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LE DJINN RADICAL TAREK HEGGY

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LE DJINN RADICAL

TAREK HEGGY

Le Djinn Radical

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INTRODUCTION

Lors de plusieurs conférences données dans des centres de recherche et des universités en Europe et en Amérique du Nord, j’ai essayé de faire connaître à mon audience ce que j’appelle « l’Islam turc-égyptien ». Jusqu’aux années 1940, l’Islam turc-égyptien était un exemple unique de tolérance et de flexibilité. Hors de la Péninsule Arabique, les musulmans ont toujours connu des sociétés extrêmement tolérantes, dans des pays tels que l’Egypte, la Syrie, l’Andalousie et le Maghreb arabe ; sous l’Empire Ottoman,1 les non-musulmans avaient plus de protection que n’importe quelle autre minorité où que ce soit dans le monde en ce temps là. Les chrétiens et les juifs du Levant et des pays mentionnés vivaient dans des conditions très semblables à celles des sujets musulmans, et même lorsqu’ils étaient persécutés par certains dirigeants comme El Hakim bi Amr Allah,2 ceci faisait partie d’une politique générale qui discriminait également, sans distinguer entre non-musulmans et musulmans. Comme le dît Bernard Lewis,3 les juifs ont joué leurs plus grands rôles dans l’histoire à deux reprises : une fois sous les musulmans (dans le passé), et une fois sous les chrétiens (au présent).

L’Islam turc-égyptien était réputé pour son acceptation d’autrui, il n’était pas pathologiquement obsédé par les petits détails des écritures. Tout en reconnaissant le caractère divin des lois révélées et des rajouts prophétiques, il reconnaissait aussi que certaines clauses étaient formulées pour convenir au contexte d’une époque comme d’une place différentes, et de 1 L’Empire Ottoman fut fondé par des tribus d’Anatolie d’origine turque vers la fin du XIIIe siècle. A son apogée il comprenait la plupart de l’Asie du sud-est, les Balkans, l’Egypte, et une grande partie de la côte Nord-Africaine. La capitale de l’empire durant la plus grande partie de son existence fut Istanbul (Constantinople). L’Empire Ottoman était un état multinational islamique dominé par des éléments de descendance ou d’affiliation turque. Il cessa d’exister en 1919. L’Egypte fut dirigée par l’Empire entre 1517 et 1798 ou 1517 et 1882 (différences dues à l’exégèse historique). Durant le XIXe siècle, les Ottomans offrirent le pouvoir à leur gouverneur Mohamed Ali (voir note 62) et sa dynastie qui devint la famille royale égyptienne et qui gouverna le pays jusqu’à son renversement par la révolution des officiers libres en 1952 (voir note 70).

2 Gouverna l’Egypte de 996 AD à 1021 AD, sixième Calife de la dynastie chiite fatimide.

3 (Né à Londres, Angleterre en 1916), historien britannique-américain, expert du Moyen Orient.

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circonstances variables. Ainsi, la divinité était réservée à la religion, et ne s’étendait pas à la compréhension ou au choix d’interprétation de ces écritures par les mortels. Il était sous entendu que toute interprétation de texte avait une dimension subjective, et que l’interprétation est nécessairement colorée par la prédilection de l’interpréteur, celle-ci moulée par la formation culturelle, le savoir et les capacités intellectuelles de cet interpréteur.

Une comparaison entre les sociétés islamiques et arabes contemporaines et celles d’il y a un siècle révèle à quel point la « mentalité de la violence » s’est propagée dans la société de nos jours. Toutefois, le vrai danger est moins dans la mentalité de violence qui a pénétré plusieurs, sinon tous les secteurs de la société islamique et arabe, que dans la propagation de la culture qui mène à la croissance de cette mentalité et à son développement. C’est cette culture qui engendre des militants qui nourrissent la mentalité de la violence, créant ainsi une atmosphère générale qui permet à celle-ci de s’agripper. Il y a toujours eu des gens tels qu’El-Mawdoudi, Sayed Qutb, Oussama ben Laden, Ayman el Zawaheri, et Abou Mouss’ab el Zarkawi4 dans l’histoire de l’Islam, mais jusqu’à récemment ils n’étaient que des renégats, une minorité marginale. La tragédie, aujourd’hui, est qu’ils ne sont plus marginaux. Leur message parvient à un grand nombre de personnes en ce moment, et leurs adeptes et partisans augmentent de jour en jour.

Pourquoi ?

On peut dire que l’Islam est l’un des plus grands formateurs de la culture, de la mentalité, du mode de vie, de la manière de penser, des opinions et des réactions des musulmans. Cependant, cette réponse n’est nullement satisfaisante aux analystes intéressés au diagnostic et au traitement. Echarnons dons la réponse en essayant de définir ce que l’on veut dire par « Islam » ici.

Est-ce l’Ecriture islamique ?

Est-ce comment les gens interprètent l’Ecriture ?

Est-ce la jurisprudence ? S’il en est ainsi, quelle école de jurisprudence ? Est-ce la jurisprudence islamique selon Abou

4 Islamistes sunnites radicaux, disciples du Wahhabisme.

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Hanifah,5 Ibn Malek, El Chaféi,6 ou Ibn Hanbal7 et ses disciples (à savoir Ibn Taymiyyah,8 Ibn Kaim el Jawzeya9 et le recruteur de prosélytes Mohamed ibn Abdel Wahhab10) ? Ou bien est-ce la jurisprudence islamique selon l’école « Imameya »11 (dont l’exposant le plus proéminent fut Ja’far el Seddik12), ou selon les Khawarij13 (qui avaient quatre subdivisions, dont la plus importante était les Khawarij Abadeya) ?

Est-ce l’expérience historique ? Si oui, quelle expérience en particulier ?

Est-ce l’Islam selon les Umayyades14 ou selon les Abbassides15 ?

En effet, quel Islam ?

Peut-on vraiment parler d’une expérience islamique unique et homogène ? Après tout, l’expérience des Umayyades à Damas était bien différente de celle des Abbasides à Bagdad, tandis que toutes deux étaient très différentes de l’expérience historique de l’Andalousie, où un lien unique entre musulmans et juifs produisit de grands intellectuels tels que le musulman Ibn Rouchd (Averroès)16 et le juif Ibn Mimoun (Maimonide).17

5 (699-767 AD). Juriste musulman sunnite, fondateur de l’école hanafite de jurisprudence.

6 Fondateurs des écoles sunnites de loi islamique, malékite et chaféite respectivement. 7 (780-855 AD). Théologien musulman, fondateur de l’école « textuelle » hanbalite, dont Ibn Taymiyyah et Ibn Abdel Wahhab étaient des adeptes.

8 (C. 1263-1328 AD). Théologien islamique sunnite, adepte d’Ibn Hanbal, il voulait ramener l’Islam à ses sources.

9 (1292-1350AD). Etudiant d’Ibn Taymiyyah. 10 (Nadjd, Arabie Saoudite, 1703-1792 AD). Disciple influent d’Ibn Taymiyyah,

fondateur du Wahhabisme. 11 L’une des confessions les plus importantes de l’Islam chiite. 12 (702-765 AD). Sixième Imam chiite, et polymathe. 13 Un troisième groupe de musulmans qui d’abord soutenaient Ali le quatrième Calife, et

le renièrent ensuite pour son acceptation d’un arbitrage avec ses ennemis de la bataille de Sefein.

14 Première dynastie souveraine musulmane, établie à Damas de 660 à 750 AD. 15 Dynastie souveraine musulmane établie à Bagdad de 750 à 1258 AD. 16 (1126-1198 AD). Philosophe arabe d’Andalousie, théologien et polymathe. 17 (1135-1204 AD). Rabin, physicien et philosophe en Andalousie, au Maroc et plus tard

en Egypte comme conseiller de Salah Eddine ; ses œuvres sur la pensée juive sont encore influentes.

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En réalité, l’Ecriture comme telle ne veut pas dire grand-chose en dehors de son contexte. C’est ici que vient l’importance de la qualité, l’esprit et la vision de la personne qui traite avec le texte. Je crois que cinq facteurs ont causé le phénomène de la violence :

L’oppression politique (aux mains de gouvernements autocrates marqués par un manque de démocratie).

L’essor de l’Islam d’empreinte Wahhabite18 (accompagné par le recul du modèle tolérant qui avait régné pendant des siècles).

L’introduction renouvelée des valeurs tribales qui ont accompagné l’envergure de l’interprétation Wahhabite de l’Islam ; (l’Islam avait tenté d’abolir les loyautés tribales et de réacheminer la loyauté vers la super-tribu musulmane, c’est à dire toute l’Umma).

Des systèmes d’enseignement complètement divorcés de la modernité.

Une corruption répandue, résultat inévitable de l’oppression politique.

CHAPITRE I

18 Fondé par Mohamed Ibn Abdel Wahhab (voir note 10).

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L’ÉMERGENCE

I. Le Carburant de l’Islam Intolérant

Beaucoup ont attribué la propagation de l’extrémisme religieux de nos jours, dans des pays comme l’Egypte, par exemple, à des facteurs externes tels que l’incitation de l’extérieur et le financement étranger des mouvements extrémistes en général, et des groupes islamiques fondamentaux en particulier. Cette attribution est extrêmement dangereuse, car en présentant la question de l’extrémisme religieux comme un problème de sécurité qui doit être réglé par la police et d’autres corps de sécurité, on l’écarte du cercle de problèmes à solutions politiques. Ceux qui s’empressent de montrer du doigt les forces extérieures devraient réaliser que si l’Egypte avait été un havre de tolérance sociale, de fraternité et de paix, elle n’aurait pas été susceptible à l’interférence de l’étranger, ce qui signifie que d’autres facteurs locaux ont crée un climat favorable au succès de ces tentatives.

A. L’Oppression politique

Au cours des dernières décennies, plusieurs sociétés des pays islamiques ont été sujettes à différentes sortes de dirigeants despotes qui gouvernent leurs pays d’une main de fer dans le contexte de l’autocratie régnante. Dans plusieurs cas, ceci mena à une spirale descendante. L’entrave à la mobilité sociale est l’effet le plus dangereux parmi les nombreux effets négatifs de l’oppression politique, dans le sens qu’elle diminue les chances des citoyens les plus qualifiés d’atteindre des postes principaux dans les différents domaines. La disparition de processus sains de mobilité sociale crée une situation statique où des personnes ineptes et médiocres viennent à occuper les postes supérieurs à force d’accepter, même de soutenir l’oppression en ayant une loyauté inconditionnelle envers leurs supérieurs. En d’autres termes, les sociétés arabes et islamiques contemporaines sont en général prises dans une équation que j’appelle « l’équation de la destruction » : l’oppression et l’autocratie produisent des suiveurs et non des gens compétents. Le manque de mobilité sociale détruit la compétence générale à tous les niveaux de la société ; le manque de compétence à son tour mène au déclin de toutes les institutions et à une médiocrité qui se répand et devient normale. Ceci engendre consécutivement une puissante énergie malfaisante,

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à savoir le désespoir et la rage qui se reproduisent en une mentalité de violence. Cette mentalité pousse à la dévaluation de la valeur de la vie humaine, celle de soi ou celle des autres, et propage aussi un désir de vengeance. Cette « mentalité de violence » acquise s’est infiltrée dans plusieurs de ces sociétés.

De même, les oppresseurs empêchent le développement de la société civile, généralisent l’incompétence et divisent la vie politique en deux niveaux :

Un niveau à la surface (qui appartient exclusivement aux dirigeants et à leurs cohortes. Un niveau sous-terrain (qui appartient aux représentants du Wahhabisme, du Qutbisme,19 ou à d’autres telles versions de l’Islam, qui reçoivent la meilleure formation possible pour se développer dans clandestinement et en secret).

Dans l’absence d’une société civile, avec le manque de mobilité social et la prévalence de l’incompétence, la scène est prête pour un nouveau groupe d’oppresseurs qui sont à la fois eux-mêmes incompétents. Aussitôt que des changements dans ces sociétés mènent à la chute et à la suppression du despote au pouvoir (Suharto en Indonésie, Saddam Hussein en Irak),20 des symboles de l’interprétation fanatique de l’Islam émergent par l’unique force politique qui existait sous terre, se dressant comme des sauveteurs ! Cependant, ils ne feront que mener leurs sociétés à plus de retard, les distanceront encore plus des temps modernes, et les plongerons dans des problèmes sociaux plus profonds. Certains, dupes, croient que ces symboles fanatiques sont l’unique force politique produite par ces sociétés. Mais comme déjà expliqué, il y a ici erreur flagrante : cet état d’affaires est produit par les dirigeants despotes et leurs régimes autocrates qui tuent la mobilité sociale.

Ces deux séries d’oppresseurs, ceux qui agissent à la surface et ceux qui appartiennent à des organisations sous terraines clandestines, sont les fruits 19 Appartenant à Sayed Qutb (1906-1966 AD), auteur islamiste radical égyptien,

intellectuel principal de la Confrérie Musulmane en Egypte (voir note 42) dans les années 1950 et 1960.

20 (1937-2006). Président de l’Irak de 1979 à 2003, condamné à mort et pendu par un gouvernement irakien établi par les forces américaines pour avoir exécuté 148 chiites soupçonnés de planifier son assassinat.

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de cette équation à laquelle je me réfère à plusieurs reprises. Ici, une question valable serait : pourquoi est-ce l’unique modèle qui émerge lorsqu’un régime oppressif tombe dans un pays musulmans ou arabes? La réponse est simplement que ceci est le résultat naturel du désespoir de ceux qui vivent sous un régime autocrate qui ne permet pas d’activité politique en surface ; d’où les seules organisations qui peuvent survivre sous son ombre sont celles qui agissent sous terre. Le traitement doit commencer par le premier maillon de la chaîne, pas le dernier. Les institutions médiatiques et éducatives sont incapables de redresser ce désastre puisqu’elles ont elle aussi été corrompues aux mains de direction incompétente.

B. Le Wahhabisme et les valeurs tribales

Dans les années 1967 à 1973 lorsque je faisais des études de droit et un Master en droit comparé, j’ai acquis un savoir rudimentaire des principes de la jurisprudence islamique. Plus tard, lorsque j’enseignais à l’université à l’étranger, je me mis à développer plus de connaissances sur ce sujet. Mes lectures me prirent au-delà du cercle des quatre écoles sunnites21 de jurisprudence à celles des chiites22 et aux quatre doctrines principales des Khawarij,23 ainsi qu’à d’autres écoles, telles que les éponymes al-Tabari24 et al-Laith,25 et leurs interprétations. Mes lectures ne s’arrêtèrent point là, et je me retrouvai à explorer d’autres mondes étroitement liés au sujet de la jurisprudence islamique - le plus important étant la doctrine des Moutakallimoun26 (théologiens dialectiques) -, et fouillant profondément dans les enseignements philosophiques des Moutazilites27 et des Acharites.28 Il y avait aussi le monde des Baténites29 dans l’histoire de l’Islam, que j’ai connu à travers un ami, Théologien, Docteur Mahmoud Ismail,30 dont les

21 La plus grande confession de l’Islam. 22 La plus grande minorité de l’Islam. 23 Voir note 13. 24 (838-923 AD). Historien persan. 25 (94-175 de l’hégire – voir note 37). Imam Laith ibn Saad, juriste musulman sunnite et

cheikh de l’Imam Malek ; il vécut en Egypte. 26 Ecole de science dialectique islamique, débuta au IXe siècle. 27 Ecole de pensée théologique islamique dépendant de la raison, débuta au VIIIe siècle. 28 Ecole de pensée théologique islamique excluant la raison, débuta au Xe siècle. 29 « Les mouvements secrets ». 30 Professeur égyptien de sectes musulmanes.

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œuvres sur les pensées des Khawarij, des Qarmates31 et de ceux qu’il appelle les autres « sectes secrètes » de l’Islam (des mouvements radicaux marginaux qui n’ont jamais fait partie de l’Islam du courant principal) m’ont servi comme sources primordiales lors de mon étude de l’histoire de la jurisprudence islamique. En bref, nous ne traitons pas ici avec un seul modèle d’Islam, mais avec une multitude d’interprétations par de différentes écoles. Les textes islamiques peuvent avoir plusieurs interprétations. Certains des premiers convertis à l’Islam l’ont reconnu il y a quelque quatre cents ans, en disant que « le Coran montre plusieurs faces ».32 Une fois de plus, ce qui compte n’est pas les écritures ou le texte, mais la personne qui les lit, les comprend, et les présente.

Compter sur un texte et en ignorer un autre est une pratique destructive qui se prête à l’abus. En tant qu’étudiant de la Torah et du Talmud - particulièrement le Talmud Babylonien connu sous le nom de la Gémara - je ne me permets pas de prendre les mots de Josué fils de Noun, prononcés à une certaine occasion dans un certain contexte, à valeur nominale. De même, je ne peux accepter que « saddak » (dot) soit un article de la foi juive par le simple fait que le roi Saul l’ait demandée de David, fils de Jessé de Bethléem (le roi David pour les juifs, le prophète David pour les musulmans), pour la main de sa fille Michal. Je ne peux brandir ce texte comme révélation divine en dehors de son cadre historique, humain et chronologique.

Par exemple, les sources de jurisprudence et le nombre de « hadiths » du prophète considérés sources de doctrine et de pratique religieuses varient largement d’une école à l’autre. Le grand juriste Abou Hanifah33 n’en accepta que juste un peu plus de cent comme préceptes apostoliques, alors que le théologien conservateur Ahmed ibn Hanbal en accepta plus de dix mille dans son livre « Al-Musnad ». De même, les Hanafites34 s’appuient sur l’ « istihsan » (littéralement préférence, signifiant ici l’utilisation de peu de traditions et l’extraction des règles qui conviennent à leurs idées du Coran). Alors que les Malékites35 s’appuient sur l’ « istislah » (avantage public). 31 Secte musulmane extrémiste établie dans l’est de l’Arabie vers la fin du Ixe siècle. 32 Dicton célèbre du quatrième Calife Ali Ibn Abi Taleb qui fut assassiné près de la ville

de Nadjd (Irak) en 661 AD. 33 Voir note 5. 34 Adeptes de l’école hanafite, voir note 5. 35 Adeptes de l’école Malékite fondée par Anas Ibn Malek, l’une des quatre écoles de loi

islamique sunnite.

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Ensuite, nous avons ceux qui tiennent à l’interprétation dogmatique des textes saints, et d’autres, tels qu’Ibn Rouchd, qui fuient l’interprétation bornée en faveur de la raison déductive (« al ta’weel »).

Même en ce qui concerne la consommation des breuvages alcooliques, on a différentes opinions. Tandis que la plupart des juristes interprètent le texte relatif à ce sujet comme interdisant l’alcool totalement, d’autres comme Abou Hanifah croient que l’interdiction s’applique uniquement à l’intoxication. Il exprime son point de vue clairement dans le passage suivant :

« Si cela me jette en enfer, je ne le boirai pas.

Mais même si je suis jeté en enfer, je ne le nommerai pas péché ».

1. Les racines du Wahhabisme :

Ayant de différentes tendances, croyances et écoles, l’Islam a eu sa part de prôneurs fanatiques à travers les siècles, depuis son début jusqu’à nos jours. Déjà au premier siècle du calendrier islamique, l’Islam connut des sectes radicales qui réclamaient l’adhérence aveugle à leur lecture rigide des articles de foi, côtoyant le courant principal de l’Islam dont les adhérents s’éloignent de la violence et l’extrémisme, et ne professent point de monopole sur la Vérité. Le phénomène commença par l’émergence des Khawarij36 (les sécessionnistes) en 660 AD – au milieu du premier siècle de l’hégire37 – (leur doctrine principale est l’école Abadeya existant toujours dans de petites régions d’Algérie, et dans la plus grande partie du Sultanat d’Oman). C’était une secte qui prêchait une interprétation dogmatique des Écrits et qui pratiquait une sorte d’excommunication en déclarant hérétiques ceux qui n’adoptaient pas ses enseignements. C’était la première secte de ce genre, mais certainement pas la dernière. Au cours de l’histoire de l’Islam, le rythme paisible de la vie religieuse a été dérangé à plusieurs reprises par des

36 Voir note 13. 37 Le calendrier de l’hégire commença l’année de l’émigration de Mohamed et ses

disciples à la cité de Médina en 622 AD.

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groupes marginaux qui essayaient d’imposer leurs points de vue extrémistes à la majorité par des moyens violents.38

Parmi les premiers, Hamdan ibn Qarmate39 qui emporta la pierre noire de la « Ka’ba »,40 et le dernier, cet homme qui se cache dans les cavernes de Waziristân, Oussama ben Laden.41 Entre ces deux, Sayed Qutb, qui inventa une théorie qui continuera à être une muraille séparant les musulmans du reste de l’humanité et de tout espoir de progression, jusqu’à ce qu’elle soit démolie. Connue comme la théorie de l’autorité divine, elle postule que les mortels ne sont pas gouvernés par d’autres mortels, mais par Dieu. Et qui, demanderez-vous, fera connaître aux humains la volonté de Dieu ? La réponse est, bien sûr : « nous, les ulémas » ! C’est une théorie qui fait des musulmans les otages d’une théocratie dépassée par la marche du progrès humain, et les met à la merci d’une structure de pouvoir dominée par une caste ecclésiastique, bien que dans la majorité des doctrines musulmanes il n’y ait pas de clergé comme tel, ni d’intermédiaire entre l’homme et Dieu. Quant à la notion grotesque des hommes de religion qui se font passer pour des hommes de vaste savoir, qui traduit en français le mot « uléma », un incident récent démontre à quel point leurs fonds en connaissance sont limités. Lors d’un débat qui eut lieu récemment, on demanda à l’un de ces ulémas, le guide suprême de la confrérie musulmane en Egypte,42 s’il savait

38 Une histoire complète de ces groupes a été compilée par le professeur Mahmoud Ismail

Abdel Razzak, dans une œuvre titrée « Les sectes secrètes de l’Islam ». L’auteur dédie une attention spéciale aux Qarmates (voir note 31) qui emportèrent la pierre noire de la Kaaba (voir note 40) et la gardèrent loin dans l’est de l’Arabie pour plus d’un siècle.

39 Fondateur d’une secte musulmane extrémiste établie dans l’est de l’Arabie vers la fin du IXe siècle.

40 Le lieu le plus sacré de l’Islam, à la Mecque en Arabie Saoudite. 41 (Né à Riyad, Arabie Saoudite, en 1957). Fondateur de l’organisation terroriste « Al

Qaeda ». 42 La Confrérie Musulmane (les Frères Musulmans) est un mouvement religieux politique

fondé par Hassan el Banna à Ismaïlia, Egypte en 1928. Le groupe appelle à ré-instituer l’Islam et la loi musulmane comme les piliers sur lesquels la société égyptienne et toutes les sociétés musulmanes doivent se baser. Le groupe rejette les notions occidentales et séculaires pour gouverner les sociétés islamiques. Conformément aux notions islamiques, le groupe a installé un réseau bien organisé d’institutions sociales indépendantes tel que des écoles et des cliniques médicales, et est ainsi devenu assez influent dans la société égyptienne. Dans les années 1940, sa branche secrète fut mêlée à des actes de violence contre des personnalités politiques proéminentes et d’autres personnes perçues comme ennemies du groupe. En 1954, Gamal Abdel Nasser (voir note 70) bannit le groupe et le supprima, exécutant son chef Sayed Qutb. Le

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qui Bill Gates était. Sa réponse : « Je ne sais pas, et ce n’est pas important que je sache !» Cette réponse stupéfiante montre aussi le degré d’insularité et d’isolement de ces autorités auto nommées des réalités de la vie moderne.

A côté des groupes et des sectes dont les membres ont tenu à une interprétation littérale des textes saints et ont mis des règles strictes gouvernant tous les aspects de la vie, il y avait la tendance générale représentée par les écoles sunnites43 principales (dont les plus importantes sont la hanafite,44 la malékite, le chaféite et la hanbalite, et leurs rejetons, al Laith et al Tabari),45 ainsi que les chiites qui sont divisés en plusieurs sectes. La secte chiite46 la plus importante est l’Imamienne ou « Ithna’achreya » (de « douze »), appelés ainsi car ils prennent pour imams douze des descendants de Ali ibn Abi Taleb.47 (Selon leur croyance, le douzième imam disparu en 874 AD vit encore et reviendra). C’est dans ce contexte général qu’émergèrent les adeptes proéminents de la raison déductive, comme le grand juriste Abou Hanifah, ainsi que les champions intransigeants de la tradition, comme Ahmed ibn Hanbal.48 Le conservateur Ibn Hanbal était le bouclier de l’orthodoxie et de la tradition face à toute tentative intellectuelle, et pour un certain temps avait une emprise considérable sur l’imagination publique. Son influence diminua éventuellement, mais avant le déclin de 1744 AD qui précéda la résurrection actuelle, lors de son âge d’or la tradition régnait au dessus de tout, et la raison n’avait presque pas lieu. Les deux principaux disciples d’Ibn Hanbal étaient Ibn Taymiyyah49 et Ibn Kaim el Jawzeya50 qui, tout comme leur mentor, ne laissaient aucune chance à la raison ou à la pensée indépendante, mais insistaient sur une adhérence dogmatique aux Hadiths comme source magistrale pour tous sujets,

mouvement reprit ses activités dans les années 1970 lorsque le président Sadate libéra ses membres qui purent même publier leur propre journal, journal dont la publication fut cessée avec une deuxième suppression politique en Septembre 1981. Bien que le mouvement insiste qu’il est de nature pacifique et distancé des groupes plus extrêmes et violents, il est toujours officiellement banni. Malgré ceci, le groupe continue d’opérer et participe même aux élections égyptiennes en offrant ses candidats en tant qu’indépendants, et en formant des coalitions avec des partis légitimes.

43 Voir note 21. 44 Voir note 5. 45 Voir notes 25 & 24 respectivement. 46 Voir note 22. 47 (600-661 AD). Quatrième Calife et cousin du prophète Mohamed. 48 Voir note 7. 49 Voir note 8. 50 Voir note 9.

