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Cahier du « Monde » No21755 daté Samedi 27 décembre 2014 Ne peut être vendu séparément
Laphilosophieàl’épreuvedelaviandeDénonçantl’enferdesabattoirs,despenseurss’emparentd’unequestion
longtempsignorée:avonsnousmoralementledroitdemangerdesanimaux?
catherine vincent
C ertes, la Journée internationalesans viande (Meat Out Day), fixéechaque année autour du 20 mars,suscite l’intérêt croissant du grandpublic et des médias. Certes, scientifiques et politiques sont chaque
jour plus nombreux à dénoncer l’aberrationpour l’environnement que représente la productionmondialedeviande (302millionsde tonnesen 2012, soit cinq fois plus qu’en 1950), l’une desgrandes causesde ladéforestation, du réchauffement climatique et de la pollution de la planète.Certes, de grands chefs cuisiniers prennent position, tel le Français Alain Ducasse qui a supprimé la viandede la carteduPlazaAthénée, sonrestaurant parisien. Certes, le nouveau livre dumoine bouddhiste Matthieu Ricard, Plaidoyerpour les animaux, est un joli succès de librairie…Et après ?Après, rien. Ou presque. On sait, et on conti
nue. On évoque avec pessimisme la crise écologique, on s’indigne du scandale des élevages industriels, mais on ne renonce pas à son bifteck.Ni à sa dinde de Noël. Tout juste réduiton unpeu sa consommation… Mais si peu ! Un effort
infime au regard de l’essor fulgurant qu’a connul’industrie de la viande depuis la fin de lasecondeguerremondiale. En France, alors que lapopulationestpasséede40millionsd’habitantsà près de 70millions aujourd’hui, la quantité deviande consommée par personne a presquedoublé entre 1950 et 1980, grimpant de 50 à prèsde 100 kg par an. Elle a, depuis, légèrementrégressé, mais avoisine toujours les 90 kg parpersonne et par an. Soit près de 500 000bovins,ovins et porcins tués chaque jour dans les abattoirs, tandis que les végétariensplafonnent à 2%de la population.« Tous les ans, 60milliards d’animaux terrestres
et 1 000 milliards d’animaux marins sont tuéspour notre consommation, ce qui pose un défimajeur à la cohérence éthique des sociétéshumaines », constate Matthieu Ricard. Dans unlivre choc paru en 2011, le romancier américainJonathan Safran Foer allait plus loin encore.Fautil manger les animaux ?, s’interrogeaitil àl’issue d’une longue enquête, en partie clandestine, dans cet enfer insoutenable qu’est l’élevageindustriel. « Les animaux sont traités juridiquement et socialement comme desmarchandises »,conclutil. Nous le savons tous, comme nousdevinons tous l’horreur des traitements qu’on
leur inflige. Sans vouloir nous en souvenir. Carc’est un fait : « Lamajorité des gens semble avoiraccepté le fait demanger les animaux comme unacte banal de l’existence. »En avonsnousmoralement le droit ? Le 30 oc
tobre, l’Assemblée nationale adoptait un projetde loi visant à reconnaître aux animaux, dans
notre Code civil, le statut d’« êtres vivants douésde sensibilité ». Pouvonsnous continuer, pournotreplaisir oupar simplehabitude, à faire souffrir et mourir ces êtres capables de souffrance,d’émotions, d’intentions, dès lors que notre survie alimentaire n’est pas en jeu ? Et si non, pourquoi continuonsnous à le faire ? Pour tenter de
comprendre, nous avons voulu interroger laphilosophie. Et nous devons avouer notre surprise : la philosophie, jusqu’à un passé (très) récent, ne s’est jamais posé cette question. Elle nes’est jamais demandé si cette pratique était acceptable. C’était une évidence.« Dans l’Antiquité grecque, on ne pouvait pas
tuer un animal ni manger de la viande n’importecomment, tempère la philosophe Elisabeth deFontenay, auteur de l’ouvrage somme Le Silencedes bêtes. Laphilosophie à l’épreuvede l’animalité(Fayard, 1999). Pour les Anciens, comme pourAristote et Platon, cette pratique était très codifiéepar les sacrifices religieux. Mais tuer les animauxpour lesmanger, cela allait de soi. On n’en parlaitmême pas. »Aquelques exceptions près : Pythagore (571495 avant J.C.), pourqui tuerunanimalafin de le manger était un crime ; et, longtempsaprès, Plutarque (45120 après J.C.), dont le traitéS’il est loisible de manger chair est un vibrantplaidoyer pour l’abstinence de nourriturecarnée. Mais dans leur immense majorité, lesAnciens ne se sont intéressés à l’animal quepour démontrer combien l’homme en étaitdifférent. Combien il leur était supérieur.
