Latour - Comment Finir Une Thèse de Sociologie. Petit Dialogue Entre Un Étudiant Et Un Professeur...

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90- Dialogue sur l’acteur réseau 1 1 Comment finir une thèse de sociologie. Petit dialogue entre un étudiant et un professeur (quelque peu socratique) Bruno Latour (traduit par Alain Caillé et Philippe Chanial, texte revu par l’auteur — ce dialogue est extrait du livre Reassembling the Social – An Introduction to Actor Network Theory, Oxford University Press; en français Changer de société refaire de la sociologie) (Un bureau à la London School of Economics en fin d’après-midi, par un sombre mardi de février, avant d’aller prendre un verre au pub. On entend frapper à la porte un coup discret mais insistant. Un étudiant se faufile dans le bureau.) Un bureau à la London School of Economics en fin d’après-midi, par un sombre mardi de février, avant d’aller prendre un verre au Beaver’s Retreat ∗∗ . On entend frapper à la porte un coup discret mais insistant. Un étudiant se faufile dans le bureau. L’Etudiant — Je vous dérange ? Le Professeur — Pas du tout. De toute façon, ce sont mes heures de permanence. Entrez, asseyez-vous. E — Merci. P — Eh Bien… J’ai l’impression que vous êtes un peu perdu ? S — Oui, c’est vrai. Je dois vous avouer que j’ai des difficultés à appliquer la Théorie de l’Acteur Réseau à mon étude de cas sur les organisations. ∗∗ Pub situé au quatrième étage de la LES (NdT).

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Sociologie

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    Comment finir une thse de sociologie. Petit dialogue entre un tudiant et un professeur (quelque peu socratique)

    Bruno Latour

    (traduit par Alain Caill et Philippe Chanial, texte revu par lauteur ce dialogue est extrait du livre Reassembling the Social An Introduction to Actor Network Theory, Oxford University Press; en franais Changer de socit refaire de la sociologie)

    (Un bureau la London School of Economics en fin daprs-midi, par un sombre mardi de fvrier, avant daller prendre un verre au pub. On entend frapper la porte un coup discret mais insistant. Un tudiant se faufile dans le bureau.)

    Un bureau la London School of Economics en fin daprs-midi, par un sombre mardi de fvrier, avant daller prendre un verre au Beavers Retreat. On entend frapper la porte un coup discret mais insistant. Un tudiant se faufile dans le bureau.

    LEtudiant Je vous drange ? Le Professeur Pas du tout. De toute faon, ce sont mes heures de permanence.

    Entrez, asseyez-vous. E Merci. P Eh Bien Jai limpression que vous tes un peu perdu ? S Oui, cest vrai. Je dois vous avouer que jai des difficults appliquer la Thorie

    de lActeur Rseau mon tude de cas sur les organisations.

    Pub situ au quatrime tage de la LES (NdT).

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    P Pas tonnant elle ne peut sappliquer quoi que ce soit ! E Mais on nous avait appris je veux dire a a lair dtre le dernier cri. Vous

    voulez dire quelle est rellement inutile ? P Non, elle peut tre utile, mais seulement si elle ne s applique pas quelque

    chose. E Dsol Vous ntes pas en train de me jouer un tour zen, ou quelque chose

    comme a, non ? Je dois vous avertir, je ne suis quun simple doctorant en sciences des organisations, alors nattendez pas de moi Et en plus, toutes ces thories franaises, ce nest pas trop mon truc : jai juste lu un bout de Mille Plateaux mais je nai pas russi comprendre grand chose.

    P Dsol. Je ne voulais pas faire le malin, juste vous dire que lANT* constitue avant tout un argument ngatif. Elle ne dit rien positivement sur quoi que ce soit.

    E Mais alors quest-ce quelle peut faire pour moi ? P La meilleure chose quelle peut faire pour vous, cest de vous obliger dire quelque

    chose du genre: Lorsque vos informateurs mlent dans une mme phrase organisation, hardware, psychologie et politique, ne commencez pas par trouver quils ont tort de tout mlanger; essayez au contraire de suivre les associations quils font entre ces lments qui vous auraient sembl totalement incompatibles les uns avec les autres si vous aviez suivi la dfinition usuelle du social. . Cest tout. LANT ne peut pas vous dire positivement en quoi consiste le lien en question.

    E Mais alors pourquoi est-ce quelle sappelle thorie si elle ne dit rien des choses que nous analysons?

    P Cest une thorie - et mme, je pense, une thorie solide - mais une thorie qui porte sur la faon dtudier les choses, ou mieux, sur la faon de ne pas les tudier. Ou encore sur la faon de laisser aux acteurs un certain espace pour sexprimer.

    E Vous voulez dire que les autres thories sociales ne permettent pas cela ? P Oui, dune certaine faon. Et cela en raison mme de ce qui fait leur force : elles

    sont excellentes pour dire des choses positives sur ce qui constitue le monde social. Dans la plupart des cas, cest parfait, les ingrdients sont connus, leur nombre peut rester suffisamment limit. Mais a ne marche pas lorsque les choses changent rapidement, lorsque les associations nouvelles sont trop surprenantes et, jajouterais, a ne marche justement pas dans les domaines dont on soccupe ici, les thories de lorganisation, les sciences de linformation, le marketing, les tudes sur lentreprise, la sociologie des sciences et des techniques. L, les frontires sont trop floues. Cest pour ces nouveaux domaines que vous avez besoin de lANT.

    * Comme le dialogue se droule en Angleterre, jai gard lacronyme anglais ANT par lequel est connu lactor network theory.

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    E Mais mes agents, mes acteurs, je veux dire les gens que jtudie dans lentreprise, ils forment un grand nombre de rseaux. Ils sont connects avec beaucoup dautres choses, ils sont partout la fois

    P Cest justement le problme. Vous navez pas besoin de la sociologie de lacteur-rseau pour dire cela : nimporte quelle thorie sociale peut le faire aussi bien. Vous perdriez votre temps en reprenant cette argumentation exotique simplement pour dire que vos informateurs sont pris dans un rseau social de relation, dinfluence, dchange.

    E Mais ils le sont bel et bien ! Ils forment un rseau ! Regardez, jai trac sur ce schma les diffrentes connexions qui les relient: puces informatiques talons, ducation, argent, rcompenses, pays, cultures, salles de runion, tout, quoi. Je nai pas dcrit un rseau selon vous ?

    P Pas ncessairement. Je vous accorde que tout cela est terriblement confus, et cest largement de notre faute le terme que nous avons invent est assez horrible Mais vous ne devez pas confondre le rseau tel quil est reprsent dans la description que vous en donnez et le rseau qui est utilis pour faire cette description.

