Le code noir de louis
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1
LLééaannddrree SSaahhiirrii ____________________________________________________________________________________
LLee CCooddee NNooiirr
ddee
LLoouuiiss XXIIVV
TThhééââttrree
Photo de couverture : Portrait de Louis XIV, par Hyacinthe Rigaud (1701).
Editions Menaibuc
2
©Menaibuc 2008
ISBN : 978-2635349603867
Tous droits de reproduction, de traduction et
d’adaptation réservés pour tous pays.
©Léandre Sahiri 2008
3
SSOOMMMMAAIIRREE
Avant-propos : « Je rêvais… ». 6
Personnages 8
Prologue 11
ACTE I 21
ACTE II 60
ACTE III 75
ACTE IV 165
Epilogue 128
Annexes : 137
L’agonie de Louis XIV 138
Le Code Noir (1685), texte original 140
4
« C’est à vous que je parle, hommes des antipodes,
je vous parle d’homme à homme
avec le peu en moi qui demeure de l’homme
avec le peu de voix qui me reste au gosier ;
mon sang est sur les routes, puisse-t-il, puisse-t-il,
ne pas crier vengeance… ».
Benjamin Fondane, L’Exode, 1942.
« Eh bien ! Iphicrate, on va te faire esclave à ton tour ;
on te dira aussi que cela est juste ;
et nous verrons ce que tu penseras de cette justice…
Quand tu auras souffert,
tu sauras mieux ce qu’il est permis de faire souffrir aux autres… ».
Marivaux, L’Île des esclaves, 1725.
« Si l’esclavage n’est pas mauvais, rien n’est mauvais ».
A. Lincoln, Lettre à A. G. Hodges, 1864.
5
RREEMMEERRCCIIEEMMEENNTTSS
Je tiens à exprimer mes plus vifs remerciements à toutes
les personnes qui m’ont encouragé, et qui, d’une manière
ou d’une autre, de loin ou de près, m’ont apporté leur
soutien et leur aide dans ce projet.
Plus particulièrement,
à Patrice Goly et Sylvain de Bogou pour leur appréciable
contribution ;
à Salomon Mezepo et son équipe pour avoir accepté de
publier ce livre ;
à Louis Sala-Molins, Dominique Torrès, Bassidiki
Coulibaly, Christiane Taubira, André Castaldo, Nicolas
Agbohou, entre autres, dont les textes et les œuvres m’ont
inspiré pour l’écriture de cette pièce.
Léandre Sahiri
6
AAVVAANNTT--PPRROOPPOOSS
Je rêvais…
Je rêvais d’écrire un livre
Un livre sur l’esclavage,
Mais un livre
Qui ne soit pas un ouvrage
De plus ou de trop sur l’esclavage.
Je rêvais d’écrire un livre
Mais un livre blanc
Qu’on ne puisse pas lire
Sans broyer du noir.
Je rêvais d’écrire un livre
Mais un livre noir
A faire passer des nuits blanches.
Je rêvais d’écrire un livre
Mais un livre à la puissance d’un jet d’eau
Une eau bien froide reçue en plein sommeil
Sur le visage.
Je rêvais d’écrire un livre
Mais un livre différent
Qui nous force à accepter nos différences.
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Je rêvais d’écrire un livre
Mais un livre de vie
Qui incite à célébrer le deuil
Le deuil de nos complexes.
Je rêvais d’écrire un livre
Mais un livre sur la bonne conscience
Pour lever le voile de nos inconsciences.
Je rêvais d’écrire un livre
Un livre-miroir
Qui soit le reflet
Mais le reflet fidèle de notre histoire
Notre histoire commune.
Je rêvais d’écrire un livre
Mais un livre-lumière
Plus étincelant que soleil et lune
Pour éclairer la lanterne
Des peuples calés
Dans le cachot des ténèbres.
Ce livre, le voici :
« Le Code Noir de Louis XIV »
Une pièce de théâtre en quatre actes.
A vous, maintenant, de la lire jusqu’au bout et d’en
juger…
Léandre Sahiri
London, 10 / 05 / 2007
8
LLEESS PPEERRSSOONNNNAAGGEESS ::
Louis XIV (1638-1715) : Roi de France, nommé à sa
naissance Louis-Dieudonné et surnommé par la suite le
Roi-Soleil ou encore Louis le Grand.
Philippe, Duc d’Orléans (1640-1701) : Frère du roi Louis
XIV.
Le chancelier Michel Le Tellier (1603-1685) : Ministre des
armées. Il se consacra essentiellement aux affaires de
guerre.
Jean Baptiste Colbert (1619-1683) : Contrôleur général des
finances, dit « Surintendant ».
Le Marquis de Seignelay (1651-1690) : Fils de Jean
Baptiste Colbert. Le 6 septembre 1683, à la mort de son
père, il lui succéda comme secrétaire d’État à la marine de
Louis XIV et le resta jusqu'à sa mort.
Le Marquis de Villars, dit Pierre de Villars, (1623-1698):
Diplomate et conseiller d'État.
Le Père Lachaise : Jésuite, un des plus connus des
confesseurs du Roi.
Les Evêques de Paris, de Fréjus, de Versailles, de Lyon…
Le Grand Maître des cérémonies
Michel Jean Amelot, Marquis de Gournay (1655-1724) :
Conseiller d’Etat, chargé de la direction générale du
commerce.
9
Henri Pussort (1615-1697) : Conseiller d’État et légiste
français, oncle de Colbert, fut membre du Conseil de
justice de Louis XIV.
Willie Lynch : Citoyen anglais, propriétaire d’esclaves aux
Antilles.
Louis Sala-Molins : Professeur émérite de philosophie
politique à l’université de la Sorbonne à Paris.
Dominique Torrès : Ecrivain, journaliste française, à
France 2.
Frantz Fanon (1925-1961) : Psychiatre et écrivain
martiniquais Auteur de : « Peau noire, masques blancs »,
« Les Damnés de la terre », etc.
Observation très importante pour la mise en scène :
Les rôles des personnages blancs peuvent être tenus par des
personnages noirs, et les rôles des personnages noirs tenus par des
personnages blancs, sans distinction de sexe, ni de taille. Un
personnage peut, sous divers accoutrements, jouer plusieurs rôles.
Etant entendu qu’une œuvre n’est jamais vraiment achevée, liberté
est laissée au metteur en scène d’approfondir le texte et d’y apporter
les innovations nécessaires pour produire un spectacle grandiose,
prodigieux, sans toutefois trahir.
10
LLééaannddrree SSaahhiirrii
______________________________________________
LLee ccooddee NNooiirr
ddee
LLoouuiiss XXIIVV
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PPRROOLLOOGGUUEE
Voix off
La journaliste française Dominique Torrès que voici, de la
chaîne de télévision française FRANCE 2, reçoit sur son plateau
le professeur Louis Sala-Molins.
Grand reporter à France 2, Dominique Torrès s’est lancée, en
1986, dans une enquête exemplaire, après avoir découvert, au
Maroc, « L’esclavage invisible », l’esclavage dont on ne parle
quasiment pas, et dont beaucoup doutent de la réalité même.
« Esclaves », tel est le titre du livre de Dominique, publié en
1996 aux éditions Phébus. Le grand mérite de Dominique, c’est
de décliner dans son livre, à partir de reportages au long cours,
une suite de récits rigoureux du crime organisé. Ces reportages
portent sur les "petites bonnes" du Maroc vendues à cinq ans,
sur les "employées de maison" philippines séquestrées en
France par de riches familles des émirats du Golfe, sur les
punitions barbares et le travail dans des conditions atroces en
Mauritanie... Dominique rapporte des faits, et ces faits parlent,
nous parlent, parlent d’eux-mêmes... Au bout de cette enquête,
Dominique nous dit : « Je suis parvenue à une certitude, une
seule : ce n’est qu’en appelant le mal par son nom qu’on
peut espérer lui donner un visage et un corps, et le
combattre ». Alors, avec Dominique, et avec le professeur Louis
Sala-Molins, nous allons appeler les choses par leurs noms. A
vous Dominique…
(Applaudissements).
Dominique Torrès
Mesdames et Messieurs, le spectacle que vous allez voir,
dans un instant, raconte une très longue histoire qui a lieu,
12
il y a plus de quatre siècles, en 1685, à Versailles, à la Cour
de Louis XIV, le Roi Soleil. C’est une adaptation du livre
du professeur Louis Sala-Molins, que j’ai le plaisir et
l’honneur de recevoir, maintenant et ici même, sur ce
plateau. Mesdames et messieurs, sous vos
applaudissements, j’accueille M. Louis Sala-Molins,
professeur émérite de philosophie politique à l’université
de la Sorbonne, à Paris.
(Applaudissements).
Merci professeur d’avoir accepté notre invitation et
bienvenue sur ce plateau.
Louis Sala-Molins
Tout d’abord, permettez-moi de vous remercier de cet
accueil chaleureux. Je vous en suis bien reconnaissant.
Permettez-moi de saluer le metteur en scène et les acteurs.
J’ai eu l’opportunité de voir la toute dernière répétition. Je
dois dire que c’est fabuleux ! C’est fantastique ! Je suis
d’autant plus heureux que ce spectacle puisse mieux faire
connaître le Code Noir, étant entendu qu’on m’a souvent
reproché d’avoir écrit un livre savant. Permettez-moi aussi
de saluer le public. (Il se lève). Mesdames et messieurs, mes
hommages (gestes). Merci, en tout cas, d’être venus si
nombreux.
(Applaudissements).
Dominique Torrès
Monsieur le Professeur, votre livre a été publié en 1987,
aux éditions des Presses Universitaires de France et il
s’intitule : « Le Code Noir ». Il est sous-titré : « Le calvaire
de Canaan ». Avant de voir ce spectacle qui en a été tiré,
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dites-nous un mot de votre livre.
Louis Sala-Molins
Juste un mot. Mais, tout d’abord, qu’est-ce que c’est le
Code Noir ? C’est ce que nous allons tantôt savoir par la
représentation, je veux dire le théâtre. Pour moi, le théâtre
est primordial. En effet, le théâtre, dans toute sa
splendeur, a un pouvoir majestueux, comme le cinéma, de
nous renvoyer des images fortes pour mieux nous faire
percevoir la réalité des choses, des êtres et des faits. Le
théâtre a la magie des images qu’on a peine à rendre dans
un roman ou dans un essai. Et puis, le théâtre, c’est le
point de rencontre entre le réel et l’imaginaire. Le théâtre,
c’est un art total, en tant que prolongation et synthèse de
tous les arts, notamment la peinture, la décoration, la
chorégraphie, la danse, la musique, la mimique, la
gestuelle, etc. Ceci dit, revenons à mon livre, pour
préciser que je l’ai conçu comme un ouvrage de référence
et d'analyse portant sur le Code Noir, sa lisibilité, sa
longue vie au coeur de l’histoire de la France et de
l’humanité, ses applications et ses conséquences. Je me
dois de préciser que, dans mes recherches sur le Code
Noir et de son histoire, j’ai suivi les traces de Lucien
Peytraud, dont le travail réalisé en ce domaine force
l’admiration, ainsi que les méthodes de William B. Cohen,
Antoine Gisler, Carminella Biondi, entre autres. En
particulier, la rigueur des analyses théoriques de
Carminella Biondi m’a imposé l’adhésion, page après
page, de son splendide diptyque.
Dominique Torrès
Monsieur le Professeur, dites-nous : quelles sont les
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raisons ou les motivations profondes qui vous ont incité à
écrire ce livre et à parler spécifiquement du Code Noir ?
Louis Sala-Molins
J’ai toujours considéré et je considère encore, aujourd’hui
plus que hier, que le Code Noir est un document
fondamental de notre humaine condition, au même titre
ou plus que la Bible, le Coran, les Veda et autres. Je dirai,
reprenant l’expression du ministre Robert Badinter à mon
compte, que c’est un « document de référence
incontournable ». Or, moi, j’ai longtemps ignoré
l’existence du Code Noir. Et, j’avoue que j’en ai vraiment
honte. Du reste, mes enquêtes m’ont révélé que je ne suis
pas seul à ignorer l’existence du Code Noir, mais il y a des
millions et des millions de gens qui, malgré de
nombreuses publications, malgré leur degré d’instruction,
n’en savent encore et toujours rien. Alors, je me suis senti
dans l’obligation d’écrire ce livre, afin de faire connaître le
Code Noir, d’en dévoiler la face cachée ; c’est aussi pour
amener les gens à regarder par deux fois les « vérités »
officielles et les arguments d’autorité, à combattre les
préjugés et les opinions préconçues, les idées reçues... Mon
objectif, c’est aussi de faire saisir la racine profonde du
mépris terrible que certaines personnes portent sur les
autres, ou que d’autres personnes se portent sur elles-
mêmes, au point de se sous-estimer, de se détester, de se
haïr, de s’abandonner au fatalisme, de vouloir changer de
peau… C’est enfin pour dire aux gens que, de par la loi
même de l’existence, toute personne ayant le souffle de vie
en elle ne peut être une nature morte éternelle. Mon
souhait, c’est, par-dessus tout, de réveiller les consciences,
de contribuer à la création d’une humanité nouvelle,
débarrassée de toutes les affres des idéologies négatives,
15
néfastes.
Dominique Torrès
A vous entendre parler, professeur, on est tenté de penser
que, à votre avis, il y a un danger réel à ignorer le Code
Noir, n’est-ce pas ?
Louis Sala-Molins
Exactement ! C’est une abomination que d’ignorer le Code
Noir. L’ignorance du Code Noir favorise la continuité,
voire la pérennité de l’esclavage, ne serait-ce qu’au plan
mental. Voyez-vous, Madame Torrès, nous venons de
célébrer le bicentenaire de l’abolition de l’esclavage, le 10
mai dernier. Cela a donné lieu, ici et ailleurs, à de
multiples commémorations et célébrations. L’abolition de
l’esclavage, dit-on, marque l’avènement de la réintégration
des hommes et des femmes de couleur dans la famille
humaine d’où ils avaient été éjectés, plusieurs siècles
durant, par l’esclavage, n’est-ce pas ?
Dominique Torrès
En effet !
Louis Sala-Molins
Eh bien non ! L’esclavage, je veux dire l’asservissement
d’êtres humains par d’autres êtres humains, demeure
encore de nos jours une réalité. Des millions d’enfants,
d’hommes et de femmes en sont encore et toujours
victimes à travers le monde, sous des formes diverses, et
avec toutes sortes de subterfuges. L’esclavage demeure
16
encore et toujours, tout simplement parce que l’abolition
n’a pas tué le mal à la racine : le Code Noir. C’est
pourquoi, de mon point de vue, tous les êtres humains
devraient connaître le Code Noir, afin d’enrayer de leur
mental le complexe d’infériorité pour les uns et le
complexe de supériorité pour les autres, afin de tuer en
eux les germes du racisme, du larbinisme et des
discriminations de tous genres. Et, je vous le dis très
franchement, c’est une abomination que d’ignorer le Code
Noir.
Dominique Torrès
Professeur, quelles sont, en fait, les incidences et les
influences du Code Noir dans nos vies, au point d’affirmer
que c’est abominable d’ignorer le Code Noir ?
Louis Sala-Molins
Je vais vous dire, Madame : c’est notre ignorance du Code
Noir qui est la cause essentielle des réactions bizarres, des
comportements étranges que nous observons les uns à
l’égard des autres,. C’est notre ignorance du Code Noir
qui maintient les Noirs dans des situations de défavorisés,
de sous-hommes. C’est notre ignorance du Code Noir qui
justifie, pour nombre de Noirs, le mépris d’eux-mêmes, au
point d’en arriver à se détester, sans savoir pourquoi, alors
que les autres le savent depuis le départ. Voyez-vous, je
me demandais souvent pourquoi les Noirs sont
généralement les plus défavorisés dans la vie, et pourquoi
beaucoup s’adonnent à l’autodestruction, à la drogue, à la
violence, allant jusqu’à conforter les autres dans leurs
préjugés de mépris sur les Noirs ? C’est après avoir lu le
Code Noir que j’ai trouvé les éléments de réponse à ces
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questions. Et, voyez-vous, autant j’ai compris que ce n’est
pas confortable d’ignorer ce que d’autres savent dès le
départ, autant je déplore qu’il ne soit pas du tout fait cas
du Code Noir dans la plupart de nos manuels et
programmes de nos écoles, de nos collèges et lycées. Il n’y
a rien de plus terrible que cela. Le Code Noir doit avoir sa
place dans tous les centres de documentation, dans toutes
les librairies, dans toutes les médiathèques. C’est du moins
mon avis.
Dominique Torrès
Parlez-nous, Monsieur le Professeur, de l’histoire que
raconte votre livre.
Louis Sala-Molins
L’histoire que raconte mon livre ne commence pas, tenez-
vous bien ! par « il était une fois dans un lointain pays ».
Non ! Tout simplement parce qu’il ne s’agit pas d’un conte
de fée, tout simplement parce que ce genre d’histoire ne
s’accommode jamais de ce genre d’exorde ; et aussi et
surtout parce que c’est une histoire sans histoire. Et, cette
histoire sans histoire raconte, comme vous allez le voir
tantôt en spectacle, comment et pourquoi, le Code Noir a
été conçu, fabriqué et par la suite officialisé, promulgué
par Louis XIV, Roi de France. On verra aussi comment, sur
la réalité du Code Noir, nous avons tous notre part de
responsabilité historique, tant les Africains que les
Occidentaux, tant les Noirs que les Blancs, tant les
chrétiens que les philosophes...
Premier acteur
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Eh là ! Il ne faut pas en dire trop ! Laissez place au
spectacle, s’il vous plaît. Mesdames et Messieurs, nous
avons le plaisir de faire revivre, devant vous, par la magie
du spectacle, l’origine, le fondement, la racine, appelez ça
comme vous voulez, de l’esclavage des Noirs.
Deuxième acteur
II sera ici question uniquement de la France. Dans les
grandes lignes. On ne parlera ni des autres nations
européennes, ni de leur comportement dans leurs
colonies, ni des querelles entre les puissances occidentales
pour s’assurer telle ou telle suprématie, telle ou telle
hégémonie, tel ou tel privilège... Non ! Il ne s’agira pas de
tout cela.
Troisième acteur
En effet, rien de tout cela, puisque nombreuses sont les
publications qui traitent de ces sujets. Nous vous y
renvoyons. Mais pour l’heure, ici et maintenant, il s’agit
plutôt de faire revivre devant vous la preuve historique du
mal qui, comme la peste, répand la terreur en anéantissant
des êtres humains pour les livrer à l’exploitation d’autres
êtres humains...
Quatrième acteur
Trêve de bavardage et place au spectacle ! Monsieur le
professeur et Madame la journaliste, merci de votre
contribution. Veuillez prendre place dans la salle. (Ils se
retirent).
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Cinquième acteur
Mesdames et messieurs, vous savez, pour bien relater une
histoire, il faut tout d’abord composer le lieu, ou comme
qui dirait, il faut « planter le décor ». Et donc, mesdames et
messieurs, pour que le spectacle commence, (Gestes) voici
le décor. (Le rideau s’ouvre). Versailles ! Versailles, comme
vous voyez, c’est sans conteste, la demeure d’un grand roi,
Louis XIV, nommé à sa naissance Louis-Dieudonné et
surnommé par la suite Louis le Grand, puis le Roi-Soleil.
Le soleil est son emblème : le roi règne en soleil sur la
cour, sur la France et sur le monde entier... Versailles !
Versailles, comme vous voyez, c’est sûrement un cadre
monumental, où une noblesse tout domestiquée célèbre
quotidiennement une sorte de culte au Roi-Soleil.
Maintenant, voici la chambre du roi. Voyez-vous, la
chambre du roi occupe une position centrale dans le
château de Versailles et domine la cour de marbre vers
laquelle convergent les rues de la ville de Versailles qui
s’élève en face du château. Merveilleux ! Merveilleux !
Merveilleux !...
(Le rideau se ferme. On entend une voix off).
Voix off
Mesdames et messieurs, voici, pour vous : « LLee CCooddee NNooiirr ddee
LLoouuiiss XXIIVV ». C’est une pièce en quatre actes, écrite par le
professeur Léandre Sahiri et inspirée des livres de Louis Sala-
Molins, de Bassidiki Coulibaly et de Nicolas Agbohou. Les rôles
des personnages blancs sont tenus par des personnages noirs, et
les rôles des personnages noirs sont tenus par des personnages
blancs, sans discrimination, sans distinction d’origine, de
religion, de sexe, de taille... Certains personnages jouent, sous
20
divers accoutrements, plusieurs rôles. Mesdames et messieurs,
place au spectacle...
(Applaudissements).
21
AACCTTEE II
Scène 1
Voix off
2 mars 1685. Nous sommes à la cour de Versailles. Dans la
chambre du Roi Louis XIV. Il est 8 heures 30. Regardez : le Roi
vient de se réveiller. Deux valets de la garde-robe lui retirent sa
robe de chambre et lui ôtent sa chemise de nuit, l'un par la
manche droite, l’autre par la manche gauche. Un troisième valet
lui met les chaussons, et lui essuie le corps à l’eau parfumée.
Silence : le Roi est en plein recueillement et en prière. Avec lui,
le grand aumônier et les aumôniers de service trimestriel.
Maintenant, toilette et parfumerie. Le Roi adore les fragrances,
au point d’en abuser, sans doute parce qu’il répugne se laver
trop fréquemment. Je ne vous ai rien dit... On lui passe une
chemise toute neuve apportée par le grand chambellan, le Roi
adore les habits neufs, il répugne qu’on le voie deux fois avec les
mêmes vêtements. Je ne vous ai rien dit... Le Roi se lève, avec
solennité, comme vous voyez, de son fauteuil, et on l'aide à
ajuster son haut de chausse ; le grand maître de la garde-robe
ceint l'épée au roi, lui passe le reste des vêtements : la veste, le
justaucorps et la cravate. (Silence. Un temps). Maintenant,
entrent les « gens de qualité », environ cinquante personnes
dans la pièce, pour lui dire : « Joyeux réveil et bonne journée,
Majesté ! ». Comme vous voyez, chacun donne son nom à
l’huissier, avant d’être admis dans la chambre du Roi. Puis, le
Roi rencontre les ministres et donne les ordres, les consignes
pour la journée... Le Roi échange quelques mots et plaisanteries
avec les ministres, avant de se diriger vers le Cabinet du Conseil.
22
Scène 2
Voix off
2 mars 1685. Nous sommes toujours à la cour de Versailles. Il
est 11 heures. Dans le cabinet du conseil se tient le Conseil
d’État, appelé également « Conseil d’en Haut ».
Le Grand Maître des cérémonies
Honorables conseillers, le Conseil d’Etat de ce jour
s’inscrit, comme les autres conseils, dans la perspective de
débattre des ordonnances à mettre en œuvre pour assurer
au royaume de France l’hégémonie en Europe et au-delà
de l’Europe, singulièrement pour étendre le pouvoir de
notre bien-aimé Roi sur le monde entier. Il nous faut, dans
l’état actuel de nos ambitions et de nos finances, établir un
grand et considérable commerce à l’avantage des Français.
Sa Majesté me mande de préciser que, dans le cadre des
ordonnances à mettre en vigueur, il ne sera uniquement
question que de débattre, aujourd’hui, du Code Noir. A ce
propos, je voudrais donner la parole au Marquis de
Seignelay qui a la responsabilité de ce dossier.
Le Marquis de Seignelay
D’abord, acceptez Majesté que, à votre Altesse, je présente
mes hommages. Permettez également que je salue la
mémoire de feu mon père, en l’occurrence le ministre Jean
Baptiste Colbert, dont le nom sera à jamais attaché à cette
ordonnance comme étant, dans l’histoire de notre grand
pays, voire de toute l’humanité, une de ses oeuvres
maîtresses, du moins une « référence incontournable ». Je
tiens, soit dit en passant, cette expression du ministre lui-
même. Je voudrais maintenant adresser mes salutations
23
distinguées aux honorables membres du Conseil ici
présents. Je voudrais commencer par dire que le Code
Noir s'inscrit dans l'ensemble des ordonnances préparées
par feu mon père, le ministre Colbert, avec lequel il m’a
été donné de travailler régulièrement et ardemment. Je
connais donc suffisamment le dossier du Code Noir et je
suis bien aise d’en parler devant nous.
Le Grand Maître des cérémonies
Monsieur le Marquis, Sa Majesté apprécierait fort bien,
pour commencer, que vous nous rappeliez, avant tout, la
préparation du Code Noir.
