tinĂ© par ici. Il

y a eu une cĂ©rĂ©monie.― Viens, me dit Suilhard.Il me conduisit dans le champ, non loin de l’entrĂ©e. Il y avait lĂ  un

groupe de soldats qui parlaient à voix baissée. Mon compagnon tendit lamain.

― C’est lĂ , dit-il.Un piquet trĂšs bas — un mĂštre Ă  peine — Ă©tait plantĂ© Ă  quelques pas

de la haie, faite Ă  cet endroit de jeunes arbres.― C’est lĂ , dit-il, qu’on a fusillĂ© le soldat du 204, ce matin.« On a plantĂ© le poteau dans la nuit. On a amenĂ© le bonhomme Ă 

l’aube, et ce sont les types de son escouade qui l’ont tuĂ©. Il avait voulucouper aux tranchĂ©es ; pendant la relĂšve, il Ă©tait restĂ© en arriĂšre, puis Ă©taitrentrĂ© en douce au cantonnement. Il n’a rien fait autre chose ; on a voulu,sans doute, faire un exemple. »

Nous nous approchĂąmes de la conversation des autres :― Mais non, pas du tout, disait l’un. C’était pas un bandit ; c’était pas

un de ces durs cailloux comme tu en vois. Nous Ă©tions partis ensemble.C’était un bonhomme comme nous, ni plus, ni moins un peu flemme,c’est tout. Il Ă©tait en premiĂšre ligne depuis le commencement, mon vieux,

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Le feu Chapitre X

et j’l’ai jamais vu saoul, moi.― Faut tout dire : malheureusement pour lui, qu’il avait de mauvais

antĂ©cĂ©dents. Ils Ă©taient deux, tu sais, Ă  faire le coup. L’autre a pigĂ© deuxans de prison. Mais Cajard ÂčĂ  cause d’une condamnation qu’il avait euedans le civil, n’a pas bĂ©nĂ©ficiĂ© de circonstances attĂ©nuantes. Il avait, dansle civil, fait un coup de tĂȘte Ă©tant saoul.

― On voit un peu d’sang par terre quand on r’garde, dit un hommepenchĂ©.

― Y a tout eu, reprit un autre, la cĂ©rĂ©monie depuis A jusqu’à Z, lecolonel Ă  cheval, la dĂ©gradation ; puis on l’a attachĂ©, Ă  c’petit poteau bas,c’poteau d’bestiaux. Il a dĂ» ĂȘtre forcĂ© de s’mettre Ă  genoux ou de s’asseoirpar terre avec un petit poteau pareil.

― Ça s’comprendrait pas, fit un troisiùme aprùs un silence, s’il n’yavait pas cette chose de l’exemple que disait le sergent.

Sur le poteau, il y avait, gribouillĂ©es par les soldats, des inscriptionset des protestations. Une croix de guerre grossiĂšre, dĂ©coupĂ©e en bois, yĂ©tait clouĂ©e et portait : « A Cajard, mobilisĂ© depuis aoĂ»t 1914, la Francereconnaissante. »

En rentrant au cantonnement, je vis Volpatte, entouré, qui parlait. Ilracontait quelque nouvelle anecdote de son voyage chez les heureux.

n

1. J’ai changĂ© le nom de ce soldat, ainsi que celui du village. H. B.

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CHAPITRE XI

LE CHIEN

I temps Ă©pouvantable. L’eau et le vent assaillaient lespassants, criblaient, inondaient et soulevaient les chemins.De retour de corvĂ©e, je regagnais notre cantonnement, Ă  l’ex-

trĂ©mitĂ© du village. A travers la pluie Ă©paisse, le paysage de ce matin-lĂ Ă©tait jaune sale, le ciel tout noir — couvert d’ardoises. L’averse fouettaitl’abreuvoir avec ses verges. Le long des murs, des formes se rapetissaientet filaient, pliĂ©es, honteuses, en barbotant.

MalgrĂ© la pluie, la basse tempĂ©rature et le vent aigu, un attroupe-ment s’agglomĂ©rait devant la poterne de la ferme oĂč nous logions. Leshommes serrĂ©s lĂ , dos Ă  dos, formaient, de loin, comme une vaste Ă©pongegrouillante. Ceux qui voyaient, par-dessus les Ă©paules et entre les tĂȘtes,Ă©carquillaient les yeux et disaient :

― Il en a du fusil, le gars !― Pour n’avoir pas les grolles, i’ n’a point les grolles !Puis les curieux s’éparpillĂšrent, le nez rouge et la face trempĂ©e, dans

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Le feu Chapitre XI

l’averse qui cinglait et la bise qui pinçait, et, laissant retomber leurs mainsqu’ils avaient levĂ©es au ciel d’étonnement, ils les enfonçaient dans leurspoches.

Au centre, demeura, strié de pluie, le sujet du rassemblement :Fouillade, le torse nu, qui se lavait à grande eau.

Maigre comme un insecte, agitant de longs bras minces, frĂ©nĂ©tique ettumultueux, il se savonnait et s’aspergeait la tĂȘte, le cou et la poitrine jus-qu’au grillage proĂ©minent de ses cĂŽtes. Sur sa joue creusĂ©e en entonnoirl’énergique opĂ©ration avait Ă©talĂ© une floconneuse barbe de neige, et elleaccumulait sur le sommet de son crĂąne une visqueuse toison que la pluieperforait de petits trous.

Le patient utilisait, en guise de baquet, trois gamelles qu’il avait rem-plies d’eau trouvĂ©e on ne savait oĂč dans ce village oĂč il n’y en avait pas,et, comme il n’existait nulle part, dans l’universel ruissellement cĂ©lesteet terrestre, de place propre pour poser quoi que ce fĂ»t, il fourrait, aprĂšsusage, sa serviette dans la ceinture de son pantalon, et mettait, chaquefois qu’il s’en Ă©tait servi, son savon dans sa poche.

Ceux qui Ă©taient encore lĂ  admiraient cette gesticulation Ă©pique ausein des intempĂ©ries, et rĂ©pĂ©taient en hochant la tĂȘte :

― C’est une maladie de propretĂ© qu’il a.― Tu sais qu’i’ va avoir une citation, qu’on dit, pour l’affaire du trou

d’obus avec Volpatte.― Ben, mon vieux cochon, les a pas volĂ©es, ses citations !Et on mĂȘlait, sans bien s’en rendre compte, les deux exploits, celui de

la tranchĂ©e et celui-lĂ , et on le regardait comme le hĂ©ros du jour, tandisqu’il soufflait, reniflait, haletait, rauquait, crachait, essayait de s’essuyersous la douche aĂ©rienne, par coups rapides et comme par surprise, puis,enfin, se rhabillait.

††Une fois lavĂ©, il a froid.Il tourne sur place et se poste, debout, Ă  l’entrĂ©e de la grange oĂč l’on

gßte. La bise glaciale tache et placarde la peau de sa longue face creuse etbasanée, tire des larmes de ses yeux et les éparpille sur ses joues grilléesjadis par le mistral ; et son nez aussi pleure et pleuvote.

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Vaincu par la morsure continue du vent qui l’attrape aux oreilles, mal-grĂ© son cache-nez nouĂ© autour de sa tĂȘte, et auxmollets malgrĂ© les bandesjaunes dont ses jambes de coq sont Ă©caillĂ©es, il rentre dans la grange, maisil en ressort aussitĂŽt, en roulant des yeux fĂ©roces et enmurmurant : « Putede moine ! » et : « Voleur ! » avec l’accent qui Ă©clĂŽt aux gosiers Ă  mille ki-lomĂštres d’ici, dans le coin de terre d’oĂč la guerre l’exila.

Et il reste debout, dehors, dĂ©paysĂ© plus qu’il ne le fut jamais dansce dĂ©cor septentrional. Et le vent vient, se glisse en lui, et revient, avecde brusques mouvements, secouer et malmener ses formes dĂ©charnĂ©es etlĂ©gĂšres d’épouvantail.

C’est qu’elle est quasi inhabitable — coquine de Dious ! — la grangequ’on nous a assignĂ©e pour vivre pendant cette pĂ©riode de repos. Cetasile s’enfonce, tĂ©nĂ©breux, suintant et Ă©troit comme un puits. Toute unemoitiĂ© en est inondĂ©e — on y voit surnager des rats — et les hommes sontmassĂ©s dans l’autre moitiĂ©. Les murs, faits de lattes agglutinĂ©es par de laboue sĂ©chĂ©e, sont cassĂ©s, fendus, percĂ©s, sur tout le pourtour, et largementtrouĂ©s dans le haut. On a bouchĂ© tant bien que mal, la nuit oĂč l’on estarrivĂ© — jusqu’au matin — les lĂ©zardes qui sont Ă  portĂ©e de la main, eny fourrant des branches feuillues et des claies. Mais les ouvertures duhaut et du toit sont toujours bĂ©antes. Alors qu’un faible jour impuissanty demeure suspendu, le vent, au contraire, s’y engouffre, s’y aspire detous cĂŽtĂ©s, de toute sa force, et l’escouade subit la poussĂ©e d’un Ă©ternelcourant d’air.

Et quand on est là, on demeure planté debout, dans cette pénombrebouleversée, à tùtonner, à grelotter et à geindre.

Fouillade, qui est rentrĂ© encore une fois, aiguillonnĂ© par le froid, re-grette de s’ĂȘtre lavĂ©. Il a mal aux reins et dans le cĂŽtĂ©. Il voudrait fairequelque chose, mais quoi ?

S’asseoir ? Impossible. C’est trop sale, lĂ -dedans : la terre et les pa-vĂ©s sont enduits de boue, et la paille disposĂ©e pour le couchage est touthumide Ă  cause de l’eau qui s’y infiltre et des pieds qui s’y dĂ©crottent.De plus, si l’on s’assoit, on gĂšle, et si on s’étend sur la paille, on estincommodĂ© par l’odeur du fumier et Ă©gorgĂ© par les Ă©manations ammo-niacales
 Fouillade se contente de regarder sa place en bĂąillant Ă  dĂ©cro-cher sa longue mĂąchoire qu’allonge une barbiche oĂč l’on verrait des poils

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blancs si le jour Ă©tait vraiment le jour.― Les autres copains et poteaux, dit Marthereau, faut pas croire qu’i’

soyentmieux ni plus bien que nous. AprĂšs la soupe, j’ai Ă©tĂ© voir un gibier Ă la onziĂšme, dans la ferme, prĂšs de l’infirmerie. Il faut enjamber de l’autrecĂŽtĂ© d’un mur par une Ă©chelle trop courte — tu parles d’un coup de ci-seaux, remarque Marthereau qui est court sur pattes — et une fois qu’t’esdans c’poulailler et c’clapier, t’es bousculĂ© et pignĂ© par tout un chacun ettu gĂȘnes tout un chacun. Tu sais pas oĂč mett’ tes pommes. J’suis filĂ© de lĂ en ripant.

― J’ai voulu, moi, dit Cocon, quand on a Ă©tĂ© quittes de becqueter, en-trer chez l’forgeron pomper quelque chose de chaud, en l’achetant. Hier,i’ vendait du jus, mais des cognes sont passĂ©s lĂ  ce matin : le bonhommea la tremblote et il a fermĂ© sa porte Ă  clef.

Fouillade les a vus rentrer la tĂȘte basse et venir s’échouer au pied deleur litiĂšre.

Lamuse a essayĂ© de nettoyer son fusil. Mais on ne peut pas nettoyerson fusil ici, mĂȘme en s’installant par terre, prĂšs de la porte, mĂȘme en sou-levant la toile de tente mouillĂ©e, dure et glacĂ©e, qui pend devant commeune stalactite : il fait trop sombre.

― Et pis, ma vieille, si tu laisses tomber une vis, tu peux t’mettre lacorde pour la retrouver, surtout qu’on est bĂȘte de ses pattes quand on afroid.

― Moi, j’aurais des choses Ă  coudre, mais, salut !Reste une alternative : s’étendre sur la paille, en s’enveloppant la tĂȘte

dans un mouchoir ou une serviette pour s’isoler de la puanteur agressivequ’exhale la fermentation de la paille, et dormir. Fouillade qui n’est, au-jourd’hui, ni de corvĂ©e, ni de garde, et est maĂźtre de tout son temps, s’ydĂ©cide. Il allume une bougie pour chercher dans ses affaires, dĂ©vide leboyau d’un cache-nez, et on voit ses formes Ă©tiques, dĂ©coupĂ©es en noir,qui se plient et se dĂ©plient.

― Aux patates, lĂ -dedans, mes petits agneaux ! brame Ă  la porte, dansune forme encapuchonnĂ©e, une voix sonore.

C’est le sergent Henriot. Il est bonhomme et malin, et tout en plaisan-tant avec une grossiĂšretĂ© sympathique, il surveille l’évacuation du can-tonnement Ă  cette fin que personne ne tire au flanc. Dehors, dans la pluie

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Le feu Chapitre XI

infinie, sur la route coulante, s’égrĂšne la deuxiĂšme section, racolĂ©e, elleaussi, et poussĂ©e au travail par l’adjudant. Les deux sections se mĂȘlent.On grimpe la rue, on gravit le monticule de terre glaise oĂč fume la cuisineroulante.

― Allons, mes enfants, jetons-en un coup, c’est pas long quand toutle monde s’y met
 Allons, qu’est-ce t’as Ă  rouspĂ©ter, encore, toi ? Ça sertĂ  rien.

Vingt minutes aprĂšs, on rentre au trot. Dans la grange, on ne toucheplus en tĂątonnant que des choses et des formes trempĂ©es, humides et fri-gides, et une Ăącre senteur de bĂȘte mouillĂ©e s’ajoute aux exhalaisons dupurin que renferment nos lits.

On se rassemble, debout, autour des madriers qui soutiennent lagrange, et autour des filets d’eau qui tombent verticalement des trous dutoit — vagues colonnes au vague piĂ©destal d’éclaboussements.

― Les voilĂ  ! crie-t-on.Deuxmasses, successivement, bouchent la porte, saturĂ©es d’eau et qui

s’égouttent : Lamuse et Barque sont allĂ©s Ă  la recherche d’un brasero. Ilsreviennent de cette expĂ©dition, complĂštement bredouilles, hargneux etfarouches : « Pas l’ombre d’un fourneau. D’ailleurs ni bois ni charbon,mĂȘme en se ruinant pour. »

Impossible d’avoir du feu.― La commande, elle est loupĂ©e, et lĂ  oĂč j’ai pas rĂ©ussi, personne rĂ©us-

sira, dit Barque avec un orgueil que cent exploits justifient.On reste immobiles, on se dĂ©place lentement, dans le peu d’espace

qu’on a, assombris par tant de misĂšre.― A qui c’journal ?― Ch’est Ă  mi, dit BĂ©cuwe.― Qu’est-c’qui chante ? Ah, zut, on peut pas lire dans c’te nuit !― I’s disent comme cha, qu’à ch’t’heure, on a fait tout ch’qu’i’ fallait

pour l’soldats, et les rĂ©caufir dans s’tranchĂ©es. I’s ont toudi ch’qu’i leurfaut, et d’lainages, et d’kemises, d’fourneaux, d’brasos et d’carbon Ă  pleinstubins. Et qu’ch’est comme cha dans l’tranchĂ©es d’premiĂšre ligne.

― Ah ! tonnerre de Dieu ! ronchonnent quelques-uns des pauvres pri-sonniers de la grange, et ils montrent le poing au vide du dehors et aupapier du journal.

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Le feu Chapitre XI

Mais Fouillade se dĂ©sintĂ©resse de ce qu’on dit. Il a pliĂ© dans l’ombresa grande carcasse de donQuichotte bleuĂątre et tendu son cou sec tressĂ©de cordes Ă  violon. Quelque chose est lĂ , par terre, qui l’attire.

C’est Labri, le chien de l’autre escouade.Labri, vague berger mĂątinĂ© Ă  queue coupĂ©e, est couchĂ© en rond sur

une toute petite litiĂšre de poussiĂšre de paille.Il le regarde et Labri le regarde.BĂ©cuwe s’approche et, avec son accent chantant des environs de Lille :― Il minge pas s’pĂątĂ©e. Il va pas, ch’tiot kien. Eh ! Labri, qu’ch’qu’to

as ? V’lĂ  tin pain, tin viande. R’vĂȘt’ cha. Cha est bon, deslo qu’est danst’tubin
 I’ s’ennuie, i’ souffre. Un d’ch’matin, on l’r’trouvera, ilo, crĂ©vĂ©.

Labri n’est pas heureux. Le soldat Ă  qui il est confiĂ© est dur pour lui etle malmĂšne volontiers, et, par ailleurs, ne s’en prĂ©occupe guĂšre. L’animalest attachĂ© toute la journĂ©e. Il a froid, il est mal, il est abandonnĂ©. Il ne vitpas sa vie. Il a, de temps en temps, des espoirs de sortie en voyant qu’ons’agite autour de lui, il se lĂšve en s’étirant et Ă©bauche un frĂ©tillement dequeue. Mais c’est une illusion, et il se recouche, en regardant exprĂšs Ă  cĂŽtĂ©de sa gamelle presque pleine.

Il s’ennuie, il se dĂ©goĂ»te de l’existence. MĂȘme s’il Ă©vite la balle oul’éclat auquel il est tout aussi exposĂ© que nous, il finira par mourir ici.

Fouillade Ă©tend sa maigre main sur la tĂȘte du chien ; celui-ci le dĂ©vi-sage Ă  nouveau. Leurs deux regards sont pareils, avec cette diffĂ©rence quel’un vient d’en haut et l’autre d’en bas.

Fouillade s’est assis tout de mĂȘme — tant pis ! — dans un coin, lesmains protĂ©gĂ©es par les plis de sa capote, ses longues jambes refermĂ©escomme un lit pliant.

Il songe, les yeux clos sous ses paupiĂšres bleutĂ©es. Il revoit. C’est unde ces moments oĂč le pays dont on est sĂ©parĂ© prend, dans le lointain, desdouceurs de crĂ©ature. L’HĂ©rault parfumĂ© et colorĂ©, les rues de Cette. Ilvoit si bien, de si prĂšs, qu’il entend le bruit des pĂ©niches du canal du Midiet des dĂ©chargements des docks, et que ces bruits familiers l’appellentdistinctement.

En haut du chemin qui sent le thym et l’immortelle si fort que cetteodeur vient dans la bouche et est presque un goĂ»t, aumilieu du soleil, dansune bonne brise toute parfumĂ©e et chauffĂ©e, qui n’est que le coup d’aile

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Le feu Chapitre XI

des rayons, sur le mont Saint-Clair, fleurit et verdoie la baraquette dessiens. De lĂ , on voit enmĂȘme temps, se rejoignant, l’étang deThau, qui estvert bouteille, et la merMĂ©diterranĂ©e, qui est bleu ciel, et on aperçoit aussiquelquefois, au fond du ciel indigo, le fantĂŽme dĂ©coupĂ© des PyrĂ©nĂ©es.

C’est lĂ  qu’il est nĂ©, qu’il a grandi, heureux, libre. Il jouait, sur la terredorĂ©e et rousse, et mĂȘme il jouait au soldat. L’ardeur de manier un sabrede bois animait ses joues rondes qui sont maintenant ravinĂ©es et commecicatrisĂ©es
 Il ouvre les yeux, regarde autour de lui, hoche la tĂȘte, ets’adonne au regret du temps oĂč il avait un sentiment pur, exaltĂ©, ensoleillĂ©de la guerre et de la gloire.

L’homme met sa main devant ses yeux, pour retenir la vision intĂ©-rieure.

Maintenant, c’est autre chose.C’est lĂ -haut au mĂȘme endroit, que, plus tard, il a connu ClĂ©mence.

La premiĂšre fois, elle passait, luxueuse de soleil. Elle portait dans ses brasune javelle de paille et elle lui est apparue si blonde qu’à cĂŽtĂ© de sa tĂȘtela paille avait l’air chĂątain. La seconde fois, elle Ă©tait accompagnĂ©e d’uneamie. Elles s’étaient arrĂȘtĂ©es toutes les deux pour l’observer. Il les entenditchuchoter et se tourna vers elles. Se voyant dĂ©couvertes, les deux jeunesfilles se sauvĂšrent en froufroutant, avec un rire de perdrix.

Et c’est lĂ  aussi qu’ils ont, tous les deux, ensuite, Ă©tabli leur maison.Sur le devant court une vigne qu’il soigne en chapeau de paille, quelle quesoit la saison. A l’entrĂ©e du jardin se tient le rosier qu’il connaĂźt bien etqui ne se sert de ses Ă©pines que pour essayer de le retenir un peu quandil passe.

Retournera-t-il prĂšs de tout cela ? Ah ! il a vu trop loin au fond dupassĂ©, pour ne pas voir l’avenir dans son Ă©pouvantable prĂ©cision. Il songeau rĂ©giment dĂ©cimĂ© Ă  chaque relĂšve, aux grands coups durs qu’il y a euet qu’il y aura, et aussi Ă  la maladie, et aussi Ă  l’usure


Il se lĂšve, s’ébroue, pour se dĂ©barrasser de ce qui fut et de ce qui sera.Il retombe au milieu de l’ombre glacĂ©e et balayĂ©e par le vent, au milieudes hommes Ă©pars et dĂ©contenancĂ©s qui, Ă  l’aveugle, attendent le soir ; ilretombe dans le prĂ©sent, et continue Ă  frissonner.

Deux pas de ses longues jambes le font buter sur un groupe oĂč, pourse distraire et se consoler, Ă  mi-voix on parle mangeaille.

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― Chez moi, dit quelqu’un, on fait des pains immenses, des painsronds, grands comme des roues de voiture, tu parles !

Et l’homme se donne la joie d’écarquiller les yeux tout grands, pourvoir les pains de chez lui.

― Chez nous, intervient le pauvre MĂ©ridional, les repas de fĂȘtes sontsi longs, que le pain, frais au commencement, est rassis Ă  la fin !

― Y a un p’tit vin
 I’ n’a l’air de rien, ce p’tit vin d’chez nous, eh bien,mon vieux, s’i n’a pas quinze degrĂ©s, il n’en a pa’ un !

Fouillade parle alors d’un rouge presque violet, qui supporte bien lecoupage, comme s’il avait Ă©tĂ© mis au monde pour ça.

― Nous, dit un BĂ©arnais, y a l’jurançon ; mais l’vrai, pas c’qu’on t’vendpour jurançon et qui vient d’Paris. Moi, j’connais un des propriĂ©tairesjustement.

― Si tu vas par lĂ , dit Fouillade, j’ai chezmoi les muscats de tout genre,de toutes les couleurs de la gamme, tu croirais des Ă©chantillons d’étoffesde soie. Tu viendrais chez moi un mois d’temps que j’t’en ’rais goĂ»terchaque jour du pas pareil, mon pitchoun.

― Tu parles d’une noce ! dit le soldat reconnaissant.Et il arrive que Fouillade s’émotionne Ă  ces souvenirs de vin oĂč il

se plonge et qui lui rappellent aussi la lumineuse odeur d’ail de sa tablelointaine. Les Ă©manations du gros bleu et des vins de liqueur dĂ©licatementnuancĂ©s lui montent Ă  la tĂȘte, parmi la lente et triste tempĂȘte qui sĂ©vitdans la grange.

Il se remĂ©more brusquement qu’établi dans le village oĂč l’on cantonneest un cabaretier originaire de BĂ©ziers. Magnac lui a dit : « Viens donc mevoir, mon camarade, un de ces quatre matins, on boira du vin de lĂ -bas,macarelle ! J’en ai quelques bouteilles que tu m’en diras des nouvelles. »

Cette perspective, tout d’un coup, Ă©blouit Fouillade. Il est parcourudans toute sa longueur d’un tressaillement de plaisir, comme s’il avaittrouvĂ© sa voie
 Boire du vin du Midi et mĂȘme de son Midi spĂ©cial, enboire beaucoup
 Ce serait si bon de revoir la vie en rose, ne serait-cequ’un jour ! HĂ© oui, il a besoin de vin, et il rĂȘve de se griser.

Incontinent, il quitte les parleurs pour aller de ce pas s’attabler chezMagnac.

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Mais il se cogne Ă  la sortie, Ă  l’entrĂ©e — contre le caporal Broyer, quiva galopant dans la rue comme un camelot en criant Ă  chaque ouverture :

― Au rapport !La compagnie se rassemble et se forme en carrĂ©, sur la butte glaiseuse

oĂč la cuisine roulante envoie de la suie Ă  la pluie.― J’irai boire aprĂšs le rapport, se dĂźt Fouillade.Et il Ă©coute, distraitement, tout Ă  son idĂ©e, la lecture du rapport. Mais

si distraitement qu’il Ă©coute, il entend le chef qui lit : « DĂ©fense absolue desortir des cantonnements avant dix-sept heures, et aprĂšs vingt heures », etle capitaine qui, sans relever le murmure circulaire des poilus, commentecet ordre supĂ©rieur :

― C’est ici le Quartier GĂ©nĂ©ral de la Division. Tant que vous y serez,ne vous montrez pas. Cachez-vous. Si le GĂ©nĂ©ral de Division vous voitdans la rue, il vous fera immĂ©diatement mettre de corvĂ©e. Il ne veut pasvoir un soldat. Restez cachĂ©s toute la journĂ©e au fond de vos cantonne-ments. Faites ce que vous voudrez, Ă  condition qu’on ne vous voie pas,personne !

Et l’on rentre dans la grange.††

Il est deux heures. Ce n’est que dans trois heures, quand il fera tout Ă fait nuit, que l’on pourra se risquer dehors sans ĂȘtre puni.

Dormir en attendant ? Fouillade n’a plus sommeil ; son espoir de vinl’a secouĂ©. Et puis, s’il dort le jour, il ne dormira pas la nuit. Ça non !Rester les yeux ouverts, la nuit, c’est pire que le cauchemar.

Le temps s’assombrit encore. La pluie et le vent redoublent, dehors etdedans


Alors quoi ? si on ne peut ni rester immobile, ni s’asseoir, ni se cou-cher, ni se balader, ni travailler, quoi ?

Une détresse grandissante tombe sur ce groupe de soldats fatigués ettransis, qui souffrent dans leur chair et ne savent vraiment pas quoi fairede leur corps.

― Nom de Dieu, c’qu’on est mal !Ces abandonnĂ©s crient cela comme une lamentation, un appel au se-

cours.

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Le feu Chapitre XI

Puis, instinctivement, ils se livrent Ă  la seule occupation possible ici-bas pour eux : faire les cent pas sur place pour Ă©chapper Ă  l’ankylose etau froid.

Et les voilĂ  qui se mettent Ă  dĂ©ambuler trĂšs vite, de long en large, dansce local exigu qu’on a parcouru en trois enjambĂ©es, qui tournent en rond,se croisant, se frĂŽlant, penchĂ©s en avant, les mains dans les poches, en ta-pant la semelle par terre. Ces ĂȘtres que cingle la bise jusque sur leur paille,semblent un assemblage de misĂ©reux dĂ©chus des villes qui attendent, sousun ciel bas d’hiver, que s’ouvre la porte de quelque institution charitable.Mais la porte ne s’ouvrira pas pour ceux-lĂ , sinon dans quatre jours, Ă  lafin du repos, un soir, pour remonter aux tranchĂ©es.

Seul dans un coin, Cocon est accroupi. Il est dĂ©vorĂ© de poux, mais,affaibli par le froid et l’humiditĂ©, il n’a pas le courage de changer de linge,et il reste lĂ , sombre, immobile et mangé 

A mesure qu’on approche, malgrĂ© tout, de cinq heures du soir,Fouillade recommence Ă  s’enivrer de son rĂȘve de vin, et il attend, aveccette lueur Ă  l’ñme.

― Quelle heure est-il ?
 Cinq heures moins un quart
 Cinq heuresmoins cinq
 Allons !

Il est dehors dans la nuit noire. Par grands sautillements clapotants,il se dirige vers l’établissement de Magnac, le gĂ©nĂ©reux et loquace Biter-rois. Il a grand-peine Ă  trouver la porte dans le noir et la pluie d’encre.Bou Diou, elle n’est pas Ă©clairĂ©e ! Bou Diou d’bou Diou, elle est fermĂ©e !La lueur d’une allumette, qu’abrite sa grande main maigre comme unabat-jour, lui montre la pancarte fatidique : « Etablissement consignĂ© Ă  latroupe. »Magnac, coupable de quelque infraction, a Ă©tĂ© exilĂ© dans l’ombreet l’inaction !

Et Fouillade tourne le dos Ă  l’estaminet devenu la prison du cabare-tier solitaire. Il ne renonce pas Ă  son rĂȘve. Il ira ailleurs, ce sera du vinordinaire, et il paiera, voilĂ  tout.

Il met la main dans sa poche pour tĂąter son porte-monnaie. Il est lĂ .Il doit avoir trente-sept sous. Ce n’est pas le PĂ©rou, mais
Mais subitement, il sursaute et s’arrĂȘte net en s’envoyant une claque

sur le front. Son interminable figure fait une affreuse grimace, masquĂ©epar l’ombre.

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Non, il n’a plus trente-sept sous ! HĂ©, couillon qu’il est ! Il avait oubliĂ©la boĂźte de sardines qu’il a achetĂ©e la veille, tellement les macaroni grisde l’ordinaire le dĂ©goĂ»taient, et les chopes qu’il a payĂ©es aux cordonniersqui lui ont remis des clous Ă  ses brodequins.

Misùre ! Il ne doit plus avoir que treize sous !Pour arriver à s’exciter comme il convient et à se venger de la vie

présente, il lui faudrait bien un litre et demi, foutre ! Ici, le litre de rougecoûte vingt et un sous. Il est loin de compte.

Il promĂšne ses yeux dans les tĂ©nĂšbres autour de lui. Il cherche quel-qu’un. Il existe peut-ĂȘtre un camarade qui lui prĂȘterait de l’argent, ou bienqui lui paierait un litre.

Mais, qui, qui ? Pas BĂ©cuwe, qui n’a qu’unemarraine pour lui envoyer,tous les quinze jours, du tabac et du papier Ă  lettres. Pas Barque, qui nemarcherait pas ; pas Blaire, qui, avare, ne comprendrait pas. Pas Biquet,qui a l’air de lui en vouloir, pas PĂ©pin qui mendigote lui-mĂȘme et ne paiejamais, mĂȘme quand il invite. Ah ! si Volpatte Ă©tait avec eux !
 Il y a bienMesnil AndrĂ©, mais il est justement en dette avec lui pour plusieurs tour-nĂ©es. Le caporal Bertrand ? Il l’a envoyĂ© coucher brutalement Ă  la suited’une observation, et ils se regardent de travers. Farfadet ? Il ne lui adresseguĂšre la parole d’ordinaire
 Non, il sent bien qu’il ne peut pas demanderça Ă  Farfadet. Et puis, mille dious ! Ă  quoi bon chercher des messies dansson imagination ? OĂč sont-ils, tous ces gens, Ă  cette heure ?

Lent, il revient en arriĂšre, vers le gĂźte. Puis, machinalement il se re-tourne et repart en avant, Ă  pas hĂ©sitants. Il va essayer tout de mĂȘme.Peut-ĂȘtre, sur place, des camarades attablĂ©s
 Il aborde la partie centraledu village Ă  l’heure oĂč la nuit vient d’enterrer la terre.

Les portes et les fenĂȘtres Ă©clairĂ©es des estaminets se reflĂštent dans laboue de la rue principale. Il y en a tous les vingt pas. On entrevoit lesspectres lourds des soldats, la plupart en bandes, qui descendent la rue.Quand une automobile arrive, on se range, et on la laisse passer, Ă©blouipar les phares et Ă©claboussĂ© par la vase liquide que les roues projettentsur toute la largeur du chemin.

Les estaminets sont pleins. Par les vitres embuĂ©es, on les voit bondĂ©sd’un nuage compact d’hommes casquĂ©s.

Fouillade entre dans l’un d’eux, au hasard. Dùs le seuil, l’haleine tiùde

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du caboulot, la lumiĂšre, l’odeur et le brouhaha l’attendrissent. Cet atta-blement est tout de mĂȘme un morceau du passĂ© dans le prĂ©sent.

Il regarde, de table en table, s’avance en dĂ©rangeant les installationspour vĂ©rifier tous les convives de cette salle. AĂŻe ! Il ne connaĂźt personne.

Autre part, c’est pareil. Il n’a pas de chance. Il a beau tendre le couet quĂȘter Ă©perdument de l’Ɠil une tĂȘte de connaissance parmi ces uni-formes qui, par masses ou par couples, boivent en conversant, ou, soli-taires, Ă©crivent. Il a l’air d’un mendiant et personne n’y fait attention.

Ne trouvant nulle Ăąme pour venir Ă  son aide, il se dĂ©cide Ă  dĂ©penserau moins ce qu’il a dans sa poche. Il se glisse jusqu’au comptoir


― Une chopine de ving et du bonn
― Du blanc ?― Eh oui !― Vous, mon garçon, vous ĂȘtes du Midi, dit la patronne en lui remet-

tant une petite bouteille pleine et un verre et en encaissant ses douzesous.

Il s’installe sur le coin d’une table dĂ©jĂ  encombrĂ©e par quatre buveursqu’une manille attache les uns aux autres ; il remplit la chope Ă  ras et lavide, puis la remplit de nouveau. ― Eh, Ă  ta santĂ©, n’casse pas le verre !lui glapit dans le nez un arrivant en bourgeron bleu charbonneux, por-teur d’une Ă©paisse barre de sourcils au milieu de sa face blĂȘme, d’une tĂȘteconique et d’une demi-livre d’oreilles. C’est Harlingue, l’armurier.

Il n’est pas trĂšs glorieux d’ĂȘtre installĂ© seul devant une chopine enprĂ©sence d’un camarade qui donne les signes de la soif. Mais Fouilladefait semblant de ne pas comprendre le desideratum du sire qui se dandinedevant lui avec un sourire engageant, et il vide prĂ©cipitamment son verre.L’autre tourne le dos, non sans grommeler qu’ils sont « pas beaucouppartageux et plutĂŽt goulafes, ceuss du Midi ».

Fouillade a posĂ© son menton sur ses poings et regarde sans le voir unangle de l’estaminet oĂč les poilus s’entassent, se coudoient, se pressent etse bousculent pour passer.

C’était assez bon, Ă©videmment, ce petit blanc, mais que peuvent cesquelques gouttes dans le dĂ©sert de Fouillade ? Le cafard n’a pas beaucoupreculĂ©, et il est revenu.

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Le MĂ©ridional se lĂšve, s’en va, avec ses deux verres de vin dans leventre et un sou dans son porte-monnaie. Il a le courage de visiter encoreun estaminet, de le sonder des yeux et de quitter l’endroit en marmottantpour s’excuser : « Hildepute ! I’ n’est jamais lĂ , c’t’animau-lĂ  ! »

Puis il rentre au cantonnement. Celui-ci est toujours aussi bruissantde rafales et de gouttes. Fouillade allume sa chandelle, et, Ă  la lueur de laflamme qui s’agite dĂ©sespĂ©rĂ©ment comme si elle voulait s’envoler, il vavoir Labri.

Il s’accroupit, le lumignon Ă  la main devant le pauvre chien quimourra peut-ĂȘtre avant lui. Labri dort, mais faiblement, car il ouvre aus-sitĂŽt un Ɠil et remue la queue.

Le Cettois le caresse et lui dit tout bas :― Y a rienn à faire. Rienn
Il ne veut pas en dire davantage à Labri pour ne pas l’attrister ; mais

le chien approuve en hochant la tĂȘte avant de refermer les yeux.Fouillade se lĂšve un peu pĂ©niblement Ă  cause de ses articulations

rouillĂ©es, et va se coucher. Il n’espĂšre plus qu’une chose maintenant :dormir, pour que meure ce jour lugubre, ce jour de nĂ©ant, ce jour commeil y en aura encore tant Ă  subir hĂ©roĂŻquement, Ă  franchir, avant d’arriverau dernier de la guerre ou de sa vie.

n

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CHAPITRE XII

LE PORTIQUE

― Y a du brouillard. Veux-tu qu’on y aille ?C’est Poterloo qui m’interroge, tournant vers moi sa bonne tĂȘte

blonde, que ses deux yeux bleu clair semblent rendre transparente.Poterloo est de Souchez et, depuis que les Chasseurs ont enfin repris

Souchez, il a envie de revoir le village oĂč il vivait heureux, jadis, quand ilĂ©tait homme.

PĂšlerinage dangereux. Ce n’est pas que nous soyons loin ! Souchez estlĂ . Depuis six mois, nous avons vĂ©cu et manƓuvrĂ© dans les tranchĂ©es etles boyaux, quasi Ă  portĂ©e de voix du village. Il n’y a qu’à grimper direc-tement, d’ici mĂȘme, sur la route de BĂ©thune, le long de laquelle rampe latranchĂ©e et sous laquelle fouillent les alvĂ©oles de nos abris — et qu’à des-cendre pendant quatre ou cinq cents mĂštres cette route, qui s’enfonce versSouchez. Mais tous ces endroits-lĂ  sont rĂ©guliĂšrement et terriblement re-pĂ©rĂ©s. Depuis leur recul, les Allemands ne cessent d’y envoyer de vastesobus qui tonitruent de temps en temps en nous secouant dans notre sous-

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sol et dont on aperçoit, dĂ©passant les talus, tantĂŽt ici, tantĂŽt lĂ , les grandsgeysers noirs, de terre et de dĂ©bris, et les amoncellements verticaux defumĂ©e, hauts comme des Ă©glises. Pourquoi bombardent-ils Souchez ? Onne sait pas, car il n’y a plus personne ni plus rien dans le village pris etrepris, et qu’on s’est si fort arrachĂ© les uns aux autres.

Mais ce matin, en effet, un brouillard intense nous enveloppe, et, Ă  lafaveur de ce grand voile que le ciel jette sur la terre, on peut se risquer
On est sĂ»r, tout au moins, de ne pas ĂȘtre vu. Le brouillard obstrue her-mĂ©tiquement la rĂ©tine perfectionnĂ©e de la saucisse qui doit ĂȘtre quelquepart lĂ -haut ensevelie dans l’ouate, et il interpose son immense paroi lĂ©-gĂšre et opaque entre nos lignes et les observatoires de Lens et d’Angresd’oĂč l’ennemi nous Ă©pie.

― Ça colle ! dis-je Ă  Poterloo.L’adjudant Barthe, mis au courant, remue la tĂȘte de haut en bas, et il

abaisse les paupiĂšres pour indiquer qu’il ferme les yeux.Nous nous hissons hors de la tranchĂ©e, et nous voilĂ  tous les deux

debout sur la route de BĂ©thune.C’est la premiĂšre fois que jemarche lĂ  pendant le jour. Nous ne l’avons

jamais vue que de trĂšs loin, cette route terrible, que nous avons si sou-vent parcourue ou traversĂ©e par bonds, courbĂ©s dans l’ombre et sous lessifflements.

― Eh bien, tu viens, vieux frĂšre ?Au bout de quelques pas, Poterloo s’est arrĂȘtĂ© au milieu de la route

oĂč le coton du brouillard s’effiloche en longueur, il est lĂ  Ă  Ă©carquiller sesyeux bleu horizon, Ă  entrouvrir sa bouche Ă©carlate.

Ah ! là là, ah ! là là !
 murmure-t-il.Tandis que je me tourne vers lui, il me montre la route et me dit en

hochant la tĂȘte :― C’est elle. Bon Dieu, dire que c’est elle !
 C’bout oĂč nous sommes,

j’le connais si bien qu’en fermant les yeux, j’le r’vois tel que, exact, etmĂȘme i’s’revoit tout seul. Mon vieux, c’est affreux, d’la r’voir comme ça.C’était une belle route, plantĂ©e, tout au long, de grands arbres


« Et maintenant, qu’est-ce que c’est ? Regarde-moi ça : une espĂšce delongue chose crevĂ©e, triste, triste
 Regarde-moi ces deux tranchĂ©es dechaque cĂŽtĂ©, tout du long Ă  vif, c’pavĂ© labourĂ©, trouĂ© d’entonnoirs, ces

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Le feu Chapitre XII

arbres dĂ©racinĂ©s, sciĂ©s, roussis, cassĂ©s en bĂ»chers, jetĂ©s dans tous les sens,percĂ©s par des balles — tiens, c’t’écumoire, ici ! — ah ! mon vieux, monvieux, tu peux pas t’imaginer c’qu’elle est dĂ©figurĂ©e, cette route ! »

Et il s’avance, en regardant Ă  chaque pas, avec de nouvelles stupeurs.Le fait est qu’elle est fantastique, la route de chaque cĂŽtĂ© de laquelle

deux armĂ©es se sont tapies et cramponnĂ©es, et sur qui se sont mĂȘlĂ©s leurscoups pendant un an et demi. Elle est la grande voie Ă©chevelĂ©e parcou-rue seulement par les balles et par des rangs et des files d’obus, qui l’ontsillonnĂ©e, soulevĂ©e, recouverte de la terre des champs, creusĂ©e et retour-nĂ©e jusqu’aux os. Elle semble un passage maudit, sans couleur, Ă©corchĂ©eet vieille, sinistre et grandiose Ă  voir.

― Si tu l’avais connue ! Elle Ă©tait propre et unie, dit Poterloo. Tousles arbres Ă©taient lĂ , toutes les feuilles, toutes les couleurs, comme despapillons, et il y avait toujours dessus quelqu’un Ă  dire bonjour en pas-sant : une bonne femme ballottant entre deux paniers ou des gens parlanthaut sur une carriole, dans l’bon vent, avec leurs blouses en ballons. Ah !comme la vie Ă©tait heureuse autrefois !

Il s’enfonce vers les bords du fleuve brumeux qui suit le lit de la route,vers la terre des parapets. Il se penche et s’arrĂȘte Ă  des renflements in-distincts sur lesquels se prĂ©cisent des croix, des tombes, encastrĂ©es dedistance en distance dans le mur du brouillard, comme des chemins decroix dans une Ă©glise.

Je l’appelle. On n’arrivera pas si on marche comme ça d’un pas deprocession. Allons !

Nous arrivons, moi en avant et Poterloo qui, la tĂȘte brouillĂ©e et alour-die de pensĂ©es, se traĂźne derriĂšre, essayant vainement d’échanger des re-gards avec les choses, Ă  une dĂ©pression de terrain. LĂ , la route est encontrebas, un pli la cache du cĂŽtĂ© du Nord. En cet endroit abritĂ©, il y aun peu de circulation.

Sur le terrain vague, sale et malade, oĂč de l’herbe dessĂ©chĂ©e s’envasedans du cirage, s’alignent des morts. On les transporte lĂ  lorsqu’on en avidĂ© les tranchĂ©es ou la plaine, pendant la nuit. Ils attendent — quelques-uns depuis longtemps — d’ĂȘtre nocturnement amenĂ©s aux cimetiĂšres del’arriĂšre.

On s’approche d’eux doucement. Ils sont serrĂ©s les uns contre les

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Le feu Chapitre XII

autres ; chacun Ă©bauche avec les bras ou les jambes, un geste pĂ©trifiĂ©d’agonie diffĂ©rent. Il en est qui montrent des faces demi-moisies, la peaurouillĂ©e, jaune avec des points noirs. Plusieurs ont la figure complĂštementnoircie, goudronnĂ©e, les lĂšvres tumĂ©fiĂ©es et Ă©normes : des tĂȘtes de nĂšgressoufflĂ©es en baudruche.

Entre deux corps, sortant confusĂ©ment de l’un ou de l’autre, un poi-gnet coupĂ© et terminĂ© par une boule de filaments.

D’autres sont des larves informes, souillĂ©es, d’oĂč pointent de vaguesobjets d’équipement ou des morceaux d’os. Plus loin, on a transportĂ© uncadavre dans un Ă©tat tel qu’on a dĂ», pour ne pas le perdre en chemin,l’entasser dans un grillage de fil de fer qu’on a fixĂ© ensuite aux deux ex-trĂ©mitĂ©s d’un pieu. Il a Ă©tĂ© ainsi portĂ© en boule dans ce hamac mĂ©tallique,et dĂ©posĂ© lĂ . On ne distingue ni le haut, ni le bas de ce corps ; dans le tasqu’il forme, seule se reconnaĂźt la poche bĂ©ante d’un pantalon. On voit uninsecte qui en sort et y rentre.

Autour des morts volettent des lettres qui, pendant qu’on les disposaitpar terre, se sont Ă©chappĂ©es de leurs poches ou de leurs cartouchiĂšres. Surl’un de ces bouts de papier tout blancs, qui battent de l’aile Ă  la bise, maisque la boue englue, je lis, en me penchant un peu, une phrase : « Mon cherHenri, comme il fait beau temps pour le jour de ta fĂȘte ! » L’homme estsur le ventre ; il a les reins fendus d’une hanche Ă  l’autre par un profondsillon ; sa tĂȘte est Ă  demi retournĂ©e ; on voit l’Ɠil creux et sur la tempe, lajoue et le cou, une sorte de mousse verte a poussĂ©.

Une atmosphĂšre Ă©cƓurante rĂŽde avec le vent autour de ces morts etde l’amoncellement de dĂ©pouilles qui les avoisine : toiles de tentes ou vĂȘ-tements en espĂšce d’étoffe maculĂ©e, raidie par le sang sĂ©chĂ©, charbonnĂ©epar la brĂ»lure de l’obus, durcie, terreuse et dĂ©jĂ  pourrie, oĂč grouille etfouille une couche vivante. On en est incommodĂ©. Nous nous regardonsen hochant la tĂȘte et n’osant pas avouer tout haut que ça sent mauvais.On ne s’éloigne pourtant que lentement.

Voici poindre dans la brume des dos courbĂ©s d’hommes qui sontjoints par quelque chose qu’ils portent. Ce sont des brancardiers terri-toriaux chargĂ©s d’un nouveau cadavre. Ils avancent, avec leurs vieillestĂȘtes hĂąves, ahanant, suant et faisant la grimace sous l’effort. Porter unmort dans des boyaux, Ă  deux, lorsqu’il y a de la boue, c’est une besogne

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presque surhumaine.Ils dĂ©posent le mort qui est habillĂ© de neuf.― Y a pas longtemps, va, qu’il Ă©tait d’bout, dit un des porteurs. V’lĂ 

deux heures qu’il a reçu sa balle dans la tĂȘte pour avoir voulu chercherun fusil boche dans la plaine : il partait mercredi en permission et voulaitl’apporter chez lui. C’est un sergent du 405ᔉ, de la classe 14. Un gentil p’titgars, avec ça.

Il nous le montre : il soulĂšve le mouchoir qui est sur la figure : il esttout jeune et a l’air de dormir ; seulement, la prunelle est rĂ©vulsĂ©e, la joueest cireuse, et une eau rose baigne les narines, la bouche et les yeux.

Ce corps qui met une note propre dans ce charnier, qui, encore souple,penche la tĂȘte sur le cĂŽtĂ© quand on le remue, comme pour ĂȘtre mieux,donne l’illusion puĂ©rile d’ĂȘtre moins mort que les autres. Mais, moinsdĂ©figurĂ©, il est, semble-t-il, plus pathĂ©tique, plus proche, plus attachĂ© Ă qui le regarde. Et si nous disions quelque chose devant tout ce monceaud’ĂȘtres anĂ©antis, nous dirions : « Le pauvre gars ! »

On reprend la route qui, Ă  partir de lĂ , commence Ă  descendre versle fond oĂč est Souchez. Cette route apparaĂźt sous nos pas, dans les blan-cheurs du brouillard, comme une effrayante vallĂ©e de misĂšre. L’amas desdĂ©bris, des restes et des immondices s’accumule sur l’échine fracassĂ©ede son pavĂ© et sur ses bords fangeux, devient inextricable. Les arbresjonchent le sol ou ont disparu, arrachĂ©s, leurs moignons dĂ©chiquetĂ©s. Lestalus sont renversĂ©s ou bouleversĂ©s par les obus. Tout le long, de chaquecĂŽtĂ© de ce chemin oĂč seules sont debout les croix des tombes, des tran-chĂ©es vingt fois obstruĂ©es et recreusĂ©es, des trous, des passages sur destrous, des claies sur des fondriĂšres.

A mesure qu’on avance, tout apparaĂźt retournĂ©, terrifiant, plein depourriture, et sent le cataclysme. On marche sur un pavage d’éclatsd’obus. A chaque pas, le pied en heurte ; on se prend comme Ă  des piĂšges,et on trĂ©buche dans la complication des armes rompues, de machines Ă coudre, parmi les paquets de fils Ă©lectriques, les Ă©quipements allemands etfrançais, dĂ©chirĂ©s dans leur Ă©corce de boue sĂšche, les monceaux suspectsde vĂȘtements engluĂ©s d’un mastic brun rouge. Et il faut veiller aux obusnon Ă©clatĂ©s qui, partout, sortent leur pointe ou prĂ©sentent leurs culots ouleurs flancs, peints en rouge, en bleu, en bistre.

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― Ça, c’est l’ancienne tranchĂ©e boche, qu’ils ont fini par lĂącher
Elle est par endroits bouchĂ©e ; Ă  d’autres, criblĂ©e de trous de marmites.

Les sacs de terre ont Ă©tĂ© dĂ©chirĂ©s, Ă©ventrĂ©s, se sont Ă©croulĂ©s, vidĂ©s, secouĂ©sau vent, les boiseries d’étai ont Ă©clatĂ© et pointent dans tous les sens. Lesabris sont remplis jusqu’au bord par de la terre et par on ne sait quoi.On dirait, Ă©crasĂ©, Ă©largi et limoneux, le lit Ă  demi dessĂ©chĂ© d’une riviĂšreabandonnĂ©e par l’eau et par les hommes. A un endroit, la tranchĂ©e estvraiment effacĂ©e par le canon ; le fossĂ© Ă©vasĂ© s’interrompt et n’est plusqu’un champ de terre fraĂźche formĂ© de trous placĂ©s symĂ©triquement Ă cĂŽtĂ© les uns des autres en longueur et en largeur.

J’indique Ă  Poterloo ce champ extraordinaire oĂč une charrue gigan-tesque semble avoir passĂ©.

Mais il est prĂ©occupĂ© jusqu’au fond des entrailles par le changementde face du paysage.

††Il dĂ©signe du doigt un espace dans la plaine, d’un air stupĂ©fait, comme

s’il sortait d’un songe.― Le Cabaret Rouge !C’est un champ plat dallĂ© de briques cassĂ©es.― Et qu’est-ce que c’est que ça ?Une borne ? Non, ce n’est pas une borne. C’est une tĂȘte, une tĂȘte noire,

tannĂ©e, cirĂ©e. La bouche est toute de travers, et on voit la moustache quise hĂ©risse de chaque cĂŽtĂ© : une grosse tĂȘte de chat carbonisĂ©. Le cadavre— un Allemand — est dessous, enterrĂ© en hauteur.

― Et ça ?C’est un lugubre ensemble formĂ© d’un crĂąne tout blanc, puis Ă  deux

mÚtres du crùne, une paire de bottes, et, entre les deux, un monceau decuirs effilochés et de chiffons cimentés par une boue brune.

― Viens. Il y a dĂ©jĂ  moins de brouillard. DĂ©pĂȘchons-nous.A cent mĂštres en avant de nous, dans les ondes plus transparentes du

brouillard, qui se dĂ©placent avec nous et nous voilent de moins en moins,un obus siffle et Ă©clate
 Il est tombĂ© Ă  l’endroit oĂč nous allons passer.

On descend. La pente s’attĂ©nue.Nous allons cĂŽte Ă  cĂŽte. Mon compagnon ne dit rien, regarde Ă  droite,

Ă  gauche.

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Puis il s’arrĂȘte encore, comme sur le haut de la route.J’entends sa voix balbutier, presque basse :― Ben quoi ! on y est
 C’est qu’on y est
En effet, nous n’avons pas quittĂ© la plaine, la vaste plaine stĂ©rilisĂ©e,

cautĂ©risĂ©e — et cependant nous sommes dans Souchez !††

Le village a disparu. Jamais je n’ai vu une pareille disparition de vil-lage. Ablain-Saint-Nazaire et Carency gardent encore une forme de lo-calitĂ©, avec leurs maisons dĂ©foncĂ©es et tronquĂ©es, leurs cours comblĂ©esde plĂątras et de tuiles. Ici, dans le cadre des arbres massacrĂ©s — qui nousentourent, au milieu du brouillard, d’un spectre de dĂ©cor — plus rien n’ade forme : il n’y a pas mĂȘme un pan de mur, de grille, de portail, qui soitdressĂ©, et on est Ă©tonnĂ© de constater qu’à travers l’enchevĂȘtrement depoutres, de pierres et de ferraille, sont des pavĂ©s : c’était ici, une rue !

On dirait un terrain vague et sale, marĂ©cageux, Ă  proximitĂ© d’une ville,et sur lequel celle-ci aurait dĂ©versĂ© pendant des annĂ©es rĂ©guliĂšrement,sans laisser de place vide, ses dĂ©combres, ses gravats, ses matĂ©riaux dedĂ©molitions et ses vieux ustensiles : une couche uniforme d’ordures etde dĂ©bris parmi laquelle on plonge et l’on avance avec beaucoup de dif-ficultĂ©, de lenteur. Le bombardement a tellement modifiĂ© les choses qu’ila dĂ©tournĂ© le cours du ruisseau du moulin et que le ruisseau court auhasard et forme un Ă©tang sur les restes de la petite place oĂč il y avait lacroix.

Quelques trous d’obus oĂč pourrissent des chevaux gonflĂ©s et disten-dus, d’autres oĂč sont Ă©parpillĂ©s les restes, dĂ©formĂ©s par la blessure mons-trueuse de l’obus, de ce qui Ă©tait des ĂȘtres humains.

Voici, en travers de la piste qu’on suit et qu’on gravit comme unedĂ©bĂącle, comme une inondation de dĂ©bris sous la tristesse dense du ciel,voici un homme Ă©tendu comme s’il dormait ; mais il a cet aplatissementĂ©troit contre la terre qui distingue unmort d’un dormeur. C’est un hommede corvĂ©e de soupe, avec son chapelet de pains enfilĂ©s dans une sangle, lagrappe des bidons des camarades retenus Ă  son Ă©paule par un Ă©cheveaude courroies. Ce doit ĂȘtre cette nuit qu’un Ă©clat d’obus lui a creusĂ© puistrouĂ© le dos. Nous sommes sans doute les premiers Ă  le dĂ©couvrir, obscursoldat mort obscurĂ©ment. Peut-ĂȘtre sera-t-il dispersĂ© avant que d’autres

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le dĂ©couvrent. On cherche sa plaque d’identitĂ©, elle est collĂ©e dans le sangcaillĂ© oĂč stagne sa main droite. Je copie le nom Ă©crit en lettres de sang.

Poterloo m’a laissĂ© faire tout seul. Il est comme un somnambule. Il re-garde, regarde Ă©perdument, partout ; il cherche Ă  l’infini parmi ces chosesĂ©ventrĂ©es, disparues, parmi ce vide, il cherche jusqu’à l’horizon brumeux.

Puis il s’assoit sur une poutre qui est lĂ , en travers, aprĂšs avoir, d’uncoup de pied, fait sauter une casserole tordue posĂ©e sur la poutre. Je m’as-sois Ă  cĂŽtĂ© de lui. Il bruine lĂ©gĂšrement. L’humiditĂ© du brouillard se rĂ©souten gouttelettes et met un lĂ©ger vernis sur les choses.

Il murmure :― Ah zut !
 zut !
Il s’éponge le front : il lĂšve sur moi des yeux de suppliant. Il essaye de

comprendre, d’embrasser cette destruction de tout ce coin de monde, des’assimiler ce deuil. Il bafouille des propos sans suite, des interjections. IlĂŽte son vaste casque et on voit sa tĂȘte qui fume. Puis il me dit, pĂ©nible-ment :

― Mon vieux, tu peux pas te figurer, tu peux pas, tu peux pas
Il souffle :― Le Cabaret Rouge, oĂč c’est qu’il y a c’te tĂȘte de Boche et, tout autour,

des fouillis d’ordures
 c’t’espĂšce de cloaque, c’était
 sur le bord de laroute, une maison en briques et deux bĂątiments bas, Ă  cĂŽté  Combien defois, mon vieux, Ă  la place mĂȘme oĂč on s’est arrĂȘtĂ©, combien de fois, lĂ ,Ă  la bonne femme qui rigolait sur le pas de sa porte, j’ai dit au revoir enm’essuyant la bouche et en regardant du cĂŽtĂ© de Souchez oĂč je rentrais !Et aprĂšs quelques pas, on se retournait pour lui crier une blague ! Oh ! tupeux pas te figurer


« Mais ça, alors, ça !  »Il fait un geste circulaire pour me montrer toute cette absence qui

l’entoure
― Faut pas rester ici trop longtemps, mon vieux. Le brouillard se lùve,

tu sais.Il se met debout avec un effort.― Allons
Le plus grave est Ă  faire. Sa maison
Il hĂ©site, s’oriente, va


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― C’est là
 Non, j’ai dĂ©passĂ©. C’est pas lĂ . J’sais pas oĂč c’est oĂč c’quec’était. Ah ! malheur, misĂšre !

Il se tord les mains, en proie au dĂ©sespoir, se tient difficilement de-bout au milieu des plĂątras et des madriers. A un moment, perdu danscette plaine encombrĂ©e, sans repĂšres, il regarde en l’air pour chercher,comme un enfant inconscient, comme un fou. Il cherche l’intimitĂ© de ceschambres Ă©parpillĂ©e dans l’espace infini, la forme et le demi-jour intĂ©-rieurs jetĂ©s au vent !

AprĂšs plusieurs va-et-vient, il s’arrĂȘte Ă  un endroit, se recule un peu.― C’était lĂ . Y a pas d’erreur. Vois-tu : c’est c’te pierre-lĂ  qui m’fait

reconnaĂźtre. Il y avait un soupirail. On voit la trace d’une barre de fer dusoupirail avant qu’i’ se soit envolĂ©.

Il renifle, pense, hochant lentement la tĂȘte sans pouvoir s’arrĂȘter.― C’est quand y a plus rien qu’on comprend bien qu’on Ă©tait heureux.

Ah ! Ă©tait-on heureux !Il vient Ă  moi, rit nerveusement.― C’est pas ordinaire, ça, hein ? J’suis sĂ»r que tu n’as jamais vu ça ;

ne pas retrouver sa maison oĂč on a toujours vĂ©cu d’puis toujours
Il fait demi-tour, et c’est lui qui m’entraĂźne.― Ben, fichons l’camp, puisqu’y a plus rien. Quand on regard’ra la

place des choses pendant une heure ! Mettons-les, mon pauv’ vieux.On s’en va. Nous sommes les deux vivants faisant tache dans ce

lieu illusoire et vaporeux, ce village qui jonche la terre, et sur lequel onmarche.

On remonte. Le temps s’éclaircit. La brume se dissipe trĂšs rapidement.Mon camarade qui fait de grandes enjambĂ©es, en silence, le nez par terre,me montre un champ :

― Le cimetiĂšre, dit-il. Il Ă©tait lĂ  avant d’ĂȘtre partout, avant d’avoir toutpris Ă  n’en plus finir, comme une maladie du monde.

A mi-cĂŽte, on avance plus lentement. Poterloo s’approche de moi.― Tu vois, c’est trop, tout ça. C’est trop effacĂ©, toute ma vie jusqu’ici.

J’ai peur, tellement c’est effacĂ©.― Voyons : ta femme est en bonne santĂ©, tu le sais ; ta petite fille aussi.Il prend une drĂŽle de tĂȘte :― Ma femme
 J’vas t’dire une chose : ma femme


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― Eh bien ?― Eh bien, mon vieux, je l’ai r’vue.― Tu l’as vue ? Je croyais qu’elle Ă©tait en pays envahi ?― Oui, elle est Ă  Lens, chez mes parents. Eh bien, je l’ai vue
 Ah ! et

puis, aprĂšs tout, zut !
 Je vais tout te raconter ! Eh bien, j’ai Ă©tĂ© Ă  Lens, ily a trois semaines. C’était le 11. Y a vingt jours, quoi.

Je le regarde, abasourdi
 Mais il a bien l’air de dire la vĂ©ritĂ©. Il bre-douille, tout en marchant Ă  cĂŽtĂ© de moi dans la clartĂ© qui s’étend :

― On a dit, tu t’rappelles p’t’ĂȘt’
 Mais t’étais pas lĂ , j’crois
 On adit : faut renforcer le rĂ©seau de fils de fer en avant de la parallĂšle Billard.Tu sais c’que ça veut dire, ça. On n’avait jamais pu le faire jusqu’ici : dĂšsqu’on sort de la tranchĂ©e, on est en vue sur la descente, qui s’appelle d’undrĂŽle de nom.

― Le toboggan.― Oui, tout juste, et l’endroit est aussi difficile la nuit ou par la brume,

que par le plein jour, Ă  cause des fusils braquĂ©s d’avance sur des chevaletset des mitrailleuses qu’on pointe pendant le jour. Quand i’s n’voient pas,les Boches arrosent tout.

« On a pris les pionniers de la compagnie hors rang, mais y en a quiont filochĂ© et on les a remplacĂ©s par quĂ©qu’ poilus choisis dans les compa-gnies. J’en ai Ă©tĂ©. Bon. On sort. Pas un seul coup de fusil ! « Quoi qu’ça veutdire ? », qu’on disait. VoilĂ -t-il pas qu’on voit un Boche, deux Boches, dixBoches, qui sortent de terre— ces diables gris-lĂ  ! — et nous font des signesen criant : « Kamarad ! » « Nous sommes des Alsaciens » qu’i’ disent encontinuant de sortir de leur Boyau International. « On vous tirera pasdessus, qu’i’s disent. Ayez pas peur, les amis. Laissez-nous seulement en-terrer nos morts. » Et v’lĂ  qu’on travaille chacun de son cĂŽtĂ©, et mĂȘmequ’on parle ensemble, parce que c’étaient des Alsaciens. En rĂ©alitĂ©, i’ di-saient du mal de la guerre et de leurs officiers. Not’ sergent savait bienqu’c’est dĂ©fendu d’entrer en conversation avec l’ennemi et mĂȘme on nousa lu qu’il fallait causer avec eux qu’à coups de flingue. Mais l’sergent s’di-sait que c’était une occasion unique de renforcer les fils de fer, et pisqu’ilsnous laissaient travailler contre eux, y avait qu’à en profiter


« Or, voilĂ  un des Boches qui s’met Ă  dire : « Y aurait-i’ pas quelqu’und’entre vous qui soye des pays envahis et qui voudrait avoir les nouvelles

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de sa famille ? »« Mon vieux, ça a Ă©tĂ© plus fort que moi. Sans savoir si c’était bien

ou mal, j’m’ai avancĂ©, et j’ai dit : « Ben, y a moi. » Le Boche me posedes questions. J’y rĂ©ponds que ma femme est Ă  Lens, chez ses parents,avec la p’tite. I’ m’demande oĂč elle loge. J’y explique, et i’ dit qu’i’ voitça d’ici. « Écoute, qu’i’ m’dit, j’vas y porter une lettre, et non seul’mentune lettre, mais mĂȘme la rĂ©ponse j’te porterai. » Puis, tout d’un coup, i’s’frappe son front, c’Boche, et i’ s’rapproche d’moi : « Écoute, mon vieux,bien mieux encore. Si tu veux faire c’que j’te dis, tu la verras, ta femme,et aussi tes gosses, et tout, comme j’te vois. » I’ m’raconte que pour ça, ya qu’à aller avec lui, Ă  telle heure, avec une capote boche et un calot qu’i’m’aura. I m’mĂȘleraĂźt Ă  la corvĂ©e de charbon dans Lens ; on irait jusqu’àchez nous. J’pourrais voir, Ă  condition de m’planquer et de n’pas m’fairevoir, attendu qu’i’ rĂ©pond des hommes qui s’ront d’la corvĂ©e, mais qu’ya, dans la maison, des sous-offs dont il n’rĂ©pondait pas
 Eh bien, monvieux, j’ai acceptĂ© ! »

― C’était grave !― Bien sĂ»r oui, c’tait grave. Jem’suis dĂ©cidĂ© tout d’un coup, sans rĂ©flĂ©-

chir, sans vouloir rĂ©flĂ©chir, vu qu’j’étais Ă©bloui Ă  l’idĂ©e que j’allais revoirmon monde, et si aprĂšs j’étais fusillĂ©, eh bien, tant pis donnant donnant.C’est l’offre de la loi et de la d’mande, comme dit l’autre, pas ?

« Mon vieux, ça n’a pas fait une arnicoche. L’seul avatar c’est qu’ilsont eu du boulot Ă  m’trouver un calot assez large, parce que, tu sais, j’aila tĂȘte trĂšs forte. Mais ça mĂȘme ça c’est arrangĂ© : on m’a dĂ©nichĂ©, Ă  lafin, une boĂźte Ă  poux assez grande pour que ma tĂȘte puisse y contenir.J’ai justement des bottes boches, celles Ă  Caron, tu sais. Alors, nous v’lĂ partis dans les tranchĂ©es boches (mĂȘme qu’elles sont salement pareillesaux nĂŽtres) avec ces espĂšces de camarades boches qui m’disaient en trĂšsbon français — comme çui que j’cause — de n’pas m’en faire.

