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La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports entre le texte et les images photographiques dans les récits autobiographiques d’Anny Duperey et Annie Ernaux
by
Katarzyna Peric
A thesis submitted in conformity with the requirements for the degree of Doctor of Philosophy
Graduate Department of French Studies University of Toronto
© Copyright by Katarzyna Peric 2017
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La trajectoire vers soi (et vers les autres) : rapports entre le texte et les images photographiques dans les récits autobiographiques d’Anny Duperey et Annie Ernaux
Katarzyna Peric
Doctor of Philosophy
Graduate Department of French Studies
University of Toronto
2017
Abstract
L’écriture autobiographique a une longue tradition, car ses origines remontent au XVIIIe
siècle. Cependant, au cours des années, l’écriture de soi a beaucoup évolué et à l’époque
contemporaine, elle se joint souvent à la photographie. Ce type de création littéraire est
relativement peu exploré par les critiques.
La présente thèse a pour but d’étudier les relations entre le texte et les images
photographiques dans quelques récits autobiographiques de deux auteures : Anny Duperey (Le
Voile noir, Je vous écris…) et Annie Ernaux (L’usage de la photo, Les années, « photojournal »
d’Écrire la vie). Ces deux artistes contemporaines sont bien connues au public français ; la
renommée d’Anny Duperey est due à sa longue carrière de comédienne alors qu’Annie Ernaux
est une écrivaine prolifique, présente sur la scène littéraire française depuis presque quatre
décennies. Dans leurs textes, les deux auteures présentent divers choix esthétiques ainsi que des
approches différentes envers l’écriture. Anny Duperey se sert des photographies et de l’écriture
autobiographique dans son travail de deuil, dans sa quête identitaire ainsi que dans sa chasse aux
souvenirs disparus. Les rapports texte/images mis en œuvre dans Le Voile noir appartiennent
donc plutôt au mode de collaboration. Cependant, dans les trois textes d’Annie Ernaux étudiés
iii
dans la présente thèse, les interactions entre l’écrit et le visuel sont plus complexes et difficiles à
définir. Dans L’usage de la photo nous observons une certaine collision entre les photographies
et le texte. La juxtaposition de ces deux modes de représentation donne une nouvelle dimension,
voire une nouvelle signification à son récit. Dans Les années, l’écriture éclipse les photographies,
car elles apparaissent uniquement sous forme d’ekphrasis et, par conséquent, elles perdent en
partie leur dimension référentielle. En revanche, dans le « photojournal », les images
photographiques et les fragments des journaux qui les accompagnent semblent garder une
certaine indépendance.
La présente thèse se compose de trois chapitres dont le premier fournit le cadre théorique
nécessaire à l’étude de notre corpus littéraire. Les chapitres 2 et 3 sont consacrés respectivement
à une analyse critique des textes de Duperey et Ernaux. Le caractère hybride des récits
privilégiés dans cette thèse exige une approche interdisciplinaire, c’est pourquoi nous avons
puisé dans plusieurs domaines de recherches : la mémoire, l’écriture autobiographique, la
photographie, l’ekphrasis et même la psychologie.
iv
Table of Contents
List of Figures ....................................................................................................................... vi
Introduction .......................................................................................................................... 1
Chapter 1 : Cadre théorique : mémoire, photographie et écriture autobiographique ............ 12
1 Souvenirs partagés : origines de soi .............................................................................. 15
2 Oubli et anamnèse – connaissance de soi ..................................................................... 22
3 Images mentales et images photographiques – une vision du passé ............................. 32
4 Photographie – « Le crayon de la nature » .................................................................... 39
5 Photographie – art ou artisanat? .................................................................................. 46
6 Photographie – usage privé .......................................................................................... 57
7 Photos de famille – documents ou objets magiques ? ................................................... 64
8 De l’écriture photographique à l’imaginaire ................................................................. 73
9 « Écrire la vie » ............................................................................................................ 82
10 Photographie et écriture de soi – interactions .......................................................... 91
Chapter 2 : Dé-voilement du passé dans Le Voile noir d’Anny Duperey : de la lutte contre le
néant à l'enquête sur soi. .................................................................................................. 104
11 Du trauma à une libération psycho-émotionnelle ................................................... 104
12 Séduction contextuelle et paratextuelle – texte, images et aura de secret ............... 109
13 Héritage problématique – dernières traces des parents disparus ............................ 126
14 La lutte contre le néant ou l’anamnèse impossible.................................................. 135
15 À la recherche de soi .............................................................................................. 159
16 Un soi brisé – un portrait re-construit ..................................................................... 166
17 « Anny Du Père est » – filiation artistique ............................................................... 172
v
18 Miroirs magiques – ressemblance physique rétablie ............................................... 180
19 Écriture purificatrice : au seuil de la guérison .......................................................... 194
20 Entre-deux : des ténèbres vers l’espoir ................................................................... 207
Chapter 3 : Un témoignage partagé chez Annie Ernaux : du personnel au collectif .............. 214
21 À l’encontre des schémas esthétiques et sociaux .................................................... 214
22 Lois de l’attraction – un style à part, une thématique partagée ............................... 218
23 Sauver de l’oubli – remémorer, commémorer, immortaliser… ................................ 231
24 Témoins de la vie, témoins de l’époque – l’H/histoire personnelle en images .......... 243
25 Un soi éclaté – c’est qui le « moi » au fond?............................................................ 265
26 Entre-deux : du soi vers les autres – un certain universalisme ................................. 304
Conclusion culminante : Duperey, Ernaux : regards croisés ................................................ 307
Bibliography...................................................................................................................... 322
vi
List of Figures
Figure 1 : La première de couverture du Voile noir. 110 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992. Première de couverture.
Figure 2 : « Pépé Duperray » 115 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 45.
Figure 3 118 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 7.
Figure 4 140 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 18.
Figure 5 : « Les maillots qui grattent » 167 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 151.
Figure 6 : « L’autre et semblable » 167 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 81.
Figure 7 : « Portrait intemporel » 169 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 79.
Figure 8 : « L’aveugle » 175 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 146.
Figure 9 : « L’aube et les brumes » 176 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 171.
Figure 10 : « Image d’une fête morte » 184 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 179.
Figure 11 : « Image d’une fête morte » 185 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 146.
Figure 12 : « Image d’une fête morte » 187 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 182.
Figure 13 189 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 182.
Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 79.
Figure 14 : « Ce matin-là » 197 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 213.
Figure 15 : « Faire son deuil » 199 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p.249.
vii
Figure 16 205 Source : Duperey, Anny. Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 254.
Figure 17 : « Jean assis sur le parquet, 24 ou 31 mai » 227 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 119.
Figure 18 : « La chaussure dans le séjour, 15 mars » 248 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 58.
Figure 19 : « Dans le bureau, 5 avril » 248 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 84.
Figure 20 : « Chambre 223 de l’hôtel Amigo, Bruxelles, 10 mars » 249 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 44.
Figure 21 : « Cuisine du 17 avril » 250 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 106.
Figure 22 : « À Lillebonne, 1944 » 257 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 20.
Figure 23 : « Avec ma mère en 1944-1945 » 257 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 21.
Figure 24 : « Avec mon père en 1944-1945 » 257 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 21.
Figure 25 : « En chimiothérapie pour un cancer du sein, 2002-2003. » 270 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 97.
Figure 26 : « ce n’est pas mon corps » 271 Source : Ernaux, Annie. L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005, p. 177.
Figure 27 : « En 1957 » 281 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 22.
Figure 28 : « À Yvetot, en 1963. » 283 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 51.
Figure 29 : « Étudiante en Lettres modernes, 1962-1963. » 284 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 55.
Figure 30 : « En 1957, dans la cour et le jardin. » 286 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 37.
Figure 31 : « En 1957, dans la cour et le jardin. » 286 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 37.
Figure 32 : « À Bordeaux-Caudéran » 288 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 63.
viii
Figure 33 : « Dans la Nièvre, préparant le Capes et l’agrégation, été 1965. » 288 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 63.
Figure 34 : « En 1957 » 291 Source : Ernaux, Annie. Écrire la vie, Paris, Gallimard, coll. Quarto, 2011, p. 36.
1
Introduction
Autobiography begins with a sense
of being alone. It is an orphan form.
John Berger
Trouver une voix pour raconter son histoire est loin d’être chose aisée. Les mots projetés
sur le papier changent de poids, prennent une consistance différente ; ils sonnent parfois d’un air
faux, presque pathétique, ou, au contraire, ils construisent une image trop polie, trop idéale.
Comment alors dire le soi et partager son expérience sans introduire de fausses notes, sans se
trahir ? Il n’y a pas de réponse univoque à cette question car plusieurs paramètres entrent en jeu :
la sensibilité de l’autobiographe, son point de vue, l’histoire qu’il veut raconter ou encore la
façon qu’il choisit pour s’exprimer. En raison de toutes ces variables, les textes
autobiographiques ne forment pas un genre homogène, mais se présentent comme un défi
générique et analytique. Cependant, cette diversité du contenu n’est pas sans importance. Chaque
histoire personnelle est unique, et cette pluralité de la forme se laisse voir plutôt comme un grand
avantage grâce auquel ce genre ne cesse de surprendre lecteurs et critiques. L’écriture
autobiographique est une quête de soi, d’identité, de souvenirs et de sens, mais aussi une quête
de forme tant au niveau structural que narratif. Par conséquent, la recherche de notre propre voix
(et voie) permet non seulement de dire une vérité personnelle, mais aussi de renouveler le genre
autobiographique.
En effet, l’écriture autobiographique a une longue tradition, ses origines remontent au
XVIIIe siècle. Cependant, l’autobiographie contemporaine incorpore souvent des éléments
2
appartenant à d’autres modes d’expression, ce qui engendre l’expansion de ce genre. À l’époque
contemporaine, l’écriture de soi peut être combinée avec la photographie ; en particulier, elle fait
appel aux photos de famille qui semblent un moyen plus qu’approprié pour compléter la
représentation de l’être et de l’existence humaine. La jonction de l’écrit et du visuel, semble, à
première vue, simplifier le processus de la représentation. Mais en réalité, cela ne le rend-il pas
encore plus complexe ?
La présente thèse a justement pour but d’explorer la relation texte/image dans quelques
récits autobiographiques de deux écrivaines françaises : Anny Duperey et Annie Ernaux. Il s’agit
plus précisément d’étudier le rôle que les images photographiques privées jouent dans la
remémoration, dans la commémoration et dans la représentation de la vie et de l’identité de
chaque auteure. Ainsi, la théorie de la photographie devient-elle un outil important et
indispensable pour une analyse approfondie des textes privilégiés, car ce sont les rapports entre
le texte et l’image qui sont le point le plus important que les récits de Duperey et d’Ernaux ont en
commun. Toutefois, nous puisons également dans d’autres domaines de recherche : nous aurons
recourt aux théories de l’écriture autobiographique ou à l’étude de la mémoire. En adoptant une
approche théorique pluridisciplinaire, cette thèse contribuera donc à l’étude critique d’au moins
deux textes littéraires qui demeurent à ce jour peu explorés : Le voile noir d’Anny Duperey et le
« photo-journal » publié dans Écrire la vie d’Annie Ernaux. L’originalité de la présente thèse se
situe avant tout dans l’étude de la re-construction de l’image de soi et de son identité faite par
chaque auteure à travers l’écriture et à l’aide d’images photographiques.
3
La présente étude permet de remarquer certaines parallèles entre les auteures et leurs
textes : tant Duperey qu’Ernaux sont deux représentantes1 de la scène littéraire contemporaine
française, leurs récits s’inspirent de leur vécu (souvent des expériences pénibles ou traumatiques)
et incorporent un bon nombre de photographies privées qui participent activement au processus
de la construction identitaire de chaque écrivaine. Les « mobiles affectifs2 » qui amènent les
deux auteures à écrire leurs textes autobiographiques ainsi que la dimension thérapeutique de
leur écriture sont une sorte de fil conducteur qui relie les deux chapitres analytiques.