Le Marquis de Seignelay
D’abord, je voudrais exprimer ma gratitude à Sa Majesté
de l’honneur qui m’est fait de me charger, malgré mon
jeune âge, de ce soin. Il faut savoir que feu le ministre
Colbert, mon défunt père, commença à préparer le Code
Noir depuis 1668, soit depuis plus de quinze ans. Pour ce
faire, feu le ministre Colbert dut judicieusement réunir des
avis, des lettres d’administrateurs, des mémoires, des
réponses aux questions posées au sujet de l’esclavage des
Noirs. C’est, en 1681, que, après des séances de travail
suivi et hardi avec le sieur Charles de Courbon, comte de
Blénac, gouverneur de la Martinique et Le sieur Jean-
Baptiste Patoulet, gouverneur de la Guadeloupe, fut mis
en forme l’avant-propos du Code Noir. Peu de temps
après, feu le ministre Colbert leur demanda de rédiger un
mémoire quant au fondement et au bien-fondé de
l’esclavage des Noirs. C’est ce mémoire, rédigé en
s'inspirant des expériences très pratiques de l’esclavage de
nos voisins Espagnols en terre d'Amérique, qui servit de
24
document de référence lors de la rédaction du Code Noir
qui, politiquement et économiquement parlant, est, à n’en
pas douter, un important travail de réglementation
juridique et commerciale qu’on ait jamais eu. Avant d’aller
plus loin, je voudrais, avec votre permission, Majesté,
laisser la parole au Ministre de l’intérieur pour expliquer,
comme il convient, dans quel contexte sont intervenues la
conception et la rédaction de ce code.
Le Grand Maître des cérémonies
La parole est à Monsieur le ministre.
Le Ministre de l’intérieur
Je vous remercie. Majesté, vous savez, depuis plusieurs
années déjà, la France a continuellement été en guerre
contre l'Espagne et plus généralement contre l'hégémonie
des Habsbourg en Europe. La France a participé
directement à la guerre de Trente Ans, conclue en 1648 par
les traités de Westphalie. La France a ensuite eu à gérer
des conflits intérieurs liés à la Fronde et menés par le
Prince de Condé. Majesté, vous savez aussi que le 23 juin
1658, à Dunkerque, récemment alliés aux Anglais
gouvernés par Lord Oliver Cromwell, la France a
remporté une victoire importante contre Condé et
l'Espagne, lors de la bataille des Dunes. Ce fut la première
grande victoire de Sa Majesté, alors âgé seulement de
vingt ans à l'époque (Applaudissements). Dois-je aussi
rappeler, Majesté, que Vauban a construit une ceinture de
fortifications autour du territoire, dans le cadre de la
politique du pré carré. Plaise à Sa Majesté, que je rappelle
que feu le ministre Colbert, avec l’aide de Monsieur le
chancelier Michel Le Tellier puis du Marquis de Louvois, a
25
unifié les soldes, créé l’Hôtel des Invalides, réformé le
recrutement pour donner une nouvelle impulsion
politique au royaume et pour augmenter le niveau de vie
de la junte militaire. Feu le ministre Colbert a également
réorganisé merveilleusement l'armée. Aujourd’hui, nous
disposons d'une armée de trois cent mille hommes et, ce
n’est pas rien, croyez-moi. Avec cela, nous avons toujours
été prêts à engager la France dans une multitude de
guerres et batailles, s’il le faut, pour, ma foi ! renforcer le
pouvoir de notre bien-aimé Roi dans le monde.
Le Ministre de la Marine
Je voudrais ajouter, Majesté, que, en 1661, à la mort de
Mazarin, -paix à son âme !-, notre Marine royale, nos
ports, nos arsenaux, tout et tout était en piteux état. Seule
une dizaine de vaisseaux de ligne était en état de
fonctionnement correct. À la même période, la marine
anglaise comptait 157 vaisseaux dont 50% étaient des
vaisseaux importants, embarquant de 30 à 100 canons, soit
un rapport de 1 à 8 avec notre marine. Les flottes de la
république des Provinces-Unies en comportent 84.
Contrairement aux idées répandues par nos détracteurs,
vous êtes, Majesté, personnellement intéressé et il n’est
aucun doute que vous contribuerez toujours, du mieux
que vous pouvez, à l’essor de notre marine de guerre, de
sorte que notre armée de mer devienne aussi puissante et
redoutée que notre armée de terre, tant pour combattre
que pour disposer d'un instrument de dissuasion efficace.
Le Chancelier Michel Le Tellier
Majesté, comme vous l’avez dit, et je vous cite,
« s’agrandir est la plus digne et la plus agréable
26
occupation des souverains ». Et, je voudrais vous rendre
hommage, Majesté, parce que ces guerres et ces batailles
ont agrandi considérablement votre rayonnement et
consacré l'hégémonie française en Europe et dans le
monde.
Le Ministre de l’intérieur
Dans le même ordre d’idées, je voudrais, moi aussi, vous
rendre hommage, Majesté, parce que le corps des galères,
créé en 1662, a l'avantage de constituer, certes, une flotte à
la fois militaire et commerciale de premier plan. Mais,
souffrez toutefois que, au moment où je vous rends
hommage, je fasse remarquer que ces dispositifs
importants ont mobilisé d’énormes ressources humaines,
financières et logistiques sans précédent, et que l'état de
guerre permanent a pesé lourdement dans le déficit de
notre budget et a conduit inexorablement notre État au
bord de la banqueroute. Actuellement, nous avons grand
besoin d’argent, beaucoup d’argent.
Le Marquis de Seignelay
En effet, il nous faut de l’argent, et beaucoup d’argent, et
au plus vite, pour éviter le pire.
Louis XIV
Je ne l’ignore point, vous savez. C’est d’ailleurs en
connaissance de cause, du moins en conséquence que,
depuis quelques temps, je fais lever des impôts sur le
peuple, et aussi des impôts de capitation sur la noblesse,
sur la bourgeoisie, notamment, par le biais et en
contrepartie des pouvoirs politiques. Et, même la famille
27
royale, comme vous le savez, paie des impôts...
Le Ministre du commerce
Certes ! Mais, ces mesures, Majesté, n’ont pas suffi. Il nous
faut toujours et encore trouver au plus vite des solutions
pour faire face rapidement à cette situation détestable.
Louis XIV
En effet !
Le Ministre de l’intérieur
Majesté, des idées noires fermentent de plus en plus.
Partout, on observe, avec inquiétude, des grognes.
Partout, on observe avec angoisse des rébellions. Et tout
cela est lié aux difficultés de la vie. Et tout cela est lié à la
misère qui rôde aussi bien dans les villes que dans les
campagnes. Et tout cela est lié plus singulièrement aux
disettes prolongées, quasi permanentes, aggravées par les
violences qu’elles provoquent. Majesté, les gens vivent
avec peine, ils se sentent mourir. Par exemple, en
Normandie, un quart de la population mendie son pain,
parce qu’il n’a plus le moyen de s’en acheter. Dans la
région parisienne, le nombre d’indigents a triplé. Pour
faire face à cette situation, il s’avère impérieux de
multiplier les initiatives économiques. Et, très
certainement, notre salut résidera dans le fait d’aller plus
loin dans notre politique coloniale, d’aller plus loin dans
l’essor de notre industrie, d’aller plus loin dans le
développement de nos compagnies commerciales, à
savoir : la Compagnie des Indes Orientales en Océan
indien, la Compagnie des Indes Occidentales en
28
Amériques, la Compagnie du Levant en Méditerranée et
Empire ottoman, et la Compagnie du Sénégal en Afrique.
Le Marquis de Seignelay
La situation économique est bien critique, comme les uns
et les autres l’ont souligné, Majesté. Et, c’est justement
cela qui nous contraint, non seulement à promouvoir, à
une très grande échelle, le commerce triangulaire des
esclaves noirs ou si vous préférez, la traite négrière, mais
aussi et surtout à l’organiser et à le codifier. Car, après
étude, nous avons trouvé que c’est là que réside
véritablement notre salut. Et, c’est dans cette perspective,
en vérité, que se situe le Code Noir que Sa Majesté, nous
l’espérons très vivement, voudra bien promulguer.
Louis XIV
Je comprends parfaitement et j’y consens tout à fait. Mais,
Monsieur le marquis, afin qu’on ne s’y méprenne pas et
pour l’entendement de tous, je vous voudrais voir,
auparavant, nous expliquer l'esprit et la lettre de ce Code
Noir.
Le Grand Maître des cérémonies
Monsieur le marquis, par le souhait exprimé, Sa Majesté
vous invite à répondre à la question suivante : qu'est-ce
que le Code Noir et quels en sont les principes, les tenants
et les aboutissants ?
Le Marquis de Seignelay
Eh bien ! Je réponds tout net que le Code Noir est, d’abord
29
et avant tout, un code comme son nom l’indique, c'est-à-
dire un ensemble de textes, un ensemble de règles, un
recueil de lois. En un mot, une réglementation. Et cette
réglementation, elle concerne spécifiquement l’esclavage
des Africains noirs, en l’occurrence les Nègres. Cette
réglementation, elle comporte, à sa base, un principe clair
et précis. Ce principe établit officiellement, consacre, en
notre faveur, que les gens de couleur et plus précisément
les gens à la peau noire, en l’occurrence les nègres, doivent
être, désormais et pour toujours, vus comme nos esclaves,
dans toutes nos relations à eux. Désormais, ils doivent être
absolument traités comme nos biens meubles
transmissibles et négociables, c’est-à-dire qu’ils ne sont ni
plus ni moins que des objets, telles les chaises, les tables et
autres, dont nous disposerons à loisir pour nos
commodités et pour nos besoins. C’est ce principe-là que
le Code Noir atteste pour sous-tendre, à tout jamais, toutes
les formes de relations que, désormais, nous aurons et
établirons avec les Noirs, à commencer par « la traite
négrière ». Par « traite négrière », nous entendons : l’achat
et la vente des Nègres comme du bétail par les Européens
sur les côtes d’Afrique et aux Amériques, pour les réduire
en esclavage chez nous.
Louis XIV
Pour que ce soit clair dans l’esprit des uns et des autres,
veuillez, nous préciser exactement, Monsieur le marquis :
quel intérêt avons-nous à codifier l’esclavage des nègres ?
Le Marquis de Seignelay
Eh bien ! Sachez, Majesté, que le sucre, le tabac, le coton, le
café, le cacao et autres, continueraient toujours à nous
30
coûter trop cher, si l’on ne faisait travailler les plantes qui
les produisent par des esclaves, je veux dire par les nègres.
Et donc, Majesté, si le Code Noir est promulgué, il existera
désormais, à l’image de la Bible ou du Coran, un
document concret, tangible, de référence incontournable,
qui institutionnalise l’esclavage des Noirs. Et donc, le
Code Noir, Majesté, constituera notre socle pour faire des
Noirs, en toute bonne conscience, nos outils de travail, nos
instruments de production, nos produits marchands.
Grâce au Code Noir, Majesté, nous emploierons les Noirs,
en toute bonne conscience, à nous servir dans nos
habitations et dans nos bureaux. Grâce au Code Noir,
Majesté, nous utiliserons les Noirs, en toute bonne
conscience, à défricher et à fructifier les terres des colonies,
afin de produire en grande quantité et à moindre coût, du
sucre, du tabac, du coton, du café, du cacao et que sais-je
encore, pour nos industries, pour nos commerces et pour
nos propres nécessités...
Le Ministre du commerce
Je voudrais ajouter, Majesté, que, en ce moment, notre
commerce subit la rude et impitoyable concurrence du
commerce britannique. Il faut faire mieux ou tout au
moins aussi bien que les Anglais. En ce sens, la traite
négrière, si elle est bien organisée, si elle est réglementée,
si elle est codifiée, certes, elle tablera sur une possible
hégémonie sucrière de la France en Europe. Avec le Code
Noir, tout le monde, je vous assure, y sera gagnant, dans la
traite : de nombreuses fortunes vont être faites et
favoriseront l’ascension sociale de certaines
familles françaises ; il y aura une véritable recrudescence
de nos activités économiques. Par exemple, les ports de
Nantes, de Bordeaux, de La Rochelle, entre autres, seront
31
plus actifs et verront pousser de terre des hôtels superbes,
de grands commerces et des gentilhommières dans leurs
campagnes ; nous créerons de nouveaux marchés
d’exportation, c'est-à-dire que nous favoriserons notre
exportation à une très grande échelle. Et parallèlement, de
nouvelles matières premières pourront nous parvenir.
Tout cela, Majesté, grâce au Code Noir, dès lors que nous
aurons eu réglementé la traite négrière.
Le Ministre de la culture
C’est aussi le lieu de souligner, Majesté, que nous allons
pouvoir ériger un système rationnel et bien organisé, que
nous allons pouvoir disposer d’une bonne feuille de route
pour aller imposer notre langue et notre culture au-delà de
nos frontières, c'est-à-dire que nous épandrons dans le
monde entier l’expression française...
Le Marquis de Seignelay
Je voudrais, Majesté, souligner un autre aspect de l’intérêt
de promulguer le Code Noir, et dire que, même en
supposant qu’ils ont une âme ou une intelligence comme
nous, les hommes de couleur passeront, et toujours et à
jamais, pour nos inférieurs et non comme nos semblables,
encore moins comme nos égaux. Et toujours et à jamais.
Nous fondant sur le Code Noir, nous tiendrons les nègres
à distance et sur le même pied de valeur que les animaux
domestiques, tels les bœufs à mener aux champs à coup de
fouet, ou bien tels des chiens à nous être soumis en dociles
serviteurs. Sur la base du Code Noir, nous pourrions
aisément les assommer de travail, pendant que nous
prenons du bon temps, pendant que nous nous la coulons
douce. Sur la base du Code Noir, nous pourrions
32
volontiers les utiliser dans nos colonies comme une main
d’œuvre abondante et quasiment gratuite, et partant nous
enrichir, nous procurer, à moindre coût, des fortunes
appréciables et des services nécessaires à nos besoins et à
nos commodités, comme cela a été dit tantôt. Sur la base
du Code Noir, le sucre, le tabac et nos autres produits de
grande consommation nous parviendraient de nos
colonies à très bas prix et en quantité suffisante pour nos
besoins et pour notre commerce. Sur la base du Code Noir,
nous pourrions commodément, en métropole, les
employer aux sales boulots et aux sots métiers de boys, de
cuisiniers, de plantons, de gardiens, d’éboueurs... Et puis,
nous pourrions tranquillement, en faire nos tirailleurs
pour mener nos guerres, pour se battre pour nous… Et
puis, nous pourrions, assurément, en faire nos chairs à
canon sur les champs de bataille, vous comprenez ce que
je veux dire, n’est-ce pas ? (Rires, applaudissements).
Louis XIV
(Gestes) Mais, je vous en prie, Honorables conseillers,
aurions-nous le droit de traiter les noirs ainsi ? Aurions-
nous, ma foi ! le droit de nous enrichir de cette manière,
par ces voies ? Pourrait-il être permis de devenir opulent,
en rendant malheureux ces individus, sous prétexte qu’ils
ne sont pas des Blancs ? Pourrait-il être légitime de
dépouiller des êtres humains comme nous de leurs droits
les plus sacrés, de leurs vies, uniquement pour satisfaire
nos vanités, nos passions ?
Duc d’Orléans
Pensez-vous, Monsieur le marquis, Honorables conseillers,
que la traite des Nègres ne serait pas un négoce qui viole
33
les lois naturelles et tous les droits de l’homme, et que
mieux vaudrait l’abolir, au lieu de le promulguer un
quelconque code ?
Le Marquis de Seignelay
Pas du tout ! Puisque, premièrement, du point de vue des
lois naturelles, la couleur noire de la nuit est la nature du
Nègre, la couleur noire de la nuit est le propre du nègre,
comme c’est le propre du zèbre de porter des zébrures.
Tout et tout chez eux est noir : leur peau est noire, leurs
yeux sont noirs, leurs cheveux sont noirs, leurs âmes sont
noires, leur sang est noir, et même leur sperme est noir.
(Rires). Et donc, c’est cette maudite couleur noire
indélébile qui condamne, tout naturellement, les nègres à
l’esclavage et à la soumission (Gestes).
Le Conseiller Pussort
D’ailleurs, qui n’est pas censé savoir, Majesté, que le noir
est du moins la contre-couleur, sinon l’anti-couleur du
blanc ? Or, le blanc est la couleur de la nature, et le noir est
la négation de la couleur. Qui ne sait pas, Majesté, que le
noir, c’est l’absence de clarté ? Qui ne sait pas, Majesté,
que le noir est le symbole de la nuit, des ténèbres et que
cela donne l’impression d’opacité, d’épaississement, au
point qu’on n’y voit point à se conduire dans la nuit, et,
évidemment, cela suscite un sentiment de menace,
d’incertitude, de peur ? Qui ne sait pas, Majesté, que la
nuit s’oppose au jour et que l’obscurité s’oppose à la
lumière, laquelle lumière représente le blanc ? Qui ne
sait pas que…?...
34
Le Ministre de la culture
Et Majesté, ce que nous disons là n’est pas une vue de
l’esprit. Ah non ! C’est la vérité vraie, universellement
reconnue. Moi qui ai étudié dans tous les domaines de la
culture, j’en ai des preuves. Par exemple, je vais vous lire,
s’il vous plaît, cet extrait des écrits soufi :
« ...Archange empourpré
Blanc
Je le suis en vérité.
C’est moi l’homme
Mon essence est la lumière
[...]
Observons le crépuscule et l’aube
C’est un moment entre-deux.
Un côté vers le jour qui est
Blancheur
Un coté vers la nuit qui est
Noirceur
D’où, le pourpre du matin
D’où, le clair-obscur du soir... »…
Le Marquis de Seignelay
Et puis, Majesté, dans notre belle langue, on associe
ordinairement le noir au mal, au malheur ou au maléfice,
comme dans les expressions courantes : cœur noir, bête
noire, tramer des desseins noirs, broyer du noir... Vous savez,
Majesté, que ce n’est pas gai, mais alors pas du tout gai de
se retrouver dans une purée noire, ni d’avoir un oeil au beurre
35
noir... (Rires, gestes). Ces expressions, nous les avons
toujours entendues. Et, ni vous, Majesté, ni moi, ne les
avons inventées de toutes pièces, n’est-ce pas ? Au reste,
Majesté, les Romains nous ont appris à marquer d’une pierre
noire les jours néfastes, et, à marquer d’une pierre blanche les
jours fastes, les moments heureux de notre vie... (Rires,
applaudissements)
Le Ministre de la culture
Malheureusement, des gens mal inspirés, aux esprits
infects, ont tenté de faire croire que la couleur noire est la
couleur naturelle des premiers hommes. (Rires). Moi, je
vous dis : c’est faux ! Archi faux ! (Pause). Et puis, la totale,
elle nous vient de la Chine. Les misérables Chinois, un peu
cinglés, ils considèrent le blanc comme la couleur du deuil,
comme la couleur de la mort. Vous vous rendez compte,
un peu ? (Sourires, gestes).
Louis XIV
Que dites-vous là ? Le blanc, notre couleur à nous,
considéré comme couleur de la mort ! Mais, ça ne va pas
dans leurs petites têtes, non ?
Le Ministre de la culture
Vous voulez parler, Majesté, de leurs petites boîtes jaunes
pleines de chinoiseries, n’est-ce pas ? (Rires). Ne vous en
faites pas, Majesté. Ces pauvres petits bougres sont des
ignorants. Quoiqu’il en soit, ils apprendront, à leur
dépens, qu’on parle du deuil blanc et du deuil noir : le
deuil blanc a quelque chose de messianique, le deuil blanc
indique une absence ou une vacance destinées à être
36
comblées ; tandis que le deuil noir, lui, c’est le chaos, c’est
la perte définitive, c’est le néant. Alors, inutile de nous
soûler : noir, c’est noir. Voilà tout. (Rires).
Louis XIV
Moi, je voudrais, s’il vous plaît, m’adresser plus
spécifiquement aux « hommes de Dieu », ici présents :
sauriez-vous, Messeigneurs, nous rassurer que ce négoce,
cette traite des Noirs dont nous allons promulguer l’édit,
n’irait pas à l’encontre de la religion ou de la morale ?
L’évêque de Fréjus
Vous savez, Majesté, la Bible nous instruit que c’est la
séparation entre la lumière et les ténèbres qui a donné
naissance au jour et à la nuit. Et, la couleur noire de la nuit
est, on le disait tantôt, le propre du nègre. Dans la Bible,
pour désigner la nuit, le terme « ténèbres » apparaît pour
la première fois dans Genèse 1, Versets 2 et 3, et ce terme
« ténèbres » définit ou désigne, en fait, l’état existant dans
le monde avant que Dieu crée la lumière. Du reste,
Majesté, les ténèbres sont plus que l’absence de lumière,
car elles sont synonymes d’ignorance, Job 12, versets 24-
25, synonymes de malheur, Isaïe 45, verset 7, synonymes
de deuil, Isaïe 47, verset 5, voire synonymes de
paganisme, Actes 10, versets 15-20...
L’Evêque de Paris
Et puis, Majesté, je vais aller plus loin pour dire que dans
le domaine spirituel, les ténèbres représentent le péché,
l’impiété, la malédiction, c'est-à-dire tout ce qui s’oppose à
la bénédiction, à Dieu, y compris les puissances
37
sataniques, Isaïe 9, verset 1 ; Isaïe 42, verset 7… Et puis,
Majesté, ce n’est pas au grand dévot que vous êtes que l’on
apprendra que le Satan est appelé « le prince des
ténèbres », et que, dans Ephésiens 6, versets 11 et 12, les
puissances du mal sont nommées les « dominateurs des
ténèbres ».
L’Evêque de Versailles
Vous avez raison, Monseigneur. C’est cela qui explique
que le monde préfère la lumière aux ténèbres, de peur
d’être aveuglé par la puissance du diable, n’est-ce pas ?
(Rires). C’est également cela qui explique que la plupart
des gens, quelle que soit la couleur de leur peau, préfèrent
le clair à l’obscur, le blond au brun, le jour à la nuit, le
blanc au noir, même tous ces grains de café grillé qui
s’attèlent, en vain, à s’arracher la peau, à se tanner
l’épiderme, espérant hélas ! parvenir à se « blanchir ».
(Rires). Majesté, Honorables conseillers, les Nègres sont
enténébrés et notre position à nous, les Blancs, c’est de les
sortir des ténèbres, c’est de les éclairer, c’est de leur
apporter les lumières que nous sommes.
(Applaudissements). J’ajoute que, par rapport à cela, nous
avons une mission ; notre mission à nous, les Blancs, c’est
de les évangéliser, au nom de l’Eglise catholique,
apostolique et romaine, pour les tirer de cette situation
ténébreuse, je ne dirais pas pour les sortir du noir (Rires).
Louis XIV
A dire vrai, Monseigneur, moi-même, le noir me trouble.
La noirceur, je l’avoue, m’hérisse les poils. Je ne sais pas
pourquoi, mais par exemple, quand je regarde un tableau,
j’ai toujours l’impression qu’un fardeau peint en noir est
38
plus lourd qu’un fardeau peint en blanc. Quand on
m’habille, j’ai toujours l’impression qu’un habit noir me
rapproche du singe, me met dans la peau du diable, alors
qu’un habit blanc, c’est l’Immaculée Conception.
Le Marquis de Seignelay
Vous avez raison, Majesté, et vous avez tout compris :
c’est la laque noire de leur peau qui demeure l’argument
fondamental de l’esclavage des Noirs. Et c’est ça, cette
laque noire, qui nous donne droit d’acheter les Africains,
de les vendre, de les payer, en toute bonne conscience, à
toutes sortes de prix fixés à loisir, selon leur condition
physique, selon leur état de vigueur. C’est cette laque
noire qui nous donne le pouvoir de nous en rendre
maîtres, de disposer d’eux à nos grés. C’est cette laque
noire qui autorise nos négociants, je veux parler des
négriers, à les faire transporter en tant que marchandises,
de la même manière et dans les mêmes conditions que
leurs autres marchandises, jusque dans nos colonies, aux
Amériques, où on pourra les exposer à la vente en gros ou
au détail, et les utiliser à travailler. Les Nègres
conserveront toujours sur eux la tache, voire le sceau de
l’esclavage, les Nègres seront voués à la servitude
perpétuelle, tant qu’ils seront noirs. Rien ne pourra jamais
rendre un Nègre l’égal d’un Blanc. Faut pas rigoler !
(Gestes, rires).
Le Ministre de la culture
J’enchaîne pour dire que, sur le plan moral, nous n’avons
là, non plus, rien à nous reprocher, Majesté, étant donné
que ceux dont il s’agit, les Nègres, ne sont pas à plaindre :
non seulement ils sont noirs des pieds à la tête, et de la tête
39
aux pieds ; mais en plus, ils ont des nez gros et écrasés sur
toute la largeur du visage. Leurs nez sont pareils à des
croupions de volaille. Leurs nez sont si laids qu’ils
respirent à distance une infériorité grave. De plus, ils ont
les cheveux crépus, ils ont des lèvres épaisses ourlées dans
un mufle écrasé de bête féroce... Tous ces machins-là
choquent les canons esthétiques de chez nous ... (Gestes).
