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LE CHAPELET D'AMBRE

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AHMED SÉFRIOUI

LE CHAPELET D'AMBRE

nouvelles

ÉDITIONS DU SEUIL 27, rue Jacob, Paris V I

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LE CADI ET LE VAGABOND

Le Cadi Hadj Hammad s'en souvient bien. Lorsque sa domestique était venue le prévenir qu'un vagabond hirsute et déguenillé le demandait à la porte, Dada Messouda préparai t le plat de semoule au miel pour fêter la naissance du Prophète.

C'était donc le jour de l'Aïd Mouloud. Il était de tradition ce jour-là de déjeuner de bonne heure en puisant avec des cuillers de bois dans un grand plat de porcelaine plein à ras bords d 'une grosse semoule bouillie avec des îlots qui flottaient à la surface, d'un miel brunât re et parfumé. Hadj Hammad répondit d'abord à sa domestique qu'il ne connaissait pas de vagabond et qu'il n 'éprouverai t aucun plaisir à con- naître un représentant de cette catégorie d'individus. Zohra, la petite domestique, lui dit que celui qui était à la porte ne ressemblait guère aux mendiants ordi- naires et qu'il y avait de la lumière répandue sur son visage.

— Tu as trop d'imagination, lui fit remarquer le Cadi Hadj Hammad.

Poussé par la curiosité et désireux de ne pas faire de peine, le jour de l'Aïd, à la petite domestique Zohra qu'il t rai tai t comme son enfant, Hadj Hammad se diri- gea vers la porte où l 'attendait le vagabond. Il le trouva

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debout, appuyé au mur de briques. C'était un homme d 'une haute stature qui, malgré ses guenilles et les traces sur son visage d'une grande fatigue, impression- nait par la beauté de son regard et l 'atmosphère de dignité qui se dégageait de toute sa personne. Le Cadi se surpri t à se demander s'il ne se trouvait pas en face d 'un roi de légende déguisé en mendiant et surgi sou- dain du fond des âges pour venir le jour du Mouloud lui offrir richesse et renommée.

Avant que le vagabond n'ouvrît la bouche. Hadj Hammad lui dit :

— Seigneur, ma maison est ta maison. Entre, tu seras rassasié si tu as faim, tu pourras te rafraîchir si tu as soif. Considère-moi comme ton frère et ne te conduis pas chez moi comme un étranger.

— Si j 'ai frappé à ta porte c'est qu 'une main bien- veillante m'y avait conduit. Je sens que ce que tu viens de dire ne relève pas des simples convenances. J 'entre, Hadj Hammad, fais-nous servir le plat de semoule au miel, afin que nous fêtions ensemble un grand événe- ment : la naissance de l'Homme, la naissance de la Lumière.

Les deux hommes se dirigèrent vers le salon d'ap- parat, s 'installèrent sur les divans aux couvertures de soie et devisèrent dans la pénombre bienfaisante, en bons compagnons qui connaissent la vie et ses tour- mentes, l'homme, ses misères et ses grandeurs. Le repas terminé, le Cadi proposa à son hôte une petite chambre au fond du jardin, où il serait à l'aise pour prier et pour se reposer de sa fatigue. Le vagabond accepta simplement.

Le Cadi Hadj Hammad sortit rencontrer ses compa-

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gnons et ses amis habituels mais ne leur parla point de l'événement. Le soir, après la prière de « l'aâcha », il retourna chez lui, s 'enquit de son hôte auprès de ses domestiques. Il apprit que le vagabond n ' a v a i t pas quitté le pavillon de toute la journée ; il n'avait pas non plus réclamé ni à boire, ni à manger. Hadj Hammad en conclut que son hôte avait dû dormir pour récupérer ses forces. Il se dirigea donc vers le fond du jardin pour lui demander de venir par tager son repas et lui apporter le réconfort de sa compagnie. Il trouva le vagabond vêtu d'une longue chemise blanche propre mais rapié- cée et allongé sur son matelas. Dès l 'entrée Hadj Hammad s'annonça par la phrase rituelle :

— Que le salut soit sur vous ! — Sur toi le salut, lui répondit le vagabond. Excuse-

moi si je ne me lève pas à ton arrivée, mon frère. J 'ai fait un long chemin pour venir te voir. Je ne savais pas que je devais mouri r dans ta maison. Maintenant, je le sais, mais je voudrais te demander une dernière faveur : apporte-moi du papier blanc, de l'encre et des plumes. Je tiens à te laisser un souvenir pour te témoigner combien j'ai été heureux dans ta maison.