    E Pardon? P Mais oui! Vous serez daccord pour dire que dessiner avec un crayon, ce nest pas la

    mme chose que de dessiner la forme dun crayon. Cest pareil avec ce terme ambigu de rseau. Avec la sociologie de lacteur-rseau, vous pouvez dcrire quelque chose qui ne ressemble pas du tout un rseau ltat mental dun individu, la musique baroque, un personnage de fiction ; linverse, vous pouvez dcrire un rseau de mtro, dgout, de tlphone qui nest pas du tout dessin en termes dacteur-rseau. Vous confondez tout simplement lobjet et la mthode. LANT est une mthode, et une mthode essentiellement ngative ; elle ne dit rien sur la forme de ce quelle permet de dcrire.

    E Cest droutant ! Mais les cadres suprieurs de mon entreprise, IBM, est-ce quils ne forment pas un beau rseau, rvlateur et significatif ?

    P Peut-tre, je veux dire srement, oui et alors ? E Alors, je peux les tudier avec lANT ! P Encore une fois, peut-tre que oui, peut-tre que non. Cela dpend entirement de

    ce que vous permettez de faire vos acteurs, ou plutt vos actants. tre connect, interconnect, tre htrogne, ce nest pas suffisant. Tout dpend du type daction qui se dploie entre les uns et les autres. En anglais, cest plus clair : dans network il y a net , le filet, et work , le travail. En fait, nous aurions du dire worknet au lieu de network . Cest sur le labeur, le mouvement, le flux et les changements quil faut mettre laccent. Mais nous sommes coincs avec ce terme de rseau et tout le monde pense que nous parlons de lInternet, du Web ou de quelque chose comme a.

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    E Vous voulez dire quune fois que jai montr que mes acteurs sont lis les uns aux autres sous la forme dun rseau, je nai pas pour autant men une recherche conformment la sociologie de lacteur-rseau ?

    P Cest exactement ce que je veux dire. LANT cest davantage le nom dun crayon ou dun pinceau que celui dun objet quil faudrait dessiner ou peindre.

    E Mais lorsque je vous ai dit que lANT tait un outil et que je vous ai demand sil pouvait tre appliqu, vous vous tes exclam que vous ntiez pas daccord !

    P Parce quil ne sagit pas dun outil ou plutt parce que les outils ne sont jamais de simples outils prts lusage : ils modifient toujours les objectifs que vous avez lesprit. Cest ce que le terme acteur signifie. La sociologie de lacteur-rseau (je vous accorde que ce terme est absurde) vous permet de produire certains effets quaucune autre thorie sociale ne vous aurait jamais permis datteindre. Cest tout dont je peux me porter garant. Cest une exprience trs commune : essayer de dessiner avec un crayon mine ou avec un morceau de charbon, vous sentirez la diffrence ; cuire une tarte au four gaz ou au four lectrique, ce nest pas la mme chose.

    E Mais ce nest pas ce que veut mon directeur de thse ! Il veut un cadre dans lequel mettre mes donnes.

    P Si vous voulez stocker davantage de donnes, achetez un plus gros disque dur E Il dit toujours: Il vous faut un cadre P Alors, comme a, votre directeur fait donc dans le commerce de tableaux ? Cest

    vrai que les cadres, cest joli : dor, blanc, sculpt, baroque, en aluminium, etc. Mais avez-vous dj rencontr un peintre qui aurait commenc son chef-doeuvre en choisissant dabord le cadre ? a paratrait un peu trange, non ?

    E Vous jouez avec les mots. Par cadre , je veux dire une thorie, un argument, une perspective gnrale, un concept quelque chose qui permette de donner un sens aux donnes. On en a toujours besoin.

    P Mais non, ce nest pas vrai ! Dites-moi : si un cas X est un simple exemple de Y, quest-ce qui est le plus important tudier : X, le cas spcifique ou Y, la rgle gnrale ?

    E Probablement Y mais X aussi, pour vrifier sil est bien une application de en fait, les deux jimagine.

    P Moi je parierais sur Y, dans la mesure o X ne vous apprendra rien de nouveau. Si quelque chose nest rien dautre quun exemple dune loi gnrale, tudiez plutt directement cette loi gnrale Une tude de cas qui a besoin dtre complte par un cadre explicatif, cest une tude de cas qui a t mal choisie au dpart !

    E Mais il faut toujours placer les choses dans leur contexte, non ? P Je nai jamais compris ce que a voulait dire, un contexte. Un cadre rend une

    peinture plus agrable regarder, il peut aider mieux diriger le regard, accrotre la valeur du tableau, mais il ne lui ajoute rien. Le cadre, ou le contexte, cest prcisment

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    lensemble des facteurs qui ne changent rien aux donnes, ce qui relve dune connaissance commune leur sujet. Si jtais vous, je me passerais de cadre, quel quil soit. Dcrivez simplement ltat de fait sous la main.

    E Dcrivez seulement ! Excusez-moi, mais nest-ce pas terriblement naf ? Nest-ce pas l exactement cette sorte dempirisme, ou de ralisme, contre lesquels on nous a mis en garde ? Je pensais que votre argument tait, comment dire plus sophistiqu que cela.

    P Parce que vous pensez que dcrire, cest facile ? Vous devez confondre description et succession de clichs. Pour cent livres de commentaires, dargumentation, de gloses, il y a seulement un ouvrage de description. Dcrire, tre attentif aux tats de choses concrets, trouver le seul compte-rendu adquat dune situation donne jai toujours trouv cela incroyablement exigeant. Navez-vous jamais entendu parler dHarold Garfinkel ?

    E L je dois dire que je suis perdu. On nous a expliqu quil y avait deux sortes de sociologies, une sociologie interprtative et une sociologie objectiviste. A lvidence, vous ne voulez pas dire que vous appartenez au type objectiviste ?

    P Bien sr que si, jen suis ! Oui, et tous points de vue ! E Vous ? Mais on nous avait pourtant dit que vous tiez une sorte de relativiste !

    Vous avez t cit comme affirmant que mme les sciences naturelles ne sont pas objectives Donc, de toute vidence vous tes favorable une sociologie interprtative, la multiplicit des points de vue et des perspectives, bref tout cela.

    P Pourquoi perdre son temps avec les sociologies interprtatives ? Non, au contraire, je crois fermement que les sciences naturelles ou sociales sont objectives comment pourrait-il en tre autrement ? Elles traitent toutes dobjets, non ? Je dis simplement que ces objets peuvent tre un peu plus compliqus, multiples, complexes, enchevtrs que ce que les objectivistes , comme vous les appelez, aimeraient quils soient.