lire la suite pages 45
Selon le christianisme,la bête a été créée pour lebien de l’homme, centreet maître de la création
Photo extraite de la série «Dystopia». ALEXA BRUNET/TRANSIT/PICTURETANK
La persistance des accentsAu fildes siècles, la norme de la languefrançaise a été transmise par les écoleset les grandsmédias. Mais les régionsaffirment leur singularité. PAGE 7
Cuba oui, Cuba nonNombred’intellectuels français ont soutenuavec ferveur la révolution cubaine.En 1968, tout s’arrête. Récit d’unevolteface. PAGE 6
Une scène revigorée L’année 2014a confirmé une tendance : dans lessalles comme sur la scène, le théâtrerajeunit. Résultat, des propositionsartistiques osées. PAGE 3
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C’est ce qu’on nomme l’humanismeanthropocentrique : une conception fondée sur l’idée de l’exceptionnalisme humain, que la tradition judéochrétiennen’a fait que renforcer. Notamment lechristianisme, selon lequel la bête a étécréée pour le bien de l’homme, centre etmaître de la création.Toute la tradition philosophique occi
dentale sera marquée par cette coupureontologique entre l’homme et l’animal.Et il faudra attendre JacquesDerrida, et sadéconstruction du propre de l’homme,pour qu’enfin la question soit posée :comment aton pu à ce point légitimerla violence envers l’animal ? Précisémenten lenommant« l’animal »plutôtquedeparler des animaux, répondil. Car « l’animal » n’existe pas, si ce n’est pour désigner l’ensemble des vivants pouvant êtreexploités, tués et consommés horsdu champ de la morale et de la politique.Le meurtre de « l’animal » n’est pasreconnu comme tel. Alors qu’il y a bel etbien « crime contre les animaux, contredes animaux ».Comme Derrida, Elisabeth de Fontenay
l’affirme : « Il n’y a aucun fondement philosophique, métaphysique, juridique, audroit de tuer les animauxpour lesmanger.C’est un assassinat en bonne et due forme,puisque c’est unmeurtre fait de sangfroidavec préméditation. » Ellemême, pourtant, n’est pas végétarienne. « Je n’en suispas fière,mais comment faireautrement ?Je ne mange pas de la viande tous lesjours, mais j’adore les lasagnes ! J’adore lasauce tomate à la bolognaise ! Les goûtsde chacun, c’est compliqué. C’est idiosyncrasique, c’est l’histoire de l’enfance… »Elisabeth de Fontenay a le courage de cettecontradiction majeure, qu’elle analyse à
l’aune de notre histoire. « Manger de laviande, c’est un héritage du néolithique !Vous vous rendez compte ? Du néolithique ! Et toutes les cultures, toutes, sontcarnivores ! »Même en Inde, où le végétarismehindouiste comptenombre d’exceptions.Changer une habitude plurimillénaire,
source de protéines animales et d’unplaisir gustatif singulier ? S’interdire l’accès à un aliment qui, de tout temps, futconsidéré comme un mode de distinction sociale ? Pas si facile. Cela coûte dutemps, de l’argent, cela oblige dans nossociétés modernes à se priver d’innombrables produits fabriqués. Pour unefamille nombreuse à revenus modestes,cela frise vite le sacerdoce. « Je peux très
suite de la page 1 bien comprendre que certains trouventtrop compliqué d’être végétariens, et queces mêmes personnes affirment êtrecontre le fait d’élever les animaux pour lestuer, estime la philosophe Florence Burgat, devenue végétarienne “après avoirété hypercarnivore”. Cela ne me semblepas incohérent. Beaucoup tentent deréduire leur consommation de viande, oude la rendre plus éthique. L’important estde tendre vers quelque chose. »Auteur de plusieurs ouvrages sur la
question animale, elle consacrera le prochain à « l’option carnivore de l’humanité ».Carunequestion la fascine: « Noussommes une espèce omnivore, ce quisignifie que nous avons le choix de notrealimentation, rappelletelle. Pourquoialors l’humanité, au moment où ellearrive àunniveaudedéveloppement suffisant pour s’émanciper de l’alimentationcarnée – vers la fin duXIXesiècle, quand lesconnaissances scientifiques et techniqueslibèrent les bêtes d’un certain nombre detâches, et que surviennent les premièresloisdeprotectiondesanimaux–, pourquoifaitelle au contraire le choix d’instituer cedroit ? De l’inscrire dans les techniques,dans les pratiques ? » Un droit désormaisdevenu, dans la plupart des pays dont ledéveloppement le permet, celui de manger de la viande tous les jours.Depuis quand ? Symboliquement de