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spirituels et temporels, mettant des directives strictes pour gouverner chaque aspect de la vie quotidienne. De plus, le monde de l’Islam était un champ de bataille d’idées entre Abou Hamid el Ghazali (Algazel)51 un traditionaliste strict qui ne croyait pas l’esprit humain capable de capter la vérité telle que décrétée par Dieu, et Ibn Rouchd (Averroès),52 qui prônait la primauté de la raison. Les exposants de ces deux écoles se lancèrent dans une bataille amère où la première salve fut tirée par El Ghazali dans son livre « L’incohérence des philosophes » (Tahafut al Falasifah). Ibn Rouchd ré pondit par son brillant traité « L’incohérence de l’incohérence » (Tahafut al Tahafut). Mais malgré la vive défense, la bataille fut clairement gagnée par El Ghazali, et la grande majorité des juristes islamiques adoptèrent ses idées, interprétant les préceptes de la loi islamique en faisant appel à l’autorité de la tradition, dédaignant la raison complètement. La jurisprudence islamique fut dominée par les Moutakallimoun53 (théologiens dialectiques) qui assurèrent la primauté de la tradition (« naql ») tel qu’enseigné par El Ghazali, sur la raison (« ‘aql »), tel qu’enseigné par Ibn Rouchd.

Sur un parcours de plus que vingt ans, je pris en forte aversion tous ceux que j’appelle les « adorateurs du verbe » et les « prisonniers de la tradition », et une profonde admiration pour les exposants de la raison, notamment, bien sûr, Ibn Rouchd (Averroès). Sa défense de la primauté de la raison, bien que rejetée par le monde musulman fit de fortes racines en Europe, et particulièrement en France où sa vision fut embrassée de tout cœur. Le gain de l’Europe fut notre perte, car en donnant le dos à Ibn Rouchd, nous perdîmes une chance de développement historique. Une lecture approfondie des œuvres d’Ibn Taymiyyah et de celles de ses disciples d’Ibn Kaim el Jawzeya à Mohamed ibn Abdel Wahhab vers la fin du 18e siècle ne fit qu’augmenter mon aversion envers cette tendance et mon admiration pour les Mutazilites qui accentuaient la responsabilité humaine dans les affaires de religion, et pour les penseurs libéraux qui avaient préféré le chemin de la raison à celui du dogme, comme Ibn Sīnā (Avicenne),54 El Fârâbî55 et le principal exposant de cette école, Ibn Rouchd.

51 (1058-1111 AD). Théologien acharite orthodoxe persan. 52 Voir note 16. 53 Voir note 26. 54 (C. 980-1037 AD). Polymathe musulman persan. 55 (C. 872-950/1 AD). Polymathe musulman persan.

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Lorsque je compare certaines œuvres d’El Ghazali (Algazel) – comme « La revivification des sciences religieuses » (Ihya’ Ulum ad-Din), « Le critère du savoir » (Mi’yar al-‘Elm), « Le critère du travail » (Mi’yar al-‘Amal), « Erreur et délivrance » (Al-Monqedh Min al’Dallal), « L’essence de l’orthodoxie » (Al-Mustafa Min Elm al-Osoul) et « L’incohérence des philosophes » (Tahafut al-Falasifah), qui manquent nettement de rationalité, avec les œuvres d’Ibn Rouchd telles que « Préparation du juriste distingué » (Bidayat al-Mujtahid Wa Nihayat al-Muqtasid), « Discours décisif sur l’accord de la religion et de la philosophie » (Fasl al-Maqal fi ma bayn al-Shari`a wa al-hikma min al-Ittisal), « La doctrine islamique et ses preuves » (Al-Kashf `an Manahij al-Adilla fi `Aqa'id al-Milla) où la rationalité est suprême, je suis stupéfait que la bataille entre les exposants de ces deux écoles distinctes il y a dix siècles se soit terminée par la victoire d’Algazel et une défaite écrasante pour Ibn Rouchd. La différence entre l’approche de ces deux hommes n’est nulle part plus évidente que dans leurs ouvres déterminantes mentionnée ci-dessus : « L’incohérence des philosophes » d’El Ghazali, et « L’incohérence de l’incohérence » d’Ibn Rouchd.

Je passai des années essayant de comprendre pourquoi les musulmans avaient préféré suivre la ligne défendue par Abou Hamid el Ghazali l’exposant de l’orthodoxie et de la tradition, pour qui le savoir était uniquement un savoir de religion, et qui avait entièrement annulé le rôle de l’esprit en déniant la possibilité d’acquérir un savoir par l’intuition, plutôt que celle défendue par Ibn Rouchd qui maintenait la primauté de la raison et qui avait semé les graines d’une renaissance que nous choisîmes de ne pas récolter. Pourquoi les idées d’El Ghazali furent elles acceptées si volontiers alors que celles d’Ibn Rouchd furent rejetées ? Je pense que la réponse à ce paradoxe peut être résumée en un mot : le despotisme. Je suis aussi stupéfait que les historiens de la pensée islamique ont systématiquement omis de mentionner qu’El Ghazali soutenait inévitablement les dirigeants despotes, contrairement à Ibn Rouchd qui était une source constante d’irritation pour les tyrans déterminés à garder leurs sujets dans un état d’inertie intellectuelle, garantissant ainsi le statu quo et la continuité de leur autorité incontestable. Car l’esprit actif est une source de questions et les questions mènent à la responsabilité, et comme le dît un ami averti, les questions ont des yeux, et les réponses sont aveugles.

À une époque où le despotisme était à son summum dans notre région, il n’est pas surprenant que les dirigeants musulmans aient trouvé les idées d’El Ghazali plus attirantes que celles d’Ibn Rouchd. La ligne orthodoxe était

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aussi plus attirante à leurs sujets qui, sous le joug de la tyrannie, trouvaient plus sûr et moins exigeant de suivre l’opinion de ceux qui ne demandaient d’eux que la suspension de leurs facultés critiques. En Europe, où les forces de l’éclaircissement étaient prises dans une confrontation face au cléricalisme qui réprimait l’initiative intellectuelle et la réflexion rationnelle, le despotisme était en recul. Ceci explique pourquoi au treizième siècle, un centre d’étude prestigieux comme l’université de Paris soutint les idées du musulman arabe Ibn Rouchd au détriment de celles du chrétien européen Thomas d’Aquin, le philosophe scolastique connu pour sa doctrine des deux glaives.56

Le monde musulman continuait d’être dirigé par des despotes qui ne supportaient nulle récusation de leur autorité, et des établissements religieux également despotes qui dénigraient l’usage de la raison et réclamaient une adhérence aveugle à l’autorité de la tradition. Étroitement liés dans leurs méthodes, motivations et buts, ces deux facteurs créèrent une atmosphère hostile à la recherche libre du savoir. Toutefois, les choses n’étaient pas seulement blanches ou noires. Il est vrai que les musulmans ont raté l’occasion historique de prendre les idées d’Ibn Rouchd comme un tremplin qui les aurait placés sur un chemin semblable à celui qui sortit l’Europe de la pensée obscurantiste du treizième siècle vers le climat intellectuel vigoureux qui pousse aux débats, à la liberté de réflexion, aux libertés générales et à la créativité en littérature, en art, et en sciences. Mais il est aussi vrai que les musulmans ont connu deux Islams, celui qui permettait l’acceptation de l’ « Autre », et un autre, rigide et doctrinaire qui réprimait violemment la liberté de penser. Le premier avait lieu dans le climat intellectuel vibrant qui régnait dans les sociétés des peuples descendants des anciennes civilisations, comme l’Égypte, l’Irak, la Turquie et les pays du Levant ; modèle que j’appelle « turc-égyptien ». Le second peut au mieux être décrit comme le modèle bédouin, et il était adopté par les sectes secrètes57 (limitées en nombre et en influence) qui émergèrent dans les régions lointaines de la Péninsule d’Arabie en même temps que le Wahhabisme, un mouvement de revivification puritain lancé par Mohamed ibn Abdel Wahhab de Nadjd58 où ce dernier naquît en 1703.

56 (C. 1225-1274 AD). Prêtre catholique italien, partisan de la théologie naturelle ; il

croyait que la vérité peut être connue à travers « la raison » et la « foi ». 57 Voir note 38. 58 Région de l’Arabie Saoudite au centre de la Péninsule d’Arabie.

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Bien que le premier modèle d’Islam ne puisse nullement être considéré séculaire, il a adoptée une approche éclairée envers la religion, la traitant comme un système de croyances spirituelles plutôt qu’un système qui dirigeait tous les aspects de la vie et gouvernait les affaires de la société. Même s’il ne peut pas prétendre avoir atteint le degré d’éclaircissement, de pensée progressive, et de liberté qui caractérisent les idées d’Ibn Rouchd, il était néanmoins un Islam doux et tolérant qui pouvait coexister avec les autres.

Le modèle d’Islam bédouin, entièrement différent, se formait dans les communautés géographiquement isolées vivant loin des littoraux, et par ce fait loin d’être exposées au monde extérieur. Leur insularité procurait un vivier idéal à l’engendrement des idées d’Ibn Taymiyyah, d’Ibn Kaim el Jawzeya, et, vers la fin du dix-huitième siècle, celles de Mohamed ibn Abdel Wahhab. Celui-ci était le modèle qui produisit la Confrérie Saoudite qui déclara la guerre contre le roi Abdel Aziz ibn Saoud (1870-1953) dans les années 1920. Depuis, grâce à la combinaison des idées de Sayed Qutb, des pétrodollars et d’une série de maladresses commises par les joueurs internationaux, régionaux et locaux, il s’est métamorphosé en une idéologie puissante. Une telle maladresse fut ce qui se passa en Afghanistan à la fin des années 1970. Une autre fut la décision mal conseillée de feu président Sadate,59 de donner la liberté totale aux groupes islamiques et de les

59 (1918-1981). Président d’Egypte de 1970 à 1981. Diplômé de l’école militaire en

1938 ; il fut expulsé de l’armée et emprisonné en 1940 pour ses activités politiques subversives et des soupçons de sa participation à des complots pour assassiner des personnalités politiques importantes. Lorsqu’il fut libéré, il rejoignit les forces militaires en 1950. Il prit part à la révolution des officiers libres de 1952 et fut un allié proche de Gamal Abdel Nasser qui le nomma vice président en 1969. Lorsque Nasser mourut en Septembre 1970, Sadate lui succéda comme président. Durant ses premières années de présidence, Sadate réprima l’opposition gauchiste, il surprit Israël en ce qui fut considéré comme la victoire de la guerre de 1973, et il réorienta la politique étrangère égyptienne vers l’occident (spécialement vers les Etats-Unis), inversant sa longue inclinaison prosoviétique. Il introduisit une série de réformes économiques et politiques promouvant la libéralisation. En 1977, dans un acte dramatique et un geste démontrant sa volonté pour la paix, Sadat partit pour Jérusalem et adressa le Knesset israélien (le parlement). La signature d’un accord de paix égypto-israélien à Camp David fut le point culminant du processus initié par sa visite. Les dernières années de son pouvoir témoignèrent d’une croissance de désillusion et d’opposition (principalement de la part des éléments islamiques), qui se manifestèrent lors des révoltes populaires en 1977, et de son assassinat par des militants islamiques appartenant au groupe « Jihad » lors de la parade de la victoire le 6 Octobre 1981.

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considérer ses alliés dans sa guerre contre la gauche. Il n’est pas surprenant que cette démarche ait été orchestrée par les membres supérieurs de la confrérie musulmane agissant à travers leur porte-parole, le richissime homme d’affaire et confident proche de Sadate : Osman Ahmed Osman.

2. La croissance du Wahhabisme

L’homme qui fonda le Wahhabisme n’était pas un théologien, mais un prosélyte déterminé à convertir les croyants à son modèle rude de l’Islam. Intellectuellement proche des théologiens islamiques dialectiques qui affirmaient la primauté de la tradition « naql » sur la « raison », Mohamed ibn Abdel Wahhab était le disciple d’Ibn Taymiyyah, un traditionaliste stricte qui laissait à la raison et à la réflexion indépendante peu d’envergure. Il était aussi le produit de son environnement géographique, un lointain avant-poste de l’histoire. Dissemblable à l’Égypte, la Syrie, le Liban, l’Irak et le Yémen où les anciennes civilisations avaient fleuri et laissé leurs marques sur l’histoire de l’humanité, ou à des endroits tels que le Hedjaz et un nombre de villes du littoral du Golfe, qui se trouvaient sur des routes commerciales et traitaient considérablement avec le monde extérieur, le désert de Nadjd dans la province de l’est de ce qui est aujourd’hui l’Arabie Saoudite n’a aucune civilisation datant d’avant l’Islam. Il n’est jamais, non plus, devenu un centre culturel comme les diverses capitales du Califat,60 Médina, Damas et Bagdad. Grâce à son paysage aride et stérile, Nadjd demeura un marigot culturel dont l’unique contribution aux arts fut le genre de poésie traditionnelle qui parlait de sujets tribaux limités.

En 1744, Abdel Wahhab forgea une alliance avec le dirigeant d’El Dir�iyah,61 un chef nommé Mohamed ibn Saoud, qui devint son gendre. Cette alliance mena à la première incarnation de l’état saoudien qui, en 1804, s’était étendu à presqu’un million de mètres carrés de la Péninsule d’Arabie.

Une collision entre les deux modèles de l’Islam était inévitable ; dans la deuxième décennie du XIXe siècle ils se confrontèrent sur un champ de

60 Gouvernement islamique, le chef de l’état est le Calife. 61 Devint la capitale saoudienne de 1744 à 1818 AD.

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bataille. Mohamed Ali,62 qui a introduit l’Égypte et toute la région à l’âge moderne, envoya une armée gigantesque à la Péninsule Arabique. Conduite d’abord par Tousson, fils du dirigeant, ensuite par Ibrahim, le jeune frère de Tousson, l’armée avait pour objectif de détruire le nouvel état établi dans la province de l’est de la Péninsule d’Arabie. Basé à Nadjd, cet état était gouverné selon l’interprétation Wahhabite stricte de l’Islam. En 1818, sous le commandement d’Ibrahim Pacha, incontestablement le plus remarquable des fils du dirigeant Égyptien, l’armée égyptienne chargée du modèle de l’Islam turc-égyptien plus illuminé sortit victorieuse. Elle vainquit l’ennemi, détruisit sa capitale El Dir�iyah et captura son chef qui fut exécuté plus tard à Istanbul. La décision de Mohamed Ali d’envoyer d’abord son fils Tousson suivi de son fils Ibrahim réputé pour ses compétences militaires pour détruire le premier état Saoudien avait des implications au-delà des ambitions politiques ou militaires d’un homme. C’était en effet l’expression d’une confrontation de culture et de civilisation entre deux modèles d’Islam. Une confrontation que le modèle turc-égyptien illuminé décida de prendre au cœur du modèle Wahhabite obscurantiste, extrémiste et fanatique. Mohamed Ali qui était très impressionné par le modèle de développement européen et ne voyait aucune contradiction entre les mécanismes qui l’avaient crée et sa foi islamique trouvait que l’entendement Wahhabite de l’Islam se posait en obstacle majeur sur la voie du rêve qu’il avait forgé depuis son arrivée au pouvoir en 1805 (jusqu’à son abdication en faveur de son fils Ibrahim en 1848) de placer l’Égypte sur une voie de développement similaire. Néanmoins, bien que la version de l’Islam modéré et tolérant du courant principal remportât la victoire de cette manche de la confrontation avec les forces de l’obscurantisme, elle fut forcée plus tard à se retirer face aux facteurs internes mentionnés ci-dessus, à savoir l’oppression, l’absence de la mobilité sociale, l’incompétence généralisée, le désespoir, les systèmes d’enseignement démodés et la corruption.

Les vents du changement soufflaient à travers la région, et les années qui suivirent ne furent pas généreuses envers la Turquie et l’Égypte. La chute de l’Empire Ottoman à l’issue de la première guerre mondiale mit fin à l’ascendant turc, tandis que l’influence égyptienne reculait avec le déclin de son économie et de son système d’enseignement. En même temps, les adeptes du modèle de l’Islam qui exigeait une adhérence stricte à la lettre de 62 (C. 1769-1849 AD). Gouverneur de l’Egypte, fondateur de l’Egypte moderne et de la

dynastie qui gouverna l’Egypte jusqu’à l’expulsion du Roi Farouk le 26 Juillet 1952 (suivie de l’abolition de la monarchie le 18 Juin 1953).

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l’Écriture et claquait la porte au nez de la rationalité se trouvèrent soudain en contrôle d’une fortune immense jamais vue dans l’histoire. Ceci donna aux Saoudiens un énorme avantage sur leurs rivaux modérés, et leur permit d’étendre leur influence jusqu’aux forteresses traditionnelles du modèle turc-égyptien, où ils déclenchèrent une campagne systématique pour coopter des personnes dans des établissements et des institutions. Le succès de cette campagne trouva son expression la plus saillante dans l’émergence de mouvements fanatiques comme les Talibans. Ainsi, cette autre version plus sévère de l’Islam trouva pour la première fois l’occasion de propager son message intransigeant aux quatre coins du monde, avec l’aide des conditions internationales (et d’un manque de vision) qui permirent à ce qui avait auparavant été une secte obscure confinée derrière les dunes de sable de Nadjd de s’imposer à la scène mondiale et proclamer hardiment son type d’Islam comme étant le seul et l’unique Islam vrai.

Avec le déroulement du drame, certains spectateurs choisirent de divertir leurs regards, car le héro de la pièce maniant l’épée jouait le rôle qu’il lui était demandé de jouer. Ils ne réalisaient pas que le héros ne s’en tenait plus à son scénario et jouait maintenant un rôle beaucoup plus central et dangereux. Cet état d’affaires regrettable aurait pu être évité si la majorité des musulmans avait soutenu les idées d’Ibn Rouchd, ou si les circonstances n’avaient pas forcé le recul du modèle turc-égyptien.

L’environnement rude et implacable où vivaient les Nadjdis explique pourquoi Mohamed Ibn Abdel Wahhab trouva une audience réceptive à la version de l’Islam également rude et implacable qu’il prêchait. Le même environnement qui produisit le fondateur du Wahhabisme produisit plus tard le mouvement radical « Ikhwan » qui devait défier l’autorité du roi Abdel Aziz ibn Saoud. Dans les années 1920, le roi s’en prit aux « Ikhwan » qui l’accusaient ouvertement de dévier de la vraie foi. A son retour à Riyad après avoir joint le Hedjaz à son royaume, les « Ikhwan » dirent qu’il était parti sur un chameau et revenu dans une voiture américaine ! Ceci n’était qu’un de nombreux conflits entre le mouvement et le roi sur des questions telles que si la radio était un péché ou le téléphone une invention du diable. En d’autres termes, des conflits à propos des fruits du modernisme qui menaçaient leur vision fondamentaliste du monde. C’est une vision qui ne peut être comprise qu’en étudiant ce qu’on appelle les sectes secrètes de l’Islam, ainsi que le message de Mohamed ibn Abdel Wahhab, produit de plusieurs facteurs, incluant l’environnement sociologique et géopolitique des déserts de Nadjd. Ces facteurs permirent aux Wahhabites, après leur

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invasion du Hedjaz d’imposer leur entendement austère de la religion à travers la Péninsule Arabique. Ils bannirent entre autres les pierres tombales et toutes structures identifiant des lieux d’enterrement, insistant sur des tombeaux non marqués au ras du sol. Ils combattirent le soufisme63 à la Mecque et ailleurs le considérant contraire aux enseignements de l’Islam. Ils eurent même un conflit armé avec le « mahmal » égyptien, une litière décorée avec splendeur sur laquelle les égyptiens envoyaient une nouvelle couverture pour la « Ka�ba »64 chaque année. La cérémonie du « mahmal » était un évènement joyeux que les égyptiens célébraient avec leur amour traditionnel pour la musique, la danse et les festivités. Pour les Nadjdis qui avaient lancé leur mouvement puritain pour purger l’Islam de ce qu’ils voyaient comme des déviations du chemin droit et vrai de l’orthodoxie, de tels étalages inconvenants d’inconstance ne pouvaient être tolérés.

Ce que je voudrais éclaircir ici est que tout au long de l’histoire, la terre inculte des déserts de la province de l’est de la Péninsule Arabique a énormément souffert de sa géographie. Néanmoins, elle contenait les puits de pétrole les plus riches, et suite à la hausse rapide des prix du pétrole qui transforma le royaume désert en une puissance économique majeure, il était inévitable que cette région essaye de propager ses idées. Ceci eut lieu à travers un zèle missionnaire dans la seconde moitié du vingtième siècle. Moyennant d’une interminable provision de fonds, les Wahhabite réussirent à propager leur modèle de l’Islam à travers le monde arabe et musulman. Les populations désillusionnées faisant face à d’énormes problèmes internes causés par l’oppression politique et ses conséquences furent une proie facile, et le courant principal de l’Islam perdit graduellement son terrain en faveur du modèle Wahhabite austère et puritain qui ce présentait alors comme le seul et unique vrai Islam.

C. L’enseignement imparfait

Les systèmes d’enseignement démodés sont un maillon vital de la chaîne de destruction. Les systèmes d’enseignement dans la majorité des sociétés islamiques et arabes poussent à l’insularité et renforcent le sens de l’isolation du reste de l’humanité, ils promeuvent le fanatisme et pour des batailles purement politiques créent des encadrements religieux sans aucune base 63 Tradition et manière mystique islamique. 64 Voir note 40.

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scientifique. En invoquant des textes religieux hors de leurs contextes, non seulement ils promeuvent l’intolérance, la non-acceptation de l’ « autre » et le manque de croyance au pluralisme, mais ils consacrent aussi un statut infime aux femmes. De plus, la plupart des programmes sont conçus pour développer un esprit qui « répond » au lieu de « questionner », dans un monde où le progrès et le développement sont tirés de la dynamique du questionnement. Dans la plupart des sociétés islamiques et arabes, les programmes d’enseignement omettent d’insuffler aux jeunes que le « progrès » est un processus humain, donc que ses mécanismes ne sont ni orientaux, ni occidentaux, mais plutôt universels. Ceci est confirmé par le fait que parmi les pays les plus avancés dans le monde, il y a en a qui sont occidentaux/chrétiens, comme les Etats-Unis et l’Europe de l’Ouest, tandis que d’autres, sont de milieux japonais, chinois ou musulmans (comme la Malaisie). Il y a une tendance croissante dans les sciences humaines et sociales de se détacher du fonds commun de l’expérience humaine ; le legs est cumulatif, fruit de diverses civilisations à travers le temps.

A une conférence livrée récemment à une université britannique, j’ai dit que dans les années soixante j’ai lu la plupart des grands classiques, de Homer65 à Sartre66 en passant par des centaines de noms, de langues et de milieux sociaux. Comment beaucoup de mes contemporains, j’ai lu ces œuvres en arabe. L’accès sans entraves que nous avions en ce temps là aux classiques intemporels de la littérature mondiale nous liait avec l’humanité d’une manière inconcevable aujourd’hui étant donné la pénurie de la traduction dans le milieu culturel des sociétés arabes et islamiques. L’audience de cette conférence était stupéfaite de savoir que j’avais lu en arabe Eschyle, Aristophane, Euripide, Sophocle, Virgil, Dante, Shakespeare, Racine, Molière, Voltaire, Jean Jacques Rousseau, tous les classiques russes, Flaubert, Balzac, Bernard Shaw, Pirandello, Albert Camus, Steinbeck, Faulkner et les joyaux de la littérature allemande, œuvres traduites par des personnes en majeure partie égyptiennes, syriennes et libanaises, et publiées surtout en Egypte et au Liban. Aujourd’hui, l’écart entre l’esprit des jeunes des sociétés islamiques et arabes et les chefs-d’œuvre de la créativité humaine est en croissance dramatique. De plus, les générations actuelles deviennent de plus en plus « locales » ; elles se placent encore plus à l’écart de l’humanité, et amplifient la mentalité et la culture de la violence.

65 Poète légendaire de la Grèce Ancienne. 66 (1905-1980). Philosophe existentialiste français.

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D. L’Education Religieuse en Egypte

D’après certaines statistiques, un quart des étudiants d’Egypte vont à des établissements religieux (écoles, académies, et collèges dirigés par l’Azhar67). D’autres statistiques réduisent le nombre à un cinquième, tandis qu’une enquête récente le fixe à pas plus qu’un sixième. Même si nous supposons que l’estimation la plus basse d’un sixième, ce qui veut dire à peu près 16%, est l’estimation la plus correcte, ceci signifie que plus de trois millions d’étudiants reçoivent leur éducation depuis le commencement jusqu’à la fin dans des établissements religieux. Ce nombre s’élèverait à quatre où cinq millions si nous considérions les autres statistiques. Il est certain que nous faisons face à un phénomène d’éducation qui ne peut qu’avoir des répercussions graves sur la société, la politique et les ramifications économiques ; il est donc important de le scruter et de l’analyser.

La première question qui vient à l’esprit est « pourquoi ». Pourquoi une société comme celle d’Egypte finit-elle par envoyer un si grand nombre de ses jeunes faire leurs études dans des établissements religieux ? Cette question en suggère une autre : Qu’est-ce qui a mené cette société à ceci ? Etait-ce planifié ou bien est-ce le développement aléatoire d’une réalité gouvernée non par un plan stratégique, mais par des réactions et par la bureaucratie ?

Avant d’aborder la question du pourquoi de la proportion de ce phénomène en Egypte, il est important de noter qu’à part en Arabie Saoudite, en Iran, en Afghanistan, au Pakistan, au Soudan et au Yémen, ce phénomène n’existe dans nul autre de plus de deux cents états dans le monde. Il faudrait donc se demander si la société égyptienne a permis à la situation d’en arriver là car elle aspire à devenir non comme le Japon, Singapour, la France, le Canada ou l’Espagne (en éducation, donc culturellement), mais plutôt comme l’Arabie Saoudite, l’Iran, l’Afghanistan, le Pakistan, le Soudan et le Yémen. Etait-ce le but lors de l’installation d’une politique stratégique d’enseignement en connaissance totale de ses implications et conséquences ?