    E Mais cest exactement ce quaffirment les sociologies interprtatives , non ? P Oh non, pas du tout. Elles diraient que les dsirs humains, les significations humaines,

    les intentions humaines etc., introduisent une flexibilit interprtative dans un monde dobjets inflexibles, de relations purement causales , de connexions strictement matrielles . Ce nest pas du tout ce que je dis. Moi, jaffirme que cet ordinateur-l, sur ce bureau, cet cran, ce clavier, en tant quobjets, cette institution o nous sommes, sont constitus de multiples niveaux, exactement comme vous ltes vous-mmes qui tes assis ici : votre corps, votre langage, vos questions. Cest lobjet lui-mme qui ajoute de la multiplicit, ou plutt la chose, l assemblage . Lorsque vous parlez dhermneutique, quelles que soient les prcautions que vous prenez, vous pouvez toujours parier que, quelques minutes plus tard, quelquun ajoutera invitablement mais, bien videmment, il existe aussi des choses naturelles , objectives qui, elles, ne sont pas interprtes .

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    E Cest exactement ce que jallais dire ! Il ny a pas seulement des ralits objectives, il y en a aussi de subjectives ! Cest pourquoi nous avons besoin des deux types de thories

    P Vous voyez ? Cest fatal : non seulement mais aussi . Cest toujours le mme pige. Soit vous gnralisez cet argument toutes choses, mais alors il devient inutile interprtation devient un synonyme d objectivit soit vous ne lappliquez qu un seule dimension de la ralit, sa dimension humaine, et l vous tes coinc, dans la mesure o lobjectivit est toujours de lautre ct de la barrire. Et peu importe alors le ct quon prfre, puisque de toutes faons il est hors de porte.

    E Mais vous niriez pas jusqu nier que vous vous placez toujours un certain point de vue, que la sociologie de lacteur-rseau est elle aussi situe, que vous ajoutez un autre niveau dinterprtation, une perspective ?

    P Non, pourquoi je le nierais ? Mais quelle importance ? Ce qui est essentiel avec un point de vue, cest prcisment que lon peut en changer ! Pourquoi en rester prisonnier ? De la position quils occupent sur la terre, les astronomes ont une perspective limite, par exemple Greenwich, lObservatoire en bas de la rivire en partant dici vous devriez y aller, cest fabuleux. Eh bien, en changeant de perspective grce divers instruments, tlescopes, satellites, ils sont dsormais capables de tracer la carte de la distribution des galaxies dans tout lunivers. Pas mal, non ? Montrez-moi un point de vue, et je vous montrerai trente-six manires den changer. coutez : pourquoi vous ne laissez pas tomber toute cette opposition entre point de vue et vu de nulle part ? Et aussi cette diffrence entre interprtatif et objectiviste ? Laissez tomber lhermneutique et revenez lobjet ou plutt la chose.

    E Mais je suis toujours limit par mon point de vue situ, par ma perspective, par ma propre subjectivit ?

    P Vous tes vraiment obstin ! Quest ce qui vous fait penser qu adopter un point de vue signifie tre limit ? ou tre spcialement subjectif ? Lorsque vous faites du tourisme et que vous suivez le panneau Belvdre 3km ou Panorama ou Bella Vista , lorsque vous atteignez enfin ce site vous couper le souffle, dans quelle mesure cela constitue-t-il une preuve de vos limites subjectives ? Cest la chose elle-mme, la valle, les sommets, les routes qui vous offrent cette prise, cet accs, cette saisie. La meilleure preuve en est que deux mtres plus bas, vous ne verriez rien cause des arbres ; mme chose deux mtres plus haut cause du parking. Et nanmoins, vous avez la mme subjectivit limite, vous avez exactement le mme point de vue ! Si vous pouvez avoir diffrents points de vue sur une statue, cest parce que la statue elle-mme est en trois dimensions et vous permet, oui, vous permet de tourner autour. Si une chose rend possible cette multiplicit de points de vue, cest quelle est trs complexe, intrique, bien organise, et belle, oui, objectivement belle.

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    E Mais rien, lvidence, nest objectivement beau. La beaut doit tre subjective Les gots et les couleurs Je suis encore perdu. Pourquoi passons-nous tant de temps, dans cette cole, combattre lobjectivisme, alors ? Ce que vous dites ne peut pas tre vrai.

    P Cest parce que les choses que les gens appellent objectives ne sont le plus souvent quune srie de clichs. Je vous ferais remarquer que nous manquons toujours tragiquement de descriptions ; nous ne savons toujours pas ce quest un ordinateur, une routine informatique, un systme formel, un thorme, une entreprise, un march. Nous ne savons presque rien de cette chose que vous tes en train dtudier, lorganisation. Comment pourrions-nous tre capable de la distinguer de la subjectivit ? Autrement dit, il y a deux faons de critiquer lobjectivit : la premire consiste sloigner de lobjet pour adopter le point de vue subjectif humain. Mais moi, ce dont je parle, cest du mouvement inverse : du retour lobjet. Pourquoi laisserions-nous le droit de dfinir lobjectivit des idiots ? ! Lobjectivit nest pas la proprit prive des positivistes. La description dun ordinateur est bien plus riche et plus intressante si elle est faite par Alan Turing que par Wired Magazine, non ? Comme nous lavons vu en cours hier, une usine de savon dcrit par Richard Powers dans Gain est beaucoup plus vivante que celle que vous pouvez lire dans les tudes de cas de la Harvard Business School. Je vous lai dit, le but du jeu, cest de revenir lempirisme.

    E Mais je suis quand mme toujours limit par ma propre perspective. P Bien sr que vous ltes, mais encore une fois : et alors ? Ne croyez pas toutes ces

    foutaises sur le fait dtre limit votre propre perspective. Toutes les sciences ont invent des moyens pour se dplacer dun point de vue un autre, dun cadre de rfrence un autre. Pour lamour du Ciel, cest ce que lon appelle la relativit.

    E Ah! Vous avouez donc que vous tes un relativiste ! P Naturellement, quest-ce que je pourrais tre dautre ? Si je veux tre un

    scientifique et atteindre lobjectivit je dois tre capable de naviguer dun cadre de rfrence lautre, dun point de vue lautre. Sans de tels dplacements, je serais limit pour de bon dans mon point de vue troit.