— Quel est ce langage, Seigneur ? répondit Hadj Hammad, pourquoi voudrais-tu mouri r ? Peut-être, au courant de tes voyages, le froid des nuits a - t - il glacé ton sang, et tu en éprouves maintenant quelque malaise ? Peut-être aussi ton corps a-t-il besoin de repos et de bonne nourr i ture ? Laisse-moi appeler un médecin. Il soulagera tes souffrances.

— Non, Hadj Hammad, je ne souffre point, je ne suis pas malade. J 'arrive simplement au terme du voyage. Apporte-moi du papier, de l'encre et des plumes et tu

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connaîtras la cause, le sens et le but de mes pérégrina- tions. Fais ce que je te dis, Hadj Hammad, je sais que mes instants sont comptés.

Le Cadi Hadj Hammad baissa la tête, poussa un long soupir de résignation et alla chercher dans une armoire, papier, écritoire et plumes de roseau. Il mit tout cela entre les mains du moribond et lui demanda avant de le quitter s'il ne désirait pas manger ou boire, mais le vagabond refusa. Il réclama seulement un paquet de bougies. Le Cadi l'abandonna et alla rejoindre les siens. Il retourna le voir le lendemain de bonne heure, lui souhaita le bonjour et s'inquiéta de sa santé. L'homme trouva le courage de lui sourire et lui affirma qu'il aurait assez de force pour finir la tâche qu'il s'était imposée. Plusieurs feuillets s'entassaient à côté de lui, couverts d'une écriture élégante.

Il refusa toute nourriture et continua à écrire, le dos appuyé aux coussins, les genoux soulevés, l'attitude calme.

Le soir, le Cadi renouvela sa visite. Des feuillets s'ajoutaient aux feuillets, mais l'homme n'avait pas quitté son lit. Le troisième jour, quand Hadj Hammad voulut saluer son hôte et s'inquiéter de son état, avant de rejoindre les membres de sa famille, il constata que le pavillon était plongé dans l'obscurité. Cela l'étonna. A plusieurs reprises, il appela : Seigneur ! Seigneur ! Personne ne répondit. Il se hâta pour aller chercher une lanterne et pénétra dans la chambre du vagabond. La dernière bougie s'était consumée dans son chandelier de cuivre, les feuillets s'entassaient par terre, non loin du matelas où l'homme gisait sur le dos, les yeux

grands ouverts, le visage détendu. Hadj Hammad s'en

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approcha, le regarda longuement avant de lui fermer les paupières d'un mouvement d 'une douceur infinie, puis il s'installa à même le sol et entama une longue « sourate » du Coran.

— Hadj Hammad, a s - t u jamais su le nom de cet homme ? Qu'est devenu son manuscri t ? Est-il publiable ?

— Je n'ai jamais su le nom de mon hôte de trois jours. Quant au manuscrit, je n 'en ai conservé qu 'un fragment. Le reste m'avait pa ru incompréhensible. J 'ai été inconséquent et je l'ai brûlé dans un moment d'indifférence.

Voici ce qu'il m'en reste : « A vous mes compagnons. Voici les fruits de ma longue et douloureuse gesta-

tion. Compagnons, ne vous en moquez pas. Accordez-moi un regard bienveillant, effacez de votre visage ce sourire ironique. Compagnons, vous connaissez ma pauvreté, je vous donne tout ce que je possède. Acceptez le don que vous offre un cœur simple, un cœur fraternel qui a pour vous toutes les tendresses.

Il y a pour vous un coin frais dans ma Cité d'argile, je vous invite le soir sur les collines à par tager mes fantasmagories ; venez flâner avec moi dans mes rues antiques et emportez des images à pleins bras.