puis 1865, date à laquelle furent inaugurés les abattoirs de Chicago. En 1870, lesUnion Stock Yards (littéralement les« parcs à bestiaux de l’union ») traitaientdéjà deux millions d’animaux par an.En 1890, le chiffre était passé à 14 millions, dont lamort et ledépeçage fournissaient du travail à 25 000 personnes– Ford, dans ses mémoires, affirme s’êtreinspiré de ces abattoirs pour créer sachaîne de montage à Detroit. C’est ainsi,aux EtatsUnis, que démarre véritablement la démocratisation de la nourriturecarnée. Et la production de masse d’uneviande issue de ce que l’historien américain Charles Patterson, dans son ouvrageUn éternel Treblinka (CalmannLévy,2008), qualifie de génocide animal. Ungénocide qu’il n’hésite pas à comparer àcelui du peuple juif dans les camps deconcentration nazis.C’est aussi ce que fait le philosophe
Patrice Rouget, auteur d’un récent essaisur La Violence de l’humanisme. « Cettepasserelle tendue d’entre deux horreursest installée aujourd’hui, écritil. Desnoms dignes de respect, non suspects demauvaise foi ou de parti pris idéologique,l’ont bâtie pièce à pièce pour que nousosions la franchir. Singer, LéviStrauss,Derrida, Adorno, Horkheimer, des victimes revenues des camps de la mort y ontapporté leur contribution. » Ce qui fait del’extermination perpétrée par les nazisun événement irréductible à tout autreévénement de l’histoire, et ce qui rapproche ce crimedemasse de l’enfer de l’abattoir, c’est le processus industriel qui est àl’œuvre. Un processus qui, à la différencedes autres génocides, rend le meurtre« identiquement interminable, au moinsdans son principe ».Qu’ils soient végétariens ou « carnis
tes », tous les philosophes s’accordentdonc sur ce point : la production et lamise à mort des bêtes à la chaîne sontune abomination, indigne d’une civili
sation évoluée. « Le problème éthiquemajeur aujourd’hui, ce n’est pas celui dela consommation de viande, affirme Dominique Lestel, philosophe et éthologueà l’Ecole normale supérieure de Paris.C’est l’ignominie de l’élevage industriel. Ily a une dégradation non seulement del’animal mais aussi de l’humain à traversces pratiques. »Auteur d’une provocanteApologie du carnivore, il estime cependant que les végétariens « éthiques »– ceux qui refusent de manger de laviande au nom de la souffrance desbêtes et de leur droit à la vie – se trompent de cible en s’obstinant à combattre« le méchant carnivore ».« Par rapport à l’enjeu qu’est la ferme
ture des élevages industriels, ces végétariens éthiques seraient infiniment plusefficaces s’ils s’alliaient avec ce que j’appelle les carnivores éthiques : des carnivores qui refusent demanger de la viande
industrielle, ou qui considèrent que celane se fait pas à n’importe quel prix, ni den’importe quelle façon, précisetil. Lamoindre des choses que l’on puisse fairepour un animal que l’on tue, c’est le cuisiner convenablement… C’estàdire avoirun rapport avec cet animalmort qui n’estpas celui que l’on a face à une barquettede supermarché. » Dominique Lestel, etil n’est pas le seul, opte pour le conceptde la « viande heureuse » – une viandeprovenant d’animaux bien élevés, bientués, que nous pourrions ainsi consommer en toute bonne conscience.Un compromis auquel Florence Burgat
s’oppose totalement. « Quelle que soit lamanière dont on s’y prend, la violence quiconsiste à tuer les animaux pour lesmanger demeure, observetelle. Elle renvoieà des questions de fond : qui sont les animaux ? Estce que le fait de vivre leur importe ? Pourquoi tuer un homme serait
Les mises en scènephotographiquesdécalées de la
série «Dystopia»visent à exposerles dérives de
l’industrialisationagricole.
ALEXA BRUNET/TRANSIT/
PICTURETANK
« Manger de la viande, c’estun héritage du néolithique!
Et toutes les cultures,toutes, sont carnivores ! »
élisabeth de fontenayphilosophe
VersuneéthiquedelachèreProduireetmettreàmortdesbêtesàlachaîne
estuneabomination:touslesphilosophess’accordentsurcepoint.Maiscommentymettrefinalorsquel’humanité,
espèceomnivore,achoisidemangerdelaviande?
