Le Chevalier Ulrich von Hutten et le pédagogue-moraliste Joannes ...

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1 Nathaël ISTASSE (Bibliothèque royale de Belgique) LE CHEVALIER ULRICH VON HUTTEN ET LE PÉDAGOGUE- MORALISTE JOANNES RAVISIUS TEXTOR: REGARDS CROISÉS SUR LES MISÈRES AULIQUES Quid refert a quo metallo piscis trahatur ? U. von Hutten, Aula AVANT-PROPOS Le sujet proposé est riche de perspectives et concentre en son sein plusieurs thèmes fondamentaux comme la mise en confrontation de deux mondes, la science ou l’intelligence et le pouvoir, avec leurs rapports mutuels allant de l’union parfaite et de la fusion harmonieuse à l’hostilité viscérale, en passant par le mépris ou l’indifférence; intrinsèquement se pose également la question de la part prise par les élites sociales et politiques dans le développement des mouvements intellectuels et culturels (mécénat, etc.) – à l’égard de l’Humanisme pour ce qui nous concerne – et, à l’inverse, celle de l’action des idées et de la culture (humaniste ou autre) sur la société en général et sur la classe dirigeante en particulier (le prince et son entourage, les notables de la ville, les cadres de l’Église, etc.). Nous voudrions contribuer à l’étude de l’humanisme allemand en France et à Paris en particulier, au début du XVI e siècle 1 En toute rigueur méthodologique, nous avons premièrement cherché, comme chacun d’entre nous, à circonscrire la notion d’aristocratie ou d’élite, appliquée à la sphère politique et intellectuelle, pour aboutir, dans le cadre de la présente communication et dans le contexte de l’humanisme du XVI e siècle allemand et parisien, à ces limitations: par « élitisme politique, social », nous entendons précisément celui de la cour et des princes, non celui de la ville ou encore du Parlement , ainsi que, par ailleurs, alimenter quelque peu notre connaissance de la tradition littéraire « anticourtoise » et de ses enjeux. 2 ; en ce qui concerne l’autre versant, l’« élitisme intellectuel », nous parlerons, d’une part, d’un prince des lettres allemandes, d’un poeta laureatus par Maximilien I er (1517), le Chevalier Ulrich von Hutten (1488-1523) – donc également une figure de l’aristocratie sociale, comme on l’aura noté 3 1 Hutten n’est pas le seul « contact direct » de Textor avec l’humanisme allemand à Paris: il entretint une amitié avec Nicolaus Asclepius Barbatus (originaire de Kassel dans la Hesse), dont témoigne un poème de Textor à l’auteur des deux livres d’Epigrammata adressés à Anton de la Marck son protecteur (Paris, avril 1521). Dans ce même recueil, Barbatus consacre un poème à la Damisella de Textor (II, fol. 47). Enfin, signalons que le poète évoque Textor dans son panégyrique d’Ulrich von Hutten et de Franz von Sickingen (v. 168), cf. U. von Hutten, Ulrichi Hutteni equitis Germani Opera… omnia, III, éd. E. Böcking, Lipsiae, 1862, p. 554, n° 332 (add. ad II, p. 372). 2 Cette répartition des élites n’exclut évidemment pas la présence parmi les courtisans de savants et penseurs, brûlés eux aussi par le fiel des critiques. – qui, consiliarius au service de l’archevêque 3 Quant à Ravisius, divers éléments biographiques (par exemple, son école primaire à Corbigny) semblent lui attribuer une famille aisée, voire noble, mais aucun élément n’indique assurément que la seigneurie de Ravisy (ou Ravisi), près d’Alluy (Nièvre), ait appartenu à sa famille, ni même qu’elle ait (encore) existé à son époque. Les

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    Nathal ISTASSE (Bibliothque royale de Belgique)

    LE CHEVALIER ULRICH VON HUTTEN ET LE PDAGOGUE-

    MORALISTE JOANNES RAVISIUS TEXTOR: REGARDS CROISS SUR LES MISRES AULIQUES

    Quid refert a quo metallo piscis trahatur ? U. von Hutten, Aula

    AVANT-PROPOS Le sujet propos est riche de perspectives et concentre en son sein plusieurs thmes

    fondamentaux comme la mise en confrontation de deux mondes, la science ou lintelligence et le pouvoir, avec leurs rapports mutuels allant de lunion parfaite et de la fusion harmonieuse lhostilit viscrale, en passant par le mpris ou lindiffrence; intrinsquement se pose galement la question de la part prise par les lites sociales et politiques dans le dveloppement des mouvements intellectuels et culturels (mcnat, etc.) lgard de lHumanisme pour ce qui nous concerne et, linverse, celle de laction des ides et de la culture (humaniste ou autre) sur la socit en gnral et sur la classe dirigeante en particulier (le prince et son entourage, les notables de la ville, les cadres de lglise, etc.). Nous voudrions contribuer ltude de lhumanisme allemand en France et Paris en particulier, au dbut du XVIe sicle1

    En toute rigueur mthodologique, nous avons premirement cherch, comme chacun dentre nous, circonscrire la notion daristocratie ou dlite, applique la sphre politique et intellectuelle, pour aboutir, dans le cadre de la prsente communication et dans le contexte de lhumanisme du XVIe sicle allemand et parisien, ces limitations: par litisme politique, social , nous entendons prcisment celui de la cour et des princes, non celui de la ville ou encore du Parlement

    , ainsi que, par ailleurs, alimenter quelque peu notre connaissance de la tradition littraire anticourtoise et de ses enjeux.

    2; en ce qui concerne lautre versant, l litisme intellectuel , nous parlerons, dune part, dun prince des lettres allemandes, dun poeta laureatus par Maximilien Ier (1517), le Chevalier Ulrich von Hutten (1488-1523) donc galement une figure de laristocratie sociale, comme on laura not3

    1 Hutten nest pas le seul contact direct de Textor avec lhumanisme allemand Paris: il entretint une amiti avec Nicolaus Asclepius Barbatus (originaire de Kassel dans la Hesse), dont tmoigne un pome de Textor lauteur des deux livres dEpigrammata adresss Anton de la Marck son protecteur (Paris, avril 1521). Dans ce mme recueil, Barbatus consacre un pome la Damisella de Textor (II, fol. 47). Enfin, signalons que le pote voque Textor dans son pangyrique dUlrich von Hutten et de Franz von Sickingen (v. 168), cf. U. von Hutten, Ulrichi Hutteni equitis Germani Opera omnia, III, d. E. Bcking, Lipsiae, 1862, p. 554, n 332 (add. ad II, p. 372). 2 Cette rpartition des lites nexclut videmment pas la prsence parmi les courtisans de savants et penseurs, brls eux aussi par le fiel des critiques.

    qui, consiliarius au service de larchevque

    3 Quant Ravisius, divers lments biographiques (par exemple, son cole primaire Corbigny) semblent lui attribuer une famille aise, voire noble, mais aucun lment nindique assurment que la seigneurie de Ravisy (ou Ravisi), prs dAlluy (Nivre), ait appartenu sa famille, ni mme quelle ait (encore) exist son poque. Les

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    Albrecht de Mayence (1490-1545) de septembre 1517 aot 1519, fut envoy la cour du roi de France (Franois Ier) doctobre 1517 janvier 1518 en qualit de diplomate et reprsentant officiel de ce prince lecteur4

    En ce qui concerne la pars Hutteniana de cette tude thmatique bilatrale, nous nous appuierons sur la teneur de son copieux dialogue Misaulus ou Aula rdig au cours de lt 1518 et publi Augsbourg le 17 septembre de cette anne-l

    , et, dautre part, dun humaniste franais, Joannes Ravisius Textor (c. 1493-1522), qui, pour sa cour estudiantine du Collge de Navarre comme pour lEurope, scolaire tout au moins, fit figure de Princeps.

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    Il semble bien, sans pousser plus loin lenqute psychanalytique, que la Cour, les courtisans et spcialement leur vie misrable aient constitu un sujet trs sensible, voire une obsession, chez notre humaniste franais. Nous avons d, en effet, dans le cadre de cette premire comparaison, oprer un choix dans les pices verser au dossier de Textor : nous tudierons donc, essentiellement, son dialogue Fortuna et Aulicus (dition posthume de 1529-1530); dans un second temps, nous complterons linformation en tudiant les pices liminaires de ldition textorienne de lAula, savoir son ptre ddicatoire Louis de Genve, sacristain du chapitre cathdral de Tarentaise

    . Nous tudierons sa rception idologique chez le clbre auteur du Specimen epithetorum (1518) et de lOfficina (1520), mais galement, il faut signaler ce point moins connu, emaculator du texte huttnien sorti des presses dAntoine Aussourd pour le libraire Rgnault Chaudire le 21 juillet 1519.

    6, et un pome De miseria aulicorum adress son ancien matre dcole Hugo Viturellus, non sans oublier deux de ses Epistolae morales (dition posthume de 1529; lettres 36 et 86) porteuses de conseils et de mises en garde contre les dangers de laulica vita ou via7

    passages traduits du Dialogue Fortuna et Aulicus que lon trouvera au cours de la prsente contribution proviennent de notre dition traduite et commente des Dialogi de lauteur ( paratre). Pour les autres points biographiques abords, nous nous permettons de renvoyer notre mise au point parue dans la revue Bibliothque dHumanisme et Renaissance, 69, 3, 2007, p. 691-703 et, court terme, notre tude biobibliographique sur Textor paratre dans la collection des Travaux dHumanisme et Renaissance, Genve, Droz. 4 Sur ce bref sjour parisien dU. von Hutten, cf. A. Lefranc, Ulrich de Hutten Paris, 1517 , Bulletin de la Socit de lHistoire du Protestantisme franais, 39, 1890, p. 181-189 (avec utilisation de ldition textorienne de lAula comme preuve de linfluence des crits huttniens Paris, Ibidem, p. 181, n. 1). 5 La dernire dition traduite de lAula est rcente, cf. U. von Hutten, Ulrich von Hutten. Eines deutschen Ritters Dialog ber den Hof, d. R. A. Mller, K. Schreiner, Kiel, 2008. Cf. aussi Ulrichi Hutteni opera omnia, IV, d. E. Bcking, 1860, p. 43-74. 6 On notera que Textor justifie son entreprise ditoriale par la publica omnium utilitas quil reconnat au dialogue huttnien (outre la difficult de se procurer lopuscule Paris) et lgitime le choix de son ddicataire par sa riche exprience personnelle des milieux courtois nationaux et trangers, dont il est rput connatre les aulicae miseriae, comme dit Textor, aussi bien que son nom ( tamquam uum nomen ). Outre le plaisir de la memoratio de ces preuves, mais surtout, devons-nous comprendre, de la faon exemplaire dont lecclsiastique sest tir de ces gupiers, Louis de Genve pourra, grce ce trait, susciter le dsir de la vertu ou leffroi capable de le mettre labri des vanits courtisanes ( stimulum ad virtutem incutere aut ad vitandas aulicorum vanitates terrorem ) chez son noble lve Jean Philippe de Grole (lev lpiscopat en 1516 lge de douze ans, sacr vque de Tarentaise en 1528). 7 On pourrait galement rechercher les allusions au monde de la courtisanerie dans les vingt-trois autres Dialogi et y tudier spcialement les personnages de Mystillus et de Taratalla, ainsi que les trois Mundani.