Etes-vous désespérés ? Je vous apprendrai des canti- lènes qui vous feront pâmer d'amour.

Etes-vous tristes ? Je connais des chansons pour bercer vos chagrins.

Compagnons, nous parlons la même langue, oublions la vieillesse et retournons un moment à nos jeux. N'étouffons pas le rire dans nos gosiers.

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Non, compagnons ! Je ne vous fais pas un sermon, il m'est doux de vous parler. Il est toujours doux de parler à des amis dans la solitude. Traitez-moi de bavard, traitez-moi de paresseux, traitez-moi de sot et de dément, que m'importe ? moi, je ne vous juge pas. Je ne vous condamne pas. Je suis comme vous, plein de contradictions et d'erreurs, de vanité et d'égoïsme. Mais comme vous, j 'aspire à la lumière, comme vous, j 'aspire à l 'amour, dans l'universelle charité. Nous sommes invités au même banquet. Mangeons dans le même plat et buvons à la même coupe. Ne m'éloignez pas de vous comme un pestiféré.

Qui ne peut servir la Société ne peut que lui nuire. Une fois pour toutes, qu'entendez - vous par servir ?

Pourquoi forcer le poète à épouser un monde qui le rejette ? Elever les monuments à la sottise n'est point son fait.

Parlez, dites-vous, un langage que nous comprenions ou taisez-vous.

Comprenez si vous tenez à comprendre, moi, je ne veux pas me taire. Vous avez vos professeurs et vos théoriciens, vous avez vos philologues et vos géographes, vos chroniqueurs et vos savants.

Je n'ai rien à vous apprendre et je ne sais rien. Vous parlez de liberté. Soyez généreux et donnez-moi celle de rêver et de chanter à mes heures de loisirs, donnez- moi celle de fixer mes propres canons, donnez-moi celle de réaliser ma j o i e .

Je ne vous raconterai pas ce que j 'ai vu de mes yeux de chair et personne ne m'a fait de confidences. L'univers des mots m'appartient. Ce sont là mes outils, ce sont

là matières vivantes, entités essentielles. Il me faut des

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mots gonflés de soleil et de couleur ! Je suis tantôt musicien et tantôt imagier, mais le monde que je chante, le monde que je peins n'est pas vôtre. Je l'ai découvert dans mes rêves et il est mien. En quoi puis-je nuire à la Société ? Elle dispose du Pouvoir. Elle m'a marqué au fer, elle a porté mon nom sur ses grands registres, elle m'a ordonné d'obéir, j 'ai donné de ma sueur pour avoir un peu de pain, je me suis aplati devant ses dignitaires pour avoir un peu de paix. Tous les jours, je tue un peu de moi-même pour répondre à l 'exécrable devoir.

Soit, j 'accepte ce que la Société m'impose. Je ne me révolte pas, je ne crie pas. Si je ne mérite pas de toucher à ce gâteau, je n'y toucherai point. Si l 'eau de cette source doit rafraîchir un gosier privilégié, je n 'en boirai pas.

Compagnons, mangez et buvez, les biens de la terre vous appartiennent. Vous avez des bardes pour nar re r vos hauts faits, célébrer vos amours, rendre hommage à vos Dieux. Les cérémonies et les rituels vous ennuient, vous avez vos illusionnistes. Assis bien confortablement, vous vous attendrissez sur le sort des héros qui vous ressemblent, vous riez des mésaventures de ceux que vous avez reniés.

Compagnons, vous m'avez dépouillé, vous m'avez saigné et cela ne vous suffit point. Que m'importe la pauvreté ? Laissez-moi chanter sur le mode qui me plaît. Laissez-moi choisir mes thèmes et bercer mes chagrins. N'écoutez pas si ma musique n'éveille en vous aucune résonance. Si l 'un de mes couplets flatte vos oreilles, je sais ce que vous direz, vous direz : « Nous connaissons qui lui a soufflé cet air ».