Cependant, tout en présentant des analogies sur les plans textuels et visuels, les écrits
privilégiés dans cette thèse se distinguent nettement par les stratégies mises en œuvre pour
raconter la vie de leurs auteures. De même, la structure, la perspective narrative adoptée ainsi
que la nature subjective des faits racontés et la fonction conférée aux images photographiques
évoquées sont bien distinctes dans chacun des textes. Chaque récit problématise aussi
différemment l’apport de la mémoire à l’écriture et aux données picturales. En conséquence,
malgré toutes les ressemblances qui caractérisent les textes d’Anny Duperey et d’Annie Ernaux,
chaque écrivaine présente une approche unique à la représentation de leur expérience
personnelle. Anny Duperey, une actrice réputée, est aussi l’auteure de plusieurs textes. Le voile
noir, son texte d’ordre autobiographique le plus important3, illustré de belles photographies, est
une relation touchante et intime d’une expérience traumatique. La visée thérapeutique de cette
écriture est assez intelligible. Le récit est construit de sorte que nous puissions distinguer les
1 Parmi les auteurs qui ont publié des récits de soi illustrés de photographies, il y a également : Roland Barthes,
Claude Cahun, Sophie Calle, Suzanne Lilar, Georges Rodenbach, Alix Cléo Roubaud et d’autres. Ce type de
création littéraire a déjà plusieurs représentants reconnus, étudiés et célébrés. 2 May, George, L’autobiographie, Paris, Presses Universitaires de France, 1979, p. 48. 3 Malgré le grand intérêt que ce texte a suscité parmi les lecteurs et les admirateurs du talent dramatique d’Anny
Duperey, il y a très peu de critiques littéraires qui ont travaillé sur ce texte : Yves W. A. Clemmen, Jean-Marc
Dupeu, Valérie Dusaillant-Fernandes, Lisa Gunderman, Julie LeBLanc, François Soulages, Anne Strasser et
Catherine Wieder.
4
étapes consécutives du processus guérisseur vécu par l’écrivaine. Cette transformation repose sur
la reprise d’une vision re-contructionniste du soi et du passé. Tout comme l’écriture, les
photographies de son père participent activement au rétablissement de la cohérence dans la vie
de l’auteure.
Annie Ernaux est en revanche présente sur la scène littéraire française depuis quatre
décennies4. Cette écrivaine prolifique, qui a publié une vingtaine de récits ainsi que de nombreux
entretiens et articles, est bien connue pour s’être inspirée de son vécu dans la plupart de ses
textes. Cependant, sa création littéraire aborde également certains problèmes et phénomènes
sociaux, souvent difficiles ou controversés. La recherche sur soi n’est donc pas toujours, ou plus
précisément, n’est pas le seul but de son écriture, mais plutôt un prétexte pour toucher à une
certaine problématique à partir d’une expérience personnelle. En conséquence, à travers ses
textes, l’auteure se découvre dans une multitude de situations et contextes. Son image de soi
ainsi que sa vision du monde sont donc d’une certaine façon dé-contructionnistes. Malgré le fait
qu’il y ait d’autres auteurs français qui incorporent dans leurs récits de soi les photos privées,
nous avons décidé de nous concentrer sur les textes de ces deux remarquables écrivaines, car
elles proposent deux façons contrastantes de la représentation du soi autobiographique. Les deux
écrivaines sont aussi importantes dans cette étude, car leurs textes innovateurs incitent à la
réflexion tant les critiques littéraires que les lecteurs.
Pour bien saisir l’originalité de la création littéraire de chaque auteure, il est donc
essentiel de réfléchir au rôle que jouent les images photographiques dans la construction
narrative et structurale de leurs récits, d’étudier comment ces images participent à une genèse
4 Contrairement à la création d’Anny Duperey, plusieurs textes d’Annie Ernaux ont été étudiés par un grand nombre
de critiques littéraires. Sa production littéraire est particulièrement populaire parmi les critiques de l’Amérique du
Nord.
5
affective et/ou intellectuelle du sujet écrivant ainsi que de cerner l’apport qu’elles ont au
processus de remémoration. Dans la présente thèse, nous proposons donc, sans pour autant nous
y limiter, de répondre aux questions suivantes : Comment certains procédés narratifs modifient la
réception du récit de soi ? Comment l’insertion d’images photographiques au sein d’un texte
autobiographique change-t-elle la lecture de ce dernier ? Quel est le rôle de la mémoire dans les
textes de nos deux auteures ? Comment et jusqu’à quel point l’image photographique confirme
ou contredit-elle le récit en mots ? Quel mode d’expression, l’écrit ou le visuel, prévaut dans les
textes étudiés ? Comment les photographies participent-elles à la construction de soi et de
l’identité de l’autobiographe ? Quel est le rôle de ces images dans les récits analysés : ont-elles
comme but de représenter ce qui ne peut pas être saisi par les mots, ou bien de valider ce qui y
est exprimé par le texte ?
Pour répondre à ces questions ainsi que pour saisir et étudier la spécificité des textes
choisis, il faut adopter une approche théorique interdisciplinaire. La présente thèse se divise donc
en trois chapitres : le premier chapitre sert de base théorique et méthodologique alors que deux
chapitres qui suivent sont consacrés respectivement à la création littéraire de chaque auteure. Le
premier chapitre n’est pas une présentation exhaustive de la théorie se rapportant aux trois
domaines de recherche à savoir la mémoire, l’autobiographie et la photographie, mais vise à
introduire plusieurs outils et concepts nécessaires à l’analyse des textes choisis. Les deux
chapitres analytiques présentent une réflexion critique qui porte sur les récits d’Anny Duperey et
Annie Ernaux. La base théorique sert à faire ressortir la complexité des relations entre le texte,
l’image photographique et la mémoire dans les récits privilégiés. Cependant, malgré la richesse
interprétative qu’offrent les textes étudiés, et à cause de toute sorte de limitations, liées entre
autres au temps et à l’ampleur de ce travail, la présente thèse ne pourra se concentrer que sur les
questions choisies.
6
L’écriture personnelle ainsi que les images photographiques semblent être des moyens
parfaits pour retracer une vie, car elles permettent d’approfondir la connaissance de l’être
humain. Il n’est donc pas surprenant que ces deux médias soient de plus en plus fréquemment
utilisés dans la quête identitaire faite par les autobiographes. Ce type de création se prête
particulièrement bien à la représentation de soi, de l’identité personnelle et de l’histoire de vie,
car l’hétérogénéité du récit autobiographique imite la richesse du matériau vécu et la
photographie, comme aucun autre moyen, saisit les moments vécus. Toutefois, pour raconter son
histoire, l’autobiographe doit nécessairement faire appel à sa mémoire. Cependant, regarder des
photographies ne déclenche pas toujours en tant que tel le processus de remémoration, mais
favorise souvent la substitution des souvenirs propres au vu de ce qui apparaît sur les images. En
plus, la contextualisation (ou son absence) peut considérablement influer sur la signification des
photos, ce qui, par la suite, peut aussi déformer les souvenirs. L’interdépendance entre les
photographies, l’écriture autobiographique et la volonté de remémorer ou de préserver les
souvenirs est complexe. Le premier chapitre présentera donc les théories de la mémoire, de la
photographie et de l’autobiographie. Cependant, l’objectif de ce chapitre n’est pas de faire une
présentation complète de la recherche théorique dans les trois domaines susmentionnés ; il s’agit
plutôt de faire ressortir leur corrélation dans le processus de la représentation de soi et de
l’histoire personnelle. Par conséquent, la partie théorique se subdivise en plusieurs sections qui
se concentrent autour de questions particulières, pertinentes pour les axes analytiques adoptés.
Ainsi, la première section vise-t-elle à explorer l’importance de la mémoire dans le processus du
développement identitaire de l’individu. Les résultats de la recherche démontrent que tant la
mémoire individuelle que la mémoire collective permettent d’établir une relation avec soi, les
autres et le monde extérieur ainsi que de retrouver sa place au sein de différents groupes sociaux,
comme la famille ou la société. Ensuite, nous retraçons l’évolution de la perception du médium
7
photographique dont l’objectivité de la représentation a été progressivement contestée. Nous
nous attardons sur les réflexions à l’égard de la valeur esthétique et de l’usage social de la
photographique. Un autre segment présente le propre de la description ekphrastique qui est une
façon tout à fait spécifique de faire exister la photographie au sein d’un texte autobiographique.
Ainsi, s’agit-il ici de mettre en évidence la nature complexe et parfois contradictoire du médium
photographique. La section suivante du chapitre porte sur l’écriture autobiographique. Il est
question d’y présenter une définition canonique du genre autobiographique qui met en avant la
fiabilité et l’authenticité de la représentation ainsi que la dimension subjective de l’écriture
personnelle et les tentatives plus contemporaines de la redéfinition de ce genre. La toute dernière
partie du chapitre théorique est consacrée aux interactions entre les images photographiques et
les récits de soi. Nous visons à faire ressortir les rapports analogiques de l’autobiographie et de la
photographie envers l’objectivité et la subjectivité de la représentation. Nous aborderons
également le sujet de la complémentarité et de la rivalité entre l’écriture et la photographie dans
les récits autobiographiques. En d’autres mots, nous nous proposons d’explorer les avantages et
les enjeux d’une représentation photo-textuelle de soi et de la vie.
Le premier chapitre offre une base théorique, nécessaire à l’étude et à l’interprétation de
divers aspects des textes privilégiés. Les deux chapitres analytiques qui suivent, comme nous
l’avons déjà mentionné, sont consacrés respectivement à la création littéraire de chaque auteure.
Le deuxième chapitre vise à explorer la nature thérapeutique de l’écriture d’Anny
Duperey. Dans les années 1990, Anny Duperey surprend son public avec les trois textes qui
mettent en lumière les événements tragiques de sa vie jusque-là méconnus. Son travail sur ce
projet autobiographique commence avec le développement des clichés photographiques laissés
par son père. Nous nous concentrons avant tout sur l’étude du Voile noir, le récit central, illustré
de photographies artistiques et de photos de famille prises par le père de l’auteure – Lucien
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Legras dans lequel Anny Duperey s’efforce de fouiller dans sa mémoire pour remédier à son
amnésie post-traumatique causée par la mort accidentelle de ses parents. Les interactions entre la
mémoire, l’écriture et les photographies qui ont lieu tout au long du processus de la production
de ce texte sont très intenses et donnent des résultats tangibles qui influencent la vie de l’auteure
de façon significative. La complexité de ce récit exige que nous nous servions dans notre analyse
de notions théoriques des trois domaines présentées dans le premier chapitre. Cependant, nous ne
manquerons pas non plus de recourir à d’autres textes de Duperey, à savoir Je vous écris… et
Lucien Legras, photographe inconnu qui, chacun à leur façon, touchent à la même thématique et
révèlent de nouvelles circonstances à l’égard de la situation familiale et du passé tragique de
l’auteure. L’objectif de cette étude est donc d’examiner comment l’écrivaine arrive à profiter de
l’effet guérisseur du processus créatif et associatif sans avoir récupéré ses souvenirs. Sa
transformation psycho-émotionnelle résiliente se passe par étapes dont chacune est liée à une
image ou à un groupe d’images et à un constat important concernant sa personne et/ou sa vie
privée. Ainsi, nous pencherons-nous sur le rôle que les images photographiques jouent dans le
déclenchement du processus de remémoration. Notre réflexion portera aussi sur la façon dont
l’écrivaine remplit les lacunes de son histoire familiale. Vu ses problèmes de mémoire, cette
entreprise non seulement est risquée, mais elle remet aussi en question, dés le départ, l’un des
principes essentiels du genre autobiographique, celui de l’authenticité. Nous nous proposons
donc d’étudier comment l’auteure se sert des photographies dépourvues de valeur nostalgique
afin de restaurer les liens avec ses parents. Il s’agira également d’analyser comment la
photographie et l’écriture participent à la re-construction de l’identité de l’autobiographe et
comment elles introduisent et supportent le récit des événements traumatiques. En d’autres mots,
il sera question d’examiner comment l’écrivaine parvient à transformer sa vie et sa perception du
9
passé malgré sa mémoire déficiente et les photos de famille dépourvues de leur valeur
référentielle.
