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L’affaire Freud-Hirschfeld

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© EPEL, 2018 110, boulevard Raspail, 75006 Paris

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Gloria Leff

L’affaire Freud-HirschfeldUne valse-hésitation

avec l’occulte

EPEL

Traduit de l’espagnol (Mexique) par Annie Guillon-Lévy

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In memoriamMuriel Varnier (1961-2013)

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Introduction à l’édition française

« Vous aurez deux enfants à 32 ans. » Voilà la prophétie qu’un devin aurait lancée à Elfriede Hirschfeld dans le hall d’un hôtel de luxe parisien alors qu’elle avait environ 27 ans. Rien de tel n’arriva. Dix ans passèrent et le 3 janvier 1911, deux ans et trois mois après avoir commencé son analyse avec Freud, elle décide de raconter la prédiction à son analyste. Ce dernier soumet alors la patiente à un petit interrogatoire et, dans le cours de la séance, interprète la prophétie en confirmant l’existence d’un lien entre celle-ci et l’inconscient de Elfriede : à la suite d’une transmission de pensées, le devin aura révélé un désir qui, jusque-là, n’avait pas pu s’exprimer.

Freud trouvait ainsi un fil conducteur pour faire valoir publiquement les hypothèses élaborées antérieurement avec Sándor Ferenczi à propos des phénomènes occultes, de la télé-pathie et du transfert de pensées. Il faudra néanmoins plus de vingt ans pour que, en 1932, avec la publication de « Rêve et occultisme » (la trentième conférence d’Introduction à la psycha-nalyse), Freud se serve de la prophétie des deux enfants à 32 ans, « le plus remarquable des exemples », pour faire ouvertement savoir que sa pratique de la psychanalyse l’avait amené à recon-naître la possibilité objective de la télépathie.

Ainsi admise par Freud, la proximité entre l’« occulte » et la psychanalyse a divisé ses partisans : Karl Abraham se montra sceptique ; Sándor Ferenczi, convaincu ; Max Eitingon, Otto Rank et Hans Sachs, à la fois curieux et impressionnés. Avec Carl G. Jung, ce fut une autre affaire : son penchant marqué pour ce genre de phénomènes, loin de le rapprocher de Freud,

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souleva très tôt des difficultés insurmontables entre eux deux. Ernest Jones, lui, opéra autrement : certain que la reconnais-sance par Freud du fait télépathique discréditerait la psycha-nalyse, il fit tout ce qu’il pouvait pour que ne soient pas publiés ses essais sur l’occultisme. Selon James Strachey, les efforts de Jones réussirent en partie, ce que confirme l’histoire de ces textes et de leurs traductions.

Dans chaque pays, la réception de ces écrits fut différente. Aux États-Unis, on se donna pour tâche de réfléchir sur les événements d’ordre télépathique survenant dans le cadre analy-tique. En 1953, en plein essor de la question du contre-transfert et avant l’édition complète de la Standard Edition, apparut aux États-Unis une anthologie, Psychoanalysis and the Occult, éditée par George Devereux (psychanalyste et ethnologue hongrois, émigré aux États-Unis en 1933). La partie centrale comprenait tous les articles de Freud sur le thème, la plupart traduits en anglais pour la première fois. On y trouvait aussi les travaux de pionniers de la psychanalyse, comme ceux de Helene Deutsch et de Dorothy Burlingham. Les grands absents en étaient Ferenczi et Jung.

L’histoire fut très différente en France : ceux qui s’inté-ressèrent à l’affaire dans les années 1970 mirent l’accent sur la relation de Freud avec la science et durent lire ses textes en allemand, faute de traduction. Ce fut le cas de Wladimir Granoff, de Jean-Michel Rey et de Jacques Derrida.

