L’anarchie de la paix

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CNRS EDITIONS L’anarchie de la paix Levinas et la philosophie politique Aïcha Liviana Messina

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CNRS EDITIONS

L’anarchie de la paix

Levinas et la philosophie politique

Aïcha Liviana Messina

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Présentation de l’éditeur

L’anarchie de la paixLevinas et la philosophie politique

Après les guerres du siècle dernier qui ont remis en cause l’idée de progrès, devant les formes multiples des guerres actuelles, peut-on encore penser la paix aujourd’hui ?À l’encontre des idées conservatrices de la paix où cette dernière, conçue comme ordre et stabilité, a souvent été le corrélat des États policiers, la pensée de la paix, telle que l’élabore Levinas, relève d’une critique de l’autoritarisme politique et permet d’éla-

borer un nouveau concept de liberté affranchi de la tutelle des États. La paix n’est pas ici une idée abstraite mais porte le sujet hors de toutes les formes de confort moral ou de conformisme politique.C’est à un Levinas neuf que nous avons ici à faire  : tout en dialo-guant avec la tradition moderne et contemporaine de la philosophie politique, il nous montre que la paix est une forme d’insubordination qui aspire à « désembourgeoiser la révolution ».Une lecture intranquille de Levinas.

Aïcha Liviana Messina est professeure de philosophie à l’Université Diego Portales au Chili. Son travail porte sur le rapport entre la philosophie et la littérature, sur le problème de la critique et ses répercussions politiques ainsi que sur le problème de la violence. Elle est l’auteure d’un livre sur le modèle vivant, Poser me va si bien (2005), d’un essai sur le thème de l’amour chez le jeune Marx, Argent/Amour. Le livre blanc des manuscrits de 1844 (2011), et de nombreux articles.

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Aïcha Liviana Messina

L’anarchie de la paixLevinas et la philosophie politique

CNRS ÉDITIONS15, rue Malebranche – 75005 Paris

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© CNRS ÉDITIONS, Paris, 2018

ISBN : 978-2–271-12315-2ISSN : 1248-5284

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INTRODUCTION

L’œuvre d’Emmanuel Levinas a ceci de particulier qu’elle peut donner lieu à des interprétations parfois symétriquement opposées. Pour certains, il s’agit d’une pensée rétrograde, qui non seulement resterait enfermée dans une certaine métaphysique du sujet, mais qui chercherait en sus à réalimenter certaines pas‑sions humanistes, et même théologiques1. Pour d’autres, l’œuvre d’Emmanuel Levinas est à contre‑courant2. Ces termes usés qu’elle met en scène –  Dieu, l’humain, le Bien  – avec une audace sans pareille, sont en fait des termes intempestifs. Ils ne reçoivent pas leur sens de traditions passées. Ils déplacent plutôt les agence‑ments de sens actuels. Avec eux, ce n’est donc pas le passé qui se répète ou se confirme, mais le présent qui devient incertain de ses frontières, celles de l’époque ou du monde de sens auquel il est censé se conformer. Pour certains donc, l’œuvre de Levinas est vite rangée parce qu’appartenant au passé. Pour d’autres, elle dérange : on peut, à sa lecture, se sentir étranger à sa propre langue et à sa propre époque. Pour certains, l’œuvre de Levinas relève du déjà‑dit.

1. C’est le cas par exemple de la lecture que fait Alain Badiou de Levinas dans son petit opuscule L’Éthique. Essais sur la conscience du mal, Paris, Nous, 2003, mais aussi de la lecture de Judith Butler dans Vers la cohabitation. Judéité et critique du sionisme, Paris, Fayard, trad. G. Le Dem, 2013.

2. Ces autres sont évidemment et heureusement très nombreux. Parmi ceux‑là, on peut citer Jacques Rolland qui fut l’un des premiers à revendiquer le caractère intem‑pestif de la pensée de Levinas d’un point de vue explicitement nietzschéen. Voir par exemple son Parcours de l’autrement. Lectures d’Emmanuel Levinas, Paris, PUF, 2000.

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Pour d’autres, c’est une pensée riche de significations inouïes qui porte ainsi le lecteur au‑delà du présent.