    E Vous associez donc objectivit et relativisme ? P Plutt relativit , oui, bien sr. Toutes les sciences font la mme chose. Les

    ntres aussi. E Mais alors en quoi consiste votre faon de changer de point de vue ? P Je vous lai dit, notre business nous ce sont les descriptions. Tous les autres font

    du trafic de clichs. Enqutes, sondages, travail de terrain, archives, documentaires, tous les moyens sont bons on y va, on coute, on apprend, on pratique, on devient comptent, on modifie nos conceptions. Cest vraiment trs simple : a sappelle le travail de terrain. Un bon travail de terrain produit toujours de nombreuses descriptions nouvelles.

    E Mais jai dj des tas de descriptions ! Je me noie dedans. Cest justement mon problme. Cest pourquoi je suis perdu et que je croyais quil serait utile de venir vous voir.

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    Est-ce que lANT peut maider avec cette masse de donnes ? Jai besoin dun cadre explicatif !

    P Mon Royaume pour un cadre explicatif! . Cest trs mouvant. Je crois que je comprends votre dsespoir. Mais non, lANT est parfaitement inutile pour cela. Elle a pour principe que ce sont les acteurs eux-mmes qui font tout, mme leurs propres cadres explicatifs, leurs propres thories, leurs propres contextes, leurs propres mtaphysiques et mme leurs propres ontologies Bref, la seule direction suivre, jen ai peur, cest : encore plus de descriptions.

    E Mais les descriptions, cest trop long. Je veux aussi expliquer. P Vous voyez ? Cest l o je suis en dsaccord avec la formation dispense en

    sciences sociales. E Vous ne croyez pas que le rle des sciences sociales ce soit doffrir une explication

    des donnes quelles accumulent ? Et vous vous dites scientifique et objectiviste ! P Je dirais que si votre description a besoin dune explication, cest que ce nest pas

    une bonne description, voil tout. Seules les mauvaises descriptions ont besoin dune explication. Cest vraiment trs simple. En quoi consiste une explication , le plus souvent ? A ajouter un acteur afin dapporter aux acteurs dj dcrits lnergie ncessaire qui leur manque pour agir. Mais si vous avez ainsi besoin de rajouter un acteur, cest que votre rseau ntait pas complet, et si les acteurs dj assembls nont pas assez dnergie pour agir, alors ce ne sont pas des acteurs , des mdiateurs, mais plutt des intermdiaires, des dupes, des marionnettes. Ils ne font rien, donc ils ne devraient pas figurer dans la description. Je nai jamais vu une bonne description qui aurait ensuite besoin dune explication. Par contre jai lu un grand nombre de mauvaises descriptions auxquelles une addition massive d explications navait rien ajout. Et l, lANT nest daucun secours

    E. Cest trs perturbant. Jaurais d men douter les autres tudiants mavaient prvenu quil valait mieux ne pas toucher toutes ces histoires dANT, mme avec des pincettes Et maintenant vous tes en train de me dire que je ne devrais mme pas essayer dexpliquer quoi que ce soit.

    P. Je nai pas dit a. Jai simplement dit : soit votre explication est pertinente et, en pratique, cela revient faire entrer en jeu un nouvel acteur dans la description et cest simplement que le rseau est plus tendu que vous ne le pensiez , ou alors cet acteur postiche ne change rien, et cest que vous vous tes simplement tromp en ajoutant quelque chose qui navait pas tre l, qui naide ni la description ni lexplication. Et si cest le cas, laissez-la tomber.

    E. Mais tous mes camarades se servent dexpressions telles que la culture dentreprise IBM , ou lisolationnisme britannique , ou les contraintes du march ,

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    ou lintrt individuel ou le capital culturel . Pourquoi est ce que moi je devrais me priver de toutes ces explications contextuelles ?

    P. Eh bien ! Gardez-les si a vous amuse, mais je ne crois pas quelles expliquent quoi que ce soit utilisez les comme dcorations Au mieux elles valent pour tous les acteurs, elles sont donc superftatoires puisquelles ne permettent pas de faire apparatre une diffrence entre eux. Au pire, elles noient tous les acteurs qui prsentent vraiment de lintrt dans un dluge dacteurs sans intrt. En rgle gnrale, le contexte ne vaut rien. Cest juste une manire darrter la discussion quand on est fatigu ou quon a la flemme de la continuer.

    E. Mais cest exactement mon problme : marrter. Il faut que je finisse cette thse. Je nai plus que huit mois. Vous narrtez pas de me dire : encore plus de descriptions , mais cest comme Freud et ses sances : lanalyse interminable. Quand est-ce quon sarrte ? Mes acteurs, jen ai partout ! Jusquo est-ce que je dois les suivre ? Cest quoi une description complte ?

    P. Voil une bonne question parce que cest une question pratique. Comme je le dis toujours : une bonne thse est une thse finie . Mais il y a une autre manire den finir que dajouter une explication ou de replacer dans un cadre .

    E. Laquelle, alors ? P. Vous vous arrtez quand vous avez crit vos 50.000 mots, ou je ne sais plus

    combien ici la LSE, joublie toujours ce quon vous demande. E. Oh ! Bravo ! Donc, ma thse est finie quand elle est termine a cest vraiment

    utile, merci infiniment ! Je me sens vraiment soulag P. Ravi de vous lentendre dire ! Non, srieusement, vous ntes pas daccord sur le

    fait que toute mthode dpend de la taille et du type de texte que vous vous tes engag rendre ?

    E. Mais a cest une limite textuelle, a na rien voir avec la mthode. P. Ah bon ? Cest l o je suis en total dsaccord avec la faon dont on forme les

    doctorants en sciences sociales. crire des textes a tout voir avec la mthode. Ce dont il sagit cest dcrire un texte de tant de mots, en tant de mois, pour tel montant dallocation, appuy sur tant dentretiens et tant dheures dobservation, tant de documents. Cest tout. Vous navez rien de plus faire.

    E. Mais bien sr que si : japprends, jtudie, jexplique, je critique, je P. Mais tous ces objectifs grandioses, vous les ralisez par lcriture, non ? E. Bien sr, mais cest juste un outil, un moyen, une manire de mexprimer moi-

    mme. P. Il ny a pas doutils, pas de moyens. Un texte a une paisseur. a cest vraiment

    un prcepte de base de lANT.

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    E. Je suis dsol, professeur, mais, je vous lai dit, je nai jamais beaucoup investi dans toutes ces histoires avec les Franais chics. Je peux crire des lignes de programme en C et mme en C++, mais je ne donne pas dans Derrida, la smiotique ou ce genre de trucs. Je ne crois pas du tout que le monde soit fait avec des mots, avec des rcits.