    . Mais avant tout, afin de mettre en contexte et en perspective ces deux points de vue dune

    certaine aristocratie intellectuelle sur une certaine aristocratie sociale, nous retracerons trs brivement la tradition critique littraire lgard du milieu aulique.

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    LMENTS INTRODUCTIFS SUR LA TRADITION LITTRAIRE CRITIQUE A LGARD DE LA COUR

    La critique littraire du monde bourgeois et plus spcialement courtois nest pas neuve, ce

    constat valant galement pour lpoque de nos deux humanistes. Ses alas et dangers divers sur le plan moral et thique, les rapports du courtisan la Fortune, les caprices du prince machiavlique, en un mot lantagonisme fondamental existant entre le spirituel et le temporel sur les plans intellectuel, religieux et politique, ont reprsent, pour les thologiens, moralistes et humanistes de tous temps, des matires quasi inexhaustibles8

    De la Satire V de Juvnal et surtout du , Sur ceux qui sont aux gages des grands de Lucien

    .

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    8 Pour des tudes globales, voir essentiellement (par ordre chronologique): H. Kiesel, Bei Hof, bei Hll . Untersuchungen zur literarischen Hofkritik von Sebastian Brant bis Friedrich Schiller, Tbingen, De Gruyter [Studien zur deutschen Literatur, 60], 1979; Id., Lang zu hofe, lang zu helle: Literarische Hofkritik der Humanisten , Legitimationskrisen des deutschen Adels 1200-1900, d. P.U. Hohendahl, P.M. Ltzeler, Stuttgart, 1979, p. 61-81; Humanismus und hfisch-stdtische Eliten im 16. Jh.: 23. Deutsch-franzsisches Historikerkolloquium des Deutschen Historischen Instituts (Paris, 6.-9. April 1987) = Humanisme et lites des cours et des villes au XVIe sicle, d. K. Malettke, J. Voss, Bonn, Rhrscheid [Pariser historische Studien, 27], 1989 et particulirement larticle de J. Jacquart Humanisme et lites Paris au XVIe sicle , p. 15-28; B. Studt, Exeat aula, qui vult esse pius. Der geplagte Alltag des Hofliteraten , Alltag bei Hofe: 3. Symposion der Residenzen-Kommission der Akademie der Wissenschaften in Gttingen zu Ansbach vom 28. Februar-1. Mrz 1992, d. W. Paravicini, Sigmaringen, Thorbecke, 1995, p. 113-136; Hofgesellschaft und Hflinge an europischen Frstenhfen in der Frhen Neuzeit (15.-18. Jh.) = Socit de cour et courtisans dans l'Europe de l'poque moderne (XVe-XVIIIe sicle), d. K. Malettke, C. Grell, Mnster, London, Lit [Forschungen zur Geschichte der Neuzeit. Marburger Beitrge, 1], 2001. 9 Prcisons que les efforts de Lucien visent librer seulement les (philosophes, grammatistes, musiciens,) qui se mettent la solde des puissants et non les gymnastes et autres flagorneurs (cf. Sur ceux qui sont aux gages, 4). On se souviendra, pour lanecdote, que Lucien crut bon de composer, une fois en service civil en gypte, une apologie pour ces mmes hommes de culture la solde des puissants Rappelons que linfluence de cet opuscule de Lucien a pu trouver un second souffle loccasion de la traduction latine rasmienne des Opera omnia en 1506. Cet archtype littraire, en partie par le biais des ouvrages de Piccolomini et de Hutten, a inspir galement des uvres en franais comme le Discours de la Court en vers de Claude Chappuys (1543) ou la Promesse (ou lgie la Royne) de Ronsard (1564). Cf. O. Gewerstock, Lucian und Hutten. Zur Geschichte des Dialogs im 16. Jahrhundert, Berlin, 1924, p. 67-77; P.M. Smith, The anti-courtier trend in sixteenth century French literature, Geneva, Droz, 1966 (particulirement p. 21-25: influence no-latine); J.M. Massing, The illustrations of Lucians Imago vitae aulicae , Journal of the Warburg and Courtauld Institute, 50, 1987, p. 214-219. ct dautres pices latines consacres au thme de l anticourtisanerie comme le Curial (De vita curiali) dAlain Chartier (sur linfluence de ce texte, principalement dans les domaines latin, italien et franais, cf. F. Heuckenkamp, Alain Chartier. Le Curial, texte franais du XVe sicle, Halle, 1899, p. xxxv-xliii; Roberti Gaguini epistolae et orationes, d. L. Thuasne, t. II, Paris, E. Bouillon, 1903, n. 1, p. 201-205), la stance de Jean Jacques Boissard (Aulica vita splendida miseria) ou lpigramme De curia aulica dtienne Pasquier. Il ne faut pas, dans le cadre dune tude du courant littraire anticourtois au XVIe sicle en France, passer sous silence ces deux ouvrages en franais: la satire Des courtisans dAmadis Jamyn (cf. Le second volume des uvres potiques dAmadis Jamyn, Paris, 1584, f. 99 v.) et Le Misaule ou Haineux de Court (lequel par un dialogisme et confabulation fort agrable et plaisante, dmonstre srieusement lestat des courtisans et autres suivans la court des Princes), satire franaise parue en 1585, inspire essentiellement de lptre De curialium miseriis de Piccolomini (cf. P.M. Smith, The anti-courtier trend, p. 167), mme si son auteur, Gabriel Chappuys, est aussi traducteur du dialogue huttnien. La satire du bourgeois est galement bien reprsente dans les pices mdivales franaises. Sur ce vaste sujet, cf. par exemple J.V. Alter, Les origines de la satire anti-bourgeoise en France au Moyen ge et au XVIe sicle, Genve, Droz [Travaux dHumanisme et Renaissance, 83], 1966.

    aux crits satiriques De infelicitate principum (1440) du Pogge et

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    De curialium miseriis (1444) dEneo Silvio Piccolomini10, en passant par la Lettre XIV de Pierre de Blois sur les dangers de la cour, en loccurrence celle dHenri II Plantagenet11, et le De casibus virorum illustrium (1355-1374) de Boccace, on voit que les prdcesseurs, mais aussi les sources potentielles de Hutten et de Textor ntaient pas rares12. Avec la plupart des critiques modernes, nous nhsiterons pas parler, plus que de thme littraire, de genre littraire, attenant la littrature moralistique gnrale13

    10 Il sagit dune trs longue Epistola adresse son ami Johannes de Eich, destinataire choisi puisquayant aboy longtemps inter aulicos canes , et dite seulement en 1473. Dans son ptre Louis de Genve, Textor dclare avoir bien conscience de lexistence des briseurs de glace ( praescidisse glaciem , relativement la nouveaut du sujet) que furent Poggio Bracciolini et le futur Pie II, mais souligne galement le gouffre stylistique bant entre Hutten et ces deux prdcesseurs (exactement: intervalle dautant de stades que de jours couls entre leurs traits et la prsente Aula ). Lloge du ralisme huttnien vaut la peine dtre reproduit in extenso, dautant quil contient un rsum pittoresque de la vie calamiteuse des courtisans: o il retrace les misres des courtisans avec tant dart et de talent quau moment o je lisais, avec prcipitation, selon mon habitude, javais limpression dtre dvor par les punaises et dchir par la gale, dexhaler une odeur repoussante, dtre dfigur par la lpre, dtre rong jusqu la moelle par le mal napolitain, dtre couch sur des matelas pouilleux au milieu dessaims de puces, dabsorber une nourriture immonde et repoussante offerte dans des plats souills et de souffrir en moi toutes les autres misres qui, selon lui, sont le lot des courtisans (trad. P. Aquilon, La rception de lhumanisme allemand Paris travers la production imprime: 1480-1540 , Lhumanisme allemand (1480-1540). XIIIe Colloque international de Tours, Paris-Mnchen, 1979, p. 53). 11 Il y sjourna partir de 1173. Cf. L. Harf-Lancner, LEnfer de la cour: la cour dHenri II Plantagenet et la Mesnie Hellequin dans luvre de Jean de Salisbury, de Gautier Map, de Pierre de Blois et de Giraud de Barri , LEtat et les aristocraties (France, Angleterre, Ecosse) XIIe-XVIIe sicle, d. P. Contamine, Paris, Presses de lENS, 1989, p. 27-50. On notera notamment le sous-titre rvlateur du Policratus de Jean de Salisbury: sive de nugis curialium et vestigiis philosophorum. Sur la critique littraire de la cour en Angleterre, cf. C. Uhlig, Hofkritik im Englang des Mittelalters und der Renaissance. Studien zu einem Gemeinplatz der europischen Moralistik, Berlin-New York, De Gruyter, 1973; R. Khn, Militia curialis. Die Kritik am geistlichen Hofdienst bei Peter von Blois und in der lateinischen Literatur des 9.-12. Jahrhunderts , Soziale Ordnungen im Selbstverstndnis des Mittelalters, d. A. Zimmermann, I, Berlin-New York, De Gruyter, 1979, p. 227-257. 12 Ainsi, on peut affirmer que lAula de Hutten sinspire des lments satiriques traditionnels (antiques, mdivaux et recentiores) que lon trouve condenss chez Lucien ou chez Piccolomini, en les prolongeant et en les rarrangeant, cf. H. Kiesel, Bei Hof, bei Hll, p. 69. Paralllement la tradition littraire, il serait intressant de pousser linvestigation du ct du lexique humaniste relatif la cour. Ainsi, ct des mots neutres et descriptifs comme aula (aulicus, aulice, aulicari, etc.), curia (curialis, curialitas, etc.), on trouve certains termes plus rares, souvent connots pjorativement, chez Guillaume Bud, Nicolas Clnard ou encore Andreas Fricius Modrevius (Modrzewski), comme aulicaster, -tri courtisan , aulicaturio, -ire dsirer une vie de courtisan , aulicismus, -i habitude dhomme de Cour , cf. R. Hoven (avec la collab. de L. Grailet), Lexique de la prose latine de la Renaissance, 2e d. revue et augmente, Leiden-Boston, Brill, 2006, s.v.