Au total, ce serait pure perte de s’apitoyer sur le sort des
gens comme eux, tout différents de nous, plus proches du
singe que de l’Homme. (Gestes, rires).
Le Ministre de la justice
En effet, il est hors de question que nous supposions, un
seul instant, que ces gens-là sont des hommes comme
nous. Ah non ! Parce que vous savez, les esclaves étant par
nature noirs, il va de soi que les Nègres sont par nature
esclaves. Il est donc à exclure que nous mettions de tels
êtres, exécrables à l’impossible, sur le même pied d’égalité
que nous. Alors là, pas question ! (Gestes).
Le Marquis de Seignelay
Vous avez raison, Monsieur le ministre. C’est en vain que
quelques minables et sinistres prétendus philanthropes
ont tenté de soutenir que l’espèce nègre est aussi
intelligente que l’espèce blanche. Erreur ! Erreur ! Erreur !
Parce que quelques rares exemples de réalisations si on
peut les appeler ainsi, par-ci, par-là, ne sauraient suffire
pour prouver qu’il existe de grandes facultés
intellectuelles chez les Nègres. Ah non ! D’ailleurs, que
savent-ils produire ? Eh bien ! du mil grisâtre, du beurre
de karité puant, du savon noir comme la crasse, des houes
et des dabas, des flèches et des couteaux de jet, du riz qui
40
ne blanchit jamais même quand ils ont beau le piler, et que
sais-je encore…
Le Ministre de la culture
Je vais vous dire, moi, Majesté. L’intelligence est en raison
directe des dimensions du cerveau, du nombre et de la
profondeur des circonvolutions. Or, un fait incontestable,
et qui domine tous les autres, c’est que les Nègres ont le
cerveau plus rétréci, plus léger et moins volumineux que
celui des Blancs. Ce fait suffit, à lui tout seul, pour prouver
la supériorité de l’espèce blanche sur l’espèce noire. Et
personne ne peut le contester...
Le Ministre de l’intérieur
Certes non ! D’ailleurs, tous les voyageurs qui les ont
fréquentés s’accordent à nous les décrire comme des
barbares qui n’auraient aucun sentiment de l’élévation, ni
aucun sens du raisonnement. Ils sont unanimes à dire que
nulles idées, nulles connaissances ne les rapprochent de
nous, que le germe de la vertu leur manque, et que les
bribes d’intelligence qu’on peut leur concéder de par leurs
soi-disant réalisations (Rires), les bribes d’intelligence
qu’on peut leur concéder, disais-je, sont à peine au-dessus
des quelques lueurs d’intelligence que l’on admire chez les
singes ou les perroquets.... Point d’esprit, point d’aptitude
à aucune sorte d’étude abstraite, ni à aucune réflexion
logique.
Le Ministre de la culture
Pensez-vous ! Il ne viendrait pas, ma foi ! dans l’idée de
Dieu, qui est sage, de mettre une intelligence bien bonne,
41
comme la nôtre, dans ces corps si noirs, du moins dans ces
bois brûlés. Pensez-vous ! Leur naturel est pervers et
toutes leurs inclinations sont vicieuses… Seule la force, à
ce qu’il semble, peut les contenir et les faire agir ; seule la
force, dit-on, peut secouer leur indolence consubstantielle
à leur nature de nègres paresseux avec délices. (Pause).
Louis XIV
Ceci étant dit, j’en viens maintenant au plan juridique. Il
semble que ce négoce ne serait pas normal. D’où la
question : pourrions-nous, de ce point de vue-là, savoir si
ce négoce n’est pas illégitime, ni anormal ?
Le Marquis de Seignelay
Sur le plan purement juridique, ce commerce, Majesté, est
tout à fait légitime et normal, étant entendu que, d’une
part, le Nègre est défini, dans le Code Noir, comme une
chose domestique, du moins un bien meuble faisant partie
intégrante de nos domaines et de nos patrimoines ; et
d’autre part, parce que, dans le Code Noir nous
déterminons le Nègre comme une marchandise, c’est à
dire un objet de commerce. Et donc, comme tout objet de
commerce, le Nègre est soumis aux lois du marché, il peut
être adjugé aux enchères. Dès lors, il n’y a ni crime, ni délit
au négoce des Nègres. (Applaudissements).
Le Ministre de la culture
C’est d’ailleurs sur cette base que, de la canne à sucre au
coton, les Noirs ont été soumis à la condition d’esclaves,
depuis que Charles Quint et le roi du Portugal, Sébastien,
ont interdit de réduire les Indiens en esclavage et qu’on a
42
reconnu que les Indiens étaient des hommes véritables et
non des animaux sauvages, et depuis que feu le ministre
Colbert a rejeté le recrutement des Blancs pour «le service
des engagés», soit depuis un demi-siècle environ.
Le Ministre de la justice
Toujours sur le plan purement juridique, nos magistrats
disent qu’une chose nécessaire ne saurait être criminelle.
Tel est le cas de la guerre, tel est le cas de la peine de mort,
toutes deux bonnes, tout simplement parce que
nécessaires. Nos magistrats disent aussi que ce qui paraît
moralement mauvais peut être juridiquement bon. Ainsi,
même si on admet qu’il fait tort aux Nègres, l’esclavage
des Nègres, dès lors qu’il nous fait avantage, est bon et
juste, parce qu’on ne peut faire des omelettes sans casser
des oeufs, selon les principes de la nature.
(Applaudissements).
Louis XIV
Soit ! Mais, étant donné que l’homme a toujours tendance
à suivre le chemin de l’excès, saurait-on nous rassurer que
ce négoce revête en vérité un visage humain ?
Le Marquis de Seignelay
Majesté, c’est justement le fait que, depuis plus d’un siècle,
l’esclavage des Noirs s’est jusque-là pratiqué sans loi, ni
conscience, qui justifie la rédaction du Code Noir, dicté
par votre vision prophétique et inscrit, bien évidemment,
dans le cadre général des grands actes de la législation et
des réformes que vous avez entreprises. Et donc, Majesté,
toute l’humanité vous revaudra éternellement d’avoir, en
43
quelque sorte, institutionnalisé, réglementé l’esclavage,
comme jamais il ne l’avait été depuis l’empire romain. On
dira que c’est grâce à vous, Majesté, que les esclaves
travaillent dans des conditions moins insupportables. On
dira aussi que c’est grâce à vous, Majesté, que seront plus
que jamais évités les dérives et les abus des négriers. On
dira également que c’est grâce à vous, Majesté, qu’ont été
freinés quelque peu les caprices et les exactions des
maîtres à l’égard des esclaves. Et, à moins d’être ingrats,
ces êtres malheureux de Nègres devraient vous être,
Majesté, éternellement reconnaissants d’avoir, par la
promulgation du Code Noir, adouci leur existence, en les
arrachant, par l’esclavage, à leur lointaine terre rude et
dure, là-bas sous les tropiques. Oui ! Là-bas sous les
tropiques... où, Majesté, ils étaient, les Nègres, en proie à la
misère, à la barbarie, au cannibalisme. Vous ne vous
imaginez pas que, à tous instants, ils faisaient face, les
pauvres ! aux épidémies et endémies les plus grandes, aux
dangers des savanes arides et des forêts denses avec les
serpents, les panthères, les scorpions, les moustiques, ainsi
que les mauvais esprits des fétiches et l’appétit vorace des
anthropophages... Vous ne pouvez pas savoir qu’ils
dormaient, les pauvres ! dans les arbres ou à même le sol
sur des feuilles de bananier. Vous ne pouvez pas savoir
qu’ils ne se nourrissaient, les pauvres ! que d’agrumes et
de tubercules sauvages, qu’ils s’abreuvaient, les pauvres !
dans les rivières marécageuses, et que sais-je encore.
Le Ministre de la culture
Il faut imaginer tout cela, pour qui veut bien saisir le bon
sens et le bien-fondé de notre Code Noir. Mais, vous
savez, Majesté, en lieu et place de la gratitude, je les vois
bien venir, ces Nègres et y compris certains Blancs, en
44
dire, de l’esclavage et du Code Noir s’entend, tant de mal,
parce que, comme dit un dicton bien de chez nous : « fais
du bien à un baudet, il te remerciera par ses crottes ».
(Rires, applaudissements).
Louis XIV
A présent, je comprends parfaitement. Mais, je suis encore
à me demander : d’où nous vient-il, ce droit de disposer
de la liberté et de la vie des Noirs ?
Le Ministre du commerce
Majesté, les Nègres s’appartiennent à eux-mêmes. Dès lors
qu’ils s’appartiennent à eux-mêmes, les Nègres ont le droit
de disposer de leurs corps, de leurs vies comme ils
l’entendent, donc de se vendre. Et, ici, justement, c’est les
Nègres eux-mêmes qui se vendent, sinon qui font
commerce de leurs propres parents. Sans souci de se
duper eux-mêmes, ils espèrent, par ce trafic étonnant,
grotesque, se faire de grosses fortunes. (Rires). C’est la
naïveté portée à son comble, croyez-moi ! (Rires).
Le père Lachaise
Une autre question, sans doute dans le même sens que Sa
Majesté : si tant est que les Noirs se vendent eux-mêmes,
comme vous dites, l’homme a-t-il le droit de se vendre ?
Le Ministre du commerce
Voyez-vous, Majesté, Honorables conseillers, l’homme a le
droit de vendre sa vie. Tel est par exemple le cas du
toréador qui entre dans l’arène de la corrida ; tel est le cas
45
du soldat qui va en guerre, tel est le cas de l’armateur qui
va à l’aventure, et j’en passe. Si on est d’accord sur ce fait-
là, les Noirs peuvent se vendre comme esclaves et nous,
on peut les acheter pour en être les maîtres. Et, dès lors
qu’ils sont achetés, surtout au prix convenu, ils sont certes
acquis légitimement. Alors, je vous en prie, Monseigneur,
ça ne sert à rien de nous chercher des poux dans les
cheveux,
Le Ministre de la justice
En effet, ne nous faisons pas inutilement du mauvais sang,
n’allons pas, de grâce, jusqu’à nous considérer comme des
bourreaux de l’Afrique. Je vous en prie !... Parce que,
Majesté, Honorables conseillers, comme cela a été dit
tantôt, les Noirs se livrent eux-mêmes au commerce ou
bien nous sont vendus par leurs propres parents pour
devenir riches (Rires) ou bien ils ont été pris à la guerre et
dans les razzias. Et, sans nous, on les aurait, croyez-moi,
égorgés dans leurs propres pays où la misère et
l’indigence font rage. Alors, sauvés par l’esclavage,
comme Moïse fut sauvé des eaux, les Nègres seront
toujours, à coup sûr, plus heureux de leur sort chez nous
que là-bas sous les soleils des tropiques.
L’évêque de Versailles
Moi, je crois plutôt aussi que, au lieu de jouer à l’avocat du
diable, nous devrions plutôt regarder les choses du bon
côté et alors, on verrait, certes, que l’esclavage est une
bouée de sauvetage pour cette maudite race à la triste
destinée, et que par notre contact, par notre mission
civilisatrice et religieuse, nous sauverons les nègres du
paganisme, de la barbarie et de la sauvagerie.
46
Le père Lachaise
Mais moi, c’est fondamentalement au plan religieux que je
pose le problème, du moins que je situe le débat. En tout
cas, en ce qui me concerne, je doute fort que toutes ces
pratiques esclavagistes ne soient pas une irritante
impiété ?
L’Evêque de Versailles
Impiété ? Certes non ! Parce qu’il y a, en effet, un florilège
de textes bibliques qui légitiment l'esclavage. C’est à ces
textes que, infailliblement, se réfèrent nos éminents
théologiens, ainsi que certains érudits. Nous en avons
longuement discuté avec les rédacteurs du Code Noir et
nous leur avons, à juste titre, indiqué des passages de la
Bible auxquels ils feraient cas, à savoir : Genèse 17, versets
12 et 13, versets 23 et 27 ; Exode 21, versets 1 à 21 ;
Deutéronome 15, versets 12 à 18 ; Lévitique 18, et j’en
passe... Dans ces passages, il est question, entre autres, de
l'affranchissement des esclaves des Hébreux tous les sept
ans. Ne doutez de rien, Majesté ! Profitons tous de cette
aubaine, pour ne pas dire mangeons, en toute bonne
conscience, cette manne descendue, tout droit, du ciel, de
façon à en être pleinement rassasié. Sans nous poser trop
de questions….
Louis XIV
Certes, Monseigneur, pour le principe. J’y consens. Mais,
vous feriez-nous plaisir de nous expliciter, Monseigneur,
quel rapport entre la Bible et l’esclavage des Noirs
africains ?
47
L’Evêque de Versailles
L’esclavage des Noirs africains ? Eh bien ! J’ai étudié
toutes les matières, si bien que je ne suis point embarrassé
d’en parler, essentiellement en ma qualité d’enseignant
émérite en théologie. Je pourrais vous en dire des choses,
des heures et des heures durant, sans discontinuer. Mais,
je vais m’en tenir à l’essentiel. Voila : l’esclavage des Noirs
africains, il prend sa source dans la légende de Canaan qui
nous est apparue comme une autre clé, du moins la
véritable clé de légitimation de l’esclavage des Noirs
africains. Les origines de la légende de Canaan remontent
à l'époque de Noé. Pour la petite histoire, disons que, Noé,
après le fameux Déluge, avait planté une vigne. En son
heure, il avait tiré du bon vin des grappes fermentées,
l’avait bu, du moins s’en était enivré. Dès lors, il s’était
trouvé tout nu. Un de ses trois fils, Cham, dont le nom
signifie « noir » en hébreu, l'ayant aperçu ainsi nu, s’était
mis à rigoler, puis était parti raconter à ses frères Sem et
Japhet ce qu'il avait vu. Or, « voir la nudité d’une
personne » est une expression hébraïque qui signifie tout
simplement : avoir une relation sexuelle ou homosexuelle
avec cette personne. En toute intelligence, Sem et Japhet
avaient pris un manteau, avaient marché jusqu’au lieu où
se trouvait leur père, pour le couvrir, pour cacher sa
nudité. En toute intelligence, Sem et Japhet avaient marché
à reculons pour ne pas voir la nudité de leur père. Lorsque
Noé s’était réveillé de son ivresse, Sem et Japhet lui
avaient raconté les moqueries, les outrances dont il avait
été l'objet de la part de Cham. Alors, Noé, tout furieux,
décida de maudire Cham. Mais là, il se posa un réel
problème : c’est que Noé avait déjà béni ses trois fils. Par
conséquent, il déchargea toute sa colère sur Canaan, le fils
48
de Cham. En clair, Noé condamna Canaan à être esclave.
A ce propos, il est dit dans la Bible, Genèse 9, 20-27 : « Béni
soit Yahvé, le Dieu de Sem, et que Canaan soit son esclave ! Que
Dieu mette Japhet au large, qu’il habite dans les tentes de Sem,
et que Canaan soit son esclave ». Plus tard, quand vint le
temps de la séparation et de l'éparpillement des hommes
sur terre, en partant des trois enfants de Noé, les
descendants de Sem occupèrent les rives orientales et
méridionales de la Méditerranée ; les descendants de
Japhet, occupèrent les rives septentrionales et occidentales
de cette mer ; quant aux descendants de Cham, ils
occupèrent les terres inconnues de l'Afrique, aussi loin
qu'elles s'étendaient.
L’évêque de Paris
En effet, Majesté, c’est Canaan, fils unique de Cham, qui
est la souche de toutes ces misérables créatures noires qui
doivent se reconnaître et se regarder, et toujours et à
jamais, comme des gens maudits, de générations en
générations. C’est à cause de Canaan, leur ancêtre lointain,
que tous ces Nègres africains sont contraints de garder en
permanence dans leurs têtes de nègres (Rires) qu’ils ont
hérité tout naturellement du joug qui pèse de tout son
poids de plomb sur leurs épaules, le joug de la malédiction
et le faix de l'esclavage. Ils tiennent cela de leur ancêtre
Canaan. Voilà tout, Majesté.
Le père Lachaise
Mais, n’est-ce pas que ces gens-là, ils sont, comme vous et
moi, faits à l’«image de Dieu» ? N’est-ce pas qu’ils sont
anthropologiquement constitués comme vous et moi ?
N’est-ce pas qu’ils éprouvent, comme vous et moi, les
49
émotions du bonheur, les affres de la souffrance, les
angoisses de la peur et de la peine ? N’est-ce pas que leurs
coeurs battent, au même rythme que les nôtres, même si...
L’Evêque de Fréjus
N’empêche ! Les Nègres, et comprenez-le bien, portent le
péché de Canaan, comme on l’a démontré tantôt. Ils sont
les descendants maudits de la lignée de Cham. Et donc, il
est légitime, tout à fait légitime d’en faire des esclaves, du
moins d’en faire nos esclaves…
L’Evêque de Versailles
Tout à fait !
Louis XIV
Aussi simple que cela ?
L’Evêque de Versailles
Aussi simple que cela, Majesté ! Et, voyez-vous, c’est
également aussi clair que de l’eau de roche.
L’Evêque de Fréjus
Je voudrais ajouter que, dans ce contexte, nous avons
mission de les évangéliser, de les baptiser pour blanchir
leurs âmes noires, pour qu’ils jouissent des bienfaits de
notre religion consolante. Nous avons aussi mission de les
instruire pour les arracher à la sauvagerie, aux coutumes
barbares, aux superstitions extravagantes, aux lois
surannées qui les étouffent.
50
Le Ministre de la culture
Nous avons aussi mission de les faire entrer dans les voies
de la civilisation. C’est en cela que, par le Code Noir, nous
donnerons à voir, Majesté, la traite négrière du moins
comme une oeuvre humanitaire appuyée sur de nobles
sentiments religieux, sinon comme une « mission
civilisatrice ». (Applaudissements).
Louis XIV
Ces arguments ne paraissent encore pas suffisants, ni
assez ténus pour convaincre que l’esclavage des Noirs est
parfaitement légitime. Mais, soit ! (Silence). Tenez, ce serait
intéressant de savoir ce qu’en disent, de leur côté, les
penseurs et les philosophes ? Mais ça, on pourrait en
débattre tout à l’heure après le déjeuner, n’est-ce pas,
Honorables ? (Il fait signe au Grand maître des cérémonies).
Le Grand Maître des cérémonies
Majesté, Honorables conseillers, la séance est suspendue.
Reprise à 15 heures. Je vous remercie.
Scène 3
Voix off
2 mars 1685. Nous sommes toujours à la cour de Versailles. Il
est 15 heures. Dans le cabinet du conseil, le Conseil d’État,
appelé également « Conseil d’en Haut » vient de reprendre.
51
Le Grand Maître des cérémonies
Sa Majesté disait tantôt qu’il serait à propos de nous
instruire de la position des penseurs et des philosophes,
sur ce sujet précis de l’esclavage. La parole est au ministre
de la culture.
Le ministre de la culture
Je vous en remercie. (Pause). Ordinairement, les
philosophes ont de belles paroles. Ils ne se contentent que
de critiquer l’institution de l’esclavage. Ils se plaisent à
dénoncer quelques excès de violences perpétrées sur les
esclaves, mais concrètement, ils n’opposent rien à
l’esclavage, ils ne remettent pas formellement en question
le principe même de l’esclavage. D’ailleurs, nombreux
sont ceux d’entre eux qui n’ont pas répugné à toucher des
dividendes sur l'esclavage ; nombreux sont ceux d’entre
eux qui ont stigmatisé le triste sort fait aux esclaves, mais,
qui dans leurs pratiques, engageaient de l'argent dans les
expéditions et les compagnies négrières. Ils ressemblent,
de mon point de vue, aux crocodiles qui feignent de
pleurer sur le sort de leur proie en la dévorant (Rires).
Duc d’Orléans
Pourriez-vous nous citer quelques exemples ?
Le ministre de la culture
Tenez ! Par exemple, chez Platon, la thématique de
l'asservissement, de la servitude ou de l’esclavage est
clairement abordée. Platon dit par exemple, dans l’un de
ses dialogues :
52
« Que faire quand on trouve un esclave perdu ?
- Comme l’objet perdu, on le rend tout simplement à son
maître… ». Ça veut dire tout simplement que Platon fait
apparaître l'esclave comme un objet... (Pause). Quant à
Aristote, il soutient tranquillement l’idée de l'existence
d'un esclavage naturel. Aristote prévient de ne pas
confondre l’esclavage naturel d’avec l’esclavage dont la
source est la captivité pour faits de guerre ou de razzia.
Aristote soutient que guerres et razzias constituent la
première et la plus importante source de l’esclavage.
Aristote soutient que, en toute logique, les fils des esclaves
par captivité naissent aussi naturellement esclaves que
ceux des esclaves naturels, etc. Par ailleurs, la philosophie
théologique n’est pas en reste. Elle nous dit ceci, à propos
des Noirs : « Leur nature est semblable à celle des animaux,
muets…, et ils n’atteignent pas au rang d’êtres humains ; parmi
les choses existantes, ils sont inférieurs à l’homme, mais
supérieurs au singe, car ils possèdent, dans une plus grande
mesure que le singe, l’image et la ressemblance de l’homme ».
On peut lire cela dans le très célèbre ouvrage du rabbin
Maimonide. Pour terminer là-dessus, je voudrais dire que,
dans le même sens que la philosophie religieuse, la science
anthropologique établit, de façon générale, une
hiérarchisation des races. Et, selon cette hiérarchisation
des races, les Noirs jouent des coudes (Gestes, rires) avec
les orangs-outans pour occuper le palier le plus bas
(Gestes) de la pyramide des races. Et là-dessus, l’intervalle
(Gestes) qui sépare les Noirs des singes est difficile à saisir
(Rires). Cette hiérarchisation des races serait basée sur la
« théorie des climats »…
Louis XIV
Tenez ! Parlez-nous donc de cette « théorie des climats »,
53
et dites-nous comment, de ce point de vue, est justifié
l’esclavage des Noirs...
Le ministre de la culture
En fait, les fondements de la «théorie des climats » ont été
posés au siècle dernier par un grand monsieur : Ptolémée
de Lucques. En effet, Monsieur Ptolémée de Lucques s’est
livré à des études et à des calculs sur les rapports entre les
astres et les hommes, entre les saisons et les hommes,
entre les régions et les hommes, pour ensuite conclure que
l'intensité de l'ensoleillement a un impact direct sur
l'assoupissement des esprits, que le soleil grille toutes les
choses, surtout le cerveau. En d’autres termes, l’incapacité
intellectuelle, les mentalités primitives, l’indolence ou la
paresse, ce sont là les résultats des pays chauds ; ou du
moins, ce sont là les effets du soleil torride, dur aux êtres
vivant sous les tropiques et condamnés à toujours revenir
au même point de départ de la misère. C’est que la chaleur
torride des tropiques énerve le corps et affaiblit si fort
l’esprit et le courage des gens que ceux-ci ne parviennent
pas à réaliser une forme de vie développée, et ne sont
portés à effectuer un travail pénible que par la crainte des
châtiments. Fort de ces données, Monsieur Ptolémée de
Lucques a affirmé que la psychologie des Indiens est
âprement influée par les latitudes et les longitudes où ils
vivent. Monsieur Ptolémée de Lucques a aussi affirmé que
c’est pire pour les Noirs : la chaleur torride de l’Afrique est
une force puissante, et cette force est si puissante qu’elle
tarit tout, dévaste tout, y compris l’esprit des Africains ; au
point que les Africains, ils ne peuvent concevoir une forme
développée de vie. Et, Monsieur Ptolémée de Lucques
d'en déduire que : premièrement, s'il y a un esclavage
naturel, c'est climatiquement chez les nègres qu'on le
54
trouve ; que, deuxièmement, s'il y a un gouvernement qui
convient aux Nègres, c’est la tyrannie ; que,
troisièmement, si l’on tient à tirer quelque chose de bon
des Nègres, l’usage du fouet est seul à même de les mettre
au travail. Comme vous avez sans doute pu vous en
apercevoir, la théorie des climats et la hiérarchisation des
races relèvent de la même logique et se tiennent
harmonieusement. La théorie des climats révèle que c’est
la nature elle-même qui a établi une distinction originelle
entre les races et qui a disposé que les Noirs soient
inférieurs par nature aux Blancs. Et, cela nous ouvre
royalement la voie d’asservir les Africains noirs.
Louis XIV
Ceci est très clair, certes ! Mais dites-moi, dans certains
pays comme l’Espagne, la Grèce ou l’Italie,
l’ensoleillement est aussi intense qu’en Afrique. Pouvons-
nous réduire les peuples de ces pays-là en esclavage
comme les Noirs ?
Le ministre de la culture
Ah ! Certes non, Majesté ! Puisque ces hommes, dont vous
parlez, Majesté, ne sont pas des Noirs.