    P. Pas la peine dtre sarcastique. a ne sied pas avec lingnieur qui est en vous. Et, de toute manire, je ne crois pas tout a non plus. Vous me demandez comment on fait pour sarrter, et je vous dis juste que le mieux que vous puissiez faire, en tant que doctorant, est dajouter un texte une situation donne, un texte qui, en ltat, sera lu par le jury de thse, et peut-tre par quelques uns de vos informateurs, et deux ou trois autres doctorants. Rien de bien extravagant dans tout a. Cest juste du gros bon sens. La premire solution pour sarrter est dajouter un cadre ou une explication . Lautre cest dcrire le dernier mot du dernier chapitre de votre fichue thse.

    E. Jai une formation de scientifique ! Je suis ingnieur en systmes dinformation je ne suis pas venu tudier les organisations pour laisser tomber tout a. Je suis simplement prt ajouter ma formation dingnieur des institutions, des gens, des mythes, du social quoi. Je suis mme prt appliquer le principe de symtrie , comme vous dites, tout a. Mais ne me dites pas que la science, a consiste raconter des belles histoires. Cest a qui est difficile avec vous. Un jour vous tes compltement objectiviste, et mme dun ralisme naf juste dcrire et le lendemain vous vous montrez compltement relativiste racontez de belles histoires et filez . Cest vraiment terriblement franais, non ?

    P. Et vous, vous seriez terriblement quoi ? Ne soyez pas sot. Qui vous a parl de belles histoires ? Pas moi en tout cas. Je vous ai dit que vous tiez en train dcrire une thse de doctorat. Vous ne pouvez pas dire le contraire ? Et aprs, je vous ai dit que cette thse de tant de mots qui sera le seul rsultat palpable de votre sjour parmi nous a de lpaisseur.

    E. C'est--dire ? P. C'est--dire que ce nest pas une vitre transparente, qui ferait passer sans

    dformation linformation sur ce que vous tudiez. Il ny a jamais dinformation mais seulement de la trans-formation, ou de la traduction si vous prfrez. Je suppose que vous tes daccord avec cette devise de mon cours ? Eh bien, a doit tre vrai galement pour votre thse, non ?

    E. Peut-tre mais en quoi est ce que a peut maider tre plus scientifique, cest ce que je voudrais savoir ? Je ne veux pas abandonner les contraintes de la science.

    P. En cela que ce texte, selon la manire dont il est crit, saisira ou ne saisira pas le rseau dacteurs que vous voulez tudier. Dans notre discipline, le texte nest pas une histoire, une belle histoire, cest lquivalent fonctionnel du laboratoire. Cest l o on fait des tests, des expriences et des simulations. Selon ce qui sy passe, il y a acteur ou non, il y a rseau ou non. Et a dpend entirement de la manire prcise dont il est crit et

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    chaque sujet nouveau exige dtre trait dune manire nouvelle par un texte spcifique, compltement spcifique. La plupart des textes en sciences sociales sont mortellement plats. Il ne sy passe rien.

    E. Mais le programme de notre cole doctorale ne parle jamais de textes . On nous dit quil faut tudier les organisations, mais pas dcrire sur elles.

    P. Cest bien ce que je vous dis : vous tes mal forms ! Ne pas apprendre aux doctorants crire leur thse, cest comme de ne pas apprendre aux chimistes faire des expriences. Cest pourquoi je nenseigne plus rien dautre que le travail dcriture. Je ne cesse de rpter la mme chose: Dcrivez, crivez, dcrivez, crivez .

    E Le problme cest que ce nest pas du tout ce que veut mon directeur de thse Il veut que mes tudes de cas soient gnralisables. Il ne veut pas de simple description . Donc, mme si je fais ce que vous dites, jaurai une belle description dun tat de choses donn, et aprs ? Aprs, il faudra toujours que je resitue le tout dans un cadre, que je trouve une typologie, que je compare, que jexplique, et que je gnralise. Cest pour a que je commence paniquer.

    P. Il ny aurait paniquer que si les acteurs ne faisaient justement pas a toute la journe, activement, rflexivement, obsessionnellement : eux aussi ils comparent, ils produisent des typologies, ils fixent des normes, eux aussi ils rpandent leurs machines ou leurs organisations, leurs idologies ou leurs tats desprit. Vous voulez tre le seul faire des choses intelligentes, alors que eux ne seraient quune bande de demeurs. Vous avez dcrire ce quils font pour se dvelopper, se mettre en relation, comparer et sorganiser. Il ne sagit pas dune nouvelle couche quil faudrait rajouter la simple description . Nessayez pas de basculer de la description lexplication ; contentez-vous de prolonger la description. Faites du Tarde. De toute faon, ce que vous pensez de votre entreprise na que peu dintrt par rapport la question de savoir comment cette compagnie est parvenue se dvelopper.

    E. Mais si les gens que jobserve nagissent pas, sils ne se font pas de comparaisons actives, de standardisation, dorganisation, de gnralisations, quest-ce que je fais ? Je serai coinc ! Je ne pourrai pas ajouter de nouvelles explications.

    P. Vous tes vraiment extraordinaire ! Si vos acteurs nagissent pas, ils ne laisseront pas de trace ; vous naurez aucune information et donc, de toute faon, vous naurez rien dire

    E. Vous voulez dire que sil ny a pas de trace, je ne peux rien dire deux ? P. Incroyable ! Il ny a que les sociologues pour ragir comme a. Est-ce que vous

    vous poseriez ce genre de question en chimie, en biologie, en archologie ? Elle paratrait compltement idiote.Il faut vraiment appartenir aux sciences sociales pour simaginer quon peut donner une explication mme quand il ny a aucune information ! Est-ce que vous tres vraiment prt inventer des donnes ?

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    E. Non, bien sr, mais quand mme, je voudrais P. Bon. Vous tes quand mme plus raisonnable que beaucoup de nos collgues. Sil

    ny a pas de trace et pas dinformation, alors il ny a pas de description et on se tait. Ne faites pas de remplissage. Cest comme la carte dun pays au XVI sicle : personne ny a t, ou personne nen est revenu ; alors, au nom du ciel, laissez la en blanc : Terra incognita.

    E. Mais, et les entits invisibles qui agissent de manire cache ? P. Si elles agissent, elles laissent une trace ou une autre, donc vous avez de

    linformation et donc vous pouvez en parler. Sinon, bouclez-la. E. Mais si elles sont rprimes, dnies, rduites au silence ? P. Il ny a rien au monde qui puise vous autoriser dire quelles sont l sans

    apporter la preuve de leur prsence. Cette preuve peut tre indirecte, exigeante, complique, mais elle est indispensable. Les choses invisibles sont invisibles. Point. Si elles font bouger dautres choses et que vous pouvez le montrer, alors elles sont visibles. Point, encore une fois.