Le troisième chapitre qui porte sur la création littéraire d’Annie Ernaux s’attache à
l’analyse de trois textes qui introduisent des images photographiques privées, à savoir L’usage de
la photo, Les années et le « photo-journal » qui sert d’introduction auvolume des œuvres
complètes, intitulé Écrire la vie. Cependant, nous recourons également à d’autres récits de
l’écrivaine tels que L’atelier noir, Retour à Yvetot ou L’autre fille dans la mesure où ils peuvent
éclairer la genèse et/ou les coulisses de l’écriture des textes privilégiés.
Dans ces textes-là, nous observons d’importants rapports entre le texte, l’image et la
mémoire, bien qu’ils aient un caractère différent de ceux examinés dans Le voile noir d’Anny
Duperey. Ernaux ne cherche pas nécessairement à retrouver ou à remémorer, dans le sens strict
du terme, les événements passés. Elle a l’habitude d’enregistrer, de façon assez méticuleuse, ses
réflexions et ses expériences dans des journaux intimes et dans des journaux d’écriture, qui lui
servent par la suite de documents de référence, si elle éprouve le besoin de rafraîchir sa mémoire.
Ainsi, Ernaux puise-t-elle dans sa mémoire, dans son vécu et dans ses archives personnelles pour
démontrer la fluidité, l’instantanéité et la singularité de l’existence. Pour analyser les interactions
entre les images, l’écriture et la mémoire dans les textes d’Annie Ernaux, nous allons recourir
aux concepts théoriques du premier chapitre. Dans chaque texte, ces rapports prennent une forme
différente et se distinguent de façon considérable. Dans L’usage de la photo, les photographies
privées – dont la classification du point de vue esthétique est difficile – s’accompagnent du récit
qui vise à sauvegarder de l’oubli les moments intenses d’une expérience physique et
10
émotionnelle vécue de façon très attentive et consciente face à la mort5. Dans Les années, les
descriptions ekphrastiques des photos de famille sont insérées dans le récit socio-historique et
aident à raconter non seulement une expérience individuelle, mais aussi celle partagée avec une
certaine collectivité. Et enfin, le « photo-journal » est l’espace d’un jeu qui se fait entre les
souvenirs saisis de façon, pour ainsi dire, objective, c’est-à-dire par les photographies familiales,
et les notes tirées des journaux intimes, alors, des réflexions très personnelles de l’auteure.
L’objectif de ce chapitre est donc d’étudier comment Annie Ernaux se sert des photographies
privées et de l’écriture autobiographique pour explorer le concept de l’identité éclatée et
fluctuante dont certains traits peuvent être partagés par de nombreux individus, car le sujet
écrivant est conditionné non seulement par son expérience personnelle, mais aussi dans une très
grande mesure, par sa situation et son statut sociaux. Nous nous proposons aussi d’étudier la
façon dont l’écrivaine se situe dans le contexte socio-historique en tant qu’individu et comment
elle brouille les limites entre sa propre histoire et celle des autres. En d’autres termes, comment
en faisant appel à la mémoire individuelle et collective et en combinant le texte personnel et les
images privées dans des configurations différentes, Annie Ernaux finit par raconter une
expérience humaine partagée. Cette étude a comme but d’explorer la façon dont l’écriture
autobiographique illustrée de photos privées aide l’auteure à se réconcilier avec le passé, à traiter
ses traumatismes et à vaincre sa « hantise de la mort6 ». En bref, nous comptons répondre aux
questions de savoir d’une part comment l’écriture de soi et les photographies privées aident à
commémorer la vie humaine, à la saisir aux différents moments, et d’autre part comment ces
5 Au moment de la rédaction de L’usage de la photo, Annie Ernaux suit un traitement contre le cancer du sein sans
savoir si elle va s’en rétablir. 6 May, op. cit., p. 6.
11
moyens, si personnels, permettent à l’auteure de transgresser les limites, de tendre la main aux
autres, et de se rapprocher de ses contemporains.
En somme, les textes d’Anny Duperey et d’Annie Ernaux présentent un corpus
analytique intéressant dans lequel les deux auteures abordent la problématique identitaire
complexe de façon innovatrice et profonde, tout en touchant aux questions essentielles sur le
sentiment d’appartenance, le trauma, la sexualité et la mort.
12
Chapter 1 : Cadre théorique : mémoire, photographie et écriture autobiographique
Préoccupation publique : je reste troublé par l’inquiétant
spectacle que donne le trop de mémoire ici, le trop d’oubli
ailleurs, pour ne rien dire de l’influence des commémorations et
des abus de mémoire – et d’oubli7.
Paul Ricœur
All photographs are ambiguous. All photographs have been taken
out of a continuity. If the event is a public event, this continuity is
history; if it is personal, the continuity, which has been broken, is a
life story8.
John Berger
The practice of autobiography is almost as various as its
practitioners […]9
James Olney
7 Ricœur, Paul, La mémoire, l’histoire, l’oubli, Paris, Éditions du Seuils, 2000, p. 1. 8 Berger, John et Jean Mohr, Another Way of Telling, New York, Vintage International, Vintage Books, A Division
of Random House, Inc., 1995, p. 91. 9 Olney, James, « Some Versions of Memory/Some Versions of Bios: The Ontology of Autobiography »,
Autobiography: Essays Theoretical and Critical, Princeton University Press, 1980, p. 236.
13
Ce chapitre théorique se partagera en trois parties. La première partie abordera le thème
de la mémoire et de l’oubli, elle touchera également à la question des particularités des processus
mnésiques. La deuxième partie s’articulera autour de la photographie et de l’histoire de son
développement ainsi qu’autour de différents usages de ce médium surtout dans la vie
quotidienne. La dernière partie portera sur l’écriture de soi, et notamment sur l’écriture
autobiographique illustrée de photographies familiales ; elle se concentra sur les diverses
pratiques de ce type de création ainsi que sur les complications qu’impose l’introduction des
éléments picturaux. Ces éléments se conjuguent et se supportent en s’associant à la création
autobiographique dans le même but de représenter une existence hétéroclite et unique pour
chaque conteur. Ce cadre théorique nous sera donc indispensable dans l’étude des textes d’Anny
Duperey et Annie Ernaux, car la mémoire, la photographie ainsi que l’écriture de soi sont des
composants incontournables dans la quête identitaire visée par ces deux autobiographes.
La faculté de la mémoire joue un rôle essentiel dans la formation d’une identité
personnelle. Chacun de nous possède des souvenirs d’enfance, des souvenirs d’événements
cruciaux, de moments de plaisir ou de détresse ; nous les collectons et les sauvegardons tous
dans la mémoire soit avec nostalgie, soit avec répugnance. Parfois, nous préférons nous
débarrasser de certains souvenirs particulièrement pénibles, ce qui peut mener à un refoulement
plus ou moins conscient et plus ou moins efficace de ces expériences blessantes.
D’après Paul Ricœur, la mémoire est « fondamentalement réflexive10 », car comme il
l’explique : « se souvenir de quelque chose, c’est immédiatement se souvenir de soi11 ». Et Jean-
Yves Tadié remarque que « [l]a fonction de la mémoire est de nous permettre de nous
reconnaître en tant qu’être unique qui a existé et continue d’exister. C’est notre mémoire qui
10 Ricœur, op. cit., p. 3. 11 Ibidem, p. 3.
14
unifie notre personnalité […]12 ». Ce que nous vivons, ce que nous éprouvons, forme donc notre
personnalité, notre sensibilité et définit notre destin. Les souvenirs retracent notre vécu et
deviennent des preuves de ce que nous avons fait, de ce que nous avons vu. Selon Tadié :
[c]e que nous percevons du monde extérieur se transforme dans notre cerveau en
sensations et impressions, qui vont sans cesse constituer nos souvenirs mais aussi
modifier, réagencer, ceux que nous possédions déjà. Ils sont la base de notre personnalité,
de notre imagination, de notre esprit créateur […]13.
En effet, le mécanisme de la mémoire est mobilisé non seulement en vue de la conservation
fidèle d’un passé significatif, mais il sous-tend aussi nos expériences présentes et futures. Si nos
erreurs nous aident à apprendre, c’est parce que les souvenirs des épreuves passées et des
conséquences subies nous aident à faire de meilleurs choix dans l’avenir. Dans son article
consacré à l’œuvre bergsonienne, Jean-Louis Vieillard-Baron remarque : « [s]’agissant de
Bergson, le devoir de mémoire s’accompagne immédiatement d’un devoir d’innovation. Ne nous
a-t-il pas appris qu’il faut avoir reconnu sa dette à l’égard du passé pour pouvoir inventer
l’avenir?14 » Ainsi, le passé continue d’influencer alors d’une certaine façon le présent. Nous
devenons ce que nous sommes grâce à ce que nous avons vécu auparavant. Cette corrélation
entre le passé et le présent devient analogique pour le rapport entre le présent et le futur. La
conscience des liaisons logiques et causales entre nos actions et nos expériences nous permet
dans l’avenir de renouveler notre vie, de nous réinventer comme personne, de diriger notre vie de
façon plus consciente. La mémoire immortalise donc le passé, conditionne le présent et façonne
le futur d’un individu : « [l]a mémoire est la fonction de notre cerveau qui réalise le lien entre ce
que nous percevons du monde extérieur et ce que nous créons, ce que nous avons été et ce que
12 Tadié, Jean-Yves et Marc Tadié, Sens de la mémoire, Paris, Gallimard, 1999, p. 10-11. 13 Ibidem, p. 295. 14 Vieillard-Baron, Jean-Louis, « Lectures de Bergson », Revue philosophique de la France et de l’étranger, 2008/2,
t. 133, p. 132.
15
nous serons15 ». La diversité des souvenirs fait preuve de la richesse personnelle et de
l’ouverture d’esprit incitant en même temps à la découverte de la réalité interne et externe.
En bref, comme l’a constaté Tadié : « [c]’est la mémoire qui fait l’homme16 ». En effet,
la mémoire et les souvenirs sauvegardés forgent le caractère et le comportement de leurs
possesseurs. C’est donc grâce à la faculté de mémoire que notre individualité prend forme, car
chacun possède un ensemble de souvenirs unique et inimitable.
Souvenirs partagés : origines de soi
L’écriture autobiographique vise une meilleure connaissance de soi et de ses origines. La
mémoire fournit donc aux auteurs du materiau interprétatif dont ils se servent dans leur quête
identitaire. Comme nous le verrons dans les chapitres analytiques, pour Anny Duperey et Annie
Ernaux, les souvenirs d’enfance (ou leur absence) sont d’une importance cruciale dans leur
découverte de soi. C’est pourquoi nous nous penchons dans cette partie sur les mécanismes de
sauvagarde des souvenirs et leur rapport à la définition identitaire au sein de la famille.
Selon Jean-Yves Tadié, ce qui se grave le mieux dans la mémoire, ce sont les épreuves
qui ont fasciné, bouleversé ou touché celui qui les a subies : « [l]a vie comporte de nombreuses
expériences heureuses ou malheureuses dont la force impressionnante est telle que d’emblée
elles se transforment en souvenirs à long terme17 ». C’est pourquoi ce théoricien souligne le
caractère « affectif et imaginatif 18» de la mémoire :
[a]ffective, car le poids du facteur émotionnel dans l’acquisition des souvenirs est
important : de la gifle reçue à l’école et imprimant définitivement dans la mémoire des
15 Tadié et Tadié, op. cit., p. 295. 16 Ibidem, p. 9. 17 Ibidem, p. 113. 18 Ibidem, p. 15.
16
vers latins rebelles, jusqu’aux souffrances des deuils, ou aux bonheurs de l’amour, nous
nous souvenons avant tout de ce qui nous touche. Affective aussi, car la résurgence dans
le présent d’émotions passées, nous replongeant d’un instant à l’autre dans le même état
d’âme et de sensibilité qu’autrefois, nous montre que la mémoire peut aussi constituer un
sixième sens à elle seule19.