« Y a pas eu d’alerte, rien. Pour aller, ça a Ă©tĂ©. Tout s’est passĂ© si endouce et si simplement que je m’figurais pas qu’j’étais un Boche Ă  lamanque. On est arrivĂ© Ă  Lens Ă  la nuit tombante. J’m’rappelle avoir passĂ©devant la Perche et avoir pris la rue duQuatorze-Juillet. J’voyais des gensde la ville qui naviguaient dans les rues comme dans nos cantonnements.J’les r’connaissais pas Ă  cause du soir ; eux non plus, Ă  cause du soir aussi,

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et aussi, Ă  cause de l’énormitĂ© de la chose
 I’ ’sait noir Ă  n’pas pouvoirs’mett’ l’doigt dans l’Ɠil quand j’suis arrivĂ© dans l’jardin d’mes parents.

« Le cƓur me battait ; j’en Ă©tais tout tremblant des pieds Ă  la tĂȘtecomme si je n’étais plus qu’une espĂšce de cƓur. Et je me r’tenais pourne pas rigoler tout haut, et en français, encore, tellement j’étais heureux,Ă©mu. Le kamarade me dit : « Tu vas passer une fois, puis une autre fois,en regardant dans la porte et la fenĂȘtre. Tu r’garderas sans en avoir l’air
MĂ©fie-toi  » Alors, je m’ressaisis, j’avale mon Ă©motion, v’lan, d’un coup.C’était un chic type, ce bougre-lĂ , parce qu’il Ă©copait salement si je m’faĂź-sais poisser, hĂ© ?

« Tu sais, chez nous, comme tout partout dans le Pas-de-Calais, lesportes d’entrĂ©e des maisons sont divisĂ©es en deux : en bas, ça forme unesorte de barriĂšre jusqu’à mi-corps, et en haut ça forme comme qui diraitvolet. Comme ça, on peut fermer seulement la moitiĂ© d’en bas de la porteet ĂȘtre Ă  moitiĂ© chez soi.

« Le volet Ă©tait ouvert, la chambre, qui est la salle Ă  manger et aussi lacuisine bien entendu, Ă©tait Ă©clairĂ©e, on entendait des voix.

« J’ai passĂ© en tendant l’cou de cĂŽtĂ©. Il y avait, rosĂ©es, Ă©clairĂ©es, destĂȘtes d’hommes et de femmes autour de la table ronde et de la lampe. Mesyeux se sont jetĂ©s sur elle, sur Clotilde. Je l’ai bien vue. Elle Ă©tait assiseentre deux types, des sous-offs, je crois, qui lui parlaient. Et quoi qu’ellefaisait ? Rien ; elle souriait, en penchant gentiment sa figure entourĂ©e d’unlĂ©ger petit cadre de cheveux blonds oĂč la lampe mettait de la dorure.

« Elle souriait. Elle Ă©tait contente. Elle avait l’air d’ĂȘtre bien, Ă  cĂŽtĂ©de cette gradaille boche, de cette lampe et de ce feu qui me soufflait unetiĂ©deur que je reconnaissais. J’ai passĂ©, puis je me suis r’tournĂ©, et j’ai re-passĂ©. Je l’ai revue, toujours avec son sourire. Pas un sourire forcĂ©, non,un vrai sourire, qui venait d’elle, et qu’elle donnait. Et pendant l’tempsd’éclair que j’ai passĂ© dans les deux sens, j’ai pu voir aussi ma gosse quitendait les mains vers un gros bonhomme galonnĂ© et essayait de lui mon-ter sur les genoux, et puis, Ă  cĂŽtĂ©, qui donc ça que j’reconnaissais ? C’étaitMadeleine VandaĂ«rt, la femme de VandaĂ«rt, mon copain de la 19ᔉ, qui aĂ©tĂ© tuĂ© Ă  la Marne, Ă  Montyon.

« Elle le savait qu’il avait Ă©tĂ© tuĂ©, puisqu’elle Ă©tait en deuil. Et elle, ellerigolait, elle riait carrĂ©ment, j’te l’dis
 et elle regardait l’un et l’autre avec

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un air de dire : « Comme j’suis bien ici ! »« Ah ! mon vieux, j’suis sorti d’lĂ  et j’ai butĂ© dans les kamarades qui

attendaient pour me ram’ner. Comment je suis revenu, je pourrais pasle dire. J’étais assommĂ©. J’suis marchĂ© en trĂ©buchant comme un maudit.I’ n’aurait pas fallu m’emmerder, Ă  ce moment-lĂ  ! J’aurais gueulĂ© touthaut ; j’aurais fait un escandale pour me faire tuer et qu’ce soye fini decette sale vie !

« Tu saisis ? Elle souriait, ma femme, ma Clotilde, ce jour-lĂ  de laguerre ! Alors quoi ? Il suffit qu’on soit pas lĂ  pendant un temps pourqu’on ne compte plus ? Tu fous le camp de chez toi pour aller Ă  la guerre,et tout Ă  l’air cassĂ© ; et pendant que tu l’crois, on se fait Ă  ton absence, etpeu Ă  peu tu deviens comme si tu n’étais pas, vu qu’on s’passe de toi pourĂȘtre heureuse comme avant et pour sourire. Ah ! bon sang ! Je ne parlepas de l’autre garce qui riait, mais ma Clotilde, Ă  moi, qui, Ă  ce moment-lĂ  que j’ai vu par hasard, Ă  c’moment-lĂ , qu’on dise ce qu’on voudra, sefichait pas mal de moi !

« Et encore si elle avait Ă©tĂ© avec des amis, des parents ; mais non, jus-tement avec des sous-offs boches. Dis-moi, y avait-il pas de quoi sauterdans la chambre, lui foutre une paire de gifles et tordre le cou Ă  c’t’aut’poule en deuil !

« Oui, oui, j’ai pensĂ© Ă  l’faire. J’sais bien que j’allais fort
 J’étais em-ballĂ©, quoi.

« Note que j’veux pas en dire plus que je ne dis. C’est une bonne fille,Clotilde. J’la connais et j’ai confiance en elle : pas d’erreur, tu sais : sij’étais bousillĂ©, elle pleurerait toutes les larmes de son corps pour com-mencer. Elle me croit vivant, j’l’accorde, mais s’agit pas d’ça. Elle ne peutpas s’empĂȘcher d’ĂȘtre bien, et satisfaite, et s’épanouir, dĂšs lors qu’elle aun bon feu, une bonne lampe et de la compagnie, que j’y soye ou que j’ysoye pas  »

J’entraĂźnai Poterloo.― Tu exagĂšres, mon vieux. Tu te fais des idĂ©es absurdes, voyons
On avait marchĂ© tout doucement. On Ă©tait encore au bas de la cĂŽte.

Le brouillard s’argentait avant de s’en aller tout à fait. Il allait y avoir dusoleil, il y avait du soleil.

††

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Le feu Chapitre XII

Poterloo regarda et dit :― On va faire le tour par la route de Carency et remonter par-derriùre.Nous obliquñmes dans les champs. Au bout de quelques instants, il

me dit :― J’exagĂšre, tu crois ? Tu dis que j’exagĂšre ?Il rĂ©flĂ©chit :― Ah !Puis il ajouta avec ce hochement de tĂȘte qui ne l’avait pas beaucoup

quittĂ© ce matin-lĂ  :― Mais enfin ! Tout d’mĂȘme, y a un fait
Nous grimpĂąmes la pente. Le froid s’était changĂ© en tiĂ©deur. ArrivĂ©s

Ă  une plateforme de terrain :― Asseyons-nous encore un petit coup avant de rentrer, proposa-t-il.Il s’assit, lourd d’un monde de rĂ©flexions qui s’enchevĂȘtraient. Son

front se plissait. Puis il se tourna vers moi d’un air embarrassĂ© comme s’ilavait un service Ă  me demander.

― Dis donc, vieux, je m’demande si j’ai raison.Mais aprĂšs m’avoir regardĂ©, il regardait les choses comme s’il voulait

les consulter plus que moi.Une transformation se faisait dans le ciel et sur la terre. Le brouillard

n’était presque plus qu’un rĂȘve. Les distances se dĂ©voilaient. La plaineĂ©troite, morne, grise, s’agrandissait, chassait ses ombres et se colorait. LaclartĂ© la couvrait peu Ă  peu, de l’est Ă  l’ouest, comme deux ailes.

Et voilà que là-bas, à nos pieds, on a vu Souchez entre les arbres. Ala faveur de la distance et de la lumiÚre, la petite localité se reconstituaitaux yeux, neuve de soleil !

― Est-ce que j’ai raison ? rĂ©pĂ©ta Poterloo, plus vacillant, plus incer-tain.

Avant que j’aie pu parler, il se rĂ©pondit Ă  lui-mĂȘme, d’abord presqueĂ  voix basse, dans la lumiĂšre :

― Elle est toute jeune, tu sais ; ça a vingt-six ans. Elle ne peut pasr’tenir sa jeunesse ; ça lui sort de partout et, quand elle se repose Ă  lalampe et au chaud, elle est bien obligĂ©e de sourire ; et, mĂȘme si elle riaitaux Ă©clats, ce serait tout bonnement sa jeunesse qui lui chant’rait dansla gorge. C’est point Ă  cause des autres, Ă  vrai dire, c’est Ă  cause d’elle.

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Le feu Chapitre XII

C’est la vie. Elle vit. Eh oui, elle vit, voilĂ  tout. C’est pas d’sa faute si ellevit. Tu voudrais pas qu’elle meure ? Alors, qu’est-ce que tu veux qu’ellefasse ?Qu’elle pleure, rapport Ă  moi et aux Boches, tout le long du jour ?Qu’elle rouspĂšte ? On peut pas pleurer tout le temps ni rouspĂ©ter pendantdix-huit mois. C’est pas vrai. Il y a trop longtemps, que j’te dis. Tout estlĂ .

Il se tait pour regarder le panorama de Notre-Dame-de-Lorette, main-tenant tout illuminé.

― C’est kif-kif la gosse qui, quand elle se trouve Ă  cĂŽtĂ© d’un bon-homme qui ne parle pas de l’envoyer baller, finit par chercher Ă  lui montersur les genoux. Elle aimerait p’t’ĂȘt’ mieux que ce soit son oncle ou un amide son pĂšre — p’t’ĂȘt’ — mais elle essaie tout de mĂȘme auprĂšs de celui quiest seul Ă  ĂȘtre toujours lĂ , mĂȘme si c’est un gros cochon Ă  lunettes.

« Ah ! s’écrie-t-il en se levant, et en venant gesticuler devant moi, onpourrait m’rĂ©pondre une bonne chose : si je revenais pas de la guerre,j’dirais : « Mon vieux, t’es fichu, plus de Clotilde, plus d’amour ! Tu vasĂȘtre remplacĂ© un jour ou l’autre dans son cƓur. Y a pas Ă  tourner : tonsouvenir, le portrait de toi qu’elle porte en elle, il va s’effacer peu Ă  peuet un autre se mettra dessus et elle recommencera une autre vie. » Ah ! sij’rev’nais pas ! »

Il a un bon rire.― Mais j’ai bien l’intention de revenir ! Ah ! ça oui, faut ĂȘtre lĂ . Sans

ça !
 Faut ĂȘtre lĂ , vois-tu, reprend-il plus grave. Sans ça, si tu n’es pas lĂ ,mĂȘme si tu as affaire Ă  des saints ou Ă  des anges, tu finiras par avoir tort.C’est la vie. Mais j’suis lĂ .

Il rit.― J’suis mĂȘme un peu lĂ , comme on dit !Je me lĂšve aussi et lui frappe sur l’épaule.― Tu as raison, mon vieux frĂšre. Tout ça finira.Il se frotte les mains. Il ne s’arrĂȘte plus de parler.― Oui, bon sang, tout ça finira. T’en fais pas.« Oh ! je sais bien qu’il y aura du boulot pour que ça finisse, et plus

encore aprĂšs. Faudra bosser. Et j’dis pas seulement bosser avec les bras.« Faudra tout r’faire. Eh bien, on refera. La maison ? Partie. Le jardin ?

Plus nulle part. Eh bien, on refera la maison. On refera le jardin. Moins y

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aura et plus on refera. Aprùs tout, c’est la vie, et on est fait pour refaire,pas ? On r’fera aussi la vie ensemble et le bonheur ; on refera les jours, onrefera les nuits.

« Et les autres aussi. Ils referont leur monde. Veux-tu que je te dise ?Ça sera peut-ĂȘtre moins long qu’on croit


« Tiens, j’vois trĂšs bien Madeleine VandaĂ«rt Ă©pousant un autre gars.Elle est veuve ; mais, mon vieux, y a dix-huit mois qu’elle est veuve. Crois-tu qu’c’est pas une tranche, ça, dix-huit mois ? On n’porte mĂȘme plusl’deuil, j’crois, autour de c’temps-lĂ  ! On ne fait pas attention Ă  ça quandon dit : « C’est une garce ! » et quand on voudrait, en somme, qu’elle sesuicide ! Mais, mon vieux, on oublie, on est forcĂ© d’oublier. C’est pas lesautres qui font ça ; c’est mĂȘme pas nous-mĂȘmes ; c’est l’oubli, voilĂ , jela retrouve tout d’un coup et de la voir rigoler ça m’a chamboulĂ©, toutcomme si son mari venait d’ĂȘtre tuĂ© d’hier — c’est humain — mais quoi !Y a une paye qu’il est clamsĂ©, le pauv’ gars. Y a longtemps ; y a trop long-temps. On n’est plus les mĂȘmes. Mais, attention, faut r’venir, faut ĂȘtre lĂ  !On y sera et on s’occupera de redevenir ! »

En chemin, il me regarde, cligne de l’Ɠil et, ragaillardi d’avoir trouvĂ©une idĂ©e oĂč appuyer ses idĂ©es :

― J’vois ça d’ici, aprĂšs la guerre, tous ceux de Souchez se remettantau travail et Ă  la vie
Quelle affaire ! Tiens, le pĂšre Ponce, mon vieux, cenumĂ©ro-lĂ  ! Il Ă©tait si tellement mĂ©ticuleux que tu l’voyais balayer l’herbede son jardin avec un balai d’crin, ou, Ă  genoux sur sa pelouse, couperle gazon avec une paire d’ciseaux. Eh bien, il s’paiera ça encore ! Et MmeImaginaire, celle qu’habitait une des derniĂšresmaisons du cĂŽtĂ© du chĂąteaude Carleul, une forte femme qu’avait l’air de rouler par terre comme sielle avait eu des roulettes sous le gros rond de ses jupes. Elle pondait unenfant tous les ans. RĂ©glĂ©, recta : une vraie mitrailleuse Ă  gosses ! Eh biena r’prendra c’t’occupation Ă  tour d’bras.

Il s’arrĂȘte, rĂ©flĂ©chit, sourit Ă  peine, presque en lui-mĂȘme :― 
 Tiens j’vais t’dire, j’ai r’marqué  Ça n’a pas grande importance,

ça, insiste-t-il, comme gĂȘnĂ© subitement par la petitesse de cette paren-thĂšse —mais j’ai r’marquĂ© (on r’marque ça d’un coup d’Ɠil en r’marquantaut’ chose), que c’était plus propre chez nous que d’mon temps


On rencontre par terre de petits rails qui rampent perdus dans le foin

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séché sur pied. Poterloo me montre, de sa botte, ce bout de voie aban-donné, et sourit :

― Ça, c’est notre chemin de fer. C’est un tortillard, qu’on appelle. Çadoit vouloir dire « qui se grouille pas ». Il n’allait pas vite ! Un escargot yaurait tenu le pied ! On le refera. Mais il n’ira pas plus vite, certainement.Ça lui est dĂ©fendu !

Quand nous arrivĂąmes en haut de la cĂŽte, il se retourna et jeta un der-nier coup d’Ɠil sur les lieux massacrĂ©s que nous venions de visiter. Plusencore que tout Ă  l’heure, la distance recrĂ©ait le village Ă  travers les restesd’arbres qui, diminuĂ©s et rognĂ©s, semblaient de jeunes pousses. Mieux en-core que tout Ă  l’heure, le beau temps disposait sur ce groupement blancet rose de matĂ©riaux d’une apparence de vie et mĂȘme un semblant de pen-sĂ©e. Les pierres subissaient la transfiguration du renouveau. La beautĂ© desrayons annonçait ce qui serait, et montrait l’avenir. La figure du soldat quicontemplait cela s’éclairait aussi d’un reflet de rĂ©surrection. Le printempset l’espoir y dĂ©teignaient en sourire ; et ses joues roses, ses yeux bleus siclairs et ses sourcils jaune d’or avaient l’air peints de frais.

††On descend dans le boyau. Le soleil y donne. Le boyau est blond, sec et

sonore. J’admire sa belle profondeur gĂ©omĂ©trique, ses parois lisses poliespar la pelle, et j’éprouve de la joie Ă  entendre le bruit franc et net que fontnos semelles sur le fond de terre dure ou sur les caillebotis, petits bĂątis debois posĂ©s bout Ă  bout et formant plancher.

Je regarde ma montre. Elle me fait voir qu’il est neuf heures ; et elleme montre aussi un cadran dĂ©licatement coloriĂ© oĂč se reflĂšte un ciel bleuet rose, et la fine dĂ©coupure des arbustes qui sont plantĂ©s lĂ , au-dessusdes bords de la tranchĂ©e.

Et Poterloo et moi nous nous regardons Ă©galement, avec une sortede joie confuse ; on est content de se voir, comme si on se revoyait ! Ilme parle, et moi qui suis bien habituĂ© pourtant Ă  son accent du Nord quichante, je dĂ©couvre qu’il chante.

Nous avons eu de mauvais jours, des nuits tragiques, dans le froid,dans l’eau et la boue. Maintenant, bien que ce soit encore l’hiver, une pre-miĂšre belle matinĂ©e nous apprend et nous convainc qu’il va y avoir bien-tĂŽt, encore une fois, le printemps. DĂ©jĂ  le haut de la tranchĂ©e s’est ornĂ©

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d’herbe vert tendre et il y a, dans les frissons nouveau-nĂ©s de cette herbe,des fleurs qui s’éveillent. C’en sera fini des jours rapetissĂ©s et Ă©troits. Leprintemps vient d’en haut et d’en bas. Nous respirons Ă  cƓur joie, noussommes soulevĂ©s.

Oui, les mauvais jours vont finir. La guerre aussi finira, que diable !Et elle finira sans doute dans cette belle saison qui vient et qui déjà nouséclaire et commence à nous caresser avec sa brise.

Un sifflement. Tiens, une balle perdue
Une balle ? Allons donc ! C’est un merle !C’est drĂŽle comme c’était pareil
 Les merles, les oiseaux qui crient

doucement, la campagne, les cĂ©rĂ©monies des saisons, l’intimitĂ© des chambres,habillĂ©es de lumiĂšre
 Oh ! la guerre va finir, on va revoir Ă  jamais lessiens : la femme, les enfants, ou celle qui est Ă  la fois la femme et l’enfant,et on leur sourit dans cet Ă©clat jeune qui, dĂ©jĂ , nous rĂ©unit.


 A la fourche des deux boyaux, sur le champ, au bord, voici commeun portique. Ce sont deux poteaux appuyĂ©s l’un sur l’autre avec, entreeux, un enchevĂȘtrement de fils Ă©lectriques qui pendent comme des lianes.Cela fait bien. On dirait un arrangement, un dĂ©cor de thĂ©Ăątre. Une minceplante grimpante enlace l’un des poteaux et, en la suivant des yeux, onvoit qu’elle a dĂ©jĂ  osĂ© aller de l’un Ă  l’autre.

BientĂŽt, Ă  longer ce boyau dont le flanc herbeux frissonne comme lesflancs d’un beau cheval vivant, nous aboutissons dans notre tranchĂ©e dela route de BĂ©thune.

Voici notre emplacement. Les camarades sont là, groupés. Ilsmangent,jouissent de la bonne température.

Le repas fini, on nettoie les gamelles ou les assiettes en aluminiumavec un bout de pain


― Tiens, y a plus de soleil !C’est vrai. Un nuage s’étend et l’a cachĂ©.― I’va mĂȘme flotter, mes petits gars, dit Lamuse.― VoilĂ  bien notre veine ! Justement pour le dĂ©part !― SacrĂ© pays, milĂ©di ! dit Fouillade.Le fait est que ce climat du Nord ne vaut pas grand-chose. Ça bruine,

ça brouillasse, ça fume, ça pleut. Et, quand il y a du soleil, le soleil s’éteintvite au milieu de ce grand ciel humide.

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Nos quatre jours de tranchĂ©es sont finis. La relĂšve aura lieu Ă  la tom-bĂ©e du soir. On se prĂ©pare lentement au dĂ©part. On remplit et on range lesac, les musettes. On donne un coup au fusil et on l’enveloppe.

Il est déjà quatre heures. La brume tombe vite. On devient indistinctsles uns aux autres.

― Bon sang, la voici, la pluie !Quelques gouttes. Puis c’est l’averse. Oh ! là là là ! On ajuste des ca-

puchons, des toiles de tente. On rentre dans l’abri en pataugeant et en semettant de la boue aux genoux, aux mains et aux coudes, car le fond de latranchĂ©e commence Ă  ĂȘtre gluant. Dans la guitoune, on a Ă  peine le tempsd’allumer une bougie posĂ©e sur un bout de pierre, et de grelotter autour.

― Allons, en route !On se hisse dans l’ombre mouillĂ©e et venteuse du dehors. J’entrevois

la puissante carrure de Poterloo : Nous sommes toujours Ă  cĂŽtĂ© l’un del’autre dans le rang. Je lui crie quand on se met en marche :

― Tu es là, mon vieux ?― Oui, d’vant toi, me crie-t-il en se retournant.Il reçoit dans ce mouvement une gifle de vent et de pluie, mais il rit. Il

a toujours sa bonne figure heureuse de ce matin. Ce n’est pas une aversequi lui ĂŽtera le contentement qu’il emporte dans son cƓur ferme et solide,et ce n’est pas une maussade soirĂ©e qui Ă©teindra le soleil que j’ai vu, il ya quelques heures, entrer dans sa pensĂ©e.

On marche. On se bouscule. On fait quelques faux pas
 La pluie necesse pas et l’eau ruisselle dans le fond de la tranchĂ©e. Les caillebotisbranlent sur le sol devenu mou : quelques-uns penchent Ă  droite ou Ă gauche et on y glisse. Et puis, dans le noir, on ne les voit pas, et il arrivequ’aux tournants on met le pied Ă  cĂŽtĂ©, dans les trous d’eau.

Je ne perds pas des yeux, dans le gris de la nuit, le poil ardoisĂ© ducasque de Poterloo, ruisselant comme un toit sous l’averse, et son largedos garni d’un carrĂ© de toile cirĂ©e qui miroite. Je lui emboĂźte le pas et,de temps en temps, je l’interpelle et il me rĂ©pond — toujours de bonnehumeur, toujours calme et fort.

Quand il n’y a plus de caillebotis, on piĂ©tine dans la boue Ă©paisse. Ilfait noir, maintenant. On s’arrĂȘte brusquement, et je suis jetĂ© sur Poterloo.On entend, en avant, une invective demi-furieuse :

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― Ben quoi, vas-tu avancer ? On va ĂȘtre coupĂ©s !― J’peux pas dĂ©coller mes reposoirs ! rĂ©pond une voix piteuse.L’enlisĂ© arrive enfin Ă  se dĂ©gager, et il nous faut courir pour rattraper

le reste de la compagnie. On commence Ă  haleter et Ă  geindre et Ă  pestercontre ceux qui sont en tĂȘte. On pose les pieds au petit bonheur : on faitdes faux pas, on se retient aux parois, et on a les mains enduites de boue.La marche devient une dĂ©bandade pleine de bruit de ferraille et de jurons.

La pluie redouble. Second arrĂȘt subit. Il y en a un qui est tombĂ© ! Brou-haha.

Il se relĂšve. On repart. Je m’évertue Ă  suivre de tout prĂšs le casque dePoterloo, qui luit faiblement dans la nuit devant mes yeux, et je lui criede temps en temps :

― Ça va ?― Oui, oui, ça va, me rĂ©pond-il, en reniflant et en soufflant, mais de

sa voix toujours sonore et chantante.Le sac tire et fait mal aux épaules, secoué dans cette course houleuse

sous l’assaut des Ă©lĂ©ments. La tranchĂ©e est bouchĂ©e par un Ă©boulementfrais dans lequel on s’enfonce
 On est obligĂ© d’arracher ses pieds de laterre molle et adhĂ©rente, en les levant trĂšs haut Ă  chaque pas. Puis, ce pas-sage laborieusement franchi, on redĂ©gringole tout de suite dans le ruis-seau glissant. Les souliers ont tracĂ© au fond deux orniĂšres Ă©troites oĂč lepied se prend comme dans un rail, ou bien il y a des flaques oĂč il entre Ă grand floc. Il faut, Ă  un endroit, se baisser trĂšs bas pour passer au-dessousdu pont massif et gluant qui franchit le boyau, et ce n’est pas sans peinequ’on y arrive. On est forcĂ© de s’agenouiller dans la boue, de s’écraser parterre et de ramper Ă  quatre pattes pendant quelques pas. Un peu plus loin,il nous faut Ă©voluer en empoignant un piquet que le dĂ©trempage du sol afait pencher de travers juste au milieu du passage.

On parvient à un carrefour.― Allons, en avant ! maniez-vous, les gars ! dit l’adjudant, qui s’est

plaquĂ© dans une encoignure pour nous laisser passer et nous parler. L’en-droit n’est pas bon.

― On est Ă©reintĂ©, meugle une voix si enrouĂ©e et si haletante que je nereconnais pas le parleur.

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― Zut ! j’en ai marre, j’reste lĂ , gĂ©mit un autre Ă  bout de souffle et deforce.

― Que voulez-vous que j’y fasse ? rĂ©pond l’adjudant, c’est pas d’mafaute, hĂ© ? Allons, grouillez-vous, l’endroit est mauvais. Il a Ă©tĂ© marmitĂ©Ă  la derniĂšre relĂšve !

On va au milieu de la tempĂȘte d’eau et de vent. Il semble qu’on des-cende, qu’on descende, dans un trou. On glisse, on tombe et on bute contrela paroi, on se rejette debout. Notremarche est une espĂšce de longue chuteoĂč l’on se retient comme on peut et oĂč on peut. Il s’agit de trĂ©bucher de-vant soi et le plus droit possible.

OĂč sommes-nous ? Je lĂšve la tĂȘte, malgrĂ© les vagues de pluie, horsde ce gouffre oĂč nous nous dĂ©battons. Sur le fond Ă  peine distinct duciel couvert, je dĂ©couvre le rebord de la tranchĂ©e, et voici tout d’un coupapparaĂźtre Ă  mes yeux, dominant ce bord, une espĂšce de poterne sinistrefaite de deux poteaux noirs penchĂ©s l’un sur l’autre, au milieu desquelspend comme une chevelure arrachĂ©e. C’est le portique.

― En avant ! En avant !Je baisse la tĂȘte et je ne vois plus rien ; mais j’entends Ă  nouveau les se-

melles entrer dans la vase et en sortir, le cliquetis des fourreaux de baïon-nette, les exclamations sourdes et le halÚtement précipité des poitrines.

Encore une fois, remous violent. On stoppe brusquement et commetout Ă  l’heure je suis jetĂ© sur Poterloo et m’appuie sur son dos, son dosfort, solide, comme une colonne d’arbre, comme la santĂ© et l’espoir. Il mecrie :

― Courage, vieux, on arrive !On s’immobilise. Il faut reculer
 Nom de Dieu !
 Non, on avance à

nouveau !Tout Ă  coup, une explosion formidable tombe sur nous. Je tremble jus-

qu’au crĂąne, une rĂ©sonance mĂ©tallique m’emplit la tĂȘte, une odeur brĂ»-lante de soufre me pĂ©nĂštre les narines et me suffoque. La terre s’est ou-verte devant moi. Je me sens soulevĂ© et jetĂ© de cĂŽtĂ©, pliĂ©, Ă©touffĂ© et aveu-glĂ© Ă  demi dans cet Ă©clair de tonnerre
 Je me souviens bien pourtant :pendant cette seconde oĂč, instinctivement, je cherchais, Ă©perdu, hagard,mon frĂšre d’armes, j’ai vu son corps monter, debout, noir, les deux bras

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Le feu Chapitre XII

Ă©tendus de toute leur envergure, et une flamme Ă  la place de la tĂȘte !

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CHAPITRE XIII

LES GROS MOTS

B écrire. Il vient vers moi à quatre pattes à traversla paille, et me présente sa figure éveillée, ponctuée par sontoupet roussùtre de Paillasse, ses petits yeux vifs au-dessus des-

quels se plissent et se dĂ©plissent des accents circonflexes. Il a la bouche quitourne dans tous les sens Ă  cause d’une tablette de chocolat qu’il croqueet mĂąche, et dont il tient dans son poing l’humide moignon.

Il bafouille, la bouche pleine, en me soufflant une odeur de boutiquede confiserie.

― Dis donc, toi qui Ă©cris, tu Ă©criras plus tard sur les soldats, tu parlerasde nous, pas ?

― Mais oui, fils, je parlerai de toi, des copains, et de notre existence.― Dis-moi donc
Il indique de la tĂȘte les papiers oĂč j’étais en train de prendre des notes.

Le crayon en suspens, je l’observe et l’écoute. Il a envie de me poser unequestion.

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Le feu Chapitre XIII

― Dis donc, sans t’commander
 Y a quĂ©qu’chose que j’voudrais ted’mander. VoilĂ  la chose : si tu fais parler les troufions dans ton livre,est-ce que tu les ’ras parler comme ils parlent, ou bien est-ce que tu ar-rangerais ça, en lousdoc ? C’est rapport aux grosmots qu’on dit. Car enfin,pas, on a beau ĂȘtre trĂšs camarades et sans qu’on s’engueule pour ça, tun’entendras jamais deux poilus l’ouvrir pendant une minute sans qu’i’sdisent et qu’i’s rĂ©pĂštent des choses que les imprimeurs n’aiment pas be-sef imprimer. Alors, quoi ? Si tu ne le dis pas, ton portrait ne sera pasr’ssemblant : c’est comme qui dirait que tu voudrais les peindre et que tun’mettes pas une des couleurs les plus voyantes partout oĂč elle est. Maispourtant ça s’fait pas.

― Je mettrai les gros mots Ă  leur place, mon petit pĂšre, parce que c’estla vĂ©ritĂ©.

― Mais dis-moi, si tu l’mets, est-ce que des types de ton bord, sanss’occuper de la vĂ©ritĂ©, ne diront pas que t’es un cochon ?

― C’est probable, mais je le ferai tout de mĂȘme sans m’occuper de cestypes.

― Veux-tu mon opinion ? Quoique je ne m’y connais pas en livres :c’est courageux, ça, parce que ça s’fait pas, et ce sera trĂšs chic si tu l’oses,mais t’auras de la peine au dernier moment, t’es trop poli !
 C’est mĂȘmeun des dĂ©fauts que j’te connais depuis qu’on s’connaĂźt. Ça, et aussi cettesale habitude que tu as quand on nous distribue de la gniole, sous prĂ©texteque tu crois que ça fait du mal, au lieu de donner ta part Ă  un copain, det’la verser sur la tĂȘte pour te nettoyer les tifs.

n

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CHAPITRE XIV

LE BARDA

L ’ au bout de la cour de la Ferme des Muets,dans la construction basse, comme une caverne. Toujours descavernes pour nous, mĂȘme dans les maisons ! Quand on a tra-

versĂ© la cour oĂč le fumier cĂšde sous les semelles avec un bruit spongieux,ou bien qu’on l’a contournĂ©e en se tenant difficultueusement en Ă©quilibresur l’étroite bordure de pavĂ©s, et qu’on se prĂ©sente devant l’ouverture dela grange, on ne voit rien du tout


Puis, en insistant, on perçoit un enfoncement brumeux oĂč de bru-meuses masses noires sont accroupies, sont Ă©tendues ou bien Ă©voluentd’un coin Ă  un autre. Au fond, Ă  droite et Ă  gauche, deux pĂąles lueurs debougies, aux halos ronds comme de lointaines lunes rousses, permettentenfin de distinguer la forme humaine de ces masses dont la bouche Ă©metsoit de la buĂ©e, soit de la fumĂ©e Ă©paisse.

Ce soir, notre vague repaire, oĂč je m’engouffre avec prĂ©caution, esten proie Ă  l’agitation. Le dĂ©part aux tranchĂ©es a lieu demain matin et les

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Le feu Chapitre XIV

nĂ©buleux locataires de la grange commencent Ă  faire leurs paquets.Assailli par l’obscuritĂ© qui, au sortir du soir pĂąle, me bouche les yeux,

j’évite nĂ©anmoins le piĂšge des bidons, des gamelles et des Ă©quipementsqui traĂźnent par terre, mais je bute en plein dans les boules entassĂ©esjuste au milieu, tels des pavĂ©s dans un chantier
 J’atteins mon coin. UnĂȘtre, Ă  l’énorme dos laineux et sphĂ©rique est lĂ , Ă  croupetons, penchĂ© surune sĂ©rie de petites choses qui miroitent par terre. Je donne une tape surson Ă©paule matelassĂ©e d’une peau de mouton. Il se retourne et, Ă  la lueurbrouillĂ©e et saccadĂ©e de la bougie que supporte une baĂŻonnette plantĂ©epar terre, je vois la moitiĂ© de la figure, un Ɠil, un bout de moustache etun coin de la bouche entrouverte. Il grogne, amicalement, et se remet Ă regarder son fourbi.

― Qu’est-ce que tu fabriques là ?― Je range. Je m’range.Le simili-brigand qui semble inventorier son butin est mon camarade

Volpatte. Je vois ce qu’il en est : il a Ă©tendu sa toile de tente pliĂ©e en quatrepar-dessus son lit — c’est-Ă -dire la bande de paille Ă  lui rĂ©servĂ©e — et surce tapis, il a vidĂ© et Ă©talĂ© le contenu de ses poches.

Et c’est tout un magasin qu’il couve des yeux avec une sollicitude demĂ©nagĂšre, tout en veillant, attentif et agressif, Ă  ce qu’on ne lui marchepas dessus
 J’épelle de l’Ɠil l’abondante exposition.

Autour du mouchoir, de la pipe, de la blague Ă  tabac, laquelle ren-ferme aussi le cahier de feuilles, du couteau, du porte-monnaie et du bri-quet (le fonds nĂ©cessaire et indispensable), voici deux bouts de lacets decuir emmĂȘlĂ©s comme des vers de terre autour d’une montre incluse dansune boĂźte en celluloĂŻd transparent qui se ternit et blanchit singuliĂšrementen vieillissant. Puis une petite glace ronde et une autre carrĂ©e ; celle-ciest cassĂ©e, mais de plus belle qualitĂ©, taillĂ©e en biseau. Un flacon d’es-sence de tĂ©rĂ©benthine, un flacon d’essence minĂ©rale presque vide, et untroisiĂšme flacon, vide. Une plaque de ceinturon allemand portant cettedevise : Go mit uns, un gland de dragonne de mĂȘme provenance ; en-veloppĂ©e Ă  demi dans du papier, une flĂ©chette d’aĂ©ro qui a la forme d’uncrayon d’acier et est pointue comme une aiguille ; des ciseaux pliants etune cuiller-fourchette Ă©galement pliante ; un bout de crayon et un boutde bougie ; un tube d’aspirine contenant aussi des comprimĂ©s d’opium,

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Le feu Chapitre XIV

plusieurs boĂźtes de fer-blanc.Voyant que j’inspecte en dĂ©tail sa fortune personnelle, Volpatte

m’aide à identifier certains articles.― Ça, c’est un vieux gant d’officier en peau. J’coupe les doigts pour

boucher l’canon d’mon arbalĂšte ; ça, c’est du fil tĂ©lĂ©phonique, la seule af-faire avec quoi tu attaches tes boutons d’capote si tu veux qu’ils tiennent.Et ici, lĂ -dedans, tu t’demandes c’qu’y est ? Du fil blanc, solide, et pasd’celui-la qu’t’es cousu quand on te livre des effets neufs, et qu’on r’tireavec la fourchette, du macaroni au fromage, et, lĂ , un jeu d’aiguilles surune carte postale. Les Ă©pingles de nourrice, a sont lĂ , Ă  part


« Et ici, c’est les papyrus. Tu parles d’une biothĂšque. »Il y a, en effet, dans l’étalage des objets issus des poches de Volpatte, un

Ă©tonnant amoncellement de papiers : c’est la pochette violette de papierĂ  lettres dont la mauvaise enveloppe imprimĂ©e est Ă©culĂ©e ; c’est un livretmilitaire dont la couverture, racornie et poussiĂ©reuse comme la peau d’unvieux routier, s’effrite et diminue de partout ; c’est un carnet en moleskineĂ©raillĂ©e bondĂ© de papier et de portraits : au milieu trĂŽne l’image de lafemme et des petits.

Hors de la liasse des papiers jaunis et noircis, Volpatte extrait la pho-tographie et me la montre une fois de plus. Je refais connaissance avecMme Volpatte, une femme au buste opulent, aux traits doux et mous, en-tourĂ©e de deux garçonnets Ă  col blanc, l’aĂźnĂ© mince, le cadet rond commeune balle.

― Moi, dit Biquet, qui a vingt ans, je n’ai que des photos de vieux.Et il nous fait voir, en la plaçant tout prùs de la bougie, l’image d’un

couple de vieillards qui nous regardent, l’air bien sage comme les petitsenfants de Volpatte.

― J’ai les miens aussi avec moi, dĂźt un autre. J’quitte jamais la photo-graphie de la nichĂ©e.

― Dame ! chacun emporte son monde, ajoute un autre.― C’est drĂŽle, constate Barque, un portrait, ça s’use Ă  force d’ĂȘtre re-

gardĂ©. Il ne faut pas le zyeuter trop souvent et ĂȘtre trop longtemps dessus :Ă  la longue, j’sais pas c’qui s’passe, mais le rapprochement fiche le camp.

― T’as raison, dit Blaire. Moi, j’trouve ça comme ça aussi, exactement.

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― J’ai aussi dans mes papelards une carte de la rĂ©gion, continue Vol-patte.

Il la dĂ©plie devant la lumiĂšre. ElimĂ©e et transparente aux plis, elle al’air de ces stores faits de carrĂ©s cousus l’un Ă  l’autre.

― J’ai encore du journal (il dĂ©roule un article de journal sur les poilus),et un livre (un roman Ă  vingt-cinq centimes « Deux fois Vierge »)
 Tiens,un autre morceau de journal : L’Abeille d’Etampes. J’sais pas pourquoi j’aigardĂ© ça. I’ doit y avoir une raison d’ssous. J’voirai Ă  tĂȘte reposĂ©e. Et puis,mon jeu de cartes, et un jeu d’dames en papier avec des pions en espĂšcede pain Ă  cacheter.

Barque, qui s’est approchĂ©, regarde la scĂšne, et dit :― Moi, j’ai plus d’choses encore qu’ça dans mes profondes.Il s’adresse Ă  Volpatte :― As-tu un soldbuch boche, crĂąne de pou, des ampoules d’iode, un

browning ? Moi, j’ai ça et j’ai deux couteaux.― Moi, dit Volpatte, j’ai pas d’revolver, ni de livret boche, mais j’aurais

pu avoir deux couteaux ou mĂȘme dix couteaux ; mais j’n’ai besoin qued’un.

― Ça dĂ©pend, dit Barque. Et as-tu des boutons mĂ©caniques, face dedos ?

― Moi, j’nai dans m’poch’, s’écrie BĂ©cuwe.― L’troufion, il n’peut pas s’en passer, assure Lamuse. Sans ça pour

faire t’nir les bertelles au froc, c’est pas vrai.― Moi, dit Blaire, j’ai toujours dans la poche, pour ĂȘtre Ă  portĂ©e de ma

main, ma trousse à bagues.Il la sort, enveloppée dans un sachet à masque, et il la secoue. Le tiers-

point et la lime sonnent, et on entend aussi le cliquetis des anneaux brutsd’aluminium.

― Moi j’ai toujours de la ficelle, c’est ça qu’est utile ! dit Biquet.― Pas tant que des clous, dit PĂ©pin, et il en fait voir trois dans sa main :

un gros, un petit et un moyen.Un Ă  un, les autres viennent participer Ă  la conversation, tout en bri-

colant. On s’habitue Ă  la demi-obscuritĂ©. Mais le caporal Salavert qui a lajuste rĂ©putation de n’ĂȘtre pas bĂȘte de ses mains, adapte une bougie dansla suspension qu’il a fabriquĂ©e avec une boite de camembert et du fil de

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fer. On allume, et autour de ce lustre chacun raconte avec des partialitĂ©set des prĂ©fĂ©rences de mĂšre ce qu’il a dans ses poches.

― D’abord, combien en a-t-on ?― D’poches ? Dix-huit, dit quelqu’un, qui est naturellement Cocon,

l’homme-chiffre.― Dix-huit poches ! Tu charries, nez d’rat, fait le gros Lamuse.― Parfaitement : dix-huit, rĂ©plique Cocon. Compte-les, si t’es si malin

qu’ça.Lamuse veut se faire une raison là-dessus, et, plaçant ses deux mains

prĂšs du lumignon pour compter plus juste, il Ă©numĂšre sur ses gros doigtsde brique poussiĂ©reuse : deux poches dans la capote derriĂšre qui pendent,la poche Ă  paquet Ă  pansement qui sert pour le tabac, deux Ă  l’intĂ©rieur dela capote, devant ; les deux poches extĂ©rieures de chaque cĂŽtĂ© avec patte.Trois dans le pantalon et mĂȘme trois et demi, parce qu’il y a la pochettede devant.

― J’y mets une boussole, dit Farfadet.― Moi, mon rabiot d’amadou.― Moi, dit Tirloir, un tit sifflet qu’ma femme m’a envoyĂ© en m’disant

comme ça : « Si t’es blessĂ© dans la bataille, tu sifĂźleras pour que les cama-rades viennent t’sauver la vie. »

On rit de la phrase naïve.Tulacque intervient, indulgent, et dit à Tirloir :― Ça sait pas c’que c’est qu’la guerre, à l’arriùre. Si tu voulais parler

de l’arriùre, c’est toi qui en dirais des conneries !― Ne la comptons pas, elle est trop petite, dit Salavert. Ça fait dix.― Dans la veste, quatre. Ça ne fait toujours que quatorze.― Y a les deux poches à cartouches : ces deux poches nouvelles qui

tiennent avec des sangles.― Seize, dit Salavert.― Tiens, enfant de malheur, tĂȘte de pied, rechasse ma veste. Ces deux

poches-lĂ , tu les as pas comptĂ©es ! Eh bien alors, qu’est-ce qu’i’ t’faut !C’est pourtant les poches Ă  la place ordinaire. C’est les poches civiles oĂčc’que tu fourres, dans l’civil, ton tire-jus, ton tabac et l’adresse oĂč tu vaslivrer.

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― Dix-huit ! fait Salavert, grave comme un fonctionnaire. Y en a dix-huit, pas d’erreur, adjugĂ©.

A ce moment de la conversation, quelqu’un fait sur les pavĂ©s du seuilune sĂ©rie de faux pas sonores, tel un cheval qui piafferait — et blasphĂ©-merait.

Puis aprĂšs un silence, une voix bien timbrĂ©e glapit avec autoritĂ© :― Eh, lĂ -dedans, on s’prĂ©pare ? Il faut que tout soye prĂȘt Ă  c’soĂźr, et,

vous savez, des paxons bien solides. On va en premiĂšre ligne, cette fois,et mĂȘme, ça va p’t’ĂȘt’ chauffer.

― Ça va, ça va, mon adjudant, rĂ©pondent distraitement des voix.― Comment ça s’écrit, Arnesse ? demande Benech qui, Ă  quatre

pattes, travaille par terre une enveloppe avec un crayon.Tandis que Cocon lui Ă©pelle « Ernest » et que l’adjudant, Ă©clipsĂ©, rĂ©-

pĂšte son boniment qu’on entend plus lointain, Ă  la porte d’à cĂŽtĂ©, Blaireprend la parole et dit :

― Faut toujours, mes enfants — Ă©coutez c’que j’vous dis — mett’ vot’quart dans vot’ poche. Moi, j’ai essayĂ© de l’coller partout autrement, maisy a qu’la poche que c’est vraiment pratique, crois-moi. Si t’es en marche,Ă©quipĂ©, ou bien si t’es dĂ©sĂ©quipĂ© Ă  naviguer dans la tranchĂ©e, tu l’as tou-jours sous la pince des fois qu’i’ s’produit une occase : un copain qu’adu pinard et qui t’veut du bien et qui t’dit : « Donne ta quart », ou bienun marchand qui baguenaude. Mes vieux cerfs, Ă©coutez c’que j’dis, vousvous en trouv’rez toujours bath : mets ton quart é’d’dans ta poche.

― Plus souvent, dit Lamuse, qui tu m’voiras mett’ mon quart dansm’poche. S’t’une idĂ©e Ă  la graisse d’hĂ©risson et Ă  la mords-moi le doigt,ni plus ni moins, j’prĂ©Ăšre beaucoup mieux l’amurer Ă  ma bretelle de sus-pension avec un crochet.

― AttachĂ© Ă  un bouton d’la capote, comme le sachet Ă  masque, c’estplus mieux. Pa’ce que suppose que t’îtes ton Ă©quipement, alors t’es vertsi justement i’ passe du vin.

― Moi, j’ai un quart boche, dit Barque. C’est plat, ça s’met dans lapoche de cĂŽtĂ©, si on veut, et ça entre trĂšs bien dans la cartouchiĂšre, uncoup qu’t’as foutu tes cartouches en l’air, ou qu’tu les as carrĂ©es dans tamusette.

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― Un quart boche, c’est ça qu’est pas extra, dit PĂ©pin. Ça tient pasd’bout. Ça sert juste Ă  encombrer.

― Attends voir, bec d’asticot, dit Tirette qui ne manque pas de psy-chologie : cette fois-ci, si on attaque, comme le juteux a eu l’air de nousl’casser, tu en trouv’ras p’t’ĂȘt’ un, d’quart boche, et alors, c’est ça qui s’raextra !

― L’juteux a dit ça, observe Eudore, mais i’ sait pas.― Ça contient plus qu’un quart, l’quart boche, remarque Cocon, vu

qu’la contenance du quart juste, elle est marquĂ©e d’un trait aux troisquarts du quart. Et t’es toujours avantageux d’en avoir un grand, parceque si t’as un quart qui tient juste un quart, pour qu’tu ayes un quart dejus, de vin, ou d’eau bĂ©nite ou d’n’importe quoi, i’ faut qu’on l’emplisserasibus et on l’fait jamais dans les distrib, et, si on l’fait, tu l’renverses.

― J’te crois qu’on l’fait plutĂŽt pas, dit Paradis, outrĂ© quand il Ă©voquaitces procĂ©dĂ©s. L’fourier i’ sert en foutant l’doigt dans l’quart, et il a collĂ©deux gnons sur l’cul du quart. Total, t’es fabriquĂ© du tiers, et tu t’accrochestrois belles ceintures l’une sur l’autre.

― Oui, dit Barque, c’est vrai. Mais faut pas non plus un quart tropgrand, parc’ qu’alors celui qui t’sert, i’ s’mĂ©fie ; i’ t’en fout une goutteavec la tremblote, et pour ne pas t’en donner plus que la m’sure, i’ t’endonne moins, et tu t’mets la tringle, avec la soupiĂšre dans les pattes.

Cependant, Volpatte remettait un Ă  un dans ses poches les objets dontil avait composĂ© un Ă©talage. ArrivĂ© au porte-monnaie, il le considĂ©ra d’unair plein de pitiĂ©.

― Il est salement plat, le frùre.Il compta :― Trois francs ! Mon vieux, faudrait voir à m’remplumer, sans ça, en

r’descendant, j’suis verdure.― T’es pas l’seul Ă  avoir pas lourd dans son morlingue.― L’soldat dĂ©pense plus qu’n’gagne. Y a pas d’erreur. Je m’demande

c’que d’viendrait celui qui n’aurait que son prĂȘt.Paradis rĂ©pondit avec une simplicitĂ© cornĂ©lienne :― I’ crĂšv’rait.― Et tenez, moi, voilĂ  ce que j’ai dans ma poche, qui ne me quitte pas.Et PĂ©pin, l’Ɠil Ă©merillonnĂ©, montra un couvert en argent.

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― Il appartenait, dit-il, Ă  la guenon oĂč on a logĂ© Ă  Grand-Rozoy.― Il lui appartient peut-ĂȘtre bien encore ?PĂ©pin eut un geste vague oĂč l’orgueil se mĂȘlait Ă  la modestie, puis il

s’enhardit, sourit et dit :― J’la connais, la vieille fouineuse. SĂ»r qu’elle va passer le restant de

sa vie à le chercher partout, dans chaque coin, son couvert d’argent.― Moi, dit Volpatte, je n’ai jamais pu faucher qu’une paire de ciseaux.

Y en a qui ont la veine. Pas moi. Aussi, nature si j’les garde prĂ©cieusement,ces ciseaux, et pourtant j’peux dire qu’i’ s n’me serv’nt pas de rien.

― Moi, j’ai bien chapardĂ© quĂšqu’ petits machins par-ci par-lĂ , maisqu’est-ce que c’est qu’ça ? Les sapeurs, i’s m’ont toujours grillĂ© pour lachose du fauchage, alors quoi ?

― On a beau faire c’qu’on veut, on est toujours grillĂ© par quelqu’un,pas, vieux frĂšre ! T’en fais pas.

― Eh lĂ -d’dans, qui qui veut d’la teinturiotte ? cria l’infirmier Sacron.― Moi, j’garde les lettres de ma femme, dit Blaire.― Moi, j’les lui renvoie.― Moi, j’les garde. Les v’lĂ .Eudore exhibe un paquet de papiers usĂ©s, luisants, dont la pĂ©nombre

voile pudiquement la noirceur.― J’les garde.Quelquefois, j’les relis.Quand on a froid et qu’on a mal,

j’les r’lis. Ça vous rĂ©chauffe pas, mais ça fait semblant.Cette drĂŽle de phrase doit avoir un sens profond, car plusieurs ont

relevĂ© la tĂȘte et disent : « Oui, c’est ça. »La conversation continue Ă  bĂątons rompus au sein de cette grange

fantastique, traversée de grandes ombres mouvantes, avec des entasse-ments de nuit aux coins et les points souffreteux de quelques chandellesdisséminées.

Je les vois aller et venir, se profiler Ă©trangement, puis s’abaisser, s’af-faler sur le sol, ces dĂ©mĂ©nageurs affairĂ©s et encombrĂ©s, qui soliloquent ous’interpellent, les pieds empĂȘtrĂ©s dans les choses. Ils se montrent l’un Ă l’autre leurs richesses.

― Tiens, r’garde !― Tu parles ! rĂ©pond-on avec envie.

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On voudrait avoir tout ce qu’on n’a pas. Et il y a dans l’escouade destrĂ©sors lĂ©gendairement enviĂ©s par tous : par exemple, le bidon de deuxlitres dĂ©tenu par Barque et qu’un talentueux coup de fusil Ă  blanc a dilatĂ©jusqu’à la contenance de deux litres et demi ; le cĂ©lĂšbre grand couteau Ă manche de corne de Bertrand.

Dans le fourmillement tumultueux, des regards de cĂŽtĂ© effleurent cesobjets de musĂ©e, puis chacun se remet Ă  regarder devant soi, chacun seconsacre Ă  sa « camelote » et s’acharne Ă  la mettre en ordre.

Triste camelote, en effet. Tout ce qui est fabriquĂ© pour le soldat estcommun, laid, et de mauvaise qualitĂ©, depuis leurs souliers en carton dĂ©-coupĂ©, aux piĂšces attachĂ©es ensemble par des grillages de mĂ©chant fil,jusqu’à leurs vĂȘtements mal taillĂ©s, mal bĂątis, mal cousus, mal teints, endrap cassant et transparent — du papier buvard — qu’un jour de soleilfait passer, qu’une heure de pluie transperce, jusqu’à leurs cuirs amincisĂ  l’extrĂȘme, friables comme des copeaux et que dĂ©chirent les tenons, leurlinge de flanelle plus maigre que du coton, leur tabac qui ressemble Ă  dela paille.

Marthereau est Ă  cĂŽtĂ© de moi. Il me dĂ©signe les camarades :― R’garde-les, ces pauv’ vieux qui ar’rgardent leur capharnion. Tu

croirais une flopĂ©e d’mĂšres zyeutant leurs p’tits. Coute-les. I’s appellentleurs trucs. Tiens, çui-lĂ , dĂšs lors qu’i’ dit : « Mon couteau ! » C’est kifcomme s’i’ disait : « LĂ©on, ou Charles, ou Dolphe. » Et, tu sais, impos-sible pour eux de diminuer son chargement. C’est pas vrai. C’est pas qu’i’veul’tent pas — vu que l’mĂ©tier c’est pas ça qui vous renfortifie, pas ? —C’est qu’i’s peuv’tent pas. Ils ont trop d’amour pour.

Le chargement ! Il est formidable, et on sait bien, parbleu, que chaqueobjet le rend un peu plus méchant, que chaque petite chose est une meur-trissure de plus.

Car il n’y a pas que ce qu’on fourre dans ses poches et dans ses mu-settes. Il y a, pour complĂ©ter le barda, ce qu’on porte sur son dos.

Le sac, c’est la malle et mĂȘme c’est l’armoire. Et le vieux soldat connaĂźtl’art de l’agrandir quasi miraculeusement par le placement judicieux deses objets et provisions de mĂ©nage. En plus du bagage rĂ©glementaire etobligatoire — les deux boĂźtes de singe, les douze biscuits, les deux tablettesde cafĂ© et les deux paquets de potage condensĂ©, le sachet de sucre, le

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linge d’ordonnance et les brodequins de rechange — nous trouvons bienmoyen d’y mettre quelques boĂźtes de conserves, du tabac, du chocolat,des bougies et des espadrilles, voire du savon, une lampe Ă  alcool, et del’alcool solidifiĂ© et des lainages. Avec la couverture, le couvre-pied, la toilede tente, l’outil portatif, la gamelle et l’ustensile de campement, il grossit,grandit et s’élargit, et devient monumental et Ă©crasant. Et mon voisin ditvrai : chaque fois, quand il arrive Ă  son poste aprĂšs des kilomĂštres de routeet des kilomĂštres de boyaux, le poilu se jure bien que, la prochaine fois,il se dĂ©barrassera d’un tas de choses et se dĂ©livrera un peu les Ă©paules dujoug du sac. Mais, chaque fois qu’il se prĂ©pare Ă  repartir, il reprend cettemĂȘme charge Ă©puisante et presque surhurnaine ; et il ne la quitte jamais,bien qu’il l’injurie toujours.

― Y a des malins gars qu’on l’filon, dit Lamuse, et qui trouv’nt l’jointpour coller quĂ©qu’chose dans la voiture de compagnie ou la voiture mĂ©-dicale. J’en connais un qu’a deux liquettes neuves et un can’çon dans lacantine d’un adjupette — mais, tu comprends, t’es tout d’suite deux centcinquante bonhommes Ă  la compagnie, et l’truc est connu et y en pas besefqui peuv’nt le profiter : surtout des gradĂ©s ! tant plus i’ sont sous-offs, tantpus i’ sont sucrĂ©s pour carrer leur fourbi. Sans compter que l’comman-dant, i’ visite les voitures, des fois, sans t’avertir et l’ t’fout tes frusquesau beau milieu de la route s’il les trouve dans une bagnole oĂč c’est pasvrai : allez partez ! sans compter l’engueulade et la tĂŽle.

― Dans les premiers temps, c’était franc, mon vieux. Y en avait, j’l’aivu, qui collaient leurs musettes et mĂȘme leur armoire dans une voiturede gosse qu’i’s poussaient sur la route.

― Ah ! tu parles ! c’était l’bon temps d’la guerre ! Mais on a changĂ©tout ça.

Sourd Ă  tous les discours, Volpatte, affublĂ© de sa couverture commed’un chĂąle, ce qui lui donne l’air d’une vieille sorciĂšre, tourne autour d’unobjet qui gĂźt par terre.

― J’m’demande, dit-il, en ne s’adressant Ă  personne, si j’vas emporterce sale bouteillon-lĂ . C’est l’seul de l’escouade et j’l’ai toujours portĂ©. Oui,mais i’ fuit comme un panier Ă  salade.

Il ne peut pas prendre une dĂ©cision, et c’est une vraie scĂšne de sĂ©pa-ration.

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Barque le considĂšre de cĂŽtĂ© et se moque de lui. On l’entend qui dit :« Gaga, maladif. » Mais il s’arrĂȘte dans son persiflage :

― AprĂšs tout, on s’rait Ă  sa place, qu’on s’rait aussi con qu’lui.Volpatte remet sa dĂ©cision Ă  plus tard :― J’verrai ça demain au matin, quand j’mont’rai Philibert.AprĂšs l’inspection et le remplissage des poches, c’est au tour des mu-

settes, puis des cartouchiĂšres, et Barque disserte sur le moyen de faire en-trer les deux cents cartouches rĂ©glementaires dans les trois cartouchiĂšres.En paquets, c’est impossible. Il faut les dĂ©paqueter, et les placer l’une Ă cĂŽtĂ© de l’autre debout, tĂȘte-bĂȘche. On arrive ainsi Ă  bonder chaque car-touchiĂšre sans laisser de vide et Ă  se faire une ceinture qui pĂšse dans lessix kilos. Le fusil est nettoyĂ© dĂ©jà
 On vĂ©rifie l’emmaillotage de la cu-lasse et le bouchage — prĂ©cautions indispensables Ă  cause de la terre destranchĂ©es.

Il s’agit de reconnaĂźtre facilement chaque fusil.― Moi, j’ai fait des entailles dans la bretelle. Tu vois, j’ai dĂ©coupĂ©

l’bord.― Moi, j’y ai enroulĂ©, en haut, Ă  la bretelle, un cordon de soulier et

comme ça, je l’reconnais Ă  la main comme avec l’Ɠil.― Moi, un bouton mĂ©canique. Pas d’erreur. Dans l’noir je l’sens tout

de suite et j’dis : « C’est ma carabine. » Pa’ce que, tu comprends, y a desgars qui s’en font pas, i’s s’les roulent pendant que l’copain nettĂšye, pisi’ s’foulent l’poignet en douce sur la clarinette de la poire qu’a nettĂ©yĂ© ;pis mĂȘme i’s n’ont pas la trouille ed’ dire, aprĂšs : « Mon capitaine, j’ai unfusil qu’est olrĂšde. » Moi, j’marche pas dans la combine. C’est l’systĂšmeD, et l’systĂšme D, mon vieux phĂ©nomĂšne, y a des fois oĂč c’que j’en ai pusque marre.

Et les fusils, tout en se ressemblant, diĂšrent comme les Ă©critures.††

― C’est curieux et bizarre, me dit Marthereau, on monte demain auxtranchĂ©es, et il n’y a pas encore de viande saoule ni d’futur bois, ce soiret — coute ! — pas de disputes encore. Tant qu’à moi


« Ah ! j’dis pas, concĂšde-t-il tout de suite, que ces deux-lĂ  n’soient pasun peu garnis, ni un peu vaseux
 Sans ĂȘtre tout Ă  fait mĂ»rs, ils ont l’nezsale, quoi  »

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― C’est Poitron et Poilpot, de l’escouade Ă  Broyer.Ils sont couchĂ©s et parlent bas. On distingue le nez rond de l’un qui

brille comme sa bouche, juste Ă  cĂŽtĂ© d’une bougie, et sa main qui fait,un doigt levĂ©, de petits gestes explicatifs suivis fidĂšlement par une ombreportĂ©e.

― J’sais allumer le feu, mais j’sais pas l’rallumer quand il est Ă©teint,dĂ©clare Poitron.

― Ballot ! dit Poilpot, si tu sais l’allumer, tu sais l’rallumer, vu qu’si tul’allumes, c’est qu’il a Ă©tĂ© Ă©teint, et tu peux dire que tu l’rallumes quandtu l’allumes.

― Tout ça c’est du bourre-mou. J’sais pas calculer et je m’fous desboniments que tu m’balances. J’te dis et j’te rĂ©pĂšte que, pour allumer unfeu, j’suis lĂ , mais pour l’rallumer quand i’ s’a Ă©teint, ça n’a rien Ă  faire.J’peux pas mieux dire. Je n’entends pas l’insistance de Poilpot.

― Mais bougre de nom de Dieu d’entĂȘtĂ©, rĂąle Poitron, pis que j’te distrente fois que j’sais pas. Faut-i’ qu’i’ soye tĂȘte de cochon, tout de mĂȘme !

― C’est marrant, c’t’écoutation-lĂ , me confie Marthereau.En vĂ©ritĂ©, tout Ă  l’heure, il a parlĂ© trop vite.Une certaine fiĂšvre, provoquĂ©e par les libations des adieux, rĂšgne dans

le taudis plein de paille nuageuse oĂč la tribu — les uns debout et hĂ©sitants,les autres Ă  genoux et tapant comme des mineurs — rĂ©pare, empile, assu-jettit ses provisions, ses hardes et ses outils. Un grondement de paroles,un dĂ©sordre de gestes. On voit saillir dans les lueurs enfumĂ©es, des reliefsde trognes, et des mains sombres remuer au-dessus de l’ombre, commedes marionnettes.

De plus, dans la grange attenante Ă  la nĂŽtre, et qui n’en est sĂ©parĂ©e quepar un mur Ă  hauteur d’homme, s’élĂšvent des cris avinĂ©s. Deux hommes,lĂ , se prennent Ă  partie avec une violence et une rage dĂ©sespĂ©rĂ©es. L’airvibre des plus grossiers accents qui soient ici-bas. Mais l’un d’eux, unĂ©tranger d’une autre escouade, est expulsĂ© par les locataires, et le jet d’in-jures de l’autre s’affaiblit et s’éteint.

― Tant qu’à nous, on s’tient ! remarque Marthereau avec une certainefiertĂ©.

C’est vrai. GrĂące Ă  Bertrand, obsĂ©dĂ© par la haine de l’alcoolisme, decette fatalitĂ© empoisonnĂ©e qui joue avec les multitudes, notre escouade

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est une de celles qui sont le moins viciées par le vin et la gniole.
 Ils crient, ils chantent, ils extravaguent tout autour. Et ils rient sans

fin ; dans l’organisme humain, le rire fait un bruit de rouage et de chose.On essaye d’approfondir certaines physionomies qui se prĂ©sentent

avec un relief de touche Ă©mouvant dans cette mĂ©nagerie d’ombres, cettevoliĂšre de reflets. Mais on ne peut pas. On les voit, mais on ne voit rienau fond d’elles.

††― DĂ©jĂ  dix heures, les amis, dit Bertrand. On finira de monter Azor

demain. Il est temps de mettre la viande en torchon.Chacun, alors, se couche, lentement. Le bavardage ne cesse guĂšre. Le

soldat prend toutes ses aises chaque fois qu’il n’est pas absolument obligĂ©de se dĂ©pĂȘcher. Chacun va, vient, un objet Ă  la main et je vois glisser surle mur l’ombre dĂ©mesurĂ©e d’Eudore qui passe devant une chandelle, enbalançant au bout de ses doigts deux sachets de camphre.

Lamuse s’agite Ă  la recherche d’une position. Il semble mal Ă  l’aise :quelle que soit sa capacitĂ©, aujourd’hui, manifestement, il a trop mangĂ©.

― Y en a qui veulent dormir ! Vos gueules, bande de vaches ! crie Mes-nil Joseph, de sa couche.

Cette exhortation calme un moment, mais n’arrĂȘte pas le brouhahades voix ni les allĂ©es et venues.

― C’est vrai qu’on monte demain, dit Paradis, et que, le soir, on fileen premiùre ligne. Mais personne n’y pense. On le sait, voilà tout.

Petit Ă  petit chacun a rejoint sa place. Je me suis Ă©tendu sur la paille,Marthereau s’emmaillote Ă  cĂŽtĂ© de moi.

Une masse colossale entre en prenant des prĂ©cautions pour ne pointfaire de bruit. C’est le sergent infirmier, un frĂšre mariste, Ă©norme bon-homme Ă  barbe et Ă  lunettes, qu’on sent, lorsqu’il a ĂŽtĂ© sa capote et qu’ilest en veste, gĂȘnĂ© de montrer ses jambes. On voit se hĂąter discrĂštementcette silhouette d’hippopotame barbu. Il souffle, soupire, marmotte.

Marthereau me le dĂ©signe de la tĂȘte, et me dit tout bas :― Regarde-le. C’gens-lĂ , il faut toujours qu’i’s disent des blagues.