    E. La preuve, la preuve . Quest ce que cest quune preuve, de toute faon ? Est-ce que tout a nest pas terriblement positiviste ?

    P. Mais jespre bien ! A quoi sert-il daffirmer quil existe des choses actives mais dont on ne peut pas prouver quelles font quelque chose? Jai bien peur que vous ne preniez la thorie sociologique pour une thorie du complot mme si, je suis daccord, cest peu prs le niveau o sont tombes, aujourdhui, la plupart des thories critiques en sciences sociales.

    E. Mais si je najoute rien, je me borne rpter ce que disent les acteurs. P. A quoi a vous avancerait dajouter des entits invisibles qui agissent sans laisser

    de traces et qui ne modifient en rien un tat de choses ? E. Mais il faut bien que japprenne aux acteurs quelque chose quils ne savaient pas !

    Sinon, quoi bon les tudier ? P. Vous les sociologues du social, vous me sidrerez toujours. Si vous tudiiez les

    fourmis plutt quIBM, est-ce que vous vous attendriez ce que votre tude apprenne quoi que ce soit aux fourmis ?Bien sr que non ; elles savent, et vous pas ; ce sont elles les professeurs, et vous ltudiant. Cest vous mme que vous expliquez ce quelles font, pour votre propre bnfice ou pour celui des autres entomologistes, pas pour elles, qui sen moquent comme de lan quarante. Quest ce qui vous fait croire quune tude est toujours cense apprendre quelque chose aux gens tudis ?

    E. Mais cest tout le projet des sciences sociales ! Cest pour a que je suis ici la London School of Economics : pour critiquer lidologie managriale, pour dgonfler tous les mythes des technologies de linformation, pour acqurir une posture critique sur la technique et sur lidologie du march. Sans cela, croyez-moi, je serais toujours dans la Silicon Valley et je me ferais bien plus de bl enfin, peut-tre pas en ce moment parce

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    que la bulle internet est en train dexploser mais, bon, en tout cas il faut que je puisse fournir un peu de comprhension rflexive aux gens

    P. Qui, bien sr, avant que vous narriviez, ntaient pas rflexifs ! E. En un sens, oui. Non ? Ils faisaient des choses, mais sans savoir pourquoi. Quest

    ce qui ne va pas l dedans ? P. Ce qui ne va pas cest que a ne vous cote rien. Quand les sociologues parlent de

    rflexivit , a consiste simplement, le plus souvent, poser des questions compltement ct de la plaque des gens qui se posent dautres questions auxquelles le chercheur na pas le plus petit dbut de commencement dune rponse. La rflexivit nest pas un droit inn que vous possderiez juste parce que vous tes la LSE ! Vous et vos informateurs, vous avez des proccupations diffrentes. Quand elles se recoupent, cest un miracle, et, comme vous le savez peut-tre, les miracles sont rares

    E. Mais si je nai rien ajouter ce que disent les acteurs, comment est-ce que je pourrais tre critique ?

    P. Bigre ! Tantt vous voulez expliquer et jouer au savant, et aussitt aprs vous voulez dmystifier, critiquer et jouer au militant

    E. Jallais dire : tantt vous tes un raliste naf retour lobjet , et aussitt aprs vous dites que vous voulez juste crire un texte qui najoute rien, et qui se contente dtre la trane de vos fameux acteurs eux-mmes . Cest compltement apolitique. Je ne vois rien de critique l dedans.

    P. Dites-moi donc, Monsieur le Dmystificateur, comment donc allez-vous obtenir un point de vue critique sur vos acteurs ? Je suis impatient de le savoir.

    E. Seulement si jai un cadre explicatif. Cest ce que jtais venu chercher ici, mais, manifestement, ce nest pas la sociologie de lacteur-rseau qui me le donnera.

    P. Et je men rjouis Votre cadre, je suppose quil est cach aux yeux de vos informateurs et que votre tude va le leur rvler ?

    E. Oui, bien sr. Cest ce qui doit faire toute la valeur de mon travail du moins, je lespre. Ce nest pas la description, puisque tout le monde sait cela de toute faon, mais lexplication, le contexte quils nont pas le temps de voir, la typologie Vous voyez, ils sont trop occups pour avoir le temps de rflchir. Ils ont le nez sur le guidon. Voil ce que je peux apporter, et, au fait, je ne vous lai pas dit, mais la bote, IBM, est intresse et prte me laisser accder ses dossiers et me payer pour a !

    P. Tant mieux pour vous Ce que vous tes en train de me dire cest quavec vos six mois de terrain, vous tes capable, vous tout seul, juste en crivant quelques centaines de pages, de produire plus de connaissances que les 340 ingnieurs et la direction que vous avez tudis ?

    E. Peut-tre pas plus de connaissance, mais diffrentes, oui, je lespre. Nest-ce pas ce que je devrais viser ? Nest-ce pas pour a que je suis dans ce mtier?

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    P. Je ne suis pas sr de bien comprendre dans quel type de mtier vous tes, mais en quoi le savoir que vous produisez est-il diffrent du leur ? Cest toute la question.

    E. Cest le mme type de savoir que dans toutes les sciences, la mme manire dexpliquer les choses : en remontant du cas particulier la cause et, une fois que je connais la cause, je peux gnrer leffet comme une consquence. Quest ce qui ne va pas l dedans ? Cest comme se demander ce qui va arriver un pendule qui a quitt sa position dorigine ; si je connais la loi de Galile, je nai mme plus besoin de mintresser un pendule concret ; je sais exactement ce qui va se passer condition domettre les perturbations, bien sr.

    P. Bien sr, bien sr ! Donc, ce que vous esprez cest que votre cadre explicatif soit votre tude de cas ce que la loi de Galile est au mouvement du pendule moins les perturbations

    E. Oui, jimagine, quelque chose dans ce genre, mme si cest moins scientifiquement rigoureux, naturellement. Pourquoi ? Il y a quelque chose qui ne va pas ?

    P. Non. a serait superbe. Mais est-ce faisable ? Cela suppose que, quoi que fasse un pendule concret, il napportera aucune information nouvelle la loi de la chute des corps. La loi contient in potentia tout ce quil y a savoir sur ltat de chose que reprsente le pendule. Pour parler comme les philosophes, le cas concret nest donc que la ralisation dune potentialit qui tait dj l.