Louis XIV
Tenez ! Et les albinos alors ? Comment harmoniser tant de
blancheur avec la théorie des climats qui combine
harmonieusement noirceur et soleil ?
Le Marquis de Seignelay
55
Majesté ! Laissons de côté de tels débats qui nous
mèneraient loin, bien loin de nos préoccupations
immédiates. Rappelez-vous, Majesté, que feu mon père
avait d’ores et déjà exprimé sa totale désapprobation,
quant au recrutement forcé des Blancs d’ici ou d’ailleurs
pour les réduire en esclavage ou pour le service des
« engagés ».
Louis XIV
J’en conviens avec vous. Mais, souffrez que je pose une
dernière question : comment allons-nous asservir les
Noirs ? Comment allons-nous conditionner les Noirs pour
en faire, nos esclaves, nos serviteurs perpétuels ?
Comment allons-nous rendre les Noirs consentants et
complices du sort qui leur sera fait ?
Le Ministre du commerce
C’est tout simple, Majesté ! Nous nous inspirerons, en la
matière, des pratiques esclavagistes très huilées de nos
voisins : Anglais, Hollandais, Espagnols et Portugais, dans
les Iles, en particulier dans l’Ile de Saint-Domingue.
Le ministre de la culture
C’est tout simple, Majesté. Pour asservir les Noirs, nous
utiliserons, en notre faveur, non seulement la ruse, mais
aussi et surtout la force des armes et l’asymétrie des
rapports de force...
Duc d’Orléans
Qu’est-ce que c’est, Monsieur le ministre, l’asymétrie des
56
rapports de force, dont vous parlez ?
Le ministre de la culture
L’asymétrie des rapports de force établit que, aujourd’hui,
comme hier, comme toujours, la suprématie est une affaire
de force, une affaire d’armes. L’asymétrie des rapports de
force établit qu’on impose l’arbitraire à quelqu’un, non pas
parce que l’on est plus fort que lui, non pas parce que l’on
est mieux ou supérieur à lui, mais parce que l’on est armé,
mais parce que l’on tient le fusil pointé sur lui, et parfois
parce que l’on est sans morale. En règle générale, et selon
la thèse de l’asymétrie des rapports de force, celui qui tient
le fusil est faible physiquement et en position de parasite,
puisqu’il se sert de la force et des ressources d’autrui, mais
tant qu’il tient le fusil, il reste le maître. Autre chose, c’est
que, si l’esclave accepte sa situation de servitude, ou de
soumission, c’est aussi du fait de la ruse, y compris le
conditionnement psychologique pour anéantir sa velléité
ou sa volonté de révolte. Dans ces conditions, au diable
l’indulgence ! Au diable la fraternité ! Au diable l’égalité !
Et place à la force et au « lavage de cerveaux » ! Car, il est
vrai que les Noirs sont, comme les animaux, c’est à dire
qu’ils sont d’un naturel dur, intraitable, au point qu’on ne
peut absolument pas se les gagner par la douceur...
L’Evêque de Versailles
De ce point de vue, ne vous en faites pas, Majesté. Nous
irons volontiers, fût-ce à nos risques et périls, porter les
lumières de l’Evangile jusqu’en ces pays lointains où les
peuplades noires vivent dans un état de sauvagerie et de
barbarie qui les empêche de faire partie des peuples
civilisés. Je rappelle que ce que nous appelons religion, foi,
57
credo, n’existent pas encore pour eux. Selon les
témoignages de certains explorateurs et administrateurs,
ils adoreraient les baobabs et les rivières des forêts dites
« sacrées ». En tous les cas, nous y enverrons, Majesté, des
dizaines, des centaines de missionnaires. Nous y
multiplierons des églises pour conduire les Nègres à la
béatitude éternelle, par le grand bienfait du baptême. Ils
seront mariés en présence des prêtres : Corinthiens 7,
versets 2-9, Hébreux 13, verset 4, etc.
L’Evêque de Lyon
En effet, nous aurons soin que, dans les colonies, les
Nègres soient baptisés et instruits dans la foi chrétienne.
Et, nous veillerons à ce qu’ils adoptent fidèlement le
dimanche comme « Jour du Seigneur ». Et, nous veillerons
à ce qu’ils abandonnent leurs us et coutumes, pour
observer scrupuleusement nos sacrements comme des
actes divins, comme le fondement de leur salut, comme
des « signes visibles d’une grâce invisible », Ephésiens 5,
versets 23-32. Nous leur dicterons de recourir, et
systématiquement, et exclusivement, au jeûne pour
obtenir certains exaucements : Matthieu 17, verset 21 ; 1
Corinthiens 7, verset 5...
L’Evêque de Versailles
Majesté ! Par la religion, nous leur inculquerons, à leur
insu, les vertus de la soumission, de la subordination, de
la servilité, sous prétexte de recevoir, en échange, une
place au paradis céleste. Par la religion, nous les
amènerons, à leur insu, à intégrer dans leur subconscient
le complexe d’infériorité, la vertu de la pauvreté et l’idée
fixe que, en tant que descendants de cham, ils sont les
58
seuls individus propres et aptes à l’esclavage permanent.
Par la religion, nous leur enseignerons à jeûner
efficacement, à prier intensément, des heures et des heures
durant, pour avoir leurs problèmes inévitablement
résolus. Par la religion, nous les amènerons à se persuader
que le bonheur sur terre n’existe pas, et qu’ils doivent
attendre leur bonheur après la mort, au paradis céleste.
Par la religion, nous leur enseignerons que le « royaume
des cieux » leur appartient. Par la religion, nous les
convaincrons à tuer en eux, à leur insu, tout esprit critique,
et à, en toutes choses et en toutes circonstances, ne jamais
se plaindre ni contester, mais s’en remettre, avec foi et
humilité, à la grâce de Dieu…
L’Evêque de Paris
Majesté ! Vous pouvez compter sur nous, pour que soit
exécutée votre volonté de voir les Noirs consentants et
complices du sort qui leur sera fait… La voie la plus sûre
pour asservir les Nègres, c’est de les amener à la
conversion, comme l’a fait Paul pour les Thessaloniens : 1
Thessaloniens 1, versets 9 et 10.
L’Evêque de Lyon
Majesté, la conversion est un changement complet
d’orientation, une volte-face de l’être tout entier. L’être
converti fait demi-tour pour marcher dans un autre
chemin, comme les Thessaloniens. La conversion est
absolument nécessaire : Jean 3, verset 6 à 8. La conversion,
ce sera la « nouvelle naissance » des Nègres, sans laquelle
ils n’entreront pas dans le « Royaume de Dieu » : Ezechiel
18, verset 32 ; Esaïe 21, verset 12... C’est ce que les Anglais,
les Espagnols, les Portugais, les Hollandais, ont fait avec
59
les Indiens. Et, c’est ce que nous ferons…
Le grand Maître des cérémonies
Majesté, Monsieur le duc, Messieurs les marquis,
Messieurs les ministres, Honorables conseillers, c’était là la
dernière intervention. Je vous invite solennellement à clore
les travaux de notre conseil. La séance est levée. Au nom
de Sa Majesté, je vous remercie. Le prochain conseil aura
lieu le 5 mars prochain.
(Rideau).
60
AACCTTEE IIII
Scène 1
Voix off
5 mars 1685. Nous sommes à la cour de Versailles. 10 heures. Ce
jour, le Roi fait sa confession bi-hebdomadaire. Puis, il se rend à
la chapelle pour sa prière quotidienne, sous la conduite du grand
aumônier, entouré des aumôniers de service trimestriel et de
quelques courtisans.
Scène 2
Voix off
5 mars 1685. Nous sommes toujours à la cour de Versailles. 10
heures 30 : Le Roi reçoit en audience des jardiniers et des
architectes. Ensuite, il se retire pour le déjeuner au « Petit
Couvert », et pour la sieste.
Scène 3
Voix off
5 mars 1685. Nous sommes toujours à la cour de Versailles. Il
est 15 heures. Dans le cabinet du conseil : Conseil d’État ou
« Conseil d’en Haut ». (Silence).
Le grand Maître des cérémonies
Honorables conseillers, merci de votre présence. Après
avoir discuté des principes, Sa Majesté souhaiterait que
nous en venions maintenant au contenu du Code Noir. La
parole est à Monsieur le Marquis de Seignelay.
Le Marquis de Seignelay
Avec votre permission, Majesté, je voudrais prendre la
parole pour rappeler que le Code Noir vise, comme il est
61
précisé dans le préambule, à « régler ce qui concerne l’état
et la qualité des esclaves nègres », au sein de nos
plantations et de nos habitations...
Louis XIV
Par « qualité », voulez-vous dire, Monsieur le marquis,
que le Code Noir viserait à améliorer la situation des
esclaves nègres, et, par la même occasion, à les élever au
même rang que nous ? Ai-je bien compris ? Est-ce bien
cela ?
Le Marquis de Seignelay
Non, Majesté ! A proprement parler, tel n’est ni l’objet
véritable, ni l’objectif réel du Code Noir. Un des dictons de
nos terroirs nous apprend, Majesté, que « on ne connaît pas
le vin au cercle ». Ceci pour dire, Majesté, que le but exact
du Code Noir, c’est de codifier, c'est-à-dire mettre par écrit
les règles applicables aux esclaves nègres, en vue de nous
acquérir et de nous conserver une main d’œuvre
abondante et peu onéreuse. Et donc, même si les
préoccupations religieuses sont essentielles et mises en
avant, ce ne sont pas des sentiments humanitaires qui
président à l’élaboration du Code Noir, mais bien plutôt
des considérations prioritairement commerciales,
conformément aux instructions édictées par Votre Majesté
au gouverneur de Baas « d’établir un grand et considérable
commerce à l’avantage des Français, à l’exclusion des étrangers
qui, jusqu’alors, en avaient tiré un très grand profit ».
Louis XIV
C’est exact, Monsieur le marquis !
Le Marquis de Seignelay
Et puis, Majesté, vous vous rappelez sans doute encore,
62
n’est-ce pas, que feu le ministre Colbert, mon défunt père,
écrivait au premier président du Parlement de Rennes
ceci, et je cite : « il n’y a aucun commerce dans le monde qui
produisît tant d’avantages que celui des Nègres. Il n’est rien qui
contribuerait davantage à l’augmentation de l’économie que le
laborieux travail des nègres »...
Louis XIV
Certes ! Je me rappelle très bien, Monsieur le marquis.
Le ministre de l’intérieur
A ces considérations commerciales évidentes, disons-le
haut et fort, s’ajoutent d’autres préoccupations, celles-ci
d’ordre politico-démographique : il s’agit de limiter
l’actuelle puissance des Noirs, laquelle puissance résulte
de leurs ressources incommensurables, de leurs activités
débordantes et de leurs grandes forces de travail, de leur
grand nombre figurant le grouillement de fourmis et
d’abeilles. Savez-vous qu’ils sont, au moment où je vous
parle, trois fois plus nombreux que les Blancs ? Savez-vous
que cette puissance présage la suprématie des Noirs sur
les Blancs pendant plusieurs siècles ? C’est une menace,
une véritable menace ! Il va sans dire que le péril est à nos
portes. (Murmures)... Et puis, aux considérations
commerciales et aux préoccupations d’ordre politico-
démographique s’ajoute le souci capital de renforcer le
pouvoir central, d’étendre votre puissance, Majesté, sur le
monde entier. Il y a enfin des raisons d’état, à savoir qu’il
nous faut garantir la sécurité publique par la suppression
des révoltes, des attentats et des insurrections fomentés
par les Nègres « marron » et quelques Nègres instruits
dans notre langue et dans notre culture.
Le Marquis de Seignelay
63
Et puis, Majesté, ne sont pas en reste les raisons
religieuses : le préambule et les dix premiers articles
tendent à proclamer et à imposer la primauté, voire la
prééminence de l’église catholique, apostolique et
romaine.
Le grand Maître des cérémonies
Ceci étant dit, faites-nous plaisir, Monsieur le marquis, de
connaître la composition du Code Noir.
Le Marquis de Seignelay
Majesté, le Code Noir comprend un préambule et soixante
articles.
Louis XIV
Tout d’abord, ce préambule. Qu’en est-il exactement ?
Le Marquis de Seignelay
Majesté, le préambule du Code Noir évoque, du moins,
rappelle le pouvoir royal, votre pouvoir, notamment
comme garant de la sauvegarde du royaume. Le
préambule du Code Noir évoque également la
prééminence de la religion catholique. Ensuite, il fait
apparaître la notion d'« esclave ». Là-dessus, il est dit bien
clairement ce qu’est, de façon générale, l'esclave : une
personne de non-droit, voire un objet, un bien, au même
titre que les autres biens que nous possédons...
Louis XIV
Veuillez, Monsieur le marquis, lire ce préambule, s’il vous
plaît.
Le Marquis de Seignelay
Je lis : « Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de
64
Navarre :
À tous, présents et à venir, salut.
Comme nous devons également nos soins à tous les peuples que
la divine providence a mis sous notre obéissance, nous avons
bien voulu faire examiner en notre présence les mémoires qui
nous ont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique,
par lesquels ayant été informés du besoin qu’ils ont de notre
autorité et de notre justice pour y maintenir la discipline de
l’église catholique, apostolique et romaine, pour y régler ce qui
concerne l’état et la qualité des esclaves dans nos dites îles, et
désirant y pourvoir et leur faire connaître qu’encore qu’ils
habitent des climats infiniment éloignés de notre séjour
ordinaire, nous leur sommes toujours présent, non seulement
par l’étendue de notre puissance, mais encore par la promptitude
de notre application à les secourir dans leurs nécessités.
A ces causes, de l’avis de notre conseil, et de certaine science,
pleine de puissance et autorité royale, nous avons dit, statué et
ordonné, ce qui ensuit »...
Louis XIV
Une seconde, s’il vous plaît. A la fin, veuillez plutôt écrire
: « disons, statuons et ordonnons ce qui ensuit »...
Le Marquis de Seignelay
(Il écrit et lit) : « A ces causes, de l’avis de notre conseil, et de
certaine science, pleine de puissance et autorité royale, nous
disons, statuons et ordonnons ce qui ensuit »...
Louis XIV
Parfait ! (Bref silence). Mais, revenons quelque peu sur le
concept de l’esclave.
Le Marquis de Seignelay
Majesté, cette notion est précisée dans l'article 44 qui
65
déclare « les esclaves être meubles », au sens notarial du
terme…
Louis XIV
Veuillez, Monsieur le marquis, lire, s’il vous plaît, cet
article 44.
Le Marquis de Seignelay
Je lis : « Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer
dans la communauté, n'avoir point de suite par hypothèque, se
partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit
d'aînesse, n'être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et
lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des
décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de
disposition à cause de mort et testamentaire ».
Louis XIV
Qu’est-ce à dire ? Monsieur le ministre de la justice
pourrait-il, n’est-ce pas, éclairer nos lanternes sur ces
points précis qui, me semble-t-il, relèvent directement du
droit ?
Le ministre de la justice
Cela signifie que l’esclave ne jouit d'aucune capacité
juridique, à la différence des serfs dans les sociétés
antiques et que nous pouvons, du moins nous devons
désormais considérer l’esclave noir comme un objet,
comme un bien, au même titre que les autres biens
appartenant aux maîtres que nous sommes.
Louis XIV
Parfait ! (Bref silence). Maintenant, parlez-nous des autres
articles ? Combien y en a-t-il, d’articles ?
66
Le Marquis de Seignelay
Il y a, au total, soixante articles. Les soixante articles
peuvent être compartimentés en fonction des thématiques.
Les premiers articles portent sur la primauté de la religion
catholique, à l’exclusion des autres religions qui,
d’ailleurs, sont désormais toutes interdites dans notre
pays. La religion catholique condamne le concubinage,
impose le baptême, régit le mariage et l'inhumation des
esclaves. Les articles suivants déterminent le statut de
l’esclave, réglemente leurs allées et venues, leur
nourriture, leur habillement, leurs soins, c’est dans les
articles 22 à 25, et 27. Viennent ensuite les droits de
l'esclave … Viennent enfin les articles concernant les
devoirs des esclaves, et les punitions qui leur seront
réservées, plutôt infligées, au cas où ils viendraient à
enfreindre ces devoirs. Ce sont des punitions à subir en
cas de délits de fuite ou de vol, ainsi qu’en cas de récidive
ou de recel.
Louis XIV
Pourriez-vous nous instruire un tant soit peu plus,
Monsieur le marquis, sur ces punitions ?
Le Marquis de Seignelay
Majesté, parmi les punitions, il a été retenu de marquer les
esclaves noirs de la fleur de lis au fer rouge et de leur
couper les oreilles comme signe indélébile de rébellion, à
la première tentative de fuite. Il a été aussi retenu de leur
couper le jarret ou le pied à la seconde tentative de fuite. Il
a été également retenu : la peine de mort. Majesté, la peine
de mort s’appliquera au cas où l’esclave aura frappé son
maître (article 33), ou volé un cheval ou une vache (article
35), ou pour la troisième tentative d'évasion ou pour le
marronnage (article 38), ou enfin pour une réunion ou un
67
quelconque attroupement, de jour ou de nuit, sous
prétexte de noces ou autres. C’est très important, la peine
de mort. Elle est stipulée dans l’article 16. Elle nous donne
le droit de vie et de mort sur les Noirs. Les trois derniers
articles portent sur les amendes et confiscations, et plus
spécifiquement sur les règles établies concernant
l’éventuel affranchissement des esclaves… Rien n’a été
laissé au hasard, Majesté. (Applaudissements).
Louis XIV
Ne pensez-vous pas, Monsieur le marquis, que nos
détracteurs pourraient nous reprocher que nous faisons
cohabiter, sans ménagement, droit et esclavage ? Ne
pensez-vous pas qu’on nous accuserait de déshumaniser
les Noirs, tant sur le plan juridique que civil, de les
bestialiser, de les chosifier ? Ne pensez-vous pas qu’on
pourrait nous accuser de violence exercée sur leur volonté,
de contrainte dressée contre leur liberté ?
Le Marquis de Seignelay
Ne vous en faites pas, Majesté. Il y a aussi des articles
visant la justice et même le comportement des maîtres face
aux esclaves. Vous savez, nous avons un bon fond
d’humanisme en nous, nous sommes des gens intelligents,
civilisés, généreux et bien rusés. Et, en tant que tels, nous
avons prévu, pour jeter la poudre aux yeux des gens, que
le Code Noir soit perçu comme une ordonnance pour
l’amélioration du sort des esclaves soumis à des maîtres
féroces (articles 26 et 27). Ainsi, nous avons employé à
dessein le terme « qualité » et nous avons inclus dans le
Code Noir des articles qui semblent protéger l'esclave,
notamment en cas de vieillesse (article 55) ou de maladie
(article 54), ainsi que contre l'arbitraire de certains maîtres
(articles 58 à 60). Mais, attention Majesté, ne vous y
68
trompez pas ! Car, en réalité, ces articles sont à interpréter
avec prudence et discernement. Par exemple, s'il est
interdit de torturer les esclaves, il est par contre autorisé le
marquage au fer chaud de la fleur de lis. Et évidemment, il
est autorisé l’usage du fouet, l'amputation d'une oreille ou
d'un « jarret » (article 38), la peine de mort, dans les
conditions bien indiquées. Mais, ces conditions-là sont
bien astucieusement laissées au libre arbitrage des juges
(article 16) et à la libre interprétation du maître : par
exemple, l’article 42 stipule « Pourront seulement les maîtres,
lorsqu’ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité, les faire
enchaîner et les faire battre de verges ou de cordes ». Autre
astuce : le Code Noir oblige le maître à leur fournir une
« éducation », mais c’est plutôt des bribes de notre langue
et de savoir-vivre qu’il s’agit..., car attention ! Mieux vaut
que les Nègres demeurent ignorants, parce que
l’ignorance est la condition nécessaire de la soumission. Il
demeure donc, Majesté, que le Code Noir scelle le sort des
esclaves noirs. Pour nous, il n’y a aucune ambiguïté, à ce
propos. (Applaudissements).
Le ministre de l’intérieur
Je voudrais revenir sur le problème de l’instruction des
Noirs pour affirmer qu’il est absolument à exclure que
nous instruisions les Nègres, que nous fassions entrer,
dans leurs petits cerveaux de macaques, des idées justes et
claires, de peur d’en faire des insoumis qui iront jusqu’à
exiger de s’égaler à nous. Majesté, Honorables conseillers,
il est faux de croire que l’égalité soit une loi de la nature,
hormis l’égalité devant la mort. La seule égalité en ce
monde, pour laquelle nul n’a une dispense, c’est la mort.
La mort mise à part, la nature et Dieu n’ont rien fait d’égal,
même pas les doigts de la main. Par exemple, le faible
d’esprit et l’homme de génie ne sauraient être égaux,
69
voyons ! (Gestes, applaudissements).
Le Marquis de Seignelay
Autre chose : le Code Noir oblige le maître à nourrir et à
vêtir les esclaves (article 22), à leur donner une sépulture
chrétienne... Mais, parallèlement, il est interdit strictement
à l’esclave de cultiver un lopin de terre pour son propre
compte (article 24) de peur d’accéder à l’autonomie ; il lui
est interdit de porter des armes pour notre propre sécurité,
etc. De même, si l'esclave peut se plaindre officiellement
(article 26), son témoignage n'a aucune valeur juridique
(article 30). Donc, concrètement, les condamnations de
maître pour le meurtre ou la torture d'un esclave ne seront
que rares, pour ne pas dire quasi inexistantes.
(Applaudissements). Par ailleurs, l'article 43 est, de toutes les
façons, manifestement écrit pour encourager la clémence
des magistrats en faveur des maîtres. A ce propos, il est dit
: « et de punir le meurtre selon l’atrocité des circonstances » ; il
est dit en termes clairs : « et en cas qu’il y ait lieu de
l’absolution, permettons à nos officiers [...] ».
(Applaudissements). Je tiens à préciser que, dans ce même
esprit d’humanisme, nous mettrons à la disposition des
négriers ce livret (Il le brandit). C’est un livret de « conseils
pour tenir les esclaves en bonne santé, sur nos navires,
dans nos habitations, dans nos plantations… ». Etant
entendu que les Nègres sont l’objet essentiel de ce
commerce, ce qui nous est absolument primordial, c’est,
d’abord et avant tout, leur santé, ainsi que leur soin, en
vue de les conserver plus longtemps en vie. Ce livret sera
multiplié et diffusé le plus qu’il faut, bien sûr en toute
bonne discrétion et toutes proportions gardées, comme le
sera d’ailleurs le Code Noir. (Applaudissements).
Louis XIV
70
Monsieur le marquis, veuillez lire, s’il vous plaît, quelques
passages de ce livret. Faites-nous connaître les dits
« conseils pour, comme vous dites, tenir les esclaves en bonne
santé, sur nos navires, dans nos habitations, dans nos
plantations… »...
Le Marquis de Seignelay
Avec plaisir, Majesté, je lis. (Il lit) :
« Conseils pour tenir les esclaves en bonne santé…
Le soin et la conservation des nègres étant un des principaux
objets de notre commerce, il serait à souhaiter que chacun
consignât, à ce sujet, les observations et usages précis suivants
dont on s’est bien trouvé et qu’on peut mettre en pratique :
Premièrement : La propreté est incontestablement une des choses
essentielles dans un négrier ; c’est pourquoi il est bon que, tous
les jours, trois nègres ou plus fassent régulièrement rouler les
frottoirs de bois sur les ponts ou sur les échafauds d'entrepont et
grand'chambre. Cet ordre une fois établi, on fait se succéder
exactement tous les nègres, les uns après les autres, sans faveur,
et sous l'inspection d'un blanc devant et d'un blanc derrière. De
cette sorte, cela leur fait un bon exercice physique à la fois
général et salutaire. Cet exercice cause aux nègres une douce
transpiration et leur assouplit les membres. Ils doivent toujours
frotter en chantant, comme aussi les jeunes nègres dont on fait
des escouades pour la pompe qui doivent toujours chanter en
faisant cet ouvrage...
Deuxièmement : Tous les deux ou trois jours, suivant les
chaleurs, après ou sans grattage, on doit faire laver haut et bas.
Comme le renouvellement de l'air est un des principes de santé,
tous les jours tant que les nègres sont en haut et que le temps le
permet, avec les brises du large, il faut mettre les manches à vent
en jeu, et ouvrir les hublots, pour chasser le mauvais air qui s’y
sera répandu et pour y faire pleuvoir un air frais et nouveau.
Cette pratique est une des plus essentielles pour la santé des
71
nègres. D'ailleurs, dans les extrêmes chaleurs de nuit lors de
l'abondance des nègres, on peut lever les caillebotis entre les
panneaux sur le pont et même quelques fois de temps en temps le
jour pour évacuer le mauvais air qui s'échappe et les mauvaises
odeurs qui se dégagent de leurs corps... Attention, les hublots
seront ouverts seulement quand les nègres sont en haut, jamais
quand ils sont en bas…
Troisièmement : Laver tous les soirs le navire partout; soir et
matin les commodités, etc., et autres pratiques de propreté
ordinaire.