    .

    13 Il faut signaler aussi une entreprise telle que le recueil de H.P. Herdesianus intitul Aulica vita, et opposita huic vita privata (Francoforti, 1577; 2de d.: 1578) runissant, au-del dune foule dextraits dauteurs latins et grecs comme contemporains, les traits ou dialogues de Piccolomini, Hutten, Lucien dans la traduction drasme, les prceptes de ce dernier tirs de son uvre (loge de la Folie et correspondance), des extraits sur loeconomia aulica provenant du De incertitudine et vanitate scientiarum de Henri Corneille Agrippa, un pome dAntoine Fuchs De aulae molestiis ou encore louvrage, dans sa traduction latine, dAntonio de Guevara De vitae rusticae privataeque, laudibus, et contra de aulicae vitae molestiis (traduit en franais par Antoine Alaigre, Le mespris de la Court, avec la vie rusticque, Lyon, P. de Tours, 1542, etc.). Lindex fourni reprend des matires telles que les honores, divitiae, voluptates des courtisans, leur potentia, leur pietas, tout ce qui entre dans laulica dieta (nourriture, boissons, sommeil, voyages,), tous les monstres de la fameuse Mare Aulicum, ainsi quune multitude de notions curieuses et pittoresques, telles que les barbae aulicae (cf. aussi barbae philosophicae), les salaria aulica, les Tantali aulici, etc. Le titre dvelopp de laltera pars est lui aussi vocateur: De vita privata, mediocri, et tranquilla, vitae aulicae opposita Un peu plus dun sicle plus tard,

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    LECTURE COMPARE DE LAULA DE HUTTEN ET DES SOURCES TEXTORIENNES PRCITES Notre objectif nest pas tant de dterminer loriginalit respective de Hutten et de Textor au

    regard de leurs prdcesseurs essentiellement Lucien dans le texte ou dans la traduction drasme De iis, qui mercede conducti, in divitum familiis vivunt, ou encore le trait de Piccolomini ni leur influence sur les crits postrieurs, que de comparer ces deux auteurs entre eux, de tenter destimer au juste la dette et lindpendance de Textor vis--vis de Hutten, par le biais dune sorte de table raisonne des matires et thmes mis en lumire par ces deux humanistes14

    Linformation sur chaque thme de la vie aulique abord par le Chevalier et le rgent (regens grammaticorum) provient tant des avantages supposs respectivement par Castus et Fortuna que des dmentis et arguments avancs par Misaulus et Aulicus

    . Paralllement cette question de lEinflu, cest la reprsentation du Prince et de sa cour, telle que forge par Hutten et Textor, que nous tenterons de mettre en lumire.

    15. Au produit de ces deux documents, nous joindrons, pour rappel, les donnes originales tires des deux lettres de Textor voques plus haut (36 et 86), de son ptre Louis de Genve, ainsi que de son pome Viturellus, seul tmoignage versifi de lensemble. Une attention toute particulire sera porte au vocabulaire utilis par le noble pote allemand et le pdagogue et moraliste parisien16

    Si tu veux avoir accs facile et ouvert auprs des Princes, tout premier te faudra prendre cong de toutes vertus

    . Sodome et Bacchus Lincompatibilit rdhibitoire existant entre le milieu aulique et lducation vertueuse est

    assez bien rsume dans ce passage de la trs courte Epistola 86 de Textor, que nous citons dans la traduction dAntoine Tiron:

    17, renoncer la vrit, priser et alouer dun visage riant tout ce quils diront, ou feront, eussent-ils commis quelque meurtre18

    Ahasver Fritsch (1629-1701) fera paratre un vritable rquisitoire contre le phnomne curial, lAulicus peccans, sive Tractatus de peccatis aulicorum, auquel est joint, notons-le, le dialogue huttnien (Osterodae, 1682). 14 Cette classification de matires pourrait ventuellement servir de matrice initiale un projet de comparaison plus vaste incluant les uvres dj prcites et bien dautres, y compris la littrature franaise similaire du XVIe sicle. 15 Cette structure en miroir reprsente un premier point commun entre les deux auteurs. 16 Nous mettons en gras les termes employs communment par Hutten et Textor. Outre ces emplois lexicaux identiques (ou trs proches: de mme famille smantique), nous verrons que nombre dides et de passages de lAula se retrouvent en substance dans luvre de Textor analyse. 17 Littralement dire adieu la Vertu dans le texte latin. Cf. aussi les expressions a virtute alienum, nihil est non probrosum ou encore nihil non inhonestum audire , ou dire de soi tous vitupres (vituprations) et vilenies qui se peuvent dire (lot invitable du courtisan, traduction de Tiron), toutes employes par Textor dans lptre 36. 18 Les Epitres moralles de M. Iean Tissier de Nivernois, traduictes de Latin en Franoys par Antoine Tiron (Anvers, J. Wasberghe, 1563) = lettre 85, intitule Qui veut suivre la cour faut abandonner toutes vertus . Comme nous allons le voir, le courtisan se jette dans une dpravation continue de son me: quasiment tous les pchs, capitaux ou moins capitaux, sont points par les deux auteurs (avarice, luxure, cruaut, gourmandise, ambition destructrice,).

    .

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    Si facilem accessum velis tibi patere ad Principes, inprimis dicendum erit vale Virtuti, repudianda Veritas, atque etiam probandum gratante plausibili vultu quicquid illi dixerint aut fecerint, vel si hominem interfecerint.

    Ou encore dans son ptre 36:

    Ignores-tu combien cest chose difficile et austre de vivre sans reproche au lieu o vertu et prudhommie sont bannies et dchasses ? (Traduction de Tiron) Nescis quam austerum sit inculpate vivere, ubi probitas et virtus exulant. Hutten, Misaulus sive Aula Textor19

    Luxure in scortatores (incidere)20 FA: luxus ; meretrices. V: Veneri genioque vacari ;

    ; per (vinum et) amorem turpia admittere ;

    scorta poscere suas veneres concubitusque referre21 Ivresse et dchance

    semper ebrii ac temulenti vel citra vinum ; alacriter plenis concursare poculis ;

    vino dediti ; noctu diuque bibere ;

    vino madere (pavimenta) ; (des ebrii) plus profundere, quam

    ingurgitare et plus ingurgitare, quam ferre posse ;

    vinum aut acidum aut quod ab alia

    FA: ubi satis se ingurgitarunt vino, reclinant ebria capita et cervices in scamna et scrinia et

    quemcunque possunt locum22

    dormientibus oppedere

    ; sumptum praeter modum vinum ructare ;

    evomere ; 23

    V: lectos percacare

    , aut eorum nares taetro aliquo odore suffumigare.

    24 ; 19 Nous indiquerons systmatiquement la provenance de linformation: E/e = resp. Epistola 36 et 86; FA = Fortuna et Aulicus; L = ptre Louis de Genve; V = pome Viturellus. Pour allger ces notes, nous navons pas cru bon de prciser les folios et pages attestant chacun des termes signals. Dans la mme perspective, nous nindiquons quune fois les termes et expressions employs dans deux sources diffrentes ou davantage (chez Textor). Enfin, par souci duniformisation, nous avons remis au nominatif singulier ou pluriel les mots et adjectifs principaux, ainsi qu linfinitif les verbes conjugus. Le cas chant, une note prcise les personnes et situations vises par les expressions mentionnes. 20 Risque touchant particulirement les plus jeunes courtisans selon Hutten. Si Textor nemploie pas scortari dans les sources analyses, il affirme, en revanche, dans son dialogue Ecclesia, que lon trouve peu de prtres moins dbauchs que les maquignons de cour ( qui non scortentur liberius quam muliones aulici , f. 107 dans ldition de 1530). 21 Faire tat de ses matresses et de ses accouplements (v. 42). Le mot veneres peut aussi signifier ici charmes, attraits , mais cela donnerait une note quelque peu favorable ou positive un contexte de dchance morale. On trouvera, dans les sections suivantes, dautres pchs comme la gourmandise. 22 Lorsquils se sont assez gorgs de vin, ils inclinent tte ivre et paules en qute de banquettes et de coffres et de tout endroit quils peuvent atteindre . 23 Mme ide, si lon peut parler dune ide, en V (v. 38): / somno stertentis pedit in os socii . 24 Nous ne connaissons pas dattestation de percacare antrieure celle-ci, hormis celle de lAula mentionne ci-contre. U. von Hutten emploiera aussi lexpression omnibus merdis percacare , couvrir de toutes les merdes dans son Expostulatio contre rasme (1523), propos visant un ouvrage antiluthrien et quil attribue prcisment son adversaire, cf. U. von Hutten, Ulrichi Hutteni opera omnia, d. E. Bcking, II, 1859, p. 213, 4-5. Une seconde attestation se trouve, prcisment, dans la dfense de lhumaniste hollandais contre laccusation prcite, o lauteur de la Spongia adversus aspergines Hutteni dclare que cest lauteur de cette dlation Hutten qui prcisment omnibus merdis percacandus , car lui-mme, comme il lexplique, nentendit jamais dire de tels mots et ne profra ni mme ne songea profrer jamais de telles injures, cf. Ibidem, p. 288, 24-28.