Quand Jacques Lacan s’intéresse à ce thème lors de son séminaire Les non-dupes errent, il rejoint l’interprétation de James Strachey : il y a eu une objection scientifique à l’« occulte », et elle a été le fait de Jones. La reconstruction de la cure et la découverte de l’identité d’Elfriede Hirschfeld – dévoilées seulement en 1994 dans le Psychoanalytic Quarterly par l’historien de la psychanalyse Ernst Falzeder – autorisent

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9Introduction à l’édition française

à revenir maintenant aux textes de Freud avec de nouvelles informations et à lire sous cet angle les séances du séminaire de 1972-1973 au cours desquelles les « histoires de Freud avec son occulte », selon l’expression même de Lacan, remettent ce dernier au travail. Une telle lecture se révèle particulièrement féconde parce que, en traduisant lui-même les textes freudiens, Lacan amène des termes différents de ceux de Freud et subvertit le réseau d’hypothèses que celui-ci avait construit sur la télé-pathie et le transfert de pensées.

Les hésitations de Freud à faire connaître ses opinions sur les phénomènes occultes ont redoublé la censure dont la cure d’Elfriede Hirschfeld fut l’objet, et ont précipité son dénouement. Le phénomène télépathique n’a cependant pas été le seul sujet d’intérêt pour Freud. II aura suffi d’une pre-mière entrevue pour que la symptomatologie bigarrée de cette femme éveille sa curiosité scientifique : il en a discuté avec Jung, Pfister, Ferenczi, Abraham, Binswanger, Bleuler, Andreas-Salomé – pour ne mentionner que les plus proches. Certains d’entre eux se trouvèrent en outre impliqués de manière telle que s’ensuivit un imbroglio qui en dit long sur ce qui était en jeu dans cette analyse, et comment cela fut traité. Sans parler de la vingtaine d’articles de Freud dans lesquels apparaissent ses réflexions provoquées par cette analyse, et sans oublier sa vie privée, comme on peut le lire dans certaines lettres à sa belle-sœur Minna Bernays. On entrevoit ainsi pourquoi Freud a problématisé la notion de contre-transfert pendant l’analyse d’Elfriede Hirschfeld.

Nous ne savons cependant d’elle et de sa cure que ce que Freud en a livré de façon morcelée et occultée dans quelques-uns de ses articles, certaines de ses lettres, et dans les séances des mercredis de la Société psychanalytique de Vienne (voir les Minutes de cette Société). On lit dans ces fragments ainsi

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dispersés ce que cette cure a pu avoir de perturbateur pour lui : les explications qu’il se donna pour expliquer la mobilité et la résistance des symptômes ne réussirent qu’à les aiguiser. D’autres théories, qu’il développa pour rendre compte de l’amour de transfert, ne mirent à découvert que sa propre résis-tance à accueillir les demandes démesurées, irrationnelles et insatiables de la patiente. Aussi paradoxal que cela paraisse, la prophétie qui lui avait offert la clef d’une explication « pleine de sens » du transfert de pensées, le confronta aux limites de son savoir. Et dans l’ultime article où il traita de l’occultisme, Freud n’écarte pas la possibilité que cette prophétie, ornée des détails qui le fascinèrent au point de l’amener à construire une interprétation psychanalytique de la télépathie, ait pu n’être qu’un cadeau transférentiel.

Cette analyse a malmené Freud, ce dont lui-même a pris acte en décernant à sa patiente le titre d’avoir été « son plus grand tourment ».

Gloria Leff Mexico, novembre 2017

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Préambule

« Frau H », « Frau A », « Frau C », « Frau Gi » ? Il s’agit, à chaque fois, d’Elfriede Hirschfeld. « Mon fléau principal1. » Freud l’a reçue entre 1908 et 1914, temps plutôt long pour les standards de l’époque. Il s’est ensuite intéressé à ses traitements à la clinique Bellevue, à Kreuzlingen, où elle fut internée par intermittence entre 1916 et 19252. En 1927, l’échec de cette analyse le travaillait encore. On ne connaît pourtant l’exis-tence de cette patiente et de sa cure que depuis un peu plus de vingt ans.

En 1994, dans un article publié dans le Psychoanalitic Quarterly, Ernst Falzeder3 historien de la psychanalyse, révèle l’identité d’Elfriede Hirschfeld. Il examine avec soin les corres-pondances de Freud et participe directement et activement, en tant qu’éditeur, à l’établissement de celles que Freud entretient avec Ferenczi et Abraham. Il a aussi un accès privilégié à divers documents inédits (surtout à des échanges avec Pfister).