Quand on lui d’mande ce qu’i’ fait dans l’civil, i’ n’dit pas : « J’suis frĂšredes Ă©coles » ; i’ dit, en vous r’luquant par en dessous ses lunettes avec lamoitiĂ© d’ses yeux : « J’suis professeur. »Quand i’ s’lĂšve trĂšs tĂŽt pour aller

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Le feu Chapitre XIV

Ă  la messe, et qu’il voit qu’il vous rĂ©veille, il n’dit pas : « J’vais Ă  la messe »,i’ dit : « J’ai mal au ventre. Faut que j’aille faire un tour aux feuillĂ©es, y apas d’erreur. »

Un peu plus loin, le pùre Ramure parle du pays.― Chez nous, c’est un petit patelin qu’est pas grand. Tout l’jour il y a

mon vieux qui culotte des pipes ; qu’i’ travaille ou qu’i’ s’r’pose, i’ poussesa fumĂ©e dans l’grand air ou dans la fumĂ©e d’la marmite


J’écoute cette Ă©vocation champĂȘtre, qui prend soudain un caractĂšrespĂ©cialisĂ© et technique :

― Pour ça, i’ prĂ©pare un paillon. Tu sais c’que c’est qu’un paillon ? Tuprends la tige du blĂ© vert, t’îtes la peau. Tu fends en deux, pis encore endeux, et tu as des grandeurs diffĂ©rentes, comme qui dirait des numĂ©rosdiffĂ©rents. Pis avec un fil et les quatre brins de paille, il entoure la vergede la pipe.

Cette leçon s’interrompt, aucun auditeur ne s’étant manifestĂ©.Il n’y a plus que deux bougies allumĂ©es. Une grande aile d’ombre

couvre l’amas gisant des hommes.Des conversations particuliùres voltigent encore dans le primitif dor-

toir. Il m’en arrive des bribes aux oreilles.Le pĂšre Ramure, Ă  prĂ©sent, dĂ©blatĂšre contre le commandant :― L’commandant, mon vieux, avec ses quat’ ficelles, j’ai remarquĂ©

qu’i n’savait pas fumer. I’ tire Ă  tour de bras sur ses pipes, et il les brĂ»le.C’est pas une bouche qu’il a dans la tĂȘte, c’est une gueule. Le bois se fend,se grille et, au lieu d’ĂȘtre du bois, c’est du charbon. Les pipes en terre, ellesrĂ©sistent mieux, mais tout de mĂȘme, il les rissole. Tu parles d’une gueule.Aussi, mon vieux, Ă©coute-moi bien c’que j’te dis : il arrivera ce qui n’estsouvent arrivĂ© jamais : Ă  force d’ĂȘtre poussĂ©e Ă  blanc et cuite jusqu’auxmoelles, sa pipe lui pĂ©tera dans le bec, devant tout l’monde. Tu voiras.

Peu Ă  peu, le calme, le silence et l’obscuritĂ© s’établissent dans la grangeet ensevelissent les soucis et les espoirs de ses habitants. L’alignementde paquets pareils que forment ces ĂȘtres enroulĂ©s cĂŽte Ă  cĂŽte dans leurscouvertures semble une espĂšce d’orgue gigantesque d’oĂč s’élĂšvent desronflements divers.

DĂ©jĂ  le nez dans la couverture, j’entends Marthereau qui me parle delui-mĂȘme.

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Le feu Chapitre XIV

― J’suis marchand de chiffons, tu sais, dit-il, chiffonnier, pour mieuxdire, mais tant qu’à moi, je l’suis en gros ; j’achĂšte aux petits chiffonniersd’la rue, et j’ai un magasin, un grenier, quoi ! qui m’sert de dĂ©pĂŽt. J’faistout l’chiffon, Ă  dater du linge jusqu’à la boĂźte de conserves, mais princi-palement le manche de brosse, le sac et la savate ; et, naturellement, j’aila spĂ©cialitĂ© des peaux d’lapin.

Et, je l’entends, encore, un peu plus tard, qui me dit :― Tant qu’à moi, tout petit et mal foutu que je suis, je porte encore

un curond de cent kilos au grenier, Ă  l’échelle, et avec des sabots auxpieds
 Une fois, j’ai eu affaire Ă  une espĂšce d’individu interloque, vu qu’is’occupait, qu’on disait, Ă  traire les blanches, eh bien


― MilĂ©di, c’que j’peux pas blairer, hĂ©, s’écrie tout d’un coup Fouillade,c’est c’t’exercice et cesmarches qu’on nous esquinte pendant le repos, j’enai l’rein hachurĂ©, et j’peux pas roupiller, courbaturĂ© comme je le suis.

Bruit de ferraille du cĂŽtĂ© de Volpatte. Il s’est dĂ©cidĂ© Ă  monter son bou-teillon, tout en le gourmandant d’avoir ce funeste dĂ©faut d’ĂȘtre trouĂ©.

― Oh lĂ  lĂ , quand ce s’ra-t-i’ fini, toute c’te guerre ! gĂ©mit un demi-dormeur.

Un cri de rĂ©volte entĂȘtĂ© et incomprĂ©hensif jaillit :― I’s veul’nt not’ peau !Puis c’est un : « T’en fais pas ! » aussi obscur que le cri de rĂ©volte.
 Je me rĂ©veille longtemps aprĂšs, tandis que deux heures sonnent et

je vois dans une blafarde clartĂ©, sans doute lunaire, la silhouette agitĂ©ede PinĂ©gal. Un coq, au loin, a chantĂ©. PinĂ©gal se soulĂšve Ă  moitiĂ© sur sonsĂ©ant. J’entends sa voix Ă©raillĂ©e :

― Ben quoi, c’est la pleine nuit, et v’lĂ  un coq qui pousse son gueule-ment. Il est mĂ»r, c’coq.

Et il rit, en rĂ©pĂ©tant : « Il est mĂ»r, c’coq », et il se rentortille dans lalaine et se rendort avec un gargouillis oĂč le rire se mĂȘle de ronflements.

Cocon a Ă©tĂ© rĂ©veillĂ© par PinĂ©gal. Alors, l’homme-chiffre pense touthaut et dit :

― L’escouade avait dix-sept hommes quand elle est partie pour laguerre. Elle en a, Ă  prĂ©sent, dix-sept aussi, avec les bouchages de trous.Chaque homme a dĂ©jĂ  usĂ© quatre capotes, une du premier bleu, trois bleufumĂ©e de cigare, deux pantalons, six paires de brodequins. Il faut compter

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Le feu Chapitre XIV

par bonhomme deux fusils : mais on ne peut pas compter les salopettes.On a renouvelĂ© vingt-trois fois nos vivres de rĂ©serve. A nous dix-sept,nous avons eu quatorze citations, dont deux Ă  la brigade, quatre Ă  la divi-sion et une Ă  l’armĂ©e. On est restĂ© une fois seize jours dans les tranchĂ©essans arrĂȘt. On a Ă©tĂ© cantonnĂ© et logĂ© dans quarante-sept villages diffĂ©-rents jusqu’ici. Depuis le commencement de la campagne, douze millehommes sont passĂ©s par le rĂ©giment, qui en a deux mille.

Un Ă©trange zĂ©zaiement l’interrompt. C’est Blaire que son rĂątelier neufempĂȘche de parler, comme il l’empĂȘche aussi de manger. Mais il le metchaque soir, et il le garde toute la nuit avec un courage acharnĂ©, car onlui a promis qu’il finirait par s’habituer Ă  cet objet qu’on lui a insĂ©rĂ© dansla tĂȘte.

Je me soulĂšve Ă  demi comme sur un champ de bataille. Je contempleencore une fois ces crĂ©atures qui ont roulĂ© ici l’une sur l’autre parmi lesrĂ©gions et les Ă©vĂ©nements. Je les regarde tous, enfoncĂ©s dans le gouffred’inertie et d’oubli, au bord duquel quelques-uns semblent se cramponnerencore, avec leurs prĂ©occupations pitoyables, avec leurs instincts d’en-fants et leur ignorance d’esclaves.

L’ivresse du sommeil me gagne. Mais je me rappelle ce qu’ils ont faitet ce qu’ils feront. Et devant cette profonde vision de pauvre nuit humainequi remplit cette caverne sous son linceul de tĂ©nĂšbres, je rĂȘve Ă  je ne saisquelle grande lumiĂšre.

n

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CHAPITRE XV

L’ƒUF

O . On avait faim, on avait soif et dans ce mal-heureux cantonnement, rien !Le ravitaillement, d’ordinaire rĂ©gulier, avait fait dĂ©faut, alors, la

privation arrivait Ă  l’état aigu.Un groupe hĂąve grinçait des dents, et la maigre place faisait cercle tout

autour, avec ses poternes dĂ©charnĂ©es, avec ses ossements de maisons, etses poteaux tĂ©lĂ©graphiques chauves. Le groupe constatait l’absence detout :

― L’caoutchouc a fait l’mur, nib de bidoche, et on s’met la ceintured’électrique.

― Quant au fromgi macache, et pas pu d’confiture que d’beurre enbroche.

― On n’a rien, sans fifrer, on n’a rien, et toute la rouscaillure n’y ’rapas rien.

― Aussi, tu parles d’un cantonnement à la manque ! trois canfouines

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Le feu Chapitre XV

avec rien d’dans, que des courants d’air et d’la flotte !― Ça n’sert Ă  rien d’ĂȘtre aux as, ta blanche, c’est comme si t’avais

peau d’balle dans ton morlingue, pisqu’y a pas d’marchands.― Tu s’rais Rotschild ou bien un tailleur militaire, ta fortune servirait

Ă  quoi ?― Hier, y avait un p’tit macaou qui ronronnait du cĂŽtĂ© de la 7ᔉ. J’suis

sĂ»r qu’ils ont croĂ»tĂ© c’macaou.― Oui, j’sais, et encore, on lui voyait les cĂŽtes comme au bord de la

mer.― Y a pas Ă  s’dĂ©mieller, c’est comme ça.― Y en a, dit Blaire, qui ont fait vite en arrivant, et i’s s’sont vus trou-

ver Ă  acheter qué’qu’ bidons d’pinard chez l’quĂ©naupier qu’est au coins-teau d’la rue.

― Ah ! les vaches ! I’s sont vernis, ceux-là d’pouvoir s’glisser ça le longdu cou !

― Faut dire que c’était d’la saloperie : du vin Ă  culotter les quartscomme des pipes.

― Y en a mĂȘme, qu’on dit, qui ont voracĂ© un piquenterre !― Hildepute ! dit Fouillade.― Moi, j’m’ai presque pas cognĂ© la tĂȘte : i’ m’restait une sardine, et,

dans l’fond d’un sachet, du thĂ© qu’j’ai mĂąchĂ© avec du sucre.― L’fait est qu’pour prendre une muflĂ©e, c’est pas vrai.― C’est pas assez, tout ça, mĂȘme si tu mange pas beaucoup, et qu’t’as

l’boyau plat.― D’puis deux jours, une soupe : un trucmuche jaune, brillant comme

de l’or. Pas du bouillon, d’la friture ! Tout est restĂ©.― On l’a coulĂ© en chandelles, faut croire.― L’pus pire, c’est qu’on n’peut pas allumer sa pipe.― C’est vrai, c’est la misĂšre ! J’ai pus d’mĂšche ! J’en avais quĂ©qu’bouts,

mais, allez, partez ! J’ai beau fouiller toutes les poches demon Ă©tui Ă  puces,rien. Et pour en acheter, comme tu dis, c’est midi.

― Moi, j’ai un tout p’tit bout d’mùche que j’garde.Ça, c’est dur, en effet, et il est pitoyable de voir les poilus qui ne

peuvent pas allumer leur pipe ou leur cigarette, et qui, résignés, les

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Le feu Chapitre XV

mettent dans la poche et se promĂšnent. Par bonheur, Tirloir a son bri-quet Ă  essence avec encore un peu d’essence dedans. Ceux qui le savents’accumulent autour de lui, porteurs de leur pipe bourrĂ©e et froide. EtmĂȘme pas de papier qu’on allumerait Ă  la flamme du briquet : il faut seservir de la flamme mĂȘme de la mĂšche et user le liquide qui reste dansson maigre ventre d’insecte.


 Moi, j’ai eu de la chance
 Je vois Paradis qui erre, sa bonne face auvent, en ronchonnant et en mñchant un bout de bois.

― Tiens, lui dis-je, prends ça !― Une boĂźte d’allumettes ! s’exclame-t-il, Ă©merveillĂ©, en regardant

l’objet comme on regarde un bijou. Ah, zut ! c’est chic, ça ! Des allumettes !Un instant aprùs, on le voit qui allume sa pipe, sa figure en cocarde

magnifiquement empourprée par le reflet de la flamme, et tout le mondese récrie et dit :

― Paradis qu’a des allumettes !Vers le soir, je rencontre Paradis prùs des restes triangulaires d’une

façade, Ă  l’angle des deux rues de ce village misĂ©rable entre les villages. Ilme fait signe :

― Psst !
Il a un drĂŽle d’air, un peu gĂȘnĂ©.― Dis donc, tout Ă  l’heure, me dit-il d’une voix attendrie, en regar-

dant ses pieds, tu m’as balancĂ© une boite de flambantes. Eh ben, tu s’rasrĂ©compensĂ© d’ça. Tiens !

Et il me met quelque chose dans la main.― Attention ! me souffle-t-il. C’est fragile !Ébloui de la splendeur et de la blancheur de son prĂ©sent, osant Ă  peine

le croire, je reconnais
 un Ɠuf !

n

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CHAPITRE XVI

IDYLLE

― De vrai, me dit Paradis qui Ă©tait mon voisin de marche, tu m’croirassi tu voudras, mais j’suis Ă©reintĂ©, j’suis surmonté  J’ai jamais eu marred’une marche comme j’ai de celle-lĂ .

Il tirait le pied et penchait dans le soir son buste carrĂ© embarrassĂ©d’un sac dont le profil Ă©largi et compliquĂ© et la hauteur paraissaient fan-tastiques. A deux reprises, il buta et trĂ©bucha.

Paradis est dur. Mais il avait toute la nuit couru dans la tranchĂ©e enqualitĂ© d’homme de liaison pendant que les autres dormaient, et il avaitdes raisons d’ĂȘtre rendu.

Aussi grognait-il :― Quoi ? Ils sont en caoutchouc, ces kilomùtres, pas possible autre-

ment.Et il rehaussait brusquement son sac tous les trois pas, d’un coup de

reins, et ça tirait et il soufflait, et tout l’ensemble qu’il formait avec sespaquets ballottait et geignait comme une vieille patache surchargĂ©e.

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Le feu Chapitre XVI

― On arrive, dit un gradĂ©.Les gradĂ©s disent toujours cela, Ă  tout propos. Or — nonobstant cette

affirmation du gradĂ© — on arrivait, en effet, dans le village vespĂ©ral oĂčles maisons semblaient dessinĂ©es Ă  la craie et Ă  gros traits d’encre sur lepapier bleutĂ© du ciel, et oĂč la silhouette noire de l’église — au clocherpointu, flanquĂ© de deux tourelles plus fines et plus pointues — Ă©tait celled’un grand cyprĂšs.

Mais, quand il fait son entrĂ©e dans le village oĂč il doit cantonner, letroupier n’est pas au bout de ses peines. Il est rare que l’escouade ou lasection arrivent Ă  se loger dans le local qui leur a Ă©tĂ© assignĂ© :malentenduset doubles emplois, qui s’embrouillent et se dĂ©brouillent sur place, et cen’est qu’au bout de plusieurs quarts d’heure de tribulations que chacunest menĂ© Ă  son dĂ©finitif gĂźte provisoire.

Nous fĂ»mes donc, aprĂšs les errements habituels, admis Ă  notre can-tonnement de nuit : un hangar soutenu par quatre madriers et ayant pourmurs les quatre points cardinaux. Mais ce hangar Ă©tait bien couvert :avantage apprĂ©ciable. Il Ă©tait occupĂ© dĂ©jĂ  par une carriole et une char-rue, Ă  cĂŽtĂ© desquelles on se casa. Paradis, qui n’avait cessĂ© de maugrĂ©eret de geindre pendant l’heure des piĂ©tinements et allĂ©es et venues, jetason sac, puis se jeta lui-mĂȘme Ă  terre, et resta lĂ  un bout de temps, as-sommĂ©, se plaignant qu’il avait les membres sans connaissance et que lasemelle de ses pieds lui faisait mal ; et toutes ses coutures aussi, du reste.

Mais voici que la maison dont dĂ©pendait le hangar, et qui s’élevaitjuste devant nos yeux, s’éclaira. Rien n’attire le soldat comme, dans legris monotone du soir, une fenĂȘtre derriĂšre laquelle il y a l’étoile d’unelampe.

― Si on faisait une virĂ©e ! proposa Volpatte.― Tout de mĂȘme, dit Paradis.Il se soulĂšve, se lĂšve. Boitant de fatigue, il se dirige vers la fenĂȘtre

dorĂ©e qui a fait son apparition dans l’ombre ; puis vers la porte.Volpatte le suit et moi je viens aprĂšs.On entre, et on demande au vieux bonhomme qui nous a ouvert et

qui prĂ©sente une tĂȘte clignotante, aussi usĂ©e qu’un vieux chapeau, s’il adu vin Ă  vendre.

― Non, rĂ©pond le vieux en secouant son crĂąne oĂč un peu d’ouate

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Le feu Chapitre XVI

blanche pousse par places.― Pas de biĂšre, de cafĂ© ? quelque chose, quoi
― Non, mes amis rien de rien. On n’est pas d’ici, on est des rĂ©fugiĂ©s,

vous savez
― Alors, pisqu’il n’y a rien, mettons-les.On fait demi-tour. On a tout de mĂȘme, pendant un moment, profitĂ© de

la chaleur qui rÚgne dans la piÚce, et de la vue de la lampe
Déjà, Volpattea gagné le seuil et son dos disparaßt dans les ténÚbres.

Cependant, j’avise une vieille, affaissĂ©e au fond d’une chaise, dansl’autre coin de la cuisine et qui a l’air trĂšs occupĂ©e Ă  un travail.

Je pince le bras de Paradis :― VoilĂ  la belle du logis. Va lui faire la cour !Paradis a un geste superbe d’indiffĂ©rence. Il se fiche pas mal des

femmes, depuis un an et demi que toutes celles qu’il voit ne sont paspour lui. Du reste, quand bien mĂȘme elles seraient pour lui, il s’en ficheaussi.

― Jeune ou vieille, peuh ! me dit-il en commençant de bĂąiller.Par dĂ©sƓuvrement, par paresse de partir, il va Ă  la bonne femme.― Bonsoir, grand-mĂšre, marmonne-t-il en finissant de bĂąiller.― Bonsoir, mes enfants, chevrote la vieille.De prĂšs, on la voit en dĂ©tail. Elle est ratatinĂ©e, pliĂ©e et repliĂ©e dans ses

vieux os, et elle a la figure toute blanche d’un cadran d’horloge.Et que fait-elle ? CalĂ©e entre sa chaise et le bord de la table, elle s’es-

crime Ă  nettoyer des chaussures. C’est une grosse besogne pour ses mainsd’enfant : ses gestes ne sont pas sĂ»rs et elle lance parfois un coup de brosseĂ  cĂŽtĂ© ; de plus, les chaussures sont fort sales.

Voyant qu’on la considĂšre, elle nous chuchote qu’il lui faut bien cirer,ce soir mĂȘme, les bottines de sa petite-fille, qui est modiste Ă  la ville, ets’y rend dĂšs le matin.

Paradis s’est penchĂ© pour regarder mieux les bottines, et, tout Ă  coup,il tend la main vers elles.

― Laissez ça, grand-mùre, j’vas vous les astiquer en trois temps, lesp’rits croqu’nots de vot’ jeune fille.

La vieille fait signe que non, en secouant sa tĂȘte et ses Ă©paules.

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Le feu Chapitre XVI

Mais mon Paradis prend d’autoritĂ© les chaussures, tandis que lagrand-mĂšre, paralysĂ©e par sa faiblesse, se dĂ©bat, et nous montre un fan-tĂŽme de protestation.

Il a saisi une bottine dans chaque main, il les tient doucement et lescontemple un instant, et mĂȘme on dirait qu’il les serre un peu.

― Sont-elles petites ! fait-il avec une voix qui n’est pas la voix ordi-naire qu’il a avec nous.

Il s’est emparĂ© aussi des brosses, et se met Ă  frotter avec ardeur et avecprĂ©caution, et je vois que, les yeux fixĂ©s sur son travail, il sourit.

Puis, quand la boue est enlevĂ©e des bottines, il prend du cirage Ă  l’ex-trĂ©mitĂ© de la brosse double pointue, et il les caresse avec, trĂšs attentif.

Les chaussures sont fines. Ce sont bien des chaussures de jeune fillecoquette : une rangée de petits boutons y brille.

― Il n’en manque pas un, de bouton, me souffle-t-il, et il y a de la fiertĂ©dans son accent.

Il n’a plus sommeil, il ne bĂąille plus. Au contraire, ses lĂšvres sont ser-rĂ©es ; un rayon jeune et printanier Ă©claire sa physionomie et, lui qui allaits’endormir, on dirait qu’il vient de s’éveiller.

Et il promĂšne ses doigts, oĂč le cirage a mis du beau noir, sur la tigequi, s’évasant largement du haut, dĂ©cĂšle un tout petit peu la forme du basde la jambe. Ses doigts, si adroits pour cirer, ont tout de mĂȘme quelquechose de maladroit, tandis qu’il tourne et retourne les souliers, et qu’illeur sourit, et qu’il pense — au fond, au loin — et que la vieille lĂšve lesbras en l’air et me prend Ă  tĂ©moin.

― VoilĂ  un soldat bien obligeant !C’est fini. Les bottines sont cirĂ©es, et fignolĂ©es. Elles miroitent. Plus

rien à faire
Il les pose sur le bord de la table, en faisant bien attention, comme si

c’étaient des reliques ; puis, enfin, il en sĂ©pare ses mains.Il ne les quitte pas tout de suite des yeux, il les regarde, puis, bais-

sant le nez, regarde ses brodequins, Ă  lui. Je me souviens qu’en faisant cerapprochement, ce gros garçon Ă  destinĂ©e de hĂ©ros, de bohĂ©mien et demoine, sourit encore une fois de tout son cƓur.


 La vieille s’agita dans le fond de sa chaise. Elle avait une idĂ©e.

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Le feu Chapitre XVI

― J’vais lui dire ! Elle vous remerciera, monsieur. Eh ! JosĂ©phine ! cria-t-elle en se retournant dans la direction d’une porte qui Ă©tait lĂ .

Mais Paradis l’arrĂȘta d’un large geste que je trouvai magnifique.― Non. C’est pas la peine, l’ancienne, laissez-la oĂč elle est. On s’en va,

nous autres. C’est pas la peine, allez !Il pensait si fort ce qu’il disait que son accent avait de l’autoritĂ©, et la

vieille, obĂ©issante, s’immobilisa et se tut.Nous nous en allĂąmes nous coucher dans le hangar, entre les bras de

la charrue qui nous attendait.Et Paradis se remit alors Ă  bĂąiller, mais, Ă  la lueur de la chandelle,

dans la crùche, un bon moment aprùs, on voyait qu’il lui restait encore dusourire heureux sur la face.

n

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CHAPITRE XVII

LA SAPE

D d’une distribution de lettres dont les hommes re-viennent, qui avec la joie d’une lettre, qui avec la demi-joie d’unecarte postale, qui avec un nouveau fardeau, vite reconstituĂ©,

d’attente et d’espoir, un camarade, brandissant un papier, nous apprendune extraordinaire histoire :

― Tu sais, l’pĂšre la Fouine, de Gauchin ?― C’vieux ticket qui cherchait un trĂ©sor ?― Eh bien, il l’a trouvĂ© !― Non ! Tu charries
― Pisque j’te l’dis, espĂšce de gros morceau.Qu’est-ce que tu veux que

j’te dise ? La messe ? J’la sais pas
 La cour de sa piaule a Ă©tĂ© marmitĂ©e,et prĂšs du mur, une caisse pleine de monnaie en a Ă©tĂ© dĂ©terrĂ©e : il a reçuson trĂ©sor en plein sur le rĂąble. MĂȘme que l’curĂ© s’est aboulĂ© en douce etparlait d’prendre c’miracle Ă  leur compte.

On reste bouche bée.

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Le feu Chapitre XVII

― Un trĂ©sor
 Ah ! vrai
 Ah ! tout d’mĂȘme, c’vieux manche Ă  poils !Cette rĂ©vĂ©lation inattendue nous plonge dans un abĂźme de rĂ©flexions.― Comme quoi on n’sait jamais !― S’est-on jamais assez foutu de c’vieux pĂ©tard, quand il en ’sait un

saladier Ă  propos de son trĂ©sor, et qu’i’ nous t’nait la jambe et nous cassaitl’bonnet avec ça !

― On l’disait bien, là-bas, on n’sait jamais, tu t’rappelles ! On n’se dou-tait pas comme on avait raison, tu t’rappelles ?

― Tout de mĂȘme, y a des choses dont on est sĂ»r, dit Farfadet, qui,depuis qu’on parlait de Gauchin, restait songeur, l’air absent, comme siune figure adorable lui souriait.

― Mais ça, ajouta-t-il, je l’aurais pas cru non plus, moi ! 
 Ce que jevais le trouver fier, le vieux, quand je retournerai là-bas, aprùs la guerre !

††― On demande un homme de bonne volontĂ© pour aider les sapeurs Ă 

faire un travail, dit le grand adjudant.― Plus souvent ! grognent les hommes sans bouger.― C’est utile pour dĂ©gager les camarades, reprend l’adjudant.Alors, on cesse de grogner, quelques tĂȘtes se lĂšvent.― PrĂ©sent ! dit Lamuse.― Harnache-toi, mon gros, et viens avec moi.Lamuse boucle son sac, roule sa couverture, assujettit ses musettes.Il est devenu, depuis le temps que sa crise d’amour malheureux s’est

calmĂ©e, plus sombre qu’autrefois, et bien qu’il continue Ă  engraisser parune sorte de fatalitĂ©, il s’absorbe, s’isole et ne parle plus guĂšre.

Le soir, quelque chose approche, dans la tranchĂ©e, montant et descen-dant selon les bosses et les trous du fond : une forme qui semble nagerdans l’ombre, et tendre Ă  certains moments les bras, comme un appel ausecours.

C’est Lamuse. Il nous rejoint. Il est plein de terreau et de boue. FrĂ©-missant, ruisselant de sueur, il a l’air d’avoir peur. Ses lĂšvres remuent etil marmotte : « Meuh
 Meuh  » avant de pouvoir dire une parole qui aitune forme.

― Eh ben quoi ? lui demande-t-on vainement.Il s’affale dans un coin, entre nous, et s’étend.

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Le feu Chapitre XVII

On lui offre du vin. Il refuse d’un signe. Puis il se tourne vers moi, ungeste de sa tĂȘte m’appelle. Quand je suis prĂšs de lui, il me souffle, toutbas, comme dans une Ă©glise :

― J’ai revu Eudoxie.Il cherche sa respiration ; sa poitrine siffle et il reprend, les prunelles

fixĂ©es sur un cauchemar :― Elle Ă©tait pourrie.― C’était l’endroit qu’on avait perdu, poursuit Lamuse, et que les co-

loniaux ont r’pris Ă  la fourchette y a dix jours.« On a d’abord creusĂ© le trou pour la sape. J’en mettais. Comme j’fou-

tais plus d’ouvrage que les autres, j’m’ai vu en avant. Les autres Ă©lar-gissaient et consolidaient derriĂšre. Mais voilĂ  que j’trouve des fouillisd’poutres : j’avais tombĂ© dans une ancienne tranchĂ©e comblĂ©e, videm-ment. A d’mi comblĂ©e : y avait du vide et d’la place. Au milieu des boutsde bois tout enchevĂȘtrĂ©s et qu’j’îtais un Ă  un de d’vant moi, y avait quĂ©qu’chose comme un grand sac de terre en hauteur, tout droit, avec quĂ©qu’chose dessus qui pendait.

« VoilĂ  une poutrelle qui cĂšde, et c’drĂŽle de sac qui m’tombe et mepĂšse dessus. J’étais coincĂ© et une odeur de macchabĂ©e qui m’entre dansla gorge
 En haut de c’paquet, il y avait une tĂȘte et c’étaient les cheveuxque j’avais vus qui pendaient.

« Tu comprends, on n’y voyait pas beaucoup clair. Mais j’ai r’connules cheveux qu’y en a pas d’autres comme ça sur la terre, puis le reste defigure, toute crevĂ©e et moisie, le cou en pĂąte, le tout mort depuis un mois,p’t’ĂȘtre. C’était Eudoxie, j’te dis.

« Oui, c’était c’te femme que j’ai jamais su approcher avant, tu sais —que j’voyais d’loin, sans pouvoir jamais y toucher, comme des diamants.Elle courait, tout partout, tu sais. Elle bagotait dans les lignes. Un jour,elle a du r’cevoir une balle, et rester lĂ  morte et perdue, jusqu’au hasardde c’te sape.

« Tu saisis la position. J’étais obligĂ© de la soutenir d’un bras comme jepouvais, et de travailler de l’autre. Elle essayait d’me tomber d’ssus de toutson poids. Mon vieux, elle voulait m’embrasser, je n’voulais pas, c’étaitaffreux. Elle avait l’air dem’dire : « Tu voulais m’embrasser, eh bien, viens,viens donc ! » Elle avait sur le
 elle avait lĂ , attachĂ©, un reste de bouquet

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Le feu Chapitre XVII

de fleurs, qu’était pourri aussi, et, Ă  mon nez, c’bouquet fouettait commele cadavre d’une petite bĂȘte.

« Il a fallu la prendre dans mes bras, et tous les deux, tourner douce-ment pour la faire tomber de l’autre cĂŽtĂ©. C’était si Ă©troit, si pressĂ©, qu’entournant, Ă  un moment, j’l’ai serrĂ©e contre ma poitrine sans le vouloir, detoute ma force, mon vieux, comme je l’aurais serrĂ©e autrefois, si elle avaitvoulu


« J’ai Ă©tĂ© une demi-heure Ă  me nettoyer de son toucher et de c’t’odeurqu’elle me soufflait malgrĂ© moi et malgrĂ© elle. Ah ! heureusement quej’suis esquintĂ© comme une pauv’ bĂȘte de somme. »

Il se retourne sur le ventre, ferme ses poings et s’endort, la face en-foncĂ©e dans la terre, en son espĂšce de rĂȘve d’amour et de pourriture.

n

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CHAPITRE XVIII

LES ALLUMETTES

I heures du soir. On les voit tous les trois remuer au fondde la tranchĂ©e sombre.Ils sont Ă©pouvantables, noirs et sinistres, dans l’excavation ter-

reuse, autour du foyer Ă©teint. La pluie et la nĂ©gligence ont fait mourirle feu, et les quatre cuisiniers regardent les cadavres des tisons ensevelisdans la cendre et ces restes du bĂ»cher d’oĂč la flamme s’est envolĂ©e, s’estenfuie, et qui refroidissent lĂ .

Volpatte chancelle jusqu’au groupe, et jette un bloc noir qu’il avaitsur l’épaule.

― J’l’ai arrachĂ© Ă  une guitoune sans que ça se voie trop.― On a du bois, dit Blaire, mais faut l’allumer. Autrement, comment

faire cuire c’te dure ?― C’est un beau morceau, gĂ©mĂźt un homme noir. D’la hampe. Pour

moi, v’lĂ  le meilleur morceau de bƓuf : la hampe.― Du feu ! rĂ©clame Volpatte. Y a pus d’allumettes, y a pus rien.

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Le feu Chapitre XVIII

― I’ faut du feu, grognonne Poupardin, dont l’incertitude roule et ba-lance, dans le fond de cette espùce de cage obscure, la stature d’ours.

― Y a pas Ă  tourner, l’en faut, souligne PĂ©pin qui Ă©merge de sa gui-toune, tel un ramoneur d’une cheminĂ©e. Il sort, apparaĂźt, masse grise,comme de la nuit dans le soir.

― T’en fais pas, j’en aurai, dĂ©clare Blaire d’un accent oĂč se concentrentla fureur et la rĂ©solution.

Il n’y a pas longtemps qu’il est cuisinier, et il tient à se montrer à lahauteur des circonstances difficiles dans l’exercice de ses fonctions.

Il a parlĂ© comme parlait Martin CĂ©sar, du temps qu’il existait. Il vitĂ  l’imitation de la grande figure lĂ©gendaire du cuisinier qui trouvait tou-jours du feu, comme d’autres, parmi les gradĂ©s, essayent d’imiter Napo-lĂ©on.

― J’irai, s’il le faut, dĂ©boiser jusqu’à l’os la camigeotte du poste decommandement. J’irai rĂ©quisitionner les allumettes du colon. J’irai


― Allons chercher du feu.Poupardin marche en tĂȘte. Sa figure est tĂ©nĂ©breuse, pareille Ă  un fond

de casserole oĂč, peu Ăą peu, le feu s’est imprimĂ© en sale. Comme il faitcruellement froid, il est enveloppĂ© de toutes parts. Il porte une pelissemoitiĂ© peau de bique et moitiĂ© peau de mouton : mi-brune, mi-blanchĂątre,et cette double dĂ©pouille aux teintes gĂ©omĂ©triquement tranchĂ©es le faitressembler Ă  quelque Ă©trange animal cabalistique.

PĂ©pin a un bonnet de coton si noirci et si luisant de crasse que c’est lefameux bonnet de coton en soie noire. Volpatte, Ă  l’intĂ©rieur de ses passe-montagnes et lainages, ressemble Ă  un tronc d’arbre ambulant : une dĂ©-coupure en carrĂ© prĂ©sente une face jaune, en haut de l’épaisse et massiveĂ©corce du bloc qu’il forme, fourchu de deux jambes.

― Allons du cĂŽtĂ© de la 10ᔉ Ils ont toujours ce qu’il faut. C’est sur laroute des PylĂŽnes, plus loin que le Boyau-Neuf.

Les quatre magots effrayants se mettent enmarche, tel un nuage, dansla tranchĂ©e qui se dĂ©ploie sinueusement devant eux comme une ruelleborgne, peu sĂ»re, pas Ă©clairĂ©e et pas pavĂ©e. Elle est d’ailleurs inhabitĂ©een cet endroit, constituant un passage entre les secondes et les premiĂšreslignes.

Les cuisiniers partis Ă  la recherche du feu rencontrent deuxMarocains

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Le feu Chapitre XVIII

dans la poussiĂšre crĂ©pusculaire. L’un a un teint de botte noire, l’autreun teint de soulier jaune. Une lueur d’espoir brille au fond du cƓur descuisiniers.

― Allumettes, les gars ?― Macache ! rĂ©pond le noir, et son rire exhibe ses longues dents de

faĂŻence dans la maroquinerie havane de sa bouche.Le jaune s’avance et demande Ă  son tour :― Tabac ? Un chouia de tabac ?Et il tend sa manche rĂ©sĂ©da et son battoir de chĂȘne frottĂ© d’un brou

de noix qui s’est dĂ©posĂ© dans les plis de la paume — et terminĂ© par desongles violĂątres.

PĂ©pin grommelle, se fouille, et tire de sa poche une pincĂ©e de tabacmĂȘlĂ©e de poussiĂšre qu’il donne au tirailleur.

Un peu plus loin, on rencontre une sentinelle qui dort à moitié aumilieu du soir, dans des éboulis de terre. Ce soldat à moitié éveillé dit :

― C’est à droite, puis encore à droite, et alors tout droit. Ne vous gou-rez pas.

Ils marchent. Ils marchent longtemps.― On doit ĂȘtre loin, dit Volpatte au bout d’une demi-heure de pas

inutiles, et de solitude encaissĂ©e.― Dis donc, ça descend bougrement, vous ne trouvez pas ? fait Blaire.― T’en fais pas, vieux panneau, raille PĂ©pin. Mais si t’as les grelots, tu

peux nous laisser tomber.On marche encore dans la nuit qui tombe
 La tranchée toujours dé-

serte— un terrible dĂ©sert en longueur— a pris un aspect dĂ©labrĂ© et bizarre.Les parapets sont en ruines ; des Ă©boulements font onduler le sol commedes montagnes russes.

Une apprĂ©hension vague s’empare des quatre Ă©normes chasseurs defeu, Ă  mesure qu’ils s’enfoncent avec la nuit dans cette sorte de cheminmonstrueux.

PĂ©pin, qui est Ă  prĂ©sent en tĂȘte, s’arrĂȘte, et tend la main pour qu’ons’arrĂȘte.

― Un bruit de pas
 disent-ils à voix contenue, dans l’ombre.Alors, au fond d’eux, ils ont peur. Ils ont eu tort de quitter tous leur

abri depuis si longtemps. Ils sont en faute. Et on ne sait jamais.

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Le feu Chapitre XVIII

― Entrons lĂ , vite, dĂźt PĂ©pin, vite !Il dĂ©signe une fente rectangulaire, Ă  niveau du sol.TĂątĂ©e avec la main, cette ombre rectangulaire s’avĂšre pour ĂȘtre l’en-

trĂ©e d’un abri. Ils s’y introduisent l’un aprĂšs l’autre : le dernier, impatient,pousse les autres, et ils se tapissent, Ă  force, dans l’ombre massive du trou.

Un bruir de pas et de voix se précise et se rapproche.Du bloc des quatre hommes qui bouche étroitement le terrier, sortent

et se hasardent des mains tĂątonnantes. Tout Ă  coup, voici PĂ©pin qui mur-mure d’une voix Ă©touffĂ©e :

― Qu’est-ce que c’est que ça ?― Quoi ? demandent les autres, serrĂ©s et calĂ©s contre lui.― Des chargeurs ! dit Ă  voix basse PĂ©pin
 Des chargeurs boches sur

la planchette ! Nous sommes dans le boyau boche !― Mettons-les.Il y a un Ă©lan des trois hommes pour sortir.― Attention, bon Dieu ! Bougez pas !
 Les pas
On entend marcher. C’est le pas assez rapide d’un homme seul.Ils ne bougent pas, retiennent leur souffle. Leurs yeux braquĂ©s Ă  ras de

terre voient la nuit remuer, Ă  droite, puis une ombre avec des jambes, sedĂ©tache, approche, passe
 Cette ombre se silhouette. Elle est surmontĂ©ed’un casque recouvert d’une housse sous laquelle on devine la pointe.Aucun autre bruit que celui de la marche de ce passant.

A peine l’Allemand est-il passĂ© que les quatre cuisiniers, d’un seulmouvement, sans s’ĂȘtre concertĂ©s, s’élancent, se bousculent, courentcomme des fous, et se jettent sur lui.

― Kamerad, messieurs ! dit-il.Mais on voit briller et disparaütre la lame d’un couteau. L’homme s’af-

faisse comme s’il s’enfonçait par terre. PĂ©pin saisit le casque tandis qu’iltombe et le garde dans sa main.

― Foutons le camp, gronde la voix de Poupardin.― Faut l’fouiller, quoi !On le soulùve, on le tourne, on relùve ce corps mou, humide et tiùde.

Tout à coup, il tousse.― Il n’est pas mort.― Si, il est mort. C’est l’air.

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Le feu Chapitre XVIII

On le secoue par les poches. On entend les souffles précipités desquatre hommes noirs penchés sur leur besogne.

― A moi l’casque, dit PĂ©pin. C’est moi qui l’ai saignĂ©. J’veux l’casque.On arrache au corps son portefeuille avec des papiers encore chauds,

ses jumelles, son porte-monnaie et ses guĂȘtres.― Des allumettes ! s’écrie Blaire en secouant une boĂźte. Il en a !― Ah ! la rosse ! crie Volpatte, tout bas.― Maintenant, donnons-nous de l’air en vitesse.Ils tassent le cadavre dans un coin, et s’élancent au galop, en proie

à une espÚce de panique, sans se préoccuper du vacarme que fait leurcourse désordonnée.

― C’est par ici !
 Par ici !
 Eh ! les gars, faites vinaigre !On se prĂ©cipite, sans parler, Ă  travers le dĂ©dale du boyau extraordi-

nairement vide, et qui n’en finit plus.― J’ai pus d’vent, dit Blaire, j’suis foutu
Il titube et s’arrĂȘte.― Allons ! mets-en un coup, vieux machin, grince PĂ©pin d’une voix

rauque et essoufflĂ©e.Il le prend par la manche et le tire en avant, comme un limonier rĂ©tif.― Nous y v’lĂ  ! dit tout d’un coup Poupardin.― Oui, je r’connais c’t’arbre.― C’est la route des PylĂŽnes !― Ah ! gĂ©mit Blaire que sa respiration secoue comme un moteur. Et il

se jette en avant d’un dernier Ă©lan, et vient s’asseoir par terre.― Halte-lĂ  ! crie une sentinelle.― Ben quoi ! balbutie ensuite cet homme en voyant les quatre poilus.

D’oĂč c’est-i’ que vous venez, par lĂ  ?Ils rient, sautent comme des pantins, ruisselants de sueur et pleins de

sang, ce qui dans le soir les fait paraĂźtre encore plus noirs ; le casque del’officier allemand brille dans les mains de PĂ©pin.

― Ah ! merde alors ! marmonne la sentinelle, bĂ©ante. Mais quoi ?
Une rĂ©action d’exubĂ©rance les agite et les affole.Tous parlent Ă  la fois. On reconstitue confusĂ©ment, Ă  la hĂąte, le drame

dont ils s’éveillent sans bien savoir encore. En quittant la sentinelle Ă  moi-tiĂ© endormie, ils se sont trompĂ©s et ont pris le Boyau International, dont

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Le feu Chapitre XVIII

une partie est Ă  nous et une partie aux Allemands. Entre le tronçon fran-çais et le tronçon allemand, pas de barricade, de sĂ©paration. Il y a seule-ment une sorte de zone neutre aux deux extrĂ©mitĂ©s de laquelle veillentperpĂ©tuellement deux guetteurs. Sans doute le guetteur allemand n’étaitpas Ă  son poste, ou bien il s’est cachĂ© en voyant quatre ombres, ou biens’est repliĂ© et n’a pas eu le temps de ramener du renfort. Ou bien encorel’officier allemand s’est fourvoyĂ© trop en avant dans la zone neutre
 En-fin, bref, on comprend ce qui s’est passĂ© sans bien comprendre.

― Le plus rigolo, dit PĂ©pin, c’est qu’on savait tout ça et qu’on n’a passongĂ© Ă  s’en mĂ©fier quand on est parti.

― On cherchait du feu ! dit Volpatte.― Et on en a ! crie PĂ©pin. T’as pas perdu les flambantes, vieux

manche ?― Y a pas d’pet ! dit Blaire. Les allumettes boches c’est d’meilleure

qualitĂ© qu’les nĂŽtres. Et pis c’est tout c’qu’on a pour allumer ! Perd’ maboĂźte ! Faudrait un qui vienne m’en amputer !

― On est en r’tard. L’eau d’la croĂ»te est en train d’g’ler. Mettons-enun coup jusque-lĂ . AprĂšs, on ira raconter c’te bonne blague qu’on a faiteaux Boches dans l’égout oĂč sont les copains.

n

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CHAPITRE XIX

BOMBARDEMENT

E , dans l’immensitĂ© de la brume.Il fait bleu foncĂ©. Un peu de neige tombe Ă  la fin de cette nuit ;elle poudre les Ă©paules et les plis des manches. Nous marchons

par quatre, encapuchonnĂ©s. Nous avons l’air, dans la pĂ©nombre opaque,de vagues populations dĂ©cimĂ©es qui Ă©migrent d’un pays du Nord vers unautre pays du Nord.

On a suivi une route, traversĂ© Ablain-Saint-Nazaire en ruines. On aentrevu confusĂ©ment les tas blanchĂątres des maisons et les obscures toilesd’araignĂ©es des toitures suspendues. Ce village est si long qu’engouffrĂ©sdedans en pleine nuit on en a vu les derniĂšres bĂątisses qui commençaientĂ  blĂȘmir du gel de l’aube. On a discernĂ©, dans un caveau, Ă  travers unegrille, au bord des flots de cet ocĂ©an pĂ©trifiĂ©, le feu entretenu par les gar-diens de la ville morte. On a pataugĂ© dans des champs marĂ©cageux ; ons’est perdus dans des zones silencieuses oĂč la vase nous saisissait par lespieds ; puis on s’est remis vaguement en Ă©quilibre sur une autre route,

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Le feu Chapitre XIX

celle qui mĂšne de Carency Ă  Souchez. Les grands peupliers de borduresont fracassĂ©s, les troncs dĂ©chiquetĂ©s ; Ă  un endroit, c’est une colonnadeĂ©norme d’arbres cassĂ©s. Puis, nous accompagnant, de chaque cĂŽtĂ©, dansl’ombre, on aperçoit des fantĂŽmes nabots d’arbres, fendus en palmiersou tout bousillĂ©s en charpie de bois, en ficelle, repliĂ©s sur eux-mĂȘmes etcomme agenouillĂ©s. De temps en temps, des fondriĂšres bouleversent etfont cahoter la marche. La route devient une mare qu’on franchit sur lestalons, en faisant avec les pieds un bruit de rames. Des madriers ont Ă©tĂ©disposĂ©s, lĂ -dedans, de place en place. On glisse dessus quand, envasĂ©s,ils se prĂ©sentent de travers.

Parfois, il y a assez d’eau pour qu’ils flottent ; alors, sous le poids del’homme, ils font : flac ! et s’enfoncent, et l’homme tombe ou trĂ©buche enjurant frĂ©nĂ©tiquement.

Il doit ĂȘtre cinq heures du matin. La neige a cessĂ©, le dĂ©cor nu et Ă©pou-vantĂ© se dĂ©brouille aux yeux,mais on est encore entourĂ© d’un grand cerclefantastique de brume et de noir.

On va, on va toujours. On parvient Ă  un endroit oĂč se discerne unmonticule sombre au pied duquel semble grouiller une agitation humaine.

― Avancez par deux, dit le chef du dĂ©tachement. Que chaque Ă©quipede deux prenne, alternativement, un madrier et une claie.

Le chargement s’opĂšre. Un des deux hommes prend avec le sien lefusil de son coĂ©quipier. Celui-ci remue et dĂ©gage, non sans peine, du tas,un long madrier boueux et glissant qui pĂšse bien quarante kilos, ou bienune claie de branchages feuillus, grande comme une porte et qu’on peuttout juste maintenir sur son dos, les mains en l’air et cramponnĂ©es sur lesbords, en se pliant.

On se remet en marche, parsemĂ©s sur la route maintenant grisĂątre,trĂšs lentement, trĂšs pesamment, avec des geignements et de sourdes ma-lĂ©dictions que l’effort Ă©trangle dans les gorges. Au bout de cent mĂštres,les deux hommes formant Ă©quipe changent leurs fardeaux, de sorte qu’aubout de deux cents mĂštres, malgrĂ© la bise aigre et blanchissante du petitmatin, tout le monde, sauf les gradĂ©s, ruisselle de sueur.

Tout Ă  coup une Ă©toile intense s’épanouit lĂ -bas, vers les lieux vaguesoĂč nous allons : une fusĂ©e. Elle Ă©claire toute une portion du firmament deson halo laiteux, en effaçant les constellations, et elle descend gracieuse-

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Le feu Chapitre XIX

ment avec des airs de fĂ©e.Une rapide lumiĂšre en face de nous, lĂ -bas ; un Ă©clair, une dĂ©tonation.C’est un obus.Au reflet horizontal que l’explosion a instantanĂ©ment rĂ©pandu dans le

bas du ciel, on voit nettement que, devant nous, Ă  un kilomĂštre peut-ĂȘtre,se profile, de l’est Ă  l’ouest, une crĂȘte.

Cette crĂȘte est Ă  nous dans toute la partie visible d’ici, jusqu’au som-met, que nos troupes occupent. Sur l’autre versant, Ă  cent mĂštres de notrepremiĂšre ligne, est la premiĂšre ligne allemande.

L’obus est tombĂ© sur le sommet, dans nos lignes. Ce sont eux quitirent.

Un autre obus. Un autre, un autre, plantent, vers le haut de la col-line, des arbres de lumiĂšre violacĂ©e dont chacun illumine sourdement toutl’horizon.

Et bientĂŽt, il y a un scintillement d’étoiles Ă©clatantes et une forĂȘt su-bite de panaches phosphorescents sur la colline : un mirage de fĂ©erie bleuet blanc se suspend lĂ©gĂšrement Ă  nos yeux dans le gouffre entier de lanuit.

Ceux d’entre nous qui consacrent toutes les forces arc-boutĂ©es deleurs bras et de leurs jambes Ă  empĂȘcher leurs vaseux fardeaux trop lourdsde leur glisser du dos et Ă  s’empĂȘcher eux-mĂȘmes de glisser par terre,ne voient rien et ne disent rien. Les autres, tout en frissonnant de froid,en grelottant, en reniflant, en s’épongeant le nez avec des mouchoirsmouillĂ©s qui pendent de l’aile, en maudissant les obstacles de la routeen lambeaux, regardent et commentent.

― C’est comme si tu vois un feu d’artifice, disent-ils.ComplĂ©tant l’illusion de grand dĂ©cor d’opĂ©ra fĂ©erique et sinistre de-

vant lequel rampe, grouille et clapote notre troupe basse, toute noire, voiciune Ă©toile rouge, une verte ; une gerbe rouge, beaucoup plus lente.

On ne peut s’empĂȘcher, dans nos rangs, de murmurer avec un confusaccent d’admiration populaire, pendant que la moitiĂ© disponible despaires d’yeux regardent :

― Oh ! une rouge !
 Oh ! une verte !
Ce sont les Allemands qui font des signaux, et aussi les nîtres qui

demandent de l’artillerie.

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La route tourne et remonte. Le jour s’est enfin dĂ©cidĂ© Ă  poindre. Onvoit les choses en sale. Autour de la route couverte d’une couche de pein-ture gris perle avec des empĂątements blancs, le monde rĂ©el fait tristementson apparition. On laisse derriĂšre soi Souchez dĂ©truit dont les maisons nesont que des plates-formes pilĂ©es de matĂ©riaux, et les arbres des espĂšcesde ronces dĂ©chiquetĂ©es bossuant la terre. On s’enfonce, sur la gauche,dans un trou qui est lĂ . C’est l’entrĂ©e du boyau.

On laisse tomber le matĂ©riel dans une enceinte circulaire qui est faitepour ça, et, Ă©chauffĂ©s Ă  la fois et glacĂ©s, les mains mouillĂ©es, crispĂ©es decrampes et Ă©corchĂ©es, on s’installe dans le boyau, on attend.

Enfouis dans nos trous jusqu’au menton, appuyĂ©s de la poitrine surla terre dont l’énormitĂ© nous protĂšge, on regarde se dĂ©velopper le drameĂ©blouissant et profond. Le bombardement redouble. Sur la crĂȘte, les arbreslumineux sont devenus, dans les blĂȘmeurs de l’aube, des espĂšces de para-chutes vaporeux, des mĂ©duses pĂąles avec un point de feu : puis, plus prĂ©-cisĂ©ment dessinĂ©s Ă  mesure que le jour se diffuse, des panaches de plumesde fumĂ©e : des plumes d’autruche blanches et grises qui naissent soudainsur le sol brouillĂ© et lugubre de la cote 119, Ă  cinq ou six cents mĂštres de-vant nous, puis, lentement, s’évanouissent. C’est vraiment la colonne defeu et la colonne de nuĂ©e qui tourbillonnent ensemble et tonnent Ă  la fois.A ce moment, on voit, sur le flanc de la colline, un groupe d’hommes quicourent se terrer. Ils s’effacent un Ă  un, absorbĂ©s par les trous de fourmissemĂ©s lĂ .

On discerne mieux maintenant la forme des « arrivĂ©es » : Ă  chaquecoup, un flocon blanc soufrĂ©, soulignĂ© de noir, se forme, en l’air, Ă  unesoixantaine de mĂštres de hauteur, se dĂ©double, se pommelle, et, dansl’éclatement, l’oreille perçoit le sifflement du paquet de balles que le flo-con jaune envoie furieusement sur le sol.

Cela explose par rafales de six, en file : pan, pan, pan, pan, pan, pan.C’est du 77.

On les mĂ©prise, les shrapnells de 77 — ce qui n’empĂȘche pas que Bles-bois ait justement Ă©tĂ© tuĂ©, il y a trois jours, par l’un d’eux. Ils Ă©clatentpresque toujours trop haut.

Barque nous l’explique, bien que nous le sachions :― Le pot de chambre te protùge suffisamment l’caberlot contre les

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Le feu Chapitre XIX

billes de plomb. Alors, ça t’dĂ©molit l’épaule et ça t’fout par terre, mais çat’bousille pas. Naturellement, faut t’coqter tout d’mĂȘme. Avise-toi pas del’ver la trompe en l’air pendant l’moment que dure la chose, ou de tendrela main pour voir s’il pleut. Tandis que le 75 Ă  nous !


― Y a pas qu’des 77, interrompit Mesnil AndrĂ©. Y en a de tout poil.Allume-moi ça


Des sifflements aigus, tremblotants ou grinçants, des cinglements. Etsur les pentes dont l’immensitĂ© transparaĂźt lĂ -bas, et oĂč les nĂŽtres sont aufond des abris, des nuages de toutes les formes s’amoncellent. Aux colos-sales plumes incendiĂ©es et nĂ©buleuses, se mĂȘlent des houppes immensesde vapeur, des aigrettes qui jettent des filaments droits, des plumeaux defumĂ©e s’élargissant en retombant — le tout blanc ou gris-vert, charbonnĂ©ou cuivrĂ©, Ă  reflets dorĂ©s, ou comme tachĂ© d’encre.

Les deux derniĂšres explosions Ă©taient toutes proches ; elles forment,au-dessus du terrain battu, des Ă©normes boules de poussiĂšre noires etfauves qui, lorsqu’elles se dĂ©plient et s’en vont sans hĂąte, au grĂ© du vent,leur besogne faite, ont des silhouettes de dragons fabuleux.

Notre file de faces Ă  ras du sol se tourne de ce cĂŽtĂ© et les suit des yeux,du fond de la fosse, au milieu de ce pays peuplĂ© d’apparitions lumineuseset fĂ©roces, de ces campagnes Ă©crasĂ©es par le ciel.

― Ça, c’est des 150 fusants.― C’est mĂȘme des 210, bec de veau.― Y a des percutants aussi. Les vaches ! Vise un peu ç’ui-lĂ  !On a vu un obus Ă©clater sur le sol et soulever, dans un Ă©ventail de nuĂ©e

sombre, de la terre et des dĂ©bris. On dirait, Ă  travers la glĂšbe fendue, lecrachement effroyable d’un volcan qui s’amassait dans les entrailles dumonde.

Un bruit diabolique nous entoure. On a l’impression inouĂŻe d’un ac-croissement continu, d’une multiplication incessante de la fureur univer-selle. Une tempĂȘte de battements rauques et sourds, de clameurs furi-bondes, de cris perçants de bĂȘtes s’acharne sur la terre toute couverte deloques de fumĂ©e, et oĂč nous sommes enterrĂ©s jusqu’au cou, et que le ventdes obus semble pousser et faire tanguer.

― Dis donc, braille Barque, je m’suis laissĂ© dire qu’i’s n’ont plus demunitions !

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Le feu Chapitre XIX

― Oh lĂ  lĂ  ! on la connaĂźt, celle-lĂ  ! Ça et les aut’ bobards qu’les jour-naux nous balancent par s’ringuĂ©es.

Un tic-tac mat s’impose au milieu de cette mĂȘlĂ©e de bruits. Ce son decrĂ©celle lente est de tous les bruits de la guerre celui qui vous point le plusle cƓur.

― Le moulin Ă  cafĂ© ! Un des nĂŽtres, Ă©coute voir : les coups sont rĂ©gu-liers tandis que ceux boches n’ont pas le mĂȘme temps entre les coups ; ilsfont : tac
 tac-tac-tac
 tac-tac
 tac


― Tu t’goures, fil Ă  trous ! C’est pas la machine Ă  dĂ©coudre : c’est unemotocyclette qui radine sur le chemin de l’Abri 31, tout lĂ -bas.

― Moi, j’crois plutĂŽt que ce soit, tout lĂ -haut, un client qui s’paye lecoup d’Ɠil sur sonmanche Ă  balai, ricane PĂ©pin qui, levant le nez, inspectel’espace en quĂȘte d’un aĂ©ro.

Une discussion s’établit. On ne peut savoir ! C’est comme ça. Au mi-lieu de tous ces fracas divers, on a beau ĂȘtre habituĂ©, on se perd. Il estbien advenu Ă  toute une section, l’autre jour, dans le bois, de prendre, uninstant, pour le bruissement rauque d’une arrivĂ©e les premiers accentsde la voix d’un mulet qui, non loin, se mettait Ă  pousser son braiment-hennissement.

― Dis donc, y a quelque chose en fait d’saucisses Ă©n’air, c’matin, re-marque Lamuse.

Les yeux levĂ©s, on les compte.― Y a huit saucisses chez nous et huit chez les Boches, dit Cocon, qui

avait dĂ©jĂ  comptĂ©.En effet, au-dessus de l’horizon, Ă  intervalles rĂ©guliers, en face du

groupe des ballons captifs ennemis, plus petits dans la distance, planentles huit longs yeux lĂ©gers et sensibles de l’armĂ©e, reliĂ©s aux centres decommandement par des filaments vivants.

― I’s nous voient comme on les voit. Comment veux-tu leur z’yĂ©chapper Ă  ces espĂšces de grands bons dieux-lĂ  ?

― VoilĂ  not’ rĂ©ponse !En effet, tout d’un coup, derriĂšre notre dos, Ă©clate le fracas net, stri-

dent, assourdissant du 75. Ça crĂ©pite sans arrĂȘt.Ce tonnerre nous soulĂšve, nous enivre. Nous crions en mĂȘme temps

que les piùces et nous nous regardons sans nous entendre — sauf la voix

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Le feu Chapitre XIX

extraordinairement perçante de cette « grande gueule » de Barque — aumilieu de ce roulement de tambour fantastique dont chaque coup est uncoup de canon.

Puis nous tournons les yeux en avant, le cou tendu, et nous voyons,en haut de la colline, la silhouette supĂ©rieure d’une rangĂ©e noire d’arbresd’enfer dont les racines terribles s’implantent dans le versant invisible oĂčse tapit l’ennemi.

― Qu’est-ce que c’est qu’ça ?Pendant que la batterie de 75 qui est à cent mùtres derriùre nous conti-

nue ses glapissements — coups nets d’un marteau dĂ©mesurĂ© sur une en-clume, suivis d’un cri, vertigineux de force et de furie — un gargouille-ment prodigieux domine le concert. Ça vient aussi de chez nous.

― Il est pĂ©pĂšre, celui-lĂ  !L’obus fend l’air Ă  mille mĂštres peut-ĂȘtre au-dessus de nos tĂȘtes. Son

bruit couvre tout comme d’un dĂŽme sonore. Son souffle est lent ; on sentun projectile plus bedonnant, plus Ă©norme que les autres. On l’entendpasser, descendre en avant avec une vibration pesante et grandissante demĂ©tro entrant en gare ; ensuite son lourd sifflement s’éloigne. On observe,en face, la colline. Au bout de quelques secondes, elle se couvre d’un nuagecouleur saumon que le vent dĂ©veloppe sur toute une moitiĂ© de l’horizon.

― C’est un 220 de la batterie du point gamma.― On les voit, ces t’obus, affirme Volpatte, quand c’est qu’ils sortent

du canon. Et si t’es bien dans la direction du tir, tu les vois d’l’Ɠil, mĂȘmeloin de la piĂšce.

Un autre succĂšde.― LĂ  ! Tiens ! Tiens ! T’l’as vu, c’ti-lĂ  ? T’as pas r’gardĂ© assez vite, la

commande est loupĂ©e. Faut s’manier la fraise. Tiens, un autre ! Tu l’as vu ?― J’l’ai pas vu.― Paquet ! Faut-i’ qu’t’en tiennes une couche ! Ton pĂšre, il Ă©tait

peintre ! Tiens, vite, ç’ui-là, là ! Tu l’vois bien, guignol, raclure ?― J’l’ai vu. C’est tout ça ?Quelques-uns ont aperçu une petite masse noire, fine et pointue

comme un merle aux ailes repliées qui, du zénith, pique le bec en avant,en décrivant une courbe.

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― Ça pĂšse cent dix-huit kilos, ça, ma vieille punaise, dit fiĂšrementVolpatte, et, quand ça tombe sur une guitoune, ça tue tout le monde qu’ya dedans. Ceux qui ne sont pas arrachĂ©s par les Ă©clats sont assommĂ©s parle vent du machin, ou clabottent asphyxiĂ©s sans avoir le temps de soufflerouf.

― On voit aussi trùs bien l’obus de 270 — tu parles d’un bout de fer —quand le mortier le fait sauter en l’air : allez, partez !

― Et aussi le 155 Rimailho, mais celui-là, on le perd de vue parce qu’ilfile droit et trop loin : tant plus tu le r’gardes, tant plus i’ s’fond devanttes lotos.

Dans une odeur de soufre, de poudre noire, d’étoffes brĂ»lĂ©es, deterre calcinĂ©e, qui rĂŽde en nappes sur la campagne, toute la mĂ©nageriedonne, dĂ©chaĂźnĂ©e. Meuglements, rugissements, grondements faroucheset Ă©tranges, miaulements de chat qui vous dĂ©chirent fĂ©rocement lesoreilles et vous touillent le ventre, ou bien le long hululement pĂ©nĂ©trantqu’exhale la sirĂšne d’un bateau en dĂ©tresse sur la mer. Parfois mĂȘme desespĂšces d’exclamations se croisent dans les airs, auxquelles des change-ments bizarres de ton communiquent comme un accent humain. La cam-pagne, par places, se lĂšve et retombe ; elle figure devant nous, d’un boutde l’horizon Ă  l’autre, une extraordinaire tempĂȘte de choses.

Et les trĂšs grosses piĂšces, au loin, au loin, propagent des grondementstrĂšs effacĂ©s et Ă©touffĂ©s, mais dont on sent la force au dĂ©placement de l’airqu’ils vous tapent dans l’oreille.


 Voici fuser et se balancer sur la zone bombardĂ©e un lourd paquetd’ouate verte qui se dĂ©laie en tous sens. Cette touche de couleur nette-ment disparate dans le tableau attire l’attention, et toutes nos faces deprisonniers encagĂ©s se tournent vers le hideux Ă©clatement.

― C’est des gaz asphyxiants, probable. PrĂ©parons nos sacs Ă  figure !― Les cochons !― Ça, c’est vraiment des moyens dĂ©loyaux, dit Farfadet.― Des quoi ? dit Barque, goguenard.― Ben oui, des moyens pas propres, quoi, des gaz
― Tu m’fais marrer, riposte Barque, avec tes moyens dĂ©loyaux et tes

moyens loyaux
Quand on a vu des hommes dĂ©foncĂ©s, sciĂ©s en deux, ousĂ©parĂ©s du haut en bas, fendus en gerbes, par l’obus ordinaire, des ventres

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sortis jusqu’au fond et Ă©parpillĂ©s comme Ă  la fourche, des crĂąnes rentrĂ©stout entiers dans l’poumon comme a coup de masse, ou, Ă  la place de latĂȘte, un p’tit cou d’oĂč une confiture de groseille de cervelle tombe, toutautour, sur la poitrine et le dos.Quand on l’a vu et qu’on vient dire : « Ça,c’est des moyens propres, parlez-moi d’ça ! »

― N’empĂȘche que l’obus, c’est permis, c’est accepté ― Ah lĂ  lĂ  ! Veux-tu que j’te dise ? Eh bien, tu m’’ras jamais tant

pleurer que tu m’fais rire !Et il tourne le dos.― HĂ© ! gare, les enfants !On tend l’oreille : l’un de nous s’est jetĂ© Ă  plat ventre ; d’autres re-

gardent instinctivement, en sourcillant, du cĂŽtĂ© de l’abri qu’ils n’ont pasle temps d’atteindre ; pendant ces deux secondes, chacun plie le cou. C’estun crissement de cisailles gigantesques qui approche de nous, qui ap-proche, et qui, enfin, aboutit Ă  un tonitruant fracas de dĂ©ballage de tĂŽles.

Il n’est pas tombĂ© loin de nous, celui-lĂ  ; Ă  deux cents mĂštres peut-ĂȘtre. Nous nous baissons dans le fond de la tranchĂ©e et restons accroupisjusqu’à ce que l’endroit oĂč nous sommes soit cinglĂ© par l’ondĂ©e des petitsĂ©clats.