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    sumptum mensa [], de quo biberat forte barbatus aliquis, barbam profuso nuper iure

    conspurcatam habens ; hesternam crapulam olere et quiddam

    eructare odiose foetidum ; percacatis sedere femoralibus, vini impetu

    emollita alvo, aut apud ipsam statim mensam vomere ; (in aula) effundi ;

    (eodem in triclinio) bibere, vomere, invicem sibi oppedere ;

    (du victus potator gisant) inter dormiendum vomere, inter vomendum dormire,

    excubantibus iuxta canibus, qui defluentes mediotenus palato sordes elamberent

    vomere in pateram ; inhonesta facere;

    calidis hircum foetentem pascere in alis25

    La religion

    Nous consacrons une rubrique au rapport des membres de la cour la religion, afin de

    montrer prcisment quau point de vue textuel, ce domaine na pas t beaucoup explicit par nos deux auteurs. Cependant, il va sans dire que le comportement des courtisans, tel que dcrit par Hutten et Textor, ne ressemble ni de prs ni de loin celui dun parfait sacristain

    Sur la question du degr de religiosit la cour, la sentence la plus premptoire mane sans aucun doute de Lucain: Exeat aula, qui vult esse pius 26

    Hutten, Aula

    .

    Textor fidem fraudare ;

    in deos (atque homines) delinquere27FA: refugere templa non minus quam

    carceres 28 Le luxe Dune manire gnrale, la vie luxueuse des courtisans est considre par Castus et Fortuna

    comme une corne de munditiae et de deliciae , lgances et douceurs , mais comme un amas de sordes , crasses (ou immunditiae ) par les courtisans malheureux29

    25 Faire patre un bouc puant au creux de ses chaudes aisselles (v. 41). Nous ne savons exactement les tenants et aboutissants exacts dun tel tableau (ivresse,), mais le plaons ici en tant que drive comportementale . 26 Lucain, De bello ciuili siue Pharsalia, VIII, 493-494. Hutten cite ce mot assassin dans son dialogue. 27 Cest, en loccurrence, le vent de lambitio qui fausse et repousse au loin les scrupules religieux. 28 Fortune qui lui oppose quelle a dj vu des courtisans dans des temples, Aulicus affirme que si certains peut-tre sy sont rendus, ce ntait pas pour prier, mais afin de digrer par une longue promenade leur nourriture dvore plus que de raison, ou bien, le ventre plein, bannir le dangereux sommeil en coutant des discours fabuleux .

    . Par ailleurs,

    29 Cependant, le courtisan repenti, tant chez Hutten que chez Textor, peut aussi bien reconnatre linfriorit matrielle de sa vie prcdente ( panni vilissimi , etc.), tout en chrissant son souvenir. Dautres expressions

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    Hutten na de cesse de montrer le contraste entre les mores aulae, que les courtisans sont forcs de suivre tels des Colosses ou des Gants, on leur demande dtre iactabundi, ostentatores, gloriosi, magnifici , de se plier, dans leur apparence, aux principes de pulchritudo et de venustas et leur hideur intrieure ( morbidi, marcentes, mire informes, ).

    Hutten, Aula Textor Vtements munditiae30 ; sericum 31 FA: sericati (sericei panni) ; paludati ;

    purpurati ; bysso (et purpura) induti ; aureae vestes ; gemmatae caligae.

    V: tunicae molles ; ostrum ; byssus mollis ; linum

    ; molliter/splendide/regie vestiti/adornati ;

    purpurati ; pretiosa/purpura vestis ; vestium nitor

    Bijoux, parures, richesses

    bene nummati ; aurum ; argentum ; gemmae ; margaritae32

    FA: aurum ; argentum ; gemmati ; (gemmis) et monilibus ornati. V: pulchrae catenae ; torquis

    Parfums33 arabice olentes (purpurati) E: (in aula) qui arabice olent34 Serviteurs (nombre et

    tenue)

    V: atria nec pictis plena satellitibus

    Vie quotidienne La cuisine

    Hutten, Aula Textor

    Finesse des mets35

    in omnibus lautitiis deliciare

    FA: epularum deliciae ; electiles cibi ; lauta culina ; dapsilis mensa

    remarquables sont noter (tires de FA): fucata prosperitas , prosprit farde (aussi dans V, v. 16) ; qui non (obolum) habent unde restim emant / unde asinum nutriant (pauvret personnelle des courtisans). 30 Mot gnrique employ par Castus pour dcrire la munificence des habits de cour, par opposition aux sordes du commun (aussi panni vilissimi ), que regrette Misaulus (dbut du dialogue). Plus loin, Misaulus dpeint les courtisans qui sen sortent le mieux, cest--dire les plus trompeurs, comme in omni munditia... deliciantes . 31 La soie, parfois synonyme, chez Hutten, de murs effmines ( ultro accersita mollities; vita viris indigna ). Mais cest au mal du luxus en gnral que Hutten impute un certain amollissement du caractre (germain). Chez Textor, cette ide est davantage exprime par les parfums auxquels recourent les courtisans. 32 Toutes ces richesses qui envahissent la cour sont qualifies, cet endroit, de nugae par Hutten. 33 Voir aussi, plus loin ( Cuisine ), les pices et aromates exotiques introduits dans le luxe courtois. 34 Lexpression arabice olere , sentir les parfums dArabie cf. lexplication plus que traduction de Tiron: ceux qui en cour sentent le musc, lambre et la civette remonte Plaute, cf. Diomde, Ars grammatica, I, (Grammatici Latini, d. H. Keil, I, p. 383, 16). Mais le contexte invite penser que cest bien lauteur du Misaulus que Textor emprunte et lexpression et lide gnrale. En effet, dans ce passage de lEpistola 36, Textor dcrit galement lopulence apparente des courtisans (lexpression est jointe in cute purpurati ), quil oppose leur dvastation intrieure, cf. infra Maladies . Selon Adrien Guyhard, commentateur de quelques lettres dans leur dition rouennaise de 1540, ces mots visent avant tout les effmins. Horace, lui, dnonait les excs contraires en Sermones, I, 2, 27 (= I, 4, 92): pastillos Rufillus olet, Gargonius hircum . 35 Dans FA, Textor fournit des listes de plats dexception (emprunts notamment Sutone, Vitellius, 13, 5). Par ailleurs, Hutten ne manque pas de dcrire la honte (verecundia) prouve par le courtisan invit, les rares fois o la chose se produit, la table du Prince, rendant impossible ce Tantale habitu la mangeaille labsorption de plats laute parata ac eleganter apposita . Par ailleurs, le Chevalier met en exergue le caractre confus et intempestif des horaires des repas (et des prises de boissons; Lucien y ajoute celui des bains, cf. Sur ceux qui sont aux gages, 26).

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    Obscnit des plats36

    cibus ut multis, ita negligenter apparatus,

    marcescentibus saepe ac rancidis carnibus, in vas nihil purius coniectis, quibus cum grylli se, muscae ac aranei et id genus animalia

    miscuerunt ; aut quae vermes iam pepererant ; (carnes) semicoctae ; pisces iam

    diu ante mortui

    pices, aromates

    cinnama (pl.) ; crocus ; piper37

    Gourmandise dediti crapulae38in gulones (et potores) incidere

    ; 39

    FA: ventrem saginare ; devoratus plus aequo cibus ;

    saturus venter. ;

    noctu diuque edere E: in multam noctem pergraecari40

    Le sommeil

    En surplus des avanies et autres comportements pour le moins discourtois commis par

    certains courtisans ivres lencontre dautres cuvant leur vin cf. supra ivresse et dchance : dormientibus oppedere, aut eorum nares taetro aliquo odore suffumigare certaines prsances et rgles tacites, notamment, rgissent les nuits la cour41

    .

    Hutten, Aula Textor Le sommeil princier doit

    ad septimam statim horam standum ad principis conclave42

    FA: nefas est dormire priusquam (dominus) venerit ; 44

    36 Toute cette horreur culinaire, Hutten la rsume, en effet, par lexpression mira obscenitas . Cf. aussi infra Insalubrit culinaire . 37 Hutten ajoute et reliqua exotica cette srie de produits luxueux envahissant la cour. 38 Il sagit bien ici dexcs de nourriture, le cas de livresse ayant t soulev juste avant dans le passage en question (mais cf. aussi supra ivresse et dchance ). 39 Ce risque touche, en loccurrence, la jeunesse courtisane, peu rsistante la contagion des mauvaises frquentations. 40 Tiron traduit cet exemple dcart la vertu par ivrogner jusques minuit Le verbe pergraecari , vivre tout fait la grecque, faire bombance est essentiellement plautinien (cf. aussi Graeco more bibere : Cicron Verrines, I, 2, 66). Les lexicographes en donnent la dfinition explicite suivante: epulis et potionibus inservire (cf. Paul Diacre, s.v. pergraecare, p. 235, 22 Lindsay). Dans son Dialogue Ecclesia (f. 107 de ldition 1530), Textor emploie lexpression instar Maenadum noctes atque dies pergraecari propos de la plupart des sacerdotes compars, pour loccasion, aux maquignons de cour ( muliones aulici ). 41 Hutten noublie pas de signaler les incommodits nocturnes engendres par les obstreperi potatores , buveurs retentissants par-devant sans que lon sache prcisment de quel organe ou orifice ce bourdonnement provient (ladjectif obstreperus est rarissime, nous ne le connaissons que chez Apule, Florides, 13, o il dsigne le chant de la cigale) par le crieur dun truc surpassant lharmonie du braiment de lne , par ceux qui ont le vin bavard des heures durant ou encore par les poivrots raconteurs d inconditae fabulae . 42 Par ce garde--vous trs matutinal, pouvant se prolonger au gr du sommeil princier ( aliquot saepe horas ), le courtisan se tient lcoute des volonts de son matre et prt laccompagner en sortie. Laspect militaire de cette attitude est galement rendu par lexpression ab alterius iussu pendere commune aux deux humanistes (en E chez Textor). Hutten accentue encore le caractre avilissant ( deforme ) de la scne en prcisant que le courtisan doit se

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    tre le plus long

    vigiliis conari ; in plurimam frequenter noctem observare, dum a convivio redeat43

    Literie (de voyage)

    pulices pati ; a cimicibus commorderi45

    lecti impuri/pestilentes [] ubi ille dormierat paucis ante diebus, morbo Gallico

    adesus, ubi leprosus aliquis desudaverat

    ; (sortiri lectum alicuius) qui ex morbo putet, ac scabie infectus est (aut cui spurce olet

    anima) ;

    46

    FA: in cubilibus, quibus scabiosi, cancrosi, leprosi, podagrici

    ; lodices sextum ante mensem loti, in quibus se

    volutarunt morbosi illi, unde multam saniem, multum pus exceperunt ;

    (pernoctare) vix raris substratis stipulis, aut pediculosa aliqua culcita

    inter cimices, et conserta pulicum examina

    47, ulcerosi, paralytici forte iacuerunt48 ;

    L: in pediculosis culcitis inter pulicum examina iacere

    Les distractions

    Il ne faut pas se leurrer: les activits dcrites ci-aprs ne sont pas exemptes de danger pour lme de ceux qui sy adonnent, parfois contraints.