67 Institution islamique égyptienne de hautes études.

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Il est difficile de croire que les égyptiens, en connaissance de cause, aient instauré une politique d’éducation ayant pour but de placer un quart, un cinquième ou un sixième de leurs jeunes dans des établissements d’enseignement religieux. Au fait, j’affirmerais qu’ils n’ont jamais instauré une telle politique, ni peut-être aucune autre politique pour l’enseignement.

Je pense que l’évolution de ce phénomène est due à certaines réalités de la vie ainsi qu’à la bureaucratie. Les établissements religieux qui existent aujourd’hui en grand nombre ont jailli au hasard en réaction à certain problèmes, comme le manque d’institutions d’enseignement qui seraient accessibles aux enfants des petits villages, et qui seraient un refuge pédagogique pour les enfants qui ne peuvent pas, soit pour des raisons financières ou un minimum d’éducation requis, se joindre au système d’enseignement général. Si c’était le cas, et je pense que ce l’est, notre approche de ce problème serait compatible avec notre approche de plusieurs autres questions.

Ecrivant ceci m’oblige à contempler des faits alarmants. Parmi les plus perturbants, est le fait qu’un réseau d’éducation religieuse a été installé comme une solution de moindre résistance, pour ainsi dire, aux problèmes des classes sociales inférieures et des tranches de la société moyennant des moindres compétences d’apprentissage. S’il en est ainsi, ceci signifie que du point de vue stratégique un nombre énorme des plus désavantagés de la société – économiquement, socialement, et en compétences d’apprentissage – est injecté dans un système d’enseignement religieux qui acquiert des proportions gigantesques. De plus, ceci a été fait sans considérer les répercussions stratégiques – politiques, économiques et sociales – de cette « solution » sur l’avenir de la société.

Au cours des années, j’ai demandé à des centaines de jeunes employés et travailleurs si leurs enfants allaient aux écoles de l’Azhar. La grande majorité répondait négativement et exprimait un certain dédain envers la qualité d’enseignement offerte par ces écoles. Leur réaction m’a laissé croire, peut-être à tort, que l’enseignement religieux dans la société égyptienne est vu comme un dernier refuge pour ceux qui, par manque d’aptitude sociale, économique ou mentale, n’ont pas recours au système d’éducation général. Je dois insister une fois encore que de permettre à ce phénomène de se développer incontrôlé aura des conséquences affreuses sur la société entière. Il est temps d’étudier ce phénomène et les résultats stratégiques négatifs qu’il produira inévitablement, plutôt que de le laisser à

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la culture d’improvisation de solutions ad hoc qui a régné pendant des décennies.

Au cours des dernières décennies, la société égyptienne a été atteinte d’une forte vague d’obscurantisme, comme il est évident par l’entendement primitif et archaïque de la religion dominant actuellement. Et pourtant, il semblerait que personne n’ait étudié le rapport entre cette vague et les hordes des membres principalement démunis de la société qui on étudié dans des établissements d’enseignement religieux et qui, pour des raisons manifestes, sont particulièrement vulnérables à l’appel d’un entendement simpliste de la religion.

Les intellectuels stratégistes auraient-ils observé ce phénomène d’un autre angle et se seraient-ils demandé quel effet ces nombres énormes d’étudiants égyptiens inscrits dans des établissements religieux auraient sur les secteurs scientifique, technologique, industriel et commercial du pays ? On a vu d’autres pays accroître l’éducation religieuse au point de créer un cadre d’hommes de religion déterminés à empêcher leurs sociétés de joindre la marche du progrès. Peut-on honnêtement nier que la société égyptienne soit proche de ce scénario ?

Une autre question qui se pose est si on a considéré la question de l’enseignement religieux d’après les valeurs du progrès. Ces dernières forment une partie intégrale du caractère propre à chaque société prospère. Parmi les valeurs du progrès les plus importantes on peut citer la diversité humaine, le pluralisme, l’universalité du savoir, les droits de l’homme et les droits de la femme. J’ai passé des heures à réviser les programmes des cours offerts aux établissements d’enseignement d’Al Azhar en culture, littérature et langues, et j’ai trouvé qu’ils étaient dépourvus de tout essai d’implanter les graines de ses valeurs dans l’esprit des jeunes, ou encore ils promouvaient activement des valeurs contraires. Est-on conscient de l’ampleur du problème créé par la production de jeunes dont la conscience et l’esprit sont imprégnés par des valeurs diamétralement opposées aux valeurs du progrès ? D’où il serait important de rappeler que le progrès est plus une fonction d’un ensemble de valeurs que de ressources matérielles.

A-t-on pensé à la possibilité qu’en permettant à un si grand nombre d’établissements d’enseignement religieux de pousser comme des champignons on assouvit inévitablement, du point de vue politique stratégique, les intérêts d’un courant décrit à raison par l’état comme étant le

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pire ennemi de la société civile ? Cette dite société et cet état financent-ils les ennemis de la société civile et du progrès ? A-t-on réfléchi à l’impact de ce réseau étendu d’établissements d’enseignement religieux sur le climat de la culture générale, la paix sociale et la nature de la société méditerranéenne ? Ou bien la question a-t-elle si peu d’importance qu’on ne lui prête aucune attention ?

E. Absence de la « Compétence »

Au cours des quatre dernières décennies, plusieurs ont écrit à propos du phénomène de la violence croissante dans un grand nombre de sociétés arabes et islamiques. Il est étrange que nul des écrivains n’ait utilisé les termes « compétent » ou « incompétent » dans l’analyse de ce phénomène. Ceci s’applique tant aux professeurs proéminents issus des grandes universités comme Harvard, citons Samuel P. Huntington68 et Francis Fukuyama,69 qu’aux médias qui ont adopté – sinon abusé du concept « Huntingtonien » et l’ont plus ou moins transformé en slogan. Je n’ai jamais rencontré ce mot clé dans mes nombreuses lectures sur ce sujet. Ceci me rappelle un discours que j’ai prononcé il y a quelques années à des étudiants de MBA à l’université américaine au Caire ; j’y ai remarqué que lors de centaines de discussions que j’ai eues avec divers interlocuteurs sur des personnalités, locales ou étrangères, le mot compétence n’est jamais survenu. C’est une omission inexplicable, surtout pour un homme de management comme moi, qui sais que les problèmes sont créés par un manque de compétence, tandis que le succès sous toutes ses formes provient de la compétence. En effet, comme mentionné auparavant, je crois que le désespoir ressenti par tant de gens dans les sociétés islamiques et arabes, le sentiment d’impuissance et de faiblesse qui engendre la haine et ensuite la violence, vient du fait que ces sociétés sont dirigées par des ressources humaines qui ne sont pas choisies pour leur compétence, mais pour leur servilité et leur allégeance. Après tout, la compétence telle que définie par la science de management moderne n’est d’aucun intérêt à un système politique autocrate.

68 Auteur de l’article « Le conflit des civilisations ?» publié par Foreign Affairs Magazine

en 1993. 69 Auteur de plusieurs livres, dont « The End of History and the Last Man », publié en

1992.

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L’exemple de l’Egypte : Les racines de l’extrémisme religieux en Egypte ont trois sources. La première est le traitement cruel affligé par le régime de Nasser70 aux adeptes du courant islamique en Egypte. Depuis que les désaccords entre le régime et les Frères Musulmans se sont transformés en conflits sérieux, le régime a eu recours à la force et à la torture contre les membres du mouvement. Ceci eut lieu en 1954, et encore en 1965 lorsque la confrontation était encore plus sévère. Il est certain que les méthodes utilisées par Nasser contre les courants islamiques dont les membres étaient persécutés, emprisonnés, exilés et torturés ont crée des générations d’extrémistes parmi ceux qu’il a fait souffrir, ainsi que leur progéniture. S’ils n’avaient pas été si cruellement piétinés par Nasser, les Frères Musulman n’auraient probablement pas produit des éléments aussi extrémistes, réactionnaires et insulaires que les groupes de militants islamiques que nous voyons aujourd’hui.

70 Gamal ou Jamal Abdel Nasser (1918-1970). Deuxième président égyptien de 1954 à

1970. Diplômé de l’école militaire en 1938. Il participa comme membre de bataillon à la guerre de 1948 entre les arabes et l’état d’Israël naissant. Après la guerre, il organisa le groupe des Officiers Libres qui était formé principalement d’officiers de bas rang, surtout d’origine modeste, dont les objectifs étaient de se débarrasser de ce qui était pris pour un système corrompu (impliquant l’expulsion de ce qui était alors appelé la dynastie royale). Le 23 Juillet 1952, ils réussirent un coup d’Etat. Au commencement, les officiers nommèrent le leader du coup d’Etat, le général Mohamed Naguib, président d’Egypte. Avec la croissance des différends et de la rivalité, Nasser évinça Naguib et devint le président officiel en 1954. Sous sa direction, l’Egypte vécut une série de changements économiques, sociaux et politiques. Il bannit tous les partis à l’exception du sien, l’Union Socialiste Arabe. Sur le plan économique, il suivit une politique socialiste, nationalisant en 1961 les industries et les services les plus importants, et adoptant un plan de développement ambitieux ; la construction du Haut Barrage d’Assouan représente l’un de ses exploits les plus grands. Son régime performa aussi des réformes agraires, redistribuant les terres agricoles d’Egypte. Sur le plan international et interarabe, il adopta une politique arabe nationaliste révolutionnaire, et i fut l’un des fondateurs du bloc de non-alignement en 1955. Sous sa gouvernance, la politique étrangère égyptienne penchait vers l’Union Soviétique et le bloc de l’Est. Parmi ses actes les plus saillants sur le plan international on peut citer la nationalisation du Canal de Suez en 1956, l’union avec la Syrie, l’intervention égyptienne au Yémen et la guerre de 1967 suite à laquelle il démissionna pour 24 heures, pour être réinstauré grâce aux clameurs populaires. Après sa mort, Nasser fut suivi à la présidence par Anouar Sadate (voir note 59).

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Ainsi, encore une fois nous pouvons voir que la terreur engendre la terreur. La répression des idées et des croyances produit des formes inattendues d’extrémisme, de violence, de terrorisme, et même des crimes. Les quatre plus grands groupes terroristes dans le monde aujourd’hui ont significativement émergé dans des pays qui avaient été soumis à des dictatures répressives assez longtemps pour produire ces types de violence organisée : La bande Baader-Meinhof en Allemagne, les Brigades Rouges en Italie, l’Armée Rouge au Japon, et le groupe basque ETA en Espagne. Ces organisations ont émergé dans les pays fascistes qui avaient étaient les puissances l’Axe lors de la deuxième guerre mondiale, à l’exception de l’Espagne qui, néanmoins, était aussi un bastion de fascisme sous Franco.

En Egypte aussi, les longues années de dictature répressive ont généré un climat d’extrémisme où il n’y en avait jamais eu auparavant.

La deuxième source d’extrémisme en Egypte aujourd’hui est la situation socio-économique prévalant. Plusieurs facteurs combinés créent un climat parfait pour l’extrémisme et la propagation de tendances totalitaires, que ce soit vers la gauche dans un groupe marxiste, ou vers la droite dans le sectarisme ou le dogmatisme religieux. Ces facteurs sont : la pauvreté, le déclin du niveau de vie, l’apparition d’une minorité très riche réputée pour sa consommation ostensible, les problèmes poignants de la vie quotidienne et l’anarchie sociale qu’ils créent, ainsi que la rupture du système des valeurs de la société, la pierre angulaire base de tout le système.

L’appel célèbre de Karl Marx71 à la classe ouvrière « … Les prolétaires n'y ont rien à perdre que leurs chaînes. Ils ont un monde à y gagner. Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! » met en évidence le lien entre l’extrémisme et les conditions socio-économiques impécunieuses. Les crises économiques génèrent une sensation de frustration profonde, particulièrement chez les jeunes qui désespèrent de pouvoir atteindre leur droit légitime à une vie décente. Le manque d’accès à des nécessités de bases comme une maison, de la nourriture et des habits – et une éducation – les rend susceptibles aux endurcis qui prétendent que la société est corrompue et condamnée, et qu’elle devrait être détruite pour faire place à une société meilleure. A ces jeunes malheureux, on n’a jamais donné les moyens de comparer leur société malgré tous ses défauts, au rêve

71 (1818-1883). Economiste politique et philosophe révolutionnaire prussien, auteur du

Manifeste du Parti Communiste en 1848.

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inconsistant qui leur est offert. Ainsi, la crise économique percutante et la défaillance qui s’en suit des valeurs sociales, offrent une excellente opportunité aux protagonistes de l’extrémisme, qu’ils soient communistes ou religieux militants, de colporter leurs idées.

Trouver des solutions radicales aux difficultés sociales et économiques assaillant l’Egypte aiderait sûrement à extirper certains de ces problèmes, réduisant ainsi l’attrait de l’extrémisme dont nous témoignons aujourd’hui.

La troisième source pourrait être attribuée aux facteurs externes. L’Egypte est en plein milieu d’une tempête de radicalisme qui souffle de tous les côtés du Moyen-Orient, spécialement de l’Iran et du Liban, tandis que l’incitation et les fonds étrangers aident à la contagion. Ce climat malsain est dû à des facteurs internes comme des facteurs externes, principalement que la région qui n’a pas réussi à produire des régimes démocrates, est maintenant tombée sous l’emprise de forces impitoyables : le radicalisme, les commerçants d’armes et d’autres partis qui ont intérêts à garder la région dans la tourmente.

La protection de la société égyptienne du fléau de l’intervention et du financement étrangers est, bien sûr, la tâche des forces de sécurité. Mais aussi important que cela soit, leur rôle concernant le phénomène du fanatisme religieux ne peut ni éliminer ses causes, ni l’arrêter. Le seul vrai remède est une combinaison de vraie démocratie et d’action ferme de la part des figures religieuses proéminentes qui devraient faire usage de leur autorité morale pour contenir le problème au lieu de nourrir les flammes de l’extrémisme comme plusieurs le font. Finalement, une vigilance des forces de sécurité est impérative, particulièrement en Haute-Egypte où les valeurs tribales combinées avec le fanatisme religieux représentent un mélange ultra explosif.

II. « Le Conflit des Civilisations » : Vrai ou Faux ?

La mentalité de la violence produite par des facteurs internes est donc une variable qui n’a émergé que les quatre dernières décennies. Son inclusion comme une constante dans le paradigme du « conflit des civilisations » est non seulement forcé, mais il appartient plus au royaume de la science fiction qu’à l’analyse politique. Le fameux livre de Samuel P. Huntington dont la théorie est proche de la mentalité de violence est un exemple précis. D’abord

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publié en 1992 en tant qu’article ayant pour titre « Clash of Civilizations ? » (Conflit des civilisations ?), il fut développé en un livre publié l’année suivante sous le même titre, mais sans le point d’interrogation. Le sens de cette omission est clair. Le livre fut un évènement publicitaire, sa vente fut un succès et il provoqua plus de controverse que tout autre livre cette année là, à l’exception des bestsellers fiction. Bien que je ne puisse pas passer contre l’auteur, ses motifs, ses buts et ses intentions un jugement aussi extensif que celui qui a été fait contre lui dans diverses parties du monde arabe, je dirai que j’ai trouvé que le livre avait trois défauts majeurs :

Le premier est que l’auteur parle de l’Islam comme d’un monolithe, comme si le Wahhabisme était l’unique version de l’Islam. En fait, le Wahhabisme, tel que mentionné ci-dessus, ne devint un courant principal de l’Islam qu’après l’alliance qui eut lieu entre Mohamed ibn Abdel Wahhab et Mohamed ibn Saoud à la seconde moitié du dix-huitième siècle. Avant cela, il y avait des idées qui ressemblaient à celles de l’interprétation wahhabite, mais elles étaient totalement marginales. Le courant principal de l’Islam était bien distinct de l’interprétation Wahhabite et sa culture. L’unique relation entre l’Empire Ottoman, qui représenta l’Islam politiquement en tant que force majeure pendant plusieurs siècles, et le Wahhabisme était une relation d’animosité extrême. J’aurais accepté la plupart de la proposition de Huntington concernant l’éventuel conflit entre l’occident et l’Islam s’il avait utilisé le terme « l’Islam wahhabite » au lieu de l’Islam. Je ne peux donc qu’en conclure que Huntington n’est pas versé dans l’histoire et les facteurs qui ont mené à l’essor de l’interprétation wahhabite de l’Islam.

Le second est qu’il n’a présenté aucune évidence pour soutenir sa théorie d’un conflit imminent entre l’occident et ce qu’il appelle les sociétés «confuciussiennes »,72 ce qui rend sa théorie plus proche à la fiction, spécialement celles des œuvres de H.G. Wells,73 qu’à une analyse politique. Elle doit aussi à la théorie de Noam Chomsky74 également infondée, qui dit que les Etats-Unis ont besoin d’un ennemi pour survivre, et que ce rôle a été joué par le bloc de l’est de 1945 à 1990. Chomsky croit qu’après l’effondrement du communisme, l’Islam est maintenant le candidat

72 En relation aux œuvres de Confucius, penseur et philosophe social chinois célèbre

(551-479 BC). 73 (1866-1946). Ecrivain anglais. 74 (Né en Philadelphie, E-U, 1928). Philosophe américain qui se considère « anarchiste

libertaire ».

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principal pour ce rôle ! Mais s’il en est ainsi, comment peut-on donc expliquer le progrès énorme fait par les Etats-Unis entre 1500 et 1900, sans conflits extérieurs et sans ennemi évident durant cette période du développement et de l’achèvement du rêve américain ? Comment peut-on expliquer que malgré les efforts déployés par Winston Churchill75 de 1939 à 1941 pour convaincre les Etats-Unis de se joindre aux forces alliées de la guerre, ce ne fut qu’après l’attaque des Japonais sur Pearl Harbour en 1941 que ses efforts réussirent ? Comment les Etats-Unis auraient-ils pu résister à l’occasion de profiter d’un ennemi déjà prêt si, selon Chomsky, ils en avaient besoin pour survivre ?

Le troisième est qu’il n’a pas consacré assez d’espace dans son livre au plus grand conflit de l’histoire de l’humanité, notamment la deuxième guerre mondiale, qui fut combattue par des forces appartenant à la même civilisation occidentale. C’était aussi un conflit dans le monde chrétien ; cependant personne ne cita jamais la religion comme étant un facteur de ce conflit énorme, qui était principalement un conflit entre le fascisme européen et démocraties européennes.

Pour réfuter l’allégation selon laquelle les groupes violents et les courants donnant le dos à la modernité et appelant au retour au moyen-âge seraient les vrais représentants de l’Islam, il suffit de voir comment les sociétés musulmanes principales fonctionnaient au commencement du vingtième siècle. Les pays tels que l’Egypte et la Grande Syrie76 (dont le Liban faisait partie en ce temps là) et la Turquie étaient des modèles de tolérance, leur population musulmane en majorité coexistant dans la paix avec les minorités d’autres croyances. Des cités cosmopolites renommées comme Alexandrie, Beyrouth et le Caire hébergeaient une large variété de minorités. L’acceptation de l’ « autre » et de la modernité, ainsi que le désir ardent pour les grands chefs-d’œuvre de la créativité humaine caractérisaient toutes ces sociétés. Leurs intellectuels traduisaient Homer, les pièces de la Grèce ancienne, le meilleur de la littérature européenne moderne et les grands philosophes tels que Descartes, Jean Jacques Rousseau, Diderot, Locke, Hobbes, Kant, Hegel, Schopenhauer et Nietzsche. Bien qu’elles aient été en harmonie totale avec les conséquences scientifiques, philosophiques et 75 Premier Ministre britannique de 1940 à 1945 et de 1951 à 1955. 76 Région du Moyen Orient, recouvrant historiquement de l’est de la Méditerranée

jusqu’au Levant.

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artistiques de la Renaissance, ces sociétés gardaient leur identité nationale égyptienne, turque ou syrienne. C’était un temps où les musulmans ne voyaient aucune contradiction entre leurs croyances religieuses et les fruits matériels et culturels de la civilisation européenne.

En somme, lorsque les communautés musulmanes en Egypte, en Syrie, au Liban et en Turquie étaient sous un Islam non-Wahhabite, elles vivaient au rythme de l’époque et en harmonie avec de larges communautés chrétiennes et juives. Il était inconcevable que le Wahhabisme tolère le genre de sociétés cosmopolites et larges d’esprit qui avaient fleuri à Alexandrie, au Caire, à Istanbul, à Beyrouth, à Damas et à Alep au début du vingtième siècle. Bien au contraire, la version « nadjdi » de l’Islam exhorte ses partisans à demeurer dans une confrontation permanente avec les autres, avec l’époque et avec la modernité. Sous le Wahhabisme, le mot « jihad » est interprété comme une nécessité de porter une épée en tout temps, tandis que ce mot pour le courant principal de l’Islam a signifié pendant des siècles le recours à la force uniquement pour se défendre contre une agression extérieure. Même du point de vue sémantique, le mot « jihad » n’a aucun rapport avec la notion de la violence armée ; il provient du mot « juhd » qui tient du verbe arabe « yajtahid », signifiant quelque chose entre « essayer fort » et « lutter ». Le courant principal de l’Islam acceptait aussi la possibilité que les musulmans fusionnent avec le reste de l’humanité (surtout avant que la culture tribale chauvine de Nadjd ne gagne du terrain), tandis que le Wahhabisme voit ceci comme impossible et inacceptable. En effet, ceci est perçu comme synonyme de servilité, un terme largement utilisé par ceux dont l’esprit est formé par le modèle wahhabite de l’Islam. Si la théorie de Noam Chomsky était valide, elle s’appliquerait tout autant aux wahhabites qui ont besoin d’un ennemi puissant pour pouvoir survivre.

La coexistence pacifique et harmonieuse des musulmans fervents avec les minorités religieuses vivant parmi eux, leur relation également harmonieuse avec les fruits de la civilisation occidentale prouve par conclusion que les adhérents au « vrai » Islam ne sont pas des fanatiques violents, et que le courant principal de l’Islam n’a rien à voir avec le modèle wahhabite militant de l’Islam, dont le succès à gagner des convertis est dû aux conditions déclinantes et déprimantes de plusieurs sociétés islamiques. Ainsi, ce n’est pas le système de croyance islamique qui mène inévitablement à la violence et à la confrontation avec autrui. La violence et le fanatisme sont des caractéristiques d’une seule secte marginale, qui était pratiquement inconnue en dehors des déserts de Nadjd jusqu’à aussi

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récemment qu’il y a un siècle. Le courant principal de l’Islam non-wahhabite régnait dans les sociétés islamiques jusqu’à ce que deux développements cataclysmiques l’obligent à se retirer : le premier fut l’éruption du modèle violent de l’Islam de derrière les dunes de sable, le second, le déclin des niveaux de vie de plusieurs sociétés islamiques qui permit sa propagation.

III. Facteurs Externes

Bien que je croie que la mentalité de la violence soit principalement causée par des facteurs internes, je crois aussi qu’un facteur externe a contribué à sa propagation, à savoir les tentatives malavisées de certains à faire usage des forces produites par la mentalité de la violence pour des raisons politiques. Un exemple précis est le soutien offert par le bureau MI6 en Inde à un groupe qui tentait d’unifier la Péninsule Arabique sous un système politique tirant sa légitimité d’une interprétation wahhabite de l’Islam au début du vingtième siècle. Le mouvement nadjdi77 connu sous le nom « Ikhwan » ou confrérie est l’exemple primordial de ce courant au cours des années vingt du siècle dernier. Le roi Abdel Aziz ben Saoud, fondateur de la troisième dynastie de l’état saoudien, fut poussé à leur faire la guerre, car ils l’accusaient de dévier des principes de ce qu’ils interprétaient comme le « vrai » Islam, en acceptant des abominations occidentales telles que la radio, les voitures, les téléphones, etc. Pendant ce temps, l’Egypte témoignait d’une alliance entre la Bretagne et la monarchie, tous deux ayant intérêt à créer une nouvelle entité dérivant son attrait de la popularité de la religion en Egypte, pour contrebalancer l’influence du parti Wafd,78 fer de lance de la lutte pour avoir une constitution, une vie parlementaire, et l’indépendance. Secrète en ce temps là, cette alliance est aujourd’hui connue de tout étudiant de l’histoire moderne de l’Egypte. Un exemple du jeu dangereux que les politiciens jouent avec la mentalité de la violence en espérant qu’ils peuvent utiliser celle-ci pour accomplir leurs propres fins, ce jeu fut joué encore en Egypte dans les années 1970 et répété par les Etats-Unis en Afghanistan. Tous ces exemples montrent comment un facteur externe a aidé la mentalité de la violence à atteindre un tel niveau de croissance politique et militaire. Si ce n’était pas pour la guerre froide et la

77 De Nadjd (voir note 58). 78 Parti politique fondé en Egypte par Saad Zaghloul en 1919.

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vision courte laissant croire que la religion pouvait être une carte gagnante dans la confrontation, la mentalité de la violence n’aurait jamais pu atteindre ses proportions alarmantes actuelles. Ainsi, bien qu’elle soit en grande partie le produit de facteurs internes, la mentalité de la violence fut largement renforcée par la richesse illimitée du pétrodollar – sans compter l’erreur américaine énorme (des Etats-Unis) qu’on peut appeler la plus grande erreur de calcul de l’ère de la guerre froide, c'est-à-dire l’usage de l’Islam politique pour contrebalancer le communisme. Ainsi, le monde s’étant débarrassé du fascisme, du nazisme et ensuite du communisme, se trouve aujourd’hui dans un autre affrontement, cette fois-ci face à un genre d’Islam politique militant résultant du déplacement du centre de gravité du monde musulman, c'est-à-dire sa migration de l’Egypte à l’Arabie nomade.