Le parti pris des essais réunis dans cet ouvrage est clairement celui du caractère intempestif de la pensée de Levinas. Le Dieu de Levinas n’est pas une réaction à la mort de Dieu proclamée par Nietzsche dans Le gai savoir ; il le prend en charge. Non seulement la pensée de Levinas ne compte ni sur le salut, ni sur le sens comme justifications de l’existence, ni enfin sur la morale comme système acquis et certain de valeurs, mais elle porte en elle et provoque leur effondrement. Le projet d’entendre un « dieu non contaminé par l’être3 », énoncé par Levinas à l’orée d’Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, se situe dans l’optique de la question d’une possible rupture avec l’ontologie et donc d’un certain « combat contre l’Un4 ». Il ne s’agit donc pas de produire une nouvelle métaphysique. Dire « Dieu » après la mort de Dieu, c’est retirer à l’idée de fin sa vérité ainsi que l’horizon de sens qu’elle arrive à reconstituer –  c’est, en ce sens, radicaliser la critique de la métaphysique. Non moins que la « mort de Dieu » proclamée par Nietzsche, « l’entente d’un dieu non contaminé par l’être » porte au‑delà de l’économie du ressentiment. Le Dieu de Levinas ne vise donc à « restaurer aucun concept ruiné », comme l’écrit Levinas à la fin d’Autrement qu’être5. Il se porte vers l’avant, mais, étant entendu que cet en avant ne peut se fonder sur la simple négation du passé, il est désormais une tâche infinie sans laquelle nul avenir n’est possible. Comme pour Nietzsche, rien pour

3. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, LP, SD, « note préliminaire », p. 10.

4. Ce sont là les mots (mais pas la formule exacte) de Maurice Blanchot dans L’Écriture du désastre. Dans ce « combat contre l’Un » il ne s’agit pas pour Levinas (et pas non plus pour Blanchot d’ailleurs) de renoncer à toute unicité ni même de renoncer à l’Un pensé comme ce qui s’excepte du langage, mais d’excéder tout contexte, toute structure de la compréhension, jusqu’à celle que formerait l’être dans la prise qu’il aurait sur l’étant. Rompre avec l’ontologie ne revient pas à s’affranchir de l’ontologie mais à penser ce qui s’excepte de ses corrélations, c’est‑à‑dire à penser la subjectivité en tant qu’« innocente de conjonctions ontologiques », selon la formule de Levinas. Voir Maurice Blanchot, L’Écriture du désastre, Paris, Gallimard, 1980, p. 212 et Emmanuel Levinas, L’Humanisme de l’autre homme, Livre Poche, SD, p. 106.

5. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 282‑283.

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Levinas n’est moins avéré que l’avenir, et rien n’est moins odieux qu’un temps sclérosé. Mais, pour Levinas, et peut‑être en cela est‑il plus nietzschéen que Nietzsche lui‑même, l’avenir ne relève pas du seul dépassement, mais de l’accueil ; il n’implique pas le seul abandon du passé mais, en un sens, son retour dans lequel il signifie autrement, c’est‑à‑dire sa déprise dans sa reprise6. Évoqués à contre‑temps, ces grands thèmes apparemment métaphysiques que Levinas rejoue encore une fois ne sauraient tenir lieu de fondement. Étrangers à notre époque, ils entraînent précisément au‑delà de l’époque, des systèmes de sens qui nous déterminent, des vérités qui alimentent des courants et qui, pour cette raison, peuvent très vite se convertir en croyances.

Si un tel dieu « innocent de conjonction ontologique7 » ne nous tient pas lié au passé mais, au contraire, contrevient à toute forme d’attachement, peut‑il alors nous permettre de penser à nouveaux frais la politique ? Qu’est‑ce qu’une pensée à contre‑courant peut apporter à la philosophie politique ? Comment ces termes –  Dieu, l’humain, le Bien – qui font fuir tous ceux qui y voient, au mieux, les dangers de l’humanisme, d’une politique centrée seulement sur le bien‑être et la conservation (et donc qui mène droit à la dépoliti‑sation), au pire, les germes possibles de nouveaux fondamentalismes ou communautarismes, peuvent‑ils s’articuler à des projets politiques qui ne recherchent pas seulement la stabilité mais l’émancipation, et dont l’exigence de justice et de liberté requiert de pousser encore plus loin la critique de l’autorité politique dans ce qui l’articule au théologique ainsi que dans ses formes sécularisées ? Peuvent‑ils nous permettre de penser à nouveaux frais la souveraineté, l’aliénation,

6. Sur le rapport entre Nietzsche et Levinas, je me permets de renvoyer à mes trois articles  : « Levinas’Gaia scienza », in Jill Stauffer et Bettina Bergo (ed.), Nietzsche, Levinas. After the death o a certain God, New York, Columbia University Press, 2008 ainsi qu’à « ¿Cuan liviana puede ser la risa? Nietzsche y Levinas frente al fin del hombre », Nómadas, 37, 2012 et à « Souffrance éthique et souffrance tragique. L’élaboration levinassienne de la critique nietzscheenne de la compassion », Kriterion, 134, 2016.