    Hutten, Aula Textor Jeux (de hasard) studiosi aleae ; FA: alea ; fritillus (cornet ds) ; mettre en branle ad subitum tintinnabuli pulsum (cf. Lucien, Sur ceux qui sont aux gages, 24: ). Ce commandement du courtisan se retrouve galement dans la Promesse (cit. supra) de Ronsard, lorsque la reine Promesse incite le pote courtiser les grands Seigneurs, venir leur lever, venir leur coucher . Mais cest encore Lucien qui fut le premier dpeindre ces nuits passes la porte du patron ( , cf. Sur ceux qui sont aux gages, 10) : [] , se lever ds laurore, attendre en bousculant et en barrant le passage, quelquefois en se livrant des actes honteux . 44 Un abandon au sommeil matinal, alors que le matre est veill, nchapperait pas aux jaloux attentifs qui sempresseraient de rapporter cette faiblesse au dominus, afin de sincruster eux-mmes davantage dans sa bienveillance. 43 De mme, le courtisan doit languir en attendant le retour de son matre parti chasser ou dicter des lois. Pour dautres preuves exigeant une telle patience, cf. infra voyages et dplacements (Hutten). 45 Lucien voque galement les , punaises infestant le dessous des lits (cf. Sur ceux qui sont aux gages, 17). 46 Face cette infection (syphilis et lpre) des lits et des couvertures (lodices ci-aprs), mieux vaut peut-tre encore humi pernoctare , ce qui est galement rserv aux malheureux courtisans (H). On notera que la syphilis (ou vrole) est appele Gallicus morbus par Hutten et Neapolitanus morbus par Textor (cf. infra Maladies et mauvaise hygine ). 47 La podagre est galement cite par Hutten parmi les affections menaant le courtisan, cf. infra Maladies ; cf. aussi Lucien, Sur ceux qui sont aux gages, 31 et 39. 48 Aux princes est rserv le droit exclusif de se reposer moelleusement sur des coussins bourrs de plumes provenant du dessous des ailes des perdrix ( in culcitis subalaribus perdicum plumis refertis molliter quiescere , FA).

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    in aleatores (incidere)49 sphaeristerium (paume). ; taxillos poscere E: in alea pernoctare, aere alieno obrui50

    quitation (pour les

    courtisans)

    FA: equorum phalerae (argent mis dans leur achat) ; sternacibus et praestantissimis equis uti.

    V: qui frena ferox aurea mordet equus (v. 12)

    Voyages et dplacements

    (vaga aula)

    equitantem illum per urbem fessis diu pedibus sequi ;

    in aestu ac frigore excubare51

    FA: diversos hominum mores circumspicere

    52

    Divertissements (princiers)

    in simias aulicas impingere53scurrae; ludiones, mimi, musici

    ; 54

    Une professio prilleuse

    Les qualificatifs et expressions ngatives visant le milieu conflictuel des courtisans, o hostes

    et familiares se confondent, o Invidia et Livor rgnent en matre, sont fort divers et varis. Des ordinaires malevoli domestici et des infidi ac fraudulenti soi-disant comites (H) ceux qui, sous laspect de la colombe, brandissent la queue on ne peut plus abominable du scorpion 55, le cortge bigarr dinsidiae et de calamitates ce perptuel frisson qui hante ( sempiternus horror inhabitans ) pour reprendre une formule de Textor (FA) constitue la ralit de la lutte courtisane56

    .

    Hutten, Aula Textor Empoisonnement aulicum uenenum (fig.) ;

    insidiosi convictores FA: ueneficia ; potionata pocula

    Agressions physiques

    a morionibus exoculati, dum provocati illi furiunt ;

    ad mortem usque caesi ; torturae ;

    (mutua) caedes

    49 En parlant des jeunes courtisans au caractre peu rsistant la tentation. 50 passer les nuits entires au jeu de ds et de cartes, tre endett jusques tout (traduction de Tiron). 51 Ces tribulations ( aerumnae ) des courtisans sajoutent celle de l attente nocturne et de la literie insalubre, cf. supra sommeil . 52 Cet intrt anthropologique suppos par Fortuna, le courtisan en infirme lexistence, tant donn que les miseriae des courtisans les accompagnent partout et que les conditions mmes des dplacements sont misrables (pluie, boue, montures efflanques, mais aussi literie hyginiquement dplorable, cf. supra sommeil ). 53 Hutten voque sans doute ici les singes que nombre de princes samusaient habiller de vtements dhomme et parfois mme de pourpre, cf. rasme, Adages, 610 (= I, 7, 10 : simia in purpura ). 54 Ces bouffons et autres hommes de spectacle sont, avec les parasiti, ceux qui reoivent le plus de largesses princires. 55 Ce dernier tableau provient de FA ( qui sub columbina specie taeterrimam ferunt caudam scorpionis ). 56 Textor revient ailleurs sur cette impression latente de peur, cf par exemple insolita formido et territa dies en V, resp. v. 45 et 48. Hutten insiste, quant lui, sur le bannissement quasi total de la vritable amiti (thme moins abord par Textor) et de ses querelles intestines invitables ( perpetua cum paribus invidia conflictari ).

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    Dlation et trahison

    (commissa sibi) secreta effutire57

    aulici susurrones meritum omne (tuum) invertere student, (te) gravem vocantes ac importunum, dejiciendi

    consilium capiunt

    ; fidem frangere ; adduci facile ;

    multa saepe tacenda (per ebrietatem) effundere ;

    58

    FA: qui vigilant. V: immunda referre

    ; sycophantae

    Hypocrisie et flatterie59

    (ingenium) simulare ac dissimulare (mores) ;

    adulari (adulatio) ; magnis diu laboribus, multis vigiliis,

    favorem hominis captare ;

    fucata/blanda pestis60

    FA: adulatores qui cauda blandiuntur, qui cervices confricant, qui percutiunt palpo et hirundinum instar exsugunt quicquid possunt

    ; blandum venenum ; palpones aulici ;

    a tertio usque iugere dextram porrigere ;

    assentatio/(in) assentatores (impingere)

    61

    E: aulici isti palpones, qui pellace vulpe benigniores et in ostio tantum

    formosi, aureos montes pollicentur, et a tertio usque iugere manus

    porrigunt, his tamen saepenumero fucum faciunt, a quibus amplissima

    susceperunt munera

    .

    62

    e: qui hac tempestate volunt rem augere .

    57 Ces risques de trahison se concentrent surtout chez les courtisans moins fortuns, attirs par lappt de gains faciles. Hutten pointe aussi ces intercesseurs qui inspirent des dcisions iniques au Prince ( ea quae in consiliis agitata sunt prod, ut iniquam principi causam commendent ). 58 Ces chuchoteurs mdisants sont perptuellement lafft dventuelles ascensions des gens de cour dans le cur du Prince, agissant ainsi, leur niveau, sur la Fortunae rota (H). 59 Chez Hutten surtout, lhypocrisie et la flatterie sont perues aussi comme deux moyens de rsister au milieu ambiant (par une sorte de fusion avec celui-ci), la candeur et la bont savrant parfaitement vaines et inefficaces. Cette souplesse de caractre vitale, Hutten la rsume comme suit: opus est aulico omnem in modum conformare se moribus eorum, quibus cum vivit, ut ingenio omnem in partem mutabili sit, in omnibus versutus et callidus, in summa, ipso Proteo varius magis . Textor reprend aussi ladage Proteo mutabilior (cf. rasme, Adages, 1174 = II, 2, 74), mais en parlant spcifiquement des humeurs princires. Une autre mtaphore huttnienne est emprunte au thtre: au sein de cette vaste aulica comoedia (ou fabula) sinsinue et se rpand un vritable malum tragicum (sur cette dernire expression, cf. rasme, Adages, 3240 = IV, 3, 40). Cf. aussi Lucien, Sur ceux qui sont aux gages, 41 ( digne de Sophocle ou dEuripide, se jouant sous chaque repli de lhabit de pourpre). Pour prolonger la mtaphore dramatique, signalons cette formule de Lucien exprimant le dcalage entre le milieu courtois et lhomme de science qui a limpression de jouer la comdie avec un masque tragique (Sur ceux qui sont aux gages, 30). 60 Cest laula elle-mme qui est qualifie de blanda pestis par Hutten. 61 Flagorneurs qui caressent de la queue, frottent les nuques, bourrent de flatteries [] et, comme des hirondelles, pompent tout ce quils peuvent . Palpo percutere : cf. rasme, Adages, 3035 (= IV, 1, 35). 62 Dans la traduction (parfois adapte) de Tiron cite plus haut: flatteurs courtisans, lesquels plus gracieux et mignons que cauteleux renards, et beaux par le dehors promettent montagnes dor et tendent les mains de trois arpents loin, et nanmoins le plus souvent doivent ceux desquels ils ont reu de grands dons et prsents . On aura not, au passage, les multiples rfrences des proverbes (voir rasme, Adages, sous les expressions pellace vulpe benignior; in ostio formosus; aureos montes polliceri; fucum facere ).

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    domesticam, eos oportet assentatores esse maximos, multa dissimulare, habere animum labiis dissentientem63

    Versatilit et perversit du

    matre

    quidam etiam maximas saepe ad opes ac potentiam elati, quando illis visum fuerit bonorum datoribus dominis, dejiciuntur

    rursus ac spoliantur64

    FA: ut mulieris animus ;

    versatiliores cothurno et Proteo mutabiliores65

    E: si in ipsius iram impingas, ob rem nihili, ob floccos, ob vitiosam

    nucem te relegabit, perinde ac vilissimum Canopi vernam, nec primorum laborum

    stipendium extorquere poteris

    ; pericula, quae reges delirant.