En d’autres mots, c’est grâce aux émotions qui accompagnent les événements vécus, que les
souvenirs s’impriment dans la mémoire de façon permanente, et, dans la plupart des cas, aussi
inconsciente. Tadié remarque également que ce processus de sauvegarde est particulièrement
efficace pendant l’enfance20, lorsque nous éprouvons le monde de manière plus intense, ou dans
les moments les plus marquants de la vie adulte, qu’ils soient tragiques ou triomphants :
[l]a décharge affective face à une situation présente donnée est indépendante de notre
volonté et c’est elle qui conditionne en grande partie le fait que nous allons nous
souvenir, parfois toute notre vie, de telle ou telle scène. Voilà pourquoi certaines visions
peuvent avoir une influence sur la personnalité d’une personne, alors même qu’elle ne
l’aurait pas voulu. Cela est sans doute particulièrement vrai de l’enfant, dans la période
où va se constituer, pour la plus grande part, la personnalité de l’adulte qu’il deviendra
[…]21.
Il est donc plutôt difficile de maîtriser ce que nous voulons ou non garder dans la mémoire. Les
souvenirs prennent leur place dans la conscience d’un individu sans qu’il puisse contrôler ce
processus, à l’exception de ceux qu’il a consciemment ou inconsciemment réprimés ou, au
contraire, délibérément retenus grâce à la répétition22.
Dans son ouvrage La mémoire collective, Maurice Halbwachs insiste quant à lui sur
l’importance de la relation entre la mémoire et le groupe social. Il remarque qu’il est plus facile
d’évoquer les souvenirs collectifs liés à un groupe social spécifique, si nous « continuons à faire
partie de ce groupe 23 ». En fonction de la période de vie, les souvenirs seront donc liés aux
19 Tadié et Tadié, op. cit., p. 15. 20 Ibidem, p. 125. 21 Ibidem, p. 125. 22 Ibidem, p. 160. 23 Halbwachs, Maurice, La mémoire collective, Paris, Presses universitaires de France, 1968, p. 7.
17
groupes dont l’influence sera la plus forte au moment donné. Pendant la vie adulte,
l’appartenance aux groupes sociaux peut être multiple et variable24, toutefois, pendant la période
de l’enfance, le seul groupe qui reste commun à la plupart des gens et qui est particulièrement
important pour chaque individu – c’est la famille25. Halbwachs explique que la famille, comme
d’autres communautés, possède sa propre mémoire collective, et « nous pouvons nous appuyer
sur la mémoire des autres […] quand nous le voulons, de nous [les] rappeler26 ». Il paraît donc
légèrement suprenant qu’Anny Duperey décide de ne pas profiter de cette source de souvenirs
qu’est la famille. Comme nous verrons dans le deuxième chapitre, son processus de
remémoration se fait en solitude et repose principalement sur son travail analytique des
photographies, de ses émotions et sur le processus créatif qui en résulte27. En revanche, Annie
Ernaux ne se limite pas à ses propres souvenirs et profite de la mémoire collective partagée avec
certains membres de sa famille étendue.
Cependant, l’importance de la famille dans notre vie est sans aucun doute indéniable.
Nous ne saurions surestimer l’importance de la famille et de son influence sur la vie et sur le
développement personnel, car comme l’explique Halbwachs, « [c]e sont nos parents qui nous
communiquèrent nos premières notions sur les gens et les choses. Du monde extérieur nous ne
connûmes longtemps rien que par les répercussions des événements du dehors dans le cercle de
24 Par exemple : les groupes peuvent être formés par les « camarades de classe » ou les « compagnons de voyage »,
etc., comme l’indique Halbwachs. Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 4-5 et 11-12. 25 Ibidem, p. 19. 26 Ibidem, p. 30-31. 27 Halbwachs constate également que « [n]ous dirions volontiers que chaque mémoire individuelle est un point de
vue sur la mémoire collective, que ce point de vue change suivant la place que j’y occupe, et que cette place elle-
même change suivant les relations que j’entretiens avec d’autres milieux ». Halbwachs, La mémoire collective, op.
cit., p. 33.
C’est peut-être la raison de la résistance de Duperey. Sa situation est déjà compliquée, elle veut donc construire sa
propre vision du passé, influencée par personne d’autre.
18
nos parents28 ». Dans la plupart des cas, selon Halbwachs, la famille assure donc à ses membres
une certaine stabilité et les points de repères qui leur permettent de trouver leur place, leur rôle,
et se définir parmi les autres29 :
[…] un fils ne deviendra un père que quand il fondera une famille : même alors, il
demeurera toujours le fils de son père ; il y a là un genre de rapport irréversible : et de
même les frères ne peuvent pas cesser d’être frères : il y a là un genre d’union
indissoluble. Nulle part la place de l’individu ne semble ainsi davantage prédéterminée,
sans qu’il soit tenu compte de ce qu’il veut et de ce qu’il est30.
Ce sont donc les liens généalogiques qui définissent la place qui nous est assignée dans la
famille. Les liens qui nous unissent à nos proches, les responsabilités et les obligations que nous
avons envers eux nous imposent de multiples rôles sociaux que nous assumons. Ces derniers
façonnent notre personnalité et notre identité.
Halbwachs note également que les souvenirs familiaux se constituent à partir des
événements ou des comportements des membres d’une famille répétés plusieurs fois dans le
passé31. Cet aspect répétitif permet de construire une image de vie d’une certaine période, ou
bien, aide à sauvegarder un souvenir d’un membre de famille avec toutes les particularités de son
caractère et ses habitudes, ce qui permet en retour de construire « […] une image singulièrement
riche et précise de chacun des autres32 ». Les interactions avec les membres de la famille sont
également révélatrices sur le plan de notre propre comportement. Les schémas de conduite
observés dans le foyer familial deviennent des modèles et des habitudes perpétués plus tard hors
le cercle familial d’origine. Nous pouvons donc conclure que l’appartenance à un groupe social,
tel que la famille, par exemple, influence beaucoup le développement personnel de chaque
28 Halbwachs, Maurice, Les cadres sociaux de la mémoire, Paris, Mouton, 1976, p. 154. 29 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 163. 30 Ibidem, p. 163. 31 Ibidem, p. 163. 32 Ibidem, p. 163.
19
individu. Cependant, si cette influence dure trop longtemps ou si elle est trop forte, elle peut
devenir aussi néfaste pour une jeune personne qu’une absence totale de direction et de soutien de
la part des gardiens. En effet, la mémoire collective de la famille constitue un genre spécifique de
souvenirs, donc ceux liés surtout à la sphère privée et personnelle, mais aussi à la période de
l’enfance et de la jeunesse. Ce type de souvenirs inclut alors la réminiscence qui porte sur les
gens proches de nos cœurs et sur les événements les plus émotionnels de la vie car, comme le
remarque Tadié, « [l]’émotion, aussi, est en nette régression avec l’âge33 ». Par conséquent, les
souvenirs sauvegardés dans la mémoire familiale sont toujours marqués affectivement, et ce type
de mémoire est façonné par les souvenirs auxquels nous revenons avec nostalgie et que nous
voulons partager et revivre avec la nouvelle génération.
Cependant, selon Paul Ricœur, en plus de la mémoire individuelle, et de la mémoire
collective, se référant à des personnes appartenant à un certain groupe social, il faut distinguer
encore la mémoire des « proches34 ». Ricœur explique que ce type de mémoire se situe « entre la
mémoire vive des personnes individuelles et la mémoire publique des communautés auxquelles
nous appartenons35 ». La relation entre l’individu et les « proches » mentionnés par Ricœur est
beaucoup plus étroite qu’avec d’autres membres d’une même collectivité. Mais comment alors
Ricœur définit-il les « proches » ? Et pourquoi doivent-ils fonder une nouvelle catégorie dans la
typologie de la mémoire ?
[l]e lien avec les proches coupe transversalement et électivement aussi bien les rapports
de filiation et de conjugalité que les rapports sociaux dispersés selon les formes multiples
d’appartenance ou les ordres respectifs de grandeur. En quel sens comptent-ils pour moi
du point de vue de la mémoire partagée ? À la contemporanéité du « prendre ensemble de
l’âge », ils ajoutent une note spéciale touchant les deux « événements » qui limitent une
vie humaine, la naissance et la mort. Le premier échappe à ma mémoire, le second barre
33 Tadié et Tadié, op. cit., p. 307. 34 Ricœur, op. cit., p. 161. 35 Ibidem, p. 161.
20
mes projets. Et les deux n’intéressent la société qu’au titre de l’état-civil et du point de
vue démographique du remplacement des générations. Mais les deux ont importé ou vont
importer à mes proches. Quelques-uns vont déplorer ma mort. Mais auparavant quelques-
uns ont pu se réjouir de ma naissance et de célébrer à cette occasion le miracle de la
natalité, et la donation du nom sous lequel ma vie durant je me désignerai moi-même
désormais. Entre-temps, mes proches sont ceux qui m’approuvent d’exister et dont
j’approuve l’existence dans la réciprocité et l’égalité de l’estime36.
Dans ce sens, « la mémoire des proches » de Ricœur se substitue à « la mémoire collective de la
famille37 », discernée par Halbwachs. Ceci comprend des membres de la sphère familiale, des
amis et d’autres personnes avec qui nous maintenons un lien important d’affection. Ce type de
mémoire est particulièrement important, car il englobe les souvenirs marqués de façon
émotionnelle, et ceux qui jouent un rôle essentiel dans la vie d’un individu. Cependant, la
mémoire collective, partagée avec les personnes appartenant à un plus grand groupe social, peut
aussi comprendre des souvenirs moins personnels qui seront liés plutôt à l’histoire. En effet,
comme nous pourrons l’observer dans les deux chapitres analytiques, cette interdépendance entre
la mémoire, la famille et la quête identitaire est bien évidente dans les textes des deux
autobiographes. Annie Ernaux, qui, dans sa création, se sert souvent des photos de famille et de
l’histoire familiale, tente de se définir plutôt par rapport aux autres, à ses relations avec ses
proches et aux rôles qu’elle remplit dans la vie. En revanche, Anny Duperey, qui n’a pas ce point
de répère que sont les archives familiales, se concentre dans sa quête, surtout sur une
reconstruction subjective des traces communes qui la relieraient à ses parents.
En bref, pour reconstruire le passé, il faut faire appel à plusieurs types de mémoire qui se
conjuguent, se complètent, et dépendent les uns des autres. Parfois, il est donc difficile de les
discerner nettement. La mémoire collective comprend la mémoire individuelle des membres d’un
certain groupe. Celle-ci donne accès aux souvenirs non partagés et qui, par conséquent, sont plus
36 Ricœur, op. cit., 162. 37 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 146.
21
difficiles à évoquer, tandis que les souvenirs collectifs perdurent dans la mémoire de plusieurs
membres du groupe, et peuvent ainsi être évoqués avec l’aide de ceux qui les ont également
vécus.
En outre, Halbwachs distingue également la mémoire autobiographique et la mémoire
historique qui ne sont pas tout à fait analogues aux types susmentionnés. La mémoire
autobiographique est plus restreinte et peut faire partie de la mémoire historique. Ce qui
différencie ces deux sortes de mémoire, c’est l’intensité avec laquelle elles dépeignent le passé :
« [la mémoire historique] ne nous représenterait le passé que sous une forme résumée et
schématique, tandis que la mémoire de notre vie nous en représenterait un tableau bien plus
continue et plus dense38 ». Tout ce qui concerne notre vie privée est donc inévitablement perçu
de façon très personnelle, subjective, et toujours marqué émotionnellement. Même si l’histoire
personnelle se joint à certains moments à l’Histoire collective d’un pays, nous ne nous rendons
compte de ces superpositions qu’après un certain temps : « [c]’est donc après coup que nous
pouvons rattacher aux événements nationaux les diverses phases de notre vie39 ».