    E. Est-ce que ce nest pas l une explication idale ? P. Cest prcisment le problme : cest un idal, et au carr. Cest lidal dune

    explication idale. Je doute srieusement que les employs de votre entreprise se conduisent de la sorte. Et je suis bien persuad que vous ne pourrez pas dfinir la loi de leur comportement qui vous permettrait de prsenter tout ce qui se passe comme la ralisation in concreto de ce qui tait dj l titre de potentialit.

    E. Moins les perturbations P. Oui, oui, oui, cela va sans dire votre modestie est admirable E. Vous vous moquez de moi ? Pourtant, chercher ce type de cadre me semble

    faisable P. Et mme si a ltait, est-ce que a serait souhaitable ? Ce que vous tes en train

    de me dire, en ralit, cest que les acteurs ne comptent tout simplement pas dans votre description. Ils ont seulement ralis une potentialit quelques dviations prs. Ce qui veut dire quils ne sont pas des acteurs du tout, mais simplement les porteurs de forces qui passent travers eux. Et donc, vous avez perdu votre temps dcrire des gens, des objets, des lieux qui ne sont rien dautre, en effet, que des intermdiaires passifs, puisque ils ne font rien par eux-mmes. Le temps que vous avez pass sur le terrain na servi rien. Vous auriez d aller directement la cause.

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    E. Mais cest a que sert la science. Justement a : dcouvrir la structure cache qui explique la conduite des agents, qui semblaient agir mais qui en fait ne sont que les doublures de quelque chose dautre.

    P. Ah, vous tes donc structuraliste ! Enfin sorti du placard Des doublures , cest comme a que vous appelez vos acteurs ; et vous prtendez en mme temps, appliquer, comme vous dites, la sociologie de lacteur-rseau. Cest pousser lclectisme un peu loin !

    E. Et pourquoi est-ce que je ne pourrais pas faire les deux ? Si lANT a le moindre contenu scientifique, il faut bien quelle soit structuraliste.

    P. Est-ce que vous avez remarqu que dans acteur-rseau , il y a le mot acteur ? Pouvez-vous me dire quel type daction mnent les figurants dans les explications structuralistes ?

    E. Oui, bien sr. Ils remplissent une fonction, cest ce qui est vraiment rigoureux avec le structuralisme, si jai bien compris. Tout autre agent dans la mme position serait oblig de faire la mme chose

    P. Ainsi, par dfinition, un figurant est entirement remplaable par un autre ? E. Oui, cest ce qui fait la force de cette explication. P. Mais cest aussi sa faiblesse, comment ne le voyez-vous pas ? Et ce qui la rend

    radicalement incompatible avec lANT. Un acteur qui est remplaable ne compte pas, pour moi ce nest tout simplement pas un acteur. Si les mots ont un peu de sens, un acteur cest prcisment ce qui ne peut pas tre remplac par qui que ce soit, cest un vnement unique, irrductible tout autre. Sauf, naturellement, si vous le rendez commensurable un autre grce une procdure de standardisation mais mme cela suppose un troisime acteur, un troisime vnement.

    E. Donc, ce que vous tes en train de me dire, cest que lANT nest pas une science ! P. Pas une science structuraliste, a cest sr. E. a revient au mme. Toute science P. Non ! Les sciences de lorganisation, la sociologie des sciences et des techniques, la

    gestion, les sciences de linformation, la sociologie, la gographie, lanthropologie, quelle que soit la discipline, elle ne saurait, par dfinition, sappuyer sur une explication structuraliste, puisque linformation, cest de la transformation.

    E. Des systmes de transformation , cest exactement ce dont soccupe le structuralisme.

    P. En aucune manire, mon ami, puisque, dans le structuralisme, rien nest rellement transform, traduit. Combin oui, pas transform. Vous navez pas lair de mesurer la distance abyssale quil y a entre une structure et un rseau. Une structure, cest juste un rseau sur lequel on ne possde quune information trs rudimentaire. Cest trs utile quand on est press par le temps, mais ne me dites pas que cest plus scientifique. Si je veux quil y ait des acteurs dans mon compte-rendu, alors il faut quils fassent des choses, ils

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    ne peuvent pas se contenter dtre des figurants ou des doublures. Et sils font quelque chose, il faut que a fasse une diffrence. Si leur introduction dans le rcit ne fait pas de diffrence, laissez-les tomber et recommencez la description nouveaux frais. Ce que vous voulez, cest une science sans objet.

    E. Vous et vos rcits Des histoires pleines de rebondissements, cest a que vous voulez ! Moi je parle dexplication, de savoir, de posture critique, pas dcrire des scripts pour un pisode de Friends sur M6.

    P. Parlons de rebondissements justement. Vous voulez que vos quelques centaines de pages fassent une diffrence, non ? Bon, dans ce cas il vous faut faire la preuve que votre description de ce que font les gens, lorsquils en auront connaissance, fasse une diffrence dans leur manire de faire les choses. Cest cela que vous appelez une position critique ?

    E. Je suppose que oui. P. Bien ! A quoi cela peut-il leur servir, je voudrais que vous me lexpliquiez, si vous

    leur parlez de causalits qui ne changent rien ce quils font parce quelles sont trop gnrales ?

    E. A rien bien sr. Je veux parler de causalits relles. P. Mais a ne leur servira rien non plus, parce que si ces causes relles existaient, ce

    dont je doute fort, elles nauraient pas dautre effet que de transformer vos informateurs en doublures dautres acteurs, que vous appelez fonction, structure etc. Ils ne seraient donc plus des acteurs mais des dupes, des marionnettes et mme moins que des marionnettes, parce que les marionnettes forcent les marionnettistes faire plein de choses inattendues. Au mieux, vous leur permettez dintroduire une lgre perturbation, comme le pendule concret qui najoute que de petits frottements.

    E. P. Maintenant, expliquez-moi donc o est la grandeur politique qui consiste

    transformer les gens que vous avez tudis en figurants inoffensifs et inactifs des fonctions caches que vous seul tes mme de dtecter ?

    E. Hum, vous avez une telle manire de renverser tout ce quon dit je ne suis plus trop sr maintenant. Si les acteurs prenaient conscience des dterminations quon leur impose sils devenaient plus conscients plus rflexifs leur degr de conscience ne serait pas un peu plus lev ? Ils pourraient alors prendre leur sort en main. Ils y verraient plus clair, non ? Et si cest le cas, alors, oui, je crois que je peux le dire maintenant, grce moi, au moins en partie, ils seront davantage acteurs, disons plus pleinement acteurs.