7. Emmanuel Levinas, L’Humanisme de l’autre homme, op. cit., p. 106 (citation modifiée).

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la justice ? La pensée de Levinas, qui se maintient dans une certaine radicalité éthique, renouvelle‑t‑elle ce que l’on pourrait appeler le champ de la philosophie politique, et en particulier de la philosophie moderne, qui ne pense pas la politique à l’orée d’un idéal cosmo‑gonique ou théologique, mais procède plutôt des aléas ou des contra‑dictions de la nature humaine et du rapport intersubjectif ? Enfin, le thème de la paix par quoi Levinas aura cherché à renouveler non tant le champ de l’éthique que la possibilité même de la philosophie, peut‑il apporter quelque lucidité nouvelle sur « l’espèce humaine » après les déconvenues de la guerre et toutes les désillusions relatives au fondement moral de l’humanité, que Freud, Nietzsche ou Marx se sont efforcés de systématiser ?

Levinas – et il ne s’agira pas de se dérober à cette thèse – n’est pas un penseur du politique. Son œuvre philosophique consiste à reposer le problème du sens et de la vérité à partir de la scène de la transcendance éthique, le « face‑à‑face ». Tandis que c’est l’éthique qui permet à Levinas de poser à nouveaux frais la question du sens (et donc de renouveler la tâche critique de la philosophie, c’est‑à‑dire d’en repenser la condition de possibilité), la politique, à laquelle son œuvre ne consacre que quelques pages, semble être reléguée à l’arrière‑plan8. Mais si son œuvre ne consacre que quelques lignes à la détermination politique de l’être‑ensemble (et en particulier à la thématique de l’État et plus généralement de l’institution), parier sur une interprétation intempestive de sa pensée pourrait nous permettre de penser de quelle façon ces termes, usés, dépassés, déconstruits qu’elle remet en jeu, exposent la philosophie politique à de nouveaux problèmes et permettent même d’apercevoir de nouvelles issues. Si l’œuvre de Levinas consiste à proposer une nouvelle métaphysique, il semble aisé d’en déduire une philosophie politique. Humaniste, la pensée de Levinas ne ferait finalement que renforcer les poli‑tiques centrées sur le primat des droits de l’homme. Ne pensant

8. Le titre d’un des textes d’Au-delà du verset s’intitule de façon on ne peut plus explicite « Politique après ! ». Voir Emmanuel Levinas, L’au-delà du verset. Lectures et discours talmudiques, Paris, Éditions de Minuit, 1982. Pour un commentaire de ce texte, voir Jacques Derrida, Adieu à Emmanuel Levinas, Paris, Galilée, 1997 ainsi que Gérard Bensussan, « Levinas et la question politique », Noesis, n° 3, 2000.

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la politique qu’en termes de droits et non d’émancipation voire de transformation de la condition humaine, et réduisant la justice à ce qui restitue à tout un chacun ce qui lui revient en propre, elle condui‑rait ainsi tout droit à la dépolitisation. Mais si « l’humanisme de l’autre homme » n’est pas sans assumer la « fin de l’homme », si un « Dieu non contaminé par l’être » n’ignore rien de la « mort de Dieu », si la métaphysique n’est pas l’envers de l’ontologie fonda‑mentale, mais ce qui met en question ses structures, la pensée de Levinas ne s’inscrit‑elle alors pas dans la lignée d’une certaine déconstruction de la métaphysique et des pensées politiques qui en résultent ? Pouvons‑nous ainsi penser la philosophie de Levinas en accord avec les courants post‑structuralistes et post‑marxistes, dont les aspirations émancipatoires reposent sur la mise en question de la métaphysique du sujet ? Ou bien, si la pensée de Levinas est à contre-courant, ne s’agit‑il pas plutôt d’être sensible à de nouveaux problèmes politiques, et, comme y enjoint toute pensée inactuelle, d’aiguiser ses sens autrement (pensons au Zarathoustra de Nietzsche lorsqu’il demande « faut‑il d’abord que je leur crève le tympan pour qu’ils commencent à entendre avec les yeux9 ? ») ? Quels sont donc ces nouveaux problèmes ?

Si l’œuvre philosophique de Levinas ne porte pas directement sur des problèmes politiques, une préoccupation politique la tra‑verse néanmoins de part en part. En plus des thèmes de l’expan‑sion et de l’usage de la force, évoqués dans le texte de jeunesse « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme10 », Levinas s’exprime à plusieurs reprises sur ce qu’il appelle la « tyrannie de l’État » et sur la nécessité de veiller contre la mise en place de nou‑veaux États totalitaires11. D’une façon générale, ce qui préoccupe Levinas et ce devant quoi la philosophie doit être capable de se tenir toujours à l’état de veille, c’est le problème de l’autoritarisme

9. Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra, Paris, GF Flammarion, 1996, trad. G. Bianquis.