Le travail de Falzeder arrive à la fin d’une série de travaux entrepris par d’autres chercheurs. La correspondance Freud/

1. Sigmund Freud, « Lettre à Jung », 27 avril 1911, in Sigmund Freud et Carl Gustav Jung, Correspondance, t. II, trad. de l’allemand et de l’anglais par R. Fivaz-Silbermann, Paris, Gallimard, 1975, p. 169. Freud écrit : « Mon plus grand fléau – la C – est en vacances, je suis justement si paresseux et confortable. »

2. D’après le dossier clinique, Elfriede Hirschfeld a été internée à la cli-nique Bellevue, le 5 avril 1916. René Fiori, « Une femme mélancolique. La sixième analyse de Freud », La Cause freudienne, no 69, « À quoi sert un corps ? », septembre 2008, p. 186, note 9.

3. Voir la traduction française de l’article d’Ernst Falzeder, « Ma grande patiente, mon fléau principal. La découverte d’un cas de Freud et ses répercus-sions », Revue française de psychanalyse, 1997, vol. 61, no 4.

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Binswanger est publiée en 19924. On peut y lire plusieurs lettres dans lesquelles Freud est explicite, informant son cor-respondant au sujet de cette patiente, de sa symptomatologie, des réflexions la concernant ainsi que des articles qu’il a fondés sur son analyse. On découvre, de plus, dans les archives, des courriers d’Oskar Pfister qui contiennent des suppléments d’information et certains avis de Freud sur le traitement suivi par Elfriede Hirschfeld à la clinique Bellevue dirigée par Ludwig Binswanger. Les éditeurs ont pu croiser les données dont ils dis-posaient jusqu’alors et ébaucher une première histoire clinique de cette patiente.

Aussitôt après, en 1993, Ilse Grubrich-Simitis publie Freud : retour aux manuscrits. Faire parler des documents muets 5. L’auteur confronte les manuscrits de Freud avec les versions publiées dans les Gesammelte Werke et la Standard Edition et découvre qu’un paragraphe entier du texte aujourd’hui connu sous le titre « Psychanalyse et télépathie6 » a été écarté à l’édition : Freud y évoque Elfriede Hirschfeld et l’ingérence de Carl G. Jung dans son analyse. Avant de reproduire ce passage, Grubrich-Simitis reconstruit une histoire en suivant des indications qu’elle y trouve et, ainsi amenée à examiner la correspondance Freud-Jung et les articles mentionnés par Freud dans l’une de ses lettres à Binswanger, elle constate avec surprise que, dans toutes ces références, il s’agit de la même personne. L’ensemble

4. Sigmund Freud et Ludwig Binswanger, Correspondance. 1908-1938, éd. et introduction par G. Fichtner, trad. de l’allemand par R. Menahem et M. Strauss, préface de J. Gillibert, Paris, Calmann-Lévy, 1995.

5. Ilse Grubrich-Simitis, Freud : retour aux manuscrits. Faire parler des docu-ments muets, trad. par R. Lainé et J. Stute-Cadiot, Paris, Puf, 1997, p. 256-265.

6. Sigmund Freud, « Psychanalyse et télépathie », Œuvres complètes, vol. XVI, 1921-1923, Paris, Puf, 1995. C’est le titre qui fut donné au manuscrit présenté par Freud dans les montagnes de Harz en 1921 quand il fut publié de façon pos-thume en 1941 ; il l’avait appelé lui-même, « Rapport préliminaire » (Vorbericht).

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de ces détails lui permet de dessiner un profil assez complet d’Elfriede Hirschfeld.