    P. Bravo, bravissimo ! Ainsi, un acteur, cest pour vous une sorte dagent totalement dtermin, plus loccupant dune fonction, plus un zeste de perturbation, plus un peu de conscience fournie par des sociologues clairs ? Cest horrible, tout simplement horrible et ces gens veulent faire de lANT ! Aprs les avoir dchu de leur rang dacteurs pour en faire des figurants, vous voulez leur donner le coup grce en apportant gnreusement ces

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    pauvres gaillards la rflexivit quils possdaient avant et que vous leur avez te en les assaisonnant la sauce structuraliste. Superbe ! Ils taient des acteurs avant que vous ne veniez avec votre explication ne me dites pas que cest votre tude qui va les rendre tels. Beau travail, monsieur ltudiant ! Un bourdieusien naurait pu fait mieux

    E. Vous naimez peut-tre pas Bourdieu, il nempche que ctait un vritable scientifique, et quil tait pertinent en politique. Manifestement, vous ntes ni lun ni lautre

    P. Merci. Voil peu prs trente ans que jtudie les liens entre science et politique, alors je ne me laisse pas facilement intimider par des discours qui prtendent tablir quelle science est politiquement pertinente .

    E. Jai appris ne pas me laisser impressionner par des arguments dautorit, alors vos trente ans dtude

    P. Touch. Mais votre question tait : Quest-ce que je peux faire avec la sociologie de lacteur-rseau ? Jai rpondu : pas de lexplication structuraliste. Les deux entreprises sont compltement incompatibles. Soit vous avez des acteurs qui ralisent des potentialits et ce ne sont pas du tout des acteurs, ou alors vous avez des acteurs qui actualisent des virtualits (ce sont des expressions empruntes Deleuze, soit dit en passant), mais alors cela exige des textes tout fait spcifiques. Les rapports que vous entretenez avec ceux qui vous tudis exigent des rencontres trs rares pour devenir efficaces je suppose que cest ce que vous voulez dire lorsque vous parlez de posture critique et de pertinence politique ?

    E Mais alors nous sommes daccord ? Vous aussi vous voulez avoir une posture critique.

    P. Oui, peut-tre, mais je suis sr dune chose : ce nest pas automatique, et la plupart du temps a risque dchouer. Comment voulez-vous quune tude, que deux cents pages dentretiens et dobservations, fassent la diffrence, dun coup, juste comme a ? Pour devenir pertinent, il faut tout un ensemble de circonstances, extraordinaires. Cest un vnement. Pour cela il faut mettre au point un protocole incroyablement original. Et a, cest aussi peu automatique que lexprience de Galile avec son pendule, ou que celle de Pasteur avec le virus de la rage.

    E. Et quest-ce que je dois faire ? Prier en attendant un miracle ? Sacrifier un poulet ?

    P. Mais pourquoi donc voulez-vous que ceux qui pourraient tre concerns par votre petit texte minuscule le trouvent ncessairement plus pertinent que, disons, un gigantesque laboratoire de physique ? Regardez tout ce quil faut pour que, je ne sais pas moi, les puces de la compagnie Intel deviennent indispensables dans les tlphones portables. Et vous voulez que tout le monde puisse avoir le label LSE inside ou sociologie critique inside sans fatigue. Pour devenir pertinent il faut travailler.

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    E. Juste ce dont jai besoin : encore plus de travail ! P. Mais tout est l. Si une argumentation est automatique, prte lavance, bonne

    tout faire, alors il est impossible quelle soit scientifique. Elle est tout simplement hors de propos. Si une tude est rellement scientifique, il faut quelle ait pu chouer. Relisez Popper

    E. Voil qui est rassurant, vraiment. Cest gentil vous de me rappeler que ma thse pourrait rater !

    P. Vous confondez science et position de matrise. tre en mesure de perdre le phnomne est essentiel la pratique scientifique 1. Dites-moi : pouvez-vous seulement imaginer un seul sujet auquel la sociologie de Bourdieu, par exemple, dont vous tes si friand, pourrait ne pas sappliquer ?

    E. Mais je ne peux pas imaginer un seul sujet auquel lANT puisse sappliquer ! P. Formidable, vous avez raison, cest exactement ce que je pense E. Je ne vous disais pas a comme un compliment P. Mais moi je le prends pour un vrai compliment ! Rendre une explication en

    sciences sociales pertinente pour ceux quon tudie, cest aussi rare quune bonne exprience en science naturelle.

    E. Puis-je respectueusement vous faire remarquer que, avec toute votre philosophie de la science, si vertigineusement subtile, vous ne mavez toujours pas dit comment finir ma thse

    P. Vous tiez si press dajouter des cadres explicatifs, du contexte global, et de la structure sous-jacente vos simples descriptions que vous ne pouviez gure mcouter.

    E. Mais quelle est la diffrence entre un bon et un mauvais texte ANT ? P. Ah ! a cest une bonne question. E. Enfin ? P. Enfin ! Rponse : la mme quentre un bon et un mauvais laboratoire, ni plus ni

    moins. E. Bien, daccord ! hum merci Ctait gentil vous daccepter de me parler.

    Mais tous comptes faits, plutt que lANT je crois plutt que je vais utiliser la thorie systmique de Luhmann comme cadre thorique sous-jacent a a lair bien, lautopoiesis et tout a. Ou peut-tre un peu des deux

    P. E. Vous naimez pas Luhmann ? P. A votre place, je ne men servirais pas comme cadre sous-jacent , non. E. Mais jai limpression que votre type de science implique de rompre avec

    toutes les rgles quon nous apprend en sciences sociales.

    1 Cf. Garfinkel, Ethnomethodologys Program : Working Out Durkheims Aphorism (2002), p. 264.

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    P. Je prfre rompre avec elles et suivre mes acteurs. Au bout du compte, comme vous le disiez, je suis un raliste naf, un positiviste.

    E. Vous savez ce qui serait vraiment bien ? Puisque personne ici na lair de comprendre lANT, vous devriez crire un guide. Comme a on serait sr que nos professeurs savent de quoi il sagit et je ne veux pas tre mal lev ils hsiteraient davantage peut-tre nous pousser l dedans si vous voyez ce que je veux dire.

    P. Cest aussi grave que a ? E. Enfin, moi vous savez, je suis juste un doctorant. Vous, vous tes professeur. Vous

    avez beaucoup publi, vous pouvez vous permettre de faire des choses que je ne peux pas faire. Il faut bien que jcoute ce que me dit mon directeur de thse. Je ne peux pas vous suivre trop loin.

    P. Pourquoi venir me voir, alors ? E. Javoue que depuis une demi-heure, je me pose la mme question...