― Faudrait pas encore recevoir ça dans l’vasistas, mĂȘme Ă  cette dis-tance, dit Paradis, en extrayant de la paroi de terre de la tranchĂ©e un frag-ment qui vient de s’y ficher et qui semble un petit morceau de coke hĂ©rissĂ©d’arĂȘtes coupantes et de pointes, et il le fait sauter dans sa main pour nepas se brĂ»ler.

Il courbe brusquement la tĂȘte ; nous aussi.Bsss, bss
― La fusĂ©e !
 Elle est passĂ©e.La fusĂ©e du shrapnell monte, puis retombe verticalement ; celle du

percutant, aprĂšs l’explosion, se dĂ©tache de l’ensemble disloquĂ© et resteordinairement enterrĂ©e au point d’arrivĂ©e ; mais, d’autres fois, elle s’enva oĂč elle veut, comme un gros caillou incandescent. Il faut s’en mĂ©fier.Elle peut se jeter sur vous trĂšs longtemps aprĂšs le coup, et par des cheminsinvraisemblables, passant par-dessus les talus et plongeant dans les trous.

― Rien de vache comme une fusĂ©e. Ainsi il m’est arrivĂ© Ă  moi


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― Y a pire que tout ça, interrompit Bags, de la onziĂšme ; les obus au-trichiens : le 130 et le 74. Ceux-lĂ  i’ m’font peur. I’ sont nickelĂ©s, qu’ondit, mais c’que j’sais, vu qu’j’y Ă©tais, c’est qu’i’ font si vite qu’y a jamaisrien d’fait pour se garer d’eux ; sitĂŽt qu’tu l’entends ronfler, sitĂŽt i’ t’éclatededans.

― Le 105 allemand non plus, tu n’as pas guĂšre l’temps d’t’écraser etd’planquer tes cĂŽtelettes. C’est c’que j’me suis laissĂ© expliquer une foispar des artiflots.

― J’vas te dire : les obus des canons d’marine, t’as pas l’temps d’lesentendre, faut qu’tu les encaisses avant.

― Et y a aussi ce salaud d’obus nouveau qui pĂšte aprĂšs avoir ricochĂ©dans la terre et en ĂȘtre sorti et rentrĂ© une fois ou deux, sur des six mĂštres
Quand j’sais qu’y en a en face, j’ai les colombins. Je m’souviens qu’eunefois


― C’est rien d’tout ça, mes fieux, dit le nouveau sergent, qui passaitet s’arrĂȘta. I’ fallait voir c’qui nous ont balancĂ© Ă  Verdun, lĂ  d’oĂč je de-viens justement. Et rien que des maous : des 380, des 420, des deux 44.C’est quand on a Ă©tĂ© sonnĂ© lĂ -bas qu’on peut dire : « J’sais c’que c’est d’ĂȘt’sonnĂ© ! » Les bois fauchĂ©s comme du blĂ©, tous les abris repĂ©rĂ©s et crevĂ©smĂȘme avec trois Ă©paisseurs de rondins, tous les croisements de route ar-rosĂ©s, les chemins fichus en l’air et changĂ©s en des espĂšces de longuesbosses de convois cassĂ©s, de piĂšces amochĂ©es, de cadavres tortillĂ©s l’undans l’autre comme entassĂ©s Ă  la pelle. Tu voyais des trente types res-ter sur le carreau, d’un coup, aux carrefours ; tu voyais des bonshommesmonter en tourniquant, toujours bien Ă  des quinze mĂštres dans l’air dutemps, et des morceaux de pantalon rester accrochĂ©s tout en haut desarbres qu’il y avait encore. Tu voyais de ces 380-lĂ  entrer dans une cam-buse, Ă  Verdun, par le toit, trouer deux ou trois Ă©tages, Ă©clater en bas,et toute la grande niche ĂȘtre forcĂ©e de sauter ; et, dans les campagnes,des bataillons entiers se disperser et s’planquer sous la rafale comme unpauv’ petit gibier dans dĂ©fense. T’avais par terre, Ă  chaque pas, dans leschamps, des Ă©clats Ă©pais comme le bras, et larges comme ça, et i’ fallaitquatre poilus pour soulever ce bout de fer. Les champs, t’aurais dit desterrains pleins d’rochers !
 Et, pendant des mois, ça n’a pas dĂ©cessĂ©. Ah !tu parles ! tu parles ! rĂ©pĂ©ta le sergent en s’éloignant pour aller sans doute

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recommencer ailleurs ce rĂ©sumĂ© de ses souvenirs.― Tiens, r’gard’ donc, caporal, ces gars, lĂ -bas, i’ sont mabouls ?On voyait, sur la position canonnĂ©e, des petitesses humaines se dĂ©-

placer en hñte, et se presser vers les explosions.― Ce sont des artiflots, dit Bertrand, qui, aussitît qu’une marmite a

Ă©clatĂ©, courent fouiner pour chercher la fusĂ©e dans le trou, parce que laposition de la fusĂ©e, de la maniĂšre qu’elle est enfoncĂ©e, donne la directionde la batterie, tu comprends ; et la distance, on n’a qu’à la lire : elle semarque sur les divisions gravĂ©es autour de la fusĂ©e au moment qu’ondĂ©bouche l’obus.

― Ça n’fait rien, i’s sont culottĂ©s, ces zigues-lĂ , d’sortir par un mar-mitage pareil.

― Les artieurs, mon vieux vient nous dire un bonhomme d’une autrecompagnie qui se promenait dans la tranchĂ©e, les artieurs, c’est tout bonou tout mauvais. Ou c’est des as, ou c’est de la roustissure. Ainsi, moi, quit’parle


― C’est vrai de tous les troufions, ça qu’tu dis.― Possible. Mais j’te cause pas d’tous les troufions. J’te cause des ar-

tieurs, et j’te dis aussi que
― Eh ! les enfants, est-ce qu’on cherche une calebasse pour planquer

ses os ? On pourrait peut-ĂȘtre bien finir par attraper un Ă©clat en poire.Le promeneur Ă©tranger remporta son histoire, et Cocon, qui avait l’es-

prit de contradiction, dĂ©clara :― On s’y fera des cheveux, dans ta cagna, puisque dĂ©jĂ , dehors, on

s’amuse pas besef.― Tenez, lĂ -bas, i’s envoient des torpilles ! dit Paradis en dĂ©signant

nos positions dominant sur la droite.Les torpilles montent tout droit, ou presque, comme des alouettes,

en se trĂ©moussant et froufroutant, puis s’arrĂȘtent, hĂ©sitent et retombentdroit en annonçant aux derniĂšres secondes leur chute par un « cri d’en-fant » qu’on reconnaĂźt bien. D’ici, les gens de la crĂȘte ont l’air d’invisiblesjoueurs alignĂ©s qui jouent Ă  la balle.

― Dans l’Argonne, dĂźt Lamuse, mon frĂšrem’a Ă©crit qu’i’s r’çoivent destourterelles, qu’i’s disent. C’est des grandes machines lourdes, lancĂ©es deprĂšs. Ça arrive, en roucoulant, de vrai, qu’i m’dit, et quand ça pĂšte, tu

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parles d’un barouf, qu’i’ m’dit.― Y a pas pire que l’crapouillot, qui a l’air de courir aprùs vous et de

vous sauter dessus, et qui Ă©clate dans la tranchĂ©e mĂȘme, rasoche du talus.― Tiens, tiens, t’as entendu ?Un sifflement arrivait vers nous, puis brusquement il s’est Ă©teint. L’en-

gin n’a pas Ă©clatĂ©.― C’est un obus qui dit merde, constate Paradis.Et on prĂȘte l’oreille pour avoir la satisfaction d’en entendre — ou de

ne pas en entendre — d’autres.Lamuse dit :― Tous les champs, les routes, les villages, ici, c’est couvert d’obus non

Ă©clatĂ©s, de tous calibres ; des nĂŽtres aussi, faut l’dire. Il doit y en avoir pleinla terre, qu’on n’voit pas. Jem’demande comment on fera, plus tard, quandviendra le moment qu’on dira : « C’est pas tout ça, mais faut s’remettre Ă labourer. »

Et toujours, dans sa monotonie forcenĂ©e, la rafale de feu et de fercontinue : les shrapnells avec leur dĂ©tonation sifflante, bondĂ©e d’une ĂąmemĂ©tallique et furibonde, et les gros percutants, avec leur tonnerre de lo-comotive lancĂ©e, qui se fracasse subitement contre un mur, et de char-gements de rails ou de charpentes d’acier qui dĂ©gringolent une pente.L’atmosphĂšre finit par ĂȘtre opaque et encombrĂ©e, traversĂ©e de soufflespesants ; et, tout autour, le massacre de la terre continue, de plus en plusprofond, de plus en plus complet.

Et mĂȘme d’autres canons se mettent de la partie. Ce sont des nĂŽtres.Ils ont une dĂ©tonation semblable Ă  celle du 75, mais plus forte, et avecun Ă©cho prolongĂ© et retentissant comme de la foudre qui se rĂ©percute enmontagne.

― C’est les 120 longs. Ils sont sur la lisiĂšre du bois, Ă  un kilomĂštre. Desbaths canons, mon vieux, qui ressemblent Ă  des lĂ©vriers gris. C’est minceet fin du bec, ces piĂšces-lĂ . T’as envie de leur dire « madame ». C’est pascomme le 220 qui n’est qu’une gueule, un seau Ă  charbon, qui crache sonobus de bas en haut. Ça fait du boulot, mais ça ressemble, dans les convoisd’artillerie, Ă  des culs-de-jatte sur leur petite voiture.

La conversation languit. On bĂąille, par-ci, par-lĂ .

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La grandeur et la largeur de ce dĂ©chaĂźnement d’artillerie lassent l’es-prit. Les voix s’y dĂ©battent, noyĂ©es.

― J’en ai jamais vu comme ça, d’bombardement, crie Barque.― On dit toujours ça, remarque Paradis.― Tout d’mĂȘme, braille Volpatte. On a parlĂ© d’attaque ces jours-ci. J’te

dis, moi, qu’c’est l’commencement de quelque chose.― Ah ! font simplement les autres.Volpattemanifeste l’intention de « piquer un roupillon » et il s’installe

par terre, adossĂ© Ă  une paroi, les semelles butĂ©es contre l’autre paroi.On s’entretient de choses diverses. Biquet raconte l’histoire d’un rat

qu’il a vu.― Il Ă©tait pĂ©pĂšre et comaco, tu sais
 J’avais ĂŽtĂ© mes croquenots, et

c’rat, i’ parlait-i’ pas de mettre tout l’bord de la tige en dentelles ! Fautdire que j’les avais graissĂ©s.

Volpatte, qui s’immobilisait, se remue et dit :― Vous m’empĂȘchez de dormir, les jaspineurs !― Tu vas pas m’faire croire, vieille doublure, qu’tu s’rais fichu d’dor-

mir et d’faire schloff avec un bruit et un papafard pareils comme celuiqu’y a tout partout là ici, dit Marthereau.

― CrĂŽĂŽ, rĂ©pondit Volpatte, qui ronflait.††

― Rassemblement. Marche !On change de place. OĂč nous mĂšne-t-on ? On n’en sait rien. Tout au

plus sait-on qu’on est en rĂ©serve et qu’on nous fait circuler pour conso-lider successivement certains points ou pour dĂ©gager les boyaux — oĂč lerĂšglement des passages de troupes est aussi complexe, si l’on veut Ă©vi-ter les embouteillages et les collisions, que l’organisation du passage destrains dans les gares actives. Il est impossible de dĂ©mĂȘler le sens de l’im-mense manƓuvre oĂč notre rĂ©giment roule comme un petit rouage, ni cequi se dessine dans l’énorme ensemble du secteur. Mais, perdus dans lelacis de bas-fonds oĂč l’on va et vient interminablement, fourbus, brisĂ©set dĂ©membrĂ©s par des stationnements prolongĂ©s, abrutis par l’attente etle bruit, empoisonnĂ©s par la fumĂ©e — on comprend que notre artilleries’engage de plus en plus et que l’offensive semble avoir changĂ© de cĂŽtĂ©.

††

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― Halte !Une fusillade intensive, furieuse, inouïe, battait les parapets de la tran-

chĂ©e oĂč on nous fit arrĂȘter en ce moment-lĂ .― Fritz en met. I’ craint une attaque ; i’ s’affole. Ah ! c’qu’il en met !C’était une grĂȘle dense qui fondait sur nous, hachait terriblement l’es-

pace, raclait et effleurait toute la plaine.Je regardai Ă  un crĂ©neau. J’eus une rapide et Ă©trange vision :Il y avait, en avant de nous, Ă  une dizaine demĂštres au plus, des formes

allongĂ©es, inertes, les unes Ă  cĂŽtĂ© des autres — un rang de soldats fauchĂ©s— et arrivant en nuĂ©e, de toutes parts, les projectiles criblaient cet aligne-ment de morts !

Les balles qui Ă©corchaient la terre par raies droites en soulevant deminces nuages linĂ©aires, trouaient, labouraient les corps rigidement col-lĂ©s au sol, cassaient les membres raides, s’enfonçaient dans des faces bla-fardes et vidĂ©es, crevaient, avec des Ă©claboussements, des yeux liquĂ©fiĂ©set on voyait sous la rafale se remuer un peu et se dĂ©ranger par endroitsla file des morts.

On entendait le bruit sec produit par les vertigineuses pointes decuivre en pĂ©nĂ©trant les Ă©toffes et les chairs : le bruit d’un coup de cou-teau forcenĂ©, d’un coup strident de bĂąton appliquĂ© sur les vĂȘtements. Au-dessus de nous se ruait une gerbe de sifflements aigus, avec le chant des-cendant, de plus en plus grave, des ricochets. Et on baissait la tĂȘte sous cepassage extraordinaire de cris et de voix.

― Faut dĂ©gager la tranchĂ©e. Hue !††

On quitte ce fragment infime du champ de bataille oĂč la fusillade dĂ©-chire, blesse et tue Ă  nouveau des cadavres. On se dirige vers la droite etvers l’arriĂšre. Le boyau de communication monte. En haut du ravin, onpasse devant un poste tĂ©lĂ©phonique et un groupe d’officiers d’artillerie etd’artilleurs.

LĂ , nouvelle pause. On piĂ©tine et on Ă©coute l’observateur d’artilleriecrier des ordres que recueille et rĂ©pĂšte le tĂ©lĂ©phoniste enterrĂ© Ă  cĂŽtĂ© :

― PremiĂšre piĂšce, mĂȘme hausse. Deux dixiĂšmes Ă  gauche. Trois ex-plosifs Ă  une minute !

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Quelques-uns de nous ont risquĂ© la tĂȘte au-dessus du rebord du taluset ont pu embrasser de l’Ɠil, le temps d’un Ă©clair, tout le champ de batailleautour duquel notre compagnie tourne vaguement depuis ce matin.

J’ai aperçu une plaine grise, dĂ©mesurĂ©e, oĂč le vent semble pousser,en largeur, de confuses et lĂ©gĂšres ondulations de poussiĂšre piquĂ©es parendroits d’un flot de fumĂ©e plus pointu.

Cet espace immense oĂč le soleil et les nuages traĂźnent des plaquesde noir et de blanc, Ă©tincelle sourdement de place en place — ce sont nosbatteries qui tirent — et je l’ai vu Ă  unmoment, tout entier pailletĂ© d’éclatsbrefs. A un autre moment, une partie des campagnes s’est estompĂ©e sousune taie vaporeuse et blanchĂątre : une sorte de tourmente de neige.

Au loin, sur les sinistres champs interminables, Ă  demi effacĂ©s et cou-leur de haillons, et trouĂ©s autant que des nĂ©cropoles, on remarque, commeun morceau de papier dĂ©chirĂ©, le fin squelette d’une Ă©glise et, d’un bordĂ  l’autre du tableau, de vagues rangĂ©es de traits verticaux rapprochĂ©s etsoulignĂ©s, comme les bĂątons des pages d’écriture : des routes avec leursarbres. De minces sinuositĂ©s rayent la plaine en long et en large, la qua-drillent, et ces sinuositĂ©s sont pointillĂ©es d’hommes.

On discerne des fragments de lignes formĂ©es de ces points humainsqui, sorties des raies creuses, bougent sur la plaine Ă  la face de l’horribleciel dĂ©chaĂźnĂ©.

On a peine Ă  croire que chacune de ces taches minuscules est un ĂȘtrede chair frissonnante et fragile, infiniment dĂ©sarmĂ© dans l’espace, et quiest plein d’une pensĂ©e profonde, plein de longs souvenirs et plein d’unefoule d’images ; on est Ă©bloui par ce poudroiement d’hommes aussi petitsque les Ă©toiles du ciel.

Pauvres semblables, pauvres inconnus, c’est votre tour de donner !Une autre fois, ce sera le nĂŽtre. A nous demain, peut-ĂȘtre, de sentir lescieux Ă©clater sur nos tĂȘtes ou la terre s’ouvrir sous nos pieds, d’ĂȘtre as-saillis par l’armĂ©e prodigieuse des projectiles, et d’ĂȘtre balayĂ©s par dessouffles d’ouragan cent mille fois plus forts que l’ouragan.

On nous pousse dans les abris d’arriĂšre. A nos yeux, le champ de lamort s’éteint. A nos oreilles, le tonnerre s’assourdit sur l’enclume for-midable des nuages. Le bruit d’universelle destruction fait silence. L’es-couade s’enveloppe Ă©goĂŻstement des bruits familiers de la vie, s’enfonce

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Le feu Chapitre XIX

dans la petitesse caressante des abris.

n

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CHAPITRE XX

LE FEU

R , ’ les yeux dans le noir.― Quoi ?Qu’est-ce qu’il il y a ?― C’est ton tour de garde. Il est deux heures du matin, me dit

le caporal Bertrand que j’entends, sans le voir, Ă  l’orifice du trou au fondduquel je suis Ă©tendu.

Je grogne que je viens, je me secoue, bĂąille dans l’étroit abri sĂ©pulcral ;j’étends les bras et mes mains touchent la glaise molle et froide. Puis jerampe au milieu de l’ombre lourde qui obstrue l’abri, en fendant l’odeurĂ©paisse, entre les corps intensĂ©ment affalĂ©s des dormeurs. AprĂšs quelquesaccrochages et faux pas sur des Ă©quipements, des sacs, et des membresĂ©tirĂ©s dans tous les sens, je mets la main sur mon fusil et je me trouvedebout Ă  l’air libre, mal rĂ©veillĂ© et mal Ă©quilibrĂ©, assailli par la bise aiguĂ«et noire.

Je suis, en grelottant, le caporal qui s’enfonce entre de hauts entasse-ments sombres dont le bas se resserre Ă©trangement sur notre marche. Il

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Le feu Chapitre XX

s’arrĂȘte. C’est lĂ . Je perçois une grosse masse se dĂ©tacher Ă  mi-hauteur dela muraille spectrale, et descendre. Cette masse hennit un bĂąillement. Jeme hisse dans la niche qu’elle occupait.

La lune est cachĂ©e dans la brume, mais il y a, rĂ©pandue sur les choses,une trĂšs confuse lueur Ă  laquelle l’Ɠil s’habitue Ă  tĂątons. Cet Ă©clairements’éteint Ă  cause d’un large lambeau de tĂ©nĂšbres qui plane et glisse lĂ -haut. Je distingue Ă  peine, aprĂšs l’avoir touchĂ©, l’encadrement et le troudu crĂ©neau devant ma figure, et ma main avertie rencontre, dans un en-foncement amĂ©nagĂ©, un fouillis de manches de grenades.

― Ouvre l’Ɠil, hein, mon vieux, me dit Bertrand Ă  voix basse. N’oubliepas qu’il y a notre poste d’écoute, lĂ  en avant, sur la gauche. Allons, Ă  toutĂ  l’heure.

Son pas s’éloigne, suivi du pas ensommeillĂ© du veilleur que je relĂšve.Les coups de fusil crĂ©pitent de tous cĂŽtĂ©s. Tout Ă  coup, une balle claque

net dans la terre du talus oĂč je m’appuie. Je mets la face au crĂ©neau. Notreligne serpente dans le haut du ravin : le terrain est en contre-bas devantmoi, et on ne voit rien dans cet abĂźme de tĂ©nĂšbres oĂč il plonge. Toutefois,les yeux finissent par discerner la file rĂ©guliĂšre des piquets de notre rĂ©seauplantĂ©s au seuil des flots d’ombre, et, çà et lĂ , les plaies rondes d’enton-noirs d’obus, petits, moyens ou Ă©normes ; quelques-uns, tout prĂšs, peuplĂ©sd’encombrements mystĂ©rieux. La bise me souffle dans la figure. Rien nebouge, que le vent qui passe et que l’immense humiditĂ© qui s’égoutte. Ilfait froid Ă  frissonner sans fin. Je lĂšve les yeux : je regarde ici, lĂ . Un deuilĂ©pouvantable Ă©crase tout. J’ai l’impression d’ĂȘtre tout seul, naufragĂ©, aumilieu d’un monde bouleversĂ© par un cataclysme.

Rapide illumination de l’air : une fusĂ©e. Le dĂ©cor oĂč je suis perdus’ébauche et pointe autour de moi. On voit se dĂ©couper la crĂȘte, dĂ©chi-rĂ©e, Ă©chevelĂ©e, de notre tranchĂ©e, et j’aperçois, collĂ©s sur la paroi d’avant,tous les cinq pas, comme des larves verticales, les ombres des veilleurs.Leur fusil s’indique, Ă  cĂŽtĂ© d’eux, par quelques gouttes de lumiĂšre. La tran-chĂ©e est Ă©tayĂ©e de sacs de terre ; elle est Ă©largie de partout et, en maintsendroits, Ă©ventrĂ©e par des Ă©boulements. Les sacs de terre, aplatis les unssur les autres et disjoints, ont l’air, Ă  la lueur astrale de la fusĂ©e, de cesvastes dalles dĂ©mantelĂ©es d’antiques monuments en ruines. Je regarde aucrĂ©neau. Je distingue, dans la vaporeuse atmosphĂšre blafarde qu’a Ă©pan-

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Le feu Chapitre XX

due le mĂ©tĂ©ore, les piquets rangĂ©s et mĂȘme les lignes tĂ©nues des fils de ferbarbelĂ©s qui s’entrecroisent d’un piquet Ă  l’autre. C’est, devant ma vue,comme des traits Ă  la plume qui gribouillent et raturent le champ blĂȘmeet trouĂ©. Plus bas, dans l’ocĂ©an nocturne qui remplit le ravin, le silence etl’immobilitĂ© s’accumulent.

Je descends de mon observatoire et me dirige au jugĂ© vers mon voisinde veille. De ma main tendue, je l’atteins.

― C’est toi ? lui dis-je Ă  voix basse, sans le reconnaĂźtre.― Oui, rĂ©pond-il sans savoir non plus qui je suis, aveugle commemoi.― C’est calme, Ă  c’t’heure, ajoute-t-il. Tout Ă  l’heure, j’ai cru qu’ils

allaient attaquer, ils ont peut-ĂȘtre bien essayĂ©, sur la droite, oĂč ils ont lancĂ©une chiĂ©e de grenades. Il y a eu un barrage de 75, vrrran
 vrrran
 Monvieux, je m’disais : « Ces 75-lĂ , c’est possible, i’ sont payĂ©s pour tirer ! S’ilssont sortis, les Boches, i’s ont dĂ» prendre quĂ©que chose ! » Tiens, Ă©coute,lĂ -bas les boulettes qui r’biffent ! T’entends ?

Il s’arrĂȘte, dĂ©bouche son bidon, boit un coup, et sa derniĂšre phrase,toujours Ă  voix basse, sent le vin :

― Ah ! là là ! tu parles d’une sale guerre ! Tu crois qu’on s’rait pasmieux chez soi ? Eh bien, quoi ! Qu’est-ce qu’il a, c’ballot ?

Un coup de feu vient de retentir Ă  cĂŽtĂ© de nous, traçant un court etbrusque trait phosphorescent. D’autres partent, ça et lĂ , sur notre ligne :les coups de fusil sont contagieux la nuit.

Nous allons nous enquĂ©rir, Ă  tĂątons, dans l’ombre Ă©paisse retombĂ©esur nous comme un toit, auprĂšs d’un des tireurs. TrĂ©buchant et jetĂ©s par-fois l’un sur l’autre, on arrive Ă  l’homme, on le touche.

― Eh bien ! quoi ?Il a cru voir remuer, puis, plus rien. Nous revenons, mon voisin in-

connu et moi, dans l’obscuritĂ© dense et sur l’étroit chemin de boue grasse,incertains, avec effort, pliĂ©s, comme si nous portions chacun un fardeauĂ©crasant.

A un point de l’horizon, puis Ă  un autre, tout autour de nous, le canontonne, et son lourd fracas se mĂȘle aux rafales d’une fusillade qui tantĂŽtredouble et tantĂŽt s’éteint, et aux grappes de coups de grenades, plus so-nores que les claquements du lebel et du mauser et qui ont Ă  peu prĂšs leson des vieux coups de fusil classiques. Le vent s’est encore accru, il est

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si violent qu’il faut se dĂ©fendre dans l’ombre contre lui : des chargementsde nuages Ă©normes passent devant la lune.

Nous sommes lĂ , tous les deux, cet homme et moi, Ă  nous rappro-cher et nous heurter sans nous connaĂźtre, montrĂ©s puis interceptĂ©s l’unĂ  l’autre, en brusques Ă -coups, par le reflet du canon ; nous sommes lĂ ,pressĂ©s par l’obscuritĂ©, au centre d’un cycle immense d’incendies qui pa-raissent et disparaissent, dans ce paysage de sabbat.

― On est maudits, dit l’homme.Nous nous sĂ©parons et nous allons chacun Ă  notre crĂ©neau nous fati-

guer les yeux sur l’immobilitĂ© des choses.Quelle effroyable et lugubre tempĂȘte va Ă©clater ?La tempĂȘte n’éclata pas, cette nuit-lĂ . A la fin de ma longue attente,

aux premiĂšres traĂźnĂ©es du jour, il y eut mĂȘme accalmie.Tandis que l’aube s’abattait sur nous comme un soir d’orage, je vis en-

core une fois Ă©merger et se recrĂ©er sous l’écharpe de suie des nuages bas,les espĂšces de rives abruptes, tristes et sales, infiniment sales, bossuĂ©esde dĂ©bris et d’immondices, de la croulante tranchĂ©e oĂč nous sommes.

La lividitĂ© de la nue blĂȘmit et plombe les sacs de terre aux plans va-guement luisants et bombĂ©s, tel un long entassement de viscĂšres et d’en-trailles gĂ©antes mises Ă  nu sur le monde.

Dans la paroi, derriÚre moi, se creuse une excavation, et là un entas-sement de choses horizontales se dresse comme un bûcher.

Des troncs d’arbres ? Non : ce sont les cadavres.††

A mesure que les cris d’oiseaux montent des sillons, que les champsvagues recommencent, que la lumiĂšre Ă©clĂŽt et fleurit en chaque brind’herbe, je regarde le ravin. Plus bas que le champ mouvementĂ© avec seshautes lames de terre et ses entonnoirs brĂ»lĂ©s, au-delĂ  du hĂ©rissement despiquets, c’est toujours un lac d’ombre qui stagne, et, devant le versant d’enface, c’est toujours un mur de nuit qui s’érige.

Puis je me retourne et je contemple ces morts qui peu Ă  peu s’ex-hument des tĂ©nĂšbres, exhibant leurs formes raidies et maculĂ©es. Ils sontquatre. Ce sont nos compagnons Lamuse, Barque, Biquet et le petit Eu-dore. Ils se dĂ©composent lĂ , tout prĂšs de nous, obstruant Ă  moitiĂ© le largesillon tortueux et boueux que les vivants s’intĂ©ressent encore Ă  dĂ©fendre.

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On les a posĂ©s tant bien que mal ; ils se calent et s’écrasent, l’un surl’autre. Celui d’en haut est enveloppĂ© d’une toile de tente. On avait missur les autres figures des mouchoirs, mais en les frĂŽlant, la nuit, sans voir,ou bien le jour, sans faire attention, on a fait tomber les mouchoirs, etnous vivons face Ă  face avec ces morts, amoncelĂ©s lĂ  comme un bĂ»chervivant.

††Il y a quatre nuits qu’ils ont Ă©tĂ© tuĂ©s ensemble. Je me souviens mal de

cette nuit, comme d’un rĂȘve que j’ai eu. Nous Ă©tions de patrouille, eux,moi, Mesnil AndrĂ©, et le caporal Bertrand. Il s’agissait de reconnaĂźtre unnouveau poste d’écoute allemand signalĂ© par les observateurs d’artillerie.Vers minuit, on est sorti de la tranchĂ©e, et on a rampĂ© sur la descente, enligne, Ă  trois ou quatre pas les uns des autres, et on est descendu ainsi trĂšsbas dans le ravin, jusqu’à voir, gisant devant nos yeux, comme l’aplatis-sement d’une bĂȘte Ă©chouĂ©e, le talus de leur Boyau International. AprĂšsavoir constatĂ© qu’il n’y avait pas de poste dans cette tranche de terrain,on a remontĂ©, avec des prĂ©cautions infinies ; je voyais confusĂ©ment monvoisin de droite et mon voisin de gauche, comme des sacs d’ombre, setraĂźner, glisser lentement, onduler, se rouler dans la boue, au fond destĂ©nĂšbres, poussant devant eux l’aiguille de leur fusil. Des balles sifflaientau-dessus de nous, mais elles nous ignoraient, ne nous cherchaient pas.ArrivĂ©s en vue de la bosse de notre ligne, on a soufflĂ© un instant ; l’unde nous a poussĂ© un soupir, un autre a parlĂ©. Un autre s’est retournĂ©, enbloc, et son fourreau de baĂŻonnette a sonnĂ© contre une pierre. AussitĂŽtune fusĂ©e a jailli en rugissant du Boyau International. On s’est plaquĂ©par terre, Ă©troitement, Ă©perdument, on a gardĂ© une immobilitĂ© absolue,et on a attendu lĂ , avec cette Ă©toile terrible suspendue au-dessus de nouset qui nous baignait d’une clartĂ© de jour, Ă  vingt-cinq ou trente mĂštresde notre tranchĂ©e. Alors une mitrailleuse placĂ©e de l’autre cĂŽtĂ© du ravina balayĂ© la zone oĂč nous Ă©tions. Le caporal Bertrand et moi avons eu lachance de trouver devant nous, au moment oĂč la fusĂ©e montait, rouge,avant d’éclater en lumiĂšre, un trou d’obus oĂč un chevalet cassĂ© tremblaitdans la boue ; on s’est aplatis tous les deux contre le rebord de ce trou, ons’est enfoncĂ©s dans la boue autant qu’on a pu et le pauvre squelette de boispourri nous a cachĂ©s. Le jet de la mitrailleuse a repassĂ© plusieurs fois. On

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entendait un sifflement perçant au milieu de chaque dĂ©tonation, les coupssecs et violents des balles dans la terre, et aussi des claquements sourds etmous suivis de geignements, d’un petit cri et, soudain, d’un gros ronfle-ment de dormeur qui s’est Ă©levĂ© puis a graduellement baissĂ©. Bertrand etmoi, frĂŽlĂ©s par la grĂȘle horizontale des balles qui, Ă  quelques centimĂštresau-dessus de nous, traçaient un rĂ©seau de mort et Ă©corchaient parfois nosvĂȘtements, nous Ă©crasant de plus en plus, n’osant risquer un mouvementqui aurait haussĂ© un peu une partie de notre corps, nous avons attendu.Enfin, la mitrailleuse s’est tue, dans un Ă©norme silence. Un quart d’heureaprĂšs, tous les deux, nous nous sommes glissĂ©s hors du trou d’obus enrampant sur les coudes et nous sommes enfin tombĂ©s, comme des pa-quets, dans notre poste d’écoute. Il Ă©tait temps, car, en ce moment, le clairde lune a brillĂ©. On a dĂ» demeurer dans le fond de la tranchĂ©e jusqu’aumatin, puis jusqu’au soir. Les mitrailleuses en arrosaient sans disconti-nuer les abords. Par les crĂ©neaux du poste, on ne voyait pas les corpsĂ©tendus, Ă  cause de la dĂ©clivitĂ© du terrain : sinon, tout Ă  ras du champ vi-suel, une masse qui paraissait ĂȘtre le dos de l’un deux. Le soir, on a creusĂ©une sape pour atteindre l’endroit oĂč ils Ă©taient tombĂ©s. Ce travail n’a puĂȘtre exĂ©cutĂ© en une nuit ; il a Ă©tĂ© repris la nuit suivante par les pionniers,car, brisĂ©s de fatigue, nous ne pouvions plus ne pas nous endormir.

En me rĂ©veillant d’un sommeil de plomb, j’ai vu les quatre cadavresque les sapeurs avaient atteints par-dessous, dans la plaine, et qu’ilsavaient accrochĂ©s et halĂ©s avec des cordes dans leur sape. Chacun d’euxcontenait plusieurs blessures Ă  cĂŽtĂ© l’une de l’autre, les trous des ballesdistants de quelques centimĂštres : la mitrailleuse avait tirĂ© serrĂ©. Onn’avait pas retrouvĂ© le corps de Mesnil AndrĂ©. Son frĂšre Joseph a faitdes folies pour le chercher ; il est sorti tout seul dans la plaine constam-ment balayĂ©e, en large, en long et en travers par les tirs croisĂ©s des mi-trailleuses. Le matin, se traĂźnant comme une limace, il a montrĂ© une facenoire de terre et affreusement dĂ©faite, en haut du talus.

On l’a rentrĂ©, les joues Ă©gratignĂ©es aux ronces des fils de fer, les mainssanglantes, avec de lourdes mottes de boue dans les plis de ses vĂȘtementset puant la mort. Il rĂ©pĂ©tait comme un maniaque : « Il n’est nulle part. » Ils’est enfoncĂ© dans un coin avec son fusil, qu’il s’est mis Ă  nettoyer, sansentendre ce qu’on lui disait, et en rĂ©pĂ©tant : « Il n’est nulle part. »

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Il y a quatre nuits de cette nuit-là et je vois les corps se dessiner, semontrer, dans l’aube qui vient encore une fois laver l’enfer terrestre.

Barque, raidi, semblĂ© dĂ©mesurĂ©. Ses bras sont collĂ©s le long de soncorps, sa poitrine est effondrĂ©e, son ventre creusĂ© en cuvette. La tĂȘte sur-Ă©levĂ©e par un tas de boue, il regarde venir par-dessus ses pieds ceux quiarrivent par la gauche, avec sa face assombrie, souillĂ©e de la tache vis-queuse des cheveux qui retombent, et oĂč d’épaisses croĂ»tes de sang noirsont sculptĂ©es, ses yeux Ă©bouillantĂ©s : saignants et comme cuits. Eudore,lui, paraĂźt au contraire tout petit, et sa petite figure est complĂštementblanche, si blanche qu’on dirait une face enfarinĂ©e de Pierrot, et c’est poi-gnant de la voir faire tache comme un rond de papier blanc parmi l’en-chevĂȘtrement gris et bleuĂątre des cadavres. Le Breton Biquet, trapu, carrĂ©comme une dalle, apparaĂźt tendu dans un effort Ă©norme : il a l’air d’es-sayer de soulever le brouillard ; cet effort profond dĂ©borde en grimace sursa face bossuĂ©e par les pommettes et le front saillant, la pĂ©trit hideuse-ment, semble hĂ©risser par places ses cheveux terreux et dessĂ©chĂ©s, fend samĂąchoire pour un spectre de cri, Ă©carte toutes grandes ses paupiĂšres surses yeux ternes et troubles, ses yeux de silex ; et ses mains sont contrac-tĂ©es d’avoir griffĂ© le vide.

Barque et Biquet sont trouĂ©s au ventre, Eudore Ă  la gorge. En les traĂź-nant et en les transportant, on les a encore abĂźmĂ©s. Le gros Lamuse, videde sang, avait une figure tumĂ©fiĂ©e et plissĂ©e dont les yeux s’enfonçaientgraduellement dans leurs trous, l’un plus que l’autre. On l’a entourĂ© d’unetoile de tente qui se trempe d’une tache noirĂątre Ă  la place du cou. Il a eul’épaule droite hachĂ©e par plusieurs balles et le bras ne tient plus que pardes laniĂšres d’étoffe de la manche et des ficelles qu’on y a mises. La pre-miĂšre nuit qu’on l’a placĂ© lĂ , ce bras pendait hors du tas des morts et samain jaune, recroquevillĂ©e sur une poignĂ©e de terre, touchait les figuresdes passants. On a Ă©pinglĂ© le bras Ă  la capote.

Un nuage de pestilence commence à se balancer sur les restes de cescréatures avec lesquelles on a si étroitement vécu, si longtemps souffert.

Quand nous les voyons, nous disons : « Ils sontmorts tous les quatre. »Mais ils sont trop dĂ©formĂ©s pour que nous pensions vraiment : « Ce sonteux. » Et il faut se dĂ©tourner de ces monstres immobiles pour Ă©prouver levide qu’ils laissent entre nous et les choses communes qui sont dĂ©chirĂ©es.

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Ceux des autres compagnies ou des autres rĂ©giments, les Ă©trangers,qui passent ici le jour — la nuit, on s’appuie inconsciemment sur tout cequi est Ă  portĂ©e de la main, mort ou vivant — ont un haut-le-corps devantces cadavres plaquĂ©s l’un sur l’autre en pleine tranchĂ©e. Parfois, ils semettent en colĂšre :

― A quoi qu’on pense, de laisser lĂ  ces macchabs ?― C’est t’honteux.― C’est vrai qu’on ne peut pas les ĂŽter de lĂ .En attendant, ils ne sont enterrĂ©s que dans la nuit.Le matin est venu. On dĂ©couvre, en face, l’autre versant du ravin : la

cote 119, une colline rasĂ©e, pelĂ©e, grattĂ©e — veinĂ©e de boyaux tremblĂ©s etstriĂ©e de tranchĂ©es parallĂšles montrant Ă  vif la glaise et la terre crayeuse.Rien n’y bouge et nos obus qui y dĂ©ferlent çà et lĂ , avec de larges jetsd’écume comme des vagues immenses, semblent frapper leurs coups so-nores contre un grand mĂŽle ruineux et abandonnĂ©.

Mon tour de veille est terminĂ©, et les autres veilleurs, enveloppĂ©s detoiles de tente humides et coulantes, avec leurs zĂ©brures et leurs pla-quages de boue, et leurs gueules livides, se dĂ©gagent de la terre oĂč ils sontencastrĂ©s, se meuvent et descendent. Le deuxiĂšme peloton vient occuperla banquette de tir et les crĂ©neaux. Pour nous, repos jusqu’au soir.

On bĂąille, on se promĂšne. On voit passer un camarade, puis un autre.Des officiers circulent, munis de pĂ©riscopes et de longues-vues. On seretrouve ; on se remet Ă  vivre. Les propos habituels se croisent et sechoquent. Et n’étaient l’aspect dĂ©labrĂ©, les lignes dĂ©faites du fossĂ© quinous ensevelit sur la pente du ravin, et aussi la sourdine imposĂ©e aux voix,on se croirait dans des lignes d’arriĂšre. De la lassitude pĂšse pourtant surtous, les faces sont jaunies, les paupiĂšres rougies ; Ă  force de veiller, ona la tĂȘte des gens qui ont pleurĂ©. Tous, depuis quelques jours, nous nouscourbons et nous avons vieilli.

L’un aprĂšs l’autre, les hommes demon escouade ont confluĂ© Ă  un tour-nant de la tranchĂ©e. Ils se tassent Ă  l’endroit oĂč le sol est tout crayeux, etoĂč, au-dessous de la croĂ»te de terre hĂ©rissĂ©e de racines coupĂ©es, le terras-sement a mis Ă  jour des couches de pierres blanches qui Ă©taient Ă©tenduesdans les tĂ©nĂšbres depuis plus de cent mille ans.

C’est lĂ , dans le passage Ă©largi, qu’échoue l’escouade de Bertrand. Elle

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est bien diminuĂ©e Ă  cette heure, puisque, sans parler des morts de l’autrenuit, nous n’avons plus Poterloo, tuĂ© dans une relĂšve, ni Cadhilhac, blessĂ©Ă  la jambe par un Ă©clat le mĂȘme soir que Poterloo (comme cela paraĂźt loin,dĂ©jĂ  !), ni Tirloir, ni Tulacque qui ont Ă©tĂ© Ă©vacuĂ©s, l’un pour dysenterie,et l’autre pour une pneumonie qui prend une vilaine tournure — Ă©crit-ildans les cartes postales qu’il nous adresse pour se dĂ©sennuyer, de l’hĂŽpitaldu centre oĂč il vĂ©gĂšte.

Je vois encore une fois se rapprocher et se grouper, salies par lecontact de la terre, salies par la fumĂ©e grise de l’espace, les physiono-mies et les poses familiĂšres de ceux qui ne sont pas encore quittĂ©s depuisle dĂ©but — fraternellement rivĂ©s et enchaĂźnĂ©s les uns aux autres. Moinsde disparate, pourtant, qu’au commencement, dans les mises des hommesdes cavernes


Le pĂšre Blaire prĂ©sente dans sa bouche usĂ©e une rangĂ©e de dentsneuves, Ă©clatantes — si bien que, de tout son pauvre visage, on ne voitplus que cette mĂąchoire endimanchĂ©e. L’évĂ©nement de ses dents Ă©tran-gĂšres, que peu Ă  peu il apprivoise, et dont il se sert maintenant, parfois,pour manger, a modifiĂ© profondĂ©ment son caractĂšre et ses mƓurs : il n’estpresque plus barbouillĂ© de noir, il est Ă  peine nĂ©gligĂ©. Devenu beau, ilĂ©prouve le besoin de devenir coquet. Pour l’instant, il est morne, peut-ĂȘtre — ĂŽ miracle ! — parce qu’il ne peut pas se laver. RenforcĂ© dans uncoin, il entrouvre un Ɠil atone, mĂąche et rumine sa moustache de gro-gnard, naguĂšre la seule garniture de son visage, et crache de temps entemps un poil.

Fouillade grelotte, enrhumĂ©, ou bĂąille, dĂ©primĂ©, dĂ©plumĂ©. Marthereaun’a point changĂ© : toujours tout barbu, l’Ɠil bleu et rond, avec ses jambessi courtes que son pantalon semble continuellement lui lĂącher la ceintureet lui tomber sur les pieds. Cocon est toujours Cocon par sa tĂȘte sĂšcheet parcheminĂ©e, Ă  l’intĂ©rieur de laquelle travaillent des chiffres ; mais, de-puis une huitaine, une recrudescence de poux, dont on voit les ravagesdĂ©border Ă  son cou et Ă  ses poignets, l’isole dans de longues luttes et lerend farouche quand il revient ensuite parmi nous. Paradis garde intĂ©gra-lement la mĂȘme dose de belle couleur et de bonne humeur ; il est inva-riable, inusable. On sourit quand il apparaĂźt de loin, placardĂ© sur le fondde sacs de terre comme une affiche neuve. Rien n’a modifiĂ© non plus PĂ©-

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pin qu’on entrevoit errer, de dos avec sa pancarte de damiers rouges etblancs en toile cirĂ©e, de face avec son visage en lame de couteau et son re-gard gris froid comme le reflet d’un lingue ; ni Volpatte avec ses guĂȘtrons,sa couverture sur les Ă©paules et sa face d’Annamite tatouĂ©e de crasse, niTirette qui depuis quelque temps, pourtant, est excitĂ© — on ne sait parquelle source mystĂ©rieuse — des filets sanguinolents dans l’Ɠil. Farfadetse tient Ă  l’écart, pensif, dans l’attente. Aux distributions de lettres, il serĂ©veille de sa rĂȘverie pour y aller, puis il rentre en lui-mĂȘme. Ses mainsde bureaucrate Ă©crivent de multiples cartes postales, soigneusement. Il nesait pas la fin d’Eudoxie. Lamuse n’a plus parlĂ© Ă  personne de la suprĂȘmeet terrifiante Ă©treinte dont il a embrassĂ© ce corps. Lamuse — je l’ai compris— regrettait dem’avoir un soir chuchotĂ© cette confidence Ă  l’oreille, et jus-qu’à sa mort il a cachĂ© l’horrible chose virginale en lui, avec une pudeurtenace. C’est pourquoi on voit Farfadet continuer Ă  vivre vaguement avecla vivante image aux cheveux blonds, qu’il ne quitte que pour prendrecontact avec nous par de rares monosyllabes. Autour de nous, le caporalBertrand a toujours la mĂȘme attitude martiale et sĂ©rieuse, toujours prĂȘtĂ  nous sourire avec tranquillitĂ©, Ă  donner sur ce qu’on lui demande desexplications claires, Ă  aider chacun Ă  faire son devoir.

On cause comme autrefois, comme naguĂšre. Mais l’obligation de par-ler Ă  voix contenue rarĂ©fie nos propos et y met un calme endeuillĂ©.

††Il y a un fait anormal : depuis trois mois, le sĂ©jour de chaque unitĂ©

aux tranchĂ©es de premiĂšre ligne Ă©tait de quatre jours. Or, voilĂ  cinq joursqu’on est ici, et on ne parle pas de relĂšve. Quelques bruits d’attaque pro-chaine circulent, apportĂ©s par les hommes de liaison et la corvĂ©e qui, unenuit sur deux — sans rĂ©gularitĂ© ni garantie — amĂšne le ravitaillement.D’autres indices s’ajoutent Ă  ces rumeurs d’offensive : la suppression despermissions, les lettres qui n’arrivent plus ; les officiers qui, visiblement,ne sont plus les mĂȘmes : sĂ©rieux et rapprochĂ©s. Mais les conversations surce sujet se terminent toujours par un haussement d’épaules : on n’avertitjamais le soldat de ce qu’on va faire de lui ; on lui met sur les yeux unbandeau qu’on n’enlĂšve qu’au dernier moment. Alors :

― On voira bien.― Y a qu’à attendre !

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On se dĂ©tache du tragique Ă©vĂ©nement pressenti. Est-ce impossibilitĂ©de le comprendre tout entier, dĂ©couragement de chercher Ă  dĂ©mĂȘler desarrĂȘts qui sont lettre close pour nous, insouciance rĂ©signĂ©e, croyance vi-vace qu’on passera Ă  cĂŽtĂ© du danger cette fois encore ? Toujours est-il que,malgrĂ© les signes prĂ©curseurs, et la voix des prophĂ©ties qui semblent serĂ©aliser, on tombe machinalement et on se cantonne dans les prĂ©occupa-tions immĂ©diates : la faim, la soif, les poux dont l’écrasement ensanglantetous les ongles, et la grande fatigue par laquelle nous sommes tous minĂ©s.

― T’as vu Joseph, ce matin ? dit Volpatte. I’ n’en mùne pas large, lepauvre p’tit gars.

― I’ va faire un coup de tĂȘte, c’est sĂ»r. L’est condamnĂ©, c’garçon-lĂ ,vois-tu. A la premiĂšre occase, i’ s’foutra dans une balle, comme j’te vois.

― Y a aussi d’quoi vous rendre piquĂ© pour le restant d’tes jours ! I’sĂ©taient six frĂšres, tu sais. Y en a eu quatre de clam’cĂ©s : deux en Alsace,un en Champagne, un en Argonne. Si AndrĂ© est tuĂ©, c’est l’cinquiĂšme.

― S’il avait Ă©tĂ© tuĂ©, on lui aurait trouvĂ© son corps, on l’aurait eu vud’l’observatoire. Y a pas Ă  tortiller du cul et des fesses. Moi, mon idĂ©e, c’estqu’la nuit oĂč euss i’s ont Ă©tĂ© en patrouille, il s’est Ă©garĂ© pour rentrer. L’arampĂ© d’travers, le pauv’ bougre — et l’est tombĂ© dans les lignes boches.

― I’ s’est p’t’ĂȘt’ bien fait dĂ©glinguer sur leurs fils de fer.― On l’aurait r’trouvĂ©, j’te dis, s’il Ă©tait crampsĂ©, car tu penses bien

que si ça Ă©tait, les Boches ne l’auraient pas rentrĂ© son corps. On a cherchĂ©partout, en somme. Pisqu’i’ s’est pas vu r’trouvĂ©, faut bien que, blessĂ© oupas blessĂ©, i’ s’soye fait faire aux pattes.

Cette hypothĂšse, qui est si logique, s’accrĂ©dite — et maintenant qu’onsait qu’AndrĂ© Mesnil est prisonnier, on s’en dĂ©sintĂ©resse. Mais son frĂšrecontinue Ă  faire pitiĂ© :

― Pauv’ vieux, il est si jeune !Et les hommes de l’escouade le regardent Ă  la dĂ©robĂ©e.― J’ai la dent ! dit tout d’un coup Cocon.Comme l’heure de la soupe est passĂ©e, on la rĂ©clame. Elle est lĂ ,

puisque c’est le reste de ce qui a Ă©tĂ© apportĂ© la veille.― A quoi que l’caporal pense de nous faire claquer du bec ? Le v’lĂ .

J’vais l’agrafer. Eh ! caporal, Ă  quoi qu’tu penses d’pas nous faire croĂ»ter ?― Oui, oui, la croĂ»te ! rĂ©pĂšte le lot des Ă©ternels affamĂ©s.

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Le feu Chapitre XX

― Je viens, dit Bertrand, affairĂ©, et qui, le jour et la nuit, n’arrĂȘte pas.― Alors quoi ! fait PĂ©pin, toujours mauvaise tĂȘte, j’m’en ressens pas

pour encore becqueter des clarinettes ; j’vais ouvrir une boüte de singe enmoins de deux.

La comédie quotidienne de la soupe recommence, à la surface de cedrame.

― Ne touchez pas Ă  vos vivres de rĂ©serve ! dit Bertrand. AussitĂŽt re-venu de voir le capitaine, je vais vous servir.

De retour, il apporte, il distribue et on mange la salade de pommes deterre et d’oignons, et, Ă  mesure qu’on mĂąche, les traits se dĂ©tendent, lesyeux se calment.

Paradis a arborĂ© pour manger un bonnet de police. Ce n’est guĂšrele lieu ni le moment, mais ce bonnet est tout neuf et le tailleur, qui lelui a promis depuis trois mois, ne le lui a donnĂ© que le jour oĂč on estmontĂ©. La souple coiffure biscornue de drap coloriĂ© en bleu vif, posĂ©esur sa bonne balle florissante, lui donne l’aspect d’un gendarme en car-ton pĂąte aux joues enluminĂ©es. Cependant, tout en mangeant, Paradis meregarde fixement. Je m’approche de lui.

― Tu as une bonne tĂȘte.― T’occupe pas, rĂ©pond-il. J’voudrais t’causer. Viens voir par ici.Il tend la main vers son quart demi-plein, posĂ© prĂšs de son couvert et

de ses affaires, hĂ©site, puis se dĂ©cide Ă  mettre en sĂ»retĂ© le vin dans songosier et le quart dans sa poche. Il s’éloigne.

Je le suis. Il prend en passant son casque qui bĂ©e sur la banquette deterre. Au bout d’une dizaine de pas, il se rapproche de moi et me dit toutbas, avec un drĂŽle d’air, sans me regarder, comme il fait quand il est Ă©mu :

― Je sais oĂč est Mesnil AndrĂ©. Veux-tu le voir ? Viens.En disant cela, il ĂŽte son bonnet de police, le plie et l’empoche, met

son casque. Il repart. Je le suis sans mot dire.Il me conduit Ă  une cinquantaine de mĂštres de lĂ , vers l’endroit oĂč se

trouve notre guitoune commune et la passerelle de sacs sous laquelle onse glisse, avec, chaque fois, l’impression que cette arche de boue va voustomber sur les reins. AprĂšs la passerelle, un creux se prĂ©sente dans leflanc de la tranchĂ©e, avec une marche faite d’une claie engluĂ©e de glaise.Paradis monte lĂ , et me fait signe de le suivre sur cette Ă©troite plateforme

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Le feu Chapitre XX

glissante. Il y avait en ce point, naguĂšre, un crĂ©neau de veilleur qui a Ă©tĂ©dĂ©moli. On a refait le crĂ©neau plus bas avec deux pare-balles. On est obligĂ©de se plier pour ne pas dĂ©passer cet agencement avec la tĂȘte.

Paradis me dit, Ă  voix toujours trĂšs basse :― C’est moi qui ai arrangĂ© ces deux boucliers-lĂ , pour voir — parce

que j’avais mon idĂ©e, et j’ai voulu voir. Mets ton Ɠil au trou de çui-lĂ .― Je ne vois rien. La vue est bouchĂ©e. Qu’est-ce que c’est que ce pa-

quet d’étoffes ?― C’est lui, dit Paradis.Ah ! c’était un cadavre, un cadavre assis dans un trou, Ă©pouvantable-

ment proche
Ayant aplati ma figure contre la plaque d’acier, et collĂ© ma paupiĂšre au

trou de pare-balles, je le vis tout entier. Il Ă©tait accroupi, la tĂȘte pendanteen avant entre les jambes, les deux bras posĂ©s sur les genoux, les mainsdemi-fermĂ©es, en crochets — et tout prĂšs, tout prĂšs ! — reconnaissable,malgrĂ© ses yeux exorbitĂ©s et opaques qui louchaient, le bloc de sa barbevaseuse et sa bouche tordue qui montrait les dents. Il avait l’air, Ă  la fois,de sourire et de grimacer Ă  son fusil, embourbĂ©, debout, devant lui. Sesmains tendues en avant Ă©taient toutes bleues en dessus et Ă©carlates endessous, empourprĂ©es par un humide reflet d’enfer.

C’était lui, lavĂ© de pluie, pĂ©tri de boue et d’une espĂšce d’écume, souillĂ©et horriblement pĂąle, mort depuis quatre jours, tout contre notre talus,que le trou d’obus oĂč il Ă©tait terrĂ© avait entamĂ©. On ne l’avait pas trouvĂ©parce qu’il Ă©tait trop prĂšs !

Entre ce mort abandonnĂ© dans sa solitude surhumaine, et les hommesqui habitent la guitoune, il n’y a qu’une mince cloison de terre, et je merends compte que l’endroit oĂč je pose la tĂȘte pour dormir correspond Ă celui oĂč ce corps terrible est butĂ©.

Je retire ma figure de l’Ɠilleton.Paradis et moi nous Ă©changeons un regard.― Faut pas lui dire encore, souffle mon camarade.― Non, n’est-ce pas, pas tout de suite
― J’ai parlĂ© au capitaine pour qu’on le fouille ; et il a dit aussi : « Faut

pas le dire tout de suite au petit. »Un lĂ©ger souffle de vent a passĂ©.

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Le feu Chapitre XX

― On sent l’odeur !― Tu parles.On la renifle, elle nous entre dans la pensĂ©e, nous chavire l’ñme.― Alors, comme ça, dit Paradis, Joseph reste tout seul sur six frĂšres.

Et j’vas t’dire une chose, moi : j’crois qu’i’ rest’ra pas longtemps. C’gars-lĂ  s’mĂ©nagera pas, i’ s’’ra zigouiller. I’ faudrait qu’i’ lui tombe du cielune bonne blessure, autrement, il est foutu. Six frĂšres, c’est trop, ça. Tutrouves pas qu’c’est trop ?

Il ajouta :― C’est Ă©patant c’qu’il Ă©tait prĂšs de nous.― Son bras est posĂ© juste contre l’endroit oĂč je mets ma tĂȘte.― Oui, dit Paradis, son bras droit oĂč il y a la montre au poignet.La montre
 Je m’arrĂȘte
 Est-ce une idĂ©e, est-ce un rĂȘve ?
 Il me

semble, oui, il me semble bien, en ce moment, qu’avant de m’endormir,il y a trois jours, la nuit oĂč on Ă©tait si fatiguĂ©s, j’ai entendu comme untic-tac de montre et que mĂȘme je me suis demandĂ© d’ou cela sortait.

― C’était p’t’ĂȘt’ ben tout d’mĂȘme c’temontre que t’entendais Ă  traversla terre, dit Paradis, Ă  qui j’ai fait part de mes rĂ©flexions. Ça continue Ă rĂ©flĂ©chir et Ă  tourner, mĂȘme quand l’bonhomme s’arrĂȘte. Dame, ça vousconnait pas, c’te mĂ©canique ; ça survit tout tranquillement en rond sonp’tit temps.

Je demandai :― Il a du sang aux mains ; mais oĂč a-t-il Ă©tĂ© touchĂ© ?― Je n’sais pas. Au ventre, je crois, il me semble qu’il y avait du noir

au fond d’lui. Ou bien Ă  la figure. T’as pas remarquĂ© une petite tache surla joue ?

Je me remĂ©more la face glauque et hirsute du mort.― Oui, en effet, il y a quelque chose sur la joue, lĂ . Oui, peut-ĂȘtre elle

est entrĂ©e là
― Attention ! me dit prĂ©cipitamment Paradis, le voilĂ  ! Il n’aurait pas

fallu rester ici.Mais nous restons quandmĂȘme, irrĂ©solus, balancĂ©s, tandis que Joseph

Mesnil s’avance droit sur nous. Jamais il ne nous a paru si frĂȘle. On voitde loin sa pĂąleur, ses traits serrĂ©s, forcĂ©s, il se voĂ»te en marchant et vadoucement, accablĂ© par la fatigue infinie et l’idĂ©e fixe.

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Le feu Chapitre XX

― Qu’est-ce que vous avez Ă  la figure ? me demande-t-il.Il m’a vu montrer Ă  Paradis la place de la balle.Je feins de ne pas comprendre, puis je lui fais une rĂ©ponse Ă©vasive

quelconque.― Ah ! rĂ©pond-il d’un air distrait.A ce moment, j’ai une angoisse : l’odeur. On la sent et on ne peut

pas s’y tromper : elle dĂ©cĂšle un cadavre. Et peut-ĂȘtre qu’il va se figurerjustement


Il me semble qu’il a tout d’un coup senti le signe, le pauvre appellamentable du mort.

Mais il ne dit rien, il va, il continue sa marche solitaire, et disparaĂźt autournant.

― Hier, me dit Paradis, il est venu ici mĂȘme avec sa gamelle pleinede riz qu’i’ n’voulait plus manger. Comme par un fait exprĂšs, c’couillon-lĂ , il s’est arrĂȘtĂ© lĂ  et zig !
 le v’lĂ  qui fait un geste et parle de jeter lereste de son manger par-dessus le talus, juste Ă  l’endroit oĂč Ă©tait l’autre.C’te chose-lĂ , j’ai pas pu l’encaisser, mon vieux, j’y ai empoignĂ© l’abat-tis au moment ou i’ foutait son riz en l’air et l’riz a dĂ©goulinĂ© ici, dansla tranchĂ©e. Mon vieux, il s’est r’tournĂ© vers moi, furieux, tout rouge :« Qu’est-ce qui t’prend, t’es pas en rupture, des fois ? » qu’i’ m’dit. J’avaisl’air d’un con, et j’y ai bafouillĂ© j’sais pas quoi, que j’l’avais pas fait exprĂšs.Il a haussĂ© les Ă©paules et m’a regardĂ© comme un p’tit coq.

Il est parti en ram’nant : « Non, mais tu l’as vu, qu’il a dit Ă  Montreuilqui Ă©tait lĂ , tu parles d’un gourdĂ© ! » Tu sais qu’i’ n’est pas patient le p’titclient, et j’avais beau grogner : « Ça va, ça va », i’ ram’nait ; et j’étais pascontent, tu comprends, parce que dans tout ça, j’avais tort, tout en ayantraison.

Nous remontons ensemble en silence.Nous rentrons dans la guitoune oĂč les autres sont rĂ©unis. C’est un

ancien poste de commandement, et elle est spacieuse.Au moment de s’y enfoncer, Paradis prĂȘte l’oreille.― Nos batteries donnent bougrement depuis une heure, tu trouves

pas, hein ?Je comprends ce qu’il veut dire, j’ai un geste vague :― On verra, mon vieux, on verra bien !

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Le feu Chapitre XX

Dans la guitoune, en face de trois auditeurs, Tirette dĂ©vide des his-toires de caserne. Dans un coin, Marthereau ronfle ; il est prĂšs de l’entrĂ©e,et il faut enjamber, pour descendre, ses courtes jambes qui semblent ren-trĂ©es dans son torse. Un groupe de joueurs Ă  genoux autour d’une cou-verture pliĂ©e joue Ă  la manille.

― A moi d’faire !― 40, 42 ! ― 48 ! ― 49 ! ― C’est bon !― En a-t-il de la veine, c’gibier-là. C’est pas possible, t’es cocu trois

fois ! J’veux pus y faire avec toi. Tu m’pĂšles, c’soir, et l’autr’ jour aussi, tum’as biglĂ©, espĂšce de tarte aux frites !

― Pourquoi tu t’es pas dĂ©faussĂ©, bec de moule ?― J’n’avais que l’roi, j’avais l’roi sec.― L’avait l’manillon de pique.― C’est bien rare, peau d’crachat, qu’i’ l’avait.― Tout de mĂȘme, murmure, dans un coin, un ĂȘtre qui mangeait


C’camembert, i’ coĂ»te vingt-cinq sous, mais aussi tu parles d’une saletĂ© :dessus c’est une couche de mastic qui pue, et dedans c’est du plĂątre quis’casse.

Cependant, Tirette raconte les avanies que lui a fait subir, pendant sesvingt et un jours, l’humeur agressive d’un certain commandant-major :

― C’gros cochon, c’était, mon vieux, tout c’qu’y a d’plus carne sur laterre. Tous qu’nous Ă©tions n’enm’nait pas large quand i’ croisait c’tas qu’i’l’voyait au burlingue du doublard, Ă©talĂ© sur une chaise qu’on n’voyait pasd’ssous, avec son bide Ă©norme et son immense kĂ©pi, encerclĂ© de galons duhaut en bas, comme un tonneau. Il Ă©tait dur pour le griffeton. Il s’appelaitLƓb — un Boche, quoi.

― J’l’ai connu ! s’écria Paradis. Quand la guerre elle s’est produit, il aĂ©tĂ© dĂ©clarĂ© inapte au service armĂ©, naturellement. Pendant que je faisaisma pĂ©riode, i’ savait dĂ©jĂ  s’embusquer, mais c’était Ă  tous les coins de ruepour te poisser : un jour d’prison, i’ t’collait par bouton non boutonnĂ©, eti’ t’en ’sait par-dessus le marchĂ© quinze grammes devant tout le monde sit’avais un p’tit quĂ©qu’chose dans la mise qui bichait pas avec le rĂšglement— et le monde rigolait : lui croyait que c’était d’toi, mais toi tu savaisqu’c’était d’lui ; mais t’avais beau l’savoir, t’étais bon jusqu’au trognonpour la tĂŽle.

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― Il avait une femme, reprend Tirette. C’te vieille
― J’m’en rappelle aussi, exclama Paradis, tu parles d’un cholĂ©ra !― Y en a qui traĂźnent un roquet, lui, i’ traĂźnait partout c’te poison

qu’était jaune, tu sais, comme y a d’ces pommes, avec des hanches de sacĂ  brosse, et l’air mauvais. C’est elle qui excitait c’vieux nƓud contre nous :sans elle, il Ă©tait plus bĂȘte que mĂ©chant, mais du coup qu’elle Ă©tait lĂ , i’d’venait plus mĂ©chant qu’bĂȘte. Alors, tu parles si ça bardait


A cemoment, Marthereau qui dormait prĂšs de l’entrĂ©e se rĂ©veille dansun vague gĂ©missement. Il se redresse, assis sur sa paille comme un pri-sonnier, et on voit sa silhouette barbue se profiler en ombre chinoise etson Ɠil rond qui roule, qui tourne, dans la pĂ©nombre. Il regarde ce qu’ilvient de rĂȘver.

Puis, il passe sa main sur ses yeux et, comme si cela avait un rap-port avec son rĂȘve, il Ă©voque la vision de la nuit oĂč l’on est montĂ© auxtranchĂ©es.

― Tout de mĂȘme, dit-il d’une voix embarrassĂ©e de sommeil et desonge, y en avait du vent dans les voiles cette nuit-lĂ  ! Ah ! quelle nuit !Toutes ces troupes, des compagnies, des rĂ©giments entiers qui hurlaientet chantaient en montant tout le long de la route ! On voyait dans l’clairde l’ombre le fouillis des poilus qui montaient, qui montaient — t’auraisdit d’l’eau d’la mer — et gesticulaient Ă  travers tous les convois d’artillerieet d’autos d’ambulance qu’on a croisĂ©s cette nuit-lĂ . Jamais j’en avais tantvu, d’convois dans la nuit, jamais !

Puis il s’assùne un coup de poing sur la poitrine, se rassoit d’aplomb,grogne, et ne dit plus rien.

La voix de Blaire s’élĂšve, traduisant la hantise qui veille au fond deshommes :

― Il est quatre heures. C’est trop tard pour qu’il y ait aujourd’huiquelque chose de notre cĂŽtĂ©.