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Compagnons, j'affirme solennellement que la voix que vous entendez est bien celle dont Dieu dans sa miséri- corde m'a doté, je lui rends grâce de ses dons. J ' é t a i s devenu une branche morte dans le vent

d'hiver, merci Seigneur de m'avoir rendu toutes mes richesses. Une sève féconde régénère mon âme. Lente- ment en moi se forment des fleurs qui ne demandent qu'à s'épanouir. Voici le soleil qui dans mon long sommeil ne m'éclairait plus. Ses rayons me vivifient, ils me t raversent comme des épées. Mes entrailles en sont réchauffées ; mon être le plus intime danse de joie. Oh ! la merveilleuse féerie qui s'organise autour de cette lumière.

Seigneur, j 'ai peur du froid et de la nuit, je viens me réfugier dans ton royaume.

Je n'ai ni le temps de haï r ni la force de combattre. »

— Que veut-il bien dire, Hadj Hammad ? — Je ne sais, je ne sais. Après tout qu'importe la

signification de ce texte ; il suffit qu'il soit le message d 'un ami.

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LA PORTE ENLUMINEE

O Dieu ! J'ai bâti cette maison afin qu'elle Vous tienne lieu de demeure et que Votre trône y soit établi pour jamais. Les Rois (Livre III, ch. VIII, v. 13)

Faute de points de repère, j ' ignore mon âge. Cela ne me gêne pas. Et lorsque je me suis présenté à l'école pour me faire inscrire, j 'ai affirmé que j'avais douze ans, pour satisfaire la curiosité du directeur. Un jour, fatigué de ce chiffre, je l'ai changé pour celui de quinze. J 'ai donc toujours quinze ans, depuis l 'année des sauterelles. Je vais au collège, mes parents en sont fiers.

Mon père, maître babouchier, passe ses jours et une partie de ses nuits à tirailler les peaux entre ses mains, ses genoux et ses dents pour subvenir à nos besoins. Il rentre souvent tard pour dîner et me trouve déjà couché. Je le vois seulement le vendredi. Ce jour-là, nous nous rendons à la mosquée pour la prière en commun, puis au cimetière, sur la tombe de mes grands-parents. Pour un franc, un « fqih » vient bredouiller une « sourate ». De retour à la maison nous déjeunons, servis par maman. Ces déjeuners sont les instants les plus agréa- bles de notre existence. Maman soigne part iculièrement

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le repas et l 'agrémente souvent d'un dessert ou d'une salade. La musique de la bouilloire semble douce à l'oreille, dans l ' intimité de notre pièce meublée de matelas bourrés de crin et d'un lit de bois peinturluré. Les couvertures de nos matelas sont disparates et quelque peu fatiguées. Cela gêne ma mère, surtout dans les rares occasions où nous recevons un invité, parfois un parent.

— Que va-t-il raconter à toutes nos connaissances ? — Louange à Dieu, Si Hamman nous a bien reçus,

mais les temps sont difficiles. Je n'ai pas remarqué de cuivres sur les étagères et les couvertures auraient besoin d'être changées.

Ma mère est fière, elle souffre de notre pauvreté.

Ce dimanche, maman s'affaire autour d 'un bidon transformé en lessiveuse, brasse dans une auge de bois des nuages de mousse d 'un blanc irisé. Dans la pièce, les matelas, face au mur, boudent dans un coin. C'est jour de lessive. Cela veut dire un jour où l'on mange mal, où l'on frissonne dans l 'unique blouse trop mince.

J 'emporte une tranche de pain enduite de beurre rance et je pars à l 'aventure à travers les rues de Fès. Je m'enfonce, au cœur de la ville, comme dans un rêve. Aujourd'hui, j 'explore le quar t ier Rmila, de l 'autre côté de la rivière. Je n'ai jamais mis les pieds dans ces ruelles inondées de soleil, ces ruelles qui sentent la poussière et la bouse de vache. Je traverse des voûtes sombres où l 'air humide vous caresse avec ses mains de fantôme. Ce « souk » ne me paraît pas un vrai « souk »,