10. Emmanuel Levinas, Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme, Paris, Éditions Payot & Rivages, 1997.

11. Emmanuel Levinas, Hors Sujet, LP, SD, « Les droits de l’homme et les droits d’Autrui », p. 167.

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politique. En effet, la violence de « l’État totalitaire » ne se mani‑feste pas seulement dans les programmes d’extermination ou par la complète mise sous contrôle et entière homogénéisation (si tant est que cela soit possible) de la société. Chez Levinas, la notion de totalité désigne de façon plus générale la neutralisation du sujet, c’est‑à‑dire le primat des systèmes qui fonctionnent au détriment des individus. Dans la préface à Totalité et Infini, Levinas définit le concept de totalité qui « domine la philosophie occidentale » par le fait que les individus y sont « des porteurs de forces qui les commandent à leur insu12 ». La totalité est ainsi une façon d’appréhender l’individu à partir du système qui conduit à sa neu‑tralisation. C’est le fait que, ne prenant sens qu’à partir du système, l’individu soit agi et non acteur. Ce qui est au centre du problème de la totalité n’est donc pas seulement la violence exercée vis‑à‑vis d’Autrui, mais le fait plus général et structurel que les individus soient anéantis et que, dans cet effacement, ils ne soient plus libres mais agis. « La totalité qui domine la philosophie occidentale », pour reprendre la formule de Levinas, est corrélative de la subor‑dination des individus depuis laquelle ils perdent leur singularité et n’ont donc plus ni autorité ni responsabilité. Au cœur du thème de l’État totalitaire se trouve donc le problème politique de l’anéan‑tissement de l’individualité, de la subordination du sujet à des structures de sens qui le précèdent, c’est‑à‑dire de l’enchaînement de la liberté13.

12. Emmanuel Levinas, Totalité et Infini, LP, SD, p. 5.13. À ce sujet, voir le très beau livre de Rita Fulco, Essere insieme in un

luogo. Etica, politica, diritto nel pensiero di Emmanuel Levinas, Milano, Mimesis, 2013. Dans le chapitre « La prigionia dell’io libero e autonomo » (« La captivité du moi libre et autonome »), Rita Fulco montre de quelle façon la liberté, pensée en termes d’autonomie, enchaîne le sujet et qu’elle n’est donc pas une « vraie liberté » (op.  cit., p.  33). Voir également les propos de Miguel Abensour dans l’entretien avec Danielle Cohen‑Levinas publié sous le titre L’intrigue de l’humain. Entre métapolitique et politique. Tout en faisant un rapprochement entre Levinas et La Boetie, Miguel Abensour montre très bien que le problème (politique) de la liberté est présent dès ce texte de jeunesse de Levinas, « Quelques réflexions sur la philosophie de l’hitlérisme » (voir en particulier Danielle Cohen‑Levinas, Miguel Abensour, L’intrigue de l’humain. Entre métapolitique et politique, Paris, Hermann, 2012, p. 86).

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Le problème politique qui préoccupe Levinas de façon centrale serait donc celui de l’autoritarisme politique. Ce qui serait en jeu derrière la notion de totalité ne serait pas seulement le problème éthique de l’altérité, mais bien aussi le problème politique de la liberté. La tyrannie de l’État consiste, entre autres, en la subordi‑nation des individus. Mais n’est‑ce pas là que réside l’aspect rétro‑grade de la pensée de Levinas ? Si c’est l’anéantissement de l’indi‑vidu (et donc de la liberté) qui est au cœur du problème politique de la totalité, le diagnostic de Levinas ne se réduit‑il pas finalement au désir nostalgique d’une nouvelle métaphysique du sujet ? Quel est donc l’aspect novateur du (seul) problème politique qui concentre la majeure partie (sinon la totalité) de l’attention philosophique de Levinas ?

Si la pensée éthique de Levinas a bel et bien des conséquences politiques, c’est dans la stricte mesure où il interroge la condition de possibilité d’un certain nombre de notions clefs de la philosophie politique et en renouvelle le sens. Dans la mesure où Levinas est le philosophe de l’éthique comme « philosophie première » (c’est‑à‑dire comme condition de possibilité du problème du sens et de la vérité), la politique est bien un thème secondaire de sa philosophie. Seulement, cette position seconde ne laisse intact ni la politique (la scène qu’elle constitue) ni son sens (son aspiration). Cet aspect de la pensée de Levinas n’a pas toujours été saisi car le fait de la réduire à son sens éthique ne permet pas d’apercevoir que son enjeu prin‑cipal n’est pas la non‑violence, mais le recouvrement d’une certaine liberté. Non seulement l’éthique ne signifie pas (négativement) la non‑violence ou le respect d’Autrui, mais, comme on l’a dit, ce n’est pas uniquement la subordination d’Autrui qui mène Levinas à la cri‑tique de la totalité, mais aussi la subordination, voire l’effacement du « soi14 ». Penser la rupture de la totalité ne répond alors pas au seul objectif d’affirmer l’altérité d’Autrui. C’est le mouvement inverse qu’opère « l’éthique comme philosophie première »  : le primat de

14. Cet effacement a été particulièrement mis en lumière par Gabriela Basterra dans Seductions of fate. Tragics subjectivity, ethics, politics (Palgrave Macmillan, 2004) qui insiste également sur sa dimension tragique. Comme le formule d’ailleurs explici‑tement Levinas, ce à quoi l’annulation de l’individu fait place, c’est à l’affirmation de puissances anonymes, c’est‑à‑dire au Destin.