En conséquence, il faut noter que la mémoire n’a jamais de forme fixe ou finie. Le
répertoire de souvenirs augmente avec chaque expérience vécue et le processus de remémoration
actualise les souvenirs déjà sauvegardés. Conditionnée par de nombreux facteurs, la mémoire est
donc en train de se construire et de se reconstruire tout au long de notre existence. La faculté de
la mémoire, qui sert à accumuler une variété de souvenirs, assure aussi une certaine cohésion de
la personnalité, car la vie d’un individu est une somme d’expériences vécues et le résultat d’une
trajectoire existentielle particulière où les souvenirs autobiographiques et historiques
s’entrelacent et constituent enfin une histoire personnelle et singulière.
38 Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 37. 39 Ibidem, p. 40.
22
Oubli et anamnèse – connaissance de soi
Les souvenirs jouent un rôle crucial dans la constitution de notre identité. Ils nous
encouragent à revivre les moments de joie passés et nous incitent à mieux gérer la vie ultérieure,
c’est pour cette raison que l’oubli est toujours perçu comme une grande perte de ce que nous
sommes. En effet, Anny Duperey et Annie Ernaux semblent partager cette conviction, même si
elles essaient de remédier à l’oubli, chacune à sa propre façon. Pour Duperey, qui souffre d’une
amnésie, l’oubli était une perte de l’histoire personnelle, immédiate et irrévocable, contre
laquelle elle ne cesse de lutter. En revanche, Ernaux s’acharne à enregistrer tout ce qui appartient
à sa mémoire individuelle et collective pour préserver le moment fugitif, l’expérience vécue,
l’histoire personnelle et l’Histoire. Cette problématique sera explorée de façon plus profonde
dans les deux chapitres consacrés respectivement à l’œuvre de Duperey et d’Ernaux.
Nous essayons désespérément de saisir le temps, d’enregistrer nos expériences, car « […]
l’oubli est déploré au même titre que le vieillissement ou la mort : c’est une des figures de
l’inéluctable, de l’irrémédiable40 ». Pourtant, l’oubli est inévitable, car inséparable de la
mémoire : « [l]’oubli est en relation constante avec la mémoire, qui est non-oubli ou une forme
de contre-oubli, s’échappant vers un état naturel, et s’imposant par un travail sélectif41 ». Ainsi,
anticipant la disparition des traces mnésiques, nous sauvegardons les photos, les journaux
intimes, la correspondance, et toute sorte d’objets symboliquement liés au passé, qui ont pour but
de servir comme support dans la conservation des souvenirs et dans leur évocation. Le travail fait
par la mémoire, donc le travail d’accumulation des souvenirs est un processus de défense contre
40 Ricœur, op. cit., p. 553. 41 Dictionnaire : Vocabulaire européen des philosophies, (Jean Bollack, Mémoire/oubli), p. 765.
23
l’anéantissement : « [c]’est d’abord et massivement comme une atteinte à la fiabilité de la
mémoire que l’oubli est ressenti. Une atteinte, une faiblesse, une lacune. La mémoire, à cet
égard, se définit elle-même, du moins en première instance, comme lutte contre l’oubli42 ».
S’adonnant alors à la mémorisation, à la remémoration, ou à la commémoration, l’être humain
fait de son mieux pour retenir le passé sous forme de souvenirs, quelle que soit leur fiabilité.
Selon Ricœur, « [s]e souvenir, c’est avoir un souvenir ou se mettre en quête d’un
souvenir43 », ce que nous pouvons comprendre comme un processus de conservation, peu ou
prou consciente, d’un souvenir quelconque d’une part, et comme un procédé intentionnel qui
vise à retrouver des scènes passées, d’autre part. Cette définition correspond à la distinction
bergsonienne de deux types de mémoire présentée par Gerardus Heymans dans son article Les
‘deux Mémoires’ de M. Bergson : « l’une active, motrice, toute corporelle, l’autre passive, nous
donnant des images-souvenirs, et résidant dans l’esprit pur44 ». La première sert donc à la
mémorisation des faits, ce qui ressemble à un apprentissage délibéré, tandis que la deuxième a
comme but d’évoquer les souvenirs déjà sauvegardés. Cependant, chez l’un des disciples de
Bergson, Heymans retrouve également « la mémoire spontanée45 » qui « s’inculque et retient un
nombre donné d’éléments avec beaucoup plus de facilité que la mémoire motrice46 ». Ce type de
mémoire permet de préserver de manière vive et assez précise les événements vécus : « deux ou
trois secondes suffisent pour embrasser une scène de la vie réelle et s’en souvenir plus tard,
42 Ricœur, op. cit., p. 537. 43 Ibidem, p. 4. 44 Heymans, Gerardus, « Les ‘deux Mémoires’ de M. Bergson », L’année psychologique, 1912, vol. 19, p. 66. 45 Ibidem, p. 73. 46 Ibidem, p. 73.
24
quoique cette scène contienne un nombre beaucoup plus grand d’impressions séparables47 ». Il
s’agira ici quand même des événements plutôt marquants, tant positifs que négatifs.
Toutefois, il importe de remarquer que les êtres humains n’ont pas de contrôle absolu sur
notre mémoire, donc il n’est pas toujours facile de se rappeler quelque chose qui ne resurgit pas
dans notre esprit spontanément. En fait, le processus de remémoration demeure aussi compliqué
qu’énigmatique, car « [l]e travail de mémoire ne s’organise pas librement ; il est réformé dans
l’histoire du sujet, qui livre au moi une multitude de ‘dates’, chaque fois complexes. Le moi y
cherche sa voie ; il veut repérer ce qui compte, et qu’il a déjà retenu48 ». L’anamnèse exige donc
du travail et de l’effort, et peut être conditionnée de plusieurs façons :
[c]ependant, dans l’exercice de la mémoire, Ricœur est aussi attentif à ses abus qu’à ses
us. Sur ce plan, il distingue trois catégories de malfaçons : la mémoire empêchée, la
mémoire manipulée, la mémoire obligée. La première, que l’auteur éclaire par les
analyses de Freud, se heurte aux résistances des blessures et traumatismes passés. La
perte n’a pas été définitivement intériorisée. Par suite d’un déficit de critique et faute
d’un travail de deuil, on n’accède pas au stade de la remémoration. La mémoire
manipulée, pour sa part, découle du croisement entre la problématique de la mémoire et
celle de l’identité tant collective que personnelle. Elle est façonnée et déformée par les
idéologies, par les commémorations, par les remémorations forcées. Quant à la mémoire
obligée – ou imposée –, c’est une mémoire instrumentalisée, dans laquelle obligation est
faite de se souvenir de ceci et pas de cela49.
Si nous envisageons de nous lancer dans une quête des souvenirs, il faudrait alors prendre en
considération toute sorte de limites et d’obstacles qui peuvent influencer sa progression. Certains
souvenirs seront forcément modifiés par les circonstances d’accompagnement, c’est pourquoi la
récupération de leur forme originelle peut s’avérer très difficile voire impossible. Effectivement,
dans le deuxième chapitre, nous présenterons certains défis rencontrés par Anny Duperey dans
son travail de remémoration.
47 Heymans, op. cit. p. 74. 48 Dictionnaire, op. cit., p. 772. 49 Bédarida, François, « Une invitation à penser l’histoire : Paul Ricœur, La mémoire, l’histoire, l’oubli », Revue
historique, 2001/3, no 619, p. 735.
25
En effet, dans son ouvrage Le sens de la mémoire, Jean-Yves Tadié remarque que : « [l]a
conservation des impressions et des idées n’est ni immuable ni garantie […]50 ». En plus, elle est
indissociablement liée au processus de la reconstruction, car les souvenirs évoqués ne sont
jamais « identiques à la réalité passée51 » :
[d]e chaque époque de notre vie, nous gardons quelques souvenirs, sans cesse reproduits,
et à travers lesquels se perpétue, comme par l’effet d’une filiation continue, le sentiment
de notre identité. Mais, précisément parce que ce sont des répétitions, parce qu’ils ont été
engagés successivement dans des systèmes de notions très différentes, aux diverses
époques de notre vie, ils ont perdu leur forme et leur aspect d’autrefois52.
Le mot « re-construction » indique immédiatement que les souvenirs ne reviennent jamais dans
leur forme brute, pure. En outre, Tadié explique que, souvent, c’est à partir des bribes d’images
mentales ou de vagues impressions, que nous sommes capables de re-contruire nos souvenirs
entiers :
[i]l n’y a pas de souvenirs parfaitement identiques à la réalité passée ; et nous ne
connaissons, a-t-on dit, que la cent millième partie de notre enfance. Nous sommes
comparables à ces archéologues qui reconstituent une ville antique : de quelques pierres,
ils font une maison ; de colonnes brisées, un temple ; des fragments de canalisations, des
thermes. Peu à peu ils permettent d’imaginer la vie, les spectacles, la politique, les arts53.
En conséquence, nous acquérons la certitude illusoire d’une image complète, claire et cohérente
de notre passé, tandis qu’en réalité, nos souvenirs peuvent être partiels ou bien retravaillés par
l’esprit ou l’imagination. Selon Paul Ricœur, la mémoire est toujours liée à l’imagination, car
« […] évoquer l’une – donc imaginer –, c’est évoquer l’autre, donc se souvenir. La mémoire
réduite au rappel, opère ainsi dans le sillage de l’imagination54 ». Dans le même ordre d’idées,
Tadié explique que « [l]’acte de mémoire va […] de l’acquisition personnalisée à la
50 Tadié et Tadié, op. cit., p. 11. 51 Ibidem, p. 9. 52 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 89. 53 Tadié, op. cit., p. 9-10. 54 Ricœur, op. cit., p. 5.
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transformation, puis à la réactualisation imaginaire55 ». En plus, il précise que l’anamnèse, qui
repose sur le travail intentionnel pour retrouver les images d’autrefois, ne permet pas de ressentir
les émotions vécues dans le passé. Les sensations reviennent seulement grâce à l’imagination :
[…] la mémoire volontaire, celle qui nécessite une recherche par la pensée, pour
retrouver les images souvenirs, ne ramène que des clichés : notre passé affectif serait
donc enterré sous notre présent, comme ces villes les ruines, mais seule l’imagination
peut les faire revivre et par un effort supplémentaire leur redonner une connotation
affective. Si nous nous rappelons volontairement tel ou tel fait heureux ou malheureux de
notre vie, nous devons associer à ce souvenir l’impression de joie ou de tristesse que nous
ressentions à cette époque […]56.
Nous constatons donc chez Tadié, tout comme chez Ricœur et Halbwachs, que la part de
l’imagination dans toute tentative de remémoration mine l’authenticité de nos souvenirs. Nous
remarquons également qu’il n’est jamais possible de vérifier si ceux-ci sont entièrement fiables
et incontestables, ni de ressentir le passé tel que nous l’avons vécu, à cause des expériences qui
ont suivi et des connaissances acquises postérieurement.
Par ailleurs, les recherches menées par Sigmund Freud ont démontré qu’une évocation
répétitive d’événements récurrents mène finalement à une superposition, à une fabrication de
souvenirs dont la matière primaire est vraie, mais au sein desquels certains détails sont mélangés,
filtrés et amalgamés de nouveau. Ce type de souvenir, dont certains aspects sont authentiques,
mais qui, lui-même, est un produit fictif, a été appelé par Freud – « un souvenir-écran57 ». Un tel
souvenir prend une forme fantastique ou irréelle et remplace le souvenir original, ce qui rend
plus difficile son explication. Ainsi, créons-nous une image, une vision d’un événement passé.