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grave, et pourquoi tuer un animal ne leserait pas ? Je n’arrive pas à comprendrece qui motive cet argument, et je le comprends d’autant moins que les animauxd’élevage, y compris en élevage bio, sonttués très jeunes. Qu’estce que cela signifie d’offrir à des bêtes de bonnes conditions de vie dans lesquelles elles peuvents’épanouir, puis de les tuer en pleine jeunesse ? » Vinciane Despret, philosophe àl’université de Liège (Belgique), n’explique pas cette contradiction manifeste.Mais elle rappelle que « l’acte de mangerest un acte qui requiert de la pensée », etque la mise en œuvre de cette pensée aété précisément supprimée par notrealimentation moderne. Ce qui a permisque soit instaurée, « sans plus de révolte,la folie furieuse que constitue l’élevage industriel ».« Au fur et à mesure des années, ce qui
constituait un animal d’élevage vivant a
progressivement disparu de tout état devisibilité », soulignetelle. La plupart desgens ne mangent plus que sa chair – laquelle, une fois dans l’assiette, évoque demoinsenmoins labêtedont elle vient. Lecomble est atteint avec le hamburger : àChicago, une étude a montré que 50 %des enfants des classes moyennes ne faisaient pas le lien avec un animal. « Laconséquence de cette logique, qui est enconnivence avec l’élevage industriel, c’estque l’acte de manger est devenu totalement irresponsable : c’est un acte qui ne sepense pas », conclut Vinciane Despret.Penser plus, donc, pour enrayer cette
tuerie et ces souffrances de masse ? Etmanger moins de viande, bien sûr. Maisencore ? Fermer les élevages industriels ?A moins de se payer de mots, il n’y aguère d’autre solution. Mais il s’agiraitd’une solution ultraradicale. Supprimerla production intensive et favoriser l’éle
¶à lire
« plaidoyerpour les animaux.
vers une bienveillancepour tous »
deMatthieu Ricard(Allary Editions, 382 p., 20,90 €).
« livre blancpour une mort digne des animaux »
coordonné par Jocelyne Porcher(Editions du Palais, 104 p., 14,50 €).
« la violencede l’humanisme.
pourquoi nous fautilpersécuter les animaux ? »
de Patrice Rouget(CalmannLévy, 160 p., 14,50 €).
« une autre existence.la condition animale »
de Florence Burgat(AlbinMichel, 2012).
« apologie du carnivore »de Dominique Lestel
(Fayard, 2011).
« fautil manger les animaux ? »de Jonathan Safran Foer
(Editions de l’Olivier, 2011; Points, 2012).
vage artisanal, même en augmentant lessurfaces dévolues aux bêtes, cela reviendrait à disposer d’une quantité de viandeinfinitésimale à l’échelle des 7 milliardsde personnes qui peuplent la planète. Aen faire à nouveau un mets de luxe, rareet accessible seulement à une petite partie de la population… L’inverse de lapoule au pot du bon roiHenri IV, en quelque sorte. Pas très satisfaisant pour quiespère réduire les inégalités.Reste une évidence, non plus philoso
phique mais écologique : au train où
s’épuisent nos ressources naturelles, laplanète ne pourra pas supporter longtemps les humains et leurs élevages.En 2001, alors que l’épidémie d’encéphalopathie spongiforme bovine (EBS)battait son plein, Claude LéviStrauss publiait un texte magnifique, «La leçon desagesse des vaches folles» (revue Etudesrurales, 157158). Citant les experts, il yrappelait que « si l’humanité devenaitintégralement végétarienne, les surfacesaujourd’hui cultivées pourraient nourrirune population doublée ». Les agronomesse chargeraient d’accroître la teneur enprotéines des végétaux, les chimistesde produire en quantités industriellesdes protéines de synthèse, les biologistesde fabriquer de la viande in vitro – elleexiste déjà en laboratoire.Mais alors, plus de bêtes ? C’est ce que
redoute Jocelyne Porcher, ancienne éleveuse devenue sociologue à l’Institutnational de la recherche agronomique(INRA), qui vient de coordonner un Livreblanc pour une mort digne des animaux.Un avenir sans élevage est un avenir sansanimaux, du moins sans ces animauxavec lesquels nous avons une relation detravail, prévientelle. Ce qui ne convaincguère la philosophe Anne Frémaux,auteurdeLaNécessité d’une écologie radicale (Sang de la Terre, 2011). « C’est là unargument qui s’appuie sur la préférenceabstraite pour l’existence plutôt que pourla nonexistence, estimetelle. Il ne prendpas en compte la vie réellement et concrètement vécue par l’individu. » Elle suggèrede réensauvager les animaux domestiques et d’agrandir l’espace dévolu aux espèces naturelles.Florence Burgat, elle, n’en démord pas :
« Tant que l’homme mangera les animaux, rien ne pourra changer dans saconduite envers les autres hommes. On nepeut pas éduquer à la nonviolence enversson prochain quand des espèces très proches de nous restent tuables.» p
catherine vincent
« Le problème éthiquemajeuraujourd’hui, c’est l’ignominie
de l’élevage industriel.Il y a une dégradation de
l’animal mais aussi de l’humainà travers ces pratiques »
dominique lestelphilosophe et éthologue