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l’éthique dans l’accès à la question du sens (et donc à la philosophie) permet de libérer le soi de sa soumission aux différents systèmes qui le prédéterminent. Dès lors, tandis que l’on confond souvent (à tort) l’éthique de Levinas avec l’objectif de sa pensée politique (qu’on essaye de reconstruire après coup), on ne voit pas que l’éthique, qui assure dans sa philosophie un rôle critique15, rend pensables certaines issues au problème de l’autoritarisme politique et de la subjugation des individus. En fait, le primat de l’éthique ou du rapport à Autrui permet à Levinas d’élaborer une notion de liberté qui ne dépende plus d’une métaphysique du sujet. Tandis que l’éthique se produit comme ce qui dérange le soi dans ce qui l’ordonne aux systèmes (et ainsi le subjugue), la liberté réside dans l’affranchissement du sujet vis‑à‑vis de ce qui le maintient lié, ordonné à un système. Elle est l’épreuve de ce dérangement c’est‑à‑dire aussi l’épreuve d’une sortie : d’un sujet qui ne se définit plus par rapport à des contextes, qui ne tient plus son sens de ses lieux ou de ses familles d’apparte‑nance. Dès lors, tout en restant hétérogène au politique, l’éthique le travaille néanmoins par l’exigence d’une « difficile liberté » – d’une liberté qui est l’épreuve même de l’éthique.

La nécessité de sortir de la subjugation est donc au cœur de la pensée politique. Or, si c’est l’éthique qui rend pensable cette sortie, son effet politique premier n’est pas seulement la mise en pièces de toute forme d’autoritarisme politique. Les études réunies dans cet ouvrage cherchent à montrer que, tandis que la pensée politique de Levinas tient dans la critique de l’autorité politique, ce que « l’éthique comme philosophie première » rend d’abord possible, c’est un nouveau point de vue sur l’autorité, une nou‑velle façon de comprendre la subjugation et de la problématiser, et, plus généralement, une nouvelle façon de diagnostiquer le mal ou l’aliénation. Dans ce sens, ce qu’offre « l’éthique comme philosophie première », ce sont de nouveaux outils critiques.

15. Ibid., p. 33 : « La métaphysique, la transcendance, l’accueil de l’Autre par le Même, d’Autrui par Moi se produit concrètement comme la mise en question du Même par l’Autre, c’est‑à‑dire comme l’éthique qui accomplit l’essence critique du savoir. Et comme la critique précède le dogmatisme, la métaphysique précède l’ontologie. »

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La  détermination de l’éthique comme critique implique que l’on ne puisse penser le mal et l’aliénation qu’en changeant de point de vue. On comprend alors que la critique levinassienne de l’onto‑logie n’est pas menée à bien à des fins éthiques  : l’éthique n’est pas la fin de la philo sophie mais la condition de possibilité de son questionnement. Comme on sait, cette critique amène Levinas à mettre sur un même plan les postures rationalistes qui procèdent du primat de la raison ou de l’âme, les approches structuralistes pour lesquelles on ne peut penser la vérité qu’en relation et, en un sens seulement, la phénoménologie qui, selon Levinas, ne parvient pas à aborder les phénomènes indépendamment des structures qui assurent la constitution du sens. Chacune de ces diverses postures théoriques mettrait en jeu la même structure de subordination  : un certain primat du théorique. Si Levinas reconduit sans nuances l’ensemble de la philosophie occidentale à cette même structure de la connaissance qu’il appelle « ontologie », c’est que, sauf « à quelques instants d’éclairs16 », la connaissance philosophique se serait produite comme un certain ordonnement ; elle impliquerait, à chaque fois, la même structure de subordination (que Levinas désigne sous le nom d’ontologie). Sur le plan éthique, cette subor‑dination se maintiendrait dans l’injustice (la réduction de l’Autre), sur le plan épistémologique, elle impliquerait l’impossibilité de se rapporter à l’extériorité et donc de sortir du subjectivisme, et sur le plan politique, elle dénoterait une perte de liberté. Or, la lucidité nouvelle de Levinas consiste à penser à partir de ce qui se produit comme désordre, comme faille dans la mécanique du savoir – c’est‑à‑dire dans ce qui articule l’étant aux structures qui lui donnent sens. Le thème –  si inattendu dans la scène philoso‑phique – du face‑à‑face éthique a pour conséquence de fonder la possibilité de la pensée dans ce qui la dérange. Le motif du visage au moyen duquel Levinas prétend rompre avec le mode traditionnel de penser (l’ontologie), invite justement la philosophie à se penser hors de tout ordonnement (hors de cette structure de subordination par laquelle l’étant est accessible). En effet, le visage est ce qui ne se laisse pas ordonner à un sens, ce qui se produit toujours

16. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 21.