L’assassinat du président Anouar Sadate par un groupe extrémiste fut un appel à l’éveil, alertant le monde à la croissance et à la propagation du modèle wahhabite de l’Islam ayant un adossement saoudien, et au recul du modèle turc-égyptien. Une série d’évènements similaires attesta de la prolifération dangereuse de ce modèle dans la plupart des sociétés ayant une majorité musulmane, comme au Nigéria, en Algérie, en Egypte, dans la Péninsule Arabique, au Pakistan, en Afghanistan et en Indonésie. Le matin du 11 Septembre 2001, un groupe de fanatiques appartenant à l’Islam wahhabite lancèrent des attaques sur New York et Washington, exprimant comment les membres de cette secte perçoivent l’« autre » en général, et la civilisation occidentale en particulier.

IV. Obstruction du Progrès et de la Modernité

Pendant les cinq premiers siècles de l’hégire,79 les musulmans témoignèrent de d’énormes percées intellectuelles dans une grande sphère de sujets concernant la pensée islamique. Je réitère que ces sujets inclurent des thèmes tels que les principes de la jurisprudence, la linguistique, l’interprétation et l’historiographie. Ces avances intellectuelles résultèrent en une révolution d’opinions et d’interprétations qui varièrent de la droite conservatrice extrême, comme l’école hanbalite (en référence à Ahmed ibn

79 Voir note 37.

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Hanbal),80 au plus haut niveau de l’interprétation basée sur la raison proposée par le grand penseur Ibn Rouchd (Averroès).81 Entre ces deux extrêmes, il y eut une multitude d’autres écoles de pensée. Cependant, une combinaison de régimes autocrates renfermés, de systèmes d’éducation démodés, de médias contrôles par les états, et une compréhension rigide, souvent extrémiste, de la religion, rendit beaucoup de musulmans et d’arabes circonspects sur les notions comme « le progrès » et « la modernité ». Les facteurs internes mentionnés ci-dessus, accouplés d’un nombre de facteurs externes comme la culture infantile de certaines nations très développées, ont mené l’esprit musulman arabe à penser que l’appel au progrès et à la modernité est un appel à dépendre de l’occident, donc à perdre sa spécificité culturelle. Le fait que beaucoup d’arabes et de musulmans sentent que les valeurs de l’occident sont uniquement pour les occidentaux et non pas pour tout le monde exacerbe la situation. J’ai déployé beaucoup d’efforts pour clarifier à mes lecteurs en Egypte et au Moyen-Orient que la modernisation est d’abord et surtout un phénomène humain. La prescription pour le progrès n’a ni nationalité ni religion, étant le produit de différentes cultures de sociétés avancées telles que les Etats-Unis, le Japon, la Malaisie, Taiwan, et la Corée du Sud. J’ai consacré l’un de mes livres, « Les valeurs du progrès », à démontrer aux jeunes de ma société le sophisme de l’argument qui assure que le progrès et la modernisation mèneront à la perte de l’identité et de la spécificité culturelle de la société. Ayant appliqué les techniques du management moderne à grande échelle, je sais qu’il y a un management réussi, et un management infructueux ; mais je n’ai jamais connu de management arabe, chinois, africain ou français. Le Japon s’est développé à grands pas au long des dernières cinquante années, mais la société japonaise, surtout en dehors de la capitale, est restée japonaise dans son essence. Quiconque nie que le progrès est un phénomène purement humain et que le processus y menant est aussi humain n’a vraisemblablement jamais vu directement le mécanisme du progrès – ce qui expliquerait pourquoi les académiciens se désintéressent de la question.

Les régimes oppressifs ressemblent au citoyen qui n’a aucun lien avec le monde extérieur et qui s’imagine que la modernité est le revers de la médaille de la dépendance. Il ne croirait jamais que la démocratie est le produit de l’humanité et qu’elle est un droit humain non seulement une commodité occidentale pour les occidentaux, et il ne réaliserait jamais que la 80 Voir note 7. 81 Voir note 16.

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maxime disant qu’il y a un genre de démocratie pour chaque société est trompeuse ; car bien que la démocratie ait différentes formes, celles-ci ont toutes un mécanisme de responsabilité rendant les dirigeants les serviteurs de la société plutôt que ses seigneurs.

Je répète que les musulmans commirent une erreur grave envers eux-mêmes et envers leur religion lorsqu’ils décidèrent de renoncer à l’« ijtihad » (interprétation à travers la raison) et qu’ils cessèrent de chercher de nouveaux concepts et de nouvelles solutions. Ils se satisfirent d’émuler et de réitérer ce que leurs ancêtres avaient produit, sans tenir compte que ces concepts et solutions venaient d’une époque ancienne et résultaient de circonstances d’un temps dépassé. C’est pour cela que les musulmans vivent dans un environnement en statut quo, ruminant les pensées d’autres hommes qui avaient déployé des efforts pour établir des concepts qui convenaient à leur époque, il y a huit siècles. Comparés aux anciens religieux musulmans tels qu’Averroès qui est aussi important intellectuellement qu’Aristote, les théologiens religieux contemporains ne lisent que l’arabe, ne sont pas au courant des sciences modernes, et se trouvent cloitrés dans des environnements sociaux qui les empêchent d’être intellectuellement ouverts aux innovations de l’humanité dans les domaines divers de sciences sociales et humaines.

A. Les Théologiens

Nous avons aujourd’hui fort besoin d’une nouvelle génération de théologiens qui assimileraient les sciences, la culture et les connaissances de l’époque contemporaine, et qui comprendrait aussi le legs des premiers musulmans. Il y a soixante dix ans, le grand « imam » de l’Azhar, Docteur Moustafa Abdel Razek, était un ancien professeur de philosophie à l’université. A quelle université, demanderez-vous ? Pas à l’université de Riyad, ni à celle de Sanaa, mais à la Sorbonne !82

J’ai eu plusieurs rencontres avec des doctes du Vatican. Je suis peiné et me demande toujours pourquoi il y a au Vatican des hommes de religion avec de splendides connaissances éducationnelles, intellectuelles et encyclopédiques dans leurs domaines différents, alors que les théologiens 82 L’une des universités les plus anciennes et les plus importantes en France et dans le

monde entier. (Université de Paris II).

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musulmans ne savent quasiment rien des fruits grandioses de la créativité humaine dans les différentes branches des sciences sociales et humaines.

Lors d’une conférence à Doha en 2006, j’ai vu un théologien réputé pour être l’un des plus grands juristes et prêcheurs de notre temps. C’était un égyptien de nationalité Qatarienne qui avait fui l’Egypte durant les conflits entre les Frères musulmans et Gamal Abdel Nasser83 en 1954. Pendant la conférence, il eut recours à plus d’un interprète, et il ne participa à aucune des discussions concernant les pensées moderne. Cependant, les théologiens du Vatican discutaient de divers sujets de connaissances en quatre ou cinq langues. Je ne nierai pas ma honte ce jour là, des idées et des approches primitives de ce théologien musulman proéminent. Il paraissait comme un être primitif venant de la jungle.

Il nous faut une génération de théologiens religieux musulmans qui ont étudié d’autres religions, l’histoire humaine, la littérature mondiale, la philosophie, la sociologie et la psychologie, et qui parlent plusieurs langues, les langues de la civilisation. Jusqu’à ce que cela arrive, les hommes de religion musulmans resteront primitifs et au même niveau de naïveté, de superficiel et d’isolation du chemin de la civilisation et de l’humanité.

Avant que j’aie 20 ans, deux moines du monastère dominicain d’Abassiya au Caire m’avaient enseigné le théâtre grec et la philosophie grecque ancienne. Un autre moine m’apprit des choses simples qui firent que beaucoup aujourd’hui me prennent pour un expert en Judaïsme. Cependant, je n’ai jamais rencontré un homme musulman de religion possédant des connaissances encyclopédiques dans divers sujets. Pour conclure, tout comme nous sommes sous-développés dans tous les domaines de la science, nous sommes aussi sous-développés dans les sciences de notre propre religion islamique. Notre retard en Islam est le même que celui en médecine, ingénierie, technologie informatique et recherche spatiale. Nous ne sommes que des « parasites » de l’humanité. Même les armes utilisées par les milices des groupes qui se nomment « jihadis » (en connexion avec le « jihad » islamique)84 sont faites par d’autres qui travaillent dur pendant que nous restons insipides.

Il y a un besoin de voir émerger une génération de ce genre d’hommes de religion que je viens de décrire ; ceux qui conjuguent l’apogée des sciences 83 Voir note 70. 84 Lutter « dans la voie de Dieu ».

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islamiques avec celle des sciences modernes, car sans cela le décalage entre les musulmans et le progrès de l’humanité ne cessera de grandir. Des campagnes de critiques s’élèveront contre eux, et ils seront peut-être écartés en grands nombres des communautés européennes et de l’Amérique du Nord. De plus, les conflits entre l’Islam et l’Occident, comme la guerre des Talibans en Afghanistan,85 pourraient re-survenir. Les musulmans, ou pour être plus précis de larges secteurs de la population musulmane) deviendront les ennemis principaux de la civilisation occidentale et pourraient même devenir le premier ennemi de toute l’humanité.

B. Les Institutions

Malgré le grand besoin, ce développement si recherché des institutions religieuses musulmanes n’est pas près d’avoir lieu. Les plus grandes institutions islamiques dans le monde moderne répudient quiconque parle de la moindre réforme ou du moindre changement. S’il en est ainsi, à quoi peut-on s’attendre lorsqu’on réclame un changement complet ?

Une université islamique réputée a licencié Docteur Ahmed Sobhi Mansour86 car il a refusé de reconnaître les « hadiths » prophétique comme source des principes jurisprudentiels. L’université aurait dû discuter des différences de points de vue en ayant recours à des méthodes scientifiques dans le cadre d’un dialogue, et organiser des débats qui auraient permis aux théologiens d’échanger les opinions. Etrangement, Abou Hanifah el-Nu’man, l’un des quatre grands juristes musulmans, s’est trouvé dans la même situation que Docteur Ahmed Sobhi Mansour lorsqu’il décida de ne reconnaître que quelques « hadiths » prophétiques alors que d’autres les adoptaient tous. Pour être plus précis, si Abou Hanifah avait vu un livre comme le « Sahih el Bokhari » (l’authentique de Bokhari),87 il aurait rejeté plus de 90% de son contenu. Dans cette situation, certaines universités islamiques modernes auraient accusé Abou Hanifah d’être « kafir » (non croyant), bien qu’il ait été le premier des quatre grands juristes islamiques et qu’il ait reçu le titre de « Grand Imam ».88

85 Mouvement sunnite fondamentaliste. 86 Ancien professeur d’université. Musulman sunnite libéral. 87 La collection de « hadiths » en laquelle on a le plus confiance. 88 Un « Imam » est un leader musulman.

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En effet, les conditions des institutions islamiques de nos jours ne permettent pas à ces institutions de produire des hommes comme Abou Hanifah ou Averroès. Elles sont de plus en plus isolées et occupées par des références religieuses jaunies et fanées par le temps. Pendant des siècles, leur rôle dans l’interprétation de l’Islam s’est restreint aux textes des livres et non à leurs contextes. Il est devenu rare de trouver un docte qui ait lu même un seul livre dans une autre langue que l’arabe dans ces institutions.

Le changement recherché pendant longtemps dans les établissements islamiques est à présent lié à un leadership politique voulant se pencher vers une interprétation logique de l’histoire, et une vision vers l’avenir. Malheureusement, ces qualificatifs ne sont pas facilement trouvés dans les communautés islamiques. Il faut néanmoins réclamer un leadership politique qui agirait pour accomplir un changement radical dans la structure de la communauté théologienne islamique, et qui voudrait harmoniser cette communauté avec l’époque de la science et le progrès de l’humanité. Sans cette force motrice, les musulmans se trouveront en confrontation avec l’humanité, ce qui sera aussi désastreux qu’une collision entre deux corps célestes.

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CHAPITRE II

FACE À L’ÉMERGENCE

Pour un européen ou un américain qui n’est pas familier avec les faits présentés ci-dessus, il est facile de croire que l’Islam, la violence et le terrorisme vont ensemble. Beaucoup de non-musulmans perçoivent aujourd’hui l’Islam comme une religion fanatique et violente. C’est une perception superficielle qui ignore le fait qu’il y ait au moins deux modèles d’Islam, l’un intransigeant et extrémiste de ses points de vue, et l’autre tolérant, modéré et humaniste. C’est aussi une perception naïve qui peut mener à des décisions dangereuses comme celle concernant la politique de l’occident qui ferma l’œil à la propagation du Wahhabisme, et établit des liens proches avec des mouvements islamiques radicaux tels que les Talibans en Afghanistan. Mais ceux qui sont plus avisés sur la question savent que cette perception de l’Islam existe grâce à un modèle d’Islam puritain et fondamental, qui était marginal et inefficace avant que la richesse pétrolière et les pétrodollars ne le mettent sur la carte, et qui a réussi à faire croire au monde que son interprétation de l’Islam est l’unique version, le « vrai » Islam. La version doctrinaire de l’Islam proposée par les Wahhabites n’avait point d’adhérents parmi les musulmans avant l’expansion de l’influence saoudienne qui suivit le boom du pétrole. Des millions de musulmans en Egypte, en Turquie, au Levant, en Iraq, en Indonésie et à travers le monde restaient immunisés contre l’appel du message fanatique, violent et sanguin de ce qui était une secte petite et obscure produite dans le paysage intellectuellement stérile de l’est de la péninsule d’Arabie. L’unique changement qui accompagna l’afflux massif des pétrodollars dans les coffres de l’Arabie Saoudite fut l’usage de cette nouvelle fortune pour propager d’un zèle missionnaire le message de la secte Wahhabite forgée dans ce pays ; d’où l’émergence de l’Islam militant comme force considérable sur la scène mondiale, une force qui, maintenant, représente une menace dangereuse à la paix mondiale, à l’humanité, ainsi qu’à l’Islam et aux musulmans. Tel que déjà mentionné, il y a un demi siècle, les musulmans

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d’Egypte, de la Syrie, du Liban, de l’Iraq et de la Turquie étaient des modèles de tolérance qui croyaient en un Islam modéré et illuminé qui pouvait coexister – et qui coexistait en effet – pacifiquement avec d’autres religions et d’autres cultures. Suite au déclin du niveau de vie qu’ils subirent depuis, aux mains de dirigeants despotes et corrompus, ils devinrent une proie facile à l’interprétation wahhabite de l’Islam (qui s’étendit par la suite pour inclure le Qutbisme et les écoles chiites virulentes).

Il n’y a pas de phénomènes sociaux permanents ; ils ne sont que les résultats de circonstances et de facteurs. C’est pourquoi il est légitime de craindre que l’Islam non wahhabite, qui fut le mode principal pendant des siècles, ne soit marginalisé de son rôle principal. Le mode modéré de l’Islam ne sera réintégré à sa première place que lorsque les facteurs composant l’équation de l’effondrement intérieur auquel les sociétés musulmanes sont exposées seront résolus. Ces facteurs commencent par l’autocratie et aboutissent à la mentalité de violence, menant à un manque de compétence, le déclin du niveau de vie, le désespoir et l’effondrement des systèmes éducatifs. A moins que le monde extérieur en général, et l’unique superpuissance mondiale en particulier, ne réalisent que les positions hostiles contre l’Islam et les musulmans sans discernement, ne peuvent que provoquer des réactions négatives, le mode d’Islam modéré ne sera pas rétabli. Ceci est encore plus vrai étant donné qu’ils étaient les partenaires des responsables de la spirale basculante, et qu’ils aidèrent à créer la série de facteurs externes qui permirent au cycle de violence d’atteindre son niveau actuel. L’humanité a failli au soutien et au renforcement de l’Islam modéré et non militant auquel appartenaient la plupart des sociétés musulmanes jusqu’à récemment, en n’aidant pas au déminage des explosifs internes et externes qui érodaient la capacité de ces sociétés de résister aux assauts de l’Islam militant ; ceci est un crime commis par l’humanité envers elle-même, un crime pour lequel nous paieront tous un prix exorbitant. Je crains que la cause principale de ceci ne soit la « culture infantile » de la plus grande superpuissance du monde. Les Etats-Unis, malgré ses grands exploits dans des dizaines de domaines, souffre de ce que j’appelle dans mes conférences « la culture infantile des politiques américaines ». Si nous comparions l’humanité à un corps, la moelle épinière de ce corps serait la culture, une commodité rare parmi les citoyens des Etats-Unis et une grande partie de ses intellectuels. La seule explication à ceci est le fossé existant entre les progrès matériels/scientifiques/technologiques et la « richesse culturelle », et la confusion dans tous les centres intellectuels et culturels des Etats-Unis entre

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« l’information » et « le savoir ». Une comparaison entre « Etude de l’Histoire » d’Arnold Toynbee89 et les œuvres de la plupart des écrivains américains célèbres sur la politique et la lutte entre les civilisations clarifierait peut-être mon point de vue.

Trois décennies après la création de l’Arabie Saoudite et la découverte du pétrole, beaucoup de changements ont eu lieu dans le monde :

• L’Arabie Saoudite amassa une fortune colossale qui lui permit de promouvoir la cause du Wahhabisme, non seulement à l’intérieur de ses frontières, mais aussi à travers le monde arabe et musulman. Ses efforts réussirent, puisque beaucoup de musulmans jadis modérés furent graduellement gagnés sinon achetés par la version rude de l’Islam prêchée par les wahhabites.

• A partir des années soixante, l’Egypte a souffert d’un renversement de fortune à tous les niveaux, avec un déclin du climat général de sa culture, permettant à l’influence wahhabite de pénétrer l’institution vénérable d’Al Azhar.90 La défaite de 1967 ouvrit grand les portes aux groupes qui avaient adopté l’entendement saoudien de l’Islam, et qui traduisirent leurs visions radicales à l’action politique, souvent au bout du fusil.

• Dans le contexte de la guerre froide, l’occident en général et les Etats-Unis en particulier adoptèrent un nombre de politiques malavisées envers la région, y compris de fermer l’œil à la propagation de l’influence wahhabite dans le monde arabe et islamique, et même parfois de soutenir les groupes radicaux inspirés par la doctrine wahhabite dans le but d’atteindre leurs propres fins politiques, par exemple celle de mettre fin à l’occupation soviétique de l’Afghanistan.

Ainsi, la question concernant l’avenir de l’esprit musulman reste la même que celle concernant l’avenir des sociétés islamiques : est-ce un avenir de liberté, de démocratie, de prospérité et de progrès, ou est-ce le contraire ? La réponse à cette question déterminera celle à la question concernant l’avenir de l’esprit musulman : suivra-t-il le chemin de l’Islam modéré ou celui de l’Islam wahhabite ? Le seul moyen de réduire la popularité illogique de 89 (1889-1975). Historien britannique ; son œuvre est une étude en douze volumes de

l’histoire des civilisations. 90 Voir note 67.

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l’islamisme dans le monde est d’accélérer la réforme économique et éducative. Une fois que les citoyens des sociétés musulmanes auront moissonné les bienfaits de la liberté et de la participation active accompagnés d’une amélioration remarquée de leurs conditions de vie et d’économie, et d’une vraie réforme éducative, leur admiration pour les groupes islamistes décroîtra, et ils réaliseront que leur bien-être ne viendra pas aux mains de groupes dont les chefs sont fanatiques, bornés et loin des requis de notre ère.

Le désespoir, les conditions de vie déplorables, le sentiment d’injustice, les réalités rudes de la vie et la corruption rampante constituent un environnement idéal pour les convertis à l’idéologie de l’Islam politique qui offre l’ « espoir » dans une atmosphère où il n’y en a point. Mais offrir l’espoir est une chose, et s’acquitter de l’offre en est une tout autre. Les islamistes vendent des rêves (mirages) et des promesses (fausses) professant qu’ils possèdent une formule pour guérir tous les maux de la société. En réalité, cependant, ils manquent de créances, sans parler de compétence, pour remplir une telle tâche. En tant que quelqu’un qui a passé plusieurs années à la tête d’une institution importante, je trouve difficile de voir leurs sources de compétence. Le progrès est un concept de la gestion moderne qui peut être achevé par n’importe qui – chrétiens, juifs, musulmans et bouddhistes – à conditions que ses éléments soient disponibles. Ces éléments sont politiques, administratifs, économiques, éducatifs et humanistes, et ne tiennent compte ni de la religion, ni de la nationalité.

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CHAPITRE III

LA PROLIFÉRATION

I. Les Armes du Terrorisme

A. Militants ou Disciples ?

Le mot terrorisme a été utilisé pour décrire les activités de divers groupes au cours du dernier demi-siècle. Les britanniques, par exemple, ont dénoncé les opérations des l’IRA (armée républicaine irlandaise) comme terroristes ; le même mot a décrit les activités de groupes militants tels que l’ETA (organisation recherchant l’autonomie du pays Basque entre l’Espagne et la France), les Brigades Rouges d’Italie, la Bande Baader-Meinhof en Allemagne, l’Armée Rouge au Japon, et des mouvements similaires en Amérique latine. Cependant, lorsque le mot terrorisme est mentionné aujourd’hui, il invite immédiatement (les sociétés non arabes ou musulmanes) à croire qu’un arabe ou un musulman a commis un acte de violence. Le lien entre le terrorisme et les musulmans a crû au cours des quelques dernières années, créant la peur irrationnelle de l’Islam, connue sous le nom d’ « Islamophobie ». Actuellement, il n’y a aucun doute que les musulmans ou les arabes sont généralement impliqués dans des actes décrits par le monde aujourd’hui comme terroristes. Pour adresser ce phénomène, il y a deux écoles de pensée principales : l’une condamne les musulmans dans des termes absolus ; l’autre (islamique) le justifie comme réaction à ce à quoi les musulmans ont été – et continuent d’être – exposés. Avec mes excuses envers ces deux écoles, j’aimerais adopter une nouvelle approche en essayant d’identifier les sources ou les piliers d’un phénomène qui est devenu l’un des points d’intérêt les plus importants pour un nombre croissant d’intellectuels et d’analystes à travers le monde.

Bien que je reconnaisse que le genre de terrorisme arabe/musulman soit différent des autres en ce qui concerne sa magnitude, puisqu’il est bien plus répandu que n’importe quel autre phénomène appelé terroriste (comme l’exemple irlandais). Je crois que la différence vient d’abord d’un plus grand

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nombre de disciples. En d’autres termes, tandis que les militants de cette forme de terrorisme sont peu nombreux et comparables à ceux qui opèrent dans d’autres contextes culturels et religieux, le nombre d’adeptes attirés par les idées proposées par les militants de la violence dans le cas islamique est bien plus grand.

Je crois que ceux qui traitent avec ce qu’on appelle le terrorisme islamique politiquement ou du point de vue sécurité, ainsi que les analystes qui étudient le phénomène, omettent de considérer la distinction extrêmement importante entre « les militants » et « les disciples ». Cette distinction, à mon avis, est clé pour trouver des solutions et traiter avec succès avec un phénomène vu par plusieurs comme étant l’un des plus grands défis à l’humanité et à la civilisation au XXIe siècle.

Les militants qui essayent de gagner des adhérents à leur cause à travers leurs messages dans des livres, des articles, des discours ou des sermons ne peuvent attirer de grands nombres de partisans que si l’état mental et psychologique de leur audience et les conditions économiques et sociales vécues par leurs adhérents potentiels rendent ceux-ci réceptifs au message, qu’il soit positif ou négatif. Dans toutes les religions, sectes, ou ethnicités, il y a des militants qui répandent des idées extrêmement radicales et parfois extrêmement agressives. Mais le nombre de partisans qui adoptent ces idées diffère d’un cas à un autre. Pour citer un exemple, certains chefs juifs et chrétiens prônent des idées totalement contraires au commun de l’humanité, à la tolérance et à l’acceptation d’autrui ; en effet, ils appellent même parfois à la mort des autres. Mais le nombre d’adhérents qui embrassent leur cause est loin d’être proche du nombre de ceux que les prêcheurs de certaines idées islamiques extrémistes réussissent à influencer. Bon nombre de régimes politiques (malheureusement soutenus par quelques membres de l’intelligentsia) mettent les deux groupes – militants et disciples – dans le même tas, et traitent avec les deux à travers les dispositifs de sécurité ; une approche qui ne peut que compliquer le problème.

Bien que les avocats de la violence soient dangereux, je crois que le risque qu’ils représentent à la sécurité est limité. Leur message en tant que tel ne peut pousser aucune société au point atteint par plusieurs sociétés musulmanes aujourd’hui. Je crois aussi que l’usage des méthodes policières envers eux n’offrira point de résultat positif ; en effet, cela pourrait même être contreproductif.

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Prenons le cas de Sayed Qutb, le penseur islamique exécuté en 1966.91 Ses idées ont survécu à sa mort pour devenir, après leur fusion avec la doctrine wahhabite, la première source idéologique des mouvements les plus radicaux de l’Islam politique aujourd’hui. L’unique moyen de diminuer de l’influence des avocats de la violence serait une campagne culturelle et idéologique concertée par des membres de l’intelligentsia larges d’esprit, car les idées ne peuvent être vaincues que par des idées, et les croyances par des croyances ; et si la campagne réussissait, ce ne serait certainement pas grâce aux intellectuels « fonctionnaires » qui manquent de crédibilité et qui sont plus des bureaucrates que des penseurs libres.

Dans l’analyse finale, cependant, ce sont les disciples et non pas les militants de la violence qui constituent la pierre angulaire du phénomène connu comme terrorisme islamique. La solution au problème de la violence politique justifiée au nom de l’Islam se trouve dans la réponse à la question suivante : qu’est-ce qui attire les gens, et particulièrement les jeunes de bon nombre de sociétés musulmanes, dans la toile des militants qui prêchent des idées radicales, justifient la violence et les appellent à s’isoler du cours de la civilisation humaine ? Je crois que toutes les raisons derrière l’emprise que l’appel des militants à la violence a sur les jeunes musulmans se résument en un mot : « la colère ». Les sources de cette colère sont nombreuses, et je crois que nous devons la comprendre plutôt que la condamner. Et si la compréhension mène à la compassion, il n’y a rien de mal. D’une perspective humaniste et historique, comprendre et sympathiser ne signifie ni approuver, ni justifier ou accepter ; c’est plutôt reconnaître qu’on traite avec des patients souffrant d’un mal débilitant et dangereux, des patients qui ont besoin de traitement, non pas de procédures de sécurité, de violence, de coercition ou de torture.