C’est pourquoi peut-être Halbwachs conclut qu’« [u]ne telle reconstruction du passé ne peut
55 Tadié et Tadié, op. cit., p. 11. 56 Ibidem, p. 187. 57 Freud, Sigmund, Mémoire, souvenirs, oublis, Paris, Petite Bibliothèque Payot, 2010, p. 114.
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jamais être qu’approchée58 ». Les souvenirs évoqués à plusieurs reprises sont soumis à une
analyse et à une interprétation conscientes, ce qui influence, d’une part, leur signification et leur
réception, et de l’autre, permet à l’individu de mieux se comprendre lui-même et son passé. Dans
le cas extrême, la superposition des souvenirs, des éléments les concernant, ou leur explication
peut même mener à une représentation du passé en quelque sorte déformée, sinon entièrement
fausse. Par conséquent, il faudrait souligner que la mémoire en tant qu’outil de remémoration
peut s’avérer fautive et même trompeuse.
Plusieurs théoriciens affirment que les souvenirs dits « oubliés » ne disparaissent pas,
mais se cachent dans l’obscurité de notre esprit. Parfois, les souvenirs surgissent de façon non
intentionnelle, ils émergent à cause des associations libres entre les expériences vécues et celles
que nous sommes en train de faire. Cependant, le fait d’extraire de la mémoire un souvenir bien
précis est un processus compliqué, dont le succès n’est pas toujours garanti. En fait, pour arriver
à revivre une expérience passée, il faut de l’effort conscient et de l’imagination. Si nous avons
du mal à évoquer le souvenir recherché, cela veut dire que :
[…] nous n’avons pas réussi à communiquer à notre organisme nerveux et cérébral
exactement l’attitude qu’il avait alors. Mais peut-être n’est-ce là qu’une manière
d’exprimer, en termes physiologiques, que ce qui manque, c’est tel autre souvenir, telle
autre notion, tel ensemble de sentiments et d’idées qui occupaient alors notre conscience,
qui ne l’occupent plus, ou plus que très partiellement, aujourd’hui59.
Un tel constat éveille inévitablement un certain doute : dans ces circonstances, l’évocation du
souvenir respectif est-il même envisageable ? Autrement dit, est-il est possible de purifier l’esprit
de tout ce qui nous a influencés depuis et de se débarrasser de tout le bagage émotionnel qui
pourrait déformer notre réminiscence ? Cette tâche semble particulièrement difficile si nous nous
proposons d’évoquer à l’âge adulte les souvenirs d’enfance, car « entre les conceptions d’un
58 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 89. 59 Ibidem, p. 91.
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adulte et d’un enfant il y a trop de différences60 ». Tadié semble partager cet avis lorsqu’il
affirme que « [n]otre personnalité évolue en modifiant la perception que nous avons de notre
passé, en changeant l’aspect de nos souvenirs61 ». Est-il alors possible de décrire son enfance de
façon crédible ? C’est une question très intéressante, quand nous la considérons dans le contexte
du récit autobiographique. Le but d’un tel texte est de raconter sa vie, donc de revenir aux
événements passés et de les dépeindre de façon cohérente. Par conséquent, l’écriture
autobiographique est fondée sur « l’expression de la mémoire62 ». Les règles implicites qui
régissent la rédaction de récits de vie sont la sincérité de l’auteur et la confiance du lecteur que
les faits racontés sont vrais et réels. Chaque histoire personnelle commence à la naissance, donc
chaque autobiographe revient aux premières années de sa vie ; il se pose alors la question de
l’authenticité des faits représentés dans un tel texte. Halbwachs constate que :
[s]i un grand écrivain ou un grand artiste nous donne l’illusion d’un fleuve qui remonte
vers sa source, s’il croit lui-même revivre son enfance en la racontant, c’est que, plus que
les autres, il a gardé la faculté de voir et de s’émouvoir comme autrefois. Mais ce n’est
pas un enfant qui se survit à lui-même ; c’est un adulte qui recrée, en lui et autour de lui,
tout un monde disparu, et il entre dans ce tableau plus de fiction que de vérité63.
Nous pouvons donc avancer l’hypothèse que, dans cette situation, l’évocation d’un souvenir
serait possible seulement grâce à une expérience quasi métaphysique, à un état de conscience
entre le rêve et la réalité. Toutefois, nous ne saurons jamais dans quelle mesure une telle
représentation serait fidèle à l’événement vécu. En revanche, dans certaines situations, la fiabilité
des souvenirs évoquées peut avoir un caractère secondaire. Dans son processus de remémoration,
Anny Duperey se sert beaucoup et souvent de son imagination, vu que les vrais souvenirs qu’elle
60 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 92. 61 Tadié et Tadié, op. cit., p. 134. 62 Ibidem, p. 160. 63 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 95.
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possède sont très rares, mais, comme nous le verrons dans notre analyse du Voile noir, ce fait
n’empêche pas la reconstruction de son identité.
Néanmoins, les souvenirs de certains événements, surtout ceux dont l’impact sur notre
vie était de grande importance, peuvent toujours susciter des sentiments vifs et intenses :
[…] le souvenir ne ramène pas avec lui la sensation passée, mais le fait ancien rappelé
produit en nous une réaction sensitive nouvelle, présente. Il se peut que nous croyions
retrouver l’émotion qui accompagnait le fait ancien, alors que c’est le souvenir qui
redéclenche chez nous une nouvelle émotion64.
Dans ce cas-là, les émotions sont vraies, bien qu’elles ne soient pas nécessairement identiques à
celles ressenties dans le passé. Tout porte à croire alors que le processus de réminiscence peut
s’avérer épuisant, tant du point de vue du travail à faire que des nouvelles sensations évoquées
dans l’anamnèse. En outre, il importe de noter que le lien entre l’écriture autobiographique et la
mémoire ne se limite pas uniquement au processus de remémoration. Si nous nous mettons à
raconter l’histoire de notre vie, c’est aussi parce que, profondément « [c]onscient de sa fragilité,
de son caractère provisoire et mortel, le désir de demeurer quelque temps après sa mort, au moins
dans la mémoire de ceux qu’il aime, au mieux dans la mémoire universelle, est constant chez
l’être humain65 ». C’est donc aussi le désir de laisser une trace de notre existence dans la
mémoire des autres qui nous incite à enregistrer nos propres souvenirs.
Mais parfois, comme le constate Halbwachs, il n’est pas possible de forcer le processus
de réminiscence. Les souvenirs ne reviennent pas, et nous n’y pouvons rien : « [i]ls sont là, mais
ils ne réussissent pas à franchir ou à contourner l’obstacle, et il n’est pas en notre pouvoir de les
y aider66 ». Il explique que cette inaptitude de retrouver des souvenirs d’enfance est causée chez
les adultes par leur focalisation sur les soucis quotidiens et sur le présent. En revanche,
64 Tadié et Tadié, op. cit., p. 187. 65 Ibidem, p. 332. 66 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 91.
30
l’évocation du passé paraît plus accessible pour la personnes âgée, qui est capable de se détacher
plus facilement du moment présent et de s’enfoncer dans la recherche du temps passé :
[i]l ne se contente pas, d’ordinaire, d’attendre passivement que les souvenirs se réveillent,
il cherche à les préciser, il interroge d’autres vieillards, il compulse ses vieux papiers, ses
anciennes lettres, et surtout, il raconte ce dont il se souvient, quand il ne se soucie pas de
le fixer par écrit67.
Selon, Halbwachs, cela ne veut pas dire que les personnes âgées sont en mesure de se rappeler
plus (ou plus précisément) que les adultes, mais elles semblent plus dévouées, plus engagées
dans cette activité. Il est également naturel que le passé leur paraisse beaucoup plus attirant et
plus magique que le présent, puisqu’à l’époque ces vieilles gens d’aujourd’hui étaient jeunes,
beaux, sans-souci, prêts à la conquête du monde. C’est une « nostalgie du passé68 », comme
l’appelle Maurice Halbwachs, engendrée en grande partie par l’imagination. Dans chaque
évocation des souvenirs, c’est l’imagination qui joue un rôle important, et les gens ont tendance à
déformer et surtout à embellir de façon plus ou moins intentionnelle les souvenirs des
événements vécus. En conséquence, ils s’approprient la version « enjolivée »69 et ils ne sont plus
capables de revenir au souvenir brut.
Si le processus de réminiscence n’avance pas comme nous le souhaiterions, nous
pouvons faire appel au support extérieur – l’aide d’autrui. Les expériences partagées avec les
autres seront sauvegardées de façon plus ou moins exacte dans la mémoire de chaque participant.
C’est pourquoi, le processus d’anamnèse peut être déclenché par des commentaires faits par les
gens qui ont vécu, eux aussi, le même événement passé. Cette aide, qui n’est pas toujours
nécessaire, n’est pas toujours efficace non plus. Il y a des moments où nous n’arrivons pas à
accéder au passé, car nous ne retrouvons pas en nous-mêmes les amorces qui permettraient de
67 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 104. 68 Ibidem, p. 107. 69 Michaux, Léon, La mémoire, Paris, Hachette, 1974, p. 35.
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déclencher le processus de réminiscence. Dans ce cas, même si nous recourons à l’aide
extérieure, il se peut que l’effet final ne soit pas satisfaisant. En revanche, il ne faut pas non plus
oublier que le processus de remémoration repose avant tout sur la reconstruction des souvenirs,
c’est pourquoi les images animées dépeintes par les autres, qui ont pour but, comme l’explique
Halbwachs, de nous rappeler notre passé, ne vont pas forcément produire l’effet souhaitable. Des
images trop vivantes, trop réalistes, trop vraisemblables, peuvent se substituer, à un certain
degré, aux souvenirs propres et contribuer à la fabrication de « souvenirs fictifs70 », fondés sur
les bribes sauvegardées dans l’esprit et sur les représentations imposées.
Quant aux souvenirs individuels, le processus d’anamnèse est similaire ; soit ils
reviennent sans poser trop de problèmes, soit leur évocation exige un effort conscient. Les
moments passés que nous avons vécus seuls sont les plus difficiles à évoquer ; d’autres
personnes y ont un accès très limité, donc leur apport au processus de remémoration est plutôt
restreint. Dans le troisième chapitre, nous verrons qu’Annie Ernaux a trouvé son propre moyen
d’accéder à sa mémoire individuelle : les journaux intimes, dans lesquels elle enregistre parfois
les mêmes souvenirs à plusieurs reprises. Il faut quand même noter que la réécriture répétitive ne
garantit pas nécessairement l’évocation des émotions d’origine accompagnant le souvenir en
question, mais elle peut assurer la fiabilité concernant les détails et les circonstances générales
et/ou historiques.
Dans Mémoire, souvenirs, oublis, Freud explique pour sa part que nous sommes capables
d’oublier certains projets pour pouvoir en réaliser d’autres, surtout ceux plus plaisants, ce qui
veut dire que notre mémoire nous aide à éviter une souffrance, pour nous permettre de vivre un
plaisir. Une telle réaction paraît donc encore plus naturelle dans une situation plus extrême.
70 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 5.
32
Freud remarque qu’il y a : « toute une série d’auteurs qui admettent l’influence de facteurs
affectifs sur la mémoire et reconnaissent plus ou moins ce que l’oubli doit à la tendance à se
défendre contre ce qui est pénible71 ». Ainsi observons-nous l’influence que notre mémoire
exerce sur notre vie. Nous aurions quand même tort de penser que cette faculté est complètement
indépendante de nous et de notre volonté. Freud cite dans son ouvrage les mots de Nietzsche qui
illustrent la façon dont nous contrôlons notre mémoire : « [c]’est moi qui ai fait cela », dit ma
« mémoire ». Il est impossible que je l’aie fait », dit mon orgueil et il reste impitoyable.
Finalement – c’est la mémoire qui cède72.