Un des joueurs, dans l’autre coin, en interpelle un autre en glapissant :― Ben quoi ? Tu joues ou tu n’joues-t’i’ pas, face de ver ?Tirette continue l’histoire de son commandant :― Voilà-t-i’ pas qu’un jour, on nous avait servi à la caserne de la soupe

au suif. Mon vieux, une infestion. Alors un bonhomme demande à parlerau capitaine et lui porte sa gamelle sous l’nez.

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― EspĂšce ed’pied, exclame-t-on dans l’autre coin, trĂšs en colĂšre, pour-quoi qu’t’as pas jouĂ© atout, alors ?

― « Ah, zut alors ! que dit l’capiston. Otez-moi ça d’mon nez. Ça em-peste positivement. »

― C’était pas mon jeu, chevrote une voix mĂ©contente, mais mal assu-rĂ©e.

― Et l’pitaine fait un rapport au commandant. Mais v’lĂ  que l’com-mandant, furieux, i’ s’aboule, en s’couant le rapport dans sa patte : « Dequoi, qu’i’ dit, oĂč elle est c’te soupe qui fait cette rĂ©volte, que j’y goĂ»te ? »On y en apporte dans une gamelle propre. I’ r’nifle. « Ben quoi, qu’i’ dit,ça sent bon ! On vous en foutra, d’la soupe riche comme ça !  »

― Pas ton jeu ! Pisqu’il Ă©tait maĂźtre, lui. Sabot ! volaille ! C’est malheu-reux, t’sais.

― Or, Ă  cinq heures, Ă  la sortie d’la caserne, mes deux phĂ©nomĂšnes seraboulent et s’plantent devant les biffins qui sortent, en essayant de voirs’ils n’avaient pas quelque chose qui collochait pas, et i’ disait : « Ah !mes gaillards, vous avez voulu vous payer ma tĂȘte en vous plaignantd’une soupe excellente que j’m’ai rĂ©galĂ©, et la commandante aussi, at-tendez voir un peu si j’vais vous rater
 Eh ! lĂ -bas, l’homme aux cheveuxlongs, l’grand artiste, v’nez donc un peu ici ! » Et pendant que l’rossardi’ parlait comme ça, la rossinante, droite, raide comme un piquet, faisait :oui, oui, de la tĂȘte.

― 
 Ça dĂ©pend, pisque lui n’avait pas d’manillon, cas t’à part.― Mais, tout d’un coup, on la voit qui d’vient blanc comme linge, elle

s’pose sa main sur son magasin, est secouĂ©e d’un je ne sais quoi, et, toutd’un coup, aumilieu de la place et de tous les fantaboches qui l’emplissent,la v’lĂ  qui laisse tomber son parapluie, et elle se met Ă  dĂ©gobiller !

― Eh attention ! fait brusquement Paradis. V’lĂ  qu’on crie dans latranchĂ©e. Vous entendez pas ? C’est-i’ pas « alerte ! » qu’on crie ?

― Alerte ! T’es pas fou ?A peine a-t-on dit cela qu’une ombre s’insinue dans l’entrĂ©e basse de

notre guitoune et crie :― Alerte, la 22ᔉ ! En armes !Un coup de silence. Puis, quelques exclamations.

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― Je l’savais bien, murmure Paradis entre ses dents, et il se traĂźne surles genoux, vers l’orifice de la taupiniĂšre oĂč nous gisons.

Ensuite, les paroles s’arrĂȘtent. On est devenus muets. A la hĂąte, on seredresse Ă  demi. On s’agite, pliĂ©s ou agenouillĂ©s ; on boucle les ceinturons ;des ombres de bras se lancent de cĂŽtĂ© et d’autre ; on fourre des objetsdans les poches. Et on sort pĂȘle-mĂȘle, en tirant derriĂšre soi les sacs parles courroies, les couvertures, les musettes.

Dehors, on est assourdis. Le vacarme de la fusillade a centuplé, etnous enveloppe, sur la gauche, sur la droite et devant nous. Nos batteriestonnent sans discontinuer.

― Tu crois qu’ils attaquent ? hasarde une voix.― Est-ce que j’sais ! rĂ©pond une autre voix, briĂšvement, avec irrita-

tion.Les mĂąchoires sont serrĂ©es. On avale ses rĂ©flexions. On se dĂ©pĂȘche,

on se bouscule, on se cogne, en grognant sans parler.Un ordre se propage :― Sac au dos !― Il y a contrordre
 crie un officier qui parcourt la tranchĂ©e Ă  grandes

enjambĂ©es, en jouant des coudes.Le reste de sa phrase disparaĂźt avec lui.Contrordre ! Un frisson visible a parcouru les files, un choc au cƓur

fait relever les tĂȘtes, arrĂȘte tout le monde dans une attente extraordinaire.Mais non : c’est contrordre seulement pour les sacs. Pas de sac ; la

couverture roulĂ©e autour du corps, l’outil Ă  la ceinture.On dĂ©boucle les couvertures, on les arrache, on les roule. Toujours pas

de paroles, chacun a l’Ɠil fixe, la bouche comme impĂ©tueusement fermĂ©e.Les caporaux et les sergents, un peu fĂ©briles, vont çà et lĂ , bousculant

la hĂąte muette oĂč les hommes se penchent :― Allons, dĂ©pĂȘchez-vous ! Allons, allons, qu’est-ce que vous foutez !

Voulez-vous vous dĂ©pĂȘcher, oui ou non ?Un dĂ©tachement de soldats portant comme insigne des haches croi-

sĂ©es sur la manche, se frayent passage et, rapidement, creusent des trousdans la paroi de la tranchĂ©e. On les regarde de cĂŽtĂ© en achevant de s’équi-per.

― Qu’est-ce qu’ils font, ceux-là ?

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― C’est pour monter.On est prĂȘt. Les hommes se rangent, toujours en silence, avec leur

couverture en sautoir, la jugulaire du casque aumenton, appuyés sur leursfusils. Je regarde leurs faces crispées, pùlies, profondes.

Ce ne sont pas des soldats : ce sont des hommes. Ce ne sont pas desaventuriers, des guerriers, faits pour la boucherie humaine — bouchersou bĂ©tail. Ce sont des laboureurs et des ouvriers qu’on reconnaĂźt dansleurs uniformes. Ce sont des civils dĂ©racinĂ©s. Ils sont prĂȘts. Ils attendentle signal de la mort et du meurtre ; mais on voit, en contemplant leursfigures entre les rayons verticaux des baĂŻonnettes, que ce sont simplementdes hommes.

Chacun sait qu’il va apporter sa tĂȘte, sa poitrine, son ventre, son corpstout entier, tout nu, aux fusils braquĂ©s d’avance, aux obus, aux grenadesaccumulĂ©es et prĂȘtes, et surtout Ă  la mĂ©thodique et presque infaillible mi-trailleuse — Ă  tout ce qui attend et se tait effroyablement lĂ -bas — avantde trouver les autres soldats qu’il faudra tuer. Ils ne sont pas insouciantsde leur vie comme des bandits, aveuglĂ©s de colĂšre comme des sauvages.MalgrĂ© la propagande dont on les travaille, ils ne sont pas excitĂ©s. Ils sontau-dessus de tout emportement instinctif. Ils ne sont pas ivres, ni matĂ©-riellement, ni moralement. C’est en pleine conscience, comme en pleineforce et en pleine santĂ©, qu’ils se massent lĂ , pour se jeter une fois deplus dans cette espĂšce de rĂŽle de fou imposĂ© Ă  tout homme par la folie dugenre humain. On voit ce qu’il y a de songe et de peur, et d’adieu dansleur silence, leur immobilitĂ©, dans le masque de calme qui leur Ă©treint sur-humainement le visage. Ce ne sont pas le genre de hĂ©ros qu’on croit, maisleur sacrifice a plus de valeur que ceux qui ne les ont pas vus ne serontjamais capables de le comprendre.

Ils attendent. L’attente s’allonge, s’éternise. De temps en temps, l’unou l’autre, dans la rangĂ©e, tressaille un peu lorsqu’une balle, tirĂ©e d’enface, frĂŽlant le talus d’avant qui nous protĂšge, vient s’enfoncer dans lachair flasque du talus d’arriĂšre.

La fin du jour rĂ©pand une sombre lumiĂšre grandiose sur cette masseforte et intacte de vivants dont une partie seulement vivra jusqu’à la nuit.Il pleut — toujours de la pluie qui se colle dans mes souvenirs Ă  toutesles tragĂ©dies de la grande guerre. Le soir se prĂ©pare, ainsi qu’une vague

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menace glacée ; il va tendre devant les hommes son piÚge grand commele monde.

††De nouveaux ordres se colportent de bouche en bouche. On distribue

des grenades enfilĂ©es dans des cercles de fil de fer. « Que chaque hommeprenne deux grenades ! » Le commandant passe. Il est sobre de gestes, enpetite tenue, sanglĂ©, simplifiĂ©. On l’entend qui dit :

― Y a du bon, mes enfants. Les Boches foutent le camp. Vous allezbien marcher, hein ?

Des nouvelles passent Ă  travers nous, comme du vent :― Il y a les Marocains et la 21ᔉ Compagnie devant nous. L’attaque est

déclenchée à notre droite.On appelle les caporaux chez le capitaine. Ils reviennent avec des bras-

sĂ©es de ferraille. Bertrandme palpe. Il accroche quelque chose Ă  un boutonde ma capote. C’est un couteau de cuisine.

― Je mets ça Ă  ta capote, me dit-il.Il me regarde, puis s’en va, cherchant d’autres hommes.― Moi ! dit PĂ©pin.― Non, dit Bertrand. C’est dĂ©fendu de prendre des volontaires pour

ça.― Va t’faire fout’ ! grommelle PĂ©pin.On attend, au fond de l’espace pluvieux, martelĂ© de coups, et sans

bornes autres que la lointaine canonnade immense. Bertrand a achevésa distribution et revient. Quelques soldats se sont assis, et il en est quibùillent.

Le cycliste Billette se faufile devant nous, en portant sur son bras lecaoutchouc d’un officier, et dĂ©tournant visiblement la tĂȘte.

― Ben quoi, tu marches pas, toi ? lui crie Cocon.― Non, j’marche pas, dit l’autre. J’suis de la 17ᔉ. L’cinquiĂšme BĂąton

n’attaque pas !― Ah ! Il est toujours verni, l’5ᔉ BĂąton. Jamais i’ n’donne comme nous !Billette est dĂ©jĂ  loin, et les figures grimacent un peu en le regardant

disparaĂźtre.Un homme arrive en courant et parle Ă  Bertrand. Bertrand se tourne

alors vers nous.

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― Allons-y, dit-il, c’est Ă  nous.Tous s’ébranlent Ă  la fois. On pose le pied sur les degrĂ©s prĂ©parĂ©s par

les sapeurs et, coude Ă  coude, on s’élĂšve hors de l’abri de la tranchĂ©e eton monte sur le parapet.

††Bertrand est debout sur le champ en pente. D’un coup d’Ɠil rapide, il

nous embrasse. Quand nous sommes tous lĂ , il dit :― Allons, en avant !Les voix ont une drĂŽle de rĂ©sonance. Ce dĂ©part s’est passĂ© trĂšs vite,

inopinĂ©ment, on dirait, comme dans un songe. Pas de sifflements dansl’air. Parmi l’énorme rumeur du canon, on distingue trĂšs bien ce silenceextraordinaire des balles autour de nous


On descend sur le terrain glissant et inĂ©gal, avec des gestes automa-tiques, en s’aidant parfois du fusil agrandi de la baĂŻonnette. L’Ɠil s’ac-croche machinalement Ă  quelque dĂ©tail de la pente, Ă  ses terres dĂ©truitesqui gisent, Ă  ses rares piquets dĂ©charnĂ©s qui pointent, Ă  ses Ă©paves dansdes trous. C’est incroyable de se trouver debout en plein jour sur cettedescente oĂč quelques survivants se rappellent s’ĂȘtre coulĂ©s dans l’ombreavec tant de prĂ©cautions, oĂč les autres n’ont hasardĂ© que des coups d’Ɠilfurtifs Ă  travers les crĂ©neaux. Non
 il n’y a pas de fusillade contre nous.La large sortie du bataillon hors de la terre a l’air de passer inaperçue !Cette trĂȘve est pleine d’une menace grandissante, grandissante. La clartĂ©pĂąle nous Ă©blouit.

Le talus, de tous cĂŽtĂ©s, s’est couvert d’hommes qui se mettent Ă  dĂ©-valer en mĂȘme temps que nous. A droite se dessine la silhouette d’unecompagnie qui gagne le ravin par le boyau 97, un ancien ouvrage alle-mand en ruines.

Nous traversons nos fils de fer par les passages. On ne tire encore passur nous. Des maladroits font des faux pas et se relĂšvent. On se reformede l’autre cĂŽtĂ© du rĂ©seau, puis on se met Ă  dĂ©gringoler la pente un peuplus vite : une accĂ©lĂ©ration instinctive s’est produite dans le mouvement.Quelques balles arrivent alors entre nous. Bertrand nous crie d’économi-ser nos grenades, d’attendre au dernier moment.

Mais le son de sa voix est emportĂ© : brusquement, devant nous, surtoute la largeur de la descente, de sombres flammes s’élancent en frappant

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Le feu Chapitre XX

l’air de dĂ©tonations Ă©pouvantables. En ligne, de gauche Ă  droite, des fu-sants sortent du ciel, des explosifs sortent de la terre. C’est un effroyablerideau qui nous sĂ©pare du monde, nous sĂ©pare du passĂ© et de l’avenir. Ons’arrĂȘte, plantĂ©s au sol, stupĂ©fiĂ©s par la nuĂ©e soudaine qui tonne de toutesparts ; puis un effort simultanĂ© soulĂšve notre masse et la rejette en avant,trĂšs vite. On trĂ©buche, on se retient les uns aux autres, dans de grandsflots de fumĂ©e. On voit, avec de stridents fracas et des cyclones de terrepulvĂ©risĂ©e, vers le fond, oĂč nous nous prĂ©cipitons pĂȘle-mĂȘle, s’ouvrir descratĂšres, çà et lĂ , Ă  cĂŽtĂ© les uns des autres, les uns dans les autres. Puis onne sait plus oĂč tombent les dĂ©charges. Des rafales se dĂ©chaĂźnent si mons-trueusement retentissantes qu’on se sent annihilĂ© par le seul bruit de cesaverses de tonnerre, de ces grandes Ă©toiles de dĂ©bris qui se forment enl’air. On voit, on sent passer prĂšs de sa tĂȘte des Ă©clats avec leur cri de ferrouge dans l’eau. A un coup, je lĂąche mon fusil, tellement le souffle d’uneexplosion m’a brĂ»lĂ© les mains. Je le ramasse en chancelant et repars tĂȘtebaissĂ©e dans la tempĂȘte Ă  lueurs fauves, dans la pluie Ă©crasante des laves,cinglĂ© par des jets de poussier et de suie. Les stridences des Ă©clats quipassent vous font mal aux oreilles, vous frappent sur la nuque, vous tra-versent les tempes, et on ne peut retenir un cri lorsqu’on les subit. On ale cƓur soulevĂ©, tordu par l’odeur soufrĂ©e. Les souffles de la mort nouspoussent, nous soulĂšvent, nous balancent. On bondit ; on ne sait pas oĂčon marche. Les yeux clignent, s’aveuglent et pleurent. Devant nous, lavue est obstruĂ©e par une avalanche fulgurante, qui tient toute la place.

C’est le barrage. Il faut passer dans ce tourbillon de flammes et ceshorribles nuĂ©es verticales. On passe. On est passĂ©, au hasard ; j’ai vu, çàet lĂ , des formes tournoyer, s’enlever et se coucher, Ă©clairĂ©es d’un brusquereflet d’au-delĂ . J’ai entrevu des faces Ă©tranges qui poussaient des espĂšcesde cris, qu’on apercevait sans les entendre dans l’anĂ©antissement du va-carme. Un brasier avec d’immenses et furieuses masses rouges et noirestombait autour de moi, creusant la terre, l’îtant de dessous mes pieds, etme jetant de cĂŽtĂ© comme un jouet rebondissant. Je me rappelle avoir en-jambĂ© un cadavre qui brĂ»lait, tout noir, avec une nappe de sang vermeilqui grĂ©sillait sur lui, et je me souviens aussi que les pans de la capote quise dĂ©plaçait prĂšs de moi avaient pris feu et laissaient un sillon de fumĂ©e.A notre droite, tout au long du boyau 97, on avait le regard attirĂ© et Ă©bloui

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par une file d’illuminations affreuses, serrĂ©es l’une contre l’autre commedes hommes.

― En avant !Maintenant, on court presque. On en voit qui tombent tout d’une

piĂšce, la face en avant, d’autres qui Ă©chouent, humblement, comme s’ilss’asseyaient par terre. On fait de brusques Ă©carts pour Ă©viter les mortsallongĂ©s, sages et raides, ou bien cabrĂ©s, et aussi, piĂšges plus dangereux,les blessĂ©s qui se dĂ©battent et qui s’accrochent.

Le Boyau International !On y est. Les fils de fer ont été déterrés avec leurs longues racines en

vrille, jetés ailleurs et enroulés, balayés, poussés en vastes monceaux parle canon. Entre ces grands buissons de fer humides de pluie, la terre estouverte, libre.

Le boyau n’est pas dĂ©fendu. Les Allemands l’ont abandonnĂ©, ou bienune premiĂšre vague est dĂ©jĂ  passĂ©e
 L’intĂ©rieur est hĂ©rissĂ© de fusils posĂ©sle long du talus. Au fond, des cadavres Ă©parpillĂ©s. Du fouillis de la longuefosse Ă©mergent des mains tendues hors de manches grises Ă  parementsrouges et des jambes bottĂ©es. Par places, le talus est renversĂ©, la boiseriehachĂ©e ; tout le flanc de la tranchĂ©e crevĂ©, submergĂ© d’un indescriptiblemĂ©lange. En d’autres endroits, bĂ©ent des puits ronds. J’ai gardĂ© surtout dece moment-lĂ  la vision d’une tranchĂ©e bizarrement en guenilles, recou-verte de loques multicolores : pour confectionner leurs sacs de terre, lesAllemands s’étaient servis de draps, de cotonnades, de lainages Ă  dessinsbariolĂ©s, pillĂ©s dans quelque magasin de tissus d’ameublement. Tout cemĂ©li-mĂ©lo de lambeaux de couleurs, dĂ©chiquetĂ©s, effilochĂ©s, pend, claque,flotte et danse aux yeux.

On s’est rĂ©pandu dans le boyau. Le lieutenant, qui a sautĂ© de l’autrecĂŽtĂ©, se penche et nous appelle en criant et en faisant des signes :

― Ne restons pas là. En avant ! Toujours en avant !On escalade le talus du boyau en s’aidant des sacs, des armes, des dos

qui y sont entassĂ©s. Dans le fond du ravin, le sol est labourĂ© de coups,comblĂ© d’épaves, fourmillant de corps couchĂ©s. Les uns ont l’immobilitĂ©des choses ; les autres sont agitĂ©s de remuements doux ou convulsifs. Letir de barrage continue Ă  accumuler ses infernales dĂ©charges en arriĂšrede nous, Ă  l’endroit oĂč nous l’avons franchi. Mais lĂ  oĂč nous sommes, au

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pied de la butte, c’est un point mort pour l’artillerie.Vague et brĂšve accalmie. On cesse un peu d’ĂȘtre sourds. On se regarde.

Il y a de la fiùvre aux yeux, du sang aux pommettes. Les souffles ronflentet les cƓurs tapent dans les poitrines.

On se reconnaĂźt confusĂ©ment, Ă  la hĂąte, comme si dans un cauchemaron se retrouvait un jour face Ă  face, au fond des rivages de la mort. On sejette, dans cette Ă©claircie d’enfer, quelques paroles prĂ©cipitĂ©es :

― C’est toi !― Oh ! lĂ  la ! qu’est-ce qu’on prend !― OĂč est Cocon ?― J’sais pas.― T’as vu l’ capitaine ?― Non
― Ça va ?― Oui
Le fond du ravin est traversĂ©. L’autre versant se dresse. On l’escalade

Ă  la file indienne, par un escalier Ă©bauchĂ© dans la terre.― Attention !C’est un soldat qui, arrivĂ© Ă  la moitiĂ© de l’escalier, frappĂ© aux reins

par un Ă©clat d’obus venu de lĂ -bas, tombe, comme un nageur, dĂ©coiffĂ©,les deux bras en avant. On distingue la silhouette informe de cette massequi plonge dans le gouffre ; j’entrevois le dĂ©tail de ses cheveux Ă©pars au-dessus du profil noir de sa figure.

On dĂ©bouche sur la hauteur.Un grand vide incolore s’étend devant nous. On ne voit rien d’abord

qu’une steppe crayeuse et pierreuse, jaune et grise Ă  perte de vue. Aucunflot humain ne prĂ©cĂšde le nĂŽtre ; en avant de nous, personne de vivant,mais le sol est peuplĂ© de morts : des cadavres rĂ©cents qui imitent encorela souffrance ou le sommeil, des dĂ©bris anciens dĂ©jĂ  dĂ©colorĂ©s et dispersĂ©sau vent, presque digĂ©rĂ©s par la terre.

DĂšs que notre file lancĂ©e, cahotĂ©e, Ă©merge, je sens que deux hommesprĂšs de moi sont frappĂ©s, deux ombres sont prĂ©cipitĂ©es Ă  terre, roulentsous nos pieds, l’une avec un cri aigu, l’autre en silence comme un bƓuf.Un autre disparaĂźt dans un geste de fou, comme s’il avait Ă©tĂ© emportĂ©. Onse resserre instinctivement en se bousculant en avant, toujours en avant ;

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la plaie, dans notre foule, se referme toute seule. L’adjudant s’arrĂȘte, lĂšveson sabre, le lĂąche, et s’agenouille ; son corps agenouillĂ© se penche enarriĂšre par saccades, son casque lui tombe sur les talons, et il reste lĂ , latĂȘte nue, face au ciel. La file s’est fendue prĂ©cipitamment dans son Ă©lan,pour respecter cette immobilitĂ©.

Mais on ne voit plus le lieutenant. Plus de chefs, alors
Une hésitationretient la vague humaine qui bat le commencement du plateau. On entenddans le piétinement le souffle rauque des poumons.

― En avant ! crie un soldat quelconque.Alors tous reprennent en avant, avec une hñte croissante, la course à

l’abüme.††

― OĂč est Bertrand ? gĂ©mit pĂ©niblement une des voix qui courent enavant.

― LĂ  ! Ici
Il s’était, en passant, penchĂ© sur un blessĂ©, mais il quitte rapidement

cet homme qui lui tend les bras et a l’air de sangloter.C’est au moment oĂč il nous rejoint qu’on entend devant nous, sor-

tant d’une espĂšce de bosse, le tac-tac de la mitrailleuse. C’est un momentangoissant, plus grave encore que celui oĂč nous avons traversĂ© le trem-blement de terre incendiĂ© du barrage. Cette voix bien connue nous parlenettement et effroyablement dans l’espace. Mais on ne s’arrĂȘte plus.

― Avancez ! Avancez !L’essoufflement se traduit en gĂ©missements rauques et on continue Ă 

se jeter sur l’horizon.― Les Boches ! J’les vois ! dit tout Ă  coup un homme.― Oui
 Leurs tĂȘtes, lĂ , au-dessus de la tranchĂ©e
― C’est lĂ  qu’est la tranchĂ©e, c’te ligne. C’est tout prĂšs. Ah ! les

vaches !On distingue en effet de petites calottes grises qui montent puis s’in-

terceptent au ras du sol, Ă  une cinquantaine de mĂštres, au-delĂ  d’unebande de terre noire sillonnĂ©e et bossuĂ©e.

Un sursaut soulĂšve ceux qui forment Ă  prĂ©sent le groupe oĂč je suis. SiprĂšs du but, indemnes jusque-lĂ , n’y arrivera-t-on pas ? Si, on y arrivera !On fait de grandes enjambĂ©es. On n’entend plus rien. Chacun se lance

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devant soi, attirĂ© par le fossĂ© terrible, raidi en avant, presque incapable detourner la tĂȘte Ă  droite ou Ă  gauche.

On a la notion que beaucoup perdent pied et s’affaissent Ă  terre. Je faisun saut de cĂŽtĂ© pour Ă©viter la baĂŻonnette brusquement Ă©rigĂ©e d’un fusilqui dĂ©gringole. Tout prĂšs de moi, Farfadet, la figure en sang, se dresse,me bouscule, se jette sur Volpatte qui est Ă  cĂŽtĂ© de moi et se cramponne Ă lui ; Volpatte plie et, continuant son Ă©lan, le traĂźne quelques pas avec lui,puis il le secoue et s’en dĂ©barrasse, sans le regarder, sans savoir qui il est,en lui jetant d’une voix entrecoupĂ©e, presque asphyxiĂ©e par l’effort :

― Lñche-moi, lñche-moi, nom de Dieu !
 Tout à l’heure, on t’ramas-sera. T’en fais pas.

L’autre s’effondre, et sa figure enduite d’un masque vermillon, d’oĂčtoute expression a Ă©tĂ© arrachĂ©e, se tourne de cĂŽtĂ© et d’autre — tandisque Volpatte, dĂ©jĂ  loin, rĂ©pĂšte machinalement entre ses dents : « T’en faispas », l’Ɠil fixĂ© en avant, sur la ligne.

Une nuĂ©e de balles gicle autour de moi, multipliant les arrĂȘts subits,les chutes retardĂ©es, rĂ©voltĂ©es, gesticulantes, les plongeons faits d’un blocavec tout le fardeau du corps, les cris, les exclamations sourdes, rageuses,dĂ©sespĂ©rĂ©es ou bien les « han ! » terribles et creux oĂč la vie entiĂšre s’ex-hale d’un coup. Et nous qui ne sommes pas encore atteints, nous regar-dons en avant, nous marchons, nous courons, parmi les jeux de la mortqui frappe au hasard dans toute notre chair.

Les fils de fer. Il y en a une zone intacte. On la tourne. Elle est Ă©ven-trĂ©e d’un large passage profond : c’est un colossal entonnoir formĂ© d’en-tonnoirs juxtaposĂ©s, une fantastique bouche de volcan creusĂ©e lĂ  par lecanon.

Le spectacle de ce bouleversement est stupĂ©fiant. Il semble vraimentque cela est venu du centre de la terre. L’apparition d’une pareille dĂ©chi-rure des couches du sol aiguillonne notre ardeur d’assaillants, et d’aucunsne peuvent s’empĂȘcher de s’écrier, avec un sombre hochement de tĂȘte, ence moment oĂč les paroles s’arrachent difficilement des gorges :

― Ah ! zut alors, qu’est-ce qu’on leur a foutu lĂ  ! ah ! zut !PoussĂ©s comme par le vent, on monte et on descend, au grĂ© des val-

lonnements et des monceaux terreux, dans cette brÚche démesurée dusol qui fut souillé, noirci, cautérisé par les flammes acharnées. La glÚbe

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se colle aux pieds. On s’en arrache avec rage. Les Ă©quipements, les Ă©toffesqui tapissent le sol mou, le linge qui s’y est rĂ©pandu hors des musettesĂ©ventrĂ©es, empĂȘchent qu’on ne s’embourbe et on a soin de jeter le piedsur ces dĂ©pouilles quand on saute dans les trous ou qu’on escalade lesmonticules.

DerriĂšre nous, des voix nous poussent :― En avant, les gars, en avant ! Nom de Dieu !― Tout le rĂ©giment est derriĂšre nous, crie-t-on.On ne se retourne pas pour voir, mais cette assurance Ă©lectrise encore

notre ruĂ©e.Il n’y a plus de casquettes visibles derriĂšre les talus de la tranchĂ©e

dont on approche. Des cadavres d’Allemands s’égrĂšnent devant — entas-sĂ©s comme des points ou Ă©tendus comme des lignes. On arrive. Le talusse prĂ©cise avec ses formes sournoises, ses dĂ©tails : les crĂ©neaux
 On enest prodigieusement, incroyablement prĂšs


Quelque chose tombe devant nous. C’est une grenade. D’un coup depied, le caporal Bertrand la renvoie si bien qu’elle saute en avant et vaĂ©clater juste dans la tranchĂ©e.

C’est sur ce coup heureux que l’escouade aborde le fossĂ©.PĂ©pin s’est prĂ©cipitĂ© Ă  plat ventre. Il Ă©volue autour d’un cadavre. Il

atteint le bord, il s’y enfonce. C’est lui qui est entrĂ© le premier. Fouillade,qui fait de grands gestes et crie, bondit dans le creux presque au momentoĂč PĂ©pin s’y coule
 J’entrevois — le temps d’un Ă©clair — toute une rangĂ©ede dĂ©mons noirs, se baissant et s’accroupissant pour descendre, sur le faĂźtedu talus, au bord du piĂšge noir.

Une salve terrible nous Ă©clate Ă  la figure, Ă  bout portant, jetant devantnous une subite rampe de flammes tout le long de la bordure. AprĂšs uncoup d’étourdissement, on se secoue et on rit aux Ă©clats, diaboliquement :la dĂ©charge a passĂ© trop haut. Et aussitĂŽt, avec des exclamations et desrugissements de dĂ©livrance, nous glissons, nous roulons, nous tombonsvivants dans le ventre de la tranchĂ©e !

††Une fumĂ©e incomprĂ©hensible nous submerge. Dans le gouffre Ă©tran-

glĂ©, je ne vois d’abord que des uniformes bleus. On va dans un sens puisdans l’autre, poussĂ©s les uns par les autres, en grondant, en cherchant.

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On se retourne, et, les mains embarrassĂ©es par le couteau, les grenades etle fusil, on ne sait pas d’abord quoi faire.

― I’s sont dans leurs abris, les vaches ! vociĂšre-t-on.De sourdes dĂ©tonations Ă©branlent le sol : ça se passe sous terre, dans

les abris. On est tout Ă  coup sĂ©parĂ© par des masses monumentales d’unefumĂ©e si Ă©paisse qu’elle vous applique un masque et qu’on ne voit plusrien. On se dĂ©bat comme des noyĂ©s, au travers de cette atmosphĂšre tĂ©nĂ©-breuse et Ăącre, dans un morceau de nuit. On bute contre des rĂ©cifs d’ĂȘtresaccroupis, pelotonnĂ©s, qui saignent et crient, au fond. On entrevoit Ă  peineles parois, toutes droites ici, et faites de sacs de terre en toile blanche— quiest dĂ©chirĂ©e partout comme du papier. Par moments, la lourde buĂ©e te-nace se balance et s’allĂšge, et on revoit grouiller la cohue assaillante
 Ar-rachĂ©e au poussiĂ©reux tableau, une silhouette de corps Ă  corps se dessinesur le talus, dans une brume, et s’affaisse, s’enfonce. J’entends quelquesgrĂȘles « Kamerad ! » Ă©manant d’une bande Ă  tĂȘtes hĂąves et Ă  vestes grisesacculĂ©e dans un coin qu’une dĂ©chirure immensifie. Sous le nuage d’encre,l’orage d’hommes reflue, monte dans le mĂȘme sens, vers la droite, avecdes ressauts et des tourbillonnements, le long de la sombre jetĂ©e dĂ©foncĂ©e.

††Et soudain, on sent que c’est fini. On voit, on entend, on comprend

que notre vague qui a roulĂ© ici Ă  travers les barrages n’a pas rencontrĂ©une vague Ă©gale, et qu’on s’est repliĂ© Ă  notre venue. La bataille humainea fondu devant nous. Le mince rideau dĂ©fenseurs s’est Ă©miettĂ© dans lestrous oĂč on les prend comme des rats ou bien on les tue. Plus de rĂ©-sistance : du vide, un grand vide. On avance, entassĂ©s, comme une fileterrible de spectateurs.

Et ici, la tranchĂ©e est toute foudroyĂ©e. Avec ses murs blancs Ă©crou-lĂ©s, elle semble en cet endroit l’empreinte vaseuse, amollie, d’un fleuveanĂ©anti dans ses berges pierreuses avec, par places, le trou plat et arrondid’un Ă©tang tari aussi ; et au bord, sur le talus et sur le fond, traĂźne unlong glacier de cadavres — et tout cela s’emplit et dĂ©borde des flots nou-veaux de notre troupe dĂ©ferlante. Dans la fumĂ©e vomie par les abris etl’air Ă©branlĂ© par les explosions souterraines, je parviens sur une massecompacte d’hommes accrochĂ©s les uns aux autres qui tournoient dans uncirque Ă©largi. Au moment oĂč nous arrivons, la masse tout entiĂšre s’ef-

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fondre, ce reste de bataille agonise ; je vois Blaire s’en dĂ©gager, le casquependant au cou par la jugulaire, la figure Ă©corchĂ©e, et il pousse un hurle-ment sauvage. Je heurte un homme qui est cramponnĂ© lĂ  Ă  l’entrĂ©e d’unabri. S’effaçant devant la trappe noire bĂ©ante et traĂźtresse, il se retient dela main gauche au montant. De la droite, il balance pendant plusieurs se-condes une grenade. Elle va Ă©clater
 Elle disparaĂźt dans le trou. L’engina explosĂ© aussitĂŽt arrivĂ©, et un horrible Ă©cho humain lui a rĂ©pondu dansles entrailles de la terre. L’homme saisit une autre grenade.

Un autre, avec une pioche ramassĂ©e lĂ , frappe et fracasse les mon-tants de l’entrĂ©e d’un autre abri. Un affaissement de la terre se produitet l’entrĂ©e se trouve obstruĂ©e. On voit plusieurs ombres qui piĂ©tinent etgesticulent sur ce tombeau.

L’un, l’autre
 Dans la bande vivante qui jusqu’ici, jusqu’à cette tran-chĂ©e tant poursuivie, est arrivĂ©e en lambeaux, aprĂšs s’ĂȘtre heurtĂ©e auxobus et aux balles invincibles lancĂ©es Ă  sa rencontre, je reconnais malceux que je connais, comme si tout le reste de la vie Ă©tait devenu toutd’un coup trĂšs lointain. Quelque chose les pĂ©trit et les change. Une frĂ©-nĂ©sie les agite tous et les fait sortir d’eux-mĂȘmes.

― Pourquoi qu’on s’arrĂȘte ici ? dit l’un, grinçant des dents.― Pourquoi qu’on s’en va pas jusqu’à l’autre ?me demande le deuxiĂšme

plein de fureur. Maintenant qu’on est v’nu, en quelques bonds, on y s’rait !― Moi aussi, j’veux continuer.― Moi aussi. Ah ! les vaches !
Ils se secouent comme des drapeaux, portant comme de la gloire leur

chance d’avoir survĂ©cu, implacables, dĂ©bordants, enivrĂ©s d’eux-mĂȘmes.On stagne, on piĂ©tine dans l’ouvrage conquis, cette Ă©trange voie en

dĂ©molition qui serpente dans la plaine et qui va de l’inconnu Ă  l’inconnu.― Avancez Ă  droite !Alors on continue Ă  s’écouler dans un sens. Sans doute c’est un

mouvement combinĂ© lĂ -haut, lĂ -bas, par les chefs. On foule des corpsmous dont quelques-uns remuent et changent lentement de place, et d’oĂčsortent Ă  la hĂąte des ruisseaux et des cris. Des cadavres sont entassĂ©s enlong, en travers, comme des poutres et des dĂ©combres, sur les blessĂ©s,font effort sur eux, les Ă©touffent, les Ă©tranglent et leur prennent leur vie.Je pousse, pour passer, un torse Ă©gorgĂ© dont le cou est une source de sang

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gémissant.On ne rencontre plus, dans le cataclysme des terres effondrées ou

dressĂ©es et des dĂ©bris massifs, par-dessus le grouillement des blessĂ©s etdes morts qui bougent ensemble, Ă  travers la mouvante forĂȘt de fumĂ©e im-plantĂ©e dans la tranchĂ©e et sur toute la zone environnante, que des facesenflammĂ©es, sanglantes de sueur, aux yeux Ă©tincelants. Des groupes ontl’air de danser en brandissant leurs couteaux. Ils sont joyeux, immensĂ©-ment rassurĂ©s, fĂ©roces.

L’action s’éteint insensiblement. Un soldat dit :― Alors, qu’est-ce qu’on a Ă  faire, maintenant ?Elle se rallume soudain en un point : Ă  une vingtaine de mĂštres dans

la plaine, vers un circuit que fait de talus gris, un paquet de coups defusil crĂ©pite et jette ses brĂ»lures Ă©parses autour d’une mitrailleuse qui,enterrĂ©e, crache par intermittences, et semble se dĂ©battre.

Sous l’aile charbonneuse d’une sorte de nimbus bleuĂątre et jaune, onvoit des hommes qui cernent la fulgurante machine et se resserrent surelle. Je distingue, prĂšs de moi, la silhouette de Mesnil Joseph qui, toutdebout, sans chercher Ă  se dissimuler, se dirige sur le point oĂč des suitessaccadĂ©es d’explosions aboient.

Une dĂ©tonation jaillit d’un coin de la tranchĂ©e, entre nous deux. Jo-seph s’arrĂȘte, oscille, se baisse, et s’abat sur un genou. Je cours Ă  lui, il meregarde venir.

― Ce n’est rien : la cuisse
 Je peux ramper tout seul.Il semble devenu sage, enfantin, docile. Il ondule doucement vers le

creux
J’ai encore dans les yeux, exactement, le point d’oĂč s’est allongĂ© le

coup de feu qui l’a atteint. Je me glisse lĂ , par la gauche, en faisant undĂ©tour.

Personne. Je ne rencontre qu’un des nîtres qui cherche comme moi.C’est Paradis.

Nous sommes bousculĂ©s par des hommes qui portent sur l’épaule ousous le bras des piĂšces de fer de toutes formes. Ils encombrent la sape etnous sĂ©parent.

― Lamitrailleuse est prise par la septiĂšme ! crie-t-on. A n’geul’ra plus.Elle Ă©tait enragĂ©e : sale bĂȘte ! sale bĂȘte !

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― Qu’est-c’qu’il y a Ă  faire, maintenant ?― Rien.On demeure lĂ , pĂȘle-mĂȘle. On s’assoit. Les vivants ont cessĂ© de haleter,

les mourants finissent de rĂąler, environnĂ©s de fumĂ©es et de lumiĂšres, etdu fracas du canon, roulant Ă  tous les bouts du monde. On ne sait plus oĂčon en est. Il n’y a plus de terre, ni de ciel, il n’y a toujours qu’une espĂšcede nuage. Un premier temps d’arrĂȘt se dessine dans le drame du chaos.Il se fait un ralentissement universel des mouvements et des bruits. Et lacanonnade diminue, et c’est plus loin, maintenant, qu’elle secoue le cielcomme une toux. L’exaltation s’apaise, il ne reste plus que l’infinie fatiguequi remonte et nous noie, et l’attente infinie qui recommence.

††OĂč est l’ennemi ? Il a laissĂ© des corps partout et on a vu des rangĂ©es

de prisonniers : lĂ -bas, encore, il s’en profile une, monotone, indĂ©finie ettoute fumeuse sur le ciel sale. Mais le gros semble s’ĂȘtre dissipĂ© au loin.Quelques obus nous arrivent ici, lĂ , maladroitement ; on s’en moque. Onest dĂ©livrĂ©s, on est tranquilles, on est seuls, dans cette sorte de dĂ©sert oĂčdes immensitĂ©s de cadavres aboutissent Ă  une ligne de vivants.

La nuit est venue. La poussiĂšre s’est envolĂ©e, mais elle a fait place Ă la pĂ©nombre et Ă  l’ombre, sur le dĂ©sordre de la foule Ă©tirĂ©e en longueur.Les hommes se rapprochent, s’asseyent, se lĂšvent, marchent, appuyĂ©s ouaccrochĂ©s les uns aux autres. Entre les abris, bloquĂ©s par des mĂȘlĂ©es demorts, on se groupe, on s’accroupit. Quelques-uns ont posĂ© leur fusil parterre et vaguent aux abords de la fosse, les bras ballants ; de prĂšs, on voitqu’ils sont noircis, brĂ»lĂ©s, les yeux rouges, et balafrĂ©s de boue. On ne parleguĂšre, mais on commence Ă  chercher.

On aperçoit des brancardiers dont les silhouettes dĂ©coupĂ©es cherchent,s’inclinent, s’avancent, cramponnĂ©s deux Ă  deux Ă  leurs longs fardeaux.LĂ -bas, Ă  notre droite, on entend des coups de pioche et de pelle.

J’erre au milieu de ce sombre tohu-bohu.Dans un endroit oĂč le talus de la tranchĂ©e, Ă©crasĂ© par le bombarde-

ment, forme une pente douce, quelqu’un est assis. Un vague Ă©clairementrĂšgne encore. La calme attitude de cet homme, qui regarde devant lui etpense, me semble sculpturale et me frappe. Je le reconnais en me pen-chant. C’est le caporal Bertrand.

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Le feu Chapitre XX

Il tourne la figure vers moi et je sens qu’il me sourit dans l’ombre avecson sourire rĂ©flĂ©chi.

― J’allais te chercher, me dit-il. On organise la garde de la tranchĂ©e,en attendant qu’on ait des nouvelles de ce qu’ont fait les autres et de cequi se passe en avant. Je vais te mettre en sentinelle double, avec Paradis,dans un trou d’écoute que les sapeurs viennent de creuser.

Nous contemplons les ombres des passants et des immobiles, qui seprofilent en taches d’encre, courbĂ©s, pliĂ©s dans diverses poses, sur la gri-saille du ciel, tout le long du parapet en ruines. Ils font un Ă©trange re-muement tĂ©nĂ©breux, rapetissĂ©s comme des insectes et des vers, parmi cescampagnes cachĂ©es d’ombre, pacifiĂ©es par la mort, oĂč les batailles font,depuis deux ans, errer et stagner des villes de soldats sur des nĂ©cropolesdĂ©mesurĂ©es et profondes.

Deux ĂȘtres obscurs passent dans l’ombre, Ă  quelques pas de nous ; ilss’entretiennent Ă  demi-voix.

― Tu parles, mon vieux, qu’au lieu de l’écouter, j’y ai foutu ma baĂŻon-nette dans l’ventre, que j’pouvais plus la dĂ©clouer.

― Moi, i’s Ă©taient quat’ dans l’fond du trou. J’les ai appelĂ©s pour lesfaire sortir : Ă  mesure qu’un sortait, j’y ai crevĂ© la peau. J’avais du rougequi me descendait jusqu’au coude. J’en ai les manches collĂ©es.

― Ah ! reprit le premier, quand on racont’ra ça plus tard, si on r’vient,à eux autres chez nous, prùs du fourneau et de la chandelle, qui voudra ycroire ? C’est-t-i’ pas malheureux, s’pas ?

― J’ m’en fous, pourvu qu’on r’vienne, fit l’autre. Vitement, la fin, etqu’ ça.

Bertrand parlait peu, d’ordinaire, et ne parlait jamais de lui-mĂȘme. Ildit pourtant :

― J’en ai eu trois sur le bras. J’ai frappĂ© comme un fou. Ah ! nousĂ©tions tous comme des bĂȘtes quand nous sommes arrivĂ©s ici !

Sa voix s’élevait avec un tremblement contenu.― Il le fallait, dit-il. Il le fallait — pour l’avenir.Il croisa les bras, hocha la tĂȘte.― L’avenir ! s’écria-t-il tout d’un coup comme un prophĂšte. De quels

yeux ceux qui vivront aprĂšs nous et dont le progrĂšs — qui vient comme lafatalitĂ© — aura enfin Ă©quilibrĂ© les consciences, regarderont-ils ces tueries

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Le feu Chapitre XX

et ces exploits dont nous ne savons pas mĂȘme, nous qui les commettons,s’il faut les comparer Ă  ceux des hĂ©ros de Plutarque et de Corneille, ou Ă des exploits d’apaches !

« Et pourtant, continua Bertrand, regarde ! Il y a une figure qui s’estĂ©levĂ©e au-dessus de la guerre et qui brillera pour la beautĂ© et l’importancede son courage  »

J’écoutais, appuyĂ© sur un bĂąton, penchĂ© sur lui, recueillant cette voixqui sortait, dans le silence du crĂ©puscule, d’une bouche presque toujourssilencieuse. Il cria d’une voix claire :

― Liebknecht !Il se leva, les bras toujours croisĂ©s. Sa belle face, aussi profondĂ©ment

grave qu’une face de statue, retomba sur sa poitrine. Mais il sortit encoreune fois de son mutisme marmorĂ©en pour rĂ©pĂ©ter :

― L’avenir ! L’avenir ! L’Ɠuvre de l’avenir sera d’effacer ce prĂ©sent-ci, et de l’effacer plus encore qu’on ne pense, de l’effacer comme quelquechose d’abominable et de honteux. Et pourtant, ce prĂ©sent, il le fallait, ille fallait ! Honte Ă  la gloire militaire, honte aux armĂ©es, honte au mĂ©tierde soldat, qui change les hommes tour Ă  tour en stupides victimes et enignobles bourreaux. Oui, honte : c’est vrai, mais c’est trop vrai, c’est vraidans l’éternitĂ©, pas encore pour nous. Attention Ă  ce que nous pensonsmaintenant ! Ce sera vrai, lorsqu’il y aura toute une vraie bible. Ce seravrai lorsque ce sera Ă©crit parmi d’autres vĂ©ritĂ©s que l’épuration de l’espritpermettra de comprendre enmĂȘme temps. Nous sommes encore perdus etexilĂ©s loin de ces Ă©poques-lĂ . Pendant nos jours actuels, en ces moments-ci, cette vĂ©ritĂ© n’est presque qu’une erreur, cette parole sainte n’est qu’unblasphĂšme !

Il eut une sorte de rire plein de rĂ©sonances et de rĂȘves.― Une fois, je leur ai dit que je croyais aux prophĂ©ties — pour les faire

marcher.Je m’assis Ă  cĂŽtĂ© de Bertrand. Ce soldat qui avait toujours fait plus que

son devoir et pourtant survivait encore — revĂȘtait en ce moment Ă  mesyeux l’attitude de ceux qui incarnent une haute idĂ©emorale, et ont la forcede se dĂ©gager de la bousculade des contingences, et qui sont destinĂ©s, pourpeu qu’ils passent dans un Ă©clat d’évĂ©nement, Ă  dominer leur Ă©poque.

― J’ai toujours pensĂ© toutes ces choses, murmurai-je.

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― Ah ! fit Bertrand.Nous nous regardñmes sans un mot, avec un peu de surprise et de

recueillement. Aprùs ce grand silence, il reprit :― Il est temps de commencer le service. Prends ton fusil et viens.

††
 De notre trou d’écoute, nous voyons vers l’est une lueur d’incendie

se propager, plus bleue, plus triste qu’un incendie. Elle raye le ciel au-dessous d’un long nuage noir qui s’étend, suspendu, comme la fumĂ©e d’ungrand feu Ă©teint, comme une tache immense sur le monde. C’est le matinqui revient.

Il fait un froid tel qu’on ne peut rester immobile malgrĂ© l’enchaĂźne-ment de la fatigue. On tremble, on frissonne, on claque des dents, on lar-moie. Peu Ă  peu, avec une lenteur dĂ©sespĂ©rante, le jour s’échappe du cieldans la maigre charpente des nuages noirs. Tout est glacĂ©, incolore etvide ; un silence de mort rĂšgne partout. Du givre, de la neige, sous unfardeau de brume. Tout est blanc. Paradis remue, c’est un Ă©pais fantĂŽmeblafard. Nous sommes tout blancs aussi, nous. J’avais placĂ© ma musettesur le revers du parapet de l’écoute, et on la dirait enveloppĂ©e dans dupapier. Au fond du trou, un peu de neige surnage, rongĂ©e, teinte en gris,sur le bain de pieds noir. Hors du trou, sur les entassements, dans lesexcavations, par-dessus la cohue des morts, une mousseline de neige estposĂ©e.

Deuxmasses baissĂ©es s’estompent,mamelonnĂ©es, au travers du brouillard :elles se foncent et arrivent Ă  nous, nous hĂšlent. Ces hommes viennentnous relever. Ils ont la face brun-rouge et humide de froid, les pommettescomme des tuiles Ă©maillĂ©es, mais leurs capotes ne sont pas poudrĂ©es : ilsont dormi sous la terre.

Paradis se hisse dehors. Je suis dans la plaine son dos de bonhommeHiver, et la marche de canard de ses souliers qui ramassent de blancspaquets de semelles feutrées. Nous regagnons, pliés en deux, la tranchée :les pas de ceux qui nous ont remplacés sont marqués en noir sur la minceblancheur qui recouvre le sol.

Dans la tranchĂ©e au-dessus de laquelle, par endroits, des bĂąches bro-chĂ©es de velours blanc ou moirĂ©es de givre, sont tendues Ă  l’aide de pi-quets, en vastes tentes irrĂ©guliĂšres, s’érigent, çà et lĂ , des veilleurs. Entre

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eux, des formes accroupies, qui geignent, essayent de se dĂ©battre contre lefroid, d’en dĂ©fendre le pauvre foyer de leur poitrine, ou qui sont glacĂ©es.Un mort est affalĂ©, debout, Ă  peine de travers, les pieds dans la tranchĂ©e,la poitrine et les deux bras couchĂ©s sur le talus. Il brassait la terre quand ils’est Ă©teint. Sa face, dirigĂ©e vers le ciel, est recouverte d’une lĂšpre de ver-glas, la paupiĂšre blanche comme l’Ɠil, la moustache enduite d’une bavedure.

D’autres corps dorment, moins blanchis que les autres : la couche deneige n’est intacte que sur les choses : objets et morts.

― Faut dormir.Paradis et moi, nous cherchons un gĂźte, un trou oĂč l’on puisse se ca-

cher et fermer les yeux.― Tant pis s’il y a des macchabĂ©es dans une guitoune, marmotte Pa-

radis. Par ce froid-lĂ , i’ s’retiendront, i’s s’ront pas mĂ©chants.Nous nous avançons, si las que nos regards traĂźnent Ă  terre.Je suis seul. OĂč est Paradis ? Il a dĂ» se coucher dans quelque fond.

Peut-ĂȘtre m’a-t-il appelĂ© sans je l’aie entendu.Je rencontre Marthereau.― J’cherche oĂč dormir ; j’étais d’garde, me dit-il.― Moi aussi. Cherchons.― Qu’est-ce que c’est de c’bruit et de c’shproum ? dit Marthereau.Un murmure de piĂ©tinements et de voix, tassĂ©s, dĂ©borde du boyau qui

dĂ©bouche lĂ .― Les boyaux sont pleins d’bonhommes et d’types
Qui c’est qu’vous

ĂȘtes ?Un de ceux auxquels on se trouve tout d’un coup mĂȘlĂ©, rĂ©pond :― On est le 5ᔉ BĂąton.Les nouveaux venus font la pause. Ils sont en tenue. Celui qui a parlĂ©

s’assoit, pour souffler, sur les rotonditĂ©s d’un sac de terre qui dĂ©passel’alignement, et pose ses grenades Ă  ses pieds. Il s’essuie le nez du reversde sa manche.

― Quoi qu’vous v’nez faire par ici ? On vous l’a dit ?― Plutît qu’on nous l’a dit : nous v’nons pour attaquer. On va là-bas,

jusqu’au bout.De la tĂȘte, il indique le nord.

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Le feu Chapitre XX

La curiositĂ© qui les contemple s’accroche Ă  un dĂ©tail :― Vous avez emportĂ© tout vot’ bordel ?― Nous avons mieu’ aimĂ© l’garder, et voilĂ .― En avant ! leur commande-t-on.Ils se lĂšvent et s’avancent, mal rĂ©veillĂ©s, les yeux bouffis, les rides

soulignĂ©es. Il y a des jeunes au cou mince et aux yeux vides, et des vieux,et, au milieu, des hommes ordinaires. Ils marchent d’un pas ordinaire etpacifique. Ce qu’ils vont faire nous semble, Ă  nous qui l’avons fait la veille,au-dessus des forces humaines. Et pourtant ils s’en vont vers le Nord.

― Le rĂ©veil des condamnĂ©s, dit Marthereau.On s’écarte devant eux, avec une espĂšce d’admiration et une espĂšce

de terreur.Quand ils sont passĂ©s, Marthereau hoche la tĂȘte et murmure :― De l’aut’ cĂŽtĂ©, y en a qui s’apprĂȘtent aussi, avec leur uniforme gris.

Tu crois qu’i’s s’en ressentent pour l’assaut, ceux-lĂ  ? T’es pas fou ? Alors,pourquoi qu’i’ sont venus ? C’est pas eux, j’sais bien, mais c’est euss toutde mĂȘme pisqu’ils sont ici
 J’sais bien, j’sais bien, mais tout ça, c’est bi-zarre.

La vue d’un passant change le cours de ses idĂ©es :― Tiens, v’la Truc, Machin, l’grand, tu sais ? C’qu’il est immense,

c’qu’il est pointu, c’t’ĂȘtre-lĂ  ! Tant qu’à moi, j’sais bien que j’suis pasgrand tout Ă  fait assez, mais lui, i’ va trop haut. Il est toujours au cou-rant de tout, c’double-mĂštre ! Comme savement de tout, y en a pas un quifasse la grille. On va y demander pour une cagna.

― S’il y a des gourbis ? rĂ©pond le passant surĂ©levĂ© en se penchantsur Marthereau comme un peuplier. Pour sĂ»r, mon vieux Caparthe. Y aqu’ça. Tiens, lĂ  — et dĂ©ployant son coude, il fait un geste indicateur de tĂ©-lĂ©graphe Ă  signaux — Villa von Hindenburg, et ici, lĂ  : Villa GlĂŒcks auf. Sivous n’ĂȘtes pas contents, c’est qu’ces messieurs sont difficiles. Y a p’t’ĂȘtr’quĂ©qu’ locataires dans l’fond, mais de locataires pas remuants, et tu peuxparler tout haut d’vant eux, tu sais !

― Ah ! nom de Dieu !
 s’écria Marthereau un quart d’heure aprĂšs quenous fĂ»mes installĂ©s dans un de ces fosses Ă©quarries, y a des locatairesqu’i’ nous disait pas, c’t’affreux grand paratonnerre, c’t’infini !

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Ses paupiĂšres se fermaient, mais se rouvraient, et il se grattait les braset les flancs.

― J’ai la lourde ! Pourtant, pour ronfler, c’est pas vrai. C’est pas rĂ©sis-table.

Nous nous mĂźmes Ă  bĂąiller, Ă  soupirer, et finalement nous allumĂąmesun petit bout de bougie qui rĂ©sistait, mouillĂ©, bien qu’on le couvĂąt desmains. Et nous nous regardĂąmes bĂąiller.

L’abri allemand comprenait plusieurs compartiments. Nous Ă©tionscontre une cloison de planches mal ajustĂ©es et, de l’autre cĂŽtĂ©, dans lacave nÂș 2, des hommes veillaient aussi : on voyait de la lumiĂšre filtrerdans les interstices des planches, et on entendait des voix bruisser.

― C’est de l’autre section, dit Marthereau.Puis on Ă©couta, machinalement.― Quand j’suis t’étĂ© en permission, bourdonnait un invisible parleur,

on a Ă©tĂ© triste d’abord, parce qu’on pensait Ă  mon pauv’ frĂšre qu’a disparuen mars, mort sans doute, et Ă  mon pauv’ petit Julien, de la classe 15, qu’aĂ©tĂ© tuĂ© aux attaques d’octobre. Et puis, peu Ă  peu, elle et moi, on s’estremis Ă  ĂȘtre heureux d’ĂȘtre ensemble, que veux-tu ? Not’ petit loupiot, ledernier, qui a cinq ans, nous a bien distraits. I’ voulait jouer au soldat avecmoi. J’y ai fabriquĂ© un petit flingot. J’y ai expliquĂ© les tranchĂ©es, et lui,tout freluquant de joie comme un z’oiseau, i’m’tirait d’ssus en gueulant.Ah ! le sacrĂ© p’tit mec, il en mettait ! ça fera un fameux poilu plus tard.Mon vieux, il a tout Ă  fait l’esprit militaire !

Silence. Ensuite vague brouhaha de conversation au milieu desquelleson entend le mot de : « NapolĂ©on », puis une autre voix — ou la mĂȘme —qui dit :

― Guillaume, c’est une bĂȘte puante d’avoir voulu c’te guerre. MaisNapolĂ©on, ça, c’est un grand homme !

Marthereau est Ă  genoux devant moi dans le chĂ©tif et Ă©troit rayon-nement de notre chandelle, au fond de ce trou obscur et mal bouchĂ© oĂčpassent par moment des frissonnements de froid, oĂč grouille la vermineet oĂč l’entassement des pauvres vivants entretient un vague relent de sar-cophage
 Marthereau me regarde ; il entend encore, comme moi, l’ano-nyme soldat qui a dit : « Guillaume est une bĂȘte puante, mais NapolĂ©onest un grand homme », et qui cĂ©lĂ©brait l’ardeur guerriĂšre du petit qui lui

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Le feu Chapitre XX

restait encore. Il laisse tomber ses bras, hoche sa tĂȘte lassĂ©e — et la lu-miĂšre lĂ©gĂšre jette sur la cloison l’ombre de ce double geste, en fait unebrusque caricature.

― Ah ! dit mon humble compagnon, nous sommes tous des pas mau-vais types, et aussi, des malheureux et des pauv’ diables. Mais noussommes trop bĂȘtes, nous sommes trop bĂȘtes !

Il tourne Ă  nouveau son regard sur moi. Dans sa face toute plantĂ©ede poils, dans sa face de barbet, on voit luire deux beaux yeux de chienqui s’étonne, songe, trĂšs confusĂ©ment encore, Ă  des choses, et qui, dans lapuretĂ© de son obscuritĂ©, se met Ă  comprendre.

On sort de l’abri inhabitable. Le temps s’est un peu adouci : la neige afondu et tout s’est resali.

― L’vent a lĂ©chĂ© l’sucre, dit Marthereau.††

Je suis dĂ©signĂ© pour accompagner Joseph Mesnil au Poste de Secoursdes PylĂŽnes. Le sergent Henriot me donne livraison du blessĂ© et me remetle billet d’évacuation.

― Si vous rencontrez Bertrand en route, nous dit Henriot, faudraitvoir d’avoir Ă  y dire de s’grouiller, hĂ© ? Bertrand est parti en liaison cettenuit et on l’attend depuis une heure — mĂȘme que l’vieux s’impatiente etparle de s’foutre en colĂšre d’un moment Ă  l’autre.

Je m’achemine avec Joseph qui, un peu plus pĂąle que de coutume ettoujours taciturne, marche tout doucement. De temps en temps, on le voits’arrĂȘter, la figure crispĂ©e. Nous suivons les boyaux.

Un bonhomme paraĂźt tout d’un coup. C’est Volpatte, qui dit :― J’vais aller avec vous jusqu’au bas de la cĂŽte.DĂ©sƓuvrĂ©, il manie une magnifique canne torse et secoue dans sa

main comme des castagnettes la précieuse paire de ciseaux qui ne luiquitte jamais.

Nous sortons tous trois du boyau quand la pente du terrain permet dele faire sans danger de balles — puisque le canon ne donne pas. AussitĂŽtdehors, nous heurtons un rassemblement. Il pleut. A travers les jambeslourdes plantĂ©es comme des arbres tristes, dans la brume, sur la plainebise, on aperçoit un mort.

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Volpatte se faufile jusqu’à la forme horizontale autour de laquelle at-tendent ces formes verticales. Alors, il se retourne violemment et nouscrie :

― C’est PĂ©pin !― Ah ! dit Joseph qui est dĂ©jĂ  presque dĂ©faillant.Il s’appuie sur moi. Nous nous approchons. PĂ©pin, allongĂ©, a les pieds

et les mains tendus, crispés, et sa figure sur qui coule la pluie est tuméfiée,talée et affreusement grise.

Un homme qui tient une pioche et dont la face en sueur est pleine depetites tranchées noirùtres, nous raconte la mort de Pépin :

― L’était entrĂ© dans une calebasse oĂč des Boches s’étaient planquĂ©s.Et v’lĂ  qu’on ne l’savait pas et qu’on a enfumĂ© la niche pour nettoyer, etl’pauv’ petit frĂšre, on l’a r’trouvĂ© aprĂšs l’opĂ©ration, crampsĂ©, et tout Ă©tirĂ©comme un boyau d’chat, au milieu de la viande des Boches qu’il avaitsaignĂ©s avant — et bien proprement saignĂ©s, j’peux l’dire, moi que j’suisĂ©tabli boucher dans la banlieue parisienne.

― Un de moins à l’escouade ! dit Volpatte, tandis que nous nous enallons.

Nous nous trouvons maintenant en haut du ravin, Ă  l’endroit oĂč com-mence le plateau que notre charge a parcouru Ă©perdument, hier au soir,et qu’on ne reconnaĂźt pas.

Cette plaine, qui m’avait alors donnĂ© l’impression d’ĂȘtre toute de ni-veau et qui, en rĂ©alitĂ©, se penche, est un extraordinaire charnier. Les ca-davres y foisonnent. C’est comme un cimetiĂšre dont on aurait enlevĂ© ledessus.

Des bandes le parcourent, identifiant les morts de la veille et de lanuit, retournant les restes, les reconnaissant Ă  quelque dĂ©tail, malgrĂ© leursfigures. Un de ces chercheurs, agenouillĂ©, retire de la main d’un mort unephotographie dĂ©chiquetĂ©e, effacĂ©e, un portrait tuĂ©.

Des fumĂ©es noires d’obus montent en volutes, puis dĂ©tonent sur leshorizons, au loin ; des armĂ©es de corbeaux balayent le ciel de leur vastegeste pointillĂ©.

En bas, parmi la multitude des immobiles, voici, reconnaissables Ă  leurusure et leur effacement, des zouaves, des tirailleurs et des lĂ©gionnairesde l’attaque de mai. L’extrĂȘme bord de nos lignes se trouvait alors au

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bois de Berthonval, Ă  cinq ou six kilomĂštres d’ici. Dans cet assaut, quia Ă©tĂ© un des plus formidables de la guerre et de toutes les guerres, ilsĂ©taient parvenus d’un seul Ă©lan, en courant, jusqu’ici. Ils formaient alorsun point trop avancĂ© sur l’onde d’attaque et ils ont Ă©tĂ© pris de flanc par lesmitrailleuses qui se trouvaient Ă  droite et Ă  gauche des lignes dĂ©passĂ©es.Il y a des mois que la mort leur a crevĂ© les yeux et dĂ©vorĂ© les joues — maismĂȘme dans leurs restes dissĂ©minĂ©s, dispersĂ©s par les intempĂ©ries et dĂ©jĂ presque en cendres, on reconnait les ravages des mitrailleuses qui les ontdĂ©truits, leur trouant le dos et les reins, les hachant en deux par le milieu.A cĂŽtĂ© de tĂȘtes noires et cireuses de momies Ă©gyptiennes, grumeleuses delarves et de dĂ©bris d’insectes, oĂč des blancheurs de dents pointent dansdes creux ; Ă  cĂŽtĂ© de pauvres moignons assombris qui pullulent lĂ , commeun champ de racines dĂ©nudĂ©es, on dĂ©couvre des crĂąnes nettoyĂ©s, jaunes,coiffĂ©s de chĂ©chias de drap rouge dont la housse grise s’effrite commedu papyrus. Des fĂ©murs sortent d’amas de loques agglutinĂ©es par de laboue rougeĂątre, ou bien, d’un trou d’étoffes effilochĂ©es et enduites d’unesorte de goudron, Ă©merge un fragment de colonne vertĂ©brale. Des cĂŽtesparsĂšment le sol comme de vieilles cages cassĂ©es, et, auprĂšs, surnagent descuirs mĂąchurĂ©s, des quarts et des gamelles transpercĂ©s et aplatis. Autourd’un sac hachĂ©, posĂ© sur des ossements et sur une touffe de morceaux dedrap et d’équipements, des points blancs sont rĂ©guliĂšrement semĂ©s : ense baissant, on voit que ce sont les phalanges de ce qui, lĂ , fut un cadavre.

Parfois, des renflements allongĂ©s — car tous ces morts sans sĂ©pulturefinissent tout de mĂȘme par entrer dans le sol — un bout d’étoffe seulementsort — indiquent qu’un ĂȘtre humain s’est anĂ©anti en ce point du monde.

Les Allemands qui, hier, Ă©taient ici, ont abandonnĂ© sans les ensevelirleurs soldats Ă  cĂŽtĂ© des nĂŽtres — ainsi qu’en tĂ©moignent ces trois cadavresputrĂ©fiĂ©s l’un sur l’autre, l’un dans l’autre — avec leurs calottes grises dontle bord rouge est cachĂ© par une sangle grise, leurs vestes gris-jaune, leursfigures vertes. Je cherche les traits de l’un d’eux : depuis les profondeursde son cou jusqu’aux touffes de cheveux collĂ©s au bord de son calot, ilprĂ©sente une masse terreuse, la figure changĂ©e en fourmiliĂšre — et deuxfruits pourris Ă  la place des yeux. L’autre, vide, sec, est aplati sur le ventre,le dos en loques quasi flottant, les mains, les pieds et la face enracinĂ©s dansle sol.