L e 26 novembre, à la veille de la fête deThanksgiving, le président des EtatsUnisBarack Obama a procédé à la Maison Blanche à une cérémonie assez incompréhensi
ble pour le reste dumonde : il a gracié deux dindes,leur permettant d’échapper à ce qu’il a appelé « unsort aussi terrible que délicieux », la table du dîner.Les deux dindes, expédiées des meilleures fermes,avaient passé la nuit précédente dans le luxe d’unechambre de l’hôtel Willard, à côté de la MaisonBlanche.Dans un pays qui se sent obligé de procéder à un
rituel de déculpabilisation nationale avant de massacrer 46 millions de dindes (puis 22 millions pourNoël), il ne faut pas s’étonner que la pratique du gavage des oies donne la nausée. Le 14 octobre, laCour suprême des EtatsUnis a confirmé l’interdiction de la production et de la vente du foie gras, entrée en vigueur en 2012 en Californie, qui avait étéattaquée par l’association des éleveurs de canard etd’oie duQuébec. Les amateurs californiens devrontaller acheter leur foie gras à Las Vegas (Nevada),voire audelà.Pourquoi, cela dit, cibler le foie gras quand les pou
lets américains sont entassés par dizaines de milliers dans des hangars où ils passent de vie à trépasen quarantedeux jours ? Quand les dindes ont despoitrines tellement gonflées qu’elles ne peuventplus s’accoupler naturellement ? Comme le relate lephilosophe australien et pionnier des droits animaliers Peter Singer dans des conférences où il aime àdétailler par le menu les pratiques les plus rebutantes, 99%des dindes de Thanksgiving sont le produitd’une insémination artificielle. Ce qui signifie, insistetil, qu’« il y a des gens dont le travail est de masturber les dindons à longueur de semaine pour récolter la semence ». Et que d’autres attrapent les femelles pour leur injecter le produit.
« Schizophrénie culturelle »L’indignation ne seraitelle pas quelque peu sélec
tive ? Plus vive dès lors qu’il s’agit d’un produit deluxe ? Etranger ? « Les Américains mangent beaucoupdepoulet etpeude foiegras,acquiesce leprofesseurdepsychologieHalHerzog,de l’universitéoccidentaledela Caroline. Il leur est plus facile de s’indigner à proposde quelque chose qu’ils ne consomment pas, notamment parce qu’ils ne peuvent pas se l’offrir. » Parmi lesdéfenseurs des droits des animaux, certains jugentd’ailleurs ridicule labatailledufoiegras.« C’estbanaliser la réelle importance du combat pour améliorer lesconditions d’existence d’un nombre bien plus grandd’animaux », estime Edie Jarolim, qui fait une carrièrede blogueuse en relatant sa relation avec son chien.Pour les associations de protection animalière, le
foie gras n’est d’ailleurs qu’une bataille parmid’autres. Elles s’apprêtent à fêter en janvier une victoire autrement significative : l’entrée en vigueur dela loi sur la prévention de la cruauté envers les animauxde ferme. C’est unepremière auxEtatsUnis. Letexteprohibe le confinementdespoules, des cochonset des veaux « d’une manière qui leur interdit de tenirdebout, de s’asseoir, de se retourner ou d’allonger leursmembres ».Les Américains restent les plus gros consomma
teurs de viande du monde (120 kg par personnecontre 87 en France). La proportion de végétariensn’a pratiquement pas changé en vingt ans : à peineplus de 4 % des Américains de plus de 17 ans sontsoit végétariens, soit végétaliens. Vingtcinq millions de personnes (8 % de la population américaine) se sont essayées au régime sans viande, maisplus de 80 % l’ont abandonné. Les Américains souffrent de « schizophrénie culturelle », estime le professeurHerzog. « Ils sont sensibles auxquestionsmorales posées par les élevages industriels, le foie gras,les animaux de cirque… En même temps, ils restentopposés à l’interdiction de la chasse et même de l’utilisation de cobayes pour la recherche. »Hal Herzog est l’auteur de SomeWe Love, SomeWe
Hate and Some We Eat (« ceux qu’on aime, ceuxqu’on déteste et ceux qu’on mange », Harper, 2010).Il y collectionne lesmanifestations de l’incohérencedes rapports de l’homme à l’animal. Les chiots sontconsidérés comme « un membre de la famille auxEtatsUnis » et comme « de la viande de lunch » enCorée, écritil. Vérité ici, erreur audelà. En Europe,on mange du lapin, une idée qui fait frémir auxEtatsUnis, où il est animal de compagnie – Pâquesn’est pas symbolisé par unepoulemais par un « Easter Bunny ». La chaîne bioWhole Foods, qui a essayéd’introduire la viande de lapin issue de fermes artisanales, a dû faire face à des boycottages divers.Pour son livre, Hal Herzog a suivi des combats de
coqs, interdits depuis 2008 dans les 50 Etats dupays, mais qui continuent sous le manteau dansl’Amérique profonde : il a trouvé des animauxbichonnés, adulés, infiniment mieux traités queleurs congénères ligotés en toute légalité dans lesmouroirs à poulets. Que fautil interdire en priorité ? s’interrogetil. p
corine lesnes(san francisco, correspondante)
EtatsUnis :labatailledu foiegrasestellelabonne ?