B. Les Piliers de la Prolifération

Passons à l’identification des sources principales – mais pas uniques – de la colère des jeunes de nombreuses sociétés musulmanes :

• La crainte bien fondée que la perspective de mener une vie convenable soit limitée, pour les jeunes, tant les éduqués que les incultes, qui ne

91 (1906-1966). Auteur islamiste radical égyptien, chef intellectuel des Frères Musulmans

d’Egypte dans les années 1950 et 1960.

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trouvent pas de travail approprié qui puisse leur fournir un niveau de vie raisonnable.

• L’énorme écart entre « ceux qui ont » et « ceux qui n’ont pas » ; plutôt la magnitude de cet écart que l’écart lui-même.

• L’ambiguïté autour du « comment » de l’acquisition de la fortune des riches, de la force des puissants et de la célébrité des célèbres. Ceci n’a pas toujours été le cas ; les gens savaient, par exemple, que Talaat Harb92 était un homme riche, mais ils n’ont jamais pensé qu’il avait amassé sa fortune par des moyens douteux.

• La disparition de la justice de la plupart des domaines de travail et parfois même des activités commerciales où les amitiés personnelles comptent plus que le mérite, et où ceux qui sont soutenus par les musclés politiques (ce qui n’est pas disponible chez la grande majorité) sont assurés de succès et d’avancement.

• L’absence de personnes qualifiées pour le leadership dans la plupart des domaines.

• La relation proche qui existe entre les ploutocrates, la branche exécutive du gouvernement et les médias.

• Les rumeurs que les gens ont tendance à croire concernant la corruption aux postes élevés, bien qu’il n’y en ait aucune évidence concrète.

L’étude de ces sept piliers sur lesquels se base la colère qui engendre la violence, le rejet, l’hostilité et le terrorisme est une question politique, culturelle et stratégique ; l’adresser exclusivement d’un point de vue de sécurité est une grave injustice envers la société et envers tous les partis concernés, y compris les institutions de sécurité elles-mêmes, puisqu’en fin de compte, les méthodes policières ne sont pas aptes à contrôler des phénomènes ayant de nombreuses dimensions politiques, économiques, sociales et culturelles.

92 (1867-1941). Economiste égyptien, co-fondateur de la Banque Misr en 1920.

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CHAPITRE IV

L’ILLUSION DES PARTIS « RELIGIEUX »

I. La Distorsion Humaine

Il y a donc plus d’une raison logique et sensée pour refuser l’établissement de partis politiques basés uniquement sur des plates-formes religieuses.

Premièrement, il y a chez bon nombre de gens une forte croyance que la glorification et la sanctification du « fiqh » (jurisprudence) islamique est un acte n’ayant aucune base. Ces critiques remarquent que le « fiqh » islamique n’est qu’une interprétation des textes saints faite par les hommes. Il serait peut-être utile de se référer ici à la définition la plus déterminée et la plus répandue du « fiqh » islamique, disant que « le ‘fiqh’ est la science de déduction des règles pratiques de leurs références juridiques ». Il est facile de voir que tout processus de déduction est une action humaine et non divine, puisqu’elle requiert inévitablement l’usage de langue et de logique.

Une plus grande preuve de la nature temporelle du « fiqh » vient du fait que le legs des grands juristes sunnites Abou Hanifah, Ibn Malek, El Chaféi et Ahmed ibn Hanbal a été créé en moins de deux cents ans. De plus, il est vrai que les second et troisième juristes étaient contemporains, mais, il est important de le mentionner, ils n’avaient pas les mêmes opinions concernant le « fiqh ». Aussi, comment Malek aurait-il pu publier un « madhab » (système juridique ou école) différent de celui d’Abou Hanifah à moins que l’œuvre de ce dernier n’ait été uniquement une production humaine ? Une autre preuve importante signifiant que nous discutons une œuvre purement humaine du début jusqu’à la fin est le fait que le troisième juriste, El Chaféi, ait établi deux systèmes légaux différents, l’un pour l’Irak et l’autre pour l’Egypte.

Par conséquent, les principes que certains considèrent comme fondements de systèmes complets de gouvernement ne sont que de l’« ijtihad »93 (ou raisonnement humain) ; on appelle ces interprétations « commandements

93 Interprétation indépendante des sources juridiques dans l’Islam.

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sultanesques ». Les experts savent que les dirigeants temporels, que ce soit durant l’ère des Umayyades ou celle des Abbasides,94 influençaient énormément la plupart de ce qui était écrit comme commandements sultanesques. Ces dirigeants agissaient ainsi afin de garantir que tout ce qui était écrit des lois concourût avec leurs désirs et leur compréhension concernant la gouvernance de leurs communautés respectives. J’aimerais accentuer que des procédures pareilles avaient lieu dans d’autres places aussi ; la relation entre les opinions et les œuvres du penseur politique britannique Thomas Hobbes95 et le trône en est un exemple précis. Il a été dit que Hobbes écrivait spécifiquement les opinons qui faisaient écho avec les désirs de la couronne britannique.

Ainsi, l’existence de partis politiques basés uniquement sur la religion est illogique puisque les principes de ce qu’on appelle la doctrine islamique des affaires de gouvernement ne reflètent que des interprétations humaines qui pourraient être vraies ou fausses ; la matière est donc une production entièrement humaine.

L’Islam n’articule pas, pour organiser les systèmes gouvernementaux, un cadre complet qui pourrait remplacer les détails contemporains trouvés dans la constitution. Esquisser des plans si détaillés n’était ni la fonction ni le but de l’Islam. Cependant, blâmer l’Islam de ne pas présenter de système politique distinct équivaut le blâmer de ne pas avoir une théorie complète en psychologie, en sociologie ou en sciences de gestion.

En effet, l’Islam a apporté une quantité de règles générales qui seraient plus utiles si elles étaient utilisées comme directives lors de la formulation des réglementations plus détaillées, plutôt que d’être prises elles mêmes comme réglementations détaillées préférées aux énoncés vagues de l’Islam. Prenons comme exemple de ces dernières le livre d’El Mawardi96 « Al ahkam al sultaneya » (Les commandements sultanesques) qui plus tard devint lui-même un modèle pour plusieurs œuvres sur le même sujet. Ces œuvres sont de l’« ijtihad » fait par les hommes ; elles reflètent les capacités académiques et logiques de leurs auteurs, ainsi que les milieux culturels et motivations de ceux-ci, tout en considérant les effets inévitables des facteurs historiques et géographiques. 94 Voir notes 14 &15. 95 Ses œuvres les plus importantes sont « De la nature humaine » (1650) et « Léviathan.

Traite de la matière, de la forme et du pouvoir ecclésiastique et civil » (1651). 96 (972-1058 AD). Juriste musulman de l’ère abbasside (voir note 15).

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La mise au point ici, est qu’il y a une logique claire et forte qui peut éradiquer le point de vue qui appelle à l’établissement de partis politiques basés sur des plates-formes religieuses. On peut convenir que les règles générales que certains appellent « système de gouvernance de l’Islam » étaient juste les déductions de certains hommes qui vécurent il y a plus de mille ans, et qui réfléchirent sur les règles qu’ils pensaient, en leurs temps et lieux et selon leur compréhension, leur savoir et leurs conditions, pouvoir mener à l’établissement d’un système de gouvernement représentant les valeurs essentielles de l’Islam. Une fois qu’on a convenu de ceci, on doit aussi convenir que ce qu’on appelle « système de gouvernance de l’Islam » est une description vague et imprécise de ce que les juristes musulmans ont écrit il y a plus de mille ans essayant de manière sérieuse et respectable de former des corps qui gouverneraient leurs communautés en harmonie avec les principes et les valeurs de l’Islam.

II. Dilemme Temporel

On devrait accepter la notion que les œuvres des anciens doctes musulmans concernant les lois et le gouvernement sont des essais valeureux qui furent inspirés de l’essence de l’Islam. C’est la conclusion la plus raisonnable qu’un esprit logique puisse atteindre. Une fois que cela est fait, il faudra croire que pendant une période de plus de mille ans, il y a eu parmi la communauté musulmane un manque d’ambition de mettre à jour et développer les traditions politiques. Il faut rénover les œuvres des anciens juristes concernant les commandements sultanesques afin de pouvoir réformer la politique contemporaine et les règlements constitutionnels.

Ainsi, toute discussion citant lourdement les écrits publiés il y a mille ans et ignorant les questions islamiques contemporaines de jurisprudence, serait pareille à l’usage d’un livre de médecine ou de pharmacologie compilé au dixième siècle de notre ère comme base fondatrice à l’établissement des institutions et des systèmes médicaux modernes ; définitivement, ceci mènerait à la mort de tous les patients.

L’Islam a parlé d’ânes et de bétail comme moyens de transport importants. Il a aussi parlé de « choura » (consultation), mais pas directement de démocratie, de citoyenneté et des droits de l’homme. Néanmoins, il est honteux pour un homme moderne d’insister à utiliser les ânes comme unique moyen de transport. C’est ce genre de décision qui mena

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au conflit entre les wahhabites avec pour chef Faysal el Dawiche, et le roi Abdel Aziz,97 lorsque les wahhabites refusèrent tous les aspects de la vie moderne tels que les voitures, les téléphones et les radios.

Je crois que l’individu qui insiste à ne faire usage que du concept de la « choura » est comme une personne qui croit que les moyens de transport doivent être restreints aux ânes et au bétail puisque l’Islam a parlé d’ânes et n’a pas parlé de voitures, de trains ou d’avions.

Les réalités politiques actuelles laissent se poser la question « pourquoi les musulmans ne peuvent-ils pas établir des partis politiques basés sur des plates-formes religieuses ? », surtout étant donné qu’il y a plusieurs partis politiques en Europe décrits comme chrétiens, le plus célèbre étant probablement le parti démocrate-chrétien dont le Chancelier allemand Madame Merkel est membre.98

Pendant que j’écris ces mots, se trouvent devant moi les constitutions de tous les pays qui ont des partis chrétiens ainsi que les principes de ces partis. Il n’y a aucun mot, dans les constitutions ou dans les principes de ces partis, qui stipule ou même implique que ces partis gouverneraient d’après des principes religieux ou d’après n’importe quels principes autres que les valeurs citées dans leurs constitutions respectives. Ces partis ne sont chrétiens que de nom. Ce sont des partis politiques représentant des points de vue conservateurs de nature séculaire. Bien que leurs valeurs et leurs principes aient été inspirés du Christianisme, ils gouvernent et sont gouvernés selon les termes de leurs constitutions et du droit positif. Je ne pense pas que les adhérents d’un mouvement comme les Frères Musulmans en Egypte oseraient un jour annoncer que leur but en transférant la confrérie en un parti politique est d’atteindre un état d’esprit similaire à celui du parti démocrate-chrétien.

Il reste un argument important ; c’est ma conviction absolue que les partis politiques qui se décrivent comme musulmans agissent purement comme corps politiques. Ils sont tout simplement des entités politiques à la recherche du pouvoir. Ce but en tant que tel est légitime. Cependant, certains de ces partis jouent sur des accords émotionnels lorsqu’ils se nomment « islamiques ». Ils ne sont pourtant qu’un mouvement « salafi » 97 (1880-1953). Premier roi d’Arabie Saoudite. 98 (Née à Hambourg, Allemagne en 1954). Angela Merkel, élue Chancelier d’Allemagne

en 2005.

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(fondamental) vivant de la compréhension et des déductions d’humains qui vécurent il y a plus de dix siècles, et qui traitaient les questions de leur époque par des solutions qui étaient les conséquences de leurs temps et lieux. Il n’y a de meilleure preuve à ceci que ce à quoi il a déjà été fait allusion, à savoir, le fait que Mohamed ibn Idris (« Imam » El Chaféi) ait publié un nouveau système juridique en arrivant en Egypte, car sa doctrine juridique publiée auparavant ne convenait qu’à un corps politique distinct en Irak.

La catastrophe survient lorsqu’un peuple caractérisé d’indolence intellectuelle, puisque ni ce peuple ni ses ancêtres n’ont mis à jour leur doctrine politique pendant mille ans, veut continuer à vivre comme parasite de l’entendement des autres qui ont travaillé sérieusement et déployé tous leurs efforts il y a dix siècles. A mon avis, les mouvements se nommant mouvements islamiques politiques, dont les Frères Musulmans, souffrent inconsciemment d’énormes dilemmes intellectuels qui ont des effets très puissants et négatifs sur leur aptitude à former des doctrines de droit nouvelles et modernes.

L’Islam a parlé de valeurs nobles concernant la justice, l’égalité et les vertus du savoir qu’on peut appeler des « valeurs générales » ou des « macro valeurs ». Toutefois, afin de convenir à des temps et des lieux autres que ceux de sa naissance, l’Islam n’articula point de codes spécifiques détaillés ou de « micro valeurs ». Ainsi, les adeptes des courants de pensée islamiques politiques se battent bec et ongles pour établir un système de gouvernance complet qui ne s’applique pas à l’ère moderne. L’Islam n’a pas prescrit de tel système détaillé ; c’est pourquoi les mouvements islamiques politiques finissent par s’accrocher à une thématique peu pertinente aux temps modernes ; citons par exemple l’illicéité des intérêts bancaires dans l’Islam et le système punitif. Pour ces mouvements, ce qu’il y aurait de mieux à faire serait d’admettre que l’Islam est venu comme religion sublime et non pas comme livre d’économie, de politique, de sociologie, de psychologie, de chimie ou de médecine. Mais s’ils admettaient ceci, comment joueraient-ils le jeu de la politique ? S’ils l’admettaient, ils devraient abandonner l’outil le plus puissant de leur propagande politique. De plus, ils seraient obligés de présenter un programme politique, économique et social réaliste, et non pas leurs trucs et slogans habituels comme « appliquer les ordres de Dieu », « l’Islam est la solution », et « la baraka (grâce) ». De tels slogans abstraits et communs, examinés sur le champ de bataille de la vie pratique,

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révèleraient qu’ils ne sont que de grosses bulles d’air vides, faites uniquement de politique et nullement de religion.

III. A la Recherche de la « Grâce »

En ce qui concerne la « grâce », beaucoup de musulmans bons et simples pensent qu’avoir des gens au gouvernail de la communauté dirigeant au nom de l’Islam suffit à apporter le bien-être et la bénédiction. Je dirais à ceux qui pensent ainsi que les premiers musulmans, ou pour être plus précis les compagnons du prophète – les « Muhajirun » (émigrants) et les « Ansar » (partisans), accompagnés de Mohamed lui-même – furent vaincus à la bataille d’« Uhud ».99 Si la victoire, le succès, le progrès ou le bien-être pouvaient être atteints uniquement par la grâce, les musulmans auraient été victorieux à « Uhud » puisqu’ils avaient sans aucun doute la bénédiction du prophète. Cependant, la défaite des musulmans à « Uhud » révèle que tout comme Dieu a créé toutes les créatures de la terre, Il a aussi créé certaines règles et lois pour diriger l’univers, parmi celles-ci les lois de la nature. D’après l’une de ces lois, quiconque se bat sans le matériel et les qualifications pratiques de la victoire sera vaincu. C’est grâce à ces lois que les musulmans menés pas Tarek ibn Ziyad100 conquirent l’Andalousie, et c’est à cause de ces mêmes lois qu’ils furent vaincus plusieurs siècles plus tard à la bataille de Tours101 dans le sud de la France. Quiconque pense qu’il recevra la grâce et la bénédiction simplement parce qu’il dit gouverner au nom de l’Islam recevra plutôt dans tous les domaines des résultats semblables à la défaite de la bataille d’« Uhud ». La victoire, le progrès et le leadership réussi ne sont accomplis que par la science et la bonne administration qui sont des principes humains universels sans religion, dénomination ou nationalité. Il n’y a aucune preuve que ceux qui veulent gouverner leurs communautés au nom de la religion possèdent ces principes ; il y a au contraire des preuves acquises de leurs milieux, leur histoire idéologique et leur relation avec l’universalité de la science, du savoir et des valeurs du progrès qu’ils ne possèdent pas ces principes et qu’ils ne les acquerront jamais. 99 Les forces de Mohamed furent vaincues par celles de la Mecque menées par Abou

Sofiane ; 625 AD. 100 (Huitième siècle AD). Leader musulman Umayyade berbère, l’un des commandants

militaires les plus importants de la péninsule ibérique. 101 Connue aussi sous le nom de Bataille de Poitiers, 732 AD.

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CHAPITRE V

LA « PIÉTÉ » DÉVOILÉE

Nombreux en Egypte parlent aujourd’hui de deux aspects qui dominent le paysage social du pays. Le premier est que la manifestation de piété est beaucoup plus propagée maintenant qu’il y a un siècle. Le second, est qu’il y a une insurrection remarquable d’aberrations comportementales sociétales ; la tension, l’agression et le manque de civilité dans les relations entre les membres de la société sont devenus la norme. Alors que nulle de ces deux observations ne peut être niée, il y a une contradiction évidente entre elles. Si la religiosité qui a pénétré le climat culturel de la société et la manifestation de piété étalée par ses membres n’ont pas empêché le déclin des standards moraux, de la civilité et de l’éthique sociale, ceci veut uniquement dire que la piété, ou plus précisément la manière de comprendre la piété, ne sert pas les intérêts de la société. Ceci ne veut pas dire qu’il n’y a pas parmi ceux soumis à ce mode de compréhension de la piété des exemples admirables de rectitude morale. Mais je parle ici d’un phénomène général et non pas de cas individuels.

Je crois qu’on ne peut résoudre cette contradiction que si l’on admet que ce qui est appelé « piété » de nos jours n’est en effet pas de la piété du tout. Telle est la conclusion fixe que j’ai atteinte après avoir étudié ce phénomène profondément. Nous sommes engloutis par des étalages ostentatoires de piété, comme les femmes enveloppées de ce qu’on appelle maintenant vêtement « islamique », et les hommes exhibant des barbes, portant des anneaux de mariage en argent plutôt qu’en or et ayant des marques sur leurs fronts pour témoigner des heures qu’ils ont passées à se prosterner sur des petits tapis de prière ; sans parler des sens constamment assaillis – par écrit, de la chaire et par les médias audio-visuels – par des voix pressant les fidèles à observer les aspects ritualistes de la religion. Si certains peuvent considérer que ceci constitue la piété, d’autres, dont l’auteur de ces lignes, peuvent affirmer que les rites et les rituels n’ont rien à voir avec la vraie piété.

Etre pieux signifie avoir un code moral solide, aider les autres, et montrer des traits de caractère nobles comme l’altruisme, la tolérance et une forte éthique de travail. Quant aux manifestations de piété mentionnées ci-dessus, elles sont dues à une combinaison de facteurs politiques, économiques, sociaux, éducationnels, culturels et psychologiques faciles à identifier.

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D’après l’école positiviste de la philosophie fondée par Auguste Comte,102 personne ne peut prétendre qu’une plus grande religiosité arrangerait les choses car l’expérience pratique prouve que la religiosité excessive pourrait promouvoir le déclin des standards généraux de comportement, ainsi que la violence et la colère parmi les gens.

L’omniprésence de la religiosité dont nous témoignons aujourd’hui sous la forme d’une adhérence rigide aux aspects ritualistes d’observance religieuse provient d’une variété de sources :

• Plus d’un demi-siècle sans participation politique ou avec une participation fictive en est une.

• Plus d’un demi-siècle de déclin économique et l’érosion de la classe moyenne en est une autre.

• Le divorce total entre le système d’éducation égyptien et ce qui se passe dans le reste du monde, son isolation des systèmes modernes d’éducation reflétant tous nos défauts culturels tels que la tendance croissante à l’insularité et la bigoterie, et le manque de réflexion critique.

• La succession des oligarchies qui ont gouverné la vie politique et sociale pendant plus d’un demi-siècle est aussi une source de la religiosité excessive à laquelle la société a succombé.

Ajoutons à tout ce qui précède la détérioration de la qualité et des standards des établissements religieux, infectés des idées soufflant de l’Est. De plus, il n’y a sur la scène rien d’autre que la religion pour nourrir le sentiment d’appartenance chez la jeunesse égyptienne. Leur immersion dans les rituels d’observance religieuse est devenue un refuge psychologique pour ceux qui ne trouvent rien d’autre pour s’accrocher en temps d’incertitude (de l’espoir, une classe, une ambition, un parti, une meilleure réalité ou un modèle culturel particulier).

Toute personne sur terre (à l’exception d’une petite minorité dont l’allégeance n’est qu’à ses propres idées, principes et systèmes de valeurs) a besoin de sentir qu’elle « appartient » à une chose ou à une autre. Dans une société avancée où les membres jouissent d’un niveau de vie élevé, le sentiment d’appartenance peut avoir de différentes formes. Il y a ceux dont

102 (1798-1857). Philosophe français.

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l’allégeance est à leurs propres réussites personnelles, d’autres à un parti politique, à une certaine classe sociale avec sa propre culture et son système de valeurs, ou à un mouvement idéologique ou culturel particulier. C’est à travers ce sentiment d’appartenance qu’une personne accomplit la satisfaction et le contentement nécessaires au bien-être de tout individu. Ceci pourrait expliquer le sentiment d’appartenance ressenti par les égyptiens lors du mouvement national mené par Saad Zaghloul103 il y a quatre vingt dix ans, ainsi que la raison pour laquelle la plupart des égyptiens s’identifièrent avec le projet nassérien104 quelques décennies plus tard. Dans les deux cas, il y avait un « front » qui avait réussi à gagner l’allégeance de larges segments de la société, sans tenir compte du succès de l’un ou de l’autre, ou s’ils tinrent leurs promesses ou maintinrent leurs slogans.

Avec la disparition de ces fronts qui attiraient l’intérêt, l’énergie, la loyauté et l’allégeance de la plupart des membres de la société, le champ resta libre à l’emprise d’un nouveau genre d’allégeance, plus attirant, plus confortable, et, à cause de ses généralités et imprécisions, convenable à des hommes et des femmes d’une formation culturelle moyenne. Alors l’allégeance au marxisme, par exemple, requiert un degré de conscience, de culture et d’intelligence au dessus de la moyenne, ceci ne s’applique pas lorsqu’il s’agit de se joindre au front des slogans religieux. Je crois que les slogans religieux – qui, en fait sont purement politiques et nullement religieux – doivent leur attrait à la régression et l’érosion des rôles joués par les autres fronts qui avaient été très efficaces à des étapes antérieures de l’histoire moderne de l’Egypte des deux derniers siècles.

Il faudrait aussi signaler que la piété ritualiste (telle qu’endossée par les œuvres d’hommes comme Ibn Taymiyyah et Ibn Kaim el Jawzeya, et par les applications de Mohamed ibn Abdel Wahhab et les expériences inspirées par

103 (1859-1927). Politicien égyptien ; il fut premier ministre d’Egypte du 26 Janvier 1924

au 24 Novembre 1924. 104 Les nassériens sont les adhérents à l’idéologie politique connue comme le nassérisme,

terme qui fut utilisé pour designer la philosophie politique de l’ancien président égyptien Nasser (voir note 70). Celle-ci comprenait la neutralité internationale, le nationalisme arabe et le socialisme. Suite aux réformes de Sadate (voir note 59) le nassérisme vint à représenter ceux qui opposaient la politique de celui-ci, c'est-à-dire la libéralisation capitaliste économique et politique. Le 19 Avril 1992, le Parti Démocratique Arabe Nassérien fut officiellement reconnu et il eut l’autorisation de participer aux élections égyptiennes.

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son école) agit sur l’extérieur plutôt que l’intérieur de la personne ; c’est comme un système routier strict qui impose des règles rigoureuses déterminant ce que les gens peuvent ou ne peuvent pas faire. C’est une école de pensée qui pourrait convenir aux communautés primitives ayant une réserve limitée d’éducation, de culture et de savoir, mais pas aux sociétés contemporaines, avancées et civilisées. Les communautés gouvernées par ce code sévère pourraient de l’extérieur paraître disciplinées, mais elles sont criblées de défauts et d’imperfections. Les gens sont traités comme des animaux du cirque entraînés au fouet à suivre la routine qui leur est établie. Mais selon le soufisme,105 le christianisme et le bouddhisme, la piété agit sur l’intérieur de la personne, et cherche à faire triompher le bon de la nature humaine de ses aspects agressifs et vils.

Ce n’est pas un hasard que les sociétés islamiques gouvernées par les règles religieuses les plus strictes, c'est-à-dire les règles destinées à maintenir un semblant extérieur de piété, soient les plus dissolues, les plus obsédées par le sexe, les femmes et toutes les formes d’indulgence sensuelle. Tenter de contrôler ces aberrations « extérieurement » sans essayer de les traiter de l’« intérieur » crée un genre de dichotomie, une division pathologique entre ce qu’on appelle public et ce qui se fait en privé qui est peut-être sans équivalent dans le monde.

CHAPITRE VI

105 Islam mystique intérieur.

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VISION OU CAUCHEMAR ?

• Mahmoud Fahmi el Nokrachi, Gamal Abdel Nasser, Anouar el Sadate et Hosni Moubarak furent les chefs de l’Egypte pendant les derniers soixante ans du vingtième siècle. Ils furent tous cibles d’assassinat par les groupes islamistes qui réussirent à abattre deux de leurs victimes intentionnelles, Nokrachi et Sadate.

• Dans leur croyance malavisée qu’ils pouvaient contenir l’un des chefs les plus importants de ces groupes en Egypte, les américains accordèrent à Omar Abdel Rahman106 un visa d’entrée aux Etats-Unis. Cependant, aussitôt qu’il s’installa il orchestra la première attaque au World Trade Center. Il fut condamné à la prison à vie.

• Les islamistes du Koweït se battent pour empêcher l’état d’accorder aux femmes koweitiennes leurs droits politiques. Leur pouvoir est tel qu’il leur permit de vaincre un projet de loi soumis par l’Emir à l’Assemblée Nationale, projet qui aurait permis aux femmes de participer à la vie politique.