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Le feu Chapitre XX

― Regardez ! Il est rĂ©cent, celui-ci
Au milieu de la plaine, au fond de l’air pluvieux et glacĂ©, au milieu de

ce lendemain blĂȘme d’une orgie de massacre, c’est une tĂȘte plantĂ©e parterre, une tĂȘte exsangue et humide, avec une lourde barbe.

Un des nĂŽtres : le casque est Ă  cĂŽtĂ©. Les paupiĂšres enflĂ©es laissent voirun peu de la morne faĂŻence de ses yeux et une lĂšvre luit comme une limacedans la barbe obscure. Sans doute, il est tombĂ© dans un trou d’obus qu’unautre obus a comblĂ©, l’enterrant jusqu’au cou comme l’Allemand Ă  tĂȘte dechat du Cabaret Rouge.

― Je ne le reconnais pas, dit Joseph qui s’avance trùs lentement ets’exprime avec peine.

― Moi, je le reconnais, rĂ©pond Volpatte.― C’barbu-lĂ  ? fait la voix blanche de Joseph.― I’ n’a pas de barbe. Tu vas voir.Accroupi, Volpatte passe l’extrĂ©mitĂ© de sa canne sous le menton du

cadavre et dĂ©tache une sorte de pavĂ© de boue oĂč la tĂȘte s’enchĂąssait et quisemblait une barbe. Puis il ramasse le casque du mort, l’en coiffe, et il luitient un instant devant les yeux les deux anneaux de ses fameux ciseaux,de maniĂšre Ă  imiter des lunettes.

― Ah ! nous Ă©crions-nous alors, c’est Cocon !― Ah !Quand on apprend ou qu’on voit la mort d’un de ceux qui faisaient la

guerre Ă  cĂŽtĂ© de vous et qui vivaient exactement de la mĂȘme vie, on reçoitun choc direct dans la chair avant mĂȘme de comprendre. C’est vraimentpresque un peu son propre anĂ©antissement qu’on apprend tout d’un coup.Ce n’est qu’aprĂšs qu’on se met Ă  regretter.

Nous regardons cette tĂȘte hideuse de jeu de massacre, cette tĂȘte mas-sacrĂ©e qui dĂ©jĂ  efface cruellement le souvenir. Encore un compagnon demoins
 On reste lĂ  autour de lui, intimidĂ©s.

― C’était
On voudrait parler un peu. On ne sait pas quoi dire qui soit assez

grave, assez important, assez vrai.― Venez, articule avec effort Joseph, accaparĂ© tout entier par sa bru-

tale souffrance physique. J’ai pas assez de force pour m’arrĂȘter tout letemps.

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Le feu Chapitre XX

Nous quittons le pauvre Cocon, l’ex-homme-chiffre, avec un dernierregard Ă©courtĂ©, presque distrait.

― On peut pas s’figurer
 dit Volpatte.
 Non, on ne peut pas se figurer. Toutes ces disparitions à la fois

excĂšdent l’esprit. Il n’y a plus assez de survivants. Mais on a une vaguenotion de la grandeur de ces morts. Ils ont tout donnĂ© ; ils ont donnĂ©, petitĂ  petit, toute leur force, puis, finalement, ils se sont donnĂ©s, en bloc. Ilsont dĂ©passĂ© la vie ; leur effort a quelque chose de surhumain et de parfait.

††― Tiens, il vient d’ĂȘtre attigĂ©, celui-lĂ , et pourtant
Une blessure fraĂźche mouille le cou d’un corps presque squelettique.― C’est un rat, dit Volpatte. LesmacchabĂ©es sont anciens, mais les rats

les entretiennent
 Tu vois des rats crevĂ©s — empoisonnĂ©s p’t’ĂȘt’ bien —prĂšs ou d’ssous chaque corps. Tiens, c’pauv’ vieux va nous montrer lessiens.

Il soulÚve du pied la dépouille aplatie et on trouve, en effet, deux ratsmorts enfoncés là.

― J’voudrais r’trouver Farfadet, dit Volpatte. J’y ai dit d’attendre aumoment oĂč on courait et qu’i’ m’a agrafĂ©. L’pauv’ gars, pourvu qu’il aitattendu !

Alors il va et vient, poussĂ© vers les morts par une Ă©trange curiositĂ©.IndiffĂ©rents, ils se le renvoient l’un Ă  l’autre, et Ă  chaque pas il regardepar terre. Tout Ă  coup il pousse un cri de dĂ©tresse. Il nous appelle de lamain et s’agenouille devant un mort.

― Bertrand !Une Ă©motion aiguĂ«, tenace, nous empoigne. Ah ! il a Ă©tĂ© tuĂ©, lui aussi,

comme les autres, celui qui nous dominait le plus par son Ă©nergie et saluciditĂ© ! Il s’est fait tuer, il s’est fait enfin tuer, Ă  force de faire toujoursson devoir. Il a enfin trouvĂ© la mort lĂ  oĂč elle Ă©tait !

Nous le regardons, puis nous nous détournons de cette vision et nousnous considérons entre nous.

― Ah !
C’est que le choc de sa disparition s’aggrave du spectacle qu’offre sa

dĂ©pouille. Il est abominable Ă  voir. La mort a donnĂ© l’air et le geste d’ungrotesque Ă  cet homme qui fut si beau et si calme. Les cheveux Ă©parpillĂ©s

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Le feu Chapitre XX

sur les yeux, la moustache bavant dans la bouche, la figure bouffie, il rit,il a un Ɠil grand ouvert, l’autre fermĂ©, et tire la langue. Les bras sontĂ©tendus en croix, les mains ouvertes, les doigts Ă©cartĂ©s. Sa jambe droitese tend d’un cĂŽtĂ© ; la gauche, qui est cassĂ©e par un Ă©clat et d’oĂč est sortiel’hĂ©morragie qui l’a fait mourir, est tournĂ©e toute en cercle, disloquĂ©e,molle, sans charpente. Une lugubre ironie a donnĂ© aux derniers sursautsde cette agonie l’allure d’une gesticulation de paillasse.

On le dispose, on le couche droit, on calme ce masque effrayant. Vol-patte a retirĂ© un portefeuille de la poche de Bertrand et, pour le porterjusqu’au bureau, il le place religieusement dans ses propres papiers, Ă cĂŽtĂ© du portrait de sa femme et de ses enfants. Cela fait, il secoue la tĂȘte :

― Celui-lĂ , c’était vraiment un bonhomme, mon vieux. Quand i’ di-sait quĂ©qu’ chose, ç’ui-lĂ , c’était la preuve que c’était vrai. Ah ! on avaitpourtant bien besoin d’lui !

― Oui, dis-je, on aurait eu besoin de lui, toujours.― Ah ! lĂ  lĂ  !
 murmure Volpatte, et il tremble.Joseph rĂ©pĂšte tout bas :― Ah ! nom de Dieu ! Ah ! nom de Dieu !La plaine est couverte de monde comme une place publique. Des cor-

vées en détachements, des isolés. Les brancardiers commencent patiem-ment et petitement, ici, là, leur immense besogne démesurée.

Volpatte nous quitte pour retourner à la tranchée annoncer nos nou-veaux deuils et surtout la grande absence de Bertrand. Il dit à Joseph :

― On s’perdra pas d’vue, pas ? Écris de temps en temps un simplemot : « Tout va bien, signĂ© : Camembert », pas ?

Il disparaĂźt parmi tous ces gens qui se croisent dans l’étendue dontune morne pluie infinie s’est entiĂšrement emparĂ©e.

Joseph s’appuie sur moi. Nous descendons dans le ravin.Le talus par lequel nous descendons s’appelle les AlvĂ©oles des Zouaves


Les zouaves de l’attaque de mai avaient commencĂ© Ă  s’y creuser des abrisindividuels autour desquels ils ont Ă©tĂ© exterminĂ©s. On en voit qui, abat-tus au bord d’un trou Ă©bauchĂ©, tiennent encore leur pelle-bĂȘche dans leursmains dĂ©charnĂ©es ou la regardent avec leurs orbites profondes oĂč se ra-cornissent des entrailles d’yeux. La terre est tellement pleine de mortsque les Ă©boulements dĂ©couvrent des hĂ©rissements de pieds, de squelettes

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Ă  demi vĂȘtus et des ossuaires de crĂąnes placĂ©s cĂŽte Ă  cĂŽte sur la paroiabrupte, comme des bocaux de porcelaine.

Il y a dans le sol, ici, plusieurs couches de morts, et en beaucoup d’en-droits l’affouillement des obus a sorti les plus anciennes et les a disposĂ©eset Ă©talĂ©es par-dessus les nouvelles. Le fond du ravin est complĂštement ta-pissĂ© de dĂ©bris d’armes, de linge, d’ustensiles. On foule des Ă©clats d’obus,des ferrailles, des pains et mĂȘme des biscuits Ă©chappĂ©s des sacs et pas en-core dissous par la pluie. Les gamelles, les boĂźtes de conserves, les casquessont criblĂ©s et trouĂ©s par les balles, on dirait des Ă©cumoires de toutes lesespĂšces de formes ; et les piquets disloquĂ©s qui subsistent sont pointillĂ©sde trous.

Les tranchĂ©es qui courent dans ce vallon ont l’air de crevasses sis-miques, et il semble que sur les ruines d’un tremblement de terre on aitdĂ©versĂ© des tombereaux d’objets hĂ©tĂ©roclites. Et lĂ  oĂč il n’y a pas demorts,la terre elle-mĂȘme est cadavĂ©reuse.

Nous traversons le Boyau International, toujours frissonnant de hardesomnicolores — cette tranchĂ©e informe Ă  laquelle le dĂ©sordre d’étoffes ar-rachĂ©es donne l’air d’avoir Ă©tĂ© assassinĂ©e — Ă  un endroit oĂč l’inĂ©gal fossĂ©tortueux est en coude. Tout au long, jusqu’à une barricade terreuse for-mant barrage, des cadavres allemands y sont enchevĂȘtrĂ©s et nouĂ©s commedes torrents de damnĂ©s, quelques-uns Ă©mergeant de grottes boueuses aumilieu d’une incomprĂ©hensible agglomĂ©ration de poutres, de cordages, delianes de fer, de gabions, de claies et de boucliers ; au barrage, on voit uncadavre debout plantĂ© dans les autres ; plantĂ© Ă  la mĂȘme place, un autreest oblique dans l’espace lugubre : cet ensemble paraĂźt un grand morceaude roue envasĂ©, une aile dĂ©mantelĂ©e de moulin Ă  vent ; et sur tout cela, surcette dĂ©bĂącle d’ordures et de chairs, sont semĂ©es des profusions d’imagesreligieuses, de cartes postales, de brochures pieuses, de feuillets oĂč despriĂšres sont Ă©crites en gothique, et qui se sont rĂ©pandus Ă  flots hors desvĂȘtements Ă©ventrĂ©s. Ces paroles font semblant de fleurir de leurs milleblancheurs de mensonge et de stĂ©rilitĂ© ces rives pestifĂ©rĂ©es, cette vallĂ©ed’anĂ©antissement.

Je cherche un passage solide pour y guider Joseph que sa blessureparalyse graduellement : il la sent s’étendre dans tout son corps. Tandisque je le soutiens et qu’il ne regarde rien, je regarde le bouleversement

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macabre par-dessus lequel nous fuyons.Un feldwebel est assis, appuyé aux planches déchirées qui formaient,

lĂ  oĂč nous mettons le pied, une guĂ©rite de guetteur. Un petit trou sousl’Ɠil : un coup de baĂŻonnette l’a clouĂ© aux planches par la figure. De-vant lui, assis aussi, les coudes sur les genoux, les poings au cou, unhomme a tout le dessus du crĂąne enlevĂ© comme un Ɠuf Ă  la coque
 AcĂŽtĂ© d’eux, veilleur Ă©pouvantable, la moitiĂ© d’un homme est debout ; unhomme coupĂ©, tranchĂ© en deux depuis le crĂąne jusqu’au bassin, est ap-puyĂ©, droit, sur la paroi de terre. On ne sait pas oĂč est l’autre moitiĂ© decette sorte de piquet humain dont l’Ɠil pend en haut, dont les entraillesbleuĂątres tournent en spirale autour de la jambe.

Par terre, le pied dĂ©colle d’une gangue de sang durci des baĂŻonnettesfrançaises faussĂ©es, pliĂ©es, tordues par la puissance du choc.

Par une brĂšche du talus tailladĂ©, on dĂ©couvre un fond oĂč se trouventdes corps de soldats de la garde prussienne agenouillĂ©s, semble-t-il, dansdes poses de suppliants, et qui sont trouĂ©s par-derriĂšre, de trous sanglants,empalĂ©s. On a tirĂ© hors du groupe de ceux-lĂ , sur le bord, un tirailleur sĂ©-nĂ©galais Ă©norme, qui, pĂ©trifiĂ© dans la position oĂč il est mort, tordu, s’ap-puie sur le vide, y cramponne ses pieds, et qui fixe ses deux poignetscoupĂ©s, sans doute, par l’explosion d’une grenade qu’il tenait : toute laface remuante, il semble mĂącher des vers.

― Ici, nous dit un alpin qui passe, ils ont fait le coup du drapeau blanc— et comme i’s avaient affaire Ă  des Bicots, tu parles si on les a ratĂ©s !
Tiens, v’lĂ  l’drapeau blanc, justement, qu’ces fumiers se sont servis.

Il empoigne et secoue une longue hampe qui gĂźt lĂ , et sur laquelle estclouĂ© un carrĂ© d’étoffe blanche — qui se dĂ©ploie innocemment.


 Une thĂ©orie de porteurs de pelles s’avance le long du boyau dĂ©man-telĂ©. Ils ont l’ordre de faire tomber la terre dans les restes des tranchĂ©es,de boucher tout, pour enterrer les corps sur place. Ainsi, ces travailleurscasquĂ©s vont accomplir, en cet endroit, Ɠuvre de justiciers, en restituantleurs pleines formes Ă  ces campagnes, en nivelant ces trous dĂ©jĂ  Ă  demicomblĂ©s par des chargements d’envahisseurs.

††De l’autre cĂŽtĂ© du boyau, on m’appelle : un homme assis par terre,

appuyĂ© Ă  un piquet. C’est le pĂšre Ramure. Par sa capote et sa veste dĂ©-

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boutonnĂ©es, on voit des bandages qui lui entourent la poitrine.― Les infirmiers sont venus me panser, me dit-il d’une voix creuse et

lĂ©gĂšre, pleine de souffles, mais on ne pourra pas m’emporter d’ici avantce soir. Mais, j’l’sais bien, j’vas passer d’un moment Ă  l’autre.

Il hoche la tĂȘte :― Reste un peu, me demande-t-il.Il s’attendrit. Des larmes coulent de ses yeux. Il me tend la main et

retient la mienne. Il voudrait me parler longuement et presque se confes-ser :

― J’ai Ă©tĂ© honnĂȘte homme avant la guerre, fait-il, tout en bavant seslarmes. J’travaillais du matin au soir pour nourrir la smala. Et puis, j’suisv’nu par ici pour tuer des Boches. Et maintenant, j’ai Ă©tĂ© tué  Écoute,Ă©coute, Ă©coute, ne t’en va pas, Ă©coute-moi


― Il faut que j’emmĂšne Joseph qui n’en peut plus. AprĂšs, je reviendrai.Ramure leva ses yeux ruisselants sur le blessĂ©.― Non seulement vivant, mais blessĂ© ! DĂ©barrassĂ© de la mort ! Ah ! il

y a des femmes et des enfants qui ont de la chance. Eh bien, conduis-le,et reviens
 j’espùre que je t’attendrai


Maintenant, il faut gravir l’autre versant du ravin. Nous nous enga-geons dans la dĂ©pression difforme et malmenĂ©e du vieux boyau 97.

Tout Ă  coup des sifflements forcenĂ©s dĂ©chirent l’atmosphĂšre. Une ra-fale de shrapnells, lĂ -haut, sur nous
 Au sein de nuages d’ocre des aĂ©-rolithes fulgurent et se dispersent en nuĂ©es Ă©pouvantables. Des chargesroulantes se ruent dans le ciel, pour aller dĂ©flagrer et se broyer sur lapente, fouiller la colline et y dĂ©terrer les vieux ossements du monde. Etles flamboiements tonitruants se multiplient sur une ligne rĂ©guliĂšre.

C’est un tir de barrage qui recommence.On crie comme des enfants :― Assez ! assez !Dans cet acharnement des machines de mort, de ce cataclysme mĂ©ca-

nique qui nous poursuit Ă  travers l’espace, il y a quelque chose qui excĂšdeles forces et la volontĂ©, quelque chose de surnaturel. Joseph, sa main dansla mienne, debout, regarde, par-dessus son Ă©paule, l’averse d’éclatementsqui crĂšve. Il plie le cou, comme une bĂȘte traquĂ©e, affolĂ©e.

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― Eh quoi, encore ! Toujours, alors ! gronde-t-il. Tout ce qu’on a fait,tout ce qu’on a vu
 Et voilà que ça recommence ! Ah ! non, non !

Il tombe sur les genoux, halÚte, jette un vain regard chargé de hainedevant lui et derriÚre lui. Il répÚte :

― Ça n’est donc jamais fini, jamais !Je le prends par le bras, je le relĂšve.― Viens, ça va ĂȘtre fini pour toi.

††Il faut patienter là, avant de monter. Je songe à aller retrouver Ramure

agonisant qui m’attend. Mais Joseph se cramponne Ă  moi, et puis je voisune agitation d’hommes autour de l’endroit oĂč j’ai laissĂ© le mourant. Jecrois deviner : ce n’est plus la peine d’y aller.

La terre du ravin oĂč nous sommes tous les deux groupĂ©s Ă©troitement Ă nous tenir, sous la tempĂȘte, frĂ©mit, et on sent, Ă  chaque coup, le sourd si-moun des obus. Mais, dans le creux oĂč nous sommes, nous n’avons guĂšrede risque d’ĂȘtre atteints. DĂšs la premiĂšre accalmie, des hommes, qui atten-daient comme nous, se dĂ©tachent et semettent Ă monter : des brancardiersqui multiplient des efforts inouĂŻs pour grimper en portant un corps et fontpenser Ă  des fourmis obstinĂ©es repoussĂ©es par des successions de grainsde sable ; et d’autres, accouplĂ©s et isolĂ©s : des blessĂ©s ou des hommes deliaison.

― Allons-y, dit Joseph, les Ă©paules flĂ©chissantes, en mesurant de l’Ɠilla cĂŽte, la derniĂšre Ă©tape de son calvaire.

Des arbres sont lĂ  : une file de troncs de saules Ă©corchĂ©s, quelques-uns larges comme des faces, d’autres creusĂ©s, bĂ©ants, semblables Ă  descercueils debout. Le dĂ©cor au milieu duquel nous nous dĂ©battons est dĂ©-chirĂ© et bouleversĂ©, avec des collines, des gouffres et des ballonnementssombres, comme si tous les nuages de la tempĂȘte avaient roulĂ© ici-bas.Par-dessus cette nature suppliciĂ©e et noire, la dĂ©bandade des troncs seprofile sur un ciel brun, striĂ©, laiteux par places et obscurĂ©ment scintillant— un ciel d’onyx.

A l’entrĂ©e du boyau 97, en travers, un chĂȘne terrassĂ© tord son grandcorps.

Un cadavre bouche le boyau. Il a la tĂȘte et les jambes enfouies. L’eauvaseuse qui ruisselle dans le boyau a couvert le reste d’un glacis sablon-

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neux. On voit se bomber à travers ce voile humide la poitrine et le ventrecouverts d’une chemise.

On enjambe cette dĂ©pouille glacĂ©e, visqueuse et claire comme leventre d’un vague saurien Ă©chouĂ© — et cela est ardu Ă  cause du terrainmou et glissant. On est obligĂ© de s’enfoncer les mains jusqu’aux poignetsdans la boue du talus.

A ce moment, un sifflement infernal nous tombe dessus. On pliecomme des roseaux. Le shrapnell Ă©clate, assourdissant et aveuglant, dansl’air, en avant de nous, et nous ensevelit sous une montagne de fumĂ©esombre horriblement sifflante. Un soldat qui montait a battu l’espace deses bras et a disparu, lancĂ© dans quelque bas-fond. Des clameurs se sontĂ©levĂ©es et sont retombĂ©es comme des dĂ©bris. Tandis qu’on voit, Ă  tra-vers le grand voile noir que le vent arrache du sol et renvoie dans le ciel,les brancardiers dĂ©poser le brancard, courir vers le point de l’explosionet soulever quelque chose d’inerte — j’évoque l’inoubliable image de lanuit oĂč mon frĂšre d’armes Poterloo, qui avait le cƓur plein d’espoir, s’estcomme envolĂ©, les deux bras Ă©tendus, dans la flamme d’un obus.

Et nous parvenons enfin sur la hauteur que marque, comme un signal,un blessĂ© effarant : il est lĂ , debout dans le vent ; secouĂ© mais debout,enracinĂ© lĂ  ; dans son capuchon tout relevĂ© qui bat en l’air, on voit safigure convulsĂ©e et hurlante, et on passe devant cette espĂšce d’arbre quicrie.

††Nous sommes arrivĂ©s Ă  notre ancienne premiĂšre ligne, celle d’oĂč nous

sommes partis pour l’attaque. Nous nous asseyons sur une banquette detir, adossĂ©s aux degrĂ©s que les sapeurs ont creusĂ©s au dernier momentpour le dĂ©part des nĂŽtres. Le cycliste Euterpe, que nous avons revu depuis,passe et nous dit bonjour. Une fois passĂ©, il revient sur ses pas et tire duparement de sa manche une enveloppe dont le bord dĂ©passant lui faisaitun galon blanc.

― C’est toi, n’est-ce pas, me dit-il, qui prends les lettres de Biquet quiest dĂ©cĂ©dĂ© ?

― Oui.― VoilĂ  un retour. L’adresse a fichu l’camp.L’enveloppe, exposĂ©e sans doute Ă  la pluie sur le dessus d’un paquet,

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s’est lavĂ©e, et sur le papier sĂ©chĂ© et effritĂ© on ne peut plus lire l’adresseparmi les moirures d’eau violacĂ©e. Seule a subsistĂ©, lisible dans l’angle,l’adresse de l’expĂ©diteur
 J’en tire doucement la lettre : « Ma chĂšre ma-man » 

― Ah ! je me rappelle !
Biquet, qui gĂźt en plein air, dans cette tranchĂ©e mĂȘme oĂč nous fai-

sons en ce moment la pause, a Ă©crit cette lettre il n’y a pas longtemps,au cantonnement de Gauchin-l’AbbĂ©, par un aprĂšs-midi flamboyant etsplendide, en rĂ©ponse Ă  une lettre de sa mĂšre, dont les alarmes tombaientĂ  faux et l’avaient fait rire


« Tu crois que je suis au froid, Ă  la pluie, au danger. Pas du tout, aucontraire. C’est fini, tout ça. Il fait chaud, on sue et on n’a rien Ă  faire qu’àse balader au soleil. J’ai ri de ta lettre  »

Je replace dans l’enveloppe abĂźmĂ©e et fragile cette lettre qui, si le ha-sard n’avait pas Ă©vitĂ© cette nouvelle ironie des choses, aurait Ă©tĂ© lue par lavieille paysanne au moment oĂč le corps de son fils n’est plus, dans le froidet la tempĂȘte, qu’un peu de cendre mouillĂ©e qui filtre et coule comme unesource sombre sur le talus de la tranchĂ©e.

Joseph a posĂ© sa tĂȘte en arriĂšre. A un moment ses yeux se ferment, sabouche s’entrouvre et laisse passer un souffle saccadĂ©.

― Courage ! lui dis-je.Il rouvre les yeux.― Ah ! me rĂ©pondit-il, ce n’est pas Ă  moi qu’il faut dire ça. Regardez

ceux-lĂ , ils retournent lĂ -bas, et vous aussi vous allez retourner. Ça vacontinuer pour vous autres. Ah ! il faut ĂȘtre vraiment fort pour continuer,continuer !

n

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CHAPITRE XXI

LE POSTE DE SECOURS

A ’, on est en vue des observatoires ennemis et il nefaut plus quitter les boyaux. On suit d’abord celui de la routedes PylĂŽnes. La tranchĂ©e est creusĂ©e sur le cĂŽtĂ© de la route, et la

route s’est effacĂ©e : les arbres en ont Ă©tĂ© extirpĂ©s ; la tranchĂ©e l’a, tout aulong, Ă  moitiĂ© rongĂ©e et avalĂ©e ; et ce qui restait a Ă©tĂ© envahi par la terreet par l’herbe, et mĂȘlĂ© aux champs par la longueur des jours. A certainsendroits de la tranchĂ©e, lĂ  oĂč un sac de terre a crevĂ© en laissant une alvĂ©oleboueuse, on retrouve, Ă  hauteur de ses yeux, l’empierrage de l’ex-routerognĂ© Ă  vif, ou bien les racines des arbres de bordure qui ont Ă©tĂ© abattuset incorporĂ©s Ă  la substance du talus. Celui-ci est dĂ©coupĂ© et inĂ©gal commeune vague de terre, de dĂ©bris et d’écume sombre, crachĂ©e et poussĂ©e parl’immense plaine jusqu’au bord du fossĂ©.

On parvient Ă  un nƓud de boyaux ; au sommet du tertre bousculĂ© quise profile sur la nuĂ©e grise, un lugubre Ă©criteau est piquĂ© obliquementdans le vent. Le rĂ©seau des boyaux devient de plus en plus Ă©troit ; et les

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hommes qui, de tous les points du secteur, s’écoulent vers le Poste deSecours, se multiplient et s’accumulent dans les chemins profonds.

Les mornes ruelles sont jalonnĂ©es de cadavres. Le mur est interrompuĂ  intervalles irrĂ©guliers, jusqu’en bas, par des trous tout neufs, des enton-noirs de terre fraĂźche, qui tranchent sur le terrain malade d’alentour, etlĂ , des corps terreux sont accroupis, les genoux aux dents, ou appuyĂ©s surla paroi, muets et debout comme leurs fusils qui attendent Ă  cĂŽtĂ© d’eux.Quelques-uns de ces morts restĂ©s sur pied tournent vers les survivantsleurs faces Ă©claboussĂ©es de sang, ou, orientĂ©s ailleurs, Ă©changent leur re-gard avec le vide du ciel.

Joseph s’arrĂȘte pour souffler. Je lui dis comme Ă  un enfant :― Nous approchons, nous approchons.La voie de dĂ©solation, aux remparts sinistres, se rĂ©trĂ©cit encore. On a

une sensation d’étouffement, un cauchemar de descente qui se resserre,s’étrangle, et dans ces bas-fonds dont les murailles semblent aller se rap-prochant, se refermant, on est obligĂ© de s’arrĂȘter, de se faufiler, de peineret de dĂ©ranger les morts et d’ĂȘtre bousculĂ©s par la file dĂ©sordonnĂ©e deceux qui, sans fin, inondent l’arriĂšre : des messagers, des estropiĂ©s, desgĂ©misseurs, des crieurs, frĂ©nĂ©tiquement hĂątĂ©s, empourprĂ©s par la fiĂšvre,ou blĂȘmes et secouĂ©s visiblement par la douleur.

††Toute cette foule vient enfin dĂ©ferler, s’amonceler et geindre dans le

carrefour oĂč s’ouvrent les trous du Poste de Secours.Un mĂ©decin gesticule et vociĂšre pour dĂ©fendre un peu de place libre

contre cette marĂ©e montante qui bat le seuil de l’abri. Il pratique, en pleinair, Ă  l’entrĂ©e, des pansements sommaires, et on dit qu’il ne s’est pas ar-rĂȘtĂ©, non plus que ses aides, de toute la nuit et de toute la journĂ©e, et qu’ilfait une besogne surhumaine.

En sortant de ses mains, une partie des blessĂ©s est absorbĂ©e par lepuits du Poste, une autre est Ă©vacuĂ©e Ă  l’arriĂšre sur le Poste de Secoursplus vaste amĂ©nagĂ© dans la tranchĂ©e de la route de BĂ©thune.

Dans ce creux Ă©troit que dessine le croisement des fossĂ©s, comme aufond d’une espĂšce de cour des miracles, nous avons attendu deux heures,ballottĂ©s, serrĂ©s, Ă©touffĂ©s, aveuglĂ©s, nous montant les uns sur les autrescomme du bĂ©tail, dans une odeur de sang et de viande de boucherie. Des

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faces s’altĂšrent, se creusent, de minute en minute. Un des patients ne peutplus retenir ses larmes, les lĂąche Ă  flots, et, secouant la tĂȘte, en arrose sesvoisins. Un autre, qui saigne comme une fontaine, crie : « Eh lĂ  ! attentionĂ  moi ! ». Un jeune, les yeux allumĂ©s, lĂšve les bras et hurle d’un air dedamnĂ© : « J’brĂ»le ! » et il gronde et souffle comme un bĂ»cher.

††Joseph est pansĂ©. Il se fraye un passage jusqu’àmoi et me tend lamain.― Ce n’est pas grave, paraĂźt-il ; adieu, me dit-il.Nous sommes tout de suite sĂ©parĂ©s par la cohue. Le dernier regard

que je lui jette me le montre, la figure défaite, mais absorbé par son mal,distrait, se laissant conduire par un brancardier divisionnaire qui a posésa main sur son épaule. Soudain, je ne le vois plus.

A la guerre, la vie, comme la mort, vous sĂ©pare sans mĂȘme qu’on aitle temps d’y penser.

On me dit de ne pas rester lĂ , de descendre dans le Poste de Secourspour me reposer avant de repartir.

Il y a deux entrĂ©es, trĂšs basses, trĂšs Ă©troites, Ă  ras du sol. A celle-ciaffleure la bouche d’une galerie en pente, Ă©troite comme une conduited’égout. Pour pĂ©nĂ©trer dans le poste, il faut d’abord se retourner et s’en-gager Ă  reculons en pliant le corps dans ce tube rĂ©trĂ©ci oĂč le pied sent sedessiner des marches : tous les trois pas, une marche haute.

Quand on est entrĂ© lĂ -dedans, on est comme pris, et on a d’abordl’impression qu’on n’aura pas la place, ni de descendre, ni de remonter.En s’enfonçant dans ce gouffre, on continue le cauchemar d’étouffementqu’on a subi graduellement Ă mesure qu’on avançait dans les entrailles destranchĂ©es avant de sombrer jusqu’ici. De tous cĂŽtĂ©s, on se cogne, on frotte,on est empoignĂ© par l’étroitesse du passage, on est arrĂȘtĂ©, coincĂ©. Il fautchanger de place ses cartouchiĂšres en les faisant glisser sur son ceinturon,et prendre ses musettes dans ses bras, contre sa poitrine. A la quatriĂšmemarche, l’étranglement augmente encore et on a un moment d’angoisse :si peu qu’on lĂšve le genou pour avancer en arriĂšre, le dos porte contrela voĂ»te. A cet endroit-lĂ , il faut se traĂźner Ă  quatre pattes, toujours Ă reculons. A mesure qu’on descend dans la profondeur, une atmosphĂšreempestĂ©e et lourde comme de la terre, vous ensevelit. La main Ă©prouve lecontact, froid, gluant, sĂ©pulcral, de la paroi d’argile. Cette terre vous pĂšse

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Le feu Chapitre XXI

de tous cĂŽtĂ©s, vous enlinceule dans une lugubre solitude, et vous touchela figure de son souffle aveugle et moisi. Aux derniĂšres marches, qu’onmet longtemps Ă  gagner — on est assailli par la rumeur ensorcelĂ©e quimonte du trou, chaude, comme d’une espĂšce de cuisine.

Quand on arrive enfin en bas de ce boyau Ă  Ă©chelons, qui vous cou-doie et vous Ă©treint Ă  chaque pas, le mauvais rĂȘve n’est pas terminĂ© : onse trouve dans une cave oĂč rĂšgne l’obscuritĂ©, trĂšs longue, mais Ă©troite,qui n’est qu’un couloir, et qui n’a pas plus d’un mĂštre cinquante de hau-teur. Si on cesse de se plier et de marcher les genoux flĂ©chis, on se heurteviolemment la tĂȘte aux madriers qui plafonnent l’abri et, invariablement,on entend les arrivants grogner plus ou moins fort, selon leur humeur, etleur Ă©tat : « Ben, heureusement que j’ai mon casque ! »

Dans une encoignure, on distingue le geste d’un ĂȘtre accroupi. C’estun infirmier de garde qui, monotone, dit Ă  chaque arrivant : « Otez la bouede vos souliers avant d’entrer. » C’est ainsi qu’un tas de boue s’accumule,dans lequel on bute et on s’empĂȘtre, au bas des marches, au seuil de cetenfer.

††Dans le brouhaha des lamentations et des grondements, dans l’odeur

forte qu’un foyer innombrable de plaies entretient lĂ , dans ce dĂ©cor pa-pillotant de caverne, peuplĂ© d’une vie confuse et inintelligible, je cherched’abord Ă  m’orienter. De faibles flammes de chandelles luisent le long del’abri, n’effaçant l’obscuritĂ© qu’aux places oĂč elles la piquent. Au fond, auloin, comme au bout des oubliettes d’un souterrain, apparaĂźt une vaguelumiĂšre de jour ; ce trouble soupirail permet d’apercevoir de grands objetsrangĂ©s le long du couloir : des brancards bas comme des cercueils. Puison entrevoit se dĂ©placer, autour et par-dessus, des ombres penchĂ©es etcassĂ©es et, contre les murs, grouiller des files et des grappes de spectres.

Je me retourne. Du cĂŽtĂ© opposĂ© Ă  celui oĂč filtre la lointaine lumiĂšre,une cohue est massĂ©e devant une toile de tente tendue de la voĂ»te jus-qu’au sol. Cette toile de tente forme, de la sorte, un rĂ©duit dont on voitl’éclairement transparaĂźtre Ă  travers le tissu d’ocre, d’aspect huilĂ©. Dansce rĂ©duit, Ă  la clartĂ© d’une lampe Ă  acĂ©tylĂšne, on pique contre le tĂ©ta-nos. Quand la toile se soulĂšve pour faire sortir puis pour laisser entrerquelqu’un, on voit s’éclabousser brutalement de lumiĂšre les mises dĂ©-

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braillĂ©es et haillonneuses des blessĂ©s qui stationnent devant, attendantla piqĂ»re, et qui, courbĂ©s par le plafond bas, assis, agenouillĂ©s ou ram-pants, se poussent pour ne pas perdre leur tour ou prendre celui d’unautre, en criant : « Moi ! », « Moi ! », « Moi ! », comme des abois. Dans cecoin oĂč remue cette lutte contenue, les puanteurs tiĂšdes de l’acĂ©tylĂšne etdes hommes sanglants sont terribles Ă  avaler.

Je m’en Ă©carte. Je cherche ailleurs oĂč me caser, oĂč m’asseoir. J’avanceun peu, tĂątonnant, toujours penchĂ©, recroquevillĂ©, et les mains en avant.

A la faveur d’une pipe qu’un fumeur incendie, je vois devant moi unbanc chargĂ© d’ĂȘtres.

Mes yeux s’habituent Ă  la pĂ©nombre qui stagne dans la cave, et jediscerne Ă  peu prĂšs cette rangĂ©e de personnages dont des bandages et desemmaillotements tachent pĂąlement les tĂȘtes et les membres.

ÉclopĂ©s, balafrĂ©s, difformes — immobiles ou agitĂ©s — cramponnĂ©s surcette espĂšce de barque, ils figurent, clouĂ©e lĂ , une collection disparate desouffrances et de misĂšres.

L’un d’eux, tout d’un coup, crie, se lĂšve Ă  demi, et se rassoit. Son voisin,dont la capote est dĂ©chirĂ©e et la tĂȘte nue, le regarde et lui dit :

― Quand tu te dĂ©soleras !Et il redit cette phrase plusieurs fois, au hasard, les yeux fixĂ©s devant

lui, les mains sur les genoux.Un jeune homme assis au milieu du banc parle tout seul. Il dit qu’il est

aviateur. Il a des brĂ»lures sur un cĂŽtĂ© du corps et Ă  la figure. Il continue Ă brĂ»ler dans la fiĂšvre, et il lui semble qu’il est encoremordu par les flammesaiguĂ«s qui jaillissaient du moteur. Il marmotte : « Gott mit uns ! » puis :« Dieu est avec nous ! »

Un zouave, au bras en Ă©charpe, et qui, inclinĂ© de cĂŽtĂ©, porte son Ă©paulecomme un fardeau dĂ©chirant, s’adresse Ă  lui :

― T’es l’aviateur qu’est tombĂ©, s’pas ?― J’en ai vu des choses
 rĂ©pond l’aviateur, pĂ©niblement.― Moi aussi, j’en ai vu ! interrompit le soldat. Y en a qui battraient des

ailes, s’ils avaient vu ce que j’ai vu.― Viens t’asseoir ici, me dit un des hommes du banc en me faisant

une place. T’es blessĂ© ?― Non, j’ai conduit ici un blessĂ© et je vais repartir.

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― T’es pire que blessĂ©, alors. Viens t’asseoir.― Moi, je suis maire dansmon pays, explique un des assis, mais quand

je rentrerai, personne ne me reconnaĂźtra, tellement longtemps j’ai Ă©tĂ©triste.

― VoilĂ  quatre heures que j’suis attachĂ© sur ce banc, gĂ©mit une sortede mendiant dont la main trĂ©pide, qui a la tĂȘte baissĂ©e, le dos rond, et tientson casque sur ses genoux comme une sĂ©bile palpitante.

― On attend d’ĂȘtre Ă©vacuĂ©, tu sais, m’apprend un gros blessĂ© qui ha-lĂšte, transpire, a l’air de bouillir de toute sa masse ; sa moustache pendcomme Ă  moitiĂ© dĂ©collĂ©e par l’humiditĂ© de sa face.

Il prĂ©sente deux larges yeux opaques, et on ne voit pas sa blessure.― C’est ça mĂȘme, dit un autre. Tous les blessĂ©s de la brigade viennent

se tasser ici l’un aprùs l’autre, sans compter ceux d’ailleurs. Oui, regarde-moi ça : c’est ici, c’trou, la boüte aux ordures de toute la brigade.

― J’suis gangrenĂ©, j’suis Ă©crasĂ©, j’suis en morceaux Ă  l’intĂ©rieur, psal-modiait un blessĂ© qui, la tĂȘte dans sesmains, parlait entre ses doigts. Pour-tant, jusqu’à la semaine derniĂšre, j’étais jeune et j’étais propre. On m’achangĂ© : maintenant j’n’ai plus qu’un vieux sale corps tout dĂ©fait Ă  traĂź-ner.

― Moi, dit un autre, hier j’avais vingt-six ans. Et maintenant, quel ñgej’ai ?

Il essaye de lever pour qu’on la voie sa figure branlante et flĂ©trie, usĂ©een une nuit, vidĂ©e de chair, avec les trous des joues et des orbites, et uneflamme de veilleuse qui s’éteint dans l’Ɠil huileux.

― Ça m’fait mal ! dit, humblement, un ĂȘtre invisible.― Quand tu t’dĂ©soleras ! rĂ©pĂšte l’autre, machinalement.Il y eut un silence. L’aviateur s’écria :― Les officiants essayaient, des deux cĂŽtĂ©s, de se couvrir la voix.― Qu’est-ce que c’est que ça ? fit le zouave Ă©tonnĂ©.― C’est-i’ qu’tu dĂ©mĂ©nages, mon pauv’ vieux ? demanda un chasseur

blessĂ© Ă  la main, un bras liĂ© au corps, en quittant un instant des yeux samain momifiĂ©e pour considĂ©rer l’aviateur.

Celui-ci avait les regards perdus, et essayait de traduire unmystérieuxtableau que partout il portait devant ses yeux.

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― D’en haut, du ciel, on ne voit pas grand-chose, vous savez. Dans lescarrĂ©s des champs et les petits tas de villages, les chemins font comme dufil blanc. On dĂ©couvre aussi certains filaments creux qui ont l’air d’avoirĂ©tĂ© tracĂ©s par la pointe d’une Ă©pingle qui Ă©corcherait du sable fin. Ces rĂ©-seaux qui festonnent la plaine d’un trait rĂ©guliĂšrement tremblĂ©, c’est lestranchĂ©es. Dimanche matin, je survolais la ligne de feu. Entre nos pre-miĂšres lignes, et leurs premiĂšres lignes, entre les bords extrĂȘmes, entreles franges des deux armĂ©es immenses qui sont lĂ , l’une contre l’autre, Ă se regarder et Ă  ne pas se voir en attendant — il n’y a pas beaucoup dedistance : des fois quarante mĂštres, des fois soixante. A moi, il me parais-sait qu’il n’y avait qu’un pas, Ă  cause de la hauteur gĂ©ante oĂč je planais.Et voici que je distingue, chez les Boches et chez nous, dans ces lignes pa-rallĂšles qui semblaient se toucher, deux remuements pareils : une masse,un noyau animĂ© et, autour, comme des grains de sable noirs Ă©parpillĂ©ssur du sable gris. Ça ne bougeait guĂšre ; ça n’avait pas l’air d’une alerte !Je suis descendu quelques tours pour comprendre.

« J’ai compris : c’était dimanche et c’étaient deux messes qui se cĂ©-lĂ©braient sous mes yeux : l’autel, le prĂȘtre et le troupeau des types. Plusje descendais, plus je voyais que ces deux agitations Ă©taient pareilles, siexactement pareilles que ça avait l’air idiot. Une des cĂ©rĂ©monies — auchoix — Ă©tait le reflet de l’autre. Il me semblait que je voyais double. Jesuis descendu encore ; on ne me tirait pas dessus. Pourquoi ? Je n’en saisrien. Alors, j’ai entendu. J’ai entendu un murmure — un seul. Je ne re-cueillais qu’une priĂšre qui s’élevait en bloc, qu’un seul bruit de cantiquequi montait au ciel en passant par moi. J’allais et venais dans l’espacepour Ă©couter ce vague mĂ©lange de chants qui Ă©taient l’un contre l’autre,mais qui se mĂȘlaient tout de mĂȘme — et plus ils essayaient de se surmon-ter l’un l’autre, plus ils s’unissaient dans les hauteurs du ciel oĂč je metrouvais suspendu.

« J’ai reçu des shrapnells au moment oĂč, trĂšs bas, je distinguais lesdeux cris terrestres dont Ă©tait fait leur cri : « Go mit uns !  » et « Dieu estavec nous ! » — et je me suis renvolĂ©. »

Le jeune homme hocha sa tĂȘte couverte de linges. Il Ă©tait comme affolĂ©par ce souvenir.

― Je me suis dit, Ă  ce moment : « Je suis fou ! »

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― C’est la vĂ©ritĂ© des choses qu’est folle, dit le zouave.Les yeux luisants de dĂ©lire, le narrateur tĂąchait de rendre la grande

impression Ă©mouvante qui l’assiĂ©geait et contre laquelle il se dĂ©battait.― Non ! mais quoi ! fit-il. Figurez-vous ces deuxmasses identiques qui

hurlent des choses identiques et pourtant contraires, ces cris ennemis quiont la mĂȘme forme. Qu’est-ce que le bon Dieu doit dire, en somme ? Jesais bien qu’il sait tout ; mais, mĂȘme sachant tout, il ne doit pas savoirquoi faire.

― Quelle histoire ! cria le zouave.― I’ s’fout bien de nous, va, t’en fais pas.― Et pis, qu’est-ce que ça a de rigolo, tout ça ? Les coups de fusil

parlent bien la mĂȘme langue, pas, et ça n’empĂȘche pas les peuples des’engueuler avec, et comment !

― Oui, dit l’aviateur, mais il n’y a qu’un seul Dieu. Ce n’est pas ledĂ©part des priĂšres que je ne comprends pas, c’est leur arrivĂ©e.

La conversation tomba.― Y a un tas de blessĂ©s Ă©tendus, lĂ -dedans, me montra l’homme aux

yeux dĂ©polis. Je me demande, oui, je m’demande comment on a fait pourles descendre lĂ . Ça a dĂ» ĂȘtre terrible, leur dĂ©gringolade jusqu’ici.

Deux coloniaux, durs et maigres, qui se soutenaient comme deuxivrognes, arrivĂšrent, butĂšrent contre nous, et reculĂšrent, cherchant parterre une place oĂč tomber.

― Ma vieille, achevait de raconter l’un, d’un organe enrouĂ©, dansc’boyau que j’te dis, on est restĂ© trois jours sans ravitaillement, trois jourspleins sans rien, rien. Que veux-tu, on buvait son urine, mais c’était pasça.

L’autre, en rĂ©ponse, expliqua qu’autrefois il avait eu le cholĂ©ra :― Ah ! c’est une sale affaire, ça : de la fiĂšvre, des vomissements, des

coliques : mon vieux, j’en Ă©tais malade !― Mais aussi, gronda tout d’un coup l’aviateur qui s’acharnait Ă  pour-

suivre le mot de la gigantesque Ă©nigme, Ă  quoi pense-t-il, ce Dieu, de lais-ser croire comme ça qu’il est avec tout lemonde ? Pourquoi nous laisse-t-iltous, tous, crier cĂŽte Ă  cĂŽte comme des dĂ©ratĂ©s et des brutes : « Dieu estavec nous ! » « Non, pas du tout, vous faites erreur, Dieu est avec nous ! »

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Un gĂ©missement s’éleva d’un brancard, et pendant un instant voletatout seul dans le silence, comme si c’était une rĂ©ponse.

††― Moi, dit alors une voix de douleur, je ne crois pas en Dieu. Je sais

qu’il n’existe pas — Ă  cause de la souffrance. On pourra nous raconter lesboniments qu’on voudra, et ajuster lĂ -dessus tous les mots qu’on trou-vera, et qu’on inventera : toute cette souffrance innocente qui sortiraitd’un Dieu parfait, c’est un sacrĂ© bourrage de crĂąne.

― Moi, reprend un autre des hommes du banc, je ne crois pas en Dieu,Ă  cause du froid. J’ai vu des hommes dev’nir des cadavres p’tit Ă  p’tit,simplement par le froid. S’il y avait un Dieu de bontĂ©, il y aurait pas lefroid. Y a pas Ă  sortir de lĂ .

― Pour croire en Dieu, il faudrait qu’il n’y ait rien de c’qu’y a. Alors,pas, on est loin de compte !

Plusieurs mutilĂ©s, en mĂȘme temps, sans se voir, communient dans unhochement de tĂȘte de nĂ©gation.

― Vous avez raison, dit un autre, vous avez raison.Ces hommes en dĂ©bris, ces vaincus isolĂ©s et Ă©pars dans la victoire, ont

un commencement de rĂ©vĂ©lation. Il y a, dans la tragĂ©die des Ă©vĂ©nements,des minutes oĂč les hommes sont non seulement sincĂšres, mais vĂ©ridiques,et oĂč on voit la vĂ©ritĂ© sur eux, face Ă  face.

― Moi, fit un nouvel interlocuteur, si je n’y crois pas, c’est
Une quinte de toux terrible continua affreusement la phrase. Quand

il s’arrĂȘta de tousser, les joues violettes, mouillĂ© de larmes, oppressĂ©, onlui demanda :

― Par oĂč c’que t’es blessĂ©, toi ?― J’suis pas blessĂ©, j’suis malade.― Oh alors ! dit-on, d’un accent qui signifiait : tu n’es pas intĂ©ressant.Il le comprit et fit valoir sa maladie :― J’suis foutu. J’crache le sang. J’ai pas d’forces ; et, tu sais, ça r’vient

pas quand ça s’en va par lĂ .― Ah, ah, murmurĂšrent les camarades, indĂ©cis, mais convaincus mal-

grĂ© tout de l’infĂ©rioritĂ© des maladies civiles sur les blessures.RĂ©signĂ©, il baissa la tĂȘte et rĂ©pĂ©ta tout bas, pour lui-mĂȘme :― J’peux pus marcher, oĂč veux-tu que j’aille ?

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††Dans le gouffre horizontal qui, de brancard en brancard, s’allonge en

se rapetissant, Ă  perte de vue, jusqu’au blĂȘme orifice de jour, dans ce ves-tibule dĂ©sordonnĂ© oĂč çà et lĂ  clignotent de pauvres flammes de chandellesqui rougeoient et paraissent fiĂ©vreuses, et oĂč se jettent de temps en tempsdes ailes d’ombres, un remous s’élĂšve on ne sait pourquoi. On voit s’agi-ter le bric-Ă -brac des membres et des tĂȘtes, on entend des appels et desplaintes se rĂ©veiller l’un l’autre, et se propager, tels des spectres invisibles.Les corps Ă©tendus ondulent, se replient, se retournent.

Je distingue, dans cette espĂšce de bouge, au sein de cette houle decaptifs, dĂ©gradĂ©s et punis par la douleur, la masse Ă©paisse d’un infirmierdont les lourdes Ă©paules tanguent comme un sac portĂ© transversalement,et dont la voix de stentor se rĂ©percute au galop dans la cave :

― T’as encore touchĂ© Ă  ton bandage, enfant d’veau, verminard !tonitrue-t-il. J’vas te l’refaire parce que c’est toi, mon coco, mais, si tuy r’touches, tu verras ce que je te ferai !

Le voici dans la grisaille, qui tourne une bande de toile autour du crĂąned’un bonhomme tout petit, presque debout, porteur de cheveux hĂ©rissĂ©set d’une barbe soufflĂ©e en avant, et qui, les bras ballants, se laisse faire ensilence.

Mais l’infirmier l’abandonne, regarde à terre et s’exclame avec reten-tissement :

― Qu’est-ce que c’est que d’ça ? Eh, dis donc, l’ami, t’es pas des foismaboule ? En voilĂ  des maniĂšres, de s’coucher sur un blessĂ© !

Et sa main volumineuse secoue un corps, et il dĂ©gage, non sans souf-fler et sacrer, un second corps flasque sur lequel le premier s’était Ă©tenducomme sur un matelas — tandis que le nabot au bandage, aussitĂŽt laissĂ©libre, sans mot dire, porte les mains Ă  sa tĂȘte et essaie Ă  nouveau d’îter lepansement qui lui enserre le crĂąne.


Une bousculade, des cris : des ombres, perceptibles sur un fond lumi-neux, paraissent extravaguer dans l’ombre de la crypte. Ils sont plusieurs,Ă©clairĂ©s par une bougie autour d’un blessĂ©, et, secouĂ©s, le maintiennent Ă grand-peine sur son brancard. C’est un homme qui n’a plus de pieds. Ilporte aux jambes des pansements terribles, avec des garrots pour rĂ©frĂ©-ner l’hĂ©morragie. Ses moignons ont saignĂ© dans les bandelettes de toile

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et il semble avoir des culottes rouges. Il a une figure de diable, luisanteet sombre, et il dĂ©lire. On pĂšse sur ses Ă©paules et ses genoux : cet hommequi a les pieds coupĂ©s veut sauter hors du brancard pour s’en aller.

― Laissez-moi partir ! rĂąle-t-il d’une voix que la colĂšre et l’essouffle-ment font chevroter — basse avec de soudaines sonoritĂ©s comme unetrompette dont on voudrait sonner trop doucement. Bon Dieu, laissez-moi m’barrer, que j’vous dis. Han !
 Non, mais vous n’pensez pas quej’vas rester ici ! Allons, dĂ©gagez, ou je vous saute sur les pattes !

Il se contracte et se dĂ©tend si violemment qu’il fait aller et venir ceuxqui tentent de l’immobiliser par leur poids cramponnĂ©, et on voit zigza-guer la bougie tenue par un homme Ă  genoux qui, de l’autre bras, ceinturele fou tronquĂ© ; et celui-ci crie si fort qu’il rĂ©veille ceux qui dorment, se-coue l’assoupissement des autres. De toutes parts, on se tourne de soncĂŽtĂ©, on se soulĂšve Ă  moitiĂ©, on prĂȘte l’oreille Ă  ces incohĂ©rentes lamen-tations qui finissent cependant par s’éteindre dans le noir. Au mĂȘme mo-ment, dans un autre coin, deux blessĂ©s couchĂ©s, crucifiĂ©s par terre, s’in-vectivent, et on est obligĂ© d’en emporter un pour rompre ce colloque for-cenĂ©.

Je m’éloigne, vers le point oĂč la lumiĂšre du dehors pĂ©nĂštre parmi lespoutres enchevĂȘtrĂ©es comme Ă  travers une grille abĂźmĂ©e. J’enjambe l’in-terminable sĂ©rie de brancards qui occupent toute la largeur de cette allĂ©esouterraine, basse et Ă©tranglĂ©e, oĂč j’étouffe. Les formes humaines qui ysont abattues sur les brancards, ne bougent plus guĂšre Ă  prĂ©sent, sous lesfeux follets des chandelles, et stagnent dans leurs geignements sourds etleurs rĂąles.

Sur le bord d’un brancard un homme s’est assis, appuyĂ© contre lemur ;et, au milieu de l’ombre de ses vĂȘtements entrouverts, arrachĂ©s, apparaĂźtune blanche poitrine Ă©maciĂ©e de martyr. Sa tĂȘte, toute penchĂ©e en arriĂšre,est voilĂ©e par l’ombre ; mais on aperçoit le battement de son cƓur.

Le jour qui, goutte Ă  goutte, filtre au bout, provient d’un Ă©boulement :plusieurs obus, tombĂ©s Ă  la mĂȘme place, ont fini par crever l’épais toit deterre du Poste de Secours.

Ici, quelques reflets blancs plaquent le bleu des capotes, aux Ă©paules etle long des plis. On voit se presser vers ce dĂ©bouchĂ©, pour goĂ»ter un peud’air pale, se dĂ©tacher de la nĂ©cropole, comme des morts Ă  demi rĂ©veillĂ©s,

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un troupeau d’hommes paralysĂ©s par les tĂ©nĂšbres enmĂȘme temps que parla faiblesse. Au bout du noir, ce coin se prĂ©sente comme une Ă©chappĂ©e,une oasis oĂč l’on peut se tenir debout, et oĂč on est effleurĂ© angĂ©liquementpar la lumiĂšre du ciel.

― Y avait lĂ  des bonshommes qu’ont Ă©tĂ© Ă©tripĂ©s quand les obus ont ra-dinĂ©, me dit quelqu’un qui attendait, la bouche entrouverte dans le pauvrerayon enterrĂ© lĂ . Tu parles d’un rata. Tiens, v’lĂ  l’curĂ© qui dĂ©croche toutce qui, d’eux, a sautĂ© en l’air.

Le vaste sergent infirmier, en gilet de chasse marron, ce qui lui donneun torse de gorille, ĂŽte des boyaux et des viscĂšres qui pendent, entortillĂ©sautour des poutres de la charpente dĂ©foncĂ©e. Il se sert pour cela d’un fusilmuni de sa baĂŻonnette, car on n’a pu trouver de bĂąton assez long, et cegros gĂ©ant, chauve, barbu et poussif, manie l’arme gauchement. Il a unephysionomie douce, dĂ©bonnaire et malheureuse, et tout en tĂąchant d’at-traper dans les coins des dĂ©bris d’intestins, marmotte d’un air consternĂ©un chapelet de « Oh ! » semblables Ă  des soupirs. Ses yeux sont masquĂ©spar des lunettes bleues ; son souffle est bruyant ; il a un crĂąne de faiblesdimensions et l’énorme grosseur de son cou a une forme conique.

A le voir ainsi piquer et dĂ©pendre en l’air des bandes d’entrailles etdes loques de chair, les pieds dans les dĂ©combres hĂ©rissĂ©s, Ă  l’extrĂ©mitĂ© dulong cul-de-sac gĂ©missant, on dirait un boucher occupĂ© Ă  quelque besognediabolique.

Mais je me suis laissé choir dans un coin, les yeux à demi fermés, nevoyant presque plus le spectacle qui gßt, palpite et tombe autour de moi.

Je perçois confusĂ©ment des fragments de phrases. Toujours l’affreusemonotonie des histoires de blessures :

― Nom de Dieu ! A c’t’endroit-là, je crois bien que les balles elles setouchaient toutes


― Il avait la tĂȘte traversĂ©e d’une tempe Ă  l’autre. On aurait pu y passerune ficelle.

― Il a fallu une heure pour que ces charognes-là allongent leur tir etfinissent de nous canarder


Plus prĂšs de moi, on bredouille Ă  la fin d’un rĂ©cit :― Quand j’dors, j’rĂȘve, et il me semble que je le retue !

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D’autres Ă©vocations bourdonnent parmi les blessĂ©s inhumĂ©s lĂ , et c’estle ronron des innombrables rouages d’une machine qui tourne, tourne


Et j’entends celui qui, lĂ -bas, de son banc, rĂ©pĂšte : « Quand tu te dĂ©-soleras ! », sur tous les tons, impĂ©rieux ou piteux, tantĂŽt comme un pro-phĂšte, tantĂŽt comme un naufragĂ©, et scande de son cri cet ensemble devoix Ă©touffĂ©es et plaintives qui essayent de chanter effroyablement leurdouleur.

Quelqu’un s’avance en tĂątant le mur, avec un bĂąton, aveugle, et arriveĂ  moi. C’est Farfadet ! Je l’appelle. Il se tourne Ă  peu prĂšs vers moi, et medit qu’il a un Ɠil abĂźmĂ©. L’autre Ɠil aussi est bandĂ©. Je lui donne ma place,et je le fais asseoir en le tenant par les Ă©paules. Il se laisse faire et, assis Ă la base du mur, attend patiemment avec sa rĂ©signation d’employĂ©, commedans une salle d’attente.

Je m’échoue un peu plus loin, dans un vide. LĂ , deux hommes Ă©tendusse parlent bas ; ils sont si prĂšs de moi que je les entends sans les Ă©couter.Ce sont deux soldats de la lĂ©gion Ă©trangĂšre, au casque et Ă  la capote jaunesombre.

― C’est pas la peine de bonimenter, gouaille l’un d’eux. J’vas y rester,Ă  cette fois-ci. C’est couru : j’ai l’intestin traversĂ©. Si j’étais dans un hĂŽ-pitau, dans une ville, on m’opĂ©rerait Ă  temps et ça pourrait coller. Maisici ! C’est hier que j’ai Ă©tĂ© attigĂ©. On est Ă  deux ou trois heures de la routede BĂ©thune, pas, et d’la route, y a combien d’heures, dis voir, pour uneambulance oĂč on peut opĂ©rer ? Et pis, quand nous ramassera-t-on ? C’estd’la faute Ă  personne, tu m’entends, mais faut voir c’qui est. Oh ! de cemoment-ci, j’sais bien, ça ne va pas plus mal que ça. Seul’ment, voilĂ ,c’est forcĂ© de n’pas durer, pisque j’ai un trou tout du long dans l’paquetde mes boyaux. Toi, ta patte se r’mettra, ou on t’en r’mettra une autre.Moi, j’vais mourir.

― Ah ! dit l’autre, convaincu par la logique de son interlocuteur.Celui-ci reprend alors :― Écoute, Dominique, t’as eu une mauvaise vie. Tu picolais et t’avais

l’vin mauvais. T’as un sale casier judiciaire.― J’peux pas dire que c’est pas vrai puisque c’est vrai, dit l’autre. Mais

qu’est-ce que ça peut t’faire ?― T’auras encore une mauvaise vie aprĂšs la guerre, forcĂ©ment, et pis

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t’auras des ennuis pour l’affaire du tonnelier.L’autre, sauvage, devient agressif :― La ferme ! Qu’est-ce que ça peut t’foutre ?― Moi, j’ai pas plus d’famille que toi. Personne, que Louise qui n’est

pas d’ma famille vu qu’on n’est pas mariĂ©s. Moi, j’ai pas d’condamnationsen dehors de quĂ©qu’ bricoles militaires. Y a rien sur mon nom.

― Et pis aprùs ? j’m’en fous.― J’vas te dire : prends mon nom. Prends-le, j’te l’donne : pisqu’on

n’a pas d’famille ni l’un ni l’autre.― Ton nom ?― Tu t’appelleras LĂ©onard Carlotti, voilĂ  tout. C’est pas une affaire.

Qu’est-ce que ça peut t’fiche ? Du coup, tu n’auras pus d’condamnation.Tu ne s’ras pas traquĂ©, et tu pourras ĂȘtre heureux comme je l’aurais Ă©tĂ©si c’te balle ne m’avait pas traversĂ© le magasin.

― Ah ! merde alors, dit l’autre, tu ’raĂźs ça ? Ça, ben, mon vieux, çam’dĂ©passe !

― Prends-le. Il est lĂ  dans mon livret, dans ma capote. Allons, prends,et Passe-moi l’tien, d’livret — que j’emporte tout ça avec moi ! Tu pourrasvivre oĂč tu voudras, sauf chez moi oĂč onm’connaĂźt un peu, Ă  Longueville,en Tunisie. Tu t’rappelleras et pis, c’est Ă©crit. Faudra le lire, c’livret. Moi,je l’dirai Ă  personne : pour que ça rĂ©ussisse, ces coups-lĂ , il faut motusabsolu.

Il se recueille, puis il dit avec un frĂ©missement :― Je l’dĂźrai peut-ĂȘt’ tout de mĂȘme Ă  Louise, pour qu’elle trouve que

j’ai bien fait et qu’elle pense mieux Ă  moi — quand je lui Ă©crirai pour luidire adieu.

Mais il se ravise et secoue la tĂȘte dans un effort sublime :― Non, j’y dirai pas, mĂȘme Ă  elle. J’sais bien que c’est elle, mais les

femmes sont si bavardes !L’autre le regarde et rĂ©pĂšte :― Ah ! nom de Dieu !Sans ĂȘtre remarquĂ© par les deux hommes, j’ai quittĂ© le drame qui se

dĂ©chaĂźne Ă  l’étroit dans ce lamentable coin tout bousculĂ© par le passageet le vacarme.

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Le feu Chapitre XXI

J’effleure la conversation calmĂ©e, convalescente, de deux pauvreshĂšres :

― Ah ! mon vieux, c’goĂ»t qu’il a pour sa vigne ! Tu trouv’rais pas rienentre chaque pied


― C’petiot, c’tout petiot, quand j’sortais avec lui et que j’y tenais sap’tite pogne, je m’faisais l’effet de tenir le p’tit cou tiùde d’une hirondelle,tu sais ?

Et Ă  cĂŽtĂ© de cette sentimentalitĂ© qui s’avoue, voici, en passant, touteune mentalitĂ© qui se rĂ©vĂšle :

― Le 547ᔉ, si je l’connais ! PlutĂŽt. Écoute : c’est un drĂŽle de rĂ©giment.LĂ  d’dans, t’as un poilu qui s’appelle Petitjean, et un autre Petitpierre, etun autre Petitlouis
Mon vieux, c’est tel que j’te dis. V’lĂ  c’que c’est qu’cerĂ©giment-lĂ .

Tandis que je commence à me frayer un passage pour sortir du bas-fond, il se produit là-bas un grand bruit de chute et un concert d’excla-mations.

C’est le sergent infirmier qui est tombĂ©. Par la brĂšche qu’il dĂ©blayaitde ses dĂ©bris mous et sanglants, une balle lui est arrivĂ©e dans la gorge. Ils’est Ă©talĂ© par terre, de tout son long. Il roule de gros yeux abasourdis etil souffle de l’écume.

Sa bouche et le bas de sa figure sont entourĂ©s bientĂŽt d’un nuage debulles roses. On lui place la tĂȘte sur un sac Ă  pansements. Ce sac est aussi-tĂŽt imbibĂ© de sang. Un infirmier crie que ça va gĂąter les paquets de panse-ments, dont on a besoin. On cherche sur quoi mettre cette tĂȘte qui produitsans arrĂȘt de l’écume lĂ©gĂšre et teintĂ©e. On ne trouve qu’un pain, qu’onglisse sous les cheveux spongieux.

Tandis qu’on prend la main du sergent, qu’on l’interroge, lui ne faitque baver de nouvelles bulles qui s’amoncellent et on voit sa grosse tĂȘte,noire de barbe, Ă  travers ce nuage rose. Horizontal, il semble un monstremarin qui souffle, et la transparente mousse s’amasse et couvre jusqu’àses gros yeux troubles, nus de leurs lunettes.

Puis il rĂąle. Il a un rĂąle d’enfant, et il meurt en remuant la tĂȘte de droiteet de gauche, comme s’il essayait trĂšs doucement de dire non.