    66 Maladies et mauvaise hygine67

    valetudinem corrumpere/negligere ; febres/podagras/ulcera/pestes

    contrahere ; canum excrementis tota referta aula ;

    V: immundis scabiem fricare unguibus68implicare furtim saniosis ulcera

    pannis

    ;

    69

    E: intus ulceribus et lepra scatent.

    70. L: scabie infici, spurce olere, lepra

    deformari, Neapolitano morbo (medullitus) corrodi ;

    63 On peut bien dire que ceux qui au temps prsent veulent accrotre leur bien domestique hantant la cour, quil faut bien quils soient grands flatteurs, sachent dissimuler beaucoup de cas, et avoir la parole la pense du tout contraire (traduction de Tiron). Le mot tempestas dans le complment hac tempestate est moins temporel (cf. au temps prsent ) que situationnel : le terme doit renvoyer davantage la tourmente morale soufflant sur les milieux courtois. Et Textor de conclure sur la prfrence donner la pauvret honnte ( honesta paupertas ) plutt qu l enrichissement criminel ( congregatae per scelus divitiae ). 64 Suit lide du courtisan-calcul prise Diogne Larce (Vitae Philosophorum, I, Solon, 59), valant plus ou moins ( fortunati/calamitosi; illustres/obscuri ) au gr des dductions princires ( ut regibus libitum sit ). 65 Plus flexibles quun cothurne (cf. rasme, Adages, 94 = I, 1, 94) et plus mouvants que Prote (1174 = II, 2, 74; Ov., Mtamorphoses, VIII, 731; Horace, Eptres, I, 1, 90) . 66 Et ce, malgr la prestation dune diuturna servitus (passage emprunt Hutten: maxima difficultas est, postquam diuturnam ac duram servitutem servieris, ut stipendium extorqueas ) ! Dans la traduction de Tiron: Si tu viens tomber en sa malle [mauvaise] grce pour un rien, pour un bouton [floccus dsigne ici tout objet insignifiant, cf. lexpression flocci facere , faire peu de cas de ], pour une noix pourrie, il te mettra dehors comme quelque vil goiac, sans que tu puisses tirer de lui le salaire des premires annes que tu lauras servi . Le terme goiac (cf. ancien occitan goyat; cf. aussi goy), cest--dire le goujat ou valet darme, sert ici dsigner tout serviteur et, en tout cas, un individu de basse extraction (terme repris par le mme Tiron au seuil de son Histoire de Joseph parue un an plus tard, en 1564, Anvers). Il sagit de la traduction de Canopi verna , expression atteste chez Juvnal (Satires, 1, 26) pour dsigner par esclave de Canope lindividu le plus loign de toute forme de richesse. Le Jsuite Jacobus Balde reprendra galement, dans sa tragdie Jephtias (Acte II, sc. 1, v. 34, d. Poemata, t. IV, Kln, 1660, p. 586), lexpression vilis Canopi verna . A. Guyhard glose lexpression en insistant sur le caractre vendable de tels individus: Canopus Mediterranei insula, ubi vernae prostabant venales . 67 En fin de dialogue, Hutten martle de la situation sanitaire de la cour (cf. Aristophane, Ploutos, 37). Voir aussi supra ( sommeil ), le catalogue des maladies infectant potentiellement la literie des courtisans, notamment lors des dplacements princiers. 68 Gratter sa gale de ses ongles immondes (v. 37). 69 Envelopper en cachette ses plaies de lambeaux purulents (v. 39). 70 Ainsi, ceux qui par le dedans sont remplis dulcres et farcis de lpre sont les mmes qui, en cour, se parfument somptueusement et se couvrent dcarlate ( arabice olent et in cute sunt purpurati , cf. supra Luxe ).

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    Insalubrit culinaire

    nihil est alioqui lautum ibi ,

    nihil est mundum , insincera omnia, crassum ac multo semper iure

    impinguatum mantile (ut digitis haerens quoquo trahas sequatur) ;

    calices situ oppleti ac faeculenti ; mirum in modum sordidatae patinae

    (iuxta inquinata alia ac obscena, et odore ut plurimum taeterrimo)

    L: conspurcatis patinis immundum et

    illotum capere cibum71

    CONCLUSIONS La question de linfluence Sur ce point, la comparaison des textes a montr clairement des rapports dinfluence entre

    Hutten et Textor. Prenant pour sources essentielles les opuscules de Lucien et de Piccolomini assurment dans le cas de Hutten les dialogues des deux humanistes (et les autres pices textoriennes tudies) offrent de multiples points de convergence et mme didentit, sur le plan lexical. Ainsi, au-del des ides communes, certaines expressions et mots rares de lAula sont employs dans les mmes sens et contexte tant dans Fortuna et Aulicus ( oppedere ), que dans lptre 36 ( arabice olere )72

    Le courant de cette influence va, selon nous, du Chevalier vers le pdagogue. En effet, mme si tous les textes de lhumaniste franais que nous avons vus sont contemporains de lAula de Hutten et bien que rien nempche, en labsence de datation assure des crits textoriens, que ceux-ci soient (de peu) antrieurs au dialogue huttnien except, bien entendu, les deux pices liminaires dans ldition textorienne du Misaulus il semble que Textor emaculator ait pris, de temps en temps, le pas sur Textor crivain et que lexamen pouss du texte de Hutten dans le cadre de cette dition ait inspir le dramaturge et pdagogue du Collge de Navarre dans le choix de ses ides et, au-del, dans ses options lexicales. Il parat bien plus difficile dimaginer que le grand Poeta laureatus ait puis dans les dialogues scolaires de Textor, par nature diffusion restreinte, ou dans ses Epistolae morales, si tant est que ces deux ensembles aient connu une dition tant soit peu accessible cette poque

    .

    73

    71 Cest, en loccurrence, ce que Textor croit vivre la lecture du dialogue raliste de Hutten (cf. extrait de L cit en n. 9). 72 Voir aussi notre citation finale. Comme nous avons pu le constater plus haut, le paratexte de ldition textorienne de lAula dnote une influence similaire, cf. par exemple percacare (V), pediculosae culcitae, pulicum examina (L) . 73 Il ne faut, en tout cas, pas rapporter Hutten laccusation de plagiat partiel des Dialogi lance par Textor dans la prface de son Officina (1520) adresse Geoffroi de Pompadour.

    . La reprsentation du Prince Quel Prince, quelle cour ?

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    Au moment dcrire leur dialogue critique, nos deux humanistes avaient-ils en point de mire une cour en particulier et, dans laffirmative, laquelle ? En ce qui concerne Textor, on signalera, sans conclure une attaque frontale ou sporadique du roi Franois Ier (dans les dbuts du rgne, entre 1515 et 1522), que lauteur dramatique se plaint, dans son ptre 50, des contraintes infliges par le Roi de France au thtre scolaire74. Textor ne semble pas avoir t en contact direct avec la cour de celui qui, ds 1518, cre un grand cabinet de livres Blois, quil confie au pote de la Cour Mellin de Saint-Gelais, et dont on connat tous les bienfaits procurs la culture humaniste75

    Quoi quil en soit, comme J. Vodoz, nous ne pensons pas que le dialogue Fortuna et Aulicus ait pu trouver sa matire satirique dans la cour proverbialement modeste de Louis XII, mme si, on le sait, ce roi se montra plus tolrant que Franois Ier lgard du thtre de la ville et du collge

    .

    76. Que la cible ait t vivante ou fictive, il faut souligner encore linvestissement personnel de cet crivain et passeur de textes dans la lutte morale et symbolique contre les dpravations curiales77

    Quant au Chevalier Hutten, personnage, il faut y insister, install au carrefour de la nobilitas generis et de la nobilitas litteraria, il est exclu de croire que le Prince quil dcrit ait eu mme un

    .

    74 Franois Ier na pourtant pas laiss, il est vrai, limage dun dernier de classe en matire de mcnat artistique et de patronage littraire. En labsence de certitude absolue quant la date de rdaction de cette ptre, il faut supposer que le passage vise bien Franois Ier et non Louis XII, vu que Textor, qui fait allusion ses discipuli dans cette mme lettre, ne dut pas recevoir cette charge denseignement longtemps avant le 25 janvier 1515 (il a environ vingt-trois ans lors du sacre). Lauteur relate l brivement la msaventure arrive aucuns, lesquels ayant blasonn la majest royale et de certaine dame, comme sditieux ont t enchans et trans devant le Roi (dont un certain Matre Durand, toujours en prison ce moment-l), vnement marquant qui eut pour consquence qu il sest seulement trouv trois ou quatre collges, qui le jour des Rois ont rcit mimes et comdies sans toutefois toucher ni piquer personne . Pour un de ces arrts royaux rpressifs, touchant, entre autres, les reprsentations au Collge de Navarre (5 janvier 1516 n.st.), cf. D. M. Flibien, Histoire de la ville de Paris, d. revue, augmente et mise jour par D. G.-A. Lobineau, t. IV (preuves), Paris, G. Desprez, J. Desessartz, 1725, p. 634. Cf. aussi E. Cougny, Des reprsentations dramatiques et particulirement de la comdie politique dans les collges [= Mmoires lus la Sorbonne (avril 1867)], Paris, 1868, p. 450-453. 75 Cette mme anne 1518, dans une lettre adresse Thomas More, Bud fait remarquer lAnglais que, malgr leur prestige grandissant dans les cours, les humanistes ne voient pas encore leur insertion sociale samliorer ni leurs avantages saccrotre en suffisance, en raison dune profonde et tenace altrit subsistant entre docti et imperiti empchant le seul vritable amicitiae glutinum , celui fond sur une certaine communaut de studia, de mores et dopiniones (Lucubrationes variae, p. 247 d. 1557). Sur llvation, progressive et hsitante, de la culture la cour de Franois Ier, lenteur dont se firent cho nombre dhumanistes, cf. G. Gadoffre, La rvolution culturelle dans la France des humanistes, Genve, Droz, 1997, p. 199-211, spc. 200. Sur les rapports entre culture et pouvoir et sur le rle slectif jou par la culture sous Franois Ier, cf. ibidem, p. 93-113. 76 Cf. J. Vodoz, Le thtre latin de Ravisius Textor, 1470-1524, Winterthur, 1898, p. 98. Lconomie aulique de Louis XII fit, elle aussi, a contrario lobjet de reproches (point de favoris enrichir, etc.). Lauteur des Annales dAquitaine (Poitiers, 1557, 4e part., c. xi, f. 194), Jean Bouchet, aurait entendu le roi Louis XII tenir, en ce qui concerne les jeux des collges, qui parloient des seigneurs de la cour et de ceux qui estoient le plus prs de sa personne , les propos suivants: Je veux quon joue en libert, et que les jeunes gens dclarent les abus quon fait en ma cour, puisque les confesseurs et autres qui font les sages ne veulent rien dire: pourvu quon ne parle de ma femme, car je veux que lhonneur des dames soit gard . 77 Lexistence de la rpression et de la censure a, dune manire gnrale, dtourn la satire (sottie,) en franais comme en latin de la personne royale vers son entourage et les gouvernants tant spirituels que temporels, cf. J.-C. Aubailly, Le thtre mdival profane et comique. La naissance dun art, Paris, Larousse, 1975, p. 195. Outre le tmoignage de lptre 50 cit ci-avant, Textor fait dire, dans son dialogue Tres Mundani (v. 237), lenvoy de Natura qui lui demande ce que font les rois (contre la perte des valeurs morales, par exemple): Quid agunt ? dixisse noceret .