Quatrièmement : Lorsqu'on ne pourra pas, par temps de pluie,
laver en bas, il faut recourir aux parfums de genièvre, encens,
poudre détrempée avec du vinaigre, Bray et autres essences;
même pendant de longues pluies, veiller un instant de sec, du
moins où il ne pleuve pas en haut, y faire monter les nègres et
laver promptement en bas ; l'entrepont en peu de temps sèche et
l'air s'y purifie…
Cinquièmement : Autoriser la danse et le chant parmi les nègres
et les négresses le plus souvent possible. Cet exercice assouplit
leurs membres, éloigne le scorbut et l'ennui. Le chant leur donne
de la gaieté même dans les peines et les souffrances les plus
insupportables pour nous. C’est un vrai baume de santé pour
eux. Il faut, à cet effet, des tambours dont ils feront fréquent
usage.
Sixièmement : Tous les jours faire rouler les moulins à maïs.
C’est un excellent exercice pour les femmes, outre que la farine
de maïs obtenue est fort bonne pour épaissir leur soupe, dans
laquelle on fait mettre pour cet effet toujours plus d'eau qu'il ne
faut pour les fèves. Par ce moyen, on ne court jamais risques de
brûler la chaudière et toujours la soupe est ferme au degré qu'on
veut, la farine se mettant à l'instant de saquer, c'est-à-dire de
distribuer la soupe. En outre, cette farine fraîche et nouvelle est
une sorte de correctif contre ce que les fèves peuvent avoir
d'âcre. Faute de farine de maïs on pourrait tout de même donner
72
un peu plus d'eau qu'il ne faut aux fèves, parce qu'un peu de riz
mis dedans à crever à bon point, consomme en cuisant cette
surabondance d'eau. Le riz se mêle avantageusement avec les
fèves. Au défaut de maïs et de riz, on peut faire moudre des
fèves…
Septièmement : Le piment est bon aux nègres… Le nègre est
habitué au piment et l’usage lui en est salutaire.
Huitièmement : Il est bon, quand on est content des nègres et
des négresses, quand ils ont dansé beaucoup et chanté bien, de
leur faire donner le jeudi et le dimanche un petit coup d'eau-de-
vie (par verre à liqueur). Les petites faveurs les occupent, les
tiennent en haleine, et leur donnent quelque chose à espérer de
leurs maîtres… D'ailleurs, ils aiment bien recevoir quelques
petites choses de plus de leurs maîtres, comme par exemple le
dimanche une galette de biscuit et un petit morceau de bœuf. On
ne fait ces faveurs que quand tout va bien et qu'on est content
d’eux, etc. En outre, aux habitués, par semaine, on peut offrir un
petit bout de tabac qu'ils râperont sur le pont, mais jamais de
pipes, par crainte du feu. Mais, dans tout cela, il faut de la
prudence avec eux.
Neuvièmement : Coucher tout le monde toujours en bas à
coucher, tout clos et fers visités chaque jour et le soir. Veiller à
ce que les clous, les outils, les couteaux, tous fers quelconques
ne soient à traîner, etc.
Dixièmement : Avoir l'oeil aux nègres à ce que tout se fasse par
quelques châtiments exemplaires…
Onzièmement : De temps en temps, soit deux fois au moins par
semaine, lorsque le temps ne sera pas froid, faire faire la « grande
lessive », c'est-à-dire faire se laver les nègres à grande eau en les
faisant passer tous par bandes et les arrosant sur le pont.
Douzièmement : Exciter les femmes à se laver fréquemment, si
elles ne s'y portent pas d'elles-mêmes ; il y a des paresseuses
parmi elles. En plus, il faut régulièrement de la graisse pour
conserver la souplesse de la peau, au moins deux, trois, quatre à
73
cinq fois par semaine.
Treizièmement : Faire laver tous les matins la bouche à tous les
nègres avec de l'eau fraîche à laquelle on mêlera du jus de citron,
tant qu'on en aura. Il est même bon de faire avaler de temps en
temps quelques gouttes d'eau citronnée à ceux qui paraîtraient
avoir quelque disposition au scorbut, etc.
Quatorzièmement : Quand on fait boire l'eau qui vient
immédiatement de terre, il est bon de la ferrer par le moyen d'un
gros fer à queue qu'on met à rougir au foyer de la grande
chaudière ou même en rougissant...
Quinzièmement : II ne faut jamais permettre aux nègres ni aux
négresses aucun usage de pipes. Quand on leur donne du tabac,
à eux le soin de le râper pour le prendre en poudre. II faudra leur
en donner, plus pour les occuper et les désennuyer que pour les
rassasier. II faudra leur en donner pour varier leurs petits dons,
mais avec assez d'économie et à distance ménagée pour remplir
la semaine. Ces légers dons contentent les nègres, les tiennent en
haleine, et leur donnent toujours quelque chose à espérer.
Seizièmement : Quelques morceaux de mapou ou de pirogue
qu'on leur fait creuser et quelques bouges ou cauris ou fèves ou
petites pierres leur forment des jeux qui les amusent
singulièrement et leur font passer le temps sans ennui.
Dix-septièmement : Jamais il ne doit y avoir la moindre
communication entre les esclaves, ni la moindre égalité dans les
punitions, s’il y a lieu. Toujours la fermeté et l'ordre, la
discipline et le bon soin…
Dix-huitièmement : Il faut de bonne heure établir la règle la plus
stricte sur les consommations d’eau, etc.
Dix-neuvièmement : L'usage pour les besoins pendant le jour ou
la nuit est d'avoir deux bailles ou baquets ou seaux avec un bon
demi pied d'eau salée qu'on fait changer souvent, afin d’éviter
les odeurs si fétides et pour plus de propreté. On commet ce soin
aux nègres à qui on fait connaître l'importance de l’hygiène et
qu'on dresse à cette habitude exacte. Ce sont des nègres aussi
74
qui ont soin de vider ces bailles, ce qui se doit pratiquer deux fois
par nuit à des temps ménagés à éviter la putréfaction pendant
les chaleurs. Pour ces tâches, en particulier la sortie des bailles,
il faut être très vigilant en ce qui concerne la garde des nègres,
par crainte qu’ils s’évadent ou qu’ils se révoltent. Etc., Etc.
Voilà tout, Majesté, messieurs. Je vous remercie.
(Applaudissements)
Le Grand Maître des cérémonies
Je pense que tout a été dit et que tout est assez clair pour
les uns et les autres. Alors, nous allons passer à la
signature du document, disons plutôt à la promulgation
de cette ordonnance par Sa Majesté.
Louis XIV
(Il lit). En ce 5 mars de l’année 1685, nous, Louis, par la
grâce de Dieu, Roi de France et de Navarre, promulguons
le « Code Noir », autorisant le plein usage des esclaves
dans les colonies et réglementant l'esclavage des Noirs aux
Antilles, en Louisiane et en Guyane. (Applaudissements). Ce
Code devra servir de réglementation pour le
Gouvernement et l’Administration de Justice et la Police
des Iles françaises, pour la Discipline et le Commerce des
Nègres esclaves dans les dits pays (Applaudissements). Ce
Code est immédiatement applicable. Je vous remercie.
(Applaudissements).
Le Grand Maître des cérémonies
(Il fait signer le Roi et le Marquis de Seignelay. Le Code noir est
scellé du grand sceau de lire verte, en lacs de soie verte et rouge.
Applaudissements). Nous levons la séance. Au nom de Sa
Majesté, je vous remercie. (Applaudissements).
(Rideau)
75
AACCTTEE IIIIII
Scène 1
Le rideau s’ouvre sur une foule : des gens de couleur,
jeunes et adultes, sans distinction de sexe, ni de religion,
diversement habillés, éclairés par une lumière très violente
qui se projette du fond, merveilleuse comme un soleil
multicolore. Ils portent des masques blancs, de manière à
ce que les spectateurs voient les cheveux noirs. Un prêtre
en soutane de pourpre, avec un cordon noir autour de la
taille, longue barbe, croix au cou, priant les mains jointes,
les yeux mi-fermés, traverse la scène à petits pas obliques,
suivi de deux enfants de chœur noirs : l’un porte un
encensoir fumant et l’autre un cierge allumé... Une grande
et longue croix plantée dans le sol. A côté, une stèle avec
un cierge allumé et une grosse bible ouverte aux pages
chargées de lettres noires. A l’opposé, quelques plants :
bananier, palmier, canne à sucre, etc. A quelque distance,
se tiennent, en spectateurs, des gens de toutes races. Des
bruits de grelots, de tam-tam, ainsi que des chants
retentissent au loin, poussés par le vent et brusquement
interrompus. Puis, atmosphère de grand calme. Après un
long silence, on entend :
Voix off
Regardez-les. Une habitude de malheur paraît définir leur
destin. Comment et pourquoi ? Eh bien ! Ils vont vous le dire.
Ils vont vous raconter l’histoire qu’ils connaissent mieux : leur
histoire. Par devoir de mémoire. Par devoir de vérité.
(S’adressant aux masques) A vous ! (Bref silence).
Premier masque
76
Regardez-nous (Gestes)
Notre martyre
Il fut scellé
Au dix-septième siècle
Sous Louis XIV
Roi de France
En mars
De l’an mil six cent quatre-vingt cinq
Avec le Code Noir.
(Il ou elle brandit un exemplaire du Code Noir).
Regardez-nous (Gestes)
Quelles que soient nos zones de vie
Quelles que soient nos valeurs intrinsèques
Quels que soient nos degrés de réussite
Nous sommes vilipendés,
Nous sommes brimés,
Nous sommes dénigrés,
Nous sommes discriminés,
Nous sommes otagés
Pourquoi ?
(On entend une vague d’échos répétant :
« Le Code noir ! Le Code noir !...»)
Nous n’avons pas la force de construire ensemble
Dans nos riches diversités
77
Nous n’avons pas la force de nous épauler ensemble
Dans la solidarité,
Nous n’avons pas la force d’entreprendre ensemble
Dans la complémentarité
Nous n’avons pas la force de vivre ensemble
Dans le respect des uns et des autres.
Pourquoi ?
(On entend une vague d’échos répétant :
« Le Code noir ! Le Code noir !...»)
Que sont-ce
Nos vies
Nos vies qui ne valent pas ce qu’elles nous coûtent
d’efforts ?
(On entend une vague d’échos répétant :
« Le Code noir ! Le Code noir !...»)
Nos priorités ne sont pas clairement identifiées
Nos organisations ne sont ni manifestes, ni fiables
Nos conditions ne sont ni confortables, ni assurées
Et nous, on ignore le pourquoi
Mais, les autres
Ils savent le pourquoi
Et ils en profitent pour
Nous bafouer
Nous abuser
78
Nous entortiller
Pourquoi ?
(On entend une vague d’échos répétant :
« Le Code noir ! Le Code noir !...»)
Sommes-nous à jamais condamnés ?
Comment faire et que faire
Pour ne pas laisser perdurer cet état de servitude ?
(On entend une vague d’échos répétant :
« Le Code noir ! Le Code noir !...»)
Deuxième masque
Voyez-vous (Gestes)
Nous avons de la mémoire…
Mémoire !
J’ai dit : mé-moi-re.
Moi (Gestes)
J’ai de la mémoire
Je n’ai pas oublié.
Moi
Ma mémoire n’est pas courte.
Moi
79
J’ai une mémoire longue
Longue, longue à l’infini
Une mémoire intraitable et têtue
Qui vogue, qui vogue
Jusque dans la nuit du temps…
Troisième masque
Moi aussi (Gestes)
J’ai de la mémoire
Et ma mémoire
C’est la mémoire de mon peuple
Toutes les générations de mon peuple
Ayant souffert
Souffert, souffert
De toutes les peines et de toutes les douleurs
Du monde...
Quatrième masque
Moi également (Gestes)
J’ai de la mémoire
Et ma mémoire
Elle est fidèle
Elle n’a pas oublié
Elle se souvient
Elle se souvient toujours et encore
De nos morts
80
Nos morts de guerres
Des guerres qui n’étaient pas nos guerres
Et où
Pourtant
Immolés en poulets de sacrifice
Nous étions leurs chairs à canon
Sur leurs champs de leurs batailles…
Cinquième masque
Moi (Gestes)
Je vous parle
Du désastre.
Désastre !
Ô Désastre !
Je vous parle du désastre.
En ce temps-là
Ils sont venus
Un soir
Au clair de lune
Ces hommes étranges
Qui savaient tous les livres
Mais qui ne savaient pas
Malgré l’éclat de leurs sourires
Ni l’amour
81
Ni l’égalité
Ni la fraternité
Ni la liberté.
Et
Ce soir-là
Ils nous ont mis
Ces hommes étranges
A l’arythmie de leurs concertos (Mimes)
Fusils en mains comme des dozos1 (Mimes)
Bibles sous leurs ailes comme les chauves-souris
(Mimes)
Ruminant les sept péchés capitaux comme des
vaches (Mimes)
Sous leur joug de plomb.
Désastre !
Ô Désastre !
Je vous parle du désastre.
Et
Comme toujours
Moutonnièrement
L’on dansait (Tam-tam. Pas de danse).
1 Paysans-chasseurs traditionnels en Afrique occidentale.
82
Et
Comme toujours
Moutonnièrement
L’on riait (Eclats de rires «Y a bon banania», toutes
dents dehors)
Et
Comme toujours
Moutonnièrement
L’on s’empressait de déclamer des « Alléluia ! »
(Gestes).
Et
Comme toujours
Moutonnièrement
L’on s’empressait de dire : « Amen ! » à tout (Gestes).
Au nom de la sainte Trinité,
Au nom (Signes de croix) du Père, du fils et du saint-
Esprit,
Amen !
Et
Comme toujours
Moutonnièrement
L’on s’appliquait à chanter le « Kyrie Eleison » et le
« Miserere »
En choeur et à coeur joie (Gestes).
83
Désastre !
Ô Désastre !
Je vous parle du désastre.
Et
Depuis ce soir
Ils nous l’ont rendue
Notre vie
Plus lourde, plus lasse.
Et
Depuis ce soir
Ils nous les ont faits
Nos jours
Plus tristes, plus mornes.
Voix off
Voulez-vous savoir comment ?... Eh bien, prêtez l’oreille !
Scène 2
Sixième masque
Voici :
A Cap-Coast, à Elmina…
84
Des milliers à embarquer
Nous étions.
Hommes-marchandises
Entassés
Dans les caveaux des forts
Parmi les rats
La poudre, le feu, les caravanes
Nous étions.
Hommes-bestiaux
Dans les cargaisons
Comme du bon bétail
Enchaînés et traités
Nous étions.
Hommes-outils
Estampés au sceau des maîtres
Nous étions.
Et
Gorgée de sang et de chair
Les uns aux autres mêlés
La terre nous liait.
Et
85
Comble des combles
Leurs fortunes se comptaient par tête
De nègres…
Septième masque
Voici : Le sombre vaisseau négrier euh ! quitta la
côte de Guinée euh ! avec une cargaison de euh !
mille et quelques Noirs à bord euh ! à destination
des nègreries des Amériques : Il y avait euh ! à peine
la place dans l’entrepont pour la moitié du bétail,
c'est-à-dire nous. Alors, on était euh ! en rang serré
euh ! comme des harengs ; certains euh ! sont
devenus fous de soif et ils ont arraché euh !... leur
chair et ils ont sucé euh ! leur sang, car la soif est
chose dangereuse ; les matelots et le capitaine, ils
satisfont euh ! leurs désirs immondes, en violant, de
nuit comme de jour, dans la pénombre, à même le
sol, les plus jolies filles au teint bronzé gardées euh !
nues dans les cabines ; il y avait euh ! une véritable
fée, qu’ils nommèrent « la rose de Guinée ». Ils ont
tiré au sort et euh ! ils se sont battus, avec dents et
ongles dehors, tels des vautours, pour coucher euh !
avec elle…Et euh ! J’arrête,… euh !... C’est
dégueulasse !...
Huitième masque
Les navires négriers
Je vous dis !
Ils répondaient à une organisation précise
Au premier niveau : la chambre du capitaine.
86
Entre le pont supérieur et le pont inférieur
Sont parquées dans les cales
Les cales ne dépassant pas un mètre cinquante de
haut
Les femmes esclaves.
Même régime pour les hommes esclaves
Tassés comme des cuillers dans un tiroir
Emboîtés les uns sur les autres
Afin d’optimiser le chargement.
Le pont inférieur avant
Il sert à stocker
La poudre et les victuailles
Le pain et les fèves.
Enfin
Dans la cale arrière
Sont exposés les tonneaux
Les tonneaux d’eau, d’eau-de-vie et de vin.
Neuvième masque
Voici :
Pourchassés jusques aux tréfonds
Des forêts et des savanes
87
Parfois raflés
Parfois razziés
Parfois vendus par nos propres parents
Parfois troqués
Contre des liqueurs
Contre des armes à feu
Contre de la poudre à canon,
Contre de la pacotille
Contre des barres de fer
Contre de l’alcool :
Eh oui l’alcool !
Il figurait toujours dans les lots à troquer
Comme majeure et mineure de la traite.
De notre traite.
Et puis
Vous savez quoi ?
Nous avons été amenés
Sur les comptoirs des côtes atlantiques
Le cou enserré dans des fourches en bois.
Sur les comptoirs des côtes atlantiques
Nous avons été vendus par lots et en détail
Nous avons été examinés
Sous toutes nos coutures
Jusqu’aux dents, jusqu’aux yeux, jusqu’aux sexes
88
Telles des bêtes foraines.
Et des comptoirs des côtes atlantiques
Nous avons été amenés
Voyageant presque nus
A bon port
Ici
Transportés au fond des cales
Les cales obscures des bateaux négriers
Par dizaines de milliers
Par centaines de milliers
Comme du bon bétail…
Dixième masque
Non ! (Gestes)
Plutôt comme des marchandises
Et comme des marchandises
Nous avons été transportés
De la même manière
Et dans les mêmes conditions que
Leurs autres marchandises
A bon port
Je veux dire
Jusques ici.
Et
89
Comme des marchandises
Nous avons été exposés en vente
Soumis,
Comme tout objet de commerce
Aux lois du marché et aux enchères.
Onzième masque
Par des simulacres de légitimation
On a décrété
Un jour comme ça
Vous en souvient-il ?
Le Blanc
Comme référence absolue du beau et du bien
Comme référence absolue du juste et du normal
Comme référence absolue de la foi et de
l’intelligence.
Et puis
Artificieusement
On y a opposé
De manière radicale
Le Noir
Comme référence exclusive du mal et du laid
Comme référence exclusive de la servitude
Comme référence exclusive de la soumission
Comme référence exclusive du péché et du satan.
90
Et puis
Par des simulacres de légitimation
On a arrêté
Un jour comme ça
Vous en souvient-il ?
Que nous sommes des sous-hommes
Parce que nous sommes
Comme ils disent
« Originaires d’une lointaine terre
Là-bas sous les tropiques »
Une terre qui accouche de monstres
Des monstres
A la peau noire
Aux yeux noirs
Aux cheveux noirs
Aux âmes noires
Au sperme noir
Au sang noir
Décervelés par le soleil…
Et puis
On a affirmé
Un jour comme ça
Vous en souvient-il ?
Prenant la Bible à témoin
91
Juchant sur des miradors de pseudo thèses
Egrenant des chapelets de syllogismes gammés
Qu’elle demeure et demeurera maudite
L’Afrique, la terre d’Afrique
Là-bas sous les tropiques
Et absolument maudits
Ses habitants baptisés
Nègres.
Et puis
On a affirmé
Un jour comme ça
Vous en souvient-il ?
Que
Parce que Noirs
Nous sommes et demeurerons
Depuis notre premier souffle
De générations en générations
Leurs esclaves
A vie.
Notre sort ?
Eh bien !
C’est l’esclavage !
Voix off
92
Ah bon ! Votre sort, c’est l’esclavage !… Dites-nous : au
fond, qu’est-ce que l’esclavage ? Vous savez, les mots dont
nous usons au quotidien prennent parfois, sur nos
langues, des tours et des détours qui leur donnent des
significations si différentes et si confuses que nous ne les
entendons pas toujours parfaitement, du moins de la
même oreille. Alors, épandez-nous, s’il vous plaît, le
contenu de ce terme…
Scène 3
Douzième masque
Esclavage !
Ô Esclavage !
Je vous parle de l’esclavage…
Croyez-moi ou pas
L’esclavage n’est pas naturel.
Croyez-moi ou pas
L’esclavage est une invention
Une invention aberrante
De « savants » anthropologues
Une invention dont l’histoire est
Tout de fil blanc cousue
Une invention dont les théories infâmes ont été
En toute bonne conscience
93
Elaborées
Avec force artifice.
Croyez-moi ou pas
L’esclavage est une prophétie dégradante
Destinée à créer
Dans le subconscient de certains peuples
Le complexe permanent d’infériorité
Pour les dominer, pour les escroquer.
Croyez-moi ou pas
Ce qui motive l’esclavage
Je vais vous le dire
C’est une certaine déficience mentale
C’est un certain déficit spirituel
C’est une certaine carence intellectuelle
Le tout
Par des excès
Des excès de vanité
Des excès d’ignorance
Aggravé.
Par exemple
On a prétendu
Par un vain syllogisme absurde que :
« Les esclaves par nature sont noirs
94
Or, les Africains par nature sont noirs
Donc les Africains,
A-t-on grossièrement conclu,
Sont par nature esclaves ».
Et donc
Parce que noirs
Nous avons payé
Et nous continuons de payer
Par millions de vies violées, volées, ôtées
Notre crime
Le crime d’être noir.
Treizième masque
Et donc
Parce que noirs
Nous sommes esclaves
Esclaves aussi longtemps que
Nous resterons noirs
Esclaves dans les habitations et les plantations
Les plantations à défricher et à fructifier
Les plantations de coton et de canne à sucre
Les plantations de tabacs et d’indigos
Les plantations de café et de cacao
Esclaves dans les mansardes et les immeubles
Esclaves dans les magasins et les usines
95
Esclaves dans les bureaux et les offices
Et je laisse imaginer le poids de ce mot :
ESCLAVE !
(On entend une vague d’échos répétant le mot :
ESCLAVE)
Vous vous imaginez !
Nous sommes esclaves
E S C L A V E S
Alors que
Etre libre
C’est dans la nature de l’être humain.
(On entend une vague d’échos répétant :
Déclaration universelle des Droits de l’Homme
Article 1 : « Tous les êtres humains naissent libres et
égaux. ... Tous les êtres humains doivent agir les uns
envers les autres dans un esprit de fraternité ».
Article 3 : « Tout individu a droit à la vie, à la liberté et à
la sûreté de sa personne ».
Article 4 : « Nul ne sera tenu en esclavage, ni en
servitude ; l’esclavage et la traite des esclaves sont
interdits sous toutes formes ».
Article 5 : « Nul ne doit être soumis aux traitements
cruels, inhumains ou dégradants »).
Voyez-vous
Alors que
96
Nous devons vivre libres et égaux
Nous
Nous sommes esclaves
E S C L A V E S.
Alors que
Nous devons tous agir
Les uns envers les autres
Dans un esprit de liberté, de fraternité et d’égalité
Nous
Nous sommes esclaves
E S C L A V E S.
Alors que
Aucun être humain ne doit soumettre
Un autre être humain
Aux traitements cruels, inhumains, dégradants
Nous
Nous sommes esclaves
E S C L A V E S.
Et le pire
C’est que
Par toutes sortes de subterfuges
L’on dispose
L’on s’évertue
97
A ce que
Nous restions
Toujours et à jamais
De générations en générations
Esclaves
Tant que nous resterons noirs...
(Il ou elle se prend la tête dans ses mains. A voix haute) :
Sommes-nous maudits ?
Sommes-nous maudits ?
Sommes-nous maudits ?
(On entend en écho :
« Eh bien, non !
Non ! Non ! Non !...
Mais pris,
Nous sommes pris
Tous pris
Aux mirages et aux pièges de l’ignorance
Pris aux mirages et aux pièges de la naïveté
Mirages ! Pièges ! Mirages ! Pièges ! Mirages !...
Ignorance ! Naïveté ! Ignorance ! Naïveté ! Ignorance !...
C’est notre faute !...
C’est notre très grande faute, à nous tous !...
[Pause]
Lorsque
Les « savants » anthropologues européens
Au nom de la perpétuation de l’esclavage des noirs
98
Malhonnêtement décrétèrent
Que la race noire était une race inférieure,
Il s’est déjà et maintes fois trouvé sur cette terre
Sachez-le !