Bref, il est possible de récupérer certains souvenirs, mais le hasard et l’effort remémoratif
y sont pour beaucoup. Pareillement, il est possible de refouler les souvenirs les plus pénibles, si
nous arrivons à nous en persuader. La mémoire et la inconscient possèdent donc un grand
pouvoir dont nous ne nous rendons pas toujours compte.
Images mentales et images photographiques – une
vision du passé
La recherche portant sur le récit autobiographique illustré par les images photographiques
doit forcément être interdisciplinaire, car l’analyse d’une telle création exige que nous nous
penchions sur la relation entre la mémoire, l’écriture de soi et la photographie. L’écriture de vie
puise dans la mémoire pour conter les événements passés, mais qui peut avoir une confiance
absolue dans la seule faculté de la mémoire ? Ne serait-il pas plus raisonnable de recourir aux
documents qui pourraient raviver nos souvenirs avant de nous plonger dans l’écriture ? Ce
71 Freud, op. cit., p. 147. 72 Ibidem, p. 148. Italique de l’auteur.
33
raisonnement paraît tout à fait justifié : dans les récits des deux autobiographes, les
photographies jouent un rôle important non seulement dans le procusssus de remémoration et
reconstruction du passé. Comme le remarque Philippe Ortel, les images photographiques
peuvent être considérées comme un support de remémoration et d’authentification de l’écriture
autobiographique, car :
[e]n psychanalyse, dans le roman psychologique ou d’investigation, plus le récit avance,
plus on recule dans le temps. Même paradoxe en photographie, où l’état final de l’image
nous ramène à l’instant de la prise de vue. Soumise à la rhétorique ou à la technique de la
révélation, la vérité n’est, chaque fois, qu’une réminiscence ou une rémanence de
l’accompli73.
Souvent incorporées dans les textes contemporains, les photos aident à rendre compte de
l’histoire individuelle et familiale. Toutefois, leur apport est plus problématique qu’il ne le
semble à première vue. Raconter sa vie n’est pas une entreprise simple, car elle exige du travail
de plusieurs ordres. Comme l’explique Philippe Lejeune, tout d’abord, il faut faire le travail de
remémoration, ensuite, choisir les souvenirs marquants, les mettre en ordre d’après la
chronologie et l’importance et, finalement, représenter son histoire de façon fiable et honnête :
[l]’autobiographie ne peut donc pas être simplement un agréable récit de souvenirs contés
avec talent : elle doit avant tout essayer de manifester l’unité profonde d’une vie, elle doit
manifester un sens, en obéissant aux exigences souvent contraires : de la fidélité et de la
cohérence. Raconter toute sa vie est impossible. L’autobiographie repose sur des séries de
choix : celui déjà fait par la mémoire, et celui que fait l’écrivain sur ce que la mémoire lui
livre. Sont retenus et organisés tous les éléments qui ont un rapport avec ce que l’auteur
pense être la ligne directrice de sa vie74.
Le travail de remémoration implique inévitablement le recours à l’image, car, selon certains
théoriciens, c’est ainsi que nous emmagasinons les souvenirs – sous forme d’images mentales75.
73 Ortel Philippe, La littérature à l'ère de la photographie, Paris, Éditions J. Chambon, 2002, p. 304. 74 Lejeune, Philippe, L'autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971, p. 21. 75 Michaux, op. cit., p. 46.
34
Une démarche relativement récente, mais déjà assez fréquente parmi les autobiographes,
consiste à faire également appel aux photographies réelles en les étudiant ou/et en les incorporant
dans les récits de vie, car elles recréent les scènes vécues de façon réelle et inimitable, au moins
en apparence, et sont associées communément avec la mémoire : « […] l’image se trouve
associée à la mémoire, que celle-ci soit individuelle ou collective ; elle se révèle donc à même
d’accompagner une réflexion sur l’histoire76 ». Nous regardons les photos pour évoquer les
moments que nous ne nous rappellons pas, pour nous revoir en tant qu’enfant, pour connaître nos
proches, pour renouer des liens avec notre propre passé et celui de nos parents, pour découvrir
nos origines. Comme nous l’avons déjà constaté, la famille joue un rôle crucial dans la formation
d’une personnalité et dans l’histoire individuelle, c’est pourquoi un individu est toujours perçu
par le prisme de sa famille ; l’absence d’une telle perspective donnerait l’impression qu’il n’est
qu’« un fragment détaché d’un tout77 ». Sylvie Jopeck remarque que justement « [l]’histoire des
autres commence avec celle de ses parents et l’écriture de soi se nourrit de l’histoire familiale78 »
et poursuit en notant que « [l]’image participe, à la fois concrètement et symboliquement, à la
construction du ‘roman familial’ en assumant le rôle de mémoire, de miroir et de sauvegarde de
cette histoire79 ». Actuellement, nous ne pouvons plus nous imaginer des vacances ou des
cérémonies importantes sans pouvoir les photographier. Nous éprouvons le besoin de plus en
plus urgent de documenter les moments du « plaisir vécu80 », ou les moments d’union familiale.
Cet usage « social81 » du médium photographique est l’un des plus répandus. Il s’agit de saisir,
76 Méaux, Danièle et Jean-Bernard Vray, Traces photographiques, traces autobiographiques, Publications de
l’Université de Saint-Étienne, Saint-Étienne, 2004, p. 11. 77 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 147. 78 Jopeck, Sylvie, La photographie et l’(auto)biographie, Paris, Éditions Gallimard, 2004, p. 86. 79 Ibidem, p. 86. 80 Sontag, Susan, Sur la photographie, Christian Bourgeois Éditeur, Coll. Choix-Essais, Paris, 2003, p. 22. 81 Ibidem, p. 21.
35
de retenir les instants fugitifs pour pouvoir en avoir la preuve, et pour pouvoir les revivre avec
ceux qui n’en ont pas été témoins. Nous prenons donc des photos dans l’espoir d’enregistrer et
de sauvegarder des souvenirs intacts de certains événements ou de certaines personnes. En effet,
l’un des traits caractéristiques de la représentation photographique est une tension entre le
présent et le passé : « dès que la photographie est prise, la scène enregistrée appartient au
passé82 ». C’est pourquoi Danièle Méaux compare la photographie à un processus de
mémorisation, car, en prenant une image, le photographe tente de créer une reproduction, « une
représentation durable83 » d’une scène fugitive qui vient de passer devant l’objectif de son
appareil. En plus, elle remarque qu’aussi bien dans le processus de mémorisation que dans la
pratique photographique, il y a un écart temporel qui s’impose entre la scène réelle et le moment
de son évocation, ce qui ne peut pas rester sans influence sur la perception de la réalité passée. Il
est alors intéressant de noter que les interactions entre le vécu, la mémoire et les photographies
sont très intenses et significatives. Ce que nous prenons pour un souvenir peut être en réalité une
scène racontée, ou une image photographique que nous avons empruntée en tant qu’expérience
vécue. Méaux avance l’hypothèse que, d’une part, une photographie peut être perçue comme un
« déclencheur du travail de la mémoire84 » et, d’autre part, comme un obstacle qui empêche le
vrai processus de réminiscence. Ainsi la photo se présente-elle comme un support fondamental
dans le processus de remémoration même si son rôle paraît de prime abord ambigu. C’est
pourquoi la relation entre la photographie, la mémoire et la réalité est complexe et exige une
réflexion plus approfondie.
82 Méaux, Danièle, La Photographie et le Temps : le déroulement temporel dans l'image photographique, Aix-en-
Provence, Publications de l'Université de Provence, 1997, p. 27. 83 Ibidem, p. 27. 84 Ibidem, p. 27.
36
Mais, peut-être, avant d’orienter la réflexion vers les corrélations entre les éléments
susmentionnés, faudrait-il tout d’abord répondre à la question : qu’est-ce qu’un souvenir ? Selon
Bergson, « le souvenir est la représentation d’un objet absent85 », mais sous quelle forme se
sauvegarde-t-il alors ? Paul Ricœur indique que la comparaison du souvenir à une image paraît
quelque peu simpliste : « [l]a question embarrassante est la suivante : le souvenir est-il une sorte
d’image, et, si oui, laquelle ?86 ». Qui plus est, la juxtaposition des deux termes dans l’usage
courant du syntagme « souvenir-image87 » complique cette notion surtout si nous tenons compte
de leurs connotations divergentes. En effet, Ricœur note que le souvenir appartient au domaine
de la mémoire, donc « d’un réel antérieur88 », tandis que l’image est associée à l’imagination,
donc à « un irréel89 » ou à une invention. Pourtant, il conclut que, « […] si le souvenir est une
image en ce sens, il comporte une dimension positionnelle qui le rapproche de ce point de vue de
la perception90 », ce qui porte à croire que l’image, en tant que souvenir, ne se limite pas
uniquement à une représentation visuelle, mais elle inclut également les associations à d’autres
sens tels que le toucher, l’ouïe, le goût, l’odorat, ainsi qu’aux sensations et aux émotions
éprouvées à ce moment-là. Et John Berger remarque une certaine discontinuité dans la
représentation de l’image photographique, ce qui la distingue du « souvenir-image » :
[a] photograph preserves a moment of time and prevents it being effaced by the
supersession of further moments. In this respect photographs might be compared to
images stored in the memory. Yet there is a fundamental difference: whereas
remembered images are the residue of continuous experience, a photograph isolates the
appearances of a disconnected instant91.
85 Bergson, Henri, Matière et mémoire, Éditions Albert Skira, Génève, p. 242. 86 Ricœur, op. cit., p. 53. 87 Ibidem, p. 53. 88 Ibidem, p. 54. 89 Ibidem, p. 54. 90 Ibidem, p. 58. 91 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89.
37
En conséquence, l’image photographique, même si elle est le moyen de représentation
visuellement le plus précis, ne peut pas être perçue comme l’équivalent d’un souvenir ; elle n’est
pas non plus en mesure d’évoquer un souvenir dans sa forme exacte, car il y a toujours des
caractéristiques impossibles à saisir par un appareil photo :
[l]a découverte de la photographie put faire croire que l’appareil assurait la ressemblance
de façon inégalable par l’homme. Pourtant elle rendit évident que l’identité de la forme
ne suffisait pas à l’évocation, que l’exactitude des lignes et des couleurs ne reflétait pas
l’expression, que la nature devait être non pas copiée servilement mais interprétée
affectivement. Une caricature même outrée est souvent autrement évocatrice d’un
personnage que son portrait le plus habilement fidèle. Ce qui est vrai pour les personnes
l’est pour les paysages. Le même panorama est bien différent d’un artiste à l’autre parce
qu’il est ressenti différemment. Ces divergences dépendent de la diversité des instances
affectives de l’inconscient92.
L’image peut alors rappeler soit la physionomie d’une personne photographiée, soit les
circonstances de la prise de la photo, mais elle ne doit pas nécessairement faire revivre nos
souvenirs fidèles de ce qui est représenté. Anne-Marie Garat conteste même nettement l’idée
qu’une image photographique puisse aider le processus d’anamnèse ; elle note que « [l]a
photographie de famille qui recueille l’image des morts, embaume le nouveau-né dans ses
dentelles, commémore portraits et scènes, n’est pas un souvenir. Elle en devient un substitut, elle
en est l’ennemie93 ». Préoccupés par le souci d’enregistrer tout ce qui se passe autour de nous,
nous nous concentrons sur l’acte de reproduction, au lieu de vivre le moment et de le graver dans
la mémoire tel quel. Nous nous empêchons d’observer et d’éprouver ce que nous voyons et ce
que nous ressentons. Nous nous adonnons en revanche aux activités telles que le cadrage, la prise
de vue, le choix du fond etc. Cela doit nécessairement influencer notre perception de ces
moments, car en prenant des photos, nous construisons tout de suite notre version des scènes qui
passent devant nos yeux. Nos souvenirs seront alors modelés par ce que nous voyons dans le
92 Michaux, op. cit., p. 134. 93 Garat, Anne-Marie, Photos de famille, Paris, Éditions du Seuil, 1994, p. 42.
38
cadre de notre appareil photo. En effet, Garat remarque que « la photographie remplace le
souvenir vrai parce que nous nous en sommes remis à elle, aveuglement, dès l’instant de la
prise94 ». Par conséquent, nous gardons dans la mémoire les souvenirs déjà retravaillés et
modifiés par nos propres actes, nos interventions et nos interprétations. En revanche, Julia Hirsch
constate que ce sont la mémoire elle-même et le temps qui transforment ou modifient les
souvenirs :
[t]he past is always at our fingertips, always available on paper or plastic for instant
replay. The moment as we always be “taken” and stored for later review. We now weep a
little less for our losses, our relentless changes, because the evidence of photography
prevents our nostalgia from embellishing too much the actual features of our past. Our
snapshots are always there to remind us that our first home was not really so big, our
favourite uncle not really so handsome, the steps on the landing not really so high95.