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    infime rapport avec Albrecht de Mayence, personnalit claire et attache aux humanistes, que Hutten en personne glorifiera dans un Panegyricus de mille trois cents hexamtres78

    Ds lors, faut-il penser, sans ncessairement viser le roi Franois Ier en personne, la cour duquel, rappelons-le, le Conseiller Hutten sjourna, que lAllemand ait voulu dnoncer les excs de cette mme cour quil quitta, pour des raisons qui malheureusement nous chappent (fin de mission, tout simplement ?), seulement une poigne de mois aprs son arrive ? Dans cette optique, rien nempche, en effet, dimaginer, eu gard la composition parfaitement contemporaine des deux dialogues et au fait que la cour du vainqueur de Marignan tait bien connue des deux intellectuels, que lAula Francisci ait t au centre des attaques huttniennes et textoriennes

    .

    79

    En dautres termes, au-del des thmes critiques imposs dans ce genre littraire, y a-t-il place pour un reproche fond de subjectivit adresser aux deux humanistes, en cartant, bien entendu, les passages les plus satiriques clairement exagrs et semblant devoir leur prsence moins lexprience courtoise personnelle des auteurs (Hutten), quau besoin dinsrer des thmes de facture classique et dicts par la tradition littraire ? Le pote-Chevalier, adoptant le vieux principe rhtorique de ioca seriis miscere, aurait-il voulu tancer fermement les puissants, mais peut-tre encore davantage les intellectuels leur solde, qui sabotent en quelque sorte leur carrire de savant ou de penseur, tout en noyant son attaque sous des exagrations patentes et factieuses

    .

    80

    Que lAula ait t conue comme un pur divertissement fictif sinscrivant dans la tradition littraire anticourtoise ou que ce dialogue ait eu une quelconque utilit morale et ait vis certains milieux auliques particuliers dans lesprit de son auteur, il nen reste pas moins que Hutten estima utile de prvenir, dans la prface du Misaulus adresse Heinrich Stromer, puis de gurir, dans sa lettre du 25 octobre 1518 son ami humaniste et conseiller de Maximilien Ier Willibald Pirckheimer, les critiques fusant du monde intellectuel allemand (Konrad Peutinger, Jakob Spiegel, Pirckheimer lui-mme, etc.). Ainsi, aux appellations de res immatura, intempestiva, voire mme periculosa reues par son Aula, Hutten, occultant la porte moralisante de luvre, rtorque quil ne faut y voir quune badinerie littraire, frappe au coin de la plaisanterie ( lusus ioco scriptus, nugamentum, nugae , etc.)

    ?

    81

    78 Panegyricus in laudem Alberti. De mme, dans la prface de son dialogue (adresse Heinrich Stromer), Hutten le qualifie, notamment, de benignissimus et humanissimus . On ne peut, cependant, passer sous silence une rplique intrigante du Misaulus: le courtisan malheureux dclare voir dans sa reconnaissance en tant que consultor conseiller la marque de la servitude ( servitutis symbolum ). Or, nonobstant la diffrence lexicale, la fonction quoccupait Hutten, ce moment-l, la cour dAlbrecht tait prcisment celle de Consiliarius 79 Quoi quil en soit, dans sa lettre du 28 fvrier 1519, Hutten tmoigne tout son obsequium et son affectio Franois Ier, quil oppose durant de longues lignes la figure du tyrannus, cf. U. von Hutten, Ulrichi Hutteni opera omnia, I, d. E. Bcking 1859, p. 242-246 (lettre CVII). 80 On ne peut exclure, toutefois, malgr la persuasion finale de Castus, que Hutten ait voulu laisser entrevoir, par lutilisation mme du dialogue, la possibilit dun quilibre entre existence intellectuelle et vie courtoise, cf. H. Kiesel, Lang zu hofe, lang zu helle , p. 69.

    .

    81 En outre, ds la premire dition de septembre 1518, un ad lectorem prvient que le dialogue lire doit ltre comme une res iucunda , comme un lusus perurbanus et facetus . La question des objectifs du dialogue huttnien a, cependant, soulev nombre de controverses. On en trouvera un bon rsum dans lintroduction de ldition de R.A. Mller et al., Ulrich von Hutten, p. 16-20; cf. aussi W. Khlmann, Edelmann-Hfling-Humanist: zur Behandlung epochaler Rollenprobleme in Ulrich von Huttens Dialog Aula und in seinem Brief an Willibald Pirckheimer , Hfischer Humanismus, d. A. Buck, Weinheim, 1989, p. 161-182, spc. 165. Pour la lettre de

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    La figure du Prince

    la cour, tout semble donc ntre quordure et fausset, luxure, chaos et vanit Avis de tempte sur la Mer courtisane , pour reprendre la mtaphore de la mare malorum de Lucien et de Piccolomini, servant de leitmotiv Hutten dans son dialogue82. Sept vents agitent cette mer de malheurs: la faveur (favor), lenvie (invidia), la convoitise (cupiditas), lambition (ambitio), lexcs (luxus), la frquentation (consuetudo) et la ncessit (egestas)83. Le Chevalier complte cette peinture turnrienne par limage de la foudre terrifiante et comme en suspension au-dessus de la tte du courtisan ( quasi fulmine territum exilire )84, Textor par celle des tenebrae lentourant (V, v. 1-2), aveuglement moral sans doute, mais galement obscurit intellectuelle (cf. par exemple V, v. 5 : nec tantum portat, quantum formica cerebri; anim, et agrestia corda , v. 15), rendant la future proie incapable de prudentia ou de providentia (H)85. Textor, pour ne prendre quun des deux auteurs, na pas de mots assez forts pour dnoncer la peste curiale : fraudes, morbi, ulcera (multa) 86; il ne se prive pas, par ailleurs, de la mtaphore du courtisan-corbeau87

    Pirckheimer et la longue rponse autobiographique de Hutten, cf. U. von Hutten, Ulrichi Hutteni opera omnia, I, resp. p. 193-194 (spc. 193, l. 21 et 24) et p. 195-217. 82 Sur la mare malorum , cf. aussi rasme, Adages, 228 (= I, 3, 28). 83 Ce large tableau des maux qui divertissent lesprit de son estat (traduction de Chappuys, p. 92 v.) se trouve chez Hutten, non chez Textor qui, lui, dclare prfrer encore se faire branler par les vents de Palinure (plutt que vivre la Cour), cf. V, v. 30. Outre les vents et les cueils, Hutten ajoute que la navigation sur ce dtestable navire, dont la sentine est immonde, funeste et repoussante ( spurca, foeda, taetra ) est rendue encore plus prilleuse cause de divers corsaires (piratae, H) attirs par le faste des nantis. 84 Lucien parle, entre autres, d orages domestiques , (Sur ceux qui sont aux gages, 2). 85 Dans son pome Viturellus, Textor insiste sur cette notion de confusion, voire de noirceur, cf. v. 43-44: nubescit pallidus aer, / Et iam nox tenebris surgit amicta caput , lair ple se charge de nuages, / Et voil que surgit la nuit, la tte ceinte de tnbres . Quant la comparaison la fourmi sur le plan du volume crbral, ailleurs cest la punaise de sang que Textor compare les individus tels que les courtisans (cf. dbut E: habere minus cerebri, quam cimex sanguinis ) et du cerveau de la culex sanguinis que Hutten rapproche lintelligence de lescorte princire ( anteambulones, sectatores ). Par ailleurs, Hutten oppose plus dune fois le doux repos de ltude ( dulcis scholae quies; dulces Musae ) aux troubles ( turbae; tumultus; inquietudines ) de la cour. Nicolas Brauld, clbre ami de Textor tmoigne lui aussi de la difficult de quiescere la cour et de l aulica molestia (ennui) quon peut y prouver, cf. Dialogue sur limprovisation en latin (1534, f. B 6 ; nous remercions Marie-Franoise Andr de nous avoir signal ce passage). Ailleurs encore, le mme Brauld flicite le courtisan et regius quaestor Claude Brachet dtre rest, malgr tout, fidle ltude des lettres (ptre date du 13 novembre 1511, situe au verso du feuillet de titre de Utriusque iuris famosissimi monarche Iacobi de Belviso, Lyon, J. Sachon, 1511). 86 Cf. V, resp. v. 9 et 20. Chez Hutten, la pestis meurtrissant la cour est spcifiquement la flatterie ( adulatio ou assentatio ). 87 Cf. V, v. 33-34 : [quam] corvi in morem scelerata vivere in aula, / Hic ubi virtuti nullus habetur honos , [plutt que] tel un corbeau, vivre dans une cour sclrate, / O nul honneur nest rendu la vertu . Hutten prcise, toutefois, qu la diffrence du corbeau qui dvore les morts, le courtisan sattaque aux vivants ! Le Chevalier voque aussi, pour changer de mtaphore animalire, la ncessit pour le courtisan de hurler avec les loups une fois cern par la meute et, par ailleurs, de se mfier des chiens royaux ( regii canes ), cest--dire les chiens de garde ou toutous du roi. Enfin, il est piquant de noter que le Chevalier traite la plupart des equites aulici de magis bestiae quam eae quas equitant , plus grosses btes que celles quils chevauchent ! Cest aux gupes autour dune grappe nouvelle que Ronsard compare, quant lui, tous ceux qui, l me mue dextrme ambition , navaient dyeux que pour lescarcelle de la fabuleuse Reine (Promesse, cf. supra).