Des hommes et des femmes éclairés, lucides, honnêtes
Pour dénoncer cette vile aberration purement raciste
Pour fournir les preuves les plus éclatantes de l’humanité
des noirs
Pour citer en exemple les Hannibal, Aimé Césaire, Nelson
Mandela
Cheikh Anta Diop, Marcien Towa
Wole Soyinka, Philipp Emeagwalli
Georges Nicolo…
Et autres illustres noirs
Immensément doués d’esprit et de caractère
Incontestablement dotés de prodigieuses facultés, de rares
capacités
Pour les études, la méditation, la création, la politique,
Pour les mathématiques, les sciences...
Mirages ! Pièges ! Mirages ! Pièges ! Mirages !...
Ignorance ! Naïveté ! Ignorance ! Naïveté !
Ignorance !...).
Quatorzième masque
(Se déshabillant)
Regardez mon corps
Tout estampé aux noms
99
De mes maîtres successifs.
« Estamper un nègre »
C’est
Je vais vous le dire
Marquer son corps
Comme vous voyez (gestes)
Avec un fer chaud
Ou une lame d’argent incandescente
Tournée et retournée
En façon qu’elle forme
Ou des chiffres ou des lettres
Pour le reconnaître
Reconnaître à qui il appartient.
Nos maîtres blancs
Ils ont coutume
D’estamper leurs nègres
Aussitôt qu’ils les ont achetés.
A chaque vente et revente d’un nègre
Le nouveau maître blanc
Il lui met son estampe
Au nègre
De sorte que
Comme vous voyez
100
J’en suis tout couvert
Et vous comprenez, n’est-ce pas ?…
Je m’appelais Madani
Mais maintenant
Naturellement
On m’appelle Blanchette.
Je dis bien : naturellement !
N’est-ce pas le cas de dire naturellement ?
Quinzième masque
Et puis
Vous savez quoi ?
Les négriers
Ils interviennent
Chez nous
Dans nos rivalités
Dans nos dissensions
Entre tribus
Entre peuples.
Et puis
Vous savez quoi ?
Les négriers
Ils fournissent
Le cas échéant
101
Des « conseillers techniques »
Et des armes meurtrières
Et des munitions...
Et puis
Vous savez quoi ?
Les négriers
Ils nous poussent
Comme ils savent si bien le faire
Les uns contre les autres
A nous haïr
A nous guerroyer.
Alors
Nous
On prend les armes
Et puis
Moutonnièrement
En toute inconscience
Nous
On se brûle nos vestiges
On s’abîme nos trésors
On se traîne nos vieillards par les barbes
On se dévergonde nos filles et nos femmes
On s’écrase nos enfants
On s’assomme
102
On s’entretue
On s’égorge
On s’éventre
On se massacre
On se décime
Comme ça
Dans des barbaries horribles et honteuses
Remplissant si gaiement
A ras bord
Les grands calices des préjugés et des thèses
De mépris et de dédain.
Seizième masque
Et nous (gestes)
Fuyant nos propres terres
Par la barbarie souillées
Désespérément souillées
Nous voici
Ici
De nos propres grés
Finir notre vie
En esclave
Esclave des temps modernes
Souffrant fatigues et misères
A leurs volontés
A leurs fantaisies
103
Pour leur bien-être…
Dix-septième masque
(À part)
Et
Moi
La mort dans l’âme
Je suis toujours à me demander
Dans ma petite tête de nègre :
« Est-ce vraiment bien d’agir ainsi ? ».
(Il ou elle ferme les yeux, fait quelques pas en avant).
Allez !
Je m’arrête là
J’arrête
C’est dégueulasse !
J’en ai les larmes aux yeux.
Et puis
J’en ai assez
Assez de me remuer le cœur comme ça
Assez de me donner comme ça
Tout comme au zoo
En spectacle
Gratuitement.
Assez ! Assez ! Assez ! Assez ! Assez !…
104
Je n’en peux plus !
Assez ! Assez ! Assez ! Assez ! Assez !…
(Pendant qu’il ou elle fait quelques pas pour sortir, on
entend une vague d’échos répétant : » « Assez ! » Les
autres répètent : « Moi aussi, je m’arrête là », et sortent
l’un après l’autre. Le plateau se vide petit à petit. Les
autres personnages disent la même idée, mais en des
termes différents. La lumière s’estompe et on entend alors
de la musique de Maxime Le forestier :
« On ne choisit pas…
Les gens naissent égaux en droit à l’endroit où ils
naissent…».
(Rideau)
105
AACCTTEE IIVV
Scène 1
Voix off
25 juin 1694. Nous sommes à la cour de Versailles. Il est 11
heures. Dans le cabinet du conseil se tient le Conseil d’État ou
« Conseil d’en Haut ».
Le Grand Maître des cérémonies
Honorables conseillers, en ce jour, nous recevons à notre
conseil, à titre exceptionnel, M. Willie Lynch (Il se lève et
salue) que je vous demande d’accueillir très
chaleureusement, selon les régularités de nos traditions
ancestrales (Applaudissements). Je vous remercie. M. Willie
Lynch est un citoyen anglais, propriétaire d’esclaves aux
Antilles. Il est parmi nous en vue de nous entretenir de ses
méthodes qu’il a mises au point pour arriver à contenir
toutes résistances des esclaves et surtout pour nous dire
comment les faire travailler en bêtes de somme pour que
des produits tant demandés en France et partout dans le
monde soient produits quasi gratuitement. Alors, sans
plus attendre, nous allons lui donner la parole pour son
exposé. Après quoi, nous ouvrirons le débat. M. Lynch,
vous avez la parole. (Applaudissements).
Willie Lynch
Tout d’abord, je vous remercie de votre accueil
chaleureux. Ensuite, je vous prie de m’excuser pour mon
accent et pour mes fautes de français.
106
Le Grand Maître des cérémonies
Qu’importe, M. Lynch, la façon dont vous vous exprimez.
Pourvu que vous nous disiez ce que nous voulons savoir.
Willie Lynch
Merci beaucoup. Donc, je continue pour dire que c’est
avec un réel plaisir que je réponds à votre invitation. Je
voudrais exprimer ma profonde gratitude à Sa Majesté de
l’honneur de m’accueillir en ce lieu grandiose et
prestigieux, en cette circonstance solennelle. Mon but est :
vous faire part de ma grande expérience, en tant que
propriétaire d’esclaves. C’est quelques jours après avoir
prononcé une conférence à ce sujet aux Etats-Unis, que
votre invitation m’est parvenue dans ma plantation des
Antilles où j’ai expérimenté certaines méthodes nouvelles
et anciennes de contrôle des esclaves. Donc, en tant que
propriétaire d’esclaves, je vais vous indiquer comment
garder le contrôle sur les esclaves. En d’autres termes, je
suis là pour vous aider à résoudre efficacement vos
problèmes avec les esclaves. Je vous assure, d’entrée de
jeu, que ma méthode est efficace, très efficace. Je dirais
même que ma méthode est plus efficace que la méthode
de la Rome Antique. Je l’ai suffisamment expérimentée sur
les Nègres, et j’en ai obtenu des résultats probants.
(Applaudissements. Pause) Selon mes informations, vous
utilisez ici, conformément au Code Noir, le couperet pour
mutiler vos esclaves, ainsi que l'arbre et la corde pour
pendre vos esclaves. C’est d’autant plus vrai que, en
venant ici, j’ai moi-même rencontré un Nègre étendu par
terre, à qui il manquait l’oreille droite et la jambe gauche.
De plus, à quelques kilomètres d’ici, j’ai aperçu le cadavre
107
d'un esclave noir, pendant à un arbre. Excusez-moi de
vous le dire, mais, par ces mutilations et ces pendaisons,
vous agissez en criminels (Murmures). Et, en plus et
surtout, est-ce que vous vous rendez compte que, ainsi,
vous perdez une précieuse marchandise, vous perdez un
outil précieux de travail ? Maintenant, puisque vous les
avez handicapés, puisque vous les avez pendus, par
conséquent, vous manquez d’esclaves pour travailler.
Alors, vos récoltes seront laissées trop longtemps sans soin
dans les champs ; et donc, en lieu et place de bénéfices,
vous accumulez inutilement des pertes. Il faut ajouter à
cela que, en agissant comme vous faites avec ces individus
aux cœurs noirs à l’image de leurs corps noirs comme la
nuit, aux mentalités primitives, vous suscitez les haines et
les insurrections de vos esclaves, vous donnez encore plus
l’envie à vos esclaves de s'enfuir. Et, qui pis est, vous
exposez vos propres vies à de graves dangers, dans la
mesure où, n’ayant plus rien à craindre, ni rien à perdre,
ces individus peuvent, à tous moments, se transformer en
de véritables fauves. (Pause). Majesté, Honorables
conseillers, pour éviter ces problèmes, ces risques inutiles,
je vais vous présenter ma méthode complète, efficace,
infaillible pour contrôler vos esclaves noirs. Je garantis à
chacun d’entre vous que ma méthode, si elle est appliquée
correctement, elle vous permettra de contrôler vos
esclaves pendant au moins trois cents ans, croyez-moi. Ma
méthode est simple, toute simple. N'importe quel membre
de votre famille ou de votre entourage, n'importe quel
maître ou contremaître peut utiliser cette méthode et
obtenir des résultats efficients. En général, nous croyons
que les noirs se ressemblent tous. Mais non ! Attention,
comme nous, il existe un certain nombre de différences
parmi les noirs. Alors, j’ai tout d’abord relevé ces
différences et je les ai amplifiées, ou si vous préférez, je les
108
ai exagérées. En d’autres termes, j'ai utilisé la crainte, la
méfiance et l’envie pour maîtriser, pour contrôler, pour
commander les esclaves noirs. Voici ma méthode : faites
une simple petite liste de différences. Sur cette liste
inscrivez d’abord : ÂGE. Mais, attention ! Ce mot est en
première position seulement parce qu'il commence par la
lettre A. En seconde position mettez : COULEUR ou
TEINT ou NUANCE. Après, ajoutez : INTELLIGENCE,
TAILLE, SEXE, TAILLE DES PLANTATIONS, STATUTS
DANS LES PLANTATIONS, ATTITUDE DES
PROPRIETAIRES. Précisez si les esclaves vivent dans la
vallée, sur une colline, à l'est, à l'ouest, au nord, au sud,
s’ils ont les cheveux fins, ou les cheveux crépus, s’ils sont
grands ou petits de taille, et ainsi de suite. (Pause).
Maintenant que vous avez cette liste de différences, voici
le plan d'action : inculquez aux Noirs le complexe
d’infériorité vis-à-vis des Blancs ; inculquez aux noirs que
le Blanc est supérieur au Noir ; inculquez aux Noirs que la
méfiance est plus importante que la confiance, que l’envie
est un moteur plus puissant que l’admiration, que le
respect vaut mieux que la contestation, que la calomnie est
meilleure que l’éloge, que la jalousie est meilleure que
l'exaltation, que la servilité est meilleure que l’ambition,
que la discorde est meilleure que l’entente, etc. Les
esclaves noirs, après avoir reçu cet endoctrinement, ils
s’auto-réapprovisionneront en soumission, ils s’auto-
régénéreront en esclaves, pendant des centaines et des
centaines d'années, peut-être même pendant des milliers
d'années. (Applaudissements, pause). Ma méthode consiste
aussi à utiliser les Noirs les uns contre les autres,
minutieusement, astucieusement, dans tous les domaines,
de façon à créer en leur sein une crise de confiance totale,
de façon à les empêcher de s’unir, d’être prospères et fiers
d’eux-mêmes. Vous devez monter les Noirs d’un certain
109
âge contre les jeunes noirs, et les jeunes noirs contre les
vieux. Vous devez monter aussi les Noirs à peau plus
foncée contre les Noirs à peau claire, ensuite monter les
Noirs à peau plus claire contre les Noirs à peau moins
foncée. Vous devez monter les femmes noires contre les
hommes noirs, et les hommes noirs contre les femmes
noires. Vous devez monter les Noirs dotés d’une
conscience critique élevée contre les autres noirs soumis.
Vous devez également faire en sorte que vos domestiques
blancs et les contrôleurs se méfient de tous les Noirs. Mais,
il est nécessaire que vos esclaves noirs vous fassent
confiance et soient totalement dépendants de vous, soumis
complètement, voire aveuglement à vous, par exemple en
leur faisant de petits dons. Vous devez faire en sorte que
vos esclaves noirs doivent vous aimer, vous respecter,
vous aduler et ne faire confiance qu’à vous, uniquement à
vous, de la même manière qu’un chien est soumis et obéit,
sans chercher à comprendre. Majesté, Honorables
conseillers, telles sont les recettes et les formules-clés pour
parvenir à dominer les Noirs pendant plusieurs siècles.
Utilisez-les, ces recettes. Que vos épouses et vos enfants
les utilisent aussi. Ne manquez jamais une seule petite
occasion de les utiliser, quels que soient les domaines,
quelles que soient les circonstances. Utilisez cette méthode
de façon intense pendant une année, et vous verrez que les
Noirs eux-mêmes resteront perpétuellement méfiants et
complexés et demeureront vos esclaves, de générations en
générations, d’années en années, de siècles en siècles.
Majesté, Honorables conseillers, j’en ai fini et je vous
remercie de votre attention très aimable.
(Applaudissements). Majesté et messieurs, j’ai l’agréable
plaisir et le grand honneur de remettre ce kit (Geste) qui
contient le texte intégral intitulé : « Méthodologie de
conditionnement du Nègre pour en faire un serviteur
110
perpétuel ». Merci beaucoup. Thank you very much.
(Applaudissements).
Le Grand Maître des cérémonies
En votre nom à vous tous, Majesté, Honorables conseillers,
je voudrais remercier M. Lynch pour son brillant exposé.
Je sais que vous brûlez impatiences de poser des questions
à M. Lynch. Certes ! Mais, je ne doute pas, Honorables
conseillers, que vous saurez attendre, ne serait-ce que le
temps d’un apéritif ou si vous préférez d’un cocktail, et
nous poursuivrons notre conseil. Souffrez donc que nous
suspendions le conseil pour quelques instants. Nous
ouvrirons le débat aussi tôt après.
Scène 2
Voix off
25 juin 1694. Nous sommes à la cour de Versailles. Après
l’exposé magistral de M. Lynch, un apéritif est servi. Des
boissons délicieuses, y compris vins, champagne, spiritueux, thé,
café…
Scène 3
Voix off
25 juin 1694. Nous sommes à la cour de Versailles. Après
l’apéritif, voici la suite du conseil, et le moment tant attendu des
questions au conférencier du jour, M. Willie Lynch.
111
Le Grand Maître des cérémonies
Majesté, Honorables conseillers, chose promise, chose due,
dit-on. Immédiatement, nous ouvrons le débat, pour les
questions et réponses. Posez directement vos questions à
M. Lynch. (Sourire). Comme vous voyez, M. Lynch est à
votre disposition pour répondre à toutes vos questions.
Willie Lynch
Je suis votre serviteur. (Large sourire).
Le Grand Maître des cérémonies
Avant de vous laisser la parole, permettez-moi de préciser
que vous pouvez apporter des précisions, si nécessaire.
Vous pouvez aussi apporter à l’exposé des compléments
d’information, ainsi que vos avis et vos observations. Ceci
dit, vous avez la parole.
Le Ministre de l’intérieur
Je vous remercie M. Lynch, pour votre brillante prestation.
Voici ma question : pourriez-vous, s’il vous plaît, nous
indiquer la meilleure recette pour fabriquer un esclave en
vue de la bonne marche de nos affaires ? Et puis, dites-
nous, M. Lynch, quels types de rapport établir avec les
esclaves ?
Willie Lynch
D’abord, dans l’intérêt de l’économie et pour la bonne
marche du business, je veux dire des affaires, il est tout
112
d’abord indispensable d’étudier et de connaître la nature
humaine, en particulier, la nature des esclaves. Moi-même
et beaucoup d’autres propriétaires d’esclaves, nous avons
obtenu d’excellents résultats, grâce à cette étude. Il faut
savoir que avoir affaire à des nègres, ce n’est pas avoir
affaire à la boue, ni au bois, ni à la pierre, mais à des
individus à part, qu’il faut prendre au prime abord comme
du matériel de travail ou des outils de production ; et, tout
propriétaire d’esclaves a besoin de connaître le matériel
avec lequel il travaille. C’est fondamental, voyez-vous !
Par ailleurs, pour sa propre sécurité et dans le but de la
bonne marche de ses affaires, tout propriétaire d’esclaves
doit être conscient de l’injustice et du mal qu’il perpètre à
chaque heure et il doit savoir ce qu’il éprouverait lui-
même dans une situation d’esclavage. Le propriétaire
d’esclaves doit pouvoir détecter constamment tous signes
de rébellion dont il aurait quelque crainte. Il doit tout
observer, d’un œil habile. Il doit apprendre à lire avec une
grande exactitude l’état d’esprit et le cœur des esclaves, à
travers leurs visages, leurs gestes, leurs mouvements : une
sobriété inhabituelle, le refus d’un don, une distraction
apparente, une maussaderie, une indifférence, ou toutes
sortes d’humeur hors de l’ordinaire, tout cela doit
interpeller, faire l’objet de suspicion et d’enquêtes. Dans ce
sens, je vous conseille de lire le livre « Comment fabriquer
un esclave » de Frederick Douglas. C’est une étude très
importante qui propose une recette scientifique pour «
dégrader l’homme et le réduire à l’état d’esclave ». Dans
cette même étude, Frederick Douglas décrit les résultats
des idées Anglo-saxonnes et propose des méthodes
efficaces pour se sécuriser dans toute relation
maître/esclave. (Applaudissements).
Le Ministre de l’intérieur
113
Je voudrais d’abord vous remercier et vous féliciter pour
votre excellent exposé, M. Lynch. Pourriez-vous, s’il vous
plaît, vous qui connaissez sans doute très bien cette étude
de Frederick Douglas, nous en dire un mot et revenir un
peu plus en détail sur votre méthode de dressage des
nègres pour en faire nos esclaves perpétuels, de
générations en générations ? Comment procéder et de
quoi avons-nous besoin?
Willie Lynch
Eh bien ! Voici comment procéder pour dresser les nègres
et en faire vos esclaves de générations en générations.
Tout d’abord, il nous faut, un homme noir : le nègre, une
femme noire enceinte ou pas : la négresse, et un enfant
noir : le négrillon. Secondo, il faut utiliser le même
principe de base employé pour dompter un animal
sauvage, pour dresser un cheval, y compris avec quelques
pratiques plus soutenues, plus corsées. Je précise que ce
que nous faisons en dressant les chevaux, c’est les
dégrader d’une forme de vie à une autre, au point de les
réduire à leur état naturel. Tandis que la nature les
pourvoit avec des capacités naturelles pour prendre soin
d’eux-mêmes et de leur progéniture, nous, par le dressage,
nous détruisons leurs capacités, nous supprimons leur
aptitude d’indépendance et, de ce fait, nous créons en eux
un état de dépendance, de telle sorte que nous puissions
obtenir de ces chevaux une servitude, une aptitude à la
production, tout à fait utile, tout à fait indispensable pour
nos affaires, pour nos plaisirs, pour nos loisirs. C’est
exactement le même procédé qu’il faut utiliser pour
réduire les nègres en esclaves. Il faut les dresser, les
nègres, de la même manière qu’on dresse les chevaux, et
partant, ils seront à nos services, ils travailleront et
114
produiront pour notre prospérité, fût-il à leurs dépens.
Quant au livre de Douglas, je n’en dirai pas plus, de sorte
à vous inciter à le lire. J’en ai pour vous deux exemplaires
traduits de l’anglais. (Gestes, éclats de rires,
applaudissements).
Le Ministre du commerce
Avant de poser ma question, je vous prie, M. Lynch,
d’accepter « my congratulations ». (Rires). Maintenant,
voici ma question, c’est en deux volets. Premier volet :
pourriez-vous nous dire quels sont les principes cardinaux
du dressage d’un nègre ? Deuxième volet : sachant qu’une
économie à court terme conduit inexorablement à l’échec,
comment planifier l’esclavage à long terme, afin d’éviter
les troubles ou les perturbations dans l’économie, du
moins pour prévenir la désorganisation du système
économique ?
Willie Lynch
D’abord, je précise, pour vous et les générations futures,
que ces principes du dressage, c’est pour les deux bêtes, à
savoir, le nègre et le cheval. Voyez-vous, quand ils sont
laissés dans leur état sauvage, le cheval et le nègre sont
mauvais pour l’économie. Donc, le cheval et le nègre
doivent être, tous les deux, dressés et conjoints pour
garantir l’essor de l’économie, pour produire un
rendement varié et efficient au travail. Pour planifier
l’esclavage à long terme, une attention spéciale et
particulière doit être accordée à la femelle et au petit, du
cheval et du nègre. Tous deux doivent être enseignés à
s’exprimer dans un nouveau langage particulier, un
langage contrôlé. Je pourrais en parler plus longuement
115
tantôt, si vous voulez. Tous deux, notamment la femelle et
le petit, doivent recevoir des instructions psychologiques
et physiques de consentement créées spécialement pour
eux. (Pause). Lorsqu’ils sont capturés, un cheval et un
nègre laissés à l’état sauvage sont tous deux dangereux,
car ils auront toujours tendance à chercher à retrouver leur
liberté, et ce faisant, ils pourraient vous tuer pendant votre
sommeil. Alors, vous ne pourrez pas vous reposer, car ils
dorment quand vous êtes éveillés, et sont éveillés lorsque
vous dormez. Je le répète : laissés à l’état sauvage, le nègre
et le cheval sont dangereux pour vous et votre famille. De
plus, ça demande trop d’énergie, trop de travail à les
surveiller hors de la maison. Au total, vous ne pouvez pas
les faire travailler s’ils sont laissés dans leur état naturel.
C’est pourquoi le cheval et le nègre doivent tous deux être
dressés ; et, les dresser, c’est les faire passer d’une vie à
une autre vie, d’une mentalité à une autre mentalité. Pour
y arriver, laissez le corps, attaquez-vous à leur esprit,
agissez sur leur mental. En d’autres termes, dressez leur
volonté de résister, de protester, pour les réduire à la
soumission, à la subordination, à la docilité, à la
résignation... donc, pour mr résumer, je dirais que le
procédé du dressage est le même, tant pour le cheval que
pour le nègre, à quelques degrés ou variantes près.
(Applaudissements)
Le Ministre de l’économie
M. Lynch, pourriez-vous, s’il vous plaît, revenir ou insister
sur l’importance du dressage dans l’économie ?
Willie Lynch
Un bref discours sur le développement de l’enfant va
116
mettre en lumière les principes fondamentaux de l’essor
économique. Ces principes nous enseignent qu’il faut
toujours prêter peu d’attention sur les générations
actuelles, mais se concentrer plus sur les générations
futures. D’où, l’importance du dressage de la femelle et
des petits. Ainsi, par exemple, prenez le cas des chevaux
sauvages, une jument et un poney, c’est à dire un jeune
cheval. Dressez la jument complètement jusqu’à ce qu’elle
devienne docile, très docile, jusqu’à ce que vous ou
n’importe qui puisse la chevaucher confortablement.
Entraînez la jument afin qu’elle vous mange dans la main,
et elle enseignera son enfant à vous manger dans la main
également. Tel est le principe du dressage de la jument et
du poney. Lorsque l’on contrôle la jument, il va de soi que
la jument se charge de mettre les poulains sous contrôle
pour la bonne économie de son maître qui la contrôle elle-
même. Cela peut aller de génération en génération.
Utilisez le même procédé pour dresser les nègres, mais
variez les degrés et augmentez la pression pour créer un
retournement d’esprit complet chez les nègres. Ainsi, si
vous dressez la négresse, elle va dresser l’enfant nègre, dès
ses premières années de développement et lorsque
l’enfant nègre est assez âgé pour travailler, la négresse va
vous livrer l’enfant nègre, comme sur un plateau en or, car
son instinct maternel aura été perdu durant le dressage
original. (Applaudissements).
Le Marquis de Villars
Et, M. Lynch, qu’en est-il du cas spécifique du dressage
des femmes noires ?
William Lynch
117
C’est simple ! Prenez les négresses et faites une série de
tests sur elles pour voir si elles se soumettront
volontairement à vos désirs ou non. Testez-les de toutes
les manières, parce qu’elles sont le facteur le plus
important, je veux dire le plus déterminant, pour une
bonne économie. Si elles montrent le moindre signe de
résistance à se soumettre complètement à votre volonté,
n’hésitez pas à utiliser le fouet sur elles pour extraire
d’elles jusqu’à la dernière part de résistance qui leur reste.