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comme une surprise. Or, ce  qui vient surprendre la pensée n’est pas ce qui l’annule mais ce qui l’ouvre. Dans ce sens, l’anarchie (le dérangement qu’opère le visage), ce qui se produit comme faille ou brisure de la totalité (c’est‑à‑dire de la dimension ordonnée du sens), est le point de départ de Levinas. Ce bris dans la totalité est ce qui permet à la pensée de sortir de la subjugation, d’adopter un point de vue critique qui toutefois ne repose pas sur le primat de la raison –  sur ce qui ordonne la pensée à l’autorité de la raison. Si la « difficile liberté » est au cœur de la préoccupation politique de Levinas, on ne peut suivre les ramifications de cette préoccupation qu’en déroulant ce qui se produit comme pensée de l’anarchie (comme pensée rendue possible par l’anarchie). Dans ce sens, tandis que Dieu, l’humain, le Bien, ces thèmes que l’on croyait dépassés, ne conduisent ni à une politique auto‑centrée (sur l’idée de l’homme) ni, bien entendu, à un fondamentalisme reli‑gieux, la mise en jeu de chacun d’entre eux pourrait correspondre à la radicalisation de leur critique. Mais comment et pourquoi ? Pourquoi cette pensée de l’anarchie recourt‑elle à ces termes appa‑remment usés et dépassés ?

Comme on l’a signalé, la pensée de Levinas, comme celle de Nietzsche, porte au‑delà du présent. Chez Levinas, c’est le face‑à‑face éthique, la rencontre du visage, qui rend possible ce mouvement au‑delà. L’excession –  ce mouvement qui porte au‑delà du présent – se produit dans le sujet convoqué par Autrui au‑delà de sa fin propre. Excédant les formes depuis lesquelles il pourrait être appréhendé, Autrui est celui qui produit dans le sujet le mouvement d’une infinition. Dès lors, cette pensée qui se porte au‑delà du présent n’a guère besoin de décréter des fins. Assumant « la mort d’un certain dieu habitant les arrière‑mondes17 » ainsi que la fin de la croyance en l’homme18, la pensée de Levinas excède

17. Ibid., p. 284.18. Dans Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, Levinas assume d’une cer‑

taine manière le courant anti‑humaniste, mais sans toutefois s’inscrire dans le dogme anti‑humaniste. En effet, pour Levinas « L’humanisme ne doit être dénoncé que parce qu’il n’est pas suffisamment humain » (op. cit., p. 203). En d’autres termes, l’humain dans l’homme n’est pas une propriété de l’homme. C’est pourquoi Levinas peut parler

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aussi la dimension conventionnelle (parce que finie, et ainsi vite rangée) que peuvent représenter ces fins. Autrui m’assigne au‑delà de ma propre fin et de toutes les fins dans lesquelles je peux tou‑jours me reposer, et desquelles je peux m’accommoder. Il est, en ce sens, celui qui m’ouvre au Bien pensé comme ce qui m’excepte de l’ordre (des structures qui me déterminent). Ainsi, un « Dieu non contaminé par l’être » ne conteste pas la « mort de Dieu », mais l’excède ou lui survit. Levinas s’inscrit au-delà de Nietzsche, et non en deçà de son décret  : « Du Bien à moi –  assignation  : “relation” qui survit à la “mort de dieu19” », écrit Levinas dans Autrement qu’être. Dieu ou l’humain dans l’homme ne sont pas des présupposés métaphysiques. Ils signifient dans le mouvement d’une infinition et restent lettre morte dès qu’un ordre se reconstitue, dès que les systèmes priment sur les individus. L’humain dans l’homme est le fruit d’une déstructuration qui porte au‑delà de soi ; à ce titre, ce n’est rien de fondé, rien non plus qu’on puisse attester. L’humanité est même ce qui est toujours au plus près de sombrer ; c’est ce qui se tait et étouffe dans les formes sclérosées du présent, dans toute forme de repos en soi, d’assurance ou de commodité. C’est ce qui, n’existant que dans le mouvement d’une infinition, ne peut tout simplement pas être avéré. De même, un « dieu non contaminé par l’être » n’est pas un principe souverain, mais ce que la langue ne parvient pas à taire dès lors que son Dire ne s’épuise pas en significations, en déterminations finies du sens. S’exceptant de l’opposition de l’être et du non‑être, ce Dieu est le revers du nihilisme négatif. Il signifie dans l’impossibilité de se reposer dans une configuration positive ou négative du sens. En d’autres termes, la pensée de l’anarchie est une exposition au nihilisme, mais qui ne s’arrête pas à la détermination finie que représente ce néant (ce nihil), lequel appartient toujours à la logique formelle qui oppose l’être au non‑être. « L’humanisme de l’autre homme », un « Dieu