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mais un décor né de mon imagination et qu 'un bruit, un mouvement brusque ferait ren t rer dans le néant. De petits vieillards, avec des gestes feutrés, jouent à l'épicier, au marchand de légumes, au marchand de pain ou de menthe ; d 'autres personnages jouent aux clients, empilent toutes sortes de provisions dans la panse de leurs couffins d'alfa et disparaissent dans la fente d'un mur, se dissolvent dans l 'ombre d 'un cul- de-sac. L'enchantement continue. Il y a un « guerrab » et un crieur public. « O musulmans ! s'informe-t-il à haute voix, qui de vous a rencontré une ânesse grise ? » Des ânesses grises ? Il en passe des dizaines, avec ou sans maître, personne ne les remarque. Seul, le mar- chand de menthe les fixe de ses yeux sans cils.

J 'ai faim. J 'entre dans une mosquée à «ze l l i j s» vertes et blanches, avec sa vasque de grès couverte de vase ; je mange mon pain contre un pilier. Dans la courette, deux moineaux sautillent, s'interpellent, se frottent le bec sur le sol, par tent d'un coup d'aile et reviennent. Peu à peu, les murs s'effritent, le soleil devient gris, les «ze l l i j s» se décolorent, seule la natte prend plaisir à me meur t r i r les chevilles, à pénétrer dans ma chair pour bien proclamer la réalité de ses cordons de doum tressé et de ses joncs acérés.

Je ne sais depuis combien de temps je dors. Une voix m'appelle :

— Réveille-toi, mon enfant, tu es dans la maison d'Allah.

Un des personnages du « souk » se t ient devant moi, légèrement courbé sous le poids de son turban d 'un blanc de neige d'où pointe un cône rouge orné d 'un gland de soie bleue. Est-ce l'épicier ou le marchand de

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pain ? Je l'ignore. Il m'apprend qu'il est le « mouedden » et m'engage à faire mes ablutions pour la prière du « Louli ». Je me lève et lui obéis. Une demi-douzaine de fidèles s'alignent face au « Mihrab ». A la sortie, je rencontre le vieillard, il me sourit. Suis-je vraiment réveillé ? Ce pays est si calme, si calme ! Deux coqs se renvoient, par - dessus les maisons, un cocorico d'allé- gresse. Une voix de femme bourdonne, derrière un mur percé de petites fenêtres grillagées. Elle monte et des- cend comme le souffle dans la poitrine d 'un mourant. La voix s'arrête. Les oreilles de la terre ne la perçoivent plus, mais elle continue peut-être à se faire entendre dans d'autres sphères. A travers la porte d'une maison, j 'entends des « you-you », une naissance ou un mariage, seuls événements qui doivent animer le silence de cette cité. Ici, on ne doit pas mourir. La maison s'ouvre, sortent deux portefaix chargés de « midas » coiffées de couvercles en sparterie. Un esclave les précède. Je les suis. Qu'ai-je de mieux à faire ? Non loin de là, l'esclave ouvre une porte à deux battants, s'engouffre dans le couloir suivi des portefaix. Aucun brui t ne transpire au-dehors. Je reste, le regard hypnotisé par les entrelacs d'une rosace peinte de couleurs vives sur les battants de la porte. Elle s'étend comme une toile d'araignée, se prolonge indéfiniment en figures fantaisistes, se répand en une flore stylisée où les tulipes et les jasmins mêlent le jeu de leurs couleurs et de leurs formes à d'autres fleurs sans nom.

La porte s'ouvre, l'esclave apparaît, roule des yeux de fureur et profère ce simple mot : « Sirr ! » (Va-t'en !)

Je m'éclipse au premier tournant.

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Trente - cinq, t rente - six, t rente - sept ! Trente - sept marches pour arr iver à notre étage ! Depuis deux ans, je les compte chaque fois que je monte. Pour descendre, je les saute deux à deux ; un dernier plongeon et je me trouve dans le patio rouge br ique où stagnent parfois de larges flaques d'eau savonneuse. Les voisines ne se cachent pas sur mon passage. Je m'amuse parfois à imiter la grosse voix de Moulay Ahmed le Tisserand et je tonne dès l 'entrée : « Dégagez le chemin, je passe. »

Des bruits furtifs, des pieds nus se précipitent derrière les piliers ; Lalla Zoubida chantonne : « Passe ô Moulay Ahmed. »

J 'éclate de rire et t raverse la cour, suivi de cris d'indignation.