Quelque vingt ans avant Falzeder, en 1976, Christian Moreau avait publié un livre, à la suite de sa thèse de médecine (1974) : Freud et l’occultisme. L’approche freudienne du spiritisme, de la divination, de la magie et de la télépathie 7. Vu le titre, on ne trouvait pas l’œuvre sur les étagères consacrées à la psychologie ou à la psychanalyse, mais dans les rayons du spiritisme et « des sciences occultes ». Intéressé aux rapports de Freud avec l’occul-tisme et la télépathie, Moreau fait une recherche exhaustive des sources sur ce thème. Dans une lettre de Freud à Ferenczi, il découvre le récit d’une prophétie faite par un voyant à Elfriede Hirschfeld, à Paris. Bien que Freud ne fasse jamais part de ce genre de chose à Jung, Moreau constate que, dans sa correspon-dance avec Jung (publiée en allemand en 1974), il fait allusion à une patiente nommée Frau C. Des années plus tard, Falzeder allait découvrir que « Frau C » était Elfriede Hirschfeld.

Nicolas Gougoulis examine certains problèmes de méthode posés par l’article de Falzeder. Il interroge notamment le fait que l’historien ne divulgue jamais la façon dont il a fait sa découverte. Selon lui, la plus amusante de toutes les hypo-thèses est qu’en dépit de la vigilance extrême des responsables des Archives Freud, le nom avait échappé à la censure à cause d’une homonymie entre cette personne et le célèbre sexologue berlinois, Magnus Hirschfeld8. Gougoulis repère une erreur de Falzeder lui-même dans la première édition française de

7. Christian Moreau, Freud et l’occultisme. L’approche freudienne du spiritisme, de la divination, de la magie et de la télépathie, Paris, Privat, 1976. Je remercie Jesús Martínez Malo de m’avoir fait connaître l’existence de ce livre.

8. Nicolas Gougoulis, « Elfriede Hirschfeld. Réflexions à propos de l’historio-graphie de la pratique clinique chez Freud », in Sophie de Mijolla-Mellor (sous la dir. de), Les Femmes dans l’histoire de la psychanalyse, Paris, L’Esprit du Temps, 1999, p. 207.

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la correspondance Freud/Ferenczi (1992). Aux alentours de cette date, éditeur de cette correspondance, il ne connaissait pas encore l’identité de la patiente et, au moment d’inclure une lettre où est mentionnée l’affaire Hirschfeld, il assure que celle-ci concerne Magnus Hirschfeld9. Peu de temps après, en éditant la correspondance complète Freud/Abraham, Falzeder repère à nouveau le nom en question. Il peut alors corriger l’erreur et résoudre les questions restées en suspens.

Pour Falzeder, cette patiente doit être classée comme un « cas classique de l’histoire de la psychanalyse » aux côtés d’Anna O., de Cäecile M., de Dora, de l’Homme aux rats, de l’Homme aux loups et de RN (acronyme avec lequel Ferenczi nomme Elizabeth Severn dans son Journal clinique). Cependant, s’agit-il vraiment de la révélation d’un nouveau « cas » de Freud ou du constat que le protagoniste de cette histoire s’avère être Freud lui-même ? Dans cette perspective, la reconstruction de Falzeder est féconde. En suivant les traces de cette cure, telles qu’elles sont dispersées dans les articles, les Correspondances et dans les Minutes de la Société psychanalytique de Vienne, on se trouve au centre des thèmes qui éveillent la curiosité de Freud à partir de sa rencontre avec Elfriede Hirschfeld ; aux croisements de son élaboration théorique, de ses doutes, de ses hésitations ; au cœur des discussions avec ses partisans au moment où il invente la psychanalyse. Certains aspects cruciaux vont être alors au premier plan, qui concernent la place de l’analyste dans le

9. Falzeder base ses conjectures sur le fait que, quelques mois auparavant, le sexologue berlinois avait annoncé sa démission de l’Association de psychanalyse de Berlin après une remarque de Jung au congrès de Weimar (septembre 1911). Il s’agissait, semble-t-il, d’une allusion à l’homosexualité de Hirschfeld. La mention au sexologue n’a lieu que dans les premières versions, allemande et française, de la correspondance Freud/Ferenczi. Lorsqu’on traduisit celle-ci en anglais (en 1993) on avait déjà corrigé l’erreur. Sigmund Freud et Sándor Ferenczi, « Lettre 269 », Correspondance, vol. I, éd. par E. Brabant et al., trad. de l’allemand par le groupe de traduction du Coq-Héron, Paris, Calmann-Lévy, 1992, p. 352, note 2.