d’une « utopie de l’humain », non pas au sens où ce dernier relèverait d’un idéal inac‑cessible, mais plutôt au sens où il ne peut advenir que comme non‑lieu, car, comme l’écrit Levinas « ce qui eut humainement lieu n’a jamais pu rester enfermé dans un lieu » (op. cit., p. 282). Voir à ce sujet, Catherine Chalier, L’Utopie de l’humain, Paris, Albin Michel, 1993.

19. Emmanuel Levinas, Autrement qu’être ou au-delà de l’essence, op. cit., p. 196.

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non‑contaminé par l’être » sont des provocations à aller au‑delà du présent, mais au‑delà aussi de ce qui, dans toutes les fins que l’on peut annoncer, demeure tributaire de ce qui est nié, décrété comme fini.

Mais si « un dieu non contaminé par l’être », pointant comme ce qui s’excepte de la logique de l’être, demeure inédit, il ne s’agit pas non plus de penser, par de tels vocables, l’avènement d’une nouvelle ère. Pensée à partir de la scène de la transcendance éthique, l’anarchie n’est pas un désordre qui s’oppose à l’ordre ou le nie. Le face‑à‑face éthique produit une intrigue dans le Même –  non dans l’individu qui fait face à un autre, mais dans la structure par quoi tout revient au Même. « L’Autre dans le Même » ne signe dès lors pas une nouvelle ère. C’est à même la langue dont nous disposons, à même le passé qui nous constitue, que l’autre peut se signifier, faire signe vers l’au‑delà du présent et mettre ainsi en mouvement. Dès lors, ce n’est pas vers une autre politique que porte l’éthique de Levinas. Se produisant comme déstructuration et intrigue, l’éthique est bien au contraire ce par quoi Levinas, tout en se maintenant aux marges du politique et de la tradition moderne qui la fonde, peut proposer une nouvelle élaboration de ces caté‑gories. C’est bien du sein de la tradition critiquée que l’éthique produit son incise critique. L’intrigue éthique ne se trame pas hors de l’histoire de la philosophie ; elle permet, au contraire, de la penser à nouveau frais à même ce qu’elle recèle d’inconnu. C’est avec Hobbes que Levinas peut proposer une nouvelle description de la naissance de l’État, et inscrire, dans la tradition moderne fondée par Hobbes, un « contre Hobbes20 ». Par là, loin de quitter le sol de l’histoire de la philosophie, l’éthique de Levinas engage sa répétition et son renouvellement. Plus précisément, en se tenant aux marges du politique, l’éthique de Levinas en provoque le per‑pétuel décentrement et, ainsi, la répétition dans la déprise. Elle répète cette histoire en l’ouvrant à sa part d’inconnu. En tant que critique de l’histoire –  entendue comme subsomption des faits et

20. Voir l’important article de Miguel Abensour, « L’extravagante hypothèse », in Rue Descartes, n. 19, Paris, PUF, 1998.

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des luttes sous un sens unique qui n’exprime plus que le point de vue des « survivants21 » –, l’éthique de Levinas pourrait constituer une chance pour l’histoire. Mais le mouvement de libération –  la « difficile liberté » – qui semble au cœur de la pensée politique de Levinas, ne conduira pas non plus à la description d’une huma‑nité affranchie de toute servitude, libérée entièrement du mal et de la violence. Cela signifie‑t‑il que l’éthique joue un rôle d’horizon régulateur et que, dans le contexte fini qui est le nôtre, nous n’avons d’autre choix que d’accepter l’imperfection, l’indétermination et la violence qui bordent ou demeurent inhérentes à nos décisions et à nos actions ? Faut‑il, comme le fait Derrida dans « Violence et métaphysique », reconnaître que, puisque nous ne pouvons penser hors de la langue qui est la nôtre – et ainsi, quitter le sol de l’onto‑logie depuis laquelle s’exerce la violence – nous sommes destinés à ne pouvoir choisir qu’une « moindre violence22 » ? Tandis que le Dieu de Levinas n’a à être prononcé que comme ce qui se refuse à toutes les commodités (celles des diverses postures métaphysiques, dont celles qui prennent le nihil pour une nouvelle vérité), n’y a‑t‑il pas quelques nouvelles commodités et subterfuges à décréter que le Bien sera toujours et à jamais ailleurs ?