Prenez garde à ne pas les tuer, car dans ce cas, vous
gaspillerez une bonne source d’économie. En état de
soumission complète, les femmes noires elles-mêmes, elles
entraîneront leurs enfants dès leur plus jeune âge à
travailler pour vous quand ces enfants seront en âge de le
faire. Comprendre cela, c’est la meilleure des choses. Vous
savez quoi ? Il faut dresser les femmes noires, de façon
spécifique, pour limiter leur tendance protectrice, leur
affection maternelle envers leurs enfants, et pour
retourner leur état psychologique d’indépendance. Il faut
dresser les femmes noires, de façon spécifique, afin
qu’elles éduquent leurs enfants à être dépendants,
mentalement faibles, mais physiquement forts. Ce sera
une situation parfaitement positive pour votre économie.
(Applaudissements).
Duc d’Orléans
Vous avez dit tantôt que nos modes de sanctions,
conformément au Code Noir, pour garder le contrôle sur
les esclaves étaient inefficaces, voire mauvais, et que vous
êtes ici pour nous aider à résoudre certains de nos
problèmes avec les esclaves. Vous avez raison de dire que,
par les mutilations et les pendaisons, non seulement nous
suscitons les haines et les insurrections des esclaves, non
118
seulement nous donnons encore plus l’envie à nos
esclaves de s'enfuir, mais surtout, et vous avez raison, M.
Lynch, nous perdons une précieuse marchandise, un outil
important, indispensable de travail. Ce qui nous cause de
graves préjudices et expose à de réels dangers. Et, M.
Lynch, vous n’avez pas tort de dire cela. Mais maintenant,
dites-nous comment éviter ces problèmes, et présentez-
nous, en quelques mots, votre méthode qui, selon vos
propres propos, nous permettra, en fait, de contrôler les
esclaves pendant au moins trois cents ans, comme vous
dites. (Gestes d’approbation).
Willie Lynch
Majesté, Honorables conseillers, pour éviter ces
problèmes, je vais vous présenter ma méthode. Elle est
simple, toute simple. Voici : prenez le nègre le plus
méchant, le plus insoumis, le plus récalcitrant, déshabillez-
le devant les autres nègres, devant les femmes et les
enfants, faites-lui des brûlures sur tout le corps, attachez
sa jambe gauche à un cheval et sa jambe droite à un autre
cheval faisant face à une direction opposée, et puis faites
avancer les deux chevaux comme pour le “déchirer”. Je dis
bien : devant les autres nègres. L’étape suivante consistera
à prendre un fouet et à le battre jusqu’à ce qu’il tombe
évanoui, devant sa femme et ses enfants. Ne le tuez pas,
mais faites-le souffrir le plus durement et le plus
longtemps possible, toujours devant les autres nègres.
Ainsi vous mettrez la crainte en lui, et vous en ferez un
animal docile et disponible à tous moments. Du coup, les
autres nègres seront résignés. Quand j’ai fait mes
conférences aux USA, cette méthode très originale et très
efficace que je viens de vous expliquer, les Américains
l’ont aussitôt baptisée « lynching » qu’on pourrait traduire
119
en français, je crois, par « lynchage ». Et dans le même sens,
on a créé le verbe « to lynch », je crois en français
« lyncher ». Il est vrai que j’en suis très flatté. Voyez-vous,
nos langues s’enrichissent à tous les jours de nouvelles
terminologies, c’est pourquoi on les appelle des « langues
vivantes ». (Rires, applaudissements).
Le Marquis de Villars
Si je vous comprends bien, M. Lynch, dans le système du
dressage, il faut mettre les femmes en avant, n’est-ce pas ?
Pourquoi ?
William Lynch
Certes oui ! Il faut mettre les femmes en avant. Pourquoi ?
Parce que la femme garde la tradition, elle engendre
l’avenir en même temps qu’elle transmet le passé, afin que
se perpétuent les rites, l’éducation, les us et coutumes...
Donc, si vous mettez les femmes en avant, après, vous
pourrez dormir tranquillement, étant donné que le nègre a
une grande crainte de sa femme, et que la femme noire
ainsi dressée se tiendra comme garde pour vous. Parce
que, lorsque la femme est mise en avant et qu’elle se tient
comme garde pour vous, l’enfant ne pourra pas éviter de
devenir un instrument utile de travail, prêt à être conjoint
au cheval dès le bas âge. Et alors, lorsque l’enfant nègre
atteint l’âge de 16 ans, il est complètement et
automatiquement dressé, prêt pour une longue vie de
travail, prêt pour la reproduction d’une forte unité de
labeur. Croyez-moi, par le dressage des nègres, en leur
inculquant un esprit de soumission et de dépendance vis-
à-vis de vous, vous aurez créé un cycle à orbite, c'est-à-
dire un cycle qui tourne sur son propre axe pour toujours,
120
à moins qu’un phénomène ait lieu qui en vienne à en
perturber le processus. (Applaudissements).
Le Marquis de Gournay
M. Lynch, dans le système de l’esclavage, qu’en est-il des
mariages ou des unions entre les nègres, ainsi que des
enfants qui naissent de leurs procréations ?
William Lynch
Pour les mariages, je souscris aux prescriptions du Code
Noir que j’ai lu avec attention. Quant aux enfants qui
naissent des mariages nègres, ils doivent être éduqués
avec prudence et dans les proportions bien gardées, sinon
il en sera fini du système de l’esclavage. Je veux dire les
enfants nègres doivent être dressés, comme leurs parents,
de manière à créer chez eux un complexe permanent
d’infériorité, de manière à demeurer inconsciemment et
subconsciemment figés, mentalement dépendants et
faibles, mais physiquement forts pour le travail, les
activités physiques et sportives ; en d’autres termes : il
faudra privilégier leur corps au détriment de leur esprit.
Dans quelques années, lorsque ces enfants deviendront
adultes et seront aptes à se reproduire, il faudra les
conditionner de façon à perpétuer le système qui
comportera plusieurs cycles. (Applaudissements). Ces cycles
entrent dans un planning long et détaillé, de sorte que les
nègres puissent demeurer dans une situation permanente,
indéfinie, illimitée, perpétuelle d’esclavage, et...
Ministre de l’économie
Excusez-moi, M. Lynch, de vous interrompre. Mais, je
121
voudrais que vous vous étendiez un peu plus sur la nature
du système de l’esclavage et plus spécifiquement sur ses
différents cycles ?
William Lynch
Selon nos experts, les cycles du système de l’esclavage
iront de la Traite négrière à la Colonisation, ensuite de la
Colonisation à l’Indépendance des colonies, ensuite de
l’Indépendance des colonies à l’Immigration, ensuite de
l’Immigration à la Délocalisation, ensuite de la
Délocalisation à la Globalisation, et ainsi de suite… Je
précise que, autant la Traite négrière était basée sur le
négoce des nègres, autant la Colonisation sera basée sur
les travaux forcés, autant l’Indépendance des colonies sera
basée sur l’exploitation des ressources des colonies par
l’entremise des rois nègres que nous élèverons aux grades
de « Chefs d’Etat » ou « présidents », autant l’Immigration
et la délocalisation seront l’esclavage moderne, etc. Je ne
pourrai pas vous en dire plus sur-le-champ, mais peut-être
en aparté tout à l’heure… Et puis, nos experts continuent
les recherches pour que, comme je vous l’ai dit tantôt, les
nègres puissent demeurer dans une situation permanente,
indéfinie, illimitée, perpétuelle d’esclavage... En général,
ceux des nôtres qui grognent, voyez-vous, ne sont hélas !
pas dans le coup. (Rires, applaudissements).
Le Ministre de l’économie
Vous avez affirmé que laissés dans leur état naturel, du
moins sauvage, le cheval et le nègre demeurent des biens
non économiques. Vous l’avez très bien démontré, merci.
Mais, moi ma préoccupation, c’est : est-ce que le système
va se perpétuer effectivement et comment il va se
122
perpétuer, pour profiter à nos générations futures, M.
Lynch ? …
William Lynch
Nos experts nous ont avertis à propos des possibilités que
ce système de l’esclavage perdure et se perpétue. Ils disent
que tout système est amené à « se rouiller », comme le fer.
D’où, le besoin permanent d’y réfléchir pour renouveler
les cycles qui le composeront. Nos experts disent aussi que
l’esprit a une forte tendance à se diriger et se corriger sur
une période de temps donnée… D’où, le meilleur moyen
de perpétuer l’esclavage, c’est “d’effacer”, du mental du
nègre, sa propre histoire et de créer une multitude de
phénomènes d’illusions, afin que chaque illusion tourne
dans son propre orbite, comme quelque chose similaire à
une balle flottant dans le vide. Cette création de multiples
phénomènes d’illusions viendra en appui aux principes de
dressage, de reproduction, et même de reproduction
croisée, du nègre et du cheval, tel que mentionné plus
haut... (Applaudissements).
Le Ministre de la culture
Pourriez-vous, M. Lynch, nous donner, pour nous-mêmes,
ainsi que pour nos générations futures, quelques
définitions des termes usités en ce domaine.
William Lynch
Bien entendu ! Alors voilà : le cycle à orbite signifie quelque
chose qui tourne et ayant une issue. L’axe signifie ce sur
quoi ou autour de quoi le corps tourne. Le phénomène
signifie quelque chose situé au-delà des conceptions
123
ordinaires et inspirant admiration et émerveillement. La
multiplicité signifie un grand nombre, tel que ça concerne
par exemple tout le globe...
Le Ministre de l’économie
Je ne voudrais pas vous couper la parole, mais dites-nous,
M. lynch : qu’entendez-vous par reproduction croisée,
surtout en ce qui concerne les nègres, si tel est le cas ?
William Lynch
La reproduction croisée d’un cheval signifie : prendre un
cheval et l’accoupler avec un âne, on peut en obtenir une
mule qui n’est pas productive. Quant à la reproduction
croisée des nègres, elle signifie prendre du bon sang blanc
et les mettre dans autant de négresses que possible, en
variant les doses et avec le ton voulu, jusqu’à ce que
d’autres types de couleurs et d’êtres apparaissent... Vous
avez une multitude de couleurs, des nègres inhabituels,
spéciaux, certains auto-productifs, d’autres non ; certains
consistants, d’autres mourant, etc. Il faut garder ceux qui
sont consistants… (Applaudissements).
Le Marquis de Gournay
Vous avez parlé tantôt du langage contrôlé, et vous avez
promis revenir plus longuement sur le langage des
esclaves. Qu’en est-il exactement, M. Lynch ?
William Lynch
La réponse est nette : nous devons annihiler complètement
la langue native, je veux dire la langue maternelle du
124
nègre et instituer un nouveau langage qui va de pair avec
sa nouvelle vie de travail, de bête de somme. Vous savez
que la langue est une institution fondamentale qui touche
jusqu’au cœur des gens. Plus un individu connaît la
langue d’un autre pays, plus il est capable d’évoluer dans
tous les niveaux de la société de ce pays. Donc, si un
étranger est un ennemi du pays, et qu’il maîtrise la langue
de ce pays, il est évident que ce pays devient vulnérable à
l’attaque ou à l’invasion d’une culture étrangère. Par
exemple, prenez un esclave et enseignez-lui votre langage.
Dès qu’il connaîtra tous vos secrets, eh bien ! il n’acceptera
plus de demeurer un esclave, car vous ne pourrez plus le
tromper ; or, l’un des piliers ou l’un des ingrédients
basiques du maintien et de la perpétuation de l’esclavage,
c’est rendre l’autre dupe et naïvement complice de la
situation qu’il vit.
Le Ministre de la culture
Vous m’interpellez là, M. Lynch, parce que vous abordez
là le problème crucial de l’instruction ou pas des nègres.
Et, c’est très important. Alors soyez plus explicite,
appuyez vos propos sur des exemples précis qui attestent
bien les conséquences d’instruire les esclaves.
William Lynch
Exactement ! Pour être précis, disons que, par exemple, si
vous dites à un esclave qu’il doit cultiver “notre champ” et
qu’il connaît bien la langue que vous utilisez, il saura que
“notre champ” ne signifie pas “notre champ”, car il
comprend tout à fait les rouages du système de l’esclavage
et il pourrait dénoncer, révéler aux autres esclaves le
subterfuge de ce que “notre champ” signifie réellement.
125
Vous devez donc faire attention, en instruisant les nègres
dans nos langues, car les mots ou les termes sont, vous
savez, une grande partie notre culture, de nos valeurs, de
notre âme. Vous savez, nos valeurs sont cachées et
véhiculées à travers nos langues. Et donc, les nègres qui
comprennent très bien nos langues, voire qui les
maîtrisent, constituent une menace, une véritable menace
pour nous et pour le système d’esclavage. Et donc, s’il
vous plaît, mettez en place un nouveau langage pour les
esclaves, et surveillez, contrôlez avec une extrême
vigilance notre système d’éducation et de formation, sinon
les nègres entreront bientôt dans nos maisons, dans nos
vies, ils nous parleront bientôt “d’homme à homme”,
d’égal à égal, ils exigeront bientôt de s’asseoir à la même
table que nous, ils iront jusqu’à courtiser nos femmes, et
même à coucher dans nos lits. Et comble des combles, ils
prétendront à nous instruire dans nos propres langues. Et
ça, je vous assure : c’est dangereux ! Dan-ge-reux ! Cela
pourrait même entraîner la dégradation de notre race, la
détérioration, voire la mort de notre système économique
et social, et ça en sera fini de notre domination, de la
suprématie de notre race…En tout cas, vous ne direz plus
que vous n’êtes pas avertis de cette menace, de ce péril
latent, n’est-ce pas ?... A vous d’être prévoyants et d’y
pourvoir pour l’avenir ! (Gestes, applaudissements).
Le Marquis de Villars
Pourriez-vous, s’il vous plaît, être un peu plus explicite,
M. Lynch ? Donnez-nous, s’il vous plaît, un autre exemple,
et nous comprendrons mieux.
William Lynch
126
D’accord ! Je vais donner un autre exemple : mettez un
esclave dans un enclos de cochon, entraînez-le à y vivre et
inculquez-lui de considérer qu’il est dans une situation de
vie confortable, normale. Si vous l’instruisez, dès lors le
plus grand problème qu’il vous causera, c’est qu’il pourra
distinguer maison et enclos, au point de valoriser une
maison plus qu’un enclos de cochon. Dès lors, il vous
harcèlera pour que l’enclos soit propre ou bien pour qu’il
sorte de là, n’est-ce pas ? Au départ, c’est un problème de
langue, n’est-ce pas ? D’où, autant que possible, fermer
toutes les voies par lesquelles la lumière pourrait entrer
dans leurs têtes de nègres. Si nous pouvions supprimer
toutes leurs capacités et les opportunités à voir la lumière,
notre travail serait complet ; ils seraient alors, ils
resteraient alors au niveau des bêtes de champs et nous
serions saufs, tranquilles. Ainsi, se perpétuerait
l’esclavage, sous des formes différentes et variées. Voilà ce
que je crois. Je ne sais pas si j’ai été clair…
Le Grand Maître des cérémonies
Ne vous en faites pas, M. Lynch, tout est clair, même très
clair. C’est un bonheur de vous écouter. Je crois savoir
qu’on a dit tout et tout ce qui pouvait être dit sur ce
business et qu’on peut applaudir M. Lynch.
(Applaudissements. Tous se mettent debout pour l’acclamer).
Willie Lynch
(Il se met debout). Merci beaucoup… Thank you very
much… Thank you very much… Merci beaucoup…
Le Grand Maître des cérémonies
127
Avant de lever la séance, je demande votre attention, s’il
vous plaît, pour communiquer la suite du programme de
la journée. Dans quelques instants, soit à 13 h : Dîner au
« Petit Couvert ». Après, nous revenons au cabinet pour
que Sa Majesté et son illustre hôte se changent pour une
partie de chasse. Vous savez que Sa Majesté ne chasse plus
à cheval depuis qu’il s’était cassé le bras l’année dernière,
mais il conduit habilement la voiture découverte. Par
ailleurs, il est prévu une petite promenade. Sa Majesté
adore ses jardins. M. Lynch, je vous informe que Sa
Majesté a écrit un guide pour mieux visiter les jardins.
Dans leur promenade, Monsieur Le Notre et Monsieur de
Mansart accompagneront Sa Majesté et son hôte… Dans la
soirée, une représentation théâtrale spéciale de la pièce
« Bérénice » de Racine. Sa Majesté, qui a du goût et de la
finesse, adore cette pièce qui est, à n’en pas douter, la plus
lyrique et la plus élégiaque de toutes les tragédies de
Racine. Vous savez, M. Lynch, Racine est un des
monuments de notre littérature. Il nous a confié, il y a
quelques jours, qu’il compose, en ce moment une grande
œuvre qui aura pour titre « Le Roi-Soleil ». (Un temps). A
tout à l’heure. Je vous remercie. (Applaudissements).
(Rideau)
128
EPILOGUE
Tous les acteurs sont présents sur la scène. Les ténèbres
les enveloppent. Puis, progressivement, elles s’éclaircissent.
Alors, on distingue leurs visages et leurs formes. (Bref instant).
Dominique Torrès
La parole est à Monsieur Frantz Fanon.
Premier acteur
La parole est à qui ?
Dominique Torrès
Mais, à Monsieur Frantz Fanon ! Je dis bien : Frantz Fanon.
Premier acteur
Connais pas, moi !...
Dominique Torrès
Eh bien ! Pour ceux ou celles qui ne le sauraient pas, M.
Fanon est psychiatre et écrivain martiniquais, auteur du
livre mémorable « Les Damnés de le terre » et de bien
d’autres. (Applaudissements, puis silence).
Premier acteur
Très bien ! Très bien !... (Il ou elle applaudit).
129
Dominique Torrès
Mesdames et messieurs, prêtez l’oreille, s’il vous plaît.
Dans quelques instants, M. Fanon va prendre la parole.
(Un temps inappréciable s’écoule, puis apparaît Frantz Fanon).
Mesdames et messieurs, sous vos applaudissements : M.
Frantz Fanon… (Applaudissements. Silence). A vous, M.
Fanon ! (A très haute voix). M. Frantz Fanon…
Frantz Fanon (Gestes)
C’est à vous
Frères, sœurs, camarades,
Que je parle
Je vous parle d’Homme à Homme
Et je vous dis :
Frères, sœurs, camarades,
Voici des siècles
Des siècles que des hommes ont pris la direction du
monde et
Etouffent la quasi-totalité de l’humanité
Avec ardeur
Avec cynisme
Avec violence...
Frères, sœurs, camarades,
Voici des siècles
Des siècles que des hommes ont stoppé la progression des
autres hommes et
130
Les ont asservis
Asservis à leurs desseins
Asservis à leur confort
Asservis à leur gloire
Avec ardeur
Avec cynisme
Avec violence...
Frères, sœurs, camarades,
Voici des siècles
Des siècles que des hommes ont plongé les autres hommes
Dans la nuit
La nuit noire de l’esclavage
Et en criminels
Les maintiennent dans des labeurs
Qui offensent l’humanité...
Frères, sœurs, camarades,
Cette nuit
Cette nuit noire
Cette grande nuit
Dans laquelle nous sommes tous depuis si longtemps
plongés
Cette longue nuit
Dans laquelle nous ne pouvons point plier les paupières
Il nous faut la secouer
131
Il nous faut la fouler aux pieds
Il nous faut en sortir
Sans rancœur, ni rancune
Sans haine, ni honte
Mais
Avec une pleine conscience de nos aptitudes et de nos
responsabilités communes...
Frères, sœurs, camarades,
Rejetons les vieilles croyances
Rejetons les préjugés désuets
Rejetons les mimétismes nauséabonds
Abandonnons les litanies stériles
Quittons les rêves et les illusions
Quittons ces états ridicules.
Fuyons ces impulsions
Ces impulsions immondes où
La dialectique de l’intérêt et de l’égotisme a
Délibérément
En logique de bonne conscience
Mué l’inconscience et l’ignorance...
Frères, sœurs, camarades,
Pour nous-mêmes et pour l'humanité
Pour redevenir Hommes
Il nous faut faire peau neuve
132
Il nous faut modifier ce qui parait être l’ordre immuable
Il nous faut tuer en nous tous les complexes
Pour dorénavant penser à l’endroit
Il nous faut développer une pensée neuve
Il nous faut inventer en nous des êtres humains neufs
Il nous faut aller dans une direction nouvelle...
Frères, sœurs, camarades,
Cessons d’accuser
Cessons d'accuser les autres
Cessons de réclamer des réparations
Car dans cette affaire
Nous, les Noirs
Nous ne sommes pas tout blancs.
Frères, sœurs, camarades,
Cessons d’accuser
Cessons d'accuser les autres
Mais disons-leur
Fermement, franchement que nous sommes déterminés,
Déterminés à ne plus continuer à nous faire détraquer le
cerveau,
Déterminés à ne plus subir l’histoire, mais à la faire
Déterminés à ne plus continuer à aller dans des directions
qui mutilent
Déterminés à bander nos muscles et nos cerveaux pour
des tâches et des actions qui valorisent...
133
Frères, sœurs, camarades,
Ne perdons pas de temps
Nous avons beaucoup de travail
Beaucoup trop de travail pour nous amuser à des jeux
d’arrière-garde...
Frères, sœurs, camarades
Il vaut mieux pour nous-mêmes et pour l’humanité de
décider
Décider dès maintenant de
Changer de mentalités
Changer de mœurs
Changer de vie...
Frères, sœurs, camarades,
II s'agit pour nous-mêmes et pour l’Humanité
De recommencer l’histoire de l'Homme
D’ouvrir une nouvelle page d’histoire de l’Homme
Une histoire de l’Homme à l'échelle immense de
l'Humanité
Hormis les génocides
Hormis les haines raciales
Hormis l'esclavage
Hormis les exploitations
Hormis les discriminations
Hormis toutes formes de mise d'Hommes à l'écart de
134
l’Humanité...
L'Humanité !
Frères, sœurs, camarades,
Elle attend de nous
Autre chose
Elle attend de nous de
Changer de mentalités
Changer de mœurs
Changer de vie.
L'Humanité !
Frères, sœurs, camarades,
Elle attend de nous
De changer la vie
De transformer le monde
En une cité nouvelle
En un espace nouveau de vie...
Mais
Frères, sœurs, camarades,
Si nous voulons changer la vie
Si nous voulons transformer le monde
Si nous voulons répondre réellement à l'attente de
l’Humanité
Si nous voulons que l'Humanité avance
135
Si nous voulons nous porter à un niveau différent et
supérieur
Nous devons marcher la nuit et le jour
Nous devons œuvrer tout le temps
En compagnie de tous les hommes
En symbiose avec tous les hommes
Les hommes de tous les sexes
Les hommes de toutes les races
Les hommes de tous les coins du monde...
Frères, sœurs, camarades,
Reprenons la question de 1'Homme avec grand H
Reprenons la question de la réalité
Marchons dans les voies de la vérité
Ré-humanisons nos messages
Ré-humanisons nos relations
Afin que tous les lieux soient
Partout et pour tous
Sur la terre
Aussi bien habitables
Les uns que les autres…
Frères, sœurs, camarades,
Nous voici à l’aube des temps nouveaux
Le jour nouveau qui déjà se lève doit nous trouver
Pour nous-mêmes et pour l'humanité
136
Fermes
Avisés
Résolus pour une vie nouvelle...
Frères, sœurs, camarades,
Je vous remercie…
(Applaudissements. Pendant que les ténèbres les enveloppent
progressivement. Aussitôt, les ténèbres s’éclaircissent
progressivement et disparaissent. Alors, on distingue de
nouveau les visages et les formes des personnages).
Dominique Torrès
Mesdames et messieurs, merci. Merci de votre
contribution. Veuillez prendre place dans la salle (Ils se
retirent. S’adressant aux spectateurs). Mesdames et
messieurs, ne partez pas, s’il vous plaît. Le spectacle
continue. C’est maintenant à vous de jouer. Le plateau
vous est ouvert, pour donner vos avis et vos impressions,
vos commentaires. A vous, mesdames et messieurs…
(Quelques spectateurs accèdent au plateau et on leur laisse le
micro. Le jeu dure quelques minutes et une Voix off les félicite
pour leur participation, remercie le public et annonce la fin du
spectacle. Rideau).
FFIINN
137
AANNNNEEXXEESS
138
--11--
LL’’aaggoonniiee ddee LLoouuiiss XXIIVV
De son vivant
Jusqu’à son agonie
Par la gangrène terrassé
Il avait
Le Roi-Soleil
Tout vu, tout fait, tout vécu
Dans la luxure et dans le luxe
De son incomparable château
En perpétuelle fête
Dès l’instant de son lever
Jusques au moment de son coucher
De louis, de vin et d’amour grisé.
En les brefs instants
Des dernières heures de sa vie
Quel triste spectacle
Que son athlétique corps
Désormais décharné et décharmé
Que plus rien n’amusait plus
Que plus rien n’excitait plus
Ni les fastes, ni les faveurs.
En les brefs instants
Des dernières heures de sa vie
A Madame de Maintenon
La « Reine rustique »
Se tenant depuis dix nuits
A son chevet
Il avait
Le Roi-Soleil
Murmuré :
« A vrai dire, Madame
139
L’amitié et l’estime
Je les ai, croyez-moi !