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15Préambule

transfert et aussi certaines circonstances qui ont amené Freud, à ce sujet, à des limites qui parurent alors infranchissables. D’où l’importance de prendre en compte le contexte, l’aspect disruptif de la réflexion freudienne, le caractère inédit de sa proposition, les formes toujours à renouveler dont a besoin l’exercice analytique, et la distance qui nous sépare aujourd’hui de ce temps inaugural.

Dans son livre, Les Patients de Freud, l’un des principaux détracteurs de la psychanalyse (coauteur du Livre noir de la psychanalyse), Mikkel Borch-Jacobsen élabore des notes bio-graphiques qui concernent trente patients de Freud, à partir de publications et de fragments préalablement connus. Parmi ceux-ci, on trouve Elfriede Hirschfeld à qui l’auteur consacre six pages basées sur l’article déjà cité de Falzeder. Borch-Jacobsen prétend transmettre, à qui lirait ces courts récits à la suite les uns des autres, une idée supposément « objective » des « mauvais résultats » de la pratique de Freud. Cependant, comme il n’introduit aucun commentaire sur sa position au regard de la psychanalyse, un lecteur non averti pourrait rester sur l’idée qu’il n’y a rien à sauver de l’exercice freudien10.

Telle qu’elle se dégage des articles et des échanges épisto-laires de Freud, la vie d’Elfriede Hirschfeld apparaît pleine d’infortunes. Mais dans cette littérature, un Freud se révèle, qui, après avoir affronté les fluctuations symptomatiques de sa patiente, produit d’importantes innovations dans sa théorie des phases de la libido ; un Freud que son implication dans cette cure amène à problématiser la notion de « contre-transfert » alors que Elfriede Hirschfeld est en analyse avec lui. Il est ainsi conduit à signaler, en 1915, que « les seules difficultés vraiment sérieuses qui attendent l’analyste vont se rencontrer

10. Mikkel Borch-Jacobsen, Les Patients de Freud. Destins, Auxerre, Éditions Sciences Humaines, 2011, p. 112-117.

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dans le maniement du transfert11 », pour laisser ensuite à l’écart la question du « contre-transfert ». Un Freud qui, après s’être intéressé pendant des années aux phénomènes « occultes », la télépathie et la transmission de pensées, fait de la prédiction que cette patiente lui aurait confié avoir reçue, le fil conducteur pour rendre publiques les hypothèses élaborées secrètement avec Sándor Ferenczi quelque temps auparavant.

On ne trouve pas ces thèmes clairement articulés dans l’œuvre de Freud mais, à la lumière de cette expérience ana-lytique, il nous sera permis de les situer dans leur contexte et d’entrevoir leur proximité. De cette manière, on rendra mani-feste non seulement l’échec de la cure d’Elfriede Hirschfeld, mais aussi l’érotique dont elle fut animée : une érotique dont Freud nous donne la clef en nommant sa patiente « mon fléau principal ».

Falzeder ne manque pas de remarquer la forme sous laquelle Freud se réfère à Elfriede Hirschfeld. En effet, son article a pour titre : “My Grand-Patient, my Chief Tormentor: A Hitherto Unnoticed Case of Freud’s and the Consequences.” Mais l’étonnant est que Freud n’a pas écrit à Jung, le 27 avril 1011, qu’elle était son « principal bourreau » (tormentor) mais meine Hauptplage (haupt : principal, et plage, ennui, plaie, catastrophe, fléau)12. Or il n’est pas équivalent de dire qu’Elfriede Hirschfeld était le « bourreau » de Freud ou de considérer qu’elle était « une plaie pour lui ». Pour autant que nous puissions le supposer, il est étrange que le texte ait été écrit en anglais par Falzeder lui-même, alors que sa langue maternelle est l’allemand. S’il en est

11. Sigmund Freud, « Remarques sur l’amour de transfert », Œuvres com-plètes, vol. XII, 1913-1914, trad. par J. Altounian, A. Bourguignon, P. Cotet et A. Rauzy, Paris, Puf, 2005, p. 199-211.