Ceux-ci sont justes quelques exemples des faits déprimants qui viennent à l’esprit lorsqu’on entend des gens parler d’inclure les islamistes dans la vie politique d’Egypte. Mon cœur sombre à l’idée de donner la parole, en ce qui concerne notre façon de vivre, à ces mouvements de recul dans les âges de l’ignorance, surtout quand je pense à leur manière de traiter les femmes, par exemple, ou les Coptes ; des groupes auxquels ils n’accordent qu’un statut légèrement supérieur à celui des prisonniers de guerre ou des esclaves.

J’ai souvent essayé d’imaginer un scénario où ceux que j’appelle les « islamistes » auraient atteint leurs objectifs. Le scénario présume qu’Oussama ben Laden ou quelqu’un comme lui réussirait à nous imposer sa vision de ce que le monde musulman devrait être. Les traits principaux de cette vision peuvent être résumés comme suit :

• Le départ de l’occident, particulièrement des Etats-Unis, des terres musulmanes.

106 (Né en 1938). Leader du groupe islamiste terroriste égyptien « Al djamaa al islamiya ».

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• La destitution des rois et des présidents actuellement au pouvoir, étant donné qu’ils sont vus par Ben Laden et ses semblables comme les agents du Grand Satan, connu aussi sous le nom des Etats-Unis.

• La prise de pouvoir par Oussama ben Laden ou quelqu’un comme lui, la restitution du Califat, l’annulation de la loi organique, et l’adoption de leur version de la Charia107 musulmane.

Je ferme les yeux et essaie de visualiser où cela mènerait. Un tel scénario ne pourrait possiblement se dérouler que de deux manières. L’une d’elle est qu’il mènerait à ce que le monde musulman soit complètement isolé du monde non-musulman dans tous les domaines ; scientifique, économique, militaire et culturel. Lorsque je pousse mon imagination plus loin, je vois les sociétés islamiques transformées en des océans d’une humanité qui a peu de savoir scientifique et qui ignore comment l’application de la science dans les divers domaines pourrait améliorer la qualité de vie sur terre. Evidemment, ceci importerait peu à un musulman qui est plus soucieux de ce qui lui arrivera dans l’au-delà que de son sort dans cette vie qui, pour lui, n’est qu’un instant dans un plan plus vaste, un passage vers l’au-delà. Sous l’Islam politique, ces sociétés seraient densément peuplées car leurs chefs leur auraient dit que la Charia enjoint les musulmans à se multiplier, et que cela rendrait le Prophète fier d’eux le jour du jugement dernier. Les niveaux de vie des membres de ces sociétés qui auraient boycotté le sacrilège de la science occidentale seraient déplorables à tous les égards, économique, médical et scientifique. Mais ceci aussi n’aurait pas d’importance, car le monde matériel représente peu pour le musulman fervent qui considère que la vie n’est qu’un pont qu’il faut traverser pour atteindre soit le paradis (avec ses ruisseaux qui coulent, ses fruits succulents et ses « houris »108 aux yeux noirs), soit l’enfer (avec ses feux furieux).

Je focalise sur ce scénario imaginaire au point, parfois, d’évoquer des images réelles quand mes paupières closes deviennent un écran où des scènes de souffrance pitoyable et de problèmes insurmontables sont projetées. Je vois les musulmans monter des raids sur le monde des infidèles, et ces derniers riposter de même, leurs armes avancées pleuvant de ravages étendus sur le monde musulman, le transformant en une terre inculte et vide où l’arriération et le chaos règnent avec suprématie. Car les musulmans qui ne fabriquent pas leurs propres armes et doivent les acheter de leurs ennemis

107 Loi religieuse musulmane. 108 Vierges belles, séduisantes et voluptueuses.

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plus avancés, n’ont aucun moyen de se défendre face aux armes sophistiquées utilisées contre eux.

Je peux pratiquement entendre les imams dans les mosquées assurant leurs congrégations que Dieu leur a infligé la défaite pour mettre leur foi à l’épreuve, et que s’ils passaient cette épreuve, Il leur enverrait une victoire miraculeuse. Tonnant de leurs « minbars »,109 ils peignent une image rosâtre des musulmans triomphants des infidèles, terminant leurs sermons en appelant à Dieu afin qu’Il inflige mort et destruction aux païens chrétiens et leurs flagorneurs juifs.

Quant à la deuxième manière dont le scénario pourrait se dérouler, elle présume que les leaders de l’Islam politique, après avoir atteint les objectifs mentionnés ci-dessus, n’entreprendraient pas d’isoler le monde musulman du monde non-musulman. Au lieu de cela, ils traiteraient avec les non-croyants d’après une maxime établie de la jurisprudence islamique et qui cite que « la nécessité passe outre au tabous ». Dans ce scénario, il y aurait des transactions considérables avec tous les secteurs du monde non-musulman : économique, scientifique, social, industriel, agricole et services. L’acquisition du savoir serait un but de haute priorité, pour la raison que les musulmans « doivent rechercher le savoir, même en Chine ». Lorsque je me sers de mes modestes connaissances en politique, en histoire et en gestion moderne pour essayer d’envisager où ce chemin mènerait, je me trouve à rire, car il ramènerait inévitablement les communautés musulmanes à un siècle en arrière lorsqu’il s’agissait de traiter avec des non-musulmans : un parti apprenait de l’autre, un parti achetait de l’autre, un parti essayait de rattraper l’autre.

Mais que la première version du scénario ou la seconde se déroule, la grande question reste la même : pourquoi la souffrance, le déferlement de sang, la violence et la destruction, la douleur, l’anxiété et la misère ? Je ris avec amertume en répondant à cette question : pour l’amour du pouvoir ! L’unique différence entre les deux déroulements de scénario mentionnés et d’autres déroulements possibles est : qui détient le pouvoir. Dans les deux cas mentionnés, le pouvoir serait dans les mains des « islamistes ». Dans un scénario où les choses resteraient inchangées, la réponse est claire. Mais il y a encore un scénario qui présume que les sociétés musulmanes choisiraient le développement, le progrès et la démocratie, et dans ce cas, le pouvoir

109 Chaire de la mosquée.

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serait dans les mains du peuple qui l’exercerait à travers ses représentants dûment élus. Hélas, ce dernier scénario ne reçoit aucune considération sérieuse dans les cercles politiques.

CHAPITRE VII

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L’USAGE DE LA FORCE

I. Déploiement de Muscles

Plusieurs des tempêtes engloutissant notre région peuvent être attribuées au fait que les mouvements exerçant la politique au nom de l’« Islam politique » restent gouvernés par la mentalité du coup d’état, agissant toujours comme mouvements souterrains plutôt que des institutions politiques modernes qui observent et respectent la loi. Au fait, le mot « mentalité » qui présume l’usage de facultés mentales, est un terme inexact dans ce cas, puisque la plupart de ces mouvements comptent plus sur leurs muscles que sur leurs cerveaux, plus sur la force crue que sur des esprits gouvernés par le respect des lois, des constitutions, de la rationalité et du jugement sain.

A. Evènements Fâcheux

Prenons le cas du Liban qui a un gouvernement élu et un parlement qui représente le peuple ; malgré cela, le mouvement d’opposition le plus important, une organisation religieuse-politique, refuse de reconnaître l’autorité des représentants élus de la nation, et n’écoute que des voix stridentes appelant à un retour au passé. Les brandons religieux cherchant à ramener le Liban plusieurs siècles en arrière jouent un jeu où les muscles de pouvoir aveugle surmontent avec force tyrannique les principes de la démocratie, de la légitimité constitutionnelle et des lois. Un simple parti armé renverse la situation pour tout le monde, montrant un mépris total pour le parlement élu qui devrait être l’ultime arbitre à la place des hordes de manifestants manipulés de l’extérieur du pays par un régime théocratique qui finance la destruction du Liban.

Ensuite, il y a la situation des territoires palestiniens autonomes où un mouvement théocratique qui sort des rets du moyen-âge ne se considère tenu à aucun des engagements entrepris par les gouvernements antécesseurs. Pour ce mouvement, les évènements on commencé à se dérouler le jour où il a pris le pouvoir. Lorsqu’Abou Mazen110 appela sagement, bien que tardivement, au retour au peuple, source d’autorité, le gouvernement de théocrates dont l’entendement de la démocratie est limité à son usage pour

110 (Né à Safed, Palestine en 1935). Mahmoud Abbas, président de la Palestine depuis 2005.

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atteindre le pouvoir, rejeta cet appel. Un mouvement théocratique qui est par définition démocratiquement immature peut comprendre que la démocratie l’amène au pouvoir, mais pas qu’elle l’empêche également d’y rester éternellement. Gouvernés comme ils le sont par une mentalité de coup d’état en désaccord total avec la notion même de la démocratie, les membres de ce mouvement sont conduits par une hystérie religieuse (et non pas une foi religieuse), accouplée d’un style d’action politique violent et conflictuel.

Le troisième exemple pertinent est le déploiement choquant manifesté par quelques jeunes du groupe des Frères Musulmans devant l’université Al Azhar,111 déploiement qui montra que l’Islam politique est encore un mélange très immature d’hystérie religieuse ; un entendement simpliste – pour ne pas dire primitif – de la démocratie, et une propension à la violence et à l’usage de la force musclée, non entravée par les contraintes de la raison.

Bien que l’incident ait choqué et attristé tous les amoureux de cette nation qui veulent la voir accomplir le progrès, la stabilité et la prospérité, il servit comme un appel à l’éveil. Montrant qu’ à chaque chose il y a un bon côté, il ouvrit les yeux de tout le monde au danger de permettre au pouvoir de tomber dans les mains de gens simples d’esprit et pauvres en savoir, qui comptent sur l’usage des muscles plutôt que du cerveau pour atteindre leur but de gouverner l’ancienne terre d’Egypte.

Je pense que le déploiement enfantin de force nue à l’Azhar a été nuisible pour beaucoup de monde, y compris les membres de l’Assemblée du Peuple affiliés à l’idéologie (ou à l’organisation) des Frères Musulmans. Comment le peuple égyptien peut-il accepter un mouvement politique quand le message clair qu’il reçoit à travers l’attitude bizarre des jeunes adhérents à ce mouvement est que ce dernier a, ou pourrait éventuellement avoir, des milices organisées ? Comment le peuple peut-il, à l’âge de la science et de l’administration, accepter de placer son destin entre les mains d’un mouvement novice conduit par l’instinct aveugle plutôt que par les idées rationnelles, et qui compte sur la force musclée plutôt que sur les facultés mentales pour aboutir à ses fins ?

A mon avis, les mouvements de l’Islam politique ne sont pas encore passés par les étapes nécessaires pour séparer le bon grain de l’ivraie, pour ainsi dire ; ils n’ont pas, non plus, témoigné de développements idéologiques intérieurs qui vaillent. En effet, je dirais que la pensée musulmane fut

111 Institution islamique égyptienne de hautes études.

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exposée à beaucoup plus de changements radicaux durant les cent ans séparant la mort du premier des quatre grands juristes sunnites – Abou Hanifah el-Nu’man (au milieu du deuxième siècle de l’hégire)112 – de celle du dernier – Ahmed ibn Hanbal (juste au dessus d’un siècle plus tard) –, que durant les douze siècles suivant la mort d’Ibn Hanbal (au troisième siècle de l’hégire). Cette stagnation, avec ses effets extrêmement néfastes, est le résultat de deux phénomènes. Le premier commença lorsque la porte fut claquée au nez du raisonnement déductif. Le second, lorsque les musulmans tournèrent le dos à l’homme qui championnat la primauté de la raison, Aboul Walid Ibn Rouchd (Averroès).113 Si les musulmans s’étaient permis de profiter des idées de ce philosophe remarquable, ils ne seraient pas descendus à l’échelon inférieur qu’ils occupent actuellement sur l’échelle du progrès et du développement humains.

B. Coïncidence ou mentalité ?

Il est intéressant de méditer sur la similarité entre ce que le Hezbollah fit au Liban au printemps 2008114 et ce que le Hamas fit à Gaza en été 2007.115 Le fait que tous deux aient étalé le même genre de comportement n’est-il qu’une coïncidence, ou bien la mentalité commune à tous les islamistes fondamentaux, tant les chiites que les sunnites, les fait-elle agir de la même manière ? A mon avis. Il n’y a absolument pas de doute que la seconde hypothèse est la plus correcte. Les théocrates, dont les croyances politiques sont en fonction de leurs convictions religieuses, peuvent prétendre croire à la démocratie, aux systèmes d’états modernes, au pluralisme et à la diversité (ce qui signifie l’acceptation et le respect des droits des autres), mais ils ne le font que pour des raisons purement opportunistes. Ils savent parfaitement que montrer un intérêt de pure forme à de tels sentiments nobles, ne serait-ce

112 Voir note 37. 113 (1126-1198 AD). Savant arabe d’Andalousie, philosophe, théologien et polymathe. 114 Le 7 Mai 2008, les milices du Hezbollah saisirent la capitale Libanaise, Beyrouth, afin

de forcer le gouvernement libanais à abolir quelques décrets qui avaient été endossés par le gouvernement libanais légitime quelques heures auparavant ; ceci mena au décès d’à peu prés 100 libanais.

115 En Juin 2007, le Hamas saisit la bande de Gaza militairement par une violente opération qui inclut le meurtre de plus de 100 palestiniens non-partisans de Hamas. Certains furent balancés du haut d’immeubles élevés. Depuis ce coup d’état de Hamas, et jusqu'à rédaction de cette note (Juillet 2008), la bande de Gaza fut isolée de la Cisjordanie, et donc loin de la direction de l’autorité palestinienne.

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qu’à une certaine étape, peut servir leurs intérêts et leur épargner des problèmes.

En effet, un fondamentaliste qui s’occupe de politique est mené par la conviction que Dieu est de son côté, et qu’il est le conduit à travers lequel la volonté du Tout-Puissant est transmise au monde de la politique. Il n’y a donc pas de place dans un système fondamentaliste de croyances pour des notions telles que la démocratie, la rotation du pouvoir, le pluralisme ou la diversité.

En Iran, par exemple, le Guide Suprême non seulement établit la politique supérieure de l’état, mais il entre aussi dans des détails de la vie politique du pays aussi minutieux que décider si un candidat a le droit ou non de se présenter aux élections parlementaires.

Ensuite, il y a le cas de la vie politique palestinienne, où on a vu le dédain effronté déployé par les leaders du Hamas envers la démocratie. Bien que ce soit la démocratie qui les ait amenés au pouvoir, aussitôt qu’ils furent installés au siège de l’autorité, ils commencèrent à la piétiner. Transformé en instrument de tyrannie et de répression, le gouvernement du Hamas commença à éliminer ses adversaires systématiquement – non pas symboliquement, mais physiquement. Dans certains cas, ces derniers furent exécutés de manière brutale, comme être jetés du haut d’immeubles élevés. Il ne m’est pas surprenant que ceux qui mêlent religion et politique aient recours à de tels actes barbares. La religion politique – non pas la religion elle-même – est un exemple de système clos où aucune déviation de la ligne officielle – considérée comme l’unique vrai chemin – n’est tolérée. Ceci rappelle comment des hommes comme Staline dans l’ex-Union Soviétique, Hitler en Allemagne, Mussolini en Italie, Saddam Hussein en Irak et nombre d’autres dans l’histoire récente, agirent après avoir accédé au pouvoir.

Ce que le Hezbollah fit au Liban est une nouvelle version du jeu diabolique qui mêle la politique à la religion. Ne se contentant pas d’avoir conduit le Liban à la guerre sans le consentement de l’état, une guerre dont il prétendit émerger victorieux grâce à l’intervention divine (victoire qui n’existe que dans l’imagination de quelques esprits leurrés), le Hezbollah, état en-dedans d’un état, ou plus précisément état en-dehors de l’état, installa un câble de réseau de télécommunication privé. Suite au décret issu par le gouvernement déclarant le réseau illégal, les milices de Hezbollah avancèrent sur Beyrouth et, dans un acte illustrant comment leur esprit

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fonctionne, les membres du Hezbollah mirent le feu à la bâtisse logeant la chaîne de télévision Al Moustakbal.116

La similarité entre les actes du Guide Suprême d’Iran Ali Khomeiny (l’autorité infaillible sur toutes les questions temporelles et spirituelles aux yeux des adeptes) lorsqu’il bannit un grand nombre de modérés de se présenter aux élections parlementaires, les actes du Hamas à Gaza, depuis lancer ses rivaux de hauts immeubles jusqu'à provoquer des incursions aux frontières de l’Egypte, et les actes du Hezbollah occupant Beyrouth pour imposer sa volonté à ses adversaires politiques n’est pas une coïncidence. Tous ces actes témoignent de la mentalité médiévale de leurs protagonistes, une mentalité hostile à la liberté, à la démocratie et aux systèmes d’états modernes. Le monde paiera bien cher s’il reste passivement en attente pendant que cette farce se déroule et entraîne des sociétés entières en arrière vers le premier millénaire, alors que l’humanité avance dans le troisième millénaire.117

II. « Domination Divine »

Il y a beaucoup d’obstacles entre les courants de l’Islam politique et la maturité politique. Le plus insurmontable est peut-être l’insistance de ces courants, y compris les Frères Musulmans, à s’accrocher à la théorie « hakameya » – ou domination divine – soumise par Abou Elala el Mawdoudi118 et Sayed Qutb. Dérivée de la racine arabe « hokm », qui signifie dominer, la théorie a un certain scintillement superficiel qui attire quelques gens. Cependant, elle est en vérité basée sur une proposition

116 La chaîne de télévision Al Moustakbal (L’avenir) est un podium médiatique libanais

connu ; il appartient à l’alliance du 14 Mars, à sa tête Saad el Hariri, fils de Rafik el Hariri qui fut assassiné le 14 Février 2005 par une opération que beaucoup de libanais attribuent au gouvernement syrien – ceci sera éventuellement confirmé ou nié par la cour internationale ad hoc déjà établie par l’ONU.

117 A ce propos, je me souviens d’une discussion que j’aie eue avec le docteur Saad el dine Ibrahim qui exprimait sa foi que les Frères Musulmans en Egypte, le Hamas à Gaza et le Hezbollah au Liban étaient engagés aux principes de la démocratie ! Peut-être qu’il reviendra maintenant (ainsi que ses semblables) sur cette position utopienne et qu’il émettra une déclaration plus tenue à la réalité – une déclaration admettant qu’il a été victime de ses propres souhaits.

118 (1903-1979). Journaliste pakistanais islamiste radical influent, théologien et philosophe politique, fondateur du parti politique « Jamaat-e-Islami » au Pakistan.

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insoutenable qui la rend insignifiante ; elle propose que les mortels ne soient pas gouvernés par des mortels, mais par Dieu. Ceci est un sophisme dangereux, puisqu’il n’y a pas de recours direct à l’Etre Suprême – dans le sens propre du mot « direct », étant donné l’existence d’une classe de religieux qui dirigent en Son nom et selon leur compréhension de Ses intentions. Je crois qu’El Mawdoudi et Qutb fournirent leur théorie, une notion fantaisiste qui ne peut évidemment pas être mise en pratique, chacun à la suite de son expérience traumatique personnelle. Ces deux hommes subirent ce qu’on appelle aujourd’hui un choc culturel, Mawdoudi face à la culture forte et vibrante de l’Inde, et Qutb qui passa moins que deux ans aux Etats Unis il y a à peu près soixante ans, face à une culture américaine qui le choqua droit au cœur. Incapable de faire face aux réalités de l’âge, ils choisirent de fuir dans un passé moins défiant.

Ainsi, le premier obstacle que les mouvements de l’Islam politique doivent surmonter s’ils veulent vivre en paix avec le reste de l’humanité durant l’ère moderne est la théorie « hakameya », à laquelle tous les adhérents à ce mouvement sont soumis. Car c’est une théorie qui ne peut être appliquée à moins qu’on ne recule la montre plus de mille ans et qu’on ne considère toutes les autres cultures comme ennemis mortels.

III. La Démocratie, le Salut

L’étape suivante est que les leaders de ces mouvements développent chez leurs disciples une meilleure compréhension et une plus grande foi en la démocratie. Il leur faut expliquer la démocratie comme un processus différent de la « choura » (consultation). Bien qu’il n’y ait pas de contradiction entre les deux, la « choura » n’est qu’une partie d’un ensemble, c’est-à-dire la démocratie. A ceux qui voient ceci comme un rabaissement de l’Islam, je ferais remarquer que bien qu’il soit vrai que l’Islam parlât de « choura » et pas de démocratie, il est aussi vrai qu’il parla de bêtes de somme et pas de voitures ni d’avions. Ceci ne diminue nullement de la grandeur de l’Islam. Après tout, le but du message de l’Islam n’était pas de prédire les exploits des âges à venir comme la démocratie, les avions, les droits de l’homme, le laser, les percées médicales, les systèmes d’administration civile, la technologie de l’information, etc.

Les leaders des mouvements de l’Islam politique doivent engendrer une nouvelle génération de partisans qui croiraient que la nation est la source

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d’autorité, que la constitution est l’ultime loi, et que les sociétés de notre ère ne peuvent pas être dirigées par des hommes de religion mais par les dernières découvertes en science, par l’administration, les idées et la technologie de l’information.

Jusqu'à ce qu’au moins quelques uns de ces leaders se détachent de l’approche doctrinaire de la religion qui a affligé l’esprit musulman pour plus de mille ans, et à moins qu’ils ne puissent entraîner des générations capables de comprendre que la nation est la source de tout pouvoir et que les sociétés ne peuvent être dirigées que par la science et l’administration, il ne faudrait pas être surpris de trouver les jeunes membres des mouvements islamistes essayant de former des milices, dans la tentative de nous gouverner avec des émotions incultes, des voix stridentes et du pouvoir musclé que la raison ou le sens commun n’ont pas dompté.

Ceux-ci étaient les traits principaux de la tempête courante de l’Islam intolérant. Mais cette tempête a-t-elle atteint cette condition puissante, cette ampleur et cette influence sans avoir un générateur et gardien riche ? La réponse est : « certainement pas ». A-t-elle trouvé un parrainage approprié ? Elle l’a certainement trouvé. La tempête qui menace actuellement les pierres angulaires de l’humanité, du progrès et de la modernité fut bien parrainée ; et ce par un parrain reposant sur plus qu’un quart des réserves pétrolières du monde entier.

CHAPITRE VIII

LE GÉNÉRATEUR

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I. Le Roi et l’Epée

Voir le roi d’Arabie Saoudite offrir une épée au Pape lors de sa visite au Vatican119 me dérangea sur les plans intellectuel et émotionnel. A nul moment n’avait-il été aussi important de distancer le nom de l’Islam et l’image des musulmans des connotations violentes symbolisées par l’épée. Le choix malheureux du cadeau offert par le monarque saoudien me poussa à écrire le discours que le roi aurait dû prononcer, si ses conseillers avaient été familiers avec la culture et la mentalité occidentales.

« Votre Sainteté… Eminences… au nom de l’Arabie Saoudite que j’ai l’honneur de représenter, et au nom de l’Islam auquel j’ai l’honneur d’appartenir, je vous apporte salutations et paix. En effet, le mot « Islam » est une anagramme du mot « paix » en arabe. De ma part et de la part du peuple que je représente, je dis : embarquons dans une nouvelle ère où le respect est mutuel ; une ère où nul parti n’offense l’autre, et où les deux partis arrêtent l’agression, morale ou matérielle, directe ou indirecte, l’un contre l’autre. J’appelle à vous et au parti que je représente pour s’engager à ce que les adhérents de toutes les religions, alors que libres d’inviter les autres à joindre leur foi, n’aient aucun recours à la violence, à la coercition ou à l’usage de l’épée, mais plutôt à la persuasion et à la raison pour convaincre les autres des mérites de la foi à laquelle ils appartiennent. Je déclare que dorénavant, le « jihad » signifie uniquement défense de soi et résistance à l’agression, mais jamais l’initiation au conflit ou la tentative de convertir les autres à notre religion par la violence ou par l’épée. Il n’y a rien de plus pathétique qu’une religion qui ne peut pas gagner les cœurs et les âmes des gens sans l’usage de l’épée. Je conseille aussi vivement tous les partis de s’intéresser plus à la qualité des adhérents à chaque religion qu’à leur quantité. A ce propos, il y a beaucoup à faire pour améliorer la qualité de croyants de notre grande religion.

J’appelle à vous et au parti que je représente pour cesser de se moquer des « autres » ou de les insulter, et de rabaisser leurs croyances ou de dénigrer leurs écritures saintes. J’appelle à vous et au parti que je représente pour s’introduire dans une nouvelle ère où tous jouiraient de la liberté de

119 Le Roi Abdullah visita le pape Benoît XVI en Novembre 2007.

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croyance, la liberté de religion, et la liberté de construire des maisons d’adoration n’importe où et n’importe quand. Comme le prophète de l’Islam a accueilli les chrétiens de Najran120 à leur arrivée, leur permettant de prier dans sa mosquée connue aujourd’hui comme la mosquée du Prophète à la ville sainte de Médina, je déclare devant vous que nous commencerons un nouveau chapitre où nous traiterons avec les non-musulmans comme nos frères dans l’humanité. J’appellerai à tous les musulmans du monde afin qu’ils considèrent des termes comme « dar el harb » (terre de la guerre), « dar el salam » (terre de la paix) et « ahl el dhimma » (monothéistes non-musulmans) des produits des conditions historiques d’un âge passé et qui ne s’appliquent plus aujourd’hui, et que nous aspirons maintenant à un monde qui n’est pas divisé en camps de guerre et camps de paix. Nos mosquées accueilleront tous ceux qui traversent leurs portes, et notre religion est solide et ne force personne à rester prisonnier de ses préceptes.