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Dystopia est un pays imaginaire situé sur le territoire français. Imaginaire, mais qui plonge ses racines dans la réalité du sys-tème économique et sociétal d’aujourd’hui qui tend à faire de l’agriculture une industrie comme une autre. Le récit utopique des années 1950-1960 sur les bienfaits de l’agriculture dite « moderne » a fait long feu. Chaque jour, nous pouvons constater les atteintes à la santé pu-blique et à l’environnement que cette agriculture porte en elle. Tel est le point de départ de ce travail journalistique incarné par une série de photographies scénographiées et accompagnées de textes documentés. Une enquête qui dénonce en filigrane la responsa-bilité d’un système dans lequel, pour certains, la rentabilité prend le pas sur le devenir de notre territoire commun. « Le chambardement de la France paysanne est, à mes yeux, le spectacle qui l’emporte sur tous les autres, dans la France d’hier et, plus encore, d’aujourd’hui. » Ces
mots de l’historien Fernand Braudel, publiés en 1986 dans L’Identité de la France, restent plus que jamais d’actualité. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, une lame de fond balaie les campagnes fran-çaises : il faut nourrir une population épuisée et faire entrer le « progrès » dans un monde paysan jugé archaïque, voire arriéré. Progrès technique et progrès social semblent alors marcher de pair dans l’effervescence d’une « modernisation » menée au pas de charge. L’utopie se décline sous forme d’impératifs qui ne souffrent aucune discussion : de grandes unités produisent plus à surface égale que
de petites et moyennes fermes, la production ne peut augmenter qu’avec l’élimination de nombreux paysans, les exportations permettent de nourrir la planète. Un demi-siècle plus tard, le constat est amer : depuis les années 1970, 60 % des agriculteurs ont disparu et, parmi les survivants, le suicide a un taux de prévalence de 20 % supérieur à la moyenne nationale, l’érosion des sols s’aggrave sans cesse avec la perte de la matière organique indispensable à la vie, des centaines de races animales ont disparu, les pesticides se retrouvent dans nos assiettes, et les algues vertes, sur les côtes, le modèle agroalimentaire
breton est en faillite, tan-dis que la faim gagne du terrain dans le monde. Derrière la modernisa-tion, se dissimulait une industrialisation encou-ragée par l’État, l’utopie des années 1960 est devenue « dystopie ». Ce retournement, Dystopia le raconte par les mots et par les images : 2030, c’est déjà demain !
DYSTOPIA
Afin de préfigurer à quoi pourrait ressembler la France rurale dans quelques années, Alexa Brunet et Patrick Herman ont
réalisé un reportage d’anticipation sur les ruptures profondes qui affectent la paysannerie française. Des mises en scène
qui dénoncent avec beaucoup de sérieux et une pointe d’ironie l’industrialisation de l’agriculture.
TexTe : PaTrick Herman – PHoTos : alexa BruneT
S O C I É T ÉM I S E A U P O I N T
APPAUVRISSEMENT DE LA BIODIVERSITÉ
Les messicoles, plantes associées aux moissons, vivent avec les céréales depuis dix mille ans et ont accompagné les migrations de populations à partir du sud du bassin méditerranéen et du Moyen-Orient. Depuis le début des années 1970, elles ont reculé en France de 30 à 70 % et la majorité des espèces est en voie de raréfaction, beaucoup sont
même en voie d’extinction. Sécurisant l’alimentation des insectes pollinisateurs – dont les abeilles – et offrant refuge aux insectes auxiliaires contre les ravageurs des cultures, elles sont victimes notamment des pratiques de l’agriculture industrielle : utilisation intensive d’herbicides et développement des cultures d’organismes génétiquement modifiés (OGM).