12. En relisant la correspondance Freud/Jung en allemand, Pola Mejía Reiss a signalé cette nuance, ce qui a permis de changer le titre de l’article de Falzeder dans sa traduction en espagnol.

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ainsi, qu’est-ce qui a pu l’amener à qualifier Elfriede Hirschfeld de « bourreau principal » de Freud ?

En effet, Freud se tracassait de l’aspect mutant et rebelle des symptômes d’Elfriede Hirschfeld, de sa propre implication contre-transférentielle excessive dans cette cure, de la façon dont cette analyse avait bouleversé sa relation avec Jung et des limites de ses théories pour appréhender et expliquer ce qui relevait de la prophétie rapportée par sa patiente. Mais cela ne faisait pas d’Elfriede Hirschfeld une tortionnaire, ni de Freud sa victime.

Ludwig Binswanger note dans son journal que lors de la der-nière visite qu’il lui fit en 1927, Freud « exprima en détail ses points de vue sur la télépathie, sur le cas [d’Elfriede Hirschfeld] et sur les raisons pour lesquelles son traitement avait échoué13 ». La question, en cette occasion, pour Binswanger, est celle-ci : « Comment fallait-il comprendre le fait que de tels malades ne puissent plus accomplir le dernier pas décisif de la pénétration analytique, et qu’en dépit de tous les efforts réalisés et des avancées techniques, ils restent dans leur misère14 ? »

13. S. Freud et L. Binswanger, « Quatrième visite à Freud au Semmering », 16-17 septembre 1927, Correspondance. 1908-1938, op. cit., p. 270.

14. Ludwig Binswanger, Analyse existentielle et psychanalyse freudienne. Discours, parcours, et Freud, trad. et avant-propos de R. Lewinter, préface de P. Fédida, Paris, Gallimard, coll. « Tel », 1970, p. 345.

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Chapitre i

La « mutation insolite »

FragmentsÀ parcourir les références de Falzeder, la première chose

qui retient l’attention, en dépit des nombreuses paroles et écrits de Freud concernant aussi bien Elfriede Hirschfeld que sa cure, c’est la sévérité de la censure dont elle a fait l’objet. Pour commencer, les éditeurs des diverses correspondances la désignent sous des initiales différentes. Dans ses échanges avec Jung, Freud la mentionne en tant que « Frau C ». Mais l’initiale change chaque fois qu’il évoque cette patiente avec ses autres correspondants : « Frau H » dans les lettres au pasteur Oskar Pfister, « Frau Gi » dans celles à Binswanger et « Frau A » dans la première version de la correspondance avec Karl Abraham1.

D’autre part, on peut remarquer qu’il y a des lacunes dans cette histoire, indices, en outre, du rôle qu’Elfriede Hirschfeld a réussi à jouer dans le rapport de Freud à ses partenaires les

1. Ernst Falzeder, « Ma grande patiente, mon fléau principal. La découverte d’un cas de Freud et ses répercussions », Revue française de psychanalyse, 1997, vol. 61, no 4. Lorsque paraît la correspondance complète Freud/Abraham, éditée par Falzeder lui-même et publiée en 1994, le nom d’Elfriede Hirschfeld apparaît chaque fois que l’on parle d’elle. On y lit de même des notes explicatives sur elle et sur les textes que Freud a publiés à son sujet. Voir Ernst Falzeder (éd.), The Complete Correspondence of Sigmund Freud and Karl Abraham. 1907-1925, Londres, Karnac Books, 2002. Une nouvelle édition française reproduit celle de 1994 et le nom d’Elfriede Hirschfeld y apparaît en clair : Sigmund Freud et Karl Abraham, Correspondance complète. 1907-1925, trad., présentation et notes de F. Cambon, Paris, Gallimard, 2006 (voir les lettres 226 F, 1er de juillet 1914, p. 318 ; 229 A, 16 juillet 1914, p. 323 ; 232 A, 23 juillet 1914, p. 327 et 254 F, 31 octobre 1914, p. 352).