Votre Sainteté, j’ai choisi deux présents à vous offrir aujourd’hui. L’un est un palmier d’or qui représente notre histoire et notre environnement, l’autre est un ancien manuscrit de la Bible qui date de plusieurs siècles. J’ai refusé de vous offrir une épée, d’abord parce que l’épée n’est pas un de nos symboles historiques, ensuite, parce que nous ne voulons pas que le message porté par une épée embrouille l’avenir de notre relation. Mon pays fera l’effort d’assurer qu’au futur les étrangers sur notre terre se sentent les bienvenus, qu’ils jouissent d’hospitalité et de tolérance au vrai sens des mots, y compris le droit de prier et d’adorer Dieu dans des églises ou dans des temples selon leur foi. Voir des clochers d’églises ou des dômes de temples s’élever dans nos horizons ne nous offensera point, tout comme les minarets des mosquées en Europe, en Amérique, au Canada et en Australie n’offensent pas les non-musulmans dans ces lieux. Je fais aussi vœu devant vous que nous considèreront très prochainement ne pas appliquer les lois provenant de notre religion aux adeptes des autres confessions. Commençons une nouvelle ère d’acceptation d’autrui, de tolérance et d’entretien du concept du « relativisme » en ce qui concerne les croyances religieuses, c'est-à-dire, ne laissons personne sur terre agir comme si sa religion était la vérité absolue et celle des autres absolument fausse. Laissons Dieu décider des questions que nous ne sommes ni requis de, ni équipés pour nous y intéresser. J’appelle à vous et à tous ceux que je représente pour entrer dans une nouvelle ère de tolérance, d’acceptation d’autrui et de respect mutuel où chacun renonce à dénigrer la foi des autres.

120 Province du sud-ouest de la péninsule arabique.

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Je voudrais saisir l’occasion de cette rencontre pour proposer la formation d’un comité formé des meilleurs doctes religieux de toutes les confessions, non seulement des trois grandes religions Abrahamiques ou des religions du livre, mais aussi de toutes les autres fois, afin de réviser les programmes scolaires à travers le monde pour atteindre les buts suivants :

• Eliminer des programmes tous matériels injurieux ou préjudiciables envers la foi des autres.

• Eliminer des programmes tous matériels qui sèment les graines du chauvinisme religieux et su sentiment de supériorité aux autres fois.

• Eliminer des programmes tous matériels qui découragent la tolérance et l’acceptation d’autrui, et les remplacer par des matériels qui promeuvent la diversité et la variété comme étant les traits les plus importants de la vie, et les sources principales de la richesse et de la beauté.

Laissez-moi maintenant vous offrir, votre Sainteté, le palmier d’or et le manuscrit du Nouveau Testament qui date de la propagation du Christianisme dans la région de Najran, aujourd’hui l’un des gouvernorats formant le Royaume d’Arabie Saoudite. »

Tel est donc le discours que le roi ne fit pas, et qui, je crois, aurait servi à introduire une nouvelle ère de compassion et de compréhension entre les peuples de toutes les confessions.

II. L’Inoculation de la Haine

La sociologie des tribus de la Péninsule d'Arabie est la clé de la compréhension du caractère et de la mentalité arabes. Afin de tracer les traits historiques de ce caractère et de cette mentalité, il faut tenter d'imaginer la vie dans les déserts intérieurs des régions de l'est de la Péninsule au courant des vingt derniers siècles. Mais pourquoi les régions de l'est et non de l'ouest ? L'explication de ce pourquoi suivra la présentation ci-dessous d'un aperçu panoramique des traits historiques de la constitution mentale et caractéristique des tribus habitant les régions de l'est de la Péninsule d'Arabie, en particulier les tribus intérieures, et non pas les tribus costales.

A la suite d’une conférence que je donnai au département des études sur le Moyen-Orient dans une des plus grandes universités mondiales, un

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professeur me dit : « Dans la majorité des cercles, ici aux Etats-Unis, on prend pour acquis que la haine des arabes envers l’occident est due à l’intrusion des forces occidentales dans les vies des peuples arabes, à commencer par la colonisation de l’Algérie en 1830, de l’Egypte en 1882, du Maroc en 1912, ainsi de suite. Mais il est évident que vous voyez les choses bien différemment ? » Je répondis : « Ce n’est pas si simple. La question a plusieurs aspects, et ce que vous venez de dire les tasse tous ensemble dans le même panier, pour ainsi dire. »

En effet, la haine que les peuples de la région ont pour le colonialisme est un phénomène sain et légitime en soi ; il ne veut pas nécessairement dire la haine envers tout ce qui est occidental ou le progrès occidental. En effet, les pays ayant un héritage riche en civilisation et en histoire, comme l’Egypte, la Grande Syrie et l’Irak furent capables de combiner une haine du colonialisme avec une admiration sincère pour le progrès, montrant ainsi un vrai entendement du « progrès » comme distinct de « occidentalisation », et reflétant une conscience sociale raffinée et illuminée. L’alternative aurait été d’admirer le colonialisme et le progrès comme une seule entité sans marquer la différence entre les deux ; ceci aurait été un phénomène dégradant et humiliant qui aurait tué beaucoup de choses que nous estimons.

Cependant, ce serait une erreur de présumer que tous les pays de la région sont pareils ; ce qui précède s’applique aux sociétés ayant une histoire riche en culture et en civilisation, notamment celles mentionnées ci-dessus, ainsi qu’à d’autres dans l’occident arabe (le Maroc, la Tunisie, la Lybie), et à un degré moindre aux régions costales de la péninsule arabique que la situation géopolitique a rendues plus ouvertes au monde extérieur que celles du style nomade situées à l’intérieur. Les conditions géopolitiques rudes de ces dernières ne peuvent que créer une mentalité tribale rigide, inflexible et insulaire qui refuse l’« autre » (quel que soit cet « autre ») de manière xénophobe. L’histoire de la haine dans ces communautés désertiques envers quiconque détient une religion ou une pensée différente est bien connue. Contrairement à ce que certains penseraient, cette animosité n’est pas une conséquence de l’Islam hanbalite (particulièrement de son interprétation par Ibn Taymiyyah121) qu’ils épousent, mais c’est plutôt cette école rigide catégoriquement refusée par la plus grande partie du monde musulman qui n’aurait pu trouver d’acceptation que dans cette région aride.

121 (1263-1328 AD). Docte islamique sunnite, disciple d’Ibn Hanbal ; il voulait ramener

l’Islam à ses sources.

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En effet, pendant plus de mille ans, les idées et les édits d’Ibn Taymiyyah (avec toute leur dureté, bigoterie et haine envers les non-musulmans) ne trouvèrent point d’adhérents en Egypte, en Syrie et dans l’occident arabe ; car comment les descendants de civilisations si évoluées pourraient-ils accepter d’être isolés du reste du monde ?

Enfermés dans les Régions Intérieures

En effet, pendant les vingt derniers siècles, les tribus des régions de l'est de la Péninsule d'Arabie menèrent une vie pastorale instable, errant à la recherche de pâturage et d'eau. Résultant de ce train de vie, l'attitude tribale arabe envers des notions telles que la loyauté, l'objectivité et la neutralité ne peut être comprise indépendamment de la sociologie nomade, modèle de la culture des tribus bédouines forcées par l'environnement à bouger constamment à la recherche de nourriture. Leur loyauté inconditionnelle étant réservée au Cheikh de la tribu, l'objectivité devient étrangère et la neutralité tient de la trahison.

Comme le remarqua l'imminent critique Galal El-Achri dans son traité sur la créativité arabe, le seul domaine créatif dans lequel les Arabes excellèrent fut la poésie. C'est l'unique forme d'expression artistique qu'ils présentèrent, pour des raisons que nous n'examinerons pas ici. Ils ne produisirent ni pièces de théâtre, ni romans, ni épopées, ni musique, ni autres genres d'art comme le firent les Grecs, et, auparavant, les Egyptiens et les Sumériens.

La poésie composée par les poètes venant des régions de l'est de la Péninsule d'Arabie est un miroir reflétant les mœurs des tribus de la région, leurs coutumes, leurs intérêts, leurs attitudes et leurs pensées. L'image reflétée par leur poésie est restée inchangée pendant des siècles. Une ode composée en arabe classique il y a plus de dix siècles par un poète de Nadjd,122 reflète les mêmes valeurs et perspectives mondaines qu'une ode composée en langue vernaculaire par un poète contemporain de Nadjd. La plupart de la poésie de la région, ancienne et nouvelle, résonne à une cadence imagée empoignante, ayant pour thèmes principaux la fierté et la supériorité du bédouin toujours vainqueur, jamais vaincu, qui ne s'incline devant personne et qui se tient bien au-dessus de tous. En effet, le mot pour « hautain » en arabe est nouf, d'où viennent les noms Nayef, Nouf, et Nawaf.

122 Région de l’Arabie Saoudite au centre de la péninsule arabique.

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Ceci est donc le message que des milliers d'odes écrites par des poètes de Nadjd, Al-Ihsa', Al-Qassim, et Al-Hofouf essayent de transmettre, depuis que la langue arabe prit sa forme actuelle jusqu'à nos jours. Cette perception de la vie telle que reflétée par la poésie de la région englobe la sociologie de ses tribus nomades.

La mentalité formée dans les déserts intérieurs de l'est de la Péninsule d'Arabie prit les devants de la vie intellectuelle des sociétés arabes et musulmanes, suite à l'échec du libéralisme et de l'alliage du socialisme et du nationalisme arabe qui régnaient à une certaine période. Cependant, les sociétés arabes et musulmanes furent influencées par l'état d'esprit tribal né dans les déserts rudes de la Péninsule d'Arabie à des degrés différents, relatifs au legs historique et culturel de chaque société, et selon les conditions politiques et socio-économiques de celles-ci. Ainsi, alors que son impact fut fortement ressenti dans les régions intérieures de la Péninsule d'Arabie, il fut moins influent dans les villes costales de la péninsule, et encore moins dans des sociétés telles qu'en Egypte, au Maroc, en Syrie, en Iraq et en Inde, qui sont plus riches que la Péninsule d'Arabie en histoire, en civilisation et en culture. Toujours est-il que le regard bédouin sur le monde, forgé dans les déserts arides de l'est de la Péninsule d'Arabie et exprimé à travers la poésie créée par les poètes de la région, est la clé essentielle pour comprendre la manière de penser de plusieurs sociétés arabes et musulmanes.

Le moule de la culture qui modela le regard Bédouin sur le monde est en contradiction totale avec le concept de l' « état ». La fidélité au Cheikh de la tribu123 est personnelle par sa nature, alors que la loyauté envers l'état est une notion plus abstraite et plus objective; l'obéissance aux désirs et aux ordres du Cheikh est la contrepartie de l'engagement du citoyen moderne aux règlements constitutionnels et légaux de l'état. Selon la sociologie de la mentalité tribale dont la spécificité a été expliquée en quelque détail dans cet article, « autrui » est perçu comme un ennemi, ou, au mieux, comme un possible ennemi qu'il faut neutraliser; tandis que dans le système de l'état moderne, « autrui » est une expression naturelle de la diversité de la vie, n'inspirant nullement de rejet ni d'animosité. Dans l'environnement tribal on ne peut discuter de sujets tels que la diversité ou l'acceptation d'autrui; on ne peut s'engager à une critique de soi ou à admettre la critique, ni à reconnaître que le savoir est universel et qu'il est le legs collectif de l'humanité entière –

123 Aîné ou chef de la tribu.

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tout ceci étant le fruit de l'état moderne, progressif, et civilisé. En effet, la notion même de l' « humanité » est étrangère à la société tribale.

Si l'on emprunte au grand philosophe Ibn Khaldoun124 sa théorie de la distinction entre les sociétés urbaine et bédouine, on peut dire que l'état d'esprit actuel de l'Islam (et non pas l'Islam lui-même) est conditionné par l'Islam entendu, présenté et propagé au courant du demi-siècle dernier par des tribus bédouines vivant dans les déserts intérieurs de l'est de la Péninsule d'Arabie. Etant donné que la plupart des centres et des écoles islamiques en Amérique du Nord, en Europe, en Australie et dans les régions non-Musulmanes de l'Asie et de l'Afrique ont été fondés par l'initiative et le financement des représentants de cette mentalité tribale insulaire, il n'est donc pas difficile de comprendre pourquoi le monde aujourd'hui se trouve face à une confrontation entre l'humanité et l'Islam. En vérité, cette confrontation est entre l'humanité et seulement un genre d'Islam, présenté, financé, et propagé par l'état d'esprit bédouin de Nadjd.

La raison, donc, pour laquelle notre intérêt est porté sur les régions intérieures de l'est de la Péninsule d'Arabie plutôt que sur les régions costales de l'est et le Hedjaz, est que ces terres intérieures furent le creuset où l'entendement de l'Islam connu sous le nom de « wahhabisme »125 fut forgé. Les idées du wahhabisme sont donc typiques d’une superstructure (pensée) née d’une spécifique infrastructure (les traits géopolitiques et économiques du désert de Nadjd ; les adeptes de ses pensées ne peuvent pas concevoir qu’aucune autre place sur terre ne supporterait de telles croyances. Ils sont la preuve vivante de la conclusion de Marx, tirée des théories de Feuerbach et de Hegel,126 qu’il y a définitivement un lien entre les idées et les croyances d’une communauté et l’infrastructure (géopolitique et économique) où elle vit.

II. « Sang, Sang, Destruction, Destruction »

Le fondateur du Wahhabisme, Mohamed ibn Abdel Wahhab,127 avait établi les grandes lignes de son appel (je ne le nommerai pas école de

124 (1332-1406 AD). Polymathe musulman arabe. 125 Idées établies par Mohamed ibn Abdel Wahhab, voir note 10. 126 Philosophes allemands, (1804-1872) et (1770-1831) respectivement. 127 Voir note 10.

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jurisprudence, car il était seulement un missionnaire, et pas un théologien) en 1798, une année qui témoigna de la première confrontation avec l’occident dans les temps modernes, notamment la campagne de Napoléon en Egypte.128 Comme déjà mentionné, les premières années de l’état saoudien naissant (complètement écrasé par Ibrahim Pacha en 1818)129 et du second état saoudien (qui fut terminé en 1891), furent marquées par un rejet farouche de la modernité et de tous les signes de civilisation moderne, ajouté d’une haine envers les non-musulmans, et même envers tous les musulmans qui ne suivaient pas les mêmes principes. Le musulman égyptien ou syrien qui ne voyait rien de mal à chanter, par exemple, n’était guère considéré mieux qu’un infidèle par les premier et second états saoudiens. Et lorsque les Frères Musulmans (de Nadjd)130 luttèrent contre le roi Abdel Aziz131 pour avoir autorisé des signes de civilisation moderne tels que la radio et l’automobile à l’intérieur du royaume, et d’avoir laissé entrer des étrangers dans la Péninsule Arabique (notons que c’était le vingtième siècle), ils ne faisaient que laisser passer les principes archaïques et les croyances d’un système de jurisprudence qui n’avaient pas de place dans les temps modernes, et qui n’auraient pu survivre que sur un terrain de ce genre, dont le caractère géographique imposait l’isolation. Mohamed ibn Abdel Wahhab n’était certainement pas un juriste, mais seulement un prosélyte cherchant à convertir au modèle de l’Islam de Nadjd qui, encore une fois, doit être compris dans le contexte de ses origines tribales, bédouines, insulaires et désertiques.

Lorsque le pacte entre Mohamed ibn Saoud132 et Mohamed ibn Abdel Wahhab fut passé, et par lequel le premier accepta de gouverner selon la doctrine prêchée par le dernier, une déclaration concise fut prononcée par Mohamed ibn Abdel Wahhab peu de temps après la conclusion de l’entente ; elle exprime l’essence de sa doctrine connue comme le wahhabisme : « Sang, sang, destruction, destruction ». Ces quatre mots simples résument ce qu’était et ce que continue d’être le message du wahhabisme. Le partenariat des deux hommes mena à l’incarnation du premier état saoudien-wahhabite. Quiconque, comme l’auteur de ces lignes, a entièrement lu les dix-neuf livres rédigés par Mohamed ibn Abdel Wahhab remarquera qu’il

128 La campagne française en Egypte dura trois ans, de 1798 à 1801 AD. 129 Fils de Mohamed Ali (voir note 133). 130 Voir note 122. 131 Voir note 97. 132 Gouverneur d’Al Daria et gendre de Mohamed Ibn Abdel Wahhab.

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fait plutôt partie du monde du prosélytisme que de celui de la jurisprudence islamique. Le premier état saoudien dura de 1744 à 1818 lorsqu’Ibrahim Pacha, fils aîné de Mohamed Ali,133 conduisit une expédition militaire qui détruisit l’état, rasa à terre sa capitale, Al Dariya, et captura son prince Abdallah ibn Saoud qui fut d’abord envoyé au Caire, ensuite à la capitale de l’état ottoman où il fut exécuté.

Le premier état saoudien bannit ce qu’ils considéraient être des coutumes hérétiques, comme les tombeaux, la musique, chanter, danser et toute autre manifestation de ce qu’ils appelaient conduite non-islamique. Les membres des autres confessions étaient haïs et méprisés comme « impurs ». La haine envers les étrangers était tellement prononcée, que les « Ikhwans », membres d’une ramification ultra-orthodoxe du mouvement wahhabite original, crachaient sur les consultants européens amenés par le roi Abdel Aziz au début du vingtième siècle. La présence de non-musulmans sur la terre sacrée de la Péninsule Arabique était vue comme une profanation, comme l’était vue la moindre allusion à la modernité même lorsque cela concernait les plus petites questions comme la forme des barbes et des moustaches. Pour les théologiens du premier état saoudien, l’unique interprétation légitime de l’Islam était celle de l’école de droit hanbalite (fondée par Ahmed ibn Hanbal et élaborée par ses deux principaux disciples, Ibn Taymiyyah et Ibn Kaim el Jawzeya), bien que ce soit de loin la plus faible des quatre écoles de droit sunnites (hanafite, malékite, chaféite et hanbalite).

III. Le Jeune Scion

Suite à la défaite du premier état saoudien wahhabite par Ibrahim Pacha, les saoudiens et leurs partenaires wahhabites passèrent un pacte avec la famille Al Rachid134 qui gouvernait la région est de la péninsule arabique de leur capitale Haïl. L’alliance entre les Al Rachid et ce qu’on peut appeler le deuxième état saoudien dura jusqu’en 1891, lorsque les Al Rachid se retournèrent contre les Al Saoud et les exilèrent au Koweït.

En 1901, le jeune scion de la famille saoudienne, Abdel Aziz fils d’Abdel Rahman fils de Faysal al Saoud, né en 1875, doté de la vertu du leadership,

133 (C. 1769-1849) gouverneur d’Egypte et fondateur de l’Egypte moderne, et de la

dynastie qui gouverna l’Egypte jusqu’en 1952. 134 Ennemis historiques féroces de la famille Saoud.

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saisit Riyad135 lors d’un raid nocturne. De 1902 à 1925, il lança une campagne pour affirmer sa domination de la péninsule arabique, et après avoir saisi la Mecque et Médina136 en 1925, il se proclama chef de Nadjd et d’autres provinces connues aujourd’hui sous le nom du Royaume de l’Arabie Saoudite. En effet, ce nom fut utilisé sept ans après la proclamation d’Abdel Aziz ibn Saoud Sultan de Nadjd et Roi du Hedjaz en 1925.

Le long d’un parcours historique qui n’a pas d’égal dans l’histoire, les actes, la politique, et les paroles d’Abdel Aziz entre 1902 et 1925 non seulement confirmèrent ses qualités exceptionnelles de leader, mais elles révélèrent aussi une profonde compréhension de la nature du pouvoir dans des termes absolus comme pratiqué par les grandes puissances, que ce soit l’empire ottoman,137 l’empire britannique,138 ou l’empire qui devait émerger plus tard, l’empire américain. Abdel Aziz ibn Saoud joua son rôle avec grande habilité, faisant usage de toute sa perspicacité pour atteindre le but qu’il s’était fixé durant ses années d’exil au Koweït, où il fut l’hôte de la famille Al Sabah en général, et du gouverneur de Koweït, Cheikh Moubarak al Sabah en particulier.

Bien avant que les américains ne se servent des islamistes durant la guerre froide pour les aider à vaincre l’empire soviétique (notamment après l’invasion soviétique de l’Afghanistan en 1979), Abdel Aziz ibn Saoud se servit des islamistes pour renforcer son pouvoir. En 1912, il commença et finança un mouvement connu sous le nom de « Ikhwan », précurseur des islamistes/ « jihadistes » déployés par les américains contre les soviets en Afghanistan. La relation symbolique entre Abdel Aziz et les « Ikhwan » se termina en 1930 par une bataille féroce entre les anciens alliés, lorsque les saoudiens sous le commandement du roi Abdel Aziz, écrasèrent les « Ikhwan » dirigés par Faysal al Dawiche. Les opinions religieuses des « Ikhwan » étaient si extrêmes qu’ils considéraient tout signe de modernité ou de progrès l’œuvre du diable. Comme leur alliance avec les saoudiens coïncidait avec une période d’importants progrès scientifiques, il y avait beaucoup d’abominations contre lesquelles lutter : le télégraphe, les voitures, les téléphones et ensuite les radios étaient tous vu comme péchés, et

135 Capitale actuelle de l’Arabie Saoudite. 136 Villes principales de la péninsule arabique, (aujourd’hui le royaume de l’Arabie

Saoudite). 137 Voir note 1. 138 Le plus grand empire de l’histoire, il débuta au XVe siècle et dura jusqu’au XXe siècle.

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quiconque n’y résistait pas était hérétique. Le fanatisme de cette frange était tel que l’un de ses membres avança vers le Sultan (Abdel Aziz ibn Saoud) avec une paire de ciseaux et commença à lui raccourcir la robe devant tout son entourage, convoyant ainsi le message que les principes du wahhabisme étaient plus forts que l’autorité des saoudiens. Apparemment, les robes courtes sont un principe de base du wahhabisme, et ne pas respecter ce requis essentiel de l’orthodoxie est de l’hérésie !

Abdel Aziz, d’abord prince, ensuite sultan, puis roi, se servit des « Ikhwan » lorsqu’il en eut besoin pour étendre sa suzeraineté davantage. Car comme tous ceux qui accueillent la mort comme un passeport pour le paradis, ils étaient des combattants intrépides. Cependant, ils étaient également intrépides dans leur opposition à Abdel Aziz lorsqu’ils trouvaient qu’il déviait du vrai chemin. Au cours des années de leur alliance de plus en plus difficile (de 1912 jusqu’à la réussite d’Abdel Aziz à affirmer sa domination de la péninsule arabique en 1925), de violents conflits eurent souvent lieu entre eux. Par exemple, ils se heurtèrent à lui lorsqu’il cessa de monter à dos de chameau pour conduire des voitures, et ils le réprimandèrent publiquement pour « avoir quitté Riyad en 1925 à dos de chameau et y être retourné en Cadillac ! » Ce fut la goutte qui fit déborder le vase pour le Sultan qui ne pouvait admettre aucun défi à son autorité de chef incontesté de la plus grande partie de la péninsule arabique. A peine s’était-il doré à l’éclat de sa victoire difficile sur les hachémites et de l’extension de sa domination aux terres qui avaient été sous le contrôle de ceux-ci que les « Ikhwan » lui forcèrent la main. La dernière épreuve de force eut lieu dans une bataille entre Abdel Aziz et les « Ikhwan ». Le parcours de ces derniers fut fixé, et leur chef Faysal al Dawiche fut capturé et emprisonné ; il mourut en captivité quelques années plus tard.

IV. Les Séquelles

La question qui se pose est si l’état Saoudien, bien qu’il ait réussi à vaincre ses ennemis (des hachémites Al Rachid à Faysal al Dawiche), réussit aussi à se débarrasser des idées fanatiques, pour ne pas dire franchement psychopathiques, soumises par les « Ikhwan » de Nadjd qui luttèrent contre l’usage des autos, des télégrammes et des radios, et pour raccourcir les robes longues des hommes, et raser les moustaches tout en laissant pousser les barbes. En vérité, l’état saoudien, que ce soit dans sa première, sa seconde

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ou sa troisième incarnation, ne s’est jamais libéré des effets pernicieux de la doctrine prêchée par les « Ikhwan ». A ce jour, les juristes saoudiens restent dévoués à la version de l’Islam soumise par Ibn Hanbal, Ibn Taymiyyah et Ibn Kaim el Jawzeya, bien que leur envergure soit bien moindre que celle de juristes islamiques imposants comme Abou Hanifah el Nu’man, Malek ibn Anas, Jaafar el Sadik et Ibn Rouchd (le second maître après Aristote, le premier).

Alors que des juristes comme Abou Hanifah et Ibn Rouchd reposaient sur les outils de la rationalité et de la raison déductive, la compilation était le poinçon de l’école hanbalite qui ne laissait pas le champ à la raison ou la pensée indépendante, mais soutenait une interprétation dogmatique des textes saints. Ainsi, comme déjà dit, alors qu’Abou Hanifah comptait sur l’ « istihsan » (préférence de se servir de peu de traditions et d’extraire du Coran par la raison les règles correspondantes aux idées) et Ibn Rouchd sur le « ta’wil » (raison déductive), Ibn Hanbal soutenait une interprétation textuelle des textes saints. Ceci le mena à tenir plus d’une dizaine de milliers des « hadiths » du prophète pour préceptes apostoliques. Ceci généra aussi un climat préférant l’adhérence inconditionnelle à la tradition à l’usage des facultés critiques, créant une génération de suiveurs et d’imitateurs, et conduisant les sociétés islamiques au point où elles se trouvent aujourd’hui : marginalisées de l’histoire, des sciences, et de la marche du progrès humain. L’école hanbalite a transformé la mentalité musulmane en un récipient passif de réponses au lieu d’un esprit qui pose des questions, encore moins un qui s’engage dans la pensée critique, moteur principal du progrès humain. Bien que de tous les juristes Islamiques Ibn Hanbal ait été le partisan le plus zélé de l'orthodoxie et de la tradition, dénigrant le raisonnement déductif (comme déjà mentionné, il accepta des dizaines de milliers de Hadiths du Prophète comme préceptes apostoliques, contrairement au grand juriste Abou Hanifah qui n'en accepta que juste au-dessus d'une centaine), il ne fut qu'un produit naturel de son époque; une époque où l'Islam titubait à cause des assauts des Mongols et des Tatars.139 On ne peut donc pas lui reprocher des idées qui convenaient à l'ère durant laquelle il vivait; ceux qu'il faut blâmer sont ceux qui, vivant dans un temps et une place différents, continuent à baser leurs convictions sur les idées d'Ibn Hanbal.