    .

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    Au-del du fait quil laisse sa cour sombrer dans un ocan de turpitudes, la personne mme du Prince est dpeinte de manire terriblement noire sous la plume des deux humanistes88. Limage la plus proche est celle du tyrannus89 orgueilleux et susceptible90, habit par le furor , peu avare en suspiciones et tolrant la loquendi libertas seulement lorsque celle-ci lui rvle des secrets profitables (H)91

    La versatilit des princes, nous lavons vu, est un lment prpondrant dans les textes tudis. Lavant-dernier change entre Fortuna et Aulicus renchrit encore sur le sujet, non sans une pointe visant le caractre vnal des puissants

    . Castus qui pense que la frquentation du palais rend philosophe, Fortuna qui maintient finalement que le spes futuri boni la cour des princes est une ralit ne pas ngliger, le courtisan rplique que le prix payer pour cet improbable moyen de parvenir (par exemple emergere chez H) et cette falsa gloria (H) est insupportable, et que derrire tout ce luxus , cest la violence ( vis ou violentia ), morale comme physique, qui domine et te toute possibilit datteindre le speratus vitae portus (H). Au mieux, le courtisan peut esprer intgrer, un temps, la consuetudo du Prince et bnficier ventuellement de ses rares immunitates, avant que, influenc par un courtisan encore plus comdien, le Prince ne dtourne de lui ses yeux intresss (H).

    92

    F. Celui quils ont aim une fois, jamais ils ne labandonnent sans compensation

    : 93

    Ces compensations, ce vritable trafic ( emere, venditare, ) doffices, de dignits et autres honneurs ( praefecturae, magistratus, etc. )

    . A. Supposons quaujourdhui tu leur plaises; demain, casse-leur un verre, ils te poursuivront de leur haine.

    94

    88 Hutten, il faut le noter, introduit cette mince rserve : Sapiunt aliqui principes, rari illi quidem, sed tamen aliqui Mais le Prince se pose peu souvent en victime : rares sont les expressions invitant le penser (cf. principi fucum facere chez H). 89 Le terme est employ par Textor en E. Hutten ne sen sert pas, mais compare une bona principum pars au tyran de Syracuse Denys le Jeune qui traitait ses amis comme des outres: pleines (quand quelquun peut laider), il les suspendait; vides (quand il ny a plus rien en attendre), il les jetait, cf. Diogne Larce, Vitae Philosophorum, VI, Diogne, 50). 90 Lexemplum huttnien le plus explicite sur ce point rside, sans doute, dans sa description des dplacements du souverain et de sa suite: le tyran qualifierait de dserteur celui qui oserait le devancer dune tte alors quil se doit de laccompagner velut propria umbra et ne pas sloigner de lui de plus dun ongle . Mais les causes de cette susceptibilit exacerbe sont nombreuses : oubli dune syllabe dans lannonce du titre du matre, gnuflexion inadquate, 91 Textor emprunte Hutten certaines expressions de lire dmesure des princes senflammant pour un rien (cf. supra Versatilit et perversit du matre : ob rem nihili, ob floccos, ob vitiosam nucem E). 92 En E, Textor dveloppe lide dune relation patron/salari ou client entre le prince et le courtisan (cf. labores, stipendium ). Hutten va plus loin et parle de sudoris praemium ( ct de salarium, laboris merces, ). Cest le des , tant dcri par Lucien (Sur ceux qui sont aux gages, tit., 3, etc.). 93 Quem semel amarunt, nunquam relinquunt indotatum . Lemploi de semel , une fois , plutt que un jour ( aliquando, quondam, ) ou lomission de tout terme, peut, selon nous, constituer une accusation peine voile de (supposes) pratiques homosexuelles rcurrentes dans certaines cours et certains types de cour, dune forme de prostitution physique et pas seulement sentimentale et morale.

    arrachs au Prince par ces rats et teignes de la cour

    94 Les pernicieuses de Lucien (cf. Sur ceux qui sont aux gages, 2, 4, 5, 6, etc.). Sur ce point, Ronsard, dans sa Promesse (cit. supra), explicite particulirement le contenu de la mirifique escarcelle de cette Nymphe allaitant sa grandbande de seigneurs, soldats, marchands, courtisans et mariniers : vchs, abbayes, prieurs, marquisats, duchs, comts, gouvernements, pensions, sans oublier les titres de conntable, pair, marchal, amiral, chancelier ou encore prsident. Sur cet abus comme sur tant dautres, la sottie franaise mdivale nest pas en

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    ( sorices ac tineae palatii ) qui, de jour et de nuit, rongent et dvorent tant quils peuvent, sucent lentement et consomment peu peu la vie et le sang des Princes (H), sont dnoncs spcialement par Hutten (et aussi, notamment, par Ronsard dans sa Promesse la Reine). Leur manque de jugement, spcialement lors de leurs libralits ( sine iudicio ac delectu liberales chez H), reprsente une tare qui peut savrer dramatique pour certains dus et dchus.

    Enfin, nous relverons un dernier point marquant profondment les deux humanistes : la prostitution spirituelle laquelle se livre le courtisan, comme une ncessit lui collant la peau95. Cette ide desclavage mental et de soumission morale plus fort que soi constitue, dailleurs, le premier dveloppement du dialogue huttnien, mais elle est appuye tout au long du dialogue par un vocabulaire fort vari et symbolique : aurea(/ferrea) catena (vincire; detinere), pedicae, (spontanea) servitus (servus; servire; serviliter/suppliciter agere); se mancipare; [mira] captivitas (captivus96

    Ces proches de la cour et du Prince, disposant habituellement de sujets, deviennent eux-mmes assujettis aux plus puissants queux et leur merci, et sont comme bannis des vrais offices de la vie pour reprendre une expression de Hutten ( a veris vitae officiis longe exulare )

    ),

    97

    Et tout premier, il faut tre sous larbitrage dautrui, il faut avec une soigneuse et chagrineuse discrtion prendre garde tout ce que monsieur non seulement commandera de bouche, mais aussi diligemment marquer les signes quil donnera, et au craquement de ses doigts

    . Textor nest pas en reste ce sujet, lorsquil fait dire son courtisan : vivimus non nostro sed domini arbitrio (FA). Ces gens ne sont plus capables de dormire ex animi sententia , reposer en leur me et conscience et sont crditeurs de leur propre me (FA).

    Nous refermerons donc prestement les portes du palais en nous remmorant une claire expression de ce travestissement de la personnalit et de cette ngation de lidentit, tire de lptre 36 de Textor et reprenant quasiment ad litteram un passage du dialogue huttnien :

    98. En outre, il faut vivre au plat dautrui99 et prter les oreilles aux belles100

    reste, lexemple de la moralit glise, Noblesse et Povret qui font la lessive, cf. J.-C. Aubailly, Le monologue, le dialogue et la sottie. Essai sur quelques genres dramatiques de la fin du moyen ge et du dbut du XVIe sicle, Paris, Champion, 1976, p. 413-435, spc. p. 423-427. 95 Voir certaines expressions comme fidem prostituere (H), etc. 96 Hutten prcise mme que son courtisan a limpression dappartenir une trs mauvaise espce de captifs ( ex pessimo captivorum genere ). ct de limage huttnienne de la chane en or , Textor emploie compedes (E). Une trentaine dannes plus tard, La Botie tendra cette notion desclavagisme spontan vis--vis du Prince toute forme dabsolutisme dans son Discours de la servitude volontaire (1549, publi en 1576). Cf. H. Weber, La Botie et la tradition humaniste dopposition au tyran , Culture et politique en France lpoque de lhumanisme et de la Renaissance, d. F. Simone, Torino, 1974, p. 355-374. 97 On trouve aussi dautres expressions huttniennes de cette dpersonnalisation , comme ab animo (suo) exulare, nullum habere sibi tempus, nullum locum proprium, (habere) omnia precario, numquam ui iuris esse, ipsum e negligere, ou encore saepe contra naturam conformare e aliis . 98 Digito crepet , cf. rasme, Adages, 1699 (= II, 7, 99: ad digituli crepitum ). 99 Lexpression latine aliena vivere quadra , signifiant manger le pain dautrui, vivre ses dpens , est prise la cinquime satire de Juvnal (v. 2). 100 Bullatae (nugae) : plutt boursoufles, ampoules .

    baguenauderies, et qui plus fort et pis est, dchasser et bannir davec toi toute vertu, garder le bec , et ne dire chose qui offense les oreilles du Seigneur. Sil a chaud, il faut suer; sil a froid, il te faut trembler. (Traduction de Tiron)

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    Oportet imprimis ab alterius iussu pendere. Religiose et ad anxietatem usque observandum est, non tantum quid verbis iubeat dominus, aut imperet, sed quid nutu significet, aut digito crepet. Aliena videndum quadra. Bullatis nugis aures sunt praebendae, unicuique virtuti mittendum repudium. Nihil dicendum est, quod aures tyranni gravet. Si caleat, aestuandum est; si frigeat, tremendum.

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    BIBLIOGRAPHIE ditions et traductions des textes concerns

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    Hofgesellschaft und Hflinge an europischen Frstenhfen in der Frhen Neuzeit (15.-18. Jh.) = Socit de cour et courtisans dans l'Europe de l'poque moderne (XVe-XVIIIe sicle), d. K. Malettke, C. Grell, Mnster, London, Lit [Forschungen zur Geschichte der Neuzeit. Marburger Beitrge, 1], 2001.

    La figure du Prince