MISE AU POINT
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Agriculture : une ultra moderne servitude
Dans le projet « Dystopia », constructions imaginaires et scènes incongrues font sourire ou tiquer l’œil. Mais derrière se cache un message inquiet : les paysans ne sont plus maîtres de leur destin.
Photos : AlexA Brunet / texte : PAtrick HermAn
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photographies | Livre
S!lence n°429
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Dystopia, main basse sur l'agricultureComposé de trente photographies d’Alexa Brunet, accompagnées de textes de Patrick Herman, le livre Dystopia propose une approche anticipative originale de ce qui a bouleversé le milieu agricole français. Par le jeu de mises en scène et avec un humour distancié, les auteurs cherchent à montrer ce qui nous attend si rien ne change.
Souveraineté alimentaire (nature morte)
Dans ses propositions budgétaires pour 2014-
2020, la Commission européenne soulignait,
le 29 juin 2011, la nécessité que "le secteur
agricole se prépare à une concurrence mondiale
accrue et à une volatilité des prix à la fois des
produits et des intrants". Vis-à-vis des pays dits
"en développement", l’Union européenne est
fortement importatrice, même si elle y envoie
45 % de ses exportations alimentaires, grâce à
une politique de dumping camouflée par des
aides directes intérieures qui bénéficient aussi
aux produits exportés. Sans réduction de son
déficit alimentaire, les pays "en développement"
continueront à mobiliser, pour l’exportation,
des surfaces indispensables pour nourrir leurs
populations.
Cochons
En septembre 2013, Jean-Marc Ayrault a
annoncé au Salon international des productions
animales (Space), à Rennes, des mesures pour
faciliter l’agrandissement ou l’installation de
porcheries. Le seuil d’autorisation sera relevé
de 450 à 2000 places, ce qui permettra d’éviter
étude d’impact, enquête publique et avis des
services de l’Etat. Les volumes de viande
porcine produite en Bretagne ont augmenté
de plus de 10 % entre 2000 et 2011. La course à
l’exportation pourra-t-elle se faire autrement
qu’avec l’entassement accru d’animaux
considérés comme des machines à produire, et à
profits pour les gros acteurs de la filière ?
Livre | photographies
S!lence n°429
décembre 201437
Chaque année, les performances de l’agricul-ture industrialisée sont célébrées au Salon de l’agriculture à Paris. Le récit qui nous est pro-
posé est bien rodé : de grandes unités produisent plus, à surface égale, que de petites et moyennes fermes, les exportations permettent de nourrir la planète…
Dystopia propose un contre-récit associant deux écritures parallèles : les mots sont un miroir de la réa-lité, les images sont de l’ordre de la prédiction.
La modernisation de l’agriculture masquait une industrialisation dont nous commençons à mesurer le prix dans les domaines de l’emploi, de l’environne-ment et de la santé publique.
Dystopia
Alexa Brunet, Patrick HermanLe bec en l'air, 80 pp., couleur, 2015, 28 €
Les lecteurs de Silence peuvent pré-acheter le livre au tarif préférentiel de 25 € (frais d'envoi offerts) jusqu'au 15 décembre 2014.
Afin de soutenir la publication de ce livre, envoyez votre chèque et vos coordonnées pour recevoir le livre en février 2015, à : Le bec en l'air, 41, rue Jobin, Friche de la Belle de mai, 13003 Marseille. Infos : [email protected].
Centrale solaire
La loi de modernisation pour l’agriculture du
27 juillet 2010 a institué des commissions qui
donnent un avis sur l’artificialisation des
terres. Les projets de centrales photovoltaïques
implantées au sol se multiplient actuellement. Ils
touchent des terres agricoles, comme en Dordogne
sur une quarantaine d’hectares, ou des zones
forestières, comme les Landes ou la Gironde,
avec près de 10 000 hectares concernés. Les
surfaces déjà artificialisées (parkings, grandes
surfaces, etc.) n’ont pas été retenues pour l’instant.
Cette production locale d’électricité ne vise pas
l’autonomie énergétique des populations : elle est
destinée à alimenter le réseau national. Avec un
bilan carbone sujet à caution, cette fuite en avant
technologique évite de poser la question de la
sobriété énergétique.