Toujours eues au fond du cœur
Pour vous.
Mais l’unique chose qui me fâche
C’est, Ô mon Dieu !
De vous quitter
Sans jamais avoir pu
Heureuse vous rendre.
Je le regrette du fond du cœur
Pour vous ».
En les brefs instants
Des dernières heures de sa vie
Apercevant dans son ultime regard
Ses valets et ses courtisans
Eclatant en sanglots
A son chevet
Il avait
Le Roi-Soleil
Déclaré :
« Pourquoi pleurez-vous ?
M’aviez-vous cru immortel ?
Erreur !...
Eh oui !
C’est fini, bien fini :
A toute chose sa fin…».
A cet instant précis
Un râle profond lui avait
Le Roi-Soleil
Tranché tel un couperet
Et la parole et le souffle.
Léandre Sahiri
Oxford, janvier 2008
140
--22--
LLEE CCOODDEE NNOOIIRR
EEddiitt dduu rrooii ssuurr lleess eessccllaavveess ddeess îîlleess ddee ll’’AAmméérriiqquuee
MMaarrss 11668855,, àà VVeerrssaaiilllleess,,
PPrrééaammbbuullee Louis, par la grâce de Dieu roi de France et de Navarre: A tous, présents et à venir, salut. Comme nous devons également nos soins à tous les peuples que la divine providence a mis sous notre obéissance, nous avons bien voulu faire examiner en notre présence les mémoires qui nous ont été envoyés par nos officiers de nos îles de l’Amérique, par lesquels ayant été informés du besoin qu’ils ont de notre autorité et de notre justice pour y maintenir la discipline de l’église catholique, apostolique et romaine, pour y régler ce qui concerne l’état et la qualité des esclaves dans nos dites îles, et désirant y pourvoir et leur faire connaître qu'encore qu'ils habitent des climats infiniment éloignés de notre séjour ordinaire, nous leur sommes toujours présent, non seulement par l’étendue de notre puissance, mais encore par la promptitude de notre application à les secourir dans leurs nécessités.
A ces causes, de l'avis de notre conseil, et de certaine science, pleine de puissance et autorité royale, nous avons dit, statué et ordonné, disons, statuons et ordonnons ce qui suit.
Article 1er
Voulons que l'édit du feu Roi de Glorieuse Mémoire, notre très honoré seigneur et père, du 23 avril 1615, soit exécuté dans nos îles; ce faisant, enjoignons à tous nos officiers de chasser de nos dites îles tous les juifs qui y ont établi leur résidence, auxquels, comme aux ennemis déclarés du nom chrétien, nous commandons d'en sortir dans trois mois à compter du jour de la publication des présentes, à peine de confiscation de corps et de biens.
Article 2
Tous les esclaves qui seront dans nos îles seront baptisés et instruits dans la religion catholique, apostolique et romaine. Enjoignons aux habitants
141
qui achètent des nègres nouvellement arrivés d'en avertir dans huitaine au plus tard les gouverneurs et intendant desdites îles, à peine d'amende arbitraire, lesquels donneront les ordres nécessaires pour les faire instruire et baptiser dans le temps convenable.
Article 3
Interdisons tout exercice public d'autre religion que la religion catholique, apostolique et romaine. Voulons que les contrevenants soient punis comme rebelles et désobéissants à nos commandements. Défendons toutes assemblées pour cet effet, lesquelles nous déclarons conventicules, illicites et séditieuses, sujettes à la même peine qui aura lieu même contre les maîtres qui lui permettront et souffriront à l'égard de leurs esclaves.
Article 4
Ne seront préposés aucuns commandeurs à la direction des nègres, qui ne fassent profession de la religion catholique, apostolique et romaine, à peine de confiscation desdits nègres contre les maîtres qui les auront préposés et de punition arbitraire contre les commandeurs qui auront accepté ladite direction.
Article 5
Défendons à nos sujets de la religion protestante d'apporter aucun trouble ni empêchement à nos autres sujets, même à leurs esclaves, dans le libre exercice de la religion catholique, apostolique et romaine, à peine de punition exemplaire.
Article 6
Enjoignons à tous nos sujets, de quelque qualité et condition qu'ils soient, d'observer les jours de dimanches et de fêtes, qui sont gardés par nos sujets de la religion catholique, apostolique et romaine. Leur défendons de travailler ni de faire travailler leurs esclaves auxdits jours depuis l'heure de minuit jusqu'à l'autre minuit à la culture de la terre, à la manufacture des sucres et à tous autres ouvrages, à peine d'amende et de punition arbitraire contre les maîtres et confiscation tant des sucres que des esclaves qui seront surpris par nos officiers dans le travail.
Article 7
Leur défendons pareillement de tenir le marché des nègres et de toute autre marchandise auxdits jours, sur pareille peine de confiscation des marchandises qui se trouveront alors au marché et d'amende arbitraire contre les marchands.
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Article 8
Déclarons nos sujets qui ne sont pas de la religion catholique, apostolique et romaine incapables de contracter à l'avenir aucuns mariages valables, déclarons bâtards les enfants qui naîtront de telles conjonctions, que nous voulons être tenues et réputées, tenons et réputons pour vrais concubinages.
Article 9
Les hommes libres qui auront eu un ou plusieurs enfants de leur concubinage avec des esclaves, ensemble les maîtres qui les auront soufferts, seront chacun condamnés en une amende de 2000 livres de sucre, et, s'ils sont les maîtres de l'esclave de laquelle ils auront eu lesdits enfants, voulons, outre l'amende, qu'ils soient privés de l'esclave et des enfants et qu'elle et eux soient adjugés à l'hôpital, sans jamais pouvoir être affranchis. N'entendons toutefois le présent article avoir lieu lorsque l'homme libre qui n'était point marié à une autre personne durant son concubinage avec son esclave, épousera dans les formes observées par l'Église ladite esclave, qui sera affranchie par ce moyen et les enfants rendus libres et légitimes.
Article 10
Les solennités prescrites par l'ordonnance de Blois et par la Déclaration de 1639 pour les mariages seront observées tant à l'égard des personnes libres que des esclaves, sans néanmoins que le consentement du père et de la mère de l'esclave y soit nécessaire, mais celui du maître seulement.
Article 11
Défendons très expressément aux curés de procéder aux mariages des esclaves, s'ils ne font apparoir du consentement de leurs maîtres. Défendons aussi aux maîtres d'user d'aucunes contraintes sur leurs esclaves pour les marier contre leur gré.
Article 12
Les enfants qui naîtront des mariages entre esclaves seront esclaves et appartiendront aux maîtres des femmes esclaves et non à ceux de leurs maris, si le mari et la femme ont des maîtres différents.
Article 13
Voulons que, si le mari esclave a épousé une femme libre, les enfants, tant mâles que filles, suivent la condition de leur mère et soient libres comme elle, nonobstant la servitude de leur père, et que, si le père est libre et la
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mère esclave, les enfants soient esclaves pareillement.
Article 14
Les maîtres seront tenus de faire enterrer en terre sainte, dans les cimetières destinés à cet effet, leurs esclaves baptisés. Et, à l'égard de ceux qui mourront sans avoir reçu le baptême, ils seront enterrés la nuit dans quelque champ voisin du lieu où ils seront décédés.
Article 15
Défendons aux esclaves de porter aucunes armes offensives ni de gros bâtons, à peine de fouet et de confiscation des armes au profit de celui qui les en trouvera saisis, à l'exception seulement de ceux qui sont envoyés à la chasse par leurs maîtres et qui seront porteurs de leurs billets ou marques connus.
Article 16
Défendons pareillement aux esclaves appartenant à différents maîtres de s'attrouper le jour ou la nuit sous prétexte de noces ou autrement, soit chez l'un de leurs maîtres ou ailleurs, et encore moins dans les grands chemins ou lieux écartés, à peine de punition corporelle qui ne pourra être moindre que du fouet et de la fleur de lys; et, en cas de fréquentes récidives et autres circonstances aggravantes, pourront être punis de mort, ce que nous laissons à l'arbitrage des juges. Enjoignons à tous nos sujets de courir sus aux contrevenants, et de les arrêter et de les conduire en prison, bien qu'ils ne soient officiers et qu'il n'y ait contre eux encore aucun décret.
Article 17
Les maîtres qui seront convaincus d'avoir permis ou toléré telles assemblées composées d'autres esclaves que de ceux qui leur appartiennent seront condamnés en leurs propres et privés noms de réparer tout le dommage qui aura été fait à leurs voisins à l'occasion desdites assemblées et en 10 écus d'amende pour la première fois et au double en cas de récidive.
Article 18
Défendons aux esclaves de vendre des cannes de sucre pour quelque cause et occasion que ce soit, même avec la permission de leurs maîtres, à peine du fouet contre les esclaves, de 10 livres tournois contre le maître qui l'aura permis et de pareille amende contre l'acheteur.
Article 19
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Leur défendons aussi d'exposer en vente au marché ni de porter dans des maisons particulières pour vendre aucune sorte de denrées, même des fruits, légumes, bois à brûler, herbes pour la nourriture des bestiaux et leurs manufactures, sans permission expresse de leurs maîtres par un billet ou par des marques connues; à peine de revendication des choses ainsi vendues, sans restitution de prix, pour les maîtres et de 6 livres tournois d'amende à leur profit contre les acheteurs.
Article 20
Voulons à cet effet que deux personnes soient préposées par nos officiers dans chaque marché pour examiner les denrées et marchandises qui y seront apportées par les esclaves, ensemble les billets et marques de leurs maîtres dont ils seront porteurs.
Article 21
Permettons à tous nos sujets habitants des îles de se saisir de toutes les choses dont ils trouveront les esclaves chargés, lorsqu'ils n'auront point de billets de leurs maîtres, ni de marques connues, pour être rendues incessamment à leurs maîtres, si leur habitation est voisine du lieu où leurs esclaves auront été surpris en délit: sinon elles seront incessamment envoyées à l'hôpital pour y être en dépôt jusqu'à ce que les maîtres en aient été avertis.
Article 22
Seront tenus les maîtres de faire fournir, par chacune semaine, à leurs esclaves âgés de dix ans et au-dessus, pour leur nourriture, deux pots et demi, mesure de Paris, de farine de manioc, ou trois cassaves pesant chacune 2 livres et demie au moins, ou choses équivalentes, avec 2 livres de boeuf salé, ou 3 livres de poisson, ou autres choses à proportion: et aux enfants, depuis qu'ils sont sevrés jusqu'à l'âge de dix ans, la moitié des vivres ci-dessus.
Article 23
Leur défendons de donner aux esclaves de l'eau-de-vie de canne ou guildive, pour tenir lieu de subsistance mentionnée en l'article précédent.
Article 24
Leur défendons pareillement de se décharger de la nourriture et subsistance de leurs esclaves en leur permettant de travailler certain jour de la semaine pour leur compte particulier.
Article 25
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Seront tenus les maîtres de fournir à chaque esclave, par chacun an, deux habits de toile ou quatre aunes de toile, au gré des maîtres.
Article 26
Les esclaves qui ne seront point nourris, vêtus et entretenus par leurs maîtres, selon que nous l'avons ordonné par ces présentes, pourront en donner avis à notre procureur général et mettre leurs mémoires entre ses mains, sur lesquels et même d'office, si les avis viennent d'ailleurs, les maîtres seront poursuivis à sa requête et sans frais; ce que nous voulons être observé pour les crimes et traitements barbares et inhumains des maîtres envers leurs esclaves.
Article 27
Les esclaves infirmes par vieillesse, maladie ou autrement, soit que la maladie soit incurable ou non, seront nourris et entretenus par leurs maîtres, et, en cas qu'ils eussent abandonnés, lesdits esclaves seront adjugés à l'hôpital, auquel les maîtres seront condamnés de payer 6 sols par chacun jour, pour la nourriture et l'entretien de chacun esclave.
Article 28
Déclarons les esclaves ne pouvoir rien avoir qui ne soit à leurs maîtres; et tout ce qui leur vient par industrie, ou par la libéralité d'autres personnes, ou autrement, à quelque titre que ce soit, être acquis en pleine propriété à leurs maîtres, sans que les enfants des esclaves, leurs pères et mères, leurs parents et tous autres y puissent rien prétendre par successions, dispositions entre vifs ou à cause de mort; lesquelles dispositions nous déclarons nulles, ensemble toutes les promesses et obligations qu'ils auraient faites, comme étant faites par gens incapables de disposer et contracter de leur chef.
Article 29
Voulons néanmoins que les maîtres soient tenus de ce que leurs esclaves auront fait par leur commandement, ensemble de ce qu'ils auront géré et négocié dans les boutiques, et pour l'espèce particulière de commerce à laquelle leurs maîtres les auront préposés, et au cas que leurs maîtres ne leur aient donné aucun ordre et ne les aient point préposés, ils seront tenus seulement jusqu'à concurrence de ce qui aura tourné à leur profit, et, si rien n'a tourné au profit des maîtres, le pécule desdits esclaves que les maîtres leur auront permis d'avoir en sera tenu, après que les maîtres en auront déduit par préférence ce qui pourra leur être dû; sinon que le pécule consistât en tout ou partie en marchandises, dont les esclaves auraient permission de faire trafic à part, sur lesquelles leurs maîtres
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viendront seulement par contribution au sol la livre avec les autres créanciers.
Article 30
Ne pourront les esclaves être pourvus d'office ni de commission ayant quelque fonction publique, ni être constitués agents par autres que leurs maîtres pour gérer et administrer aucun négoce, ni être arbitres, experts ou témoins, tant en matière civile que criminelle: et en cas qu'ils soient ouïs en témoignage, leur déposition ne servira que de mémoire pour aider les juges à s'éclairer d'ailleurs, sans qu'on en puisse tire aucune présomption, ni conjoncture, ni adminicule de preuve.
Article 31
Ne pourront aussi les esclaves être parties ni être (sic) en jugement en matière civile, tant en demandant qu'en défendant, ni être parties civiles en matière criminelle, sauf à leurs maîtres d'agir et défendre en matière civile et de poursuivre en matière criminelle la réparation des outrages et excès qui auront été contre leurs esclaves.
Article 32
Pourront les esclaves être poursuivis criminellement, sans qu'il soit besoin de rendre leurs maîtres partie, (sinon) en cas de complicité: et seront les esclaves accusés, jugés en première instance par les juges ordinaires et par appel au Conseil souverain, sur la même instruction et avec les mêmes formalités que les personnes libres.
Article 33
L'esclave qui aura frappé son maître, sa maîtresse ou le mari de sa maîtresse, ou leurs enfants avec contusion ou effusion de sang, ou au visage, sera puni de mort.
Article 34
Et quant aux excès et voies de fait qui seront commis par les esclaves contre les personnes libres, voulons qu'ils soient sévèrement punis, même de mort, s'il y échet.
Article 35
Les vols qualifiés, même ceux de chevaux, cavales, mulets, boeufs ou vaches, qui auront été faits par les esclaves ou par les affranchis, seront punis de peines afflictives, même de mort, si le cas le requiert.
Article 36
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Les vols de moutons, chèvres, cochons, volailles, canne à sucre, pois, mil, manioc ou autres légumes, faits par les esclaves, seront punis selon la qualité du vol, par les juges qui pourront, s'il y échet, les condamner d'être battus de verges par l'exécuteur de la haute justice et marqués d'une fleur de lys.
Article 37
Seront tenus les maîtres, en cas de vol ou d'autre dommage causé par leurs esclaves, outre la peine corporelle des esclaves, de réparer le tort en leur nom, s'ils n'aiment mieux abandonner l'esclave à celui auquel le tort a été fait; ce qu'ils seront tenus d'opter dans trois jours, à compter de celui de la condamnation, autrement ils en seront déchus.
Article 38
L'esclave fugitif qui aura été en fuite pendant un mois, à compter du jour que son maître l'aura dénoncé en justice, aura les oreilles coupées et sera marqué d'une fleur de lis une épaule; s'il récidive un autre mois pareillement du jour de la dénonciation, il aura le jarret coupé, et il sera marqué d'une fleur de lys sur l'autre épaule; et, la troisième fois, il sera puni de mort.
Article 39
Les affranchis qui auront donné retraite dans leurs maisons aux esclaves fugitifs, seront condamnés par corps envers les maîtres en l'amende de 300 livres de sucre par chacun jour de rétention, et les autres personnes libres qui leur auront donné pareille retraite, en 10 livres tournois d'amende par chacun jour de rétention.
Article 40
L'esclave sera puni de mort sur la dénonciation de son maître non complice du crime dont il aura été condamné sera estimé avant l'exécution par deux des principaux habitants de l'île, qui seront nommés d'office par le juge, et le prix de l'estimation en sera payé au maître; et, pour à quoi satisfaire, il sera imposé par l'intendant sur chacune tête de nègre payant droits la somme portée par l'estimation, laquelle sera régalé sur chacun desdits nègres et levée par le fermier du domaine royal pour éviter à frais.
Article 41
Défendons aux juges, à nos procureurs et aux greffiers de prendre aucune taxe dans les procès criminels contre les esclaves, à peine de concussion.
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Article 42
Pourront seulement les maîtres, lorsqu'ils croiront que leurs esclaves l'auront mérité les faire enchaîner et les faire battre de verges ou cordes. Leur défendons de leur donner la torture, ni de leur faire aucune mutilation de membres, à peine de confiscation des esclaves et d'être procédé contre les maîtres extraordinairement.
Article 43
Enjoignons à nos officiers de poursuivre criminellement les maîtres ou les commandeurs qui auront tué un esclave étant sous leur puissance ou sous leur direction et de punir le meurtre selon l'atrocité des circonstances; et, en cas qu'il y ait lieu à l'absolution, permettons à nos officiers de renvoyer tant les maîtres que les commandeurs absous, sans qu'ils aient besoin d'obtenir de nous Lettres de grâce.
Article 44
Déclarons les esclaves être meubles et comme tels entrer dans la communauté, n'avoir point de suite par hypothèque, se partager également entre les cohéritiers, sans préciput et droit d'aînesse, n'être sujets au douaire coutumier, au retrait féodal et lignager, aux droits féodaux et seigneuriaux, aux formalités des décrets, ni au retranchement des quatre quints, en cas de disposition à cause de mort et testamentaire.
Article 45
N'entendons toutefois priver nos sujets de la faculté de les stipuler propres à leurs personnes et aux leurs de leur côté et ligne, ainsi qu'il se pratique pour les sommes de deniers et autres choses mobilières.
Article 46
Seront dans les saisies des esclaves observées les formes prescrites par nos ordonnances et les coutumes pour les saisies des choses mobilières. Voulons que les deniers en provenant soient distribués par ordre de saisies; ou, en cas de déconfiture, au sol la livre, après que les dettes privilégié auront été payées et généralement que la condition des esclaves soit réglée en toutes affaires comme celle des autres choses mobilières, aux exceptions suivantes.
Article 47
Ne pourront être saisis et vendus séparément le mari, la femme et leurs enfants impubères, s'ils sont tous sous la puissance d'un même maître; déclarons nulles les saisies et ventes séparées qui en seront faites; ce que
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nous voulons avoir lieu dans les aliénations volontaires, sous peine, contre ceux qui feront les aliénations, d'être privés de celui ou de ceux qu'ils auront gardés, qui seront adjugés aux acquéreurs, sans qu'ils soient tenus de faire aucun supplément de prix.
Article 48
Ne pourront aussi les esclaves travaillant actuellement dans les sucreries, indigoteries et habitations, âgés de quatorze ans et au-dessus jusqu'à soixante ans, être saisis pour dettes, sinon pour ce qui sera dû du prix de leur achat, ou que la sucrerie, indigoterie, habitation, dans laquelle ils travaillent soit saisie réellement; défendons, à peine de nullité, de procéder par saisie réelle et adjudication par décret sur les sucreries, indigoteries et habitations, sans y comprendre les nègres de l'âge susdit y travaillant actuellement.
Article 49
Le fermier judiciaire des sucreries, indigoteries, ou habitations saisies réellement conjointement avec les esclaves, sera tenu de payer le prix entier de son bail, sans qu'il puisse compter parmi les fruits qu'il perçoit les enfants qui seront nés des esclaves pendant son bail.
Article 50
Voulons, nonobstant toutes conventions contraires, que nous déclarons nulles, que lesdits enfants appartiennent à la partie saisie, si les créanciers sont satisfaits d'ailleurs, ou à l'adjudicataire, s'il intervient un décret; et, à cet effet, il sera fait mention dans la dernière affiche, avant l'interposition du décret, desdits enfants nés esclaves depuis la saisie réelle. Il sera fait mention, dans la même affiche, des esclaves décédés depuis la saisie réelle dans laquelle ils étaient compris.
Article 51
Voulons, pour éviter aux frais et aux longueurs des procédures, que la distribution du prix entier de l'adjudication conjointe des fonds et des esclaves, et de ce qui proviendra du prix des baux judiciaires, soit faite entre les créanciers selon l'ordre de leurs privilèges et hypothèques, sans distinguer ce qui est pour le prix des fonds d'avec ce qui est pour le prix des esclaves.
Article 52
Et néanmoins les droits féodaux et seigneuriaux ne seront payés qu'à proportion du prix des fonds.
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Article 53
Ne seront reçus les lignagers et seigneurs féodaux à retirer les fonds décrétés, s'ils ne retirent les esclaves vendus conjointement avec fonds ni l'adjudicataire à retenir les esclaves sans les fonds.
Article 54
Enjoignons aux gardiens nobles et bourgeois usufruitiers, amodiateurs et autres jouissants des fonds auxquels sont attachés des esclaves qui y travaillent, de gouverner lesdits esclaves comme bons pères de famille, sans qu'ils soient tenus, après leur administration finie, de rendre le prix de ceux qui seront décédés ou diminués par maladie, vieillesse ou autrement, sans leur faute, et sans qu'ils puissent aussi retenir comme fruits à leur profit les enfants nés desdits esclaves durant leur administration, lesquels nous voulons être conservés et rendus à ceux qui en sont maîtres et les propriétaires.
Article 55
Les maîtres âgés de vingt ans pourront affranchir leurs esclaves par tous actes vifs ou à cause de mort, sans qu'ils soient tenus de rendre raison de l'affranchissement, ni qu'ils aient besoin d'avis de parents, encore qu'ils soient mineurs de vingt-cinq ans.
Article 56
Les esclaves qui auront été fait légataires universels par leurs maîtres ou nommés exécuteurs de leurs testaments ou tuteurs de leurs enfants, seront tenus et réputés, les tenons et réputons pour affranchis.
Article 57
Déclarons leurs affranchissements faits dans nos îles, leur tenir lieu de naissance dans nos dites îles et les esclaves affranchis n'avoir besoin de nos lettres de naturalité pour jouir des avantages de nos sujets naturels de notre royauté, terres et pays de notre obéissance, encore qu'ils soient nés dans les pays étrangers.
Article 58
Commandons aux affranchis de porter un respect singulier à leurs anciens maîtres, à leurs veuves et à leurs enfants, en sorte que l'injure qu'ils leur auront faite soit punie plus grièvement que si elle était faite à une autre personne: les déclarons toutefois francs et quittes envers eux de toutes autres charges, services et droits utiles que leurs anciens maîtres voudraient prétendre tant sur leurs personnes que sur leurs biens et
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successions en qualité de patrons.
Article 59
Octroyons aux affranchis les mêmes droits, privilèges et immunités dont jouissent les personnes nées libres; voulons que le mérite d'une liberté acquise produise en eux, tant pour leurs personnes que pour leurs biens, les mêmes effets que le bonheur de la liberté naturelle cause à nos autres sujets.
Article 60
Déclarons les confiscations et les amendes qui n'ont point de destination particulière, par ces présentes nous appartenir, pour être payées à ceux qui sont préposés à la recette de nos droits et de nos revenus; voulons néanmoins que distraction soit faite du tiers desdites confiscations et amendes au profit de l'hôpital établi dans l'île où elles auront été adjugées.
Si donnons l’ordre à nos aimés et loyaux gens tenant notre conseil souverain établi à la Martinique, Guadeloupe, Saint-Christophe, que ces présentes ils aient à les faire lire, publier et enregistrer, et le contenu en elles garder et observer de point en point selon leur forme et teneur, sans contrevenir ni permettre qu’il y soit contrevenu en quelque sorte et manière que ce soit, nonobstant tous édits, déclarations, arrêts et usages, auxquels nous avons dérogé et dérogeons par ces dites présentes, car tel est notre plaisir. Et enfin que ce soit chose ferme et stable à toujours, nous y avons fait mettre notre sceau. Donné à Versailles au mois de mars 1685. Signé : Louis le quatorzième.
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Imprimé par SIA
16, Rue Bernard Dimey
75018 Paris (France)
N° Imp. S26020
©Léandre Sahiri, 2008
Dépôt légal : 1er trimestre 2008