Au rez - de - chaussée, habite un nommé El Alami, homme d'une cinquantaine d'années, toujours de mau- vaise humeur, qui terrorise sa jeune femme et la menace de répudiation. Moi, je l 'aime cette pauvre Aïcha qu'on entend pleurer avec des sanglots d'enfant, des renifle- ments de petite fille morveuse. Je l 'aime parce qu'elle est toujours propre et parce qu'elle chante avec des roucoulements de tourterelle.

Amour ! Amour ! Tu as fendu mon cœur Pour t 'y loger. Ni médecin, ni fqih Ne peuvent rien contre toi.

Ma mère ne partage pas m a sympathie à l 'égard de la jeune femme.

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— C'est le mari qu'il lui faut, se plaît-elle à répéter, de quoi se plaint-elle ? Etait-elle mieux traitée comme domestique chez Sid El Abed ?

Ce manque de charité vis-à-vis d'une petite femme si jolie me chagrine.

Aïcha ! Je rêve pour toi d'une existence meilleure, saturée de parfums de fleurs, bercée de chants d'oiseaux.

Avec des roucoulements de tourterelle, tu chanteras, le long du jour, derrière les massifs de jasmin.

Amour ! Amour ! Tu as fendu mon cœur Pour t 'y loger. Ni médecin, ni fqih Ne peuvent r ien contre toi.

Ce soir, mon père revient plus tard que d'habitude ! Il raconte avec animation la dispute survenue entre lui et son patron à propos d 'un achat de ficelle. Ma mère opine de la tête, pousse des exclamations, soupire indi- gnée. J 'entrouvre les paupières. Son visage à bajoues change de forme et de relief au caprice de la flamme jaune de notre lampe à pétrole. Papa me tourne le dos. Longtemps il parle, parle sans cesse. Cette phrase revient souvent sur ses lèvres : « Avec ce qu'il a pu gagner sur mon dos, il a dû se construire un palais ! un palais ! » Je répète dans mon demi-sommeil : « Un palais ! un palais ! » Ce mot évoque dans mon imagina- tion des jardins et des jets d'eau, des esclaves circulent entre les colonnes. A la porte du palais aux battants

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enluminés de mille couleurs se t ient un nègre lippu : « Va-t 'en ! » tonne-t-il lorsque le passant ose lever la tête sur les arabesques. Aïcha règne dans ce palais et chante sous les grenadiers en fleurs.

Je reviens dans ce quar t ier avec l'espoir de voir s 'ouvrir la porte de mon palais. Mais elle reste obsti- nément fermée. Mes yeux se repaissent des couleurs et des taches d'or qui la constellent. Sur le fond vermillon, des bleus et des verts s 'entrelacent avec des jaunes serin, des bruns veloutés, çà et là, des étoiles d'or mat.

Mon palais se tient, secret, derrière les jeux de l' arc-en-ciel.

Le passant jette des regards désespérés sur la porte qui ne veut pas s'ouvrir.

Aura-t-il la patience d'attendre ? Alors, sous son regard de contemplation, le bois de

cèdre millénaire, l 'acier t rempé et le fer fin ne pourront résister.

Patiente. Si la porte reste fermée, tu passeras à tra- vers les murs de « toubia », les cloisons de briques pleines, les mosaïques multicolores.

— Que trouverai-je dans ton palais ? — Tu te trouveras dans mon palais et cela suffit. Cette chanson me vient sur les lèvres, je n 'en com-

prends pas le sens. Mais est-il nécessaire qu 'une chanson ait un sens ?

« Va-t'en ! » Le nègre, les yeux hors des orbites, vient de surgir de je ne sais où, et m'invite à prendre le large. Je m'en vais, sans toutefois oublier d 'emporter mon palais bien au fond de mon être, dans un écrin tissé des fibres de ma propre chair. Chaque jour, j ' irai m'asseoir devant la porte enluminée, elle finira par s 'entrouvrir.