Subventions PAC
Le budget de la Politique agricole commune
(PAC) a fait l’objet de dures renégociations pour
la période 2014/2020. Le compromis trouvé ne
modifie qu’à la marge une répartition des aides
profondément injuste : 78 % des subventions
à 22 % des entrepreneurs agricoles et 22 % des
subventions à 78 % des agriculteurs, sans compter
ceux qui ne touchent rien, comme la plupart des
producteurs de fruits et légumes. En 2005, la
société anonyme Fermes françaises, productrice
de riz en Camargue, a reçu un chèque de 872 108
euros. Les aides représentaient 89 % du revenu
agricole pour la période 2003/2007. Les ménages
paient ainsi une deuxième fois pour leur
alimentation.
Dystopia
Une contre-utopie agricole1 000 vaches Procès à l’automne
Mensuel de la Confédération paysanneCampagnes solidaires
N° 297 Juillet-août 2014 – 5,50 € – ISSN 945863
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Hold-up industriel sur l’agricultureSelon l’actuel ministre de l’Agriculture, il faut préserver la diver-
sité de l’agriculture française, avec d’un côté l’agro-écologie et
de l’autre l’exportation sur le marché mondial.
À l’entendre, la cohabitation entre une agriculture paysanne
respectant les sols, les écosystèmes, la qualité des produits et
la santé de ceux et celles qui les consomment et l’agro-indus-
trie est possible et souhaitable.
Peut-être faut-il lui recommander de réviser ses connais-
sances en matière d’histoire récente de l’agriculture française.
L’idée que la « modernisation » de la fin des années cinquante
est venue sortir le monde paysan de son arriération n’a les appa-
rences de l’évidence que pour ceux qui se contentent d’une réécri-
ture de l’histoire. Elle passe sous silence les ruptures radicales
intervenues avec l’irruption de la motorisation et de la méca-
nisation, l’utilisation de la technologie et de la chimie, et la main-
mise du business sur les productions végétales et animales.
La production industrielle de viande, qu’il ne faut pas confondre
avec l’élevage, est un exemple de cette supercherie. Pour la zoo-
technie, fondée sur la foi dans la science comme moteur du
progrès technique, social et humain, les animaux domestiques
ne sont que des machines à produire. La relation de travail avec
les animaux, faite de dix mille ans d’histoire commune, est ainsi
reléguée au rang d’« un rapport néolithique à la nature et aux
animaux » (1). Le scandale de la ferme des 1 000 vaches n’est
que le terme de ce long processus d’industrialisation. Car tel
est le vrai nom d’une « modernisation » qui éliminerait les éle-
vages de petite et moyenne taille.
De même que les cultures OGM ne sont pas compatibles
avec d’autres choix de production, l’agriculture industrielle ne
voisinera pas avec l’agriculture paysanne : elle finira de l’ache-
ver, dans un contexte général de disparition des terres agricoles,
qu’on pense à Notre-Dame-des-Landes !
L’utopie industrielle s’est retournée en dystopie. Cet avenir
qu’on nous prépare et auquel beaucoup résistent, Dystopia l’a
mis en images. N’est pas « moderne » qui l’on croit, et
« archaïque » qui l’on montre du doigt.Patrick Herman
(1) Jocelyne Porcher, Vivre avec les animaux, une utopie pour le XXIe siècle, Éditions Ladécouverte, 2011
Vers le livreUne dystopie – ou contre-utopie – est un récitde fiction peignant une société imaginaireorganisée de telle façon qu’elle empêche sesmembres d’atteindre le bonheur et contrel’avènement de laquelle l’auteur entend mettreen garde le lecteur.La dystopie s’oppose à l’utopie : au lieu deprésenter un monde parfait, la dystopie en pro-pose un des pires qui soient.
Pour le journaliste et paysan aveyronnaisPatrick Herman et la photographe Alexa Bru-net (1) : « Derrière la “modernisation” de l’agri-culture se dissimulait une industrialisationencouragée par l’État, l’utopie des années 1960est devenue dystopie. Ce retournement, Dys-topia le raconte par les mots et par les images :2030 c’est déjà demain. »Ce beau travail combinant enquête journa-listique et photographies d’anticipation déca-
lées fait appel au préfinancement pour sapublication d’ici le début de l’année 2015 parles éditions Le bec en l’air (2) (format 28x22,80 pages).Prix spécial pour les lecteurs de CampagnesSolidaires : 25 euros, frais de port offerts, aulieu de 28 euros prix public :[email protected]
(1) www.alexabrunet.com(2) www.becair.com
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