Je regarde cette Ă©normemasse immobilisĂ©e, et je songe que cet hommeĂ©tait bon. Il avait un cƓur pur et sensible. Et combien je me reproche de

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Le feu Chapitre XXI

l’avoir quelquefois malmenĂ© Ă  propos de l’étroitesse naĂŻve de ses idĂ©eset d’une certaine indiscrĂ©tion ecclĂ©siastique qu’il apportait en tout ! Etcomme je suis heureux parmi cette dĂ©tresse— oui, heureux Ă  en frissonnerde joie dem’ĂȘtre retenu, un jour qu’il lisait de cĂŽtĂ© une lettre que j’écrivais,de lui adresser des paroles irritĂ©es qui l’auraient injustement blessĂ© ! Jemerappelle la fois oĂč il m’a tant exaspĂ©rĂ© avec son explication sur la Sainte-Vierge et la France. Il me paraissait impossible qu’il Ă©mit sincĂšrementces idĂ©es-lĂ . Pourquoi n’aurait-il pas Ă©tĂ© sincĂšre ? Est-ce qu’il n’était pasbien rĂ©ellement tuĂ© aujourd’hui ? Je me rappelle aussi certains traits dedĂ©vouement, de patience obligeante de ce gros homme dĂ©paysĂ© dans laguerre comme dans la vie — et le reste n’est que dĂ©tails. Ses idĂ©es elles-mĂȘmes ne sont que des dĂ©tails Ă  cĂŽtĂ© de son cƓur, qui est lĂ , par terre, enruines, dans ce coin de gĂ©henne. Cet homme dont tout me sĂ©parait, avecquelle force je l’ai regrettĂ© !


 C’est alors que le tonnerre est entrĂ© : nous avons Ă©tĂ© lancĂ©s vio-lemment les uns sur les autres par le secouement effroyable du sol etdes murs. Ce fut comme si la terre qui nous surplombait s’était effondrĂ©eet jetĂ©e sur nous. Un pan de l’armature de poutres s’écroula, Ă©largissantle trou qui crevait le souterrain. Un autre choc : un autre pan, pulvĂ©risĂ©,s’anĂ©antit en rugissant. Le cadavre du gros sergent infirmier roula commeun tronc d’arbre contre le mur. Toute la charpente en longueur du caveau,ces Ă©paisses vertĂšbres noires, craquĂšrent Ă  nous casser les oreilles, et tousles prisonniers de ce cachot firent entendre en mĂȘme temps une exclama-tion d’horreur.

D’autres explosions rĂ©sonnent coup sur coup et nous poussent danstous les sens. Le bombardement dĂ©chiquette et dĂ©vore l’asile de secours,le transperce et le rapetisse. Tandis que cette tombĂ©e sifflante d’obus mar-tĂšle et Ă©crase Ă  coups de foudre l’extrĂ©mitĂ© bĂ©ante du poste, la lumiĂšre dujour y fait irruption par les dĂ©chirures. On voit apparaĂźtre plus prĂ©ciseset plus surnaturelles — les figures enflammĂ©es ou empreintes d’une pĂą-leur mortelle, les yeux qui s’éteignent dans l’agonie ou s’allument dans lafiĂšvre, les corps empaquetĂ©s de blanc, rapiĂ©cĂ©s, les monstrueux bandages.Tout cela, qui se cachait, remonte au jour. Hagards, clignotants, tordus,en face de cette inondation de mitraille et de charbon qu’accompagnentdes ouragans de clartĂ©, les blessĂ©s se lĂšvent, s’éparpillent, cherchent Ă 

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Le feu Chapitre XXI

fuir. Toute cette population effarĂ©e roule par paquets compacts, Ă  traversla galerie basse, comme dans la cale tanguante d’un grand bateau qui sebrise.

L’aviateur, dressĂ© le plus qu’il peut, la nuque Ă  la voĂ»te, agite ses bras,appelle Dieu et lui demande comment il s’appelle, quel est son vrai nom.On voit se jeter sur les autres, renversĂ© par le vent, celui qui, dĂ©braillĂ©,les vĂȘtements ouverts ainsi qu’une large plaie, montre son cƓur commele Christ. La capote du crieur monotone qui rĂ©pĂšte : « Quand tu te dĂ©-soleras ! », se rĂ©vĂšle toute verte, d’un vert vif, Ă  cause de l’acide picriquedĂ©gagĂ©, sans doute, par l’explosion qui a Ă©branlĂ© son cerveau. D’autres —le reste — impotents, estropiĂ©s, remuent, se coulent, rampent, se faufilentdans les coins, prenant des formes de taupes, de pauvres bĂȘtes vulnĂ©rablesque pourchasse la meute Ă©pouvantable des obus.

Le bombardement se ralentit, s’arrĂȘte, dans un nuage de fumĂ©e reten-tissante encore des fracas, dans un grisou palpitant et brĂ»lant. Je sors parla brĂšche : j’arrive, tout enveloppĂ©, tout ligotĂ© encore de rumeur dĂ©ses-pĂ©rĂ©e, sous le ciel libre, dans la terre molle oĂč sont noyĂ©s des madriersparmi lesquels les jambes s’enchevĂȘtrent. Je m’accroche Ă  des Ă©paves ;voici le talus du boyau. Au moment oĂč je plonge dans les boyaux, je lesvois, au loin, toujours mouvants et sombres, toujours emplis par la foulequi, dĂ©bordant des tranchĂ©es, s’écoule sans fin vers les postes de secours.Pendant des jours, pendant des nuits, on y verra rouler et confluer leslongs ruisseaux d’hommes arrachĂ©s des champs de bataille, de la plainequi a des entrailles, et qui saigne et pourrit lĂ -bas, Ă  l’infini.

n

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CHAPITRE XXII

LA VIRÉE

A boulevard de la RĂ©publique puis l’avenue Gam-betta, nous dĂ©bouchons sur la place du Commerce. Les clous denos souliers cirĂ©s sonnent sur les pavĂ©s de la ville. Il fait beau. Le

ciel ensoleillĂ© miroite et brille comme Ă  travers les verriĂšres d’une serre,et fait Ă©tinceler les devantures de la place. Nos capotes bien brossĂ©es ontleurs pans abaissĂ©s et, comme ils sont relevĂ©s d’habitude, on voit se des-siner, sur ces pans flottants, deux carrĂ©s, oĂč le drap est plus bleu.

Notre bande flĂąneuse s’arrĂȘte un instant, et hĂ©site, devant le cafĂ© dela Sous-PrĂ©fecture, appelĂ© aussi le Grand-CafĂ©.

― On a le droit d’entrer ! dit Volpatte.― Il y a trop d’officiers là-dedans, repartit Blaire qui, haussant sa fi-

gure par-dessus le rideau de guipure qui habille l’établissement, a risquĂ©un coup d’Ɠil dans la glace, entre les lettres d’or.

― Et pis, dit Paradis, on n’a pas encore assez vu.On se remet en marche et les simples soldats que nous sommes

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Le feu Chapitre XXII

passent en revue les riches boutiques qui font cercle sur la place : lesmagasins de nouveautĂ©s, les papeteries, les pharmacies, et, tel un uni-forme constellĂ© de gĂ©nĂ©ral, la vitrine du bijoutier. On a sorti ses sourirescomme un ornement. On est exempts de tout travail jusqu’au soir, on estlibres, on est propriĂ©taires de son temps. Les jambes font un pas doux etreposant ; les mains, vides, ballantes, se promĂšnent, elles aussi, de long enlarge.

― Y a pas à dire, on profite de ce repos-là, remarque Paradis.Cette ville qui s’ouvre devant nos pas est largement impressionnante.

On prend contact avec la vie, la vie populeuse, la vie de l’arriùre, la vienormale. Si souvent nous avons cru que, de là-bas, nous n’arriverionsjamais jusqu’ici !

On voit des messieurs, des dames, des couples encombrĂ©s d’enfants,des officiers anglais, des aviateurs reconnaissables de loin Ă  leur Ă©lĂ©gancesvelte et Ă  leurs dĂ©corations, et des soldats qui promĂšnent leurs habitsgrattĂ©s et leur peau frottĂ©e, l’unique bijou de leur plaque d’identitĂ© gravĂ©escintillant au soleil sur leur capote, et se hasardent, avec soin, dans le beaudĂ©cor nettoyĂ© de tout cauchemar.

Nous poussons des exclamations comme font ceux qui viennent debien loin.

― Tu parles d’une foule ! s’émerveille Tirette.― Ah ! c’est une riche ville ! dit Blaire.Une ouvriĂšre passe et nous regarde.Volpatte me donne un coup de coude, l’avale des yeux, le cou tendu,

puis me montre plus loin deux autres femmes qui s’approchent ; et, l’Ɠilluisant, il constate que la ville abonde en Ă©lĂ©ment fĂ©minin :

― Mon vieux, il y a d’la fesse !Tout Ă  l’heure, Paradis a dĂ» vaincre une certaine timiditĂ© pour s’ap-

procher d’un groupe de gĂąteaux luxueusement logĂ©s, les toucher et enmanger ; et on est obligĂ© Ă  chaque instant de stationner au milieu du trot-toir pour attendre Blaire, attirĂ© et retenu par les Ă©talages oĂč sont exposĂ©sdes vareuses et des kĂ©pis de fantaisie, des cravates de coutil bleu tendre,des brodequins rouges et brillants comme de l’acajou. Blaire a atteint lepoint culminant de sa transformation. Lui qui dĂ©tenait le record de la nĂ©-gligence et de la noirceur, il est certainement le plus soignĂ© de nous tous,

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Le feu Chapitre XXII

surtout depuis la complication de son rĂątelier cassĂ© dans l’attaque et re-fait. Il affecte une allure dĂ©gagĂ©e.

― Il a l’air jeune et juvĂ©nile, dit Marthereau.Nous nous trouvons tout Ă  coup face Ă  face avec une crĂ©ature Ă©dentĂ©e

qui sourit jusqu’au fond de la gorge
Quelques cheveux noirs se hĂ©rissentautour de son chapeau. Sa figure aux grands traits ingrats, criblĂ©e de pe-tite vĂ©role, semble une de ces faces mal peintes sur la toile Ă  gros grainsd’une baraque foraine.

― Elle est belle, dit Volpatte.Marthereau, Ă  qui elle a souri, est muet de saisissement.Ainsi devisent les poilus placĂ©s tout d’un coup dans l’enchantement

d’une ville. Ils jouissent de mieux en mieux du beau dĂ©cor net et invrai-semblablement propre. Ils reprennent possession de la vie calme et pai-sible, de l’idĂ©e du confort et mĂȘme du bonheur pour qui les maisons, ensomme, ont Ă©tĂ© faites.

― On s’habituerait bien Ă  ça, tu sais, mon vieux, aprĂšs tout !Cependant le public semasse autour d’une devanture oĂč unmarchand

de confections a rĂ©alisĂ©, Ă  l’aide de mannequins de bois et de cire, ungroupe ridicule :

Sur un sol semĂ© de petits cailloux comme celui d’un aquarium, unAllemand Ă  genoux dans un complet neuf dont les plis sont marquĂ©s, etqui est mĂȘme ponctuĂ© d’une croix de fer en carton, tend ses deux mainsde bois rose Ă  un officier français dont la perruque frisĂ©e sert de coussinĂ  un kĂ©pi d’enfant, dont les joues se bombent, incarnadines, et dont l’Ɠilde bĂ©bĂ© incassable regarde ailleurs. A cĂŽtĂ© des deux personnages gĂźt unfusil empruntĂ© Ă  quelque panoplie d’une boutique de jouets. Un Ă©criteauindique le titre de la composition animĂ©e : « Kamarad ! »

― Ah ! ben zut, alors !
Devant cette construction puĂ©rile, la seule chose rappelant ici l’im-

mense guerre qui sĂ©vit quelque part sous le ciel, nous haussons lesĂ©paules, nous commençons Ă  rire jaune, offusquĂ©s et blessĂ©s Ă  vif dansnos souvenirs frais ; Tirette se recueille et se prĂ©pare Ă  lancer quelque in-sultant sarcasme ; mais cette protestation tarde Ă  Ă©clore dans son esprit Ă cause de notre transplantation totale, et de l’étonnement d’ĂȘtre ailleurs.

Or, une dame trÚs élégante, qui froufroute, rayonne de soie violette

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Le feu Chapitre XXII

et noire, et est enveloppĂ©e de parfums, avise notre groupe et, avançantsa petite main gantĂ©e, elle touche la manche de Volpatte puis l’épaule deBlaire. Ceux-ci s’immobilisent instantanĂ©ment, mĂ©dusĂ©s par le contactdirect de cette fĂ©e.

― Dites-moi, vous, messieurs, qui ĂȘtes de vrais soldats du front, vousavez vu cela dans les tranchĂ©es, n’est-ce pas ?

― Euh.., oui
 oui.., rĂ©pondent, Ă©normĂ©ment intimidĂ©s, et flattĂ©s jus-qu’au cƓur, les deux pauvres hommes.

― Ah !
 tu vois ! Et ils en viennent, eux ! murmure-t-on dans la foule.Quand nous nous retrouvons entre nous, sur les dalles parfaites du

trottoir, Volpatte et Blaire se regardent. Ils hochent la tĂȘte.― AprĂšs tout, dit Volpatte, c’est Ă  peu prĂšs ça, quoi.― Mais oui, quoi !Et ce fut, ce jour-lĂ , leur premiĂšre parole de reniement.

††On entre dans le CafĂ© de l’Industrie et des Fleurs.Un chemin en sparterie habille le milieu du parquet. On voit, peints le

long des murs, le long des montants carrés qui soutiennent le plafond etsur le devant du comptoir, des volubilis violets, de grands pavots groseilleet des roses comme des choux rouges.

― Y a pas Ă  dire, on a du goĂ»t en France, fait Tirette.― Il en fallu un paquet de patience, pour faire ça, constate Blaire Ă  la

vue de ces fioritures versicolores.― Dans ces Ă©tablissements-lĂ , ajoute Volpatte, c’est pas seulement le

plaisir de boire !Paradis nous apprend qu’il a l’habitude des cafĂ©s. Il a souvent, jadis,

hantĂ©, le dimanche, des cafĂ©s aussi beaux et mĂȘme plus beaux que celui-lĂ .Seulement, il y a longtemps et il avait, explique-t-il, perdu le goĂ»t qu’ilsont. Il dĂ©signe une petite fontaine en Ă©mail dĂ©corĂ© de fleurs et pendue aumur.

― Y a d’quoi se laver les mains.On se dirige, poliment, vers la fontaine. Volpatte fait signe à Paradis

d’ouvrir le robinet :― Fais marcher l’systùme baveux.

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Le feu Chapitre XXII

Puis, tous les cinq, nous gagnons la salle déjà garnie, dans son pour-tour, de consommateurs, et nous nous installons à une table.

― Ce s’ra cinq vermouth-cassis, pas ?― On s’rhabituerait bien, aprĂšs tout, rĂ©pĂšte-t-on.Des civils se dĂ©placent et viennent dans notre entourage. On dit Ă 

demi-voix :― Ils ont tous la croix de guerre, Adolphe, tu vois
― Ce sont de vrais poilus !Les camarades ont entendu. Ils ne conversent plus entre eux qu’avec

distraction, l’oreille ailleurs, et, inconsciemment, se rengorgent.L’instant d’aprĂšs, l’homme et la femme qui Ă©mettaient ces commen-

taires, penchés vers nous, les coudes sur le marbre blanc, nous inter-rogent :

― La vie des tranchĂ©es, c’est dur, n’est-ce pas ?― Euh
 Oui
 Ah ! dame, c’est pas rigolo toujours
― Quelle admirable rĂ©sistance physique et morale vous avez ! Vous

arrivez Ă  vous faire Ă  cette vie, n’est-ce pas ?― Mais oui, dame, on s’y fait, on s’y fait trĂšs bien.― C’est tout de mĂȘme une existence terrible et des souffrances, mur-

mure la dame en feuilletant un journal illustrĂ© qui contient quelques si-nistres vues de terrains bouleversĂ©s. On ne devrait pas publier ces choses-lĂ , Adolphe !
 Il y a la saletĂ©, les poux, les corvĂ©es
 Si braves que voussoyez, vous devez ĂȘtre malheureux ?


Volpatte, Ă  qui elle s’adresse, rougit. Il a honte de la misĂšre d’oĂč ilsort et oĂč il va rentrer. Il baisse la tĂȘte et il ment, sans peut-ĂȘtre se rendrecompte de tout son mensonge :

― Non, aprùs tout, on n’est pas malheureux
 C’est pas si terrible queça, allez !

La dame est de son avis :― Je sais bien, dit-elle, qu’il y a des compensations ! Ça doit ĂȘtre

superbe, une charge, hein ? Toutes ces masses d’hommes qui marchentcomme Ă  la fĂȘte ! Et le clairon qui sonne dans la campagne : « Y a la goutteĂ  boire lĂ -haut ! » ; et les petits soldats qu’on ne peut pas retenir et quicrient : « Vive la France ! » ou bien qui meurent en riant ! 
 Ah ! nous

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autres, nous ne sommes pas Ă  l’honneur comme vous : mon mari est em-ployĂ© Ă  la PrĂ©fecture, et, en ce moment, il est en congĂ© pour soigner sesrhumatismes.

― J’aurais bien voulu ĂȘtre soldat, moi, dit le monsieur, mais je n’ai pasde chance : mon chef de bureau ne peut pas se passer de moi.

Les gens vont et viennent, se coudoient, s’effacent l’un devant l’autre.Les garçons se faufilent avec leurs fragiles et Ă©tincelants fardeaux verts,rouges et jaune vif bordĂ© de blanc. Les crissements de pas sur le parquetsablĂ© se mĂ©langent aux interjections des habituĂ©s qui se retrouvent, lesuns debout, les autres accoudĂ©s, aux bruits traĂźnĂ©s sur le marbre des tablespar les verres et les dominos
 Dans le fond, le choc des billes d’ivoireattire et tasse un cercle de spectateurs d’oĂč s’exhalent des plaisanteriesclassiques.

― Chacun sonmĂ©tier, mon brave, dit dans la figure de Tirette, Ă  l’autrebout de la table, un homme dont la physionomie est pavoisĂ©e de teintespuissantes. Vous ĂȘtes des hĂ©ros. Nous, nous travaillons Ă  la vie Ă©cono-mique du pays. C’est une lutte comme la vĂŽtre. Je suis utile, je ne diraipas plus que vous, mais autant.

Je vois Tirette — le loustic de l’escouade ! — qui fait des yeux rondsparmi les nuages des cigares, et je l’entends Ă  peine dans le brouhaha, quirĂ©pond, d’une voix humble et assommĂ©e :

― Oui, c’est vrai
 Chacun son mĂ©tier.Nous sommes partis furtivement.

††Quand nous quittons le CafĂ© des Fleurs, nous ne parlons guĂšre. Il nous

semble que nous ne savons plus parler. Une sorte de mĂ©contentementcrispe et enlaidit mes compagnons. Ils ont l’air de s’apercevoir que, dansune circonstance capitale, ils n’ont pas fait leur devoir.

― Tout c’qu’i’ nous ont racontĂ© dans leur patois, ces cornards-lĂ  !grogne enfin Tirette avec une rancune qui sort et se renforce Ă  mesureque nous nous retrouvons entre nous.

― On aurait dĂ» s’saouler aujourd’hui ! 
 rĂ©pond brutalement Paradis.On marche sans souffler mot. Puis au bout d’un temps :― C’est des moules, des sales moules, reprend Tirette. Ils ont voulu

nous en foutre plein la vue, mais j’marche pas ! Si j’les r’vois, s’irrite-t-il

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crescendo, j’saurai bien leur dire !― On n’les reverra pas, fait Blaire.― Dans huit jours, on s’ra p’t’ĂȘt’ crevĂ©s, dit Volpatte.Aux abords de la place, nous heurtons une cohue s’écoulant de l’HĂŽtel

de Ville et d’un autre monument public qui prĂ©sente un fronton et descolonnes de temple. C’est la sortie des bureaux : des civils de tous lesgenres et de tous les Ăąges, et des militaires vieux et jeunes qui, de loin,sont habillĂ©s Ă  peu prĂšs comme nous
Mais, de prĂšs, s’avoue leur identitĂ©de cachĂ©s et de dĂ©serteurs de la guerre Ă  travers leurs dĂ©guisements desoldats et leurs brisques.

Des femmes et des enfants les attendent, groupĂ©s comme de jolis bon-heurs. Les commerçants ferment leurs boutiques avec amour, souriant Ă la journĂ©e finie et au lendemain, exaltĂ©s par l’intense et perpĂ©tuel fris-son de leurs bĂ©nĂ©fices accrus, par le cliquetis grandissant de la caisse. Etils sont restĂ©s en plein au cƓur de leur foyer ; ils n’ont qu’à se baisserpour embrasser leurs enfants. On voit briller aux premiĂšres Ă©toiles de larue tous ces gens riches qui s’enrichissent, tous ces gens tranquilles quise tranquillisent chaque jour, et qu’on sent pleins, malgrĂ© tout, d’une in-avouable priĂšre. Tout cela rentre doucement, grĂące au soir, se case danslesmaisons perfectionnĂ©es et les cafĂ©s oĂč l’on vous sert. Des couples— desjeunes femmes et des jeunes hommes, civils, ou soldats, portant brodĂ© surleur col quelque insigne de prĂ©servation — se forment, et se hĂątent dansl’assombrissement du reste du monde, vers l’aurore de leur chambre, versla nuit de repos et de caresse.

En passant tout prĂšs de la fenĂȘtre entrouverte d’un rez-de-chaussĂ©e,nous avons vu la brise gonfler le rideau de dentelle et lui donner la formelĂ©gĂšre et douce d’une chemise


L’avancĂ©e de la multitude nous refoule comme des Ă©trangers pauvresque nous sommes.

Nous errons sur les pavĂ©s de la rue, le long du crĂ©puscule, qui com-mence Ă  se dorer d’illuminations — dans les villes, la nuit se pare de bi-joux. Le spectacle de ce monde nous a enfin donnĂ©, sans que nous puis-sions nous en dĂ©fendre, la rĂ©vĂ©lation de la grande rĂ©alitĂ© : une DiffĂ©rencequi se dessine entre les ĂȘtres, une DiffĂ©rence bien plus profonde et avecdes fossĂ©s plus infranchissables que celle des races : la division nette, tran-

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Le feu Chapitre XXII

chĂ©e — et vraiment irrĂ©missible, celle-lĂ  — qu’il y a parmi la foule d’unpays, entre ceux qui profitent et ceux qui peinent
 ceux Ă  qui on a de-mandĂ© de tout sacrifier, tout, qui apportent jusqu’au bout leur nombre,leur force, et leur martyre, et sur lesquels marchent, avancent, sourientet rĂ©ussissent les autres.

Quelques vĂȘtements de deuil font tache dans la masse et communientavec nous, mais le reste est en fĂȘte, non en deuil.

― Y a pas un seul pays, c’est pas vrai, dit tout Ă  coup Volpatte avecune prĂ©cision singuliĂšre. Y en a deux. J’dis qu’on est sĂ©parĂ©s en deux paysĂ©trangers : l’avant, tout lĂ -bas, oĂč il y a trop de malheureux, et l’arriĂšre,ici, oĂč il y a trop d’heureux.

― Que veux-tu ! ça sert
 L’en faut
 C’est l’fond
 AprĂšs
― Oui, j’sais bien, mais tout d’mĂȘme, tout d’mĂȘme, y en a trop, et

pis i’s sont trop heureux, et pis c’est toujours les mĂȘmes, et pis y a pasd’raison


― Que veux-tu ! dit Tirette.― Tant pis ! ajoute Blaire, plus simplement encore.― Dans huit jours on s’ra p’t’ĂȘt’ crevĂ©s ! se contente de rĂ©pĂ©ter Vol-

patte, tandis qu’on s’en va, tĂȘte basse.

n

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CHAPITRE XXIII

LA CORVÉE

L sur la tranchĂ©e. Pendant toute la journĂ©e, il s’estapprochĂ©, invisible comme la fatalitĂ©, et maintenant, il envahitles talus des longs fossĂ©s comme les lĂšvres d’une plaie infinie.

Au fond de la crevasse, depuis le matin, on a parlĂ©, on a mangĂ©, ona dormi, on a Ă©crit. A l’arrivĂ©e du soir, un remous s’est propagĂ© dans letrou sans bornes, secouant et unifiant le dĂ©sordre inerte et les solitudesdes hommes Ă©parpillĂ©s. C’est l’heure oĂč l’on se dresse pour travailler.

Volpatte et Tirette s’approchent ensemble.― Encore un jour de passĂ©, un jour comme les autres, dit Volpatte en

regardant la nue qui se fonce.― T’en sais rien, not’ journĂ©e n’est pas finie, rĂ©pond Tirette.Une longue expĂ©rience du malheur lui a appris qu’il ne faut pas, lĂ  oĂč

nous sommes, prĂ©juger mĂȘme de l’humble avenir d’une soirĂ©e banale etdĂ©jĂ  entamĂ©e


― Allons, rassemblement !

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Le feu Chapitre XXIII

On se rĂ©unit dans la lenteur distraite de l’habitude. Chacun s’apporteavec son fusil, ses cartouchiĂšres, son bidon, et sa musette garnie d’unmorceau de pain. Volpatte mange encore, la joue pointue et palpitante.Paradis grognonne et claque des dents, le nez violĂątre. Fouillade traĂźneson fusil comme un balai. Marthereau regarde puis remet dans sa pocheun triste mouchoir bouchonnĂ©, empesĂ©.

Il fait froid, il bruine. Tout le monde grelotte.On entend psalmodier, lĂ -bas :― Deux pelles, une pioche, deux pelles, une pioche
La file s’écoule, vers ce dĂ©pĂŽt dematĂ©riel, stagne Ă  l’entrĂ©e et en repart,

hĂ©rissĂ©e d’outils.― Tout le monde y est ? Hue ! dit le caporal.On dĂ©vale, on roule. On va vers l’avant, on ne sait pas oĂč. On ne sait

rien, sinon que le ciel et la terre vont se confondre dans un mĂȘme abĂźme.††

On sort de la tranchée déjà noircie comme un volcan éteint, et on setrouve sur la plaine dans le crépuscule nu.

De grands nuages gris, pleins d’eau, pendent du ciel. La plaine estgrise, pĂąlement Ă©clairĂ©e, avec de l’herbe bourbeuse et des balafres d’eau.De place Ă  autre, des arbres dĂ©pouillĂ©s ne montrent plus que des espĂšcesde membres et des contorsions.

On ne voit pas loin autour de soi, dans la fumĂ©e humide. D’ailleurs,on ne regarde que par terre, la vase oĂč l’on glisse.

― Mince de bouillasse !A travers champs, on pĂ©trĂźt et on Ă©crase une pĂąte Ă  consistance vis-

queuse qui s’étale et reflue sans cesse devant les pas.― D’la crĂšme au chocolat
 D’la crĂšme au moka !Sur les parties empierrĂ©es — les ex-routes effacĂ©es, devenues stĂ©riles

comme les champs — la troupe en marche broie, Ă  travers une couchegluante, le silex qui se dĂ©sagrĂšge et crisse sous les semelles ferrĂ©es.

― Tu dirais que tu marches sur du pain grillĂ© avec du beurre dessus !Parfois, sur la pente d’une butte, c’est de l’épaisse boue noire, profon-

dĂ©ment crevassĂ©e, comme il s’en accumule Ă  l’entour des abreuvoirs dansles villages. Dans les creux : des flaques, des mares, des Ă©tangs, dont lesbords irrĂ©guliers semblent en loques.

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Le feu Chapitre XXIII

Les quolibets des loustics qui, frais et neufs au dĂ©part, criaient « coin,coin » quand il y avait de l’eau, se rarĂ©fient, s’assombrissent. Peu Ă  peu,les loustics s’éteignent. La pluie se met Ă  tomber dru. On l’entend. Le jourdiminue, l’espace embrouillĂ© se rapetisse. Par terre, dans l’eau, un restede clartĂ© jaune et livide se vautre.

††A l’ouest se dessine une silhouette embuĂ©e de moines sous la pluie.

C’est une compagnie du 204, enveloppĂ©e de toiles de tentes. On voit, enpassant, leurs faces hĂąves et dĂ©teintes, leurs nez noirs, Ă  ces grands loupsmouillĂ©s. Puis on ne les voit plus.

Nous suivons la piste qui est, au milieu des champs confusĂ©ment her-beux, un champ glaiseux rayĂ© d’innombrables orniĂšres parallĂšles, labourĂ©dans le mĂȘme sens par les pieds et les roues qui vont vers l’avant et quivont vers l’arriĂšre.

On saute par-dessus des boyaux bĂ©ants. Ce n’est pas toujours facile :les bords en deviennent gluants, glissants, et des Ă©boulements les Ă©vasent.De plus, la fatigue commence Ă  nous peser sur les Ă©paules. Des vĂ©hiculesnous croisent Ă  grand bruit et Ă  grand Ă©claboussement. Les avant-trainsd’artillerie piaffent et nous aspergent de gerbes d’eau lourde. Les camionsautomobiles emportent des espĂšces de roues liquides qui tournoient au-tour des roues et giclent dans le rayon de chaque tumultueuse roulotte.

A mesure que la nuit s’accentue, les attelages secouĂ©s et d’oĂč se sou-lĂšvent des encolures de chevaux et les profils des cavaliers avec leursman-teaux flottants et leurs mousquetons en bandouliĂšre, se silhouettent d’unefaçon plus fantastique sur les flots nuageux du ciel. A un moment, il y aun encombrement de caissons d’artillerie. Ils s’arrĂȘtent, piĂ©tinent, pen-dant qu’on passe. On entend un brouillement de cris d’essieux, de voix,de disputes, d’ordres qui se heurtent, et le grand bruit d’ocĂ©an de la pluie.On voit fumer, par-dessus une mĂȘlĂ©e obscure, les croupes des chevaux etles manteaux des cavaliers.

― Attention !Par terre, Ă  droite, quelque chose s’étend. C’est une rangĂ©e de morts.

Instinctivement, en passant, le pied l’évite et l’Ɠil y fouille. On perçoitdes semelles dressĂ©es, des gorges tendues, le creux de vagues faces, desmains Ă  demi crispĂ©es en l’air, au-dessus du fouillis noir.

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Le feu Chapitre XXIII

Et nous allons, nous allons, sur ces champs encore blĂȘmes et usĂ©s parles pas, sous le ciel oĂč des nuages se dĂ©ploient, dĂ©chiquetĂ©s comme deslinges Ă  travers l’étendue noircissante qui semble s’ĂȘtre salie, depuis tantde jours, par le long contact de tant de pauvre multitude humaine.

Puis on redescend dans les boyaux.Ils sont en contre-bas. Pour les atteindre on fait un large circuit, de

sorte que ceux qui sont Ă  l’arriĂšre-garde voient Ă  une centaine de mĂštresl’ensemble de la compagnie se dĂ©ployer dans le crĂ©puscule, petits bons-hommes obscurs accrochĂ©s aux pentes, qui se suivent et s’égrĂšnent, avecleur outil et leur fusil dressĂ©s de chaque cĂŽtĂ© de leurs tĂȘtes, mince ligneinsignifiante de suppliants qui s’enfoncent en levant les bras.

Ces boyaux, qui sont encore en deuxiĂšme ligne, sont peuplĂ©s. Auseuil de leurs abris oĂč pend et bat une peau de bĂȘte, ou une toile grise,des hommes accroupis, hirsutes, nous regardent passer d’un Ɠil atone,comme s’ils ne regardaient rien. Hors d’autres toiles, tirĂ©es jusqu’au bas,sortent des pieds et des ronflements.

― Nom de Dieu ! C’que c’est long ! commence-t-on à grogner parmiles marcheurs.

Un remous, un refoulement.― Halte !Il faut s’arrĂȘter pour en laisser passer d’autres. On s’amoncelle en

vitupĂ©rant, sur les cĂŽtĂ©s fuyants de la tranchĂ©e. C’est une compagnie demitrailleurs avec ses Ă©tranges fardeaux.

Ça n’en finit plus. Ces longues pauses sont harassantes. Les musclescommencent Ă  tirer. Le piĂ©tinement prolongĂ© nous Ă©crase.

A peine s’est-on remis en marche qu’il faut reculer jusqu’à un boyaude dĂ©gagement pour laisser passer la relĂšve des tĂ©lĂ©phonistes. On recule,comme un bĂ©tail malaisĂ©.

On repart plus lourdement.― Attention au fil !Le fil tĂ©lĂ©phonique ondoie au-dessus de la tranchĂ©e qu’il traverse par

places entre deux piquets.Quand il n’est pas assez tendu et que sa courbeplonge dans le creux, il accroche les fusils des hommes qui passent, et leshommes pris se dĂ©battent, et dĂ©blatĂšrent contre les tĂ©lĂ©phonistes qui nesavent jamais attacher leurs ficelles.

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Le feu Chapitre XXIII

Puis, comme l’enchevĂȘtrement flĂ©chissant des fils prĂ©cieux augmente,on suspend le fusil Ă  l’épaule la crosse en l’air, on porte les pelles tĂȘtebasse, et on avance en pliant les Ă©paules.

††Un soudain ralentissement s’impose à la marche. On n’avance plus

que pas Ă  pas, emboĂźtĂ©s les uns dans les autres. La tĂȘte de la colonne doitĂȘtre engagĂ©e dans une passe difficile.

On arrive Ă  l’endroit : une dĂ©clivitĂ© du sol mĂšne Ă  une fissure qui bĂ©e.C’est le Boyau Couvert. Les autres ont disparu par cette espĂšce de portebasse.

― Alors, faut entrer dans c’boudin ?Chacun hĂ©site avant de s’engloutir dans la mince tĂ©nĂšbre souterraine.

C’est la somme de ces hĂ©sitations et de ces lenteurs qui se rĂ©percute dansles tronçons d’arriĂšre de la colonne, en flottements, en engorgements avecparfois des freinages brusques.

DĂšs les premiers pas dans le Boyau Couvert, une lourde obscuritĂ©nous tombe dessus et, un Ă  un, nous sĂ©pare. Une odeur de caveau moisiet de marĂ©cage nous pĂ©nĂštre. On distingue au plafond de ce couloir ter-reux qui nous absorbe, quelques rais et trous de pĂąleur : les intersticeset les dĂ©chirures des planches du dessus ; des filets d’eau en tombent parplaces, abondamment, et, malgrĂ© les prĂ©cautions tĂątonnantes, on trĂ©buchesur des amoncellements de bois ; on heurte, de flanc, la vague prĂ©senceverticale des madriers d’étai.

L’atmosphĂšre de cet interminable passage clos trĂ©pide sourdement :c’est la machine au projecteur qui y est installĂ©e et devant laquelle on vapasser.

Au bout d’un quart d’heure qu’on tĂątonne, noyĂ©s lĂ -dedans, quel-qu’un, excĂ©dĂ© d’ombre et d’eau, et las de se cogner Ă  de l’inconnu, grogne :

― Tant pis, j’allume !Une lampe Ă©lectrique fait jaillir son point Ă©blouissant. AussitĂŽt, on

entend hurler le sergent :― Vingt dieux ! Quel est l’abruti complùtement qui allume ! T’es pas

dingo ? Tu n’vois donc pas qu’ça s’voit, galeux, Ă  travers l’parquet !La lampe Ă©lectrique, aprĂšs avoir Ă©veillĂ©, dans son cĂŽne lumineux, de

sombres parois suintantes, rentre dans la nuit.

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Le feu Chapitre XXIII

― C’est rare que ça s’voit, gouaille l’homme, on n’est pas en premiĂšreligne, tout de mĂȘme !

― Ah ! ça s’voĂźt pas !
Et le sergent qui, insĂ©rĂ© dans la file, continue Ă  se porter en avant, et,

on le devine, se retourne en marchant, entreprend une explication heur-tée.

― EspĂšce d’nƓud, bon Dieu d’acrobate
Mais, soudain, il brame Ă  nouveau :― Encore un qui fume ! SacrĂ© bordel !Il veut s’arrĂȘter cette fois, mais il a beau se cabrer et se cramponner

en ahanant, il est obligé de suivre le mouvement, précipitamment, et ilest emporté avec les vociférations rentrées qui le dévorent, tandis que lacigarette, cause de sa fureur, disparaßt en silence.

††Le tapement saccadĂ© de la machine s’accentue, et une chaleur s’épais-

sit autour de nous. Amesure qu’on avance, l’air tassĂ© du boyau en vibre deplus en plus. BientĂŽt, la trĂ©pidation du moteur nous martĂšle les oreilles etnous secoue tout entiers. La chaleur augmente : c’est comme un souffle debĂȘte qui nous vient Ă  la face. Nous descendons vers l’agitation de quelqueinfernale officine, par la voie de cette fosse ensevelie, dont une rambleurrouge sombre, oĂč s’ébauchent nos massives ombres, courbĂ©es, commenceĂ  empourprer les parois.

Dans un crescendo diabolique de vacarme, de vent chaud et de lueurs,on roule vers la fournaise. On est assourdis. On dirait maintenant que c’estle moteur qui se jette Ă  travers la galerie, Ă  notre rencontre, comme unemotocyclette effrĂ©nĂ©e, et qui approche vertigineusement avec son phareet son Ă©crasement.

On passe, Ă  demi aveuglĂ©s, brĂ»lĂ©s, devant le foyer rouge et le moteurnoir, dont le volant ronfle comme l’ouragan. On a Ă  peine le temps devoir lĂ  des remuements d’hommes. On ferme les yeux, on est suffoquĂ©sau contact de cette haleine incandescente et tapageuse.

Ensuite, le bruit et la chaleur s’acharnent en arriùre de nous et s’af-faiblissent
 Et mon voisin ronchonne dans sa barbe :

― Et c’t’idiot-là qui disait qu’ma lampe, ça s’voyait !

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Le feu Chapitre XXIII

Voici l’air libre ! Le ciel est bleu trĂšs foncĂ©, de la couleur Ă  peine dĂ©-layĂ©e de la terre. La pluie donne de plus belle. On marche pĂ©niblementdans ces masses limoneuses. Tout le soulier s’enfonce et c’est une meur-trissure aiguĂ« de fatigue pour retirer le pied chaque fois. On n’y voit guĂšredans la nuit. On voit cependant, Ă  la sortie du trou, un dĂ©sordre de poutresqui se dĂ©battent dans la tranchĂ©e Ă©largie : quelque abri dĂ©moli.

Un projecteur arrĂȘte en ce moment sur nous son grand bras articulĂ©et fĂ©erique, qui se promenait dans l’infini — et on dĂ©couvre que l’emmĂȘ-lement de poutres dĂ©racinĂ©es et enfoncĂ©es, et de charpentes cassĂ©es, estpeuplĂ© de soldats morts. Tout prĂšs de moi, une tĂȘte a Ă©tĂ© rattachĂ©e Ă  uncorps agenouillĂ©, avec un vague lien, et lui pend sur le dos : sur la joueune plaque noire dentelĂ©e de gouttes caillĂ©es. Un autre corps entoure deses bras un piquet et n’est qu’à moitiĂ© tombĂ©. Un autre, couchĂ© en cercle,dĂ©culottĂ© par l’obus, montre son ventre et ses reins blafards. Un autre,Ă©tendu au bord du tas, laisse traĂźner sa main sur le passage. Dans cet en-droit oĂč l’on ne passe que la nuit car la tranchĂ©e, comblĂ©e lĂ  par l’ébou-lement, est inaccessible le jour — tout le monde marche sur cette main.A la lumiĂšre du projecteur, je l’ai bien vue, squelettique, usĂ©e — vaguenageoire atrophiĂ©e.

La pluie fait rage. Son bruit de ruissellement domine tout. C’est unedĂ©solation affreuse. On la sent sur la peau ; elle nous dĂ©nude. On s’engagedans le boyau dĂ©couvert, tandis que la nuit et l’orage reprennent Ă  euxseuls, et brassent cettemĂȘlĂ©e demorts Ă©chouĂ©s et cramponnĂ©s sur ce carrĂ©de terre comme sur un radeau.

Le vent glace sur nos figures les larmes de la sueur. Il est prùs de mi-nuit. Voilà six heures qu’on marche dans la pesanteur grandissante de laboue.

C’est l’heure oĂč, dans les thĂ©Ăątres de Paris, constellĂ©s de lustres et fleu-ris de lampes, emplis de fiĂšvre luxueuse, de frĂ©missements de toilettes, dela chaleur des fĂȘtes, une multitude encensĂ©e, rayonnante, parle, rit, sourit,applaudit, s’épanouit, se sent doucement remuĂ©e par les Ă©motions ingĂ©-nieusement graduĂ©es que lui a prĂ©sentĂ©es la comĂ©die, ou s’étale, satisfaitede la splendeur et de la richesse des apothĂ©oses militaires qui bondent lascĂšne du music-hall.

― Arrivera-t-on ? Nom de Dieu, arrivera-t-on jamais ?

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Le feu Chapitre XXIII

Un geignement s’exhale de la longue thĂ©orie qui cahote dans les fentesde la terre, portant le fusil, portant la pelle ou la pioche sous l’averse sansfin. On marche ; on marche. La fatigue nous enivre et nous jette d’un cĂŽtĂ©,puis d’un autre : alourdis et dĂ©trempĂ©s, nous frappons de l’épaule la terremouillĂ©e comme nous.

― Halte !― On est arrivĂ©s ?― Ah ben ouiche, arrivĂ©s !Pour le moment, une forte reculade se dessine et nous entraĂźne, parmi

laquelle une rumeur court :― On s’est perdus.La vĂ©ritĂ© se fait jour dans la confusion de la horde errante : on a fait

fausse route à quelque embranchement, et maintenant, c’est le diable pourretrouver la bonne voie.

Bien plus, le bruit arrive, de bouche en bouche, que derriĂšre nous estune compagnie en armes qui monte aux lignes. Le chemin que nous avonspris est bouchĂ© d’hommes. C’est l’embouteillage.

Il faut, coĂ»te que coĂ»te, essayer de regagner la tranchĂ©e qu’on a per-due et qui, paraĂźt-il, est Ă  notre gauche, en y filtrant par une sape quel-conque. L’énervement des hommes Ă  bout de forces Ă©clate en gesticula-tions et en violentes rĂ©criminations. Ils se traĂźnent, puis jettent leur outilet restent lĂ . Par places, il en est des grappes compactes — on les entre-voit Ă  la blancheur des fusĂ©es — qui se laissent tomber par terre. La troupeattend, Ă©parpillĂ©e en longueur du sud au nord, sous la pluie impitoyable.

Le lieutenant qui conduit la marche et qui nous a perdus arrive Ă  sefrayer un passage le long des hommes, cherchant une issue latĂ©rale. Unpetit boyau s’ouvre, bas et Ă©troit.

― C’est par là qu’il faut prendre, y a pas d’erreur, s’empresse de direl’officier. Allons, en avant, les amis !

Chacun reprend en rechignant son fardeau
 Mais un concert de ma-lĂ©dictions et de jurons s’élĂšve du groupe qui s’est engagĂ© dans la petitesape.

― C’est des feuillĂ©es !Une odeur nausĂ©abonde se dĂ©gage du boyau, en dĂ©celant indiscuta-

blement la nature. Ceux qui Ă©taient entrĂ©s lĂ  s’arrĂȘtent, se butent, refusent

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Le feu Chapitre XXIII

d’avancer. On se tasse les uns sur les autres, bloquĂ©s au seuil de ces la-trines.

― J’aime mieux aller par la plaine ! crie un homme.Mais des Ă©clairs dĂ©chirent la nue au-dessus des talus, de tous les cĂŽtĂ©s,

et le dĂ©cor est si empoignant Ă  voir, de ce trou garni d’ombre grouillante,avec ces gerbes de flammes retentissantes qui le surplombent dans leshauteurs du ciel, que personne ne rĂ©pond Ă  la parole du fou.

Bon grĂ©, mal grĂ©, il faut passer par lĂ  puisqu’on ne peut pas reveniren arriĂšre.

― En avant dans la merde ! crie le premier de la bande.On s’y lance, Ă©treints par le dĂ©goĂ»t. La puanteur y devient intolĂ©rable.

On marche dans l’ordure dont on sent, parmi la bourbe terreuse, les flĂ©-chissements mous.

Des balles sifflent.― Baissez la tĂȘte !Comme le boyau est peu profond, on est obligĂ© de se courber trĂšs bas

pour n’ĂȘtre pas tuĂ© et d’aller, en se pliant, vers le fouillis d’excrĂ©mentstachĂ© de papiers Ă©pars qu’on piĂ©tine.

Enfin, on retombe dans le boyau qu’on a quittĂ© par erreur. On recom-mence Ă  marcher. On marche toujours, on n’arrive jamais.

Le ruisseau qui coule Ă  prĂ©sent au fond de la tranchĂ©e lave la fĂ©tiditĂ©et l’infĂąme encrassement de nos pieds, tandis que nous errons, muets, latĂȘte vide, dans l’abrutissement et le vertige de la fatigue.

Les grondements de l’artillerie se succĂšdent de plus en plus frĂ©quentset finissent par ne former qu’un seul grondement de la terre entiĂšre. Detous les cĂŽtĂ©s, les coups de dĂ©part ou les Ă©clatements jettent leur rapiderayon qui tache de bandes confuses le ciel noir au-dessus de nos tĂȘtes.Puis le bombardement devient si dense que l’éclairement ne cesse pas.Au milieu de la chaĂźne continue de tonnerres on s’aperçoit directementles uns les autres, casques ruisselants comme le corps d’un poisson, cuirsmouillĂ©s, fers de pelle noirs et luisants, et jusqu’aux gouttes blanchĂątresde la pluie Ă©ternelle. Je n’ai jamais encore assistĂ© Ă  un tel spectacle : c’est,en vĂ©ritĂ©, comme un clair de lune fabriquĂ© Ă  coups de canon.

En mĂȘme temps une profusion de fusĂ©es partent de nos lignes et deslignes ennemies, elles s’unissent et se mĂȘlent en groupes Ă©toilĂ©s ; il y a

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eu, un moment, une Grande Ourse de fusĂ©es dans la vallĂ©e du ciel qu’onaperçoit entre les parapets — pour Ă©clairer notre effrayant voyage.

††On s’est de nouveau perdus. Cette fois, on doit ĂȘtre bien prĂšs des pre-

miÚres lignes ; mais une dépression de terrain dessine dans cette partie dela plaine une vague cuvette parcourue par des ombres.

On a longĂ© une sape dans un sens, puis dans l’autre. Dans la vibra-tion phosphorescente du canon, saccadĂ©e comme au cinĂ©matographe, onaperçoit au-dessus du parapet deux brancardiers essayant de franchir latranchĂ©e avec leur brancard chargĂ©.

Le lieutenant, qui connaĂźt tout au moins le lieu oĂč il doit conduirel’équipe des travailleurs, les interpelle :

― OĂč est-il, le Boyau Neuf ?― J’sais pas.On leur pose, des rangs, une autre question : « A quelle distance est-on

des Boches ? » ils ne rĂ©pondent pas. Ils se parlent.― J’m’arrĂȘte, dit celui de l’avant. J’suis trop fatiguĂ©.― Allons ! avance, nom de Dieu ! fait l’autre d’un ton bourru en pa-

taugeant pesamment, les bras tirés par le brancard. On va pas tester àmoisir ici.

Ils posent le brancard Ă  terre sur le parapet, l’extrĂ©mitĂ© surplombant latranchĂ©e. On voit, en passant par-dessous, les pieds de l’homme Ă©tendu ;et la pluie qui tombe sur le brancard en dĂ©goutte noircie.

― C’est un blessĂ© ? demande-t-on d’en bas.― Non, un macchab, grogne cette fois le brancardier, et i’ pĂšse au

moins quatre-vingts kilos. Des blessĂ©s, j’dis pas — d’puis deux jours etdeux nuits, on n’en dĂ©porte pas — mais c’est malheureux d’s’esquinter Ă trimbaler des morts.

Et le brancardier, debout sur le bord du talus, jette un pied sur la basedu talus qui fait face, par-dessus le trou, et, les jambes Ă©cartĂ©es Ă  fond,pĂ©niblement Ă©quilibrĂ©, empoigne le brancard et se met en devoir de letraĂźner de l’autre cĂŽtĂ© ; et il appelle son camarade Ă  son secours.

Un peu plus loin, on voit se pencher la forme d’un officier encapu-chonnĂ©. Il a portĂ© la main Ă  sa figure et deux lignes dorĂ©es ont apparu Ă sa manche.

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Il va nous indiquer le chemin, lui
 Mais il parle : il demande si on n’apas vu sa batterie, qu’il cherche.

On n’arrivera jamais.On arrive pourtant.On aboutit Ă  un champ charbonneux, hĂ©rissĂ© de quelques maigres pi-

quets ; et sur lequel on grimpe et on se rĂ©pand en silence. C’est lĂ .Pour se mettre en place, c’est une affaire. A quatre reprises diffĂ©rentes,

il faut avancer, puis rĂ©trograder pour que la compagnie s’échelonne rĂ©-guliĂšrement sur la longueur du boyau Ă  creuser et que le mĂȘme intervallesubsiste entre chaque Ă©quipe d’un piocheur et de deux pelleteurs (pel-leurs).

― Appuyez encore de trois pas
 C’est trop. Un pas en arriĂšre. Allons,un pas en arriĂšre, ĂȘtes-vous sourds ?
 Halte !
 LĂ  !


Cette mise au point est conduite par le lieutenant et un gradĂ© du gĂ©niesurgi de terre. Ensemble ou sĂ©parĂ©ment, ils se dĂ©mĂšnent, courent le longde la file, crient leurs commandements Ă  voix basse dans la figure deshommes qu’ils prennent par le bras, parfois, pour les guider. L’opĂ©ration,commencĂ©e avec ordre, dĂ©gĂ©nĂšre, en raison de la mauvaise humeur deshommes Ă©puisĂ©s qui ont continuellement Ă  se dĂ©raciner du point oĂč ilssont affalĂ©s, en houleuse cohue.

― On est en avant des premiùres lignes, dit-on tout bas autour de moi.― Non, murmurent d’autres voix, on est juste derriùre.On ne sait pas. La pluie tombe toujours, moins fort cependant qu’à

certains moments de la marche. Mais qu’importe la pluie ! On s’est Ă©talĂ©spar terre. On est si bien, les reins et les membres posĂ©s sur la boue moel-leuse, qu’on reste indiffĂ©rents Ă  l’eau qui nous pique la figure, nous passesur la peau, et au lit spongieux qui nous tient.

Mais c’est à peine si on a le temps de souffler. On ne nous laisse pasimprudemment nous ensevelir dans le repos. Il faut se mettre au travaild’arrache-pied. Il est deux heures du matin : dans quatre heures il feratrop clair pour qu’on puisse rester ici. Il n’y a pas une minute à perdre.

― Chaque homme, nous dit-on, a Ă  creuser 1 m. 50 de longueur sur 0m. 70 de largeur et 80 cm. de profondeur. Chaque Ă©quipe a donc ses 4 m.50. Et mettez-en un coup, je vous le conseille : plus tĂŽt ce sera fini, plustĂŽt vous vous en irez.

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On connaĂźt le boniment. Il n’y a pas d’exemple dans les annales durĂ©giment qu’une corvĂ©e de terrassement soit partie avant l’heure oĂč ilfallait nĂ©cessairement qu’elle vidĂąt les lieux pour ne pas ĂȘtre aperçue,repĂ©rĂ©e et dĂ©truite avec son ouvrage.

On murmure :― Oui, oui, ça va
 C’est pas la peine de nous la faire. Économise.Mais — sauf quelques dormeurs invincibles qui tout à l’heure seront

obligĂ©s de travailler surhumainement — tout le monde se met Ă  l’Ɠuvreavec courage.

On attaque la premiĂšre couche de la ligne nouvelle : des mottes deterre filandreuses d’herbe. La facilitĂ© et la rapiditĂ© avec lesquelles s’en-tame le travail — comme tous les travaux de terrassement en pleine terre— donnent l’illusion qu’il sera vite terminĂ©, qu’on pourra dormir dans sontrou, et cela ravive une certaine ardeur.

Mais soit à cause du bruit des pelles, soit parce que quelques-uns, mal-gré les objurgations, bavardent presque haut, notre agitation éveille unefusée, qui grince verticalement sur notre droite avec sa ligne enflammée.

― Couchez-vous !Tout le monde s’abat, et la fusĂ©e balance et promĂšne son immense

pĂąleur sur une sorte de champ de morts.Lorsqu’elle est Ă©teinte, on entend, çà et lĂ , puis partout, les hommes se

dĂ©gager de l’immobilitĂ© qui les cachait, se relever, et se remettre au travailavec plus de sagesse.

BientÎt, une autre fusée lance sa longue tige dorée, couche et immo-bilise encore lumineusement la ligne obscure des faiseurs de tranchées.Puis une autre, puis une autre.

Des balles dĂ©chirent l’air autour de nous. On entend crier :― Un blessĂ© !Il passe soutenu par des camarades ; il semble mĂȘme qu’il y a plusieurs

blessĂ©s. On entrevoit ce paquet d’hommes qui se traĂźnent l’un l’autre, ets’en vont.

L’endroit devient mauvais. On se baisse, on s’accroupit. Quelques-uns grattent la terre Ă  genoux. D’autres travaillent allongĂ©s, peinent etse tournent et retournent, comme ceux qui ont des cauchemars. La terre,dont la premiĂšre couche nous fut lĂ©gĂšre Ă  enlever, devient glaiseuse et

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Le feu Chapitre XXIII

collante, est dure Ă  manier et adhĂšre Ă  l’outil comme du mastic. Il faut, Ă chaque pelletĂ©e, racler le fer de la bĂȘche.

DĂ©jĂ  serpente une maigre bosselure de dĂ©blais, et chacun se donnel’impression de renforcer cet embryon de talus avec sa musette et sa ca-pote roulĂ©e, et se pelotonne derriĂšre ce mince tas d’ombre lorsqu’une ra-fale arrive


On transpire quand on travaille ; dĂšs qu’on s’arrĂȘte, on est transpercĂ©de froid. Aussi est-on obligĂ© de vaincre la douleur de la fatigue et de re-prendre la tĂąche.

Non, on n’aura pas fini
 La terre devient de plus en plus lourde. Unenchantement semble s’acharner contre nous et nous paralyser les bras.Les fusĂ©es nous harcĂšlent, nous font la chasse, ne nous laissent pas re-muer longtemps ; et, aprĂšs que chacune d’elles nous a pĂ©trifiĂ©s dans salumiĂšre, nous avons Ă  lutter contre une besogne plus rĂ©tive. C’est avecune lenteur dĂ©sespĂ©rante, Ă  coup de souffrances, que le trou descend versles profondeurs.

Le sol s’amollit, chaque pelletĂ©e s’égoutte et coule, et se rĂ©pand de lapelle avec un bruit flasque. Quelqu’un, enfin, crie :

― Y a d’la flotte !Ce cri se rĂ©percute et court tout le long de la rangĂ©e de terrassiers.― Y a d’la flotte. Rien Ă  faire !― L’équipe oĂč est MĂ©lusson a creusĂ© plus profond, et c’est de l’eau.

On arrive Ă  une mare.― Rien Ă  faire.On s’arrĂȘte, dans le dĂ©sarroi. On entend, au sein de la nuit, le bruĂźt des

pelles et des pioches qu’on jette comme des armes vides. Les sous-officierscherchent Ă  tĂątons l’officier pour rĂ©clamer des instructions. Et, par places,sans en demander davantage, des hommes s’endorment dĂ©licieusementsous la caresse de la pluie et sous les fusĂ©es radieuses


††C’est à peu prùs à ce moment autant qu’il me souvient — que le bom-

bardement a commencĂ©.Le premier obus est arrivĂ© dans un craquement terrible de l’air, qui a

paru se dĂ©chirer en deux, et d’autres sifflements convergeaient dĂ©jĂ  surnous lorsque son explosion souleva le sol vers la tĂȘte du dĂ©tachement au

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sein de la grandeur de la nuit et de la pluie, montrant des gesticulationssur un brusque Ă©cran rouge.

Sans doute, à force de fusées, ils nous avaient vus et avaient réglé leurtir sur nous


Les hommes se prĂ©cipitĂšrent, se roulĂšrent vers le petit fossĂ© inondĂ©qu’ils avaient creusĂ©. On s’y insĂ©ra, on s’y baigna, on s’y enfonça, endisposant les fers des pelles au-dessus des tĂȘtes. A droite, Ă  gauche, enavant, en arriĂšre, des obus Ă©clatĂšrent, si proches, que chacun nous bous-culait et nous secouait dans notre couche de terre glaise. Ce fut bientĂŽt unseul tremblement continu qui agitait la chair de ce morne caniveau bondĂ©d’hommes et Ă©caillĂ© de pelles, sous des couches de fumĂ©e et des chutesde clartĂ©. Les Ă©clats et les dĂ©bris se croisaient dans tous les sens avec leurrĂ©seau de clameurs, sur le champ Ă©bloui. Il ne s’est pas passĂ© une secondeque tous n’aient pensĂ© ce que quelques-uns balbutiaient la face par terre :

― On est foutu, c’coup-ci.Une forme, un peu en avant de l’endroit oĂč je suis, s’est soulevĂ©e et a

criĂ© :― Allons-nous-en !Des corps qui gisaient s’érigĂšrent Ă  moitiĂ© hors du linceul de boue qui,

de leurs membres, coulaient en pans, en lambeaux liquides, et ces spectresmacabres criĂšrent :

― Allons-nous-en !On Ă©tait Ă  genoux, Ă  quatre pattes ; on se poussait du cĂŽtĂ© de la retraite.― Avancez ! Allons, avancez !Mais la longue file resta inerte. Les plaintes frĂ©nĂ©tiques des crieurs ne

la déplaçaient pas. Ceux qui étaient, là-bas, au bout, ne bougeaient pas etleur immobilité bloquait la masse.

Des blessés passÚrent par-dessus les autres, rampant sur eux commesur des débris, et ces blessés ont arrosé toute la compagnie de leur sang.

On apprit enfin la cause de l’affolante immobilitĂ© de la queue du dĂ©-tachement :

― Y a un barrage au bout.Une Ă©trange panique emprisonnĂ©e, aux cris inarticulĂ©s, aux gestes

murĂ©s, s’empara des hommes qui Ă©taient lĂ . Ils se dĂ©battaient sur place etclamaient. Mais, si petit que fĂ»t l’abri du fossĂ© Ă©bauchĂ©, personne n’osait

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sortir de ce creux qui nous empĂȘchait de dĂ©passer le niveau du sol, pourfuir la mort vers la tranchĂ©e transversale qui devait ĂȘtre lĂ -bas
 Les bles-sĂ©s auxquels il Ă©tait permis de ramper par-dessus les vivants risquaientsinguliĂšrement en le faisant et Ă  tout instant Ă©taient frappĂ©s et retom-baient au fond.

C’était vraiment une pluie de feu qui s’abattait partout, mĂȘlĂ©e Ă  lapluie. De la nuque aux talons on vibrait, mĂȘlĂ©s profondĂ©ment aux va-carmes surnaturels. La plus hideuse des morts descendait et sautait etplongeait tout autour de nous dans des flots de lumiĂšre. Son Ă©clat sou-levait et arrachait l’attention dans tous les sens. La chair s’apprĂȘtait aumonstrueux sacrifice !
 L’émotion qui nous annihilait Ă©tait si forte qu’ence moment seulement on s’est souvenu qu’on avait dĂ©jĂ  parfois Ă©prouvĂ©cela, subi ce dĂ©versement de mitraille avec sa brĂ»lure hurlante et sa puan-teur. Ce n’est que pendant un bombardement qu’on se rappelle vraimentceux qu’on a supportĂ©s dĂ©jĂ .

Et, sans arrĂȘt, rampaient de nouveaux blessĂ©s fuyant quandmĂȘme, quifaisaient peur et au contact desquels on gĂ©missait parce qu’on se rĂ©pĂ©tait :

― On ne sortira pas de lĂ , personne ne sortira de lĂ . Soudain, un videse produisit dans l’agglomĂ©ration humaine ; la masse s’aspirait vers l’ar-riĂšre ; on dĂ©gageait. On a commencĂ© par ramper, puis on a couru, courbĂ©sdans la boue et l’eau miroitante d’éclairs ou de reflets pourprĂ©s, en trĂ©bu-chant et en tombant Ă  cause des inĂ©galitĂ©s du fond cachĂ©es par l’eau, sem-blables nous-mĂȘmes Ă  de lourds projectiles Ă©clabousseurs qui se ruaient,bousculĂ©s par la foudre Ă  ras de terre. On arriva au dĂ©but du boyau qu’onavait commencĂ© Ă  creuser.

― Y a pas d’tranchĂ©e. Y a rien.En effet, dans la plaine oĂč s’était amorcĂ© notre travail de terrassement,

l’Ɠil ne dĂ©couvrait pas l’abri. On ne voyait que la plaine, un Ă©norme dĂ©-sert furieux, mĂȘme au coup d’aile tempĂ©tueux des fusĂ©es. La tranchĂ©e nedevait pas ĂȘtre loin puisque nous Ă©tions arrivĂ©s en la suivant. Mais dequel cĂŽtĂ© se diriger pour la trouver ? La pluie redoubla. On resta lĂ  uninstant, balancĂ©s dans un lugubre dĂ©sappointement, accumulĂ©s au bordde l’inconnu foudroyĂ©, puis ce fut une dĂ©bandade. Les uns se portĂšrent Ă gauche, les autres Ă  droite, les autres droit devant eux, tous minusculeset ne durant qu’un instant au sein de la pluie tonitruante, sĂ©parĂ©s par des

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rideaux de fumĂ©e enflammĂ©e et des avalanches noires.††

Le bombardement diminua sur nos tĂȘtes. C’était surtout vers l’em-placement oĂč nous nous Ă©tions trouvĂ©s qu’il se multipliait. Mais d’uneseconde Ă  l’autre, il pouvait venir tout barrer et tout faire disparaĂźtre. Lapluie devenait de plus en plus torrentielle. C’était le dĂ©luge dans la nuit.Les tĂ©nĂšbres Ă©taient si Ă©paisses que les fusĂ©es n’en Ă©clairaient que destranches nuageuses, rayĂ©es d’eau, au fond desquelles allaient, venaient,couraient en rond des fantĂŽmes dĂ©semparĂ©s. Il m’est impossible de dirependant combien de temps j’ai errĂ© avec le groupe auquel j’étais restĂ©attachĂ©. Nous sommes allĂ©s dans les fondriĂšres. Nos regards tendus es-sayaient, en avant de nous, de tĂątonner vers le talus et le fossĂ© sauveurs,vers la tranchĂ©e qui Ă©tait quelque part, dans le gouffre, comme un port.

Un cri de rĂ©confort s’est enfin fait entendre Ă  travers le fracas de laguerre et des Ă©lĂ©ments :

― Une tranchĂ©e !Mais le talus de cette tranchĂ©e bougeait. C’étaient des hommes confu-

sĂ©ment mĂȘlĂ©s, qui semblaient s’en dĂ©tacher, l’abandonner.― N’restez pas lĂ , les gars, criĂšrent ces fuyards, ne v’nez pas, n’appro-

chez pas ! C’est affreux. Tout s’écroule. Les tranchĂ©es foutent le camp, lesguitounes se bouchent. La boue entre partout. Demain matin y aura plusd’tranchĂ©es. C’est fini d’toutes les tranchĂ©es d’ici !

On s’en alla. OĂč ? On avait oubliĂ© de demander la moindre indicationĂ  ces hommes qui, aussitĂŽt qu’ils Ă©taient apparus, ruisselants, s’étaientengloutis dans l’ombre.

MĂȘme notre petit groupe s’émietta au milieu de ces dĂ©vastations. Onne savait plus avec qui on Ă©tait. Chacun allait : tantĂŽt c’était l’un, tantĂŽtc’était l’autre qui sombrait dans la nuit, disparaissant avec sa chance desalut.

Onmonta, on descendit des pentes. J’entrevis devant moi des hommesflĂ©chis et bossus gravissant une cĂŽte glissante oĂč la boue les tirait en ar-riĂšre, d’oĂč les repoussaient le vent et la pluie, sous un dĂŽme d’éclairssourds.

Puis, on reflua dans un marĂ©cage oĂč on enfonçait jusqu’aux genoux.On marchait en levant trĂšs haut les pieds avec un bruit de nageurs. On

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Le feu Chapitre XXIII

accomplissait pour avancer un effort Ă©norme qui, Ă  chaque enjambĂ©e, seralentissait d’une façon angoissante.

LĂ  on a senti approcher la mort, mais nous avons Ă©chouĂ© sur unesorte de mĂŽle d’argile qui coupait le marĂ©cage. Nous avons suivi le dosglissant de ce grĂȘle Ăźlot, et je me souviens qu’à un moment, pour ne pasĂȘtre prĂ©cipitĂ©s en bas de la crĂȘte flasque et sinueuse, nous avons dĂ» nousbaisser, et nous guider en touchant une bande de morts qui y Ă©taient Ă demi enfoncĂ©s. Ma main a rencontrĂ© des Ă©paules, des dos durs, une facefroide comme un casque, et une pipe qu’une mĂąchoire continuait Ă  serrerdĂ©sespĂ©rĂ©ment.

Sortis de là, levant vaguement nos faces au hasard, nous entendßmesun groupe de voix résonner non loin de nous.