Ces questions perdent toute pertinence si l’on se souvient que la pensée de Levinas n’aspire pas à la non‑violence et que le point de départ de sa philosophie est la libération du joug (des différentes formes de subjugations), laquelle n’advient pas comme limitation (non‑violence) mais comme sortie (mouvement qui porte au‑delà de soi). Le Bien chez Levinas est une assignation, non une prescription. Il convoque, mais ne soumet pas. Si Levinas peut encore risquer ce mot, du sein de l’abîme de sens sur lequel a ouvert la Seconde Guerre mondiale et du sein duquel, comme l’affirme Levinas lui‑même,

21. Dans Totalité et Infini, Levinas reprend cette idée benjaminienne que l’histoire est le récit des vainqueurs  : « L’historiographie raconte la façon dont les survivants s’approprient les œuvres des volontés mortes ; elle repose sur l’usurpation accomplie par les vainqueurs, c’est‑à‑dire par les survivants ; elle raconte l’asservissement en oubliant la vie qui lutte contre l’esclavage », op. cit., p. 253.

22. Jacques Derrida, « Violence et métaphysique », in L’Écriture et la différence, Paris, Seuil, 1967, p. 171.

Introduction

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« Dieu est mort23 », c’est que le Bien n’est pas un idéal ; mais ce qui ne laisse pas en paix, dans le repos, l’abri que constituent les postures dogmatiques –  optimistes ou pessimistes  – qui prétendent pouvoir déterminer le sens. L’anarchie de Levinas, cette faille qui est le point de départ d’une pensée critique libérée du joug de l’autorité, a trait au Bien, compris non pas comme ce qui vient normer l’insubordi‑nation, mais comme ce qui brise les conformismes dans lesquels les sujets se calent. L’anarchie chez Levinas est dès lors celle de la paix, mais d’une paix dont la signification est sans doute inédite, puisqu’elle n’est pas la paix pensée comme repos et stabilité, mais comme intranquillité, mouvement d’arrachement à tout bien‑être, à tout quant‑à‑soi. Pensée à l’aune de l’anarchie, la paix reçoit sa signification de la rencontre et non d’un concept qui en serait la détermination idéale. Mais il faut dire plus. La paix chez Levinas est le sens de l’anarchie  : c’est ce à quoi nous sommes promis dès lors qu’arrachés au sol où nous reposons, le sens ne revient plus au Même, au même ordre, à la même subjugation, à la même vio‑lence qui nous constitue. C’est pourquoi, loin d’aspirer à un ordre

23. Dans « La souffrance inutile », Levinas inscrit la mort de Dieu dans l’horizon de la fin de la théodicée (il inscrit donc la mort de Dieu dans l’absence de tout horizon) : « La disproportion entre la souffrance et toute théodicée se montra à Auschwitz avec une clarté qui crève les yeux. Sa possibilité met en question la foi traditionnellement multimillénaire. Le mot de Nietzsche sur la mort de Dieu ne prenait‑il pas dans les camps d’extermination la signification d’un fait quasi empirique ? ». Voir Emmanuel Levinas, Entre-nous. Essais sur le penser-à-l’autre, Paris, Grasset § Fasquell, 1991, p. 115. Si Levinas réfère la mort de Dieu à Auschwitz, cela ne signifie pas que, de son point de vue, Dieu (ou le Dieu de la théodicée) subsiste ailleurs ou avant Auschwitz ; cela lui permet d’insister sur le fait que la mort de Dieu n’est pas un postulat théorique : elle se produit comme l’expérience de ce qui dans la souffrance est sans justification. On se demandera alors pourquoi confiner la mort de Dieu à Auschwitz. Sans doute, si, comme le soutient Levinas, l’« Holocauste du peuple juif » est le « paradigme de [la] souffrance humaine gratuite », à Auschwitz, la mort de Dieu ne relève pas seulement de l’expérience individuelle ; elle est un événement qui a une portée universelle. Mais il faut alors souligner ce point crucial  : la thèse de Levinas selon laquelle Auschwitz serait un « drame de l’Histoire Sainte » ne doit pas s’entendre comme un drame réservé au peuple juif, dont la signification exclurait tout autre peuple. Lorsque Levinas affirme « Je pense que tous les morts du goulag et de tous les autres lieux de torture en notre siècle politique sont présents quand on parle d’Auschwitz » (ibid.), il entend bien dire que c’est l’expérience de la souffrance inutile qui met en rapport avec l’Histoire Sainte, et non que c’est l’Histoire Sainte qui explique les souffrances d’un peuple particulier.

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