139 Des peuples qui vinrent d’Asie et qui construisirent un empire au-delà du continent.

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A. Exportation de la Haine

Aujourd’hui, l’état saoudien résiste à l’éducation et l’emploi des femmes, se renfrogne face aux émissions de télévision, bannit les femmes qui conduisent et considère la musique et le chant péchés. La logique sous-jacente à ces anomalies n’est pas très différente de celle qui poussa à l’un des crimes les plus odieux de l’histoire de l’Islam, la prise du Masdjid al Haram (la mosquée sacrée hébergeant la Kaaba140) au début du quinzième siècle de l’hégire.141 Tout certifie la continuité de l’influence des idées des « Ikhwan » sur le royaume, comme le font l’interdiction de l’enseignement de la musique et de la philosophie dans les écoles saoudiennes et le refus de nommer des femmes au conseil de la choura ou dans les cabinets. Il y a aussi l’avalanche de « fatwas »142 inspirées par cette folie, comme la « fatwa » par laquelle Ibn el Baz143 conclut que la terre n’est pas ronde mais plate, et celle proscrivant d’envoyer des fleurs aux malades !

Je détiens entre mes mains, en ce moment, un édit saoudien déclarant qu’acheter des fleurs pour les envoyer à une personne malade est « haram » (péché), car c’est une coutume qui provient des « pays infidèles ». Ceci n’est qu’un exemple, et il pourrait paraître trivial pour certains, mais il ne l’est pas car il divulgue une mentalité qui rejette aveuglément tout ce qui lui vient de l’extérieur de ses confins étroits. Il révèle aussi les contradictions risibles inhérentes dans ce genre de pensées : envoyer des fleurs est décrété un péché car « ceci n’a pas fait partie des manières islamiques au cours des siècles » ! Comme si voyager en train ou en voiture ou l’usage de l’ordinateur – ou certes, l’usage des armes modernes sophistiquées dont ces gens font usage contre leurs prétendus ennemis – faisaient partie des « manières islamiques au cours des siècles » ! Tout musulman (à l’extérieur du monde insulaire d’Ibn Taymiyyah) n’éprouverait que du dégoût envers la mentalité capable de dégorger ce genre de jugement – décret No. 21409 du 29/03/1421 (de l’hégire, selon le calendrier musulman / 2000 grégorien) – qui comprend des termes tels que « c’est une coutume qui nous est provenue des pays infidèles et qui a été adoptée par les faibles de foi qui sont tombés sous leur influence… ». Une mentalité qui lutte contre les fleurs, symbole de beauté, de bonté, d’amitié, et d’amour dans toutes les cultures ; les fleurs, dont les

140 Le lieu le plus sacré de l’Islam, a la Mecque en Arabie Saoudite. 141 Voir note 37. 142 Une opinion juridique ou un décret passé par un chef religieux islamique. 143 Grand Mufti de l’Arabie Saoudite de 1993 à 1999.

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noms dénotent en plusieurs langues un tas de belles significations réjouissantes ! Seul l’esprit étroit de ces tribus nomades pourrait souhaiter nous transformer en une culture de haïsseurs-de-fleurs ! Si telle est la façon que ces gens ont de percevoir les non-musulmans, il n’est donc pas étonnant que de temps à autre ils produisent des individus dénaturés qui ouvrent le feu sur les signes de la civilisation modernes et sur les étrangers (« infidèles ») qui « profanent » le sol de la péninsule arabique (se servant d’armes faites par ces mêmes infidèles !). Afin d’arrêter cette folie, l’établissement saoudien doit prendre une position ferme, préférablement accompagnée d’une campagne psychologique.

Au cours de la seconde moitié du vingtième siècle, le Royaume de l'Arabie Saoudite dépensa des centaines de milliards de dollars pour propager cette doctrine qui, de ce temps, était sous l'influence de trois facteurs externes: les idées d'Abou Elala el-Mawdoudi,144 celles de Sayed Qutb,145 et la « Soroureya », école introduite par les Frères Musulmans de la Syrie.146 Ces trois facteurs ne diluèrent nullement l'essence de l'entendement wahhabite de l'Islam; bien au contraire, la simplicité des idées de Mohamed ibn Abdoul Wahhab par rapport aux écoles d'El-Mawdoudi, Qutb et la Soroureya contribua à renforcer le wahhabisme et à élever les rangs de ses adhérents.

Je ne peux que réitérer que la haine du colonialisme est un phénomène naturel ; toute autre alternative serait honteuse et dégradante. Cependant, les pays de la région sécurisés dans une longue histoire de civilisation n’ont aucune aversion contre la modernisation et le progrès, et certainement aucune haine envers les étrangers. Ils ne veulent simplement pas, et à juste titre, que le progrès soit synonyme à « occidentalisation » ; c’est une position qui reflète dignité et sagesse. On ne peut néanmoins nier le fait que les suiveurs d’une certaine secte haïssent sans équivoque tout ce qui est hors de leur propre monde restreint. Mohamed Ali (fondateur de l’Egypte moderne) envoya une armée menée par son fils à la péninsule arabique pour combattre ces fanatiques, et en 1818, comme mentionné ci-dessus, leur chef fut ramené en Egypte, jugé et exécuté. Dans les années 1920, le fondateur de la troisième dynastie saoudienne leur fit la guerre à cause de leur obsession psychopathique de lutter contre tout signe de vie civilisée moderne.

144 Voir note 118. 145 Voir note 19. 146 Voir note 42.

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L'un des développements les plus alarmants des cinq dernières décennies, est que l'état d'esprit de Nadjd n'a pas uniquement monopolisé les centres et les écoles Islamiques à travers le monde, mais il a aussi élargi son cercle d'influence pour inclure les médias à l'intérieur comme à l'extérieur des sociétés arabes et islamiques. Ses tentacules s'étendent jusqu'à des institutions islamiques vénérables dans des pays comme l'Egypte, la Tunisie, le Maroc et la Syrie, rongeant leurs traits originaux, et les remplaçants par les siens. Ainsi, alors que jadis on reconnaissait en écoutant son sermon du vendredi, un orateur comme étant chaféite ou hanafite en Egypte, malikite au Maroc ou en Tunisie, on entend aujourd'hui un tout autre ton, une note unique, hanbalite, accordée à la musique d'Ibn Taymiyyah ou d'Ibn Abdoul Wahhab.

B. Deux Sons d’Une Cloche

Ayant mentionné ceci, cependant, il faut en toute justice distinguer entre le wahhabisme, sa ramification les « Ikhwan », et la famille saoudienne. En vérité, aucun des dix-neuf livres écrits par Mohamed ibn Abdel Wahhab n’appelle à tous les excès requis par les « Ikhwan ». Aussi, bien que la famille saoudienne ait passé un pacte avec les wahhabites à un certain stade politique et avec les « Ikhwan » à un autre, elle ne partage pas nécessairement leurs opinions.

En tant qu’étudiant de l’histoire saoudienne des trois derniers siècles, je crois que la famille Saoud a atteint un moment critique dans ses relations avec l’interprétation wahhabite de l’Islam comme avec les restants des « Ikhwan ». Je crois que lorsqu’elle apprit que la plupart des criminels du 11 Septembre étaient de nationalité saoudienne, la famille saoudienne réalisa qu’il était temps de faire une épreuve de force avec les « Ikhwan » (ceux de Nadjd, pas ceux d’Egypte). Il y a, après tout, un antécédent historique sur lequel on peut se baser, notamment la position prise par le père de leur prince le plus vieux, le roi Abdel Aziz ibn Saoud, qui s’en pris aux « Ikhwan » dans les années 1930 malgré le rôle incontestable qu’ils jouèrent dans sa carrière triomphale, vainquant leur armée menée par Faysal al Dawiche.

V. Le Choix Inévitable

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Ce qu’il faut, aujourd’hui, c’est que les saoudiens modernes et illuminés réalisent que leur problème est en premier lieu celui d’adresser une mentalité déformée qui n’a pas de place dans le monde d’aujourd’hui – ou certes nulle part, et à aucun moment. Il n’est pas approprié de devoir vivre avec des décrets interdisant que les femmes conduisent des voitures – et ceci n’est qu’un exemple. Je ne suis pas au courant de l’existence de textes coraniques empêchant l’Arabie Saoudite de former un nouveau corps pour la jurisprudence qui choisirait pour source des écoles plus civilisées et illuminées que celles d’Ibn Taymiyyah et Ibn Hanbal. Comparer la valeur du nommé Ibn Taymiyyah à celle d’hommes d’éducation et de distinction comme Abou Hanifah147 ou Averroès148 serait égal à comparer un chameau à une Rolls Royce pour le transport… ! La famille Saoud, qui n’est pas idéologiquement impliquée dans les idées du wahhabisme ou des « Ikhwan », est aujourd’hui appelée à :

1. Faire face aux éléments extrémistes du pays comme leur père le fit il y a huit décennies.

2. Eloigner les zélotes wahhabites et « ikhwanis » des postes influents à l’institution de l’éducation.

3. Eloigner les zélotes wahhabites et « ikhwanis » des postes influents au ministère du « waqf » (fondations religieuses), de la « daawa » (l’appel à l’Islam) et du « hadj ».

4. Abolir le système des vigiles religieux financés par l’état, comme les « moutaouaine » et les « al amr bil maarouf wal nahie an al monkar »149 qui patrouillent dans les rues et infligent des punitions instantanées à toute violation de coutumes islamiques strictes, chose totalement opposée au concept de l’état moderne.

5. Réduire l’énorme budget alloué par le royaume aux établissements religieux (à peu près trois milliards de dollars US) et le répartir sur les domaines de l’éducation et de la santé (après tout, ceux qui exhibent des robes courtes, des moustaches rasées et des barbes non taillées ne

147 (699-767 AD). Juriste musulman sunnite, fondateur de l’école hanafite de

jurisprudence. 148 (1126-1198 AD). Philosophe arabe d’Andalousie, théologien et polymathe. 149 Se traduit « enjoindre ce qui est juste et interdire ce qui est faux » ; l’instrument de

l’Arabie Saoudite pour « la promotion de la vertu et la prévention du vice ».

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peuvent apporter aucune contribution de valeur à l’état moderne – l’unique rôle qu’ils sont qualifiés pour jouer est un rôle destructif).

6. Encourager les professeurs modérés de jurisprudence islamique à établir un emploi du temps pour introduire leurs étudiants aux sources hanafites, malékites et chaféites au lieu des sources hanbalites actuellement utilisées exclusivement, afin qu’avec le temps le peuple de l’Arabie Saoudite atteigne un stade de maturité religieuse où il reconnaîtrait que la doctrine wahhabite n’est pas l’unique, ou même le principal, modèle d’Islam. En effet, comme déjà stipulé, Ibn Taymiyyah et Ibn Kaim el Jawzeya étaient des caractères mineurs dans le panthéon des juristes islamiques.

7. Lancer une offensive contre la rigidité des « ikhwan » sur des questions comme la nomination de femmes ministres, l’inclusion des femmes dans le conseil de la « choura », permettre aux femmes de conduire, permettre aux professeurs mâles d’enseigner à des étudiantes et aux professeurs femelles d’enseigner à des étudiants, afin de promouvoir un climat favorable à l’avancement et au progrès à la place du climat réactionnaire actuel qui n’a pas d’équivalent sur terre.

8. Etant donné que des centaines de centres islamiques établis par l’Arabie Saoudite à travers le monde sont devenus des terreaux pour le fanatisme et l’extrémisme et des creusets de violence, de soif de sang et de terrorisme, un plan alternatif devrait être désigné pour les transformer en centres de service communautaire plutôt que de les laisser continuer à disséminer des idées obscurantistes qui engendrent la mentalité de violence qui déforma l’image de l’Islam aux yeux du monde au cours des dernières décennies.

Ces opinions sont motivées non par inimité pour l’Arabie Saoudite, mais par une sérieuse préoccupation pour son avenir. Car je crois fermement qu’à moins que les descendants du grand roi Abdel Aziz ibn Saoud ne suivent l’exemple de sa position contre les « Ikhwan » de Nadjd et leur chef Faysal al Dawiche il y a quatre-vingts ans, le Royaume d’Arabie Saoudite ira forcement vers une confrontation préjudiciable avec les sociétés avancées. Je crois aussi que la chute du régime saoudien, que ce soit en faveur des extrémistes ou du courant appelant à la partition du pays et sa division représenterait un grave danger stratégique pour toutes les régions du Golfe et du Moyen-Orient.

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CHAPITRE IX

LE REVERS DE LA MÉDAILLE

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L’organisation des Frères Musulmans fut lancée en 1928 pour restaurer un califat,150 un gouvernement religieux global ayant pour but de combattre les « non-croyants » (particulièrement les chrétiens, hindous et juifs) et de propager l’Islam. Ils opposèrent l’existence de tout état séculaire dans les sociétés du Moyen-Orient.

Les Frères Musulmans, tel que mentionné auparavant, assassinèrent le premier ministre Mahmoud Fahmi el Nokrachi151 en 1948 et complotèrent pour assassiner le président Gamal Abdel Nasser.152 Leur ramification, les « Jihad Islamique » menés par Ayman el Zawaheri, le second d’Oussama ben Laden, assassinèrent le président Sadate en 1981, et tentèrent d’assassiner le président Hosni Moubarak en 1995.

I. La Pensée Politique des Frères Musulmans

La confrérie reste extrêmement anti civilisation occidentale et oppose un règlement politique/pacifique du conflit israélo-arabe. Le Hamas est une ramification palestinienne de l’organisation des Frères Musulmans.

J’ai essayé de résumer la pensée politique des Frères Musulmans153 en treize points, dans l’espoir d’aider à éclaircir une question que beaucoup de gens dans le monde d’aujourd’hui ont besoin de savoir.

• Participation Politique : Contrairement aux démocraties occidentales qui assurent la participation politique de chaque individu sans tenir compte de l’idéologie, de l’opinion ou de la religion, les Frères Musulmans rendent la participation politique des individus d’une société sujette aux principes de la Charia islamique.154

• Liberté de Croyance : Les Frères Musulmans assurent la liberté de croyance uniquement aux adhérents aux trois religions révélées (abrahamiques), connus aussi comme « les peuples du Livre ».

150 Voir note 60. 151 Premier ministre d’Egypte, 1945 à 1946 et 1946 à 1948. 152 Voir note 70. 153 Voir note 42. 154 Loi religieuse islamique.

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• Libertés Personnelles : Tandis que les démocraties occidentales assurent la liberté absolue de l’individu tant que celle-ci n’empiète pas sur la liberté des autres, les Frères Musulmans mettent la liberté de pensée dans les paramètres stricts d’un code moral tiré de la Charia. Ils appellent à la restauration de la « hisbah »155 qui permet au simple citoyen de poursuivre tout individu qui commet un acte que le premier considère comme une infraction à la Charia, même si le plaintif n’est pas lui-même affecté par cet acte. Le droit à la « hisbah » fut récemment exercé par un simple citoyen égyptien contre l’estimable intellectuel le docteur Nasr Hamed Abou Zeid,156 dont les œuvres étaient considérées par le citoyen comme allant contre les enseignements de l’Islam. La décision du tribunal fut en faveur du plaintif, étiquetant le docteur Abou Zeid comme apostat, et l’ordonnant de divorcer de sa femme puisqu’il n’est pas permis à une musulmane d’être mariée à un apostat. Le docteur Abou Zeid fuit avec sa femme vers les Pays-Bas.

• Les Droits de la Femme : Dans les démocraties occidentales, les femmes jouissent des mêmes droits politiques que les hommes : elles peuvent avoir des postes publics et participer à la vie politique sans restriction due au sexe. Cependant, pour les Frères Musulmans, la participation politique de la femme serait limitée aux élections municipales ; il n’est pas question, par exemple, qu’une femme devienne un jour chef d’état. Pour marginaliser les femmes encore plus et les exclure de tout rôle significatif dans la vie publique, les Frères Musulmans appellent à des programmes scolaires incluant des sujets appropriés aux femmes, taillés pour convenir à la nature de la femme et à son rôle tels que perçus par eux. En plus des programmes spéciaux pour les filles, ils insistent sur une séparation totale des deux sexes dans les classes, dans les transports publics et au travail. La perception islamiste des femmes comme étant des êtres inferieurs fut récemment illustrée au Koweït lorsque les islamistes eurent gain de cause en empêchant le passage d’un mandat donnant aux femmes des droits politiques.

155 Basé sur le principe coranique d’enjoindre ce qui est juste (le bon) et d’interdire ce qui

est faux (le mal). 156 Théologien libéral égyptien qui voit le Coran comme une œuvre littéraire mythique

religieuse ; il fut condamné pour apostasie et hérésie dans les années 1990.

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• L’Economie : Les Frères Musulmans appellent à établir un système économique basé sur le respect de la propriété privée. Toutefois, ils exigent en même temps que cela soit fait selon les principes de la Charia qui criminalise les intérêts bancaires. Ils appellent aussi à la possession de l’état des services publics.

• Système de Gouvernement : Contrairement au système de gouvernement appliqué dans les démocraties où la rotation du pouvoir pacifique a lieu à travers les élections, les Frères Musulmans appellent à un système de gouvernement basé sur les principes de la Charia et la relance du Califat islamique.157

• Société Civile : La liberté de circulation dont les organisations de la société civile jouissent dans les démocraties serait, dans un système islamiste, conditionnelle à son adhérence aux restrictions de la Charia.

• Gouvernement : Les Frères Musulmans opposent la notion des institutions démocratiques de l’état, appelant à leur place à un gouvernement islamique basé sur le système de la « choura » (assemblée consultative), la vénération du chef, et l’investiture d’un guide suprême. Ils sont proches en cela du modèle établi par Khomeiny158 en Iran, qui permet aux conservateurs réactionnaires (un groupe auquel le guide suprême appartient certainement) de faucher tout processus bourgeonnant de réforme ou de rénovation.

• Libertés Politiques : Tandis que la branche législative du gouvernement contrôle les actes de l’état afin d’assurer qu’ils sont conformes aux règles de la démocratie, les actes de l’état sont contrôlés par les Frères Musulmans afin d’assurer qu’ils soient conformes aux règles de la Charia islamique.

• Le Conflit Israélo-arabe : Les Frères Musulmans furent les premiers à envoyer des volontaires pour combattre Israël lorsqu’il fut fondé en 1948. Tout au long des soixante

157 Voir note 60. 158 (1902-1989). Chef politique et leader religieux suprême chiite en Iran, il renversa le

Chah en 1979 AD.

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dernières années, ils opposèrent toute tentative d’atteindre une résolution pacifique au conflit, particulièrement les ententes de paix entre l’Egypte et Israël, initiées par le président Sadate. Il serait juste de dire que les Frères Musulmans ne reconnaitront jamais la légitimité de l’existence d’Israël.

• Les Minorités Religieuses : Bien que les Frères Musulmans d’Egypte ne soient pas allés aussi loin que leurs contreparties en Arabie Saoudite où la construction de maisons d’adoration pour les non-musulmans est interdite, leur position concernant la question des minorités religieuses pourrait être résumée comme suit : o Un non-musulman ne pourrait jamais devenir président. o Les non-musulmans seraient sujets à la Charia sur laquelle le système

juridique au complet serait basé.

• Le Système Juridique: Les Frères Musulmans appellent à l’établissement d’un système juridique constitutionnel basé sur les principes de la Charia, incluant l’application du châtiment corporel dans le code pénal (lapidation, flagellation, amputation des mains des voleurs, etc.).

• Violence contre les Civils : Les Frères Musulmans n’ont jamais condamné l’usage de la violence contre les civils, sauf si elle est affligée à un musulman – et même ainsi, sélectivement.

Finalement, le « progrès » dans le monde d’aujourd’hui est réalisé par deux moyens, « la science et l’administration moderne » ; deux qualités auxquelles les Frères Musulmans n’ont ni accès ni intérêt. Ils ont à la place « une idéologie à l’époque de la non-idéologie ».

II. La Nécessité de Dialoguer

Malgré mon sentiment vif sur le sujet, je trouve le traitement rude et parfois illégal auquel les Frères Musulmans sont assujettis inadmissible et un crime contre l’humanité. Il est aussi contre-productif car il endurcit le comportement des deux cotés. En effet, le seul moyen de résoudre le problème avec les islamistes est le dialogue ; ouvrir des canaux de

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communication et s’engager dans un échange franc de points de vue. Débattre les questions est l’unique moyen de transformer, à long terme, un parti religieux en un parti civil qui souscrirait aux principes majeurs de la démocratie : l’acceptation d’autrui, la rotation du pouvoir, le respect des autres religions et des femmes. La transformation sera complète lorsque l’Islam politique abandonnera sa compréhension déformée de l’Islam, une compréhension enracinée dans le moyen-âge et qui reflète la mentalité des bédouins produite par un environnement désertique rude et sans merci. La société civile a le droit de se protéger contre tout groupe qui reste enfermé dans le temps et qui veut tirer tout le monde avec lui dans un passé lointain.

Tout comme la réforme en Egypte est mille fois mieux que sa prise par toute autre alternative, la réforme en Arabie Saoudite est aussi mille fois mieux que sa prise par des alternatives qui pourraient enfoncer la région entière dans un chaos sans précédent. Il est impératif de maintenir la stabilité de l’Arabie Saoudite et de tous ses voisins ; mais je crois qu’il est impossible d’assurer la stabilité sans une opération historique comme celle entreprise par le roi Abdel Aziz ibn Saoud contre les extrémistes entre 1925 et 1930. La question qui se pose est si les éléments sains de l’Arabie Saoudite suivront une route semblable à celle que leur célèbre ancêtre suivit il y a quatre-vingts ans, ou s’ils continueront à coexister avec les disciples de Faysal al Dawiche des temps modernes jusqu'à ce que le navire coule avec tous ses passagers.

III. Les Requis du Dialogue

Le dialogue proposé devrait être basé sur les réponses aux questions suivantes :

1. Quelques Frères Musulmans disent maintenant que les « coptes » (chrétiens égyptiens) sont « pleinement des citoyens de première classe » - ceci signifie-t-il qu’en principe, un copte pourrait être élu président du pays ?

2. Les Frères Musulmans suivraient-ils l’exemple de l’Arabie Saoudite qui sépare les « filles » des « garçons » dans les institutions éducationnelles telles que les écoles et les universités ainsi que d’autres organisations ?

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3. Le tourisme non relié à l’histoire (c. à d. les plages…) génère plus de 75% du revenu touristique de l’Egypte. Comment les Frères Musulmans voient-ils les boissons alcooliques, le jeu et les casinos, et les femmes qui s’habillent comme elles veulent ?

4. Que pensent les Frères Musulmans des traités de paix entre l’Egypte et Israël, et entre la Jordanie et Israël ?

5. Que pensent les Frères Musulmans des différentes formes de coopération économique entre l’Egypte et Israël (Le QIZ [zones industrielles qualifiées], par exemple) ?

6. Comment les Frères Musulmans décrivent-ils le meurtre de civils israéliens par les opérations suicidaires de Hamas et d’Al Jihad ?

7. Les Frères Musulmans croient-ils que la doctrine de Sayed Qutb159 « hakameya »160 est toujours la base de leur système politique ? (Sayed Qutb, l’idéologiste principal des Frères Musulmans dit que la « hakameya » est la déclaration de la souveraineté et la gouvernance totales de Dieu, une pleine révolte contre la gouvernance humaine sous toutes ses formes, ses systèmes et ses arrangements ; la destruction du royaume de l’homme pour établir le royaume de Dieu sur terre… Une révolution ayant cette théorie pour base ne conçoit pas l’amélioration du système existant, ni de le comprendre ou d’y participer, mais le détruire d’abord et en construire un nouveau ensuite. Elle est basée sur la supposition qu’il n’y a rien de bon dans le système actuel).

8. Quelles opinions les Frères Musulmans porteront-ils sur les femmes occupant toutes sortes de hauts postes gouvernementaux y compris être ministre, premier-ministre, juge en cour suprême et chef d’état ?

9. Que pensent les Frères Musulmans de la vision de l’ancien président G. W. Bush d’une solution à « deux états » pour qu’Israël et la Palestine vivent (en paix) à côté l’un de l’autre ? Accepteraient-ils et reconnaîtraient-ils alors le droit d’Israël à l’existence ? Accepteraient-ils aussi que la partie juive de Jérusalem soit la capitale d’Israël ?

159 Voir note 19. 160 Un système gouvernemental basé exclusivement sur la loi d’Allah qui repousse toute

démocratie et loi humaine les considérant apostasie.

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10. Le système juridique d’Egypte (depuis 1883) est basé sur les notions juridiques du système continental (Code Napoléon). Quels sont les plans des Frères Musulmans à ce propos ? Et que pensent-ils du châtiment corporel, tel que les sanctions appliquées en Arabie Saoudite ?

11. Comme dans toutes les sociétés modernes, le système bancaire égyptien est basé sur la notion des intérêts (pour les emprunts et pour les comptes d’épargne). Les Frères Musulmans le maintiendraient-ils ? Comment voient-ils ce point particulier ?

12. L’Iran est-il un facteur de stabilité (ou d’instabilité) dans notre monde aujourd’hui ?

Finalement, il faut savoir que les Frères Musulmans pourraient se servir de la « takiyyah », un principe qui (d’après certains « ulémas »/doctes, comme Ibn Hanbal et Ibn Taymiyyah) permet aux musulmans de mentir si de le faire les aide en fin de compte à vaincre les infidèles !

TABLE DES MATIÈRES

Introduction................................................................................................ 1

I. L’émergence................................................................................... 5

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II. Face à l’émergence.........................................................................38

III. La prolifération...............................................................................42

IV. L’illusion des partis « religieux » ................................................46

V. La « piété » dévoilée......................................................................53

VI. Vision ou cauchemar ?....................................................................57

VII. L’usage de la force..........................................................................61

VIII. Le générateur..................................................................................68

IX. Le revers de la médaille..................................................................86