― Des voix ! Ah ! des voix !Elles nous ont semblĂ© douces, ces voix, comme si elles nous appelaient

par nos noms. On s’est rĂ©unis pour s’approcher du fraternel murmured’hommes.

Les paroles devinrent distinctes ; elles Ă©taient tout prĂšs, dans ce mon-ticule entrevu lĂ  comme une oasis, et pourtant on n’entendait pas cequ’elles disaient. Les sons s’embrouillaient ; on ne comprenait pas.

― Qu’est-c’qu’i’s disent donc ? demanda l’un de nous d’un ton Ă©trange.Nous cessĂąmes, instinctivement, de chercher par oĂč entrer.Un doute, une idĂ©e poignante nous saisissaient. Alors on perçut des

mots trĂšs nettement articulĂ©s qui retentirent :― Achtung !
 Zweites GeschĂŒtz
 Schuss
Et, en arriĂšre, un coup de canon a rĂ©pondu Ă  cet ordre tĂ©lĂ©phonique.La stupĂ©faction et l’horreur nous clouĂšrent d’abord sur place.― OĂč sommes-nous ? Tonnerre de Dieu ! oĂč sommes-nous ?On a fait demi-tour, lentement malgrĂ© tout, alourdis par plus d’épui-

sement et de regret, et on s’enfuit, criblĂ©s de fatigue comme d’une quan-titĂ© de blessures, tirĂ©s vers la terre ennemie, gardant juste assez d’énergiepour repousser la douceur qu’il y aurait eu Ă  se laisser mourir.

Nous arrivĂąmes dans une espĂšce de grande plaine. Et lĂ , on s’arrĂȘta,on se jeta par terre, au bord d’un tertre ; on s’y adossa, incapables de faireun pas de plus.

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Le feu Chapitre XXIII

Mes vagues compagnons et moi, nous ne bougeĂąmes plus. La pluienous lava la face ; elle nous ruissela dans le dos et la poitrine, et pĂ©nĂ©trantpar l’étoffe des genoux, remplit nos souliers.

On serait peut-ĂȘtre tuĂ©s au jour, ou prisonniers. Mais on ne pensaitplus Ă  rien. On ne pouvait plus, on ne savait plus.

n

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CHAPITRE XXIV

L’AUBE

A oĂč nous nous sommes laissĂ©s tomber, nous attendonsle jour. Il vient, peu Ă  peu, glacĂ© et sombre, sinistre, et se diffusesur l’étendue livide.

La pluie a cessĂ© de couler. Il n’y en a plus au ciel. La plaine plombĂ©e, avecses miroirs d’eau ternis, a l’air de sortir non seulement de la nuit, mais dela mer.

A demi assoupis, Ă  demi dormants, ouvrant parfois les yeux pour lesrefermer, paralysĂ©s, rompus et froids, nous assistons Ă  l’incroyable re-commencement de la lumiĂšre.

OĂč sont les tranchĂ©es ?On voit des lacs, et, entre ces lacs, des lignes d’eau laiteuse et stag-

nante.Il y a plus d’eau encore qu’on n’avait cru. L’eau a tout pris ; elle s’est

rĂ©pandue partout, et la prĂ©diction des hommes de la nuit s’est rĂ©alisĂ©e :il n’y a plus de tranchĂ©es, ces canaux ce sont les tranchĂ©es ensevelies.

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Le feu Chapitre XXIV

L’inondation est universelle. Le champ de bataille ne dort pas, il est mort.LĂ -bas, la vie continue peut-ĂȘtre, mais on ne voit pas jusque-lĂ .

Je me soulĂšve Ă  moitiĂ©, pĂ©niblement, en oscillant, comme un malade,pour regarder cela. Ma capote m’étreint de son fardeau terrible. Il y a troisformesmonstrueusement informes Ă  cĂŽtĂ© demoi. L’une c’est Paradis avecune extraordinaire carapace de boue, une boursouflure Ă  la ceinture, Ă  laplace de ses cartouchiĂšres — se lĂšve aussi. Les autres dorment et ne fontaucun mouvement.

Et puis, quel est ce silence ? Il est prodigieux. Pas un bruit, sinon, detemps en temps, la chute d’une motte de terre dans l’eau, au milieu decette paralysie fantastique du monde. On ne tire pas
 Pas d’obus, parcequ’ils n’éclateraient pas. Pas de balles, parce que les hommes


Les hommes, oĂč sont les hommes ?Peu Ă  peu, on les voit. Il y en a, non loin de nous, qui dorment affalĂ©s,

enduits de boue des pieds Ă  la tĂȘte, presque changĂ©s en choses.A quelque distance, j’en distingue d’autres, recroquevillĂ©s et collĂ©s

comme des escargots le long d’un talus arrondi et Ă  demi rĂ©sorbĂ© parl’eau. C’est une rangĂ©e immobile de masses grossiĂšres, de paquets placĂ©scĂŽte Ă  cĂŽte, dĂ©goulinant d’eau et de boue, de la couleur du sol auquel ilssont mĂȘlĂ©s.

Je fais un effort pour rompre le silence ; je parle, je dis à Paradis quiregarde aussi de ce cÎté :

― Sont-ils morts ?― Tout à l’heure on ira voir, dit-il à voix basse. Restons là encore un

peu. Tout à l’heure on aura le courage d’y aller.Tous les deux on se regarde et on jette les yeux sur ceux qui sont venus

s’abattre ici. On a des figures tellement lassĂ©es que ce ne sont plus desfigures ; quelque chose de sale, d’effacĂ© et de meurtri, aux yeux sanglants,en haut de nous. Nous nous sommes vus sous tous les aspects, depuis lecommencement — et pourtant, nous ne nous reconnaissons plus.

Paradis dĂ©tourne la tĂȘte, regarde ailleurs.Tout Ă  coup, je le vois qui est saisi d’un tremblement. Il Ă©tend un bras

Ă©norme, encroĂ»tĂ© de boue :― Là
 là
 fait-il.

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Le feu Chapitre XXIV

Sur l’eau qui dĂ©borde d’une tranchĂ©e au milieu d’un terrain particu-liĂšrement hachurĂ© et ravinĂ©, flottent des masses, des rĂ©cifs ronds.

Nous nous traĂźnons jusque-lĂ . Ce sont des noyĂ©s.Leurs tĂȘtes et leurs bras plongent dans l’eau. On voit transparaĂźtre

leurs dos avec les cuirs de l’équipement, vers la surface du liquide plĂątreuxet leurs cottes de toile bleue sont gonflĂ©es, avec les pieds emmanchĂ©s detravers sur ces jambes ballonnĂ©es, comme les pieds noirs boulus adaptĂ©saux jambes informes des bonshommes en baudruche. Sur un crĂąne im-mergĂ©, des cheveux se tiennent droit dans l’eau comme des herbes aqua-tiques. Voici une figure qui affleure : la tĂȘte est Ă©chouĂ©e contre le bord, etle corps disparaĂźt dans la tombe trouble. La face est levĂ©e vers le ciel. Lesyeux sont deux trous blancs ; la bouche est un trou noir. La peau jaune,boursouflĂ©e, de ce masque apparaĂźt molle et plissĂ©e, comme de la pĂąterefroidie.

Ce sont les veilleurs qui Ă©taient lĂ . Ils n’ont pas pu se dĂ©pĂȘtrer de laboue. Tous leurs efforts pour sortir de cette fosse Ă  l’escarpement gluantqui s’emplissait d’eau, lentement, fatalement, ne faisaient que les attirerdavantage au fond. Ils sont morts cramponnĂ©s Ă  l’appui fuyant de la terre.

LĂ  sont nos premiĂšres lignes, et lĂ  les premiĂšres lignes allemandes,pareillement silencieuses et refermĂ©es dans l’eau.

Nous allons jusqu’à ces molles ruines. On passe au milieu de ce quiĂ©tait hier encore la zone d’épouvante, dans l’intervalle terrible au seuilduquel a dĂ» s’arrĂȘter l’élan formidable de notre derniĂšre attaque — oĂč lesballes et les obus n’avaient pas cessĂ© de sillonner l’espace depuis un an etdemi, et oĂč, ces jours-lĂ , leurs averses transversales se sont furieusementcroisĂ©es au-dessus de la terre, d’un horizon Ă  l’autre.

C’est maintenant un surnaturel champ de repos. Le terrain est partouttachĂ© d’ĂȘtres qui dorment, ou qui, s’agitant doucement, levant un bras,levant la tĂȘte, se mettent Ă  revivre, ou sont en train de mourir.

La tranchĂ©e ennemie achĂšve de sombrer en elle-mĂȘme dans le fondde grands vallonnements et d’entonnoirs marĂ©cageux, hĂ©rissĂ©s de boue,et elle y forme une ligne de flaques et de puits. On en voit, par places,remuer, se morceler et descendre les bords qui surplombaient encore. Aun endroit, on peut se pencher sur elle.

Dans ce cycle vertigineux de fange, pas de corps. Mais, là, pire qu’un

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corps, un bras, seul, nu et pĂąle comme la pierre, sort d’un trou qui sedessine confusĂ©ment dans la paroi Ă  travers l’eau. L’homme a Ă©tĂ© enterrĂ©dans son abri et n’a eu que le temps de faire jaillir son bras.

De tout prĂšs, on remarque que des amas de terre alignĂ©s sur lestĂȘtes des remparts de ce gouffre Ă©tranglĂ© sont des ĂȘtres. Sont-ils morts ?dorment-ils ? On ne sait pas. En tout cas, ils reposent.

Sont-ils Allemands ou Français ? On ne sait pas.L’un d’eux a ouvert les yeux et nous regarde en balançant la tĂȘte. On

lui dit :― Français ?Puis― Deutsch ?Il ne rĂ©pond pas, il referme les yeux et retourne Ă  l’anĂ©antissement.

On n’a jamais su qui c’était.On ne peut dĂ©terminer l’identitĂ© de ces crĂ©atures : ni Ă  leur vĂȘtement,

couvert d’une Ă©paisseur de fange ; ni Ă  la coiffure : ils sont nu-tĂȘte ouemmaillotĂ©s de laine sous leur cagoule fluide et fĂ©tide ; ni aux armes : ilsn’ont pas leur fusil, ou bien leurs mains glissent sur une chose qu’ils onttraĂźnĂ©e, masse informe et gluante, semblable Ă  une espĂšce de poisson.

Tous ces hommes Ă  face cadavĂ©rique, qui sont devant nous et der-riĂšre nous, au bout de leurs forces, vides de paroles comme de volontĂ©,tous ces hommes chargĂ©s de terre, et qui portent, pourrait-on dire, leurensevelissement, se ressemblent comme s’ils Ă©taient nus. De cette nuitĂ©pouvantable il sort d’un cĂŽtĂ© ou d’un autre quelques revenants revĂȘtusexactement du mĂȘme uniforme de misĂšre et d’ordure.

C’est la fin de tout. C’est, pendant un moment, l’arrĂȘt immense, lacessation Ă©pique de la guerre.

A une Ă©poque, je croyais que le pire enfer de la guerre ce sont lesflammes des obus, puis j’ai pensĂ© longtemps que c’était l’étouffement dessouterrains qui se rĂ©trĂ©cissent Ă©ternellement sur nous. Mais non, l’enfer,c’est l’eau.

Le vent s’élĂšve. Il est glacĂ© et son souffle glacĂ© passe au travers denos chairs. Sur la plaine dĂ©liquescente et naufragĂ©e, mouchetĂ©e de corpsentre ses gouffres d’eau vermiculaires, entre ses Ăźlots d’hommes immo-biles agglutinĂ©s ensemble comme des reptiles, sur ce chaos qui s’aplatit

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et sombre, de lĂ©gĂšres ondulations de mouvements se dessinent. On voitse dĂ©placer lentement des bandes, des tronçons de caravanes composĂ©esd’ĂȘtres qui plient sous le poids de leurs casaques et de leurs tabliers deboue, et se traĂźnent, se dispersent et grouillent au fond du reflet obscurcidu ciel. L’aube est si sale qu’on dirait que le jour est dĂ©jĂ  fini.

Ces survivants Ă©migrent Ă  travers cette steppe dĂ©solĂ©e, chassĂ©s parun grand malheur indicible qui les extĂ©nue et les effare — lamentables, etquelques-uns sont dramatiquement grotesques lorsqu’ils se prĂ©cisent, Ă demi dĂ©shabillĂ©s par l’enlisement dont ils se sauvent encore.

En passant, ils jettent les yeux autour d’eux, nous contemplent, puisretrouvent en nous des hommes, et nous disent dans le vent :

― LĂ -bas, c’est pire qu’ici. Les bonhommes tombent dans les trous eton n’peut pas les retirer. Tous ceux qui, pendant la nuit, ont mis pied surle bord d’un trou d’obus, sont morts
 LĂ -bas, d’oĂč qu’on vient, tu vois parterre une tĂȘte qui r’mue les bras, scellĂ©e ; il y a un chemin de claies qui,par endroits, ont cĂ©dĂ© et se sont trouĂ©es, et c’est une souriciĂšre d’hommes,LĂ  oĂč il n’y a plus de claies, il y a deux mĂštres d’eau
 Leur fusil ! y en aqui n’ont jamais pu l’dĂ©raciner. Regarde ceux-lĂ  : on a coupĂ© tout le basde leur capote — tant pis pour les poches — pour les dĂ©gager, et aussiparce qu’ils n’avaient pas la force de tirer un poids pareil
 La capote deDumas, qu’on a pu lui enlever, elle pesait bien quarante kilos : on pouvaittout juste, Ă  deux, la soulever des deux mains
 Tiens, lui, qu’a les jambesnues, ça lui a tout arrachĂ©, son pantalon, son caleçon, ses souliers — toutça arrachĂ© par la terre. On n’a jamais vu ça, jamais.

Et Ă©grenĂ©s, car ces traĂźnards ont des traĂźnards, ils s’enfuient dans uneĂ©pidĂ©mie d’épouvante, leurs pieds extirpant du sol de massives racinesde boue. On voit s’effacer ces rafales d’hommes, dĂ©croĂźtre les blocs qu’ilsfont, murĂ©s dans des vĂȘtements Ă©normes.

Nous nous levons. Debout, le vent glacial nous fait frissonner commedes arbres.

Nous allons Ă  petits pas. On oblique, attirĂ©s par une masse formĂ©e dedeux hommes Ă©trangement mĂȘlĂ©s, Ă©paule contre Ă©paule, les bras autourdu cou l’un de l’autre. Le corps Ă  corps de deux combattants qui se sontentraĂźnĂ©s dans la mort et s’y maintiennent, incapables pour toujours dese lĂącher ? Non, ce sont deux hommes qui se sont appuyĂ©s l’un sur l’autre

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pour dormir. Comme ils ne pouvaient pas s’étendre sur le sol qui se dĂ©-robait et voulait s’étendre sur eux, ils se sont penchĂ©s l’un vers l’autre,se sont empoignĂ©s aux Ă©paules, et se sont endormis, enfoncĂ©s jusqu’auxgenoux dans la glaise.

On respecte leur immobilitĂ©, et on s’éloigne de cette double statue depauvretĂ© humaine.

Puis nous nous arrĂȘtons bientĂŽt nous-mĂȘmes. Nous avons trop prĂ©-sumĂ© de nos forces. Nous ne pouvons pas encore nous en aller. Ce n’estpas encore fini. On s’écroule Ă  nouveau dans une encoignure pĂ©trie, avecle bruit d’un bloc de gadoue qu’on jette.

On ferme les yeux. De temps en temps, on les ouvre.Des gens se dirigent en titubant vers nous. Ils se penchent sur nous,

et parlent d’une voix basse et lassĂ©e.L’un d’eux dit :― Sie sind todt. Wir bleiben hier.L’autre rĂ©pond : Ia, comme un soupir.Mais ils nous voient remuer. Alors, aussitĂŽt, ils Ă©chouent en face de

nous. L’homme Ă  la voix sans accent s’adresse Ă  nous :― Nous levons les bras, dit-il.Et ils ne bougent pas.Puis ils s’affalent complĂštement — soulagĂ©s, et, comme si c’était la fin

de leur tourment, l’un d’eux, qui a sur la face des dessins de boue commeun sauvage, esquisse un sourire.

― Reste lĂ , lui dit Paradis sans remuer sa tĂȘte qui est appuyĂ©e en ar-riĂšre sur un monticule. Tout Ă  l’heure, tu viendras avec nous, si tu veux.

― Oui, dit l’Allemand. J’en ai assez.On ne lui rĂ©pond pas.Il dit :― Les autres aussi ?― Oui, dit Paradis, qu’ils restent aussi s’ils veulent.Ils sont quatre qui se sont Ă©tendus par terre.L’un d’eux se met Ă  rĂąler. C’est comme un chant Ă  demi, Ă  genoux,

autour de lui et roulent de gros yeux dans leurs figures bigarrĂ©es de saletĂ©.Nous nous soulevons et nous regardons cette scĂšne. Mais le rĂąle s’éteint,

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Le feu Chapitre XXIV

et la gorge noirñtre qui remuait seule sur ce grand corps comme un petitoiseau, s’immobilise.

― Er ist todt, dit un des hommes.Il commence Ă  pleurer. Les autres se rĂ©installent pour dormir. Le pleu-

reur s’endort en pleurant.Quelques soldats sont venus, en faisant des faux pas, clouĂ©s par des

arrĂȘts soudains, comme des ivrognes, ou bien en glissant comme des vers,se rĂ©fugier jusqu’ici, parmi le creux oĂč nous sommes dĂ©jĂ  incrustĂ©s, et ons’endort pĂȘle-mĂȘle dans la fosse commune.

††On se rĂ©veille. On se regarde, Paradis et moi, et on se souvient. On

rentre dans la vie et dans la clartĂ© du jour comme dans un cauchemar.Devant nous renaĂźt la plaine dĂ©sastreuse oĂč de vagues mamelons s’es-tompent, immergĂ©s, la plaine d’acier, rouillĂ©e par places, et oĂč reluisentles lignes et les plaques de l’eau — et dans l’immensitĂ©, semĂ©s çà et lĂ comme des immondices, les corps anĂ©antis qui y respirent ou s’y dĂ©com-posent.

Paradis me dit :― VoilĂ  la guerre.― Oui, c’est ça, la guerre, rĂ©pĂšte-t-il d’une voix lointaine. C’est pa’

aut’ chose.Il veut dire, et je comprends avec lui :« Plus que les charges qui ressemblent Ă  des revues, plus que les ba-

tailles visibles dĂ©ployĂ©es comme des oriflammes, plus mĂȘme que les corpsĂ  corps oĂč l’on se dĂ©mĂšne en criant, cette guerre, c’est la fatigue Ă©pouvan-table, surnaturelle, et l’eau jusqu’au ventre, et la boue et l’ordure et l’in-fĂąme saletĂ©. C’est les faces moisies et les chairs en loques et les cadavresqui ne ressemblent mĂȘme plus Ă  des cadavres, surnageant sur la terre vo-race. C’est cela, cette monotonie infinie de misĂšres, interrompue par desdrames aigus, c’est cela, et non pas la baĂŻonnette qui Ă©tincelle comme del’argent, ni le chant de coq du clairon au soleil ! »

Paradis pensait si bien Ă  cela qu’il remĂącha un souvenir, et gronda :― Tu t’rappelles, la bonne femme de la ville oĂč on a Ă©tĂ© faire une virĂ©e,

y a pas si longtemps d’ça, qui parlait des attaques, qui en bavait, et quidisait : « Ça doit ĂȘtre beau Ă  voir !  »

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Le feu Chapitre XXIV

Un chasseur, qui Ă©tait allongĂ© sur le ventre, aplati comme unmanteau,leva la tĂȘte hors de l’ombre ignoble oĂč elle plongeait, et s’écria :

― Beau ! Ah ! merde alors !« C’est tout Ă  fait comme si une vache disait : « Ça doit ĂȘtre beau Ă 

voir, Ă  La Villette, ces multitudes de bƓufs qu’on pousse en avant ! »Il cracha de la boue, la bouche barbouillĂ©e, la face dĂ©terrĂ©e comme

une bĂȘte.― Qu’on dise : « Il le faut », bredouilla-t-il d’une Ă©trange voix sacca-

dĂ©e, dĂ©chirĂ©e, haillonneuse. Bien. Mais beau ! Ah ! merde alors !Il se dĂ©battait contre cette idĂ©e. Il ajouta tumultueusement :― C’est avec des choses comme ça qu’on dit, qu’on s’fout d’nous jus-

qu’au sang !Il recracha, mais, Ă©puisĂ© par l’effort qu’il avait fait, il retomba dans

son bain de vase et il remit la tĂȘte dans son crachat.††

Paradis, hantĂ©, promenait sa main sur la largeur du paysage indicible,l’Ɠil fixe, et rĂ©pĂ©tait sa phrase :

― C’est ça, la guerre
 Et c’est ça partout. Qu’est-ce qu’on est, nousautres, et qu’est-ce que c’est, ici ? Rien du tout. Tout ça qu’tu vois, c’est unpoint. Dis-toi bien qu’il y a ce matin dans le monde trois mille kilomùtresde malheurs pareils, ou à peu prùs, ou pires.

― Et puis, dit le camarade qui Ă©tait Ă  cĂŽtĂ© de nous — et qu’on ne recon-naissait pas, mĂȘme Ă  la voix qui sortait de lui — demain ça r’commencera.Ça avait bien r’commencĂ© avant-hier et les autres jours d’avant !

Le chasseur, avec effort, comme s’il dĂ©chirait le sol, arracha son corpsde la terre oĂč il avait moulĂ© une dĂ©pression semblable Ă  un cercueil suin-tant, et il s’assit dans ce trou. Il cligna des yeux, secoua sa figure frangĂ©ede vase, pour la nettoyer, dit :

― On s’en tirera cette fois-ci encore. Et qui sait, p’t’ĂȘt’ que demainaussi on s’en tirera ! Qui sait ?

Paradis, le dos pliĂ© sous des tapis de terreau et de glaise, cherchait Ă rendre l’impression que la guerre est inimaginable, et incommensurabledans le temps et l’espace.

― Quand on parle de toute la guerre, songeait-il tout haut, c’estcomme si on n’disait rien. Ça Ă©touffe les paroles. On est lĂ , Ă  r’garder

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ça, comme des espĂšces d’aveugles
Une voix de basse roula un peu plus loin :― Non, on n’peut pas s’figurer.A cette parole un brusque Ă©clat de rire se dĂ©chira.― D’abord, comment, sans y avoir Ă©tĂ©, s’imaginerait-on ça ?― I’ faudrait ĂȘtre fou ! dit le chasseur.Paradis se pencha sur une masse Ă©tendue, rĂ©pandue, Ă  cĂŽtĂ© de lui.― Tu dors ?― Non, mais j’bouge pas, barbota aussitĂŽt une voix Ă©touffĂ©e et terro-

risĂ©e qui sourdait de la masse, couverte d’une housse limoneuse Ă©paisseet si bossuĂ©e qu’elle semblait piĂ©tinĂ©e. J’vas t’dire : j’crois qu’j’ai l’ventrecrevĂ©. Mais j’en suis pas sĂ»r, et j’ose pas l’savoir.

― On va voir
― Non, pas encore, dit l’homme. J’voudrais rester encore un peu

comme ça.Les autres ébauchaient des mouvements en clapotant, se traßnant sur

les coudes, rejetant l’infernale couverture pĂąteuse qui les Ă©crasait. La pa-ralysie du froid se dissipait petit Ă  petit parmi cette grappe de suppliciĂ©s,bien que la clartĂ© ne progressĂąt plus sur la grande mare irrĂ©guliĂšre oĂčdescendait la plaine. La dĂ©solation continuait, non le jour.

L’un de nous qui parlait tristement, comme une cloche, dit :― T’auras beau raconter, s’pas, on t’croira pas. Pas par mĂ©chancetĂ©

ou par amour de s’ficher d’toi, mais pa’ce qu’on n’pourra pas. Quand tudiras plus tard, si t’es encore vivant pour placer ton mot : « On a fait destravaux d’nuit, on a Ă©tĂ© sonnĂ©s, pis on a manquĂ© s’enliser », on rĂ©pondra :« Ah ! » ; p’tĂȘt’ qu’on dira : « Vous n’avez pas dĂ» rigoler lourd pendantl’affaire. » C’est tout. Personne ne saura. I’ n’y aura qu’toi.

― Non, pas mĂȘme nous, pas mĂȘme nous ! s’écria quelqu’un.― J’dis comme toi, moi : nous oublierons, nous
 Nous oublions dĂ©jĂ ,

mon pauv’vieux !― Nous en avons trop vu !― Et chaque chose qu’on a vue Ă©tait trop. On n’est pas fabriquĂ© pour

contenir ça
 Ça fout l’camp d’tous les cĂŽtĂ©s ; on est trop p’tit.― Un peu, qu’on oublie ! Non seulement la durĂ©e de la grande mi-

sùre qui est, comme tu dis, incalculable, depuis l’temps qu’elle dure : les

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marches qui labourent et r’labourent les terres, talent les pieds, usent lesos, sous le poids de la charge qui a l’air de grandir dans le ciel, l’érein-tement jusqu’à ne plus savoir son nom, les piĂ©tinements et les immobili-tĂ©s qui vous broient, les travaux qui dĂ©passent les forces, les veilles, sansbornes, Ă  guetter l’ennemi qui est partout dans la nuit, et Ă  lutter contre lesommeil — et l’oreiller de fumier et de poux. Mais mĂȘme les sales coupsoĂč s’y mettent les marmites et les mitrailleuses, les mines, les gaz as-phyxiants, les contre-attaques. On est plein de l’émotion de la rĂ©alitĂ© aumoment, et on a raison. Mais tout ça s’use dans vous et s’en va, on ne saitcomment, on ne sait oĂč, et i’ n’reste plus qu’les noms, qu’les mots de lachose, comme dans un communiquĂ©.

― C’est vrai, c’qu’i’ dit, fit un homme sans remuer la tĂȘte dans sacangue. Quand j’sui’ Ă©tĂ© en permission, j’ai vu qu’j’avais oubliĂ© bien deschoses de ma vie d’avant. Y a des lettres de moi que j’ai relues comme sic’était un livre que j’ouvrais. Et pourtant, malgrĂ© ça j’ai oubliĂ© aussi masouffrance de la guerre. On est des machines Ă  oublier. Les hommes, c’estdes choses qui pensent un peu, et qui, surtout, oublient. VoilĂ  ce qu’onest.

― Ni les autres, ni nous, alors ! Tant de malheur est perdu !Cette perspective vint s’ajouter Ă  la dĂ©chĂ©ance de ces crĂ©atures

comme la nouvelle d’un dĂ©sastre plus grand, les abaisser encore sur leurgrĂšve de dĂ©luge.

― Ah ! si on se rappelait ! s’écria l’un.― Si on s’rappelait, dit l’autre, y aurait plus d’guerre !Un troisiĂšme ajouta magnifiquement :― Oui, si on s’rappelait, la guerre serait moins inutile qu’elle ne l’est.Mais tout d’un coup, un des survivants couchĂ©s se dressa Ă  genoux,

secoua ses bras boueux et d’oĂč tombait la boue, et, noir comme une grandechauve-souris engluĂ©e, il cria sourdement :

― Il ne faut plus qu’il y ait de guerre aprĂšs celle-lĂ  !Dans ce coin bourbeux oĂč, faibles encore et impotents, nous Ă©tions

assaillis par des souffles de vent qui nous empoignaient si brusquementet si fort que la surface du terrain semblait osciller comme une Ă©pave,le cri de l’homme qui avait l’air de vouloir s’envoler Ă©veilla d’autres crispareils :

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― Il ne faut plus qu’il y ait de guerre aprĂšs celle-lĂ  !Les exclamations sombres, furieuses, de ces hommes enchaĂźnĂ©s Ă  la

terre, incarnĂ©s de terre, montaient et passaient dans le vent comme descoups d’aile :

― Plus de guerre, plus de guerre !― Oui, assez !― C’est trop bĂȘte, aussi
 C’est trop bĂȘte, mĂąchonnaient-ils.Qu’est-ce

que ça signifie, au fond, tout ça — tout ça qu’on n’peut mĂȘme pas dire !Ils bafouillaient, ils grognaient comme des fauves sur leur espĂšce de

banquise disputĂ©e par les Ă©lĂ©ments, avec leurs sombres masques en lam-beaux. La protestation qui les soulevait Ă©tait tellement vaste qu’elle lesĂ©touffait.

― On est fait pour vivre, pas pour crever comme ça !― Les hommes sont faits pour ĂȘtre des maris, des pĂšres des hommes,

quoi ! pas des bĂȘtes qui se traquent, s’égorgent et s’empestent.― Et tout partout, partout, c’est des bĂȘtes, des bĂȘtes fĂ©roces ou des

bĂȘtes Ă©crasĂ©es. Regarde, regarde !
 Je n’oublierai jamais l’aspect de ces campagnes sans limites sur la

face desquelles l’eau sale avait rongĂ© les couleurs, les traits, les reliefs,dont les formes attaquĂ©es par la pourriture liquide s’émiettaient et s’écou-laient de toutes parts, Ă  travers les ossatures broyĂ©es des piquets, des filsde fer, des charpentes — et, lĂ -dessus, parmi ces sombres immensitĂ©s deStyx, la vision de ce frissonnement de raison, de logique et de simplicitĂ©,qui s’était mis soudain Ă  secouer ces hommes comme de la folie.

On voyait que cette idĂ©e les tourmentait : qu’essayer de vivre sa viesur la terre et d’ĂȘtre heureux, ce n’est pas seulement un droit, mais undevoir — et mĂȘme un idĂ©al et une vertu ; que la vie sociale n’est faite quepour donner plus de facilitĂ© Ă  chaque vie intĂ©rieure.

― Vivre !
― Nous !
 Toi
 Moi
― Plus de guerre. Ah ! non
C’est trop bĂȘte !
 Pire que ça, c’est trop
Une parole vint en Ă©cho Ă  leur vague pensĂ©e, Ă  leur murmure morcelĂ©

et avortĂ© de foule
 J’ai vu se soulever un front couronnĂ© de fange et labouche a profĂ©rĂ© au niveau de la terre :

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Le feu Chapitre XXIV

― Deux armĂ©es qui se battent, c’est comme une grande armĂ©e qui sesuicide !

††― Tout de mĂȘme, qu’est-ce que nous sommes depuis deux ans ? De

pauvres malheureux incroyables, mais aussi des sauvages, des brutes, desbandits, des salauds.

― Pire que ça ! mñcha celui qui ne savait employer que cette expres-sion.

― Oui, je l’avoue !Dans la trĂȘve dĂ©solĂ©e de cette matinĂ©e, ces hommes qui avaient Ă©tĂ© te-

naillĂ©s par la fatigue, fouettĂ©s par la pluie, bouleversĂ©s par toute une nuitde tonnerre, ces rescapĂ©s des volcans et de l’inondation entrevoyaient Ă quel point la guerre, aussi hideuse au moral qu’au physique, non seule-ment viole le bon sens, avilit les grandes idĂ©es, commande tous les crimes— mais ils se rappelaient combien elle avait dĂ©veloppĂ© en eux et autourd’eux tous les mauvais instincts sans en excepter un seul : la mĂ©chancetĂ©jusqu’au sadisme, l’égoĂŻsme jusqu’à la fĂ©rocitĂ©, le besoin de jouir jusqu’àla folie.

Ils se figurent tout cela devant leurs yeux comme tout Ă  l’heure ils sesont figurĂ©s confusĂ©ment leur misĂšre. Ils sont bondĂ©s d’une malĂ©dictionqui essaye de se livrer passage et d’éclore en paroles. Ils en geignent ;ils en vagissent. On dirait qu’ils font effort pour sortir de l’erreur et del’ignorance qui les souillent autant que la boue, et qu’ils veulent enfinsavoir pourquoi ils sont chĂątiĂ©s.

― Alors quoi ? clame l’un.― Quoi ? rĂ©pĂšte l’autre, plus grandement encore.Le vent fait trembler aux yeux l’étendue inondĂ©e et, s’acharnant sur

ces masses humaines, couchées ou à genoux, fixes comme des dalles etdes stÚles, leur arrache des frissons.

― Il n’y aura plus d’guerre, gronde un soldat, quand il n’y aura plusd’Allemagne.

― C’est pas ça qu’il faut dire ! crie un autre. C’est pas assez. Y auraplus de guerre quand l’esprit de la guerre sera vaincu !

Comme le mugissement du vent avait Ă©touffĂ© Ă  moitiĂ© ces mots, ilĂ©rigea sa tĂȘte et les rĂ©pĂ©ta.

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― L’Allemagne et le militarisme, hacha prĂ©cipitamment la rage d’unautre, c’est la mĂȘme chose. Ils ont voulu la guerre et ils l’avaient prĂ©mĂ©-ditĂ©e. Ils sont le militarisme.

― Le militarisme
 reprit un soldat.― Qu’est-ce que c’est ? demanda-t-on.― C’est
 c’est la force brutale prĂ©parĂ©e qui, tout d’un coup, Ă  un mo-

ment, s’abat. C’est ĂȘtre des bandits.― Oui. Aujourd’hui, le militarisme s’appelle Allemagne.― Oui ; mais demain, comme qu’i’ s’appellera ?― J’sais pas, dit une voix grave, comme celle d’un prophĂšte.― Si l’esprit de la guerre n’est pas tuĂ©, t’auras des mĂȘlĂ©es tout le long

des Ă©poques.― Il faut
 il faut.― Il faut se battre ! gargouilla la voix rauque d’un corps qui, depuis

notre rĂ©veil, se pĂ©trifiait dans la boue dĂ©voratrice. Il le faut ! — et le corpsse retourna pesamment. — Il faut donner tout ce que nous avons, et nosforces et nos peaux, et nos cƓurs, toute not’ vie, et les joies qui nousrestaient ! L’existence de prisonniers qu’on a, il faut l’accepter des deuxmains ! Il faut tout supporter, mĂȘme l’injustice, dont le rĂšgne est venu,et le scandale et la dĂ©goĂ»tation qu’on voit — pour ĂȘtre tout Ă  la guerre,pour vaincre !Mais, s’il faut faire un sacrifice pareil, ajouta dĂ©sespĂ©rĂ©mentl’homme informe, en se retournant encore, c’est parce qu’on se bat pourun progrĂšs, non pour un pays ; contre une erreur, non contre un pays.

― Faut tuer la guerre, dit le premier parleur, faut tuer la guerre, dansle ventre de l’Allemagne !

― Tout de mĂȘme, fit un de ceux qui Ă©taient assis lĂ , enracinĂ© commeune espĂšce de germe, tout de mĂȘme, on commence Ă  comprendre pour-quoi il fallait marcher.

― Tout demĂȘme, marmotta Ă  son tour le chasseur, qui s’était accroupi,y en a qui se battent avec une autre idĂ©e que ça dans la tĂȘte. J’en ai vu, desjeunes, qui s’foutaient pas mal des idĂ©es humanitaires. L’important poureux, c’est la question nationale, pas aut’chose, et la guerre une affaire depatries : chacun fait reluire la sienne, voilĂ  tout. I’s s’battaient, ceux-lĂ , eti’s s’battaient bien.

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― I’s sont jeunes, ces petits gars qu’tu dis. I’s sont jeunes. Faut par-donner.

― On peut bien faire sans savoir bien c’qu’on fait.― C’est vrai qu’les hommes sont fous ! Ça, on l’dira jamais assez !― Les chauvins, c’est d’la vermine
 ronchonna une ombre.Ils rĂ©pĂ©tĂšrent plusieurs fois, comme pour se guider Ă  tĂątons :― Faut tuer la guerre. La guerre, elle !L’un de nous, celui qui ne bougeait pas la tĂȘte, dans l’armature de ses

Ă©paules, s’entĂȘta dans son idĂ©e :― Tout ça, c’est des boniments. Qu’est-ce que ça fait qu’on pense ça

ou ça ! Faut ĂȘtre vainqueurs, voilĂ  tout.Mais les autres avaient commencĂ© Ă  chercher. Ils voulaient savoir et

voir plus loin que le temps prĂ©sent. Ils palpitaient, essayant d’enfanter eneux-mĂȘmes une lumiĂšre de sagesse et de volontĂ©. Des convictions Ă©parsestourbillonnaient dans leurs tĂȘtes et il leur sortait des lĂšvres des fragmentsconfus de croyances.

― Bien sĂ»r
 Oui
 Mais faut voir les choses
 Mon vieux, faut tou-jours voir le rĂ©sultat.

― L’rĂ©sultat ! Etre vainqueurs dans cette guerre, se buta l’homme-borne, c’est pas un rĂ©sultat ?

Ils furent deux Ă  la fois qui rĂ©pondirent :― Non !

††A cet instant, il se produisit un bruit sourd. Des cris jaillirent à la

ronde et nous frissonnĂąmes.Tout un pan de glaise s’était dĂ©tachĂ© du monticule oĂč nous Ă©tions va-

guement adossés, déterrant complÚtement, au milieu de nous, un cadavreassis les jambes allongées.

L’éboulement creva une poche d’eau amassĂ©e en haut du monticuleet l’eau s’épandit en cascade sur le cadavre et le lava pendant que nous leregardions.

On cria :― Il a la figure toute noire !― Qu’est-ce que c’est que cette figure ? haleta une voix.

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Les valides s’approchaient en cercle comme des crapauds. Cette tĂȘtequi apparaissait en bas-relief sur la paroi que la chute de terre avait miseĂ  nu, on ne pouvait pas la dĂ©visager.

― Sa figure ! C’est pas sa figure !A la place de la face, on trouvait une chevelure.Alors on s’aperçut que ce cadavre qui semblait assis Ă©tait pliĂ© et cassĂ©

Ă  l’envers.On contempla dans un silence terrible, ce dos vertical que nous prĂ©-

sentait la dépouille disloquée, ces bras pendants et courbés en arriÚre, etces deux jambes allongées qui posaient sur la terre fondante par la pointedes pieds.

Alors le dĂ©bat reprit, rĂ©veillĂ© par ce dormeur effroyable. On clamafurieusement comme s’il Ă©coutait :

― Non ! ĂȘtre vainqueurs ce n’est pas le rĂ©sultat. Ce n’est pas eux qu’ilfaut avoir, c’est la guerre.

― T’as donc pas compris qu’il faut en finir avec la guerre ? Si on doitremettre ça un jour, tout c’qui a Ă©tĂ© fait ne sert Ă  rien. Regarde ; ça ne sertĂ  rien. C’est deux ans ou trois ans, ou plus, de catastrophes gĂąchĂ©es.

††― Ah ! mon vieux, si tout c’qu’on a subi n’était pas la fin de c’grand

malheur-lĂ  — j’tiens Ă  la vie : j’ai ma femme, ma famille, avec la maisonautour d’eux, j’ai des idĂ©es pour ma vie d’aprĂšs, va
 Eh bien, tout demĂȘme, j’aimerais mieux mourir.

― J’vais mourir, fit en ce moment prĂ©cis, comme un Ă©cho, le voisin deParadis, qui sans doute avait regardĂ© la blessure de son ventre, je l’regretteĂ  cause de mes enfants.

― Moi, murmura-t-on ailleurs, c’est Ă  cause de mes enfants que je nele regrette pas. J’vaismourir, donc j’sais c’que j’dis, et j’me dis : « I’s aurontla paix, eux ! »

― Moi, j’mourrai p’t’ĂȘt’ pas, dit un autre avec un frĂ©missement d’es-poir qu’il ne put contenir, mĂȘme Ă  la face des condamnĂ©s, mais j’souffrirai.Eh bien, j’dis : tant pis, et j’dis mĂȘme : tant mieux ; et j’saurai souffrir plus,si je sais que c’est pour quelque chose !

― Alors faudra continuer Ă  s’battre aprĂšs la guerre ?― Oui, p’t’ĂȘt’


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Le feu Chapitre XXIV

― T’en veux encore, toi !― Oui, parce que j’n’en veux plus ! grogna-t-on.― Et pas contre des Ă©trangers, p’t’ĂȘt’, i’ faudra s’battre ?― P’tĂȘt’, oui
Un coup de vent plus violent que les autres nous ferma les yeux et

nous Ă©touffa.Quand il fut passĂ©, et qu’on vit la rafale s’enfuir Ă  travers laplaine en saisissant par endroits et en secouant sa dĂ©pouille de boue, encreusant l’eau des tranchĂ©es qui bĂ©aient longues comme la tombe d’unearmĂ©e — on reprit :

― Aprùs tout, qu’est-ce qui fait la grandeur et l’horreur de la guerre ?― C’est la grandeur des peuples.― Mais les peuples, c’est nous !Celui qui avait dit cela me regardait, m’interrogeait.― Oui, lui dis-je, oui, mon vieux frùre, c’est vrai ! C’est avec nous

seulement qu’on fait les batailles. C’est nous la matiĂšre de la guerre. Laguerre n’est composĂ©e que de la chair et des Ăąmes des simples soldats.C’est nous qui formons les plaines de morts et les fleuves de sang, noustous dont chacun est invisible et silencieux Ă  cause de l’immensitĂ© denotre nombre. Les villes vidĂ©es, les villages dĂ©truits, c’est le dĂ©sert denous. Oui, c’est nous tous et c’est nous tout entiers.

― Oui, c’est vrai. C’est les peuples qui sont la guerre ; sans eux, il n’yaurait rien, rien, que quelques criailleries, de loin. Mais c’est pas eux quila dĂ©cident. C’est les maĂźtres qui les dirigent.

― Les peuples luttent aujourd’hui pour n’avoir plus de maĂźtres qui lesdirigent. Cette guerre, c’est comme la RĂ©volution française qui continue.

― Alors, comme ça, on travaille pour les Prussiens aussi ?― Mais, dit un des malheureux de la plaine, il faut bien l’espĂ©rer.― Ah zut, alors ! grinça le chasseur.Mais il hocha la tĂȘte et n’ajouta rien.― Occupons-nous de nous ! Il ne faut pas s’mĂȘler des affaires des

autres, mĂąchonna l’entĂȘtĂ© hargneux.― Si ! il le faut
 parce que ce que tu appelles les autres, c’est justement

pas les autres, c’est les mĂȘmes !― Pourquoi qu’c’est toujours nous qui marchons pour tout le monde !

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Le feu Chapitre XXIV

― C’est comme ça, dit un homme, et il rĂ©pĂ©ta les mots qu’il avait em-ployĂ©s Ă  l’instant : Tant pis ou tant mieux !

― Les peuples, c’est rien et ça devrait ĂȘtre tout, dit en ce momentl’homme qui m’avait interrogĂ© reprenant sans le savoir une phrase histo-rique vieille de plus d’un siĂšcle, mais en lui donnant enfin son grand sensuniversel.

Et l’échappĂ© de la tourmente, Ă  quatre pattes sur le cambouis du sol,leva sa face de lĂ©preux et regarda devant lui, dans l’infini, avec aviditĂ©.

Il regardait, il regardait. Il essayait d’ouvrir les portes du ciel.††

― Les peuples devraient s’entendre à travers la peau et sur le ventre deceux qui les exploitent d’une façon ou d’une autre. Toutes les multitudesdevraient s’entendre.

Tous les hommes devraient enfin ĂȘtre Ă©gaux.Ce mot semblait venir Ă  nous comme un secours.― Égaux
 Oui
 Oui
 Il y a de grandes idĂ©es de justice, de vĂ©ritĂ©. Il

y a des choses auxquelles on croit, vers lesquelles on se tourne toujourspour s’y attacher comme Ă  une sorte de lumiĂšre. Il y a surtout l’égalitĂ©.

― Il y a aussi la libertĂ© et la fraternitĂ©.― Il y a surtout l’égalitĂ© !Je leur dis que la fraternitĂ© est un rĂȘve, un sentiment nuageux, incon-

sistant ; qu’il est contraire Ă  l’homme de haĂŻr un inconnu, mais qu’il luiest Ă©galement contraire de l’aimer. On ne peut rien baser sur la fraternitĂ©.Sur la libertĂ© non plus : elle est trop relative dans une sociĂ©tĂ© oĂč toutesles prĂ©sences se morcellent forcĂ©ment l’une l’autre.

Mais l’égalitĂ© est toujours pareille. La libertĂ© et la fraternitĂ© sont desmots, tandis que l’égalitĂ© est une chose. L’égalitĂ© (sociale, car les indivi-dus ont chacun plus ou moins de valeur, mais chacun doit participer Ă  lasociĂ©tĂ© dans lamĂȘmemesure, et c’est justice, parce que la vie d’un ĂȘtre hu-main est aussi grande que la vie d’un autre), l’égalitĂ©, c’est la grande for-mule des hommes. Son importance est prodigieuse. Le principe de l’éga-litĂ© des droits de chaque crĂ©ature et de la volontĂ© sainte de la majoritĂ© estimpeccable, et il doit ĂȘtre invincible et il amĂšnera tous les progrĂšs, tous,avec une force vraiment divine. Il amĂšnera d’abord la grande assise planede tous les progrĂšs ; le rĂšglement des conflits par la justice qui est la mĂȘme

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Le feu Chapitre XXIV

chose, exactement, que l’intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral.Ces hommes du peuple qui sont lĂ , entrevoyant ils ne savent encore

quelle RĂ©volution plus grande que l’autre, et dont ils sont la source, et quidĂ©jĂ  monte, monte Ă  leur gorge, rĂ©pĂštent :

― L’égalitĂ©Il semble qu’ils Ă©pellent ce mot, puis qu’ils le lisent clairement partout

— et qu’il n’est pas sur la terre de prĂ©jugĂ©, de privilĂšge et d’injustice quine s’écroule Ă  son contact. C’est une rĂ©ponse Ă  tout, un mot sublime.

Ils tournent et retournent cette notion et lui trouvent une sorte deperfection. Et ils voient les abus brĂ»ler d’une Ă©clatante lumiĂšre.

― Ce s’rait beau ! dit l’un.― Trop beau pour ĂȘtre vrai ! dit l’autre.Mais le troisiĂšme dit :― C’est parce que c’est vrai que c’est beau. Ça n’a pas d’autre beautĂ© :

alors !
 Et ce n’est pas parce que c’est beau que ça sera. La beautĂ© n’a pascours, pas plus que l’amour. C’est parce que c’est vrai que c’est fatal.

― Alors, puisque la justice est voulue par les peuples et que lespeuples sont la force, qu’ils la fassent.

― On commence dĂ©jĂ  ! dit une bouche obscure.― C’est sur la pente des choses, annonça un autre.― Quand tous les hommes se seront faits Ă©gaux, on sera bien forcĂ© de

s’unir.― Et il n’y aura pas, Ă  la face du ciel, des choses Ă©pouvantables faites

par trente millions d’hommes qui ne les veulent pas.C’est vrai. Il n’y a rien à dire contre cela. Quel semblant d’argument,

quel fantĂŽme de rĂ©ponse pourrait-on, oserait-on opposer Ă  cela : « Il n’yaura pas, Ă  la face du ciel, des choses faites par trente millions d’hommesqui ne les veulent pas. » J’écoute, je suis la logique des paroles que pro-Ăšrent ces pauvres gens jetĂ©s sur ce champ de douleur, les paroles quijaillissent de leur meurtrissure et de leur mal, les paroles qui saignentd’eux.

Et maintenant, le ciel se couvre. De gros nuages le bleuissent et le cui-rassent en bas. En haut, dans un faible Ă©tamage lumineux, il est traversĂ©par des balayures dĂ©mesurĂ©es de poussiĂšre humide. Le temps s’assom-brit. Il va y avoir encore de la pluie. Ce n’est pas fini de la tempĂȘte et de

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la longueur de la souffrance.― On se demandera, dit l’un : « AprĂšs tout, pourquoi faire la guerre ? »

Pourquoi, on n’en sait rien ; mais pour qui, on peut le dire. On sera bienforcĂ© de voir que si chaque nation apporte Ă  l’Idole de la guerre la chairfraĂźche de quinze cents jeunes gens Ă  dĂ©chirer chaque jour, c’est pourle plaisir de quelques meneurs qu’on pourrait compter ; que les peuplesentiers vont Ă  la boucherie, rangĂ©s en troupeaux d’armĂ©es, pour qu’unecaste galonnĂ©e d’or Ă©crive ses noms de princes dans l’histoire, pour quedes gens dorĂ©s aussi, qui font partie de la mĂȘme gradaille, brassent plusd’affaires — pour des questions de personnes et des questions de bou-tiques. Et on verra, dĂšs qu’on ouvrira les yeux, que les sĂ©parations quisont entre les hommes ne sont pas celles qu’on croit, et que celles qu’oncroit ne sont pas.

― Écoute ! interrompit-on soudain.On se tait, et on entend au loin le bruit du canon. Là-bas, le gronde-

ment Ă©branle les couches aĂ©riennes et cette force lointaine vient dĂ©fer-ler faiblement Ă  nos oreilles ensevelies, tandis qu’alentour l’inondationcontinue Ă  imprĂ©gner le sol et Ă  attirer lentement les hauteurs.

― Ça r’prend
Alors l’un de nous dit :― Ah ! tout c’qu’on aura contre soi !DĂ©jĂ  il y a un malaise, une hĂ©sitation, dans la tragĂ©die colloque qui

s’ébauche, entre ces parleurs perdus, comme une espĂšce d’immense chef-d’Ɠuvre de destinĂ©e. Ce n’est pas seulement la douleur et le pĂ©ril, la mi-sĂšre des temps, qu’on voit recommencer interminablement. C’est aussil’hostilitĂ© des choses et des gens contre la vĂ©ritĂ©, l’accumulation des pri-vilĂšges, l’ignorance, la surditĂ© et la mauvaise volontĂ©, les partis pris, etles fĂ©roces situations acquises, et des masses inĂ©branlables, et des lignesinextricables.

Et le rĂȘve tĂątonnant des pensĂ©es se continue par une autre vision oĂčles adversaires Ă©ternels sortent de l’ombre du passĂ© et se prĂ©sentent dansl’ombre orageuse du prĂ©sent.

††Les voici
 Il semble qu’on la voie se silhouetter au ciel sur les crĂȘtes

de l’orage qui endeuille le monde, la cavalcade des batailleurs, caracolants

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et Ă©blouissants — des chevaux de bataille porteurs d’armures, de galons,de panaches, de couronnes et d’épĂ©es
 Ils roulent, distincts, somptueux,lançant des Ă©clairs, embarrassĂ©s d’armes. Cette chevauchĂ©e belliqueuse,aux gestes surannĂ©s, dĂ©coupe les nuages plantĂ©s dans le ciel comme unfarouche dĂ©cor thĂ©Ăątral.

Et bien au-dessus des regards enfiĂ©vrĂ©s qui sont Ă  terre, des corps surqui s’étage la boue des bas-fonds terrestres et des champs gaspillĂ©s, toutcela afflue des quatre coins de l’horizon, et refoule l’infini du ciel et cacheles profondeurs bleues.

Et ils sont lĂ©gion. Il n’y a pas seulement la caste des guerriers quihurlent Ă  la guerre et l’adorent, il n’y a pas seulement ceux que l’esclavageuniversel revĂȘt d’un pouvoir magique ; les puissants hĂ©rĂ©ditaires, deboutçà et lĂ  par-dessus la prostration du genre humain, qui appuient soudainsur la balance de la justice, parce qu’ils entrevoient un grand coup Ă  faire.Il y a toute une foule consciente et inconsciente qui sert leur effroyableprivilĂšge.

― Il y a, clame en ce moment un des sombres et dramatiques inter-locuteurs, en Ă©tendant la main comme s’il voyait, il y a ceux qui disent :« Comme ils sont beaux ! »

― Et ceux qui disent : « Les races se haĂŻssent ! »― Et ceux qui disent : « J’engraisse de la guerre, et mon ventre en

mĂ»rit ! »― Et ceux qui disent : « La guerre a toujours Ă©tĂ©, donc elle sera tou-

jours ! »― Il y a ceux qui disent : « Je ne vois pas plus loin que le bout de mes

pieds, et je dĂ©fends aux autres de le faire ! »― Il y a ceux qui disent : « Les enfants viennent au monde avec une

culotte rouge ou bleue sur le derriĂšre ! »― Il y a, gronda une voix rauque, ceux qui disent : « Baissez la tĂȘte, et

croyez en Dieu ! »††

Ah ! vous avez raison, pauvres ouvriers innombrables des batailles,vous qui aurez fait toute la grande guerre avec vos mains, toute puissancequi ne sert pas encore Ă  faire le bien, foule terrestre dont chaque face estun monde de douleurs et qui, sous le ciel oĂč de longs nuages noirs se

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dĂ©chirent et s’éploient Ă©chevelĂ©s comme de mauvais anges, rĂȘvez, cour-bĂ©s sous le joug d’une pensĂ©e ! — oui, vous avez raison. Il y a tout celacontre vous. Contre vous et votre grand intĂ©rĂȘt gĂ©nĂ©ral, qui se confonden effet exactement, vous l’avez entrevu, avec la justice il n’y a pas queles brandisseurs de sabres, les profiteurs et les tripoteurs.

Il n’y a pas que les monstrueux intĂ©ressĂ©s, financiers, grands et pe-tits faiseurs d’affaires, cuirassĂ©s dans leurs banques ou leurs maisons,qui vivent de la guerre, et en vivent en paix pendant la guerre, avecleurs fronts butĂ©s d’une sourde doctrine, leurs figures fermĂ©es commeun coffre-fort.

Il y a ceux qui admirent l’échange Ă©tincelant des coups, qui rĂȘvent etqui crient comme des femmes devant les couleurs vivantes des uniformes.Ceux qui s’enivrent avec la musique militaire ou avec les chansons ver-sĂ©es au peuple comme des petits verres, les Ă©blouis, les faibles d’esprit, lesfĂ©tichistes, les sauvages.

Ceux qui s’enfoncent dans le passĂ©, et qui n’ont que le mot d’autre-fois Ă  la bouche, les traditionalistes pour lesquels un abus a force de loiparce qu’il s’est Ă©ternisĂ©, et qui aspirent Ă  ĂȘtre guidĂ©s par les morts, et quis’efforcent de soumettre l’avenir et le progrĂšs palpitant et passionnĂ© aurĂšgne des revenants et des contes de nourrice.

Il y a avec eux tous les prĂȘtres, qui cherchent Ă  vous exciter et Ă  vousendormir, pour que rien ne change, avec la morphine de leur paradis. Il ya des avocats — Ă©conomistes, historiens, est-ce que je sais ! — qui vous em-brouillent de phrases thĂ©oriques, qui proclament l’antagonisme des racesnationales entre elles, alors que chaque nation moderne n’a qu’une unitĂ©gĂ©ographique arbitraire dans les lignes abstraites de ses frontiĂšres, et estpeuplĂ©e d’un artificiel amalgame de races ; et qui, gĂ©nĂ©alogistes vĂ©reux,fabriquent, aux ambitions de conquĂȘte et de dĂ©pouillement, de faux certi-ficats philosophiques et d’imaginaires titres de noblesse. La courte vue estla maladie de l’esprit humain. Les savants sont en bien des cas des espĂšcesd’ignorants qui perdent de vue la simplicitĂ© des choses et l’éteignent etla noircissent avec des formules et des dĂ©tails. On apprend dans les livresles petites choses, non les grandes.

Et mĂȘme lorsqu’ils disent qu’ils ne veulent pas la guerre, ces gens-lĂ font tout pour la perpĂ©tuer. Ils alimentent la vanitĂ© nationale et l’amour

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de la suprĂ©matie par la force. « Nous seuls, disent-ils chacun derriĂšre leursbarriĂšres, sommes dĂ©tenteurs du courage, de la loyautĂ©, du talent, du bongoĂ»t ! » De la grandeur et de la richesse d’un pays, ils font comme unemaladie dĂ©voratrice. Du patriotisme, qui est respectable, Ă  condition derester dans le domaine sentimental et artistique, exactement comme lessentiments de la famille et de la province, tout aussi sacrĂ©s, ils font uneconception utopique et non viable, en dĂ©sĂ©quilibre dans le monde, uneespĂšce de cancer qui absorbe toutes les forces vives, prend toute la placeet Ă©crase la vie et qui, contagieux, aboutit, soit aux crises de la guerre, soitĂ  l’épuisement et Ă  l’asphyxie de la paix armĂ©e.

La morale adorable, ils la dĂ©naturent : Combien de crimes dont ils ontfait des vertus, en les appelant nationales avec un mot ! MĂȘme la vĂ©ritĂ©,ils la dĂ©forment. A la vĂ©ritĂ© Ă©ternelle, ils substituent chacun leur vĂ©ritĂ©nationale. Autant de peuples, autant de vĂ©ritĂ©s, qui faussent et tordent lavĂ©ritĂ©.

Tous ces gens-lĂ , qui entretiennent ces discussions d’enfants, odieuse-ment ridicules, que vous entendez gronder au-dessus de vous : « Ce n’estpas moi qui ai commencĂ©, c’est toi ! ― Non, ce n’est pas moi, c’est toi !― Commence, toi ! ― Non, commence, toi ! » puĂ©rilitĂ©s qui Ă©ternisent laplaie immense du monde parce que ce ne sont pas les vrais intĂ©ressĂ©s quien discutent, au contraire, et que la volontĂ© d’en finir n’y est pas ; tousces gens-lĂ  qui ne peuvent pas ou ne veulent pas faire la paix sur la terre ;tous ces gens-lĂ , qui se cramponnent, pour une cause ou pour une autre, Ă l’état de choses ancien, lui trouvent des raisons ou lui en donnent, ceux-lĂ sont vos ennemis !

Ce sont vos ennemis autant que le sont aujourd’hui ces soldats al-lemands qui gisent ici entre vous, et qui ne sont que de pauvres dupesodieusement trompĂ©es et abruties, des animaux domestiques
 Ce sontvos ennemis, quel que soit l’endroit oĂč ils sont nĂ©s et la façon dont seprononce leur nom et la langue dans laquelle ils mentent. Regardez-lesdans le ciel et sur la terre. Regardez-les partout ! Reconnaissez-les unebonne fois, et souvenez-vous Ă  jamais !

††― Ils te diront, grogna un homme Ă  genoux, penchĂ©, les deux mains

dans la terre, en secouant les Ă©paules comme un dogue : « Mon ami, t’as

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Ă©tĂ© un hĂ©ros admirable ! » J’veux pas qu’on m’dise ça !« Des hĂ©ros, des espĂšces de gens extraordinaires, des idoles ? Allons

donc ! On a Ă©tĂ© des bourreaux. On a fait honnĂȘtement le mĂ©tier de bour-reaux. On le r’fera encore, Ă  tour de bras, parce qu’il est grand et importantde faire ce mĂ©tier-lĂ  pour punir la guerre et l’étouffer. Le geste de tuerieest toujours ignoble — quelquefois nĂ©cessaire, mais toujours ignoble. Oui,de durs et infatigables bourreaux, voilĂ  ce qu’on a Ă©tĂ©. Mais qu’on ne meparle pas de la vertu militaire parce que j’ai tuĂ© des Allemands. »

― Ni Ă  moi, cria un autre Ă  voix si haute que personne n’aurait pu luirĂ©pondre, mĂȘme si on avait osĂ©, ni Ă  moi, parce que j’ai sauvĂ© la vie Ă  desFrançais ! Alors, quoi, ayons le culte des incendies Ă  cause de la beautĂ©des sauvetages !

― Ce serait un crime de montrer les beaux cĂŽtĂ©s de la guerre, mur-mura un des sombres soldats, mĂȘme s’il y en avait !

― On t’dira ça, continua le premier, pour te payer en gloire, et pour sepayer aussi de c’qu’on n’a pas fait. Mais la gloire militaire, ce n’est mĂȘmepas vrai pour nous autres, simples soldats. Elle est pour quelques-uns,mais en dehors de ces Ă©lus, la gloire du soldat est un mensonge commetout ce qui a l’air d’ĂȘtre beau dans la guerre. En rĂ©alitĂ©, le sacrifice dessoldats est une suppression obscure. Ceux dont la multitude forme lesvagues d’assaut n’ont pas de rĂ©compense. Ils courent se jeter dans uneffroyable nĂ©ant de gloire. On ne pourra jamais accumuler mĂȘme leursnoms, leurs pauvres petits noms de rien.

― Nous nous en foutons, rĂ©pondit un homme. Nous avons aut’choseĂ  penser.

― Mais tout cela, hoqueta une face barbouillĂ©e et que la boue cachaitcomme une main hideuse, peux-tu seulement le dire ? Tu serais mauditet mis sur le bĂ»cher ! Ils ont crĂ©Ă© autour du panache une religion aussimĂ©chante, aussi bĂȘte et aussi malfaisante que l’autre !

L’homme se souleva, s’abattit, mais se souleva encore. Il Ă©tait blessĂ©sous sa cuirasse immonde, et tachait le sol, et, quand il eut dit cela, sonƓilĂ©largi contempla par terre tout le sang qu’il avait donnĂ© pour la guĂ©risondu monde.

††Les autres, un Ă  un, se dressent. L’orage s’épaissit et descend sur

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Le feu Chapitre XXIV

l’étendue des champs Ă©corchĂ©s et martyrisĂ©s. Le jour est plein de nuit.Et il semble que, sans cesse, de nouvelles formes hostiles d’hommes etde bandes d’hommes s’évoquent, au sommet de la chaĂźne de montagnesdes nuages, autour des silhouettes barbares des croix et des aigles, desĂ©glises, des palais souverains et des temples de l’armĂ©e, et s’y multiplient,cachant les Ă©toiles qui sont moins nombreuses que l’humanitĂ© — et mĂȘmeque ces revenants remuent de toutes parts dans les excavations du sol, ici,lĂ , parmi les ĂȘtres rĂ©els qui y sont jetĂ©s Ă  la volĂ©e, Ă  demi enfouis dans laterre comme des grains de blĂ©.

Mes compagnons encore vivants se sont enfin levĂ©s ; se tenant maldebout sur le sol effondrĂ©, enfermĂ©s dans leurs vĂȘtements embourbĂ©s,ajustĂ©s dans d’étranges cercueils de vase, dressant leur simplicitĂ© mons-trueuse hors de la terre profonde comme l’ignorance, ils bougent et crient,les yeux, les bras et les poings tendus vers le ciel d’oĂč tombent le jour etla tempĂȘte. Ils se dĂ©battent contre des fantĂŽmes victorieux, comme desCyrano et des donQuichotte qu’ils sont encore.

On voit leurs ombres se mouvoir sur le grand miroitement triste dusol et se reflĂ©ter sur la blĂȘme surface stagnante des anciennes tranchĂ©esque blanchit et habite seul le vide infini de l’espace, au milieu du dĂ©sertpolaire aux horizons fumeux.

Mais leurs yeux sont ouverts. Ils commencent Ă  se rendre compte dela simplicitĂ© sans bornes des choses. Et la vĂ©ritĂ© non seulement met eneux une aube d’espoir, mais aussi y bĂątit un recommencement de force etde courage.

― Assez parlĂ© des autres, commanda l’un d’eux. Tant pis pour lesautres !
 Nous ! Nous tous !


L’entente des dĂ©mocraties, l’entente des immensitĂ©s, la levĂ©e dupeuple du monde, la foi brutalement simple
 Tout le reste, tout le reste,dans le passĂ©, le prĂ©sent et l’avenir, est absolument indiffĂ©rent.

Et un soldat ose ajouter cette phrase, qu’il commence pourtant à voixpresque basse :

― Si la guerre actuelle a fait avancer le progrùs d’un pas, ses malheurset ses tueries compteront pour peu.

Et tandis que nous nous apprĂȘtons Ă  rejoindre les autres, pour re-commencer la guerre, le ciel noir, bouchĂ© d’orage, s’ouvre doucement au-

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Le feu Chapitre XXIV

dessus de nos tĂȘtes. Entre deux masses de nuĂ©es tĂ©nĂ©breuses, un Ă©clairtranquille en sort, et cette ligne de lumiĂšre, si resserrĂ©e, si endeuillĂ©e, sipauvre, qu’elle a l’air pensante, apporte tout de mĂȘme la preuve que lesoleil existe.

DĂ©cembre 1915

n

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Table des matiĂšres

I LA VISION 2

II DANS LA TERRE 6

III LA DESCENTE 43

IV VOLPATTE ET FOUILLADE 48

V L’ASILE 56

VI HABITUDES 79

VII EMBARQUEMENT 84

VIII LA PERMISSION 93

IX LA GRANDE COLÈRE 102

X ARGOVAL 120

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Le feu Chapitre XXIV

XI LE CHIEN 123

XII LE PORTIQUE 136

XIII LES GROS MOTS 158

XIV LE BARDA 160

XV L’ƒUF 176

XVI IDYLLE 179

XVII LA SAPE 184

XVIII LES ALLUMETTES 188

XIX BOMBARDEMENT 194

XX LE FEU 210

XXI LE POSTE DE SECOURS 260

XXII LA VIRÉE 277

XXIII LA CORVÉE 285

XXIV L’AUBE 303

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Une Ă©dition

BIBEBOOKwww.bibebook.com

AchevĂ© d’imprimer en France le 5 novembre 2016.