Elle prétend donc que les photos de famille donnent un accès immédiat à notre passé, et qu’elles
constituent des preuves incontestables d’une réalité vécue. Par conséquent, elles permettent de
comparer nos souvenirs aux représentations photographiques, et de vérifier leur vraisemblance,
car la photographie est « un adjuvant (une “servante”) de la mémoire, le simple témoin de ce qui
a été96 ». Cette approche sous-entend la tendance de la mémoire à embellir le passé et, selon
Hirsch, les photographies semblent être en mesure d’arrêter ou même d’inverser ce processus.
En bref, la photographie et la mémoire partagent beaucoup plus qu’il ne le semble de
prime abord, car les deux s’alliant dans la lutte perdue d’avance contre l’écoulement du temps et
contre l’oubli :
[m]use of photography is not one of Memory’s daughters, but Memory herself. Both the
photograph and the remembered depend upon and equally oppose the passing of time.
Both preserve moments, and propose their own simultaneity, in which all their images
can coexist. Both stimulate, and are stimulated by, the inner-connectedness of events.
94 Garat, op. cit., p. 43. 95 Hirsch, Julia, Family photographs: content, meaning and effect, New York – Oxford, Oxford University Press,
1981, p. 45. 96 Dubois, Philippe, L’acte photographique et autres essais, Paris, Nathan, 1990, p. 24.
39
Both seek instants of revelation, for it is only such instants which give full reason to their
own capacity to withstand the flow of time97.
L’image photographique se veut-elle alors l’imitation d’une réalité, la sauvegarde d’un souvenir,
ou plutôt une représentation menteuse ? Ces considérations seront un point de départ pour notre
étude des relations entre le souvenir et sa réalisation photographique dans les textes de Duperey
et Ernaux. Ces réfléxions seront également une bonne ouverture au questionnement plus
approfondi concernant les capacités représentationnelles de ce médium. En effet, l’histoire de la
photographie, même relativement courte, a déjà connu un sort changeant. Perçue au départ
comme un moyen d’imiter et de refléter le monde dans les moindres détails et avec une précision
jusqu’alors inconnue, la photographie en tant que réalisation d’une « mimésis parfaite » a été
progressivement contestée. Plusieurs théoriciens se sont penchés sur les deux points de vue
différents vis-à-vis des propriétés représentationnelles du médium photographique, ce qui a
incité, en conséquence, un discours de la déconstruction ainsi que la redéfinition de la position de
la photographie parmi les domaines artistiques.
Photographie – « Le crayon de la nature98 »
Les photos qui apparaissent dans les récits privilégiés dans la présente thèse jouent un
rôle représentatif important. Afin de comprendre leur fonctionnement au sein de ces textes, nous
trouvons nécessaire de nous interroger tout d’abord sur la nature de la photographie et sur ses
capacités mimétiques.
97 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 280. 98 Frizot, Michel, Nouvelle Histoire de la Photographie, A. Biro ; Bordas, Paris, 1994, p. 62. Comme l’explique
Michel Frizot, The Pencil of Nature – c’est le titre du premier ouvrage enrichi en photographies et publié en 1844. Je
l’emprunte comme sous-titre pour cette partie.
40
L’apparition de la photographie est l’une des inventions qui ont marqué le plus les
derniers siècles de notre civilisation. Dans son texte La littérature à l'ère de la photographie,
Philippe Ortel remarque que l’invention, la diffusion, ainsi que l’accès général à l’image ont
initié une nouvelle époque dans notre histoire, et par conséquent la photographie est devenue
l’un des « symboles de la modernité99 ». Ce moyen de sauvegarder les souvenirs et de figer le
temps s’est répandu à grande vitesse et est devenu immédiatement une part entière de
l’existence. Ainsi, l’« impact culturel100 » de ce nouveau médium de communication s’est-il
avéré éminent non seulement dans le cadre de la création artistique, mais aussi dans la perception
du monde et dans le mode de vie. Les preuves en sont abondantes : les désignations telles que :
« culture de l’image101 », « civilisation de l’image102 », « société du spectacle » où « [u]ne image
vaut mille mots103 » se multiplient jusqu’à nos jours dévoilant en même temps l’aspect visuel de
notre contemporanéité. En effet, la prolifération des images photographiques dans la vie
quotidienne est imparable, et leur influence – indéniable ; c’est pourquoi Susan Sontag constate
qu’« [é]crire sur la photographie, c’est écrire sur le monde et sur la nature de notre modernité104
». En effet, déjà en 1835, avec l’apparition du daguerréotype, donc de la toute première version
de l’image photographique moderne, nous réalisons que l’invention de ce médium aura d’amples
conséquences pour l’avenir :
[l]e daguerréotype apparaît alors comme un rare moment de convergence de l’art et de la
science, un laboratoire d’image, une lisière dans l’histoire de la représentation qui, avant
99 Ortel, op. cit., p. 6. 100 Ibidem, p. 6. 101 Ibidem, p. 6. 102 Joly, Martine, Introduction à l’analyse de l’image, Paris, Nathan, 1993, p. 101. 103 Ouellette-Michalska, Madeleine, Autofiction et dévoilement de soi, Essai, Montréal, XYZ éditeur, coll.
Documents, 2007, p. 13. 104 Sontag, op. cit., p. 11.
41
d’être servie par d’autres techniques, aura engendré une éclosion de nouveautés visuelles
encore méconnues de nos jours105.
Effectivement, en un clin d’œil, la photographie devient une nouvelle façon de documenter la
réalité, de la contempler, voire de l’éprouver, ou de la vivre, car selon Susan Sontag, les images
photographiques « modifient et élargissent notre idée de ce qui mérite d’être regardé et de ce que
nous avons le droit d’observer106 ». En plus, les photos nous donnent « le sentiment que le
monde entier peut tenir dans notre tête, sous la forme d’une anthologie d’images107 », en d’autres
termes, la photographie nous permet de reprendre le contrôle sur ce que nous voyons ou ce que
nous vivons.
Cependant, suivant le sens commun, la photo paraît comme un adjuvant d’une
représentation infailliblement véridique. Cette perception se justifie, premièrement, par la
capacité mimétique de l’image photographique et, deuxièmement, par son objectivité assurée par
un appareil qui, en apparence, exclut toute l’intervention humaine. À l’origine, ce point de vue
est partagé par de nombreux artistes, philosophes et théoriciens. En effet « [c]’est la précision du
procédé, sa vérité, sa présence insolite, qui sont relevées par tous les commentateurs108 […] ». Il
n’est donc nullement surprenant que, comme le constate Philippe Dubois, dès le départ, la
photographie acquiert le statut de témoignage incontestable qui assouvit le désir de « ‘voir pour
croire’109 », et « est perçue comme une sorte de preuve à la fois nécessaire et suffisante, qui
atteste indubitablement de l’existence de ce qu’elle donne à voir110 ». Cette approche relève de la
notion de similarité, de vérité et d’authenticité superposées dans l’image photographique. Dans le
105 Frizot, op. cit., p. 51. 106 Sontag, op. cit., p. 15. 107 Ibidem, p. 15. 108 Frizot, op. cit., p. 51. 109 Dubois, op. cit., p. 19. 110 Ibidem, p. 19.
42
même ordre d’idées, Roland Barthes constate que la photo saisit « une scène rapide dans son
temps décisif111 » et devient « un certificat de présence112 ». Il explique que, contrairement à la
peinture qui peut imiter la réalité et la repeindre sans forcément l’avoir vue, la photographie
renvoie à une chose « nécessairement réelle qui a été placée devant l’objectif113 ». Ces réflexions
amènent l’auteur à forger ensuite la notion de « ‘[ç]a a été’114 », reprise plus tard dans plusieurs
études sur les capacités représentationnelles de la photographie, et qui en trois mots résume la
nature et la valeur essentielles de la photo. Selon Barthes, la photographie montre alors ce qui
sans aucun doute a existé à un certain moment : « je ne puis nier que la chose a été là115 » ; en
d’autres mots, l’image photographique témoigne de l’existence du sujet photographié situé dans
un temps et un espace définis. Susan Sontag est du même avis, elle remarque qu’une image
photographique « passe pour une preuve irrécusable qu’un événement donné s’est bien
produit116 » fait preuve irréfutable « de la réalité du voyage, de l’accomplissement du
programme, et du plaisir qu’on en a tiré117 ». Dans le même ordre d’idées, Dubois constate que
grâce à ses pouvoirs imitateurs, la photographie devient « un ‘analogon’ objectif du réel118 ».
Plus encore, selon Sontag, les photos non seulement représentent une réalité, mais elles y
participent aussi en devenant sa composante indispensable et bien recherchée : « [l]es images
photographiques ne donnent pas tant l’impression d’être des propositions sur le monde que des
morceaux du monde, des miniatures de la réalité que quiconque peut produire ou
111 Barthes, Roland, La Chambre Claire, Paris, Éditions de l’Étoile, Gallimard, Le Seuil, 1980, p. 58. 112 Barthes, op. cit., p. 135. 113 Ibidem, p. 120. Italique de l’auteur. 114 Ibidem, p. 126. 115 Ibidem, p. 120. 116 Ibidem, p. 18. 117 Ibidem, p. 22. 118 Ibidem, p. 20.
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s’approprier119 ». En bref, les photographies constituent donc des équivalents du monde qui,
grâce à leur valeur représentationnelle flagrante, permettent de superviser la réalité et de
regagner la maîtrise des souvenirs. Toutefois, il ne faut jamais oublier que cet aspect véridique
de la photographie est beaucoup plus complexe qu’elle ne le semble au premier abord :
[i]t is because photography has no language of its own, because it quotes rather than
translates, that is said that the camera cannot lie. It cannot lie because it prints directly.
[…] It is photographed precisely because the camera can bestow authenticity upon any
set of appearances, however false. The camera does not lie even when it is used to quote
a lie. And so, this makes the lie appear more truthful120.
John Berger semble saisir la vraie nature de l’image photographique qui paraît être très versatile
et peut changer diamétralement en fonction du contexte. Cette particularité du médium
photographique mal comprise au départ aura des conséquences bien significatives qui décideront
du destin de la photographie et par la suite de son statut parmi les beaux-arts.
Cependant, malgré ce pouvoir unique de sauvegarder le passé de façon si vive, la
photographie est restée longtemps inappréciée. Selon Barthes, « [u]ne photo se trouve toujours
au bout de ce geste ; elle dit: ça c’est ça, c’est tel !121 », et peu importe ce qu’elle représente ou
de quelle façon, une photo demeure toujours invisible : « ce n’est pas elle qu’on voit122 ». Grâce
aux capacités représentationnelles de la photographie, l’attention se concentre toujours avant tout
sur le référent au lieu de se focaliser sur l’image elle-même. Dans son texte La littérature à l’ère
de la photographie, Philippe Ortel explique cette notion de l’« invisibilité123 » de l’image
119 Sontag, op. cit., p. 17. 120 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 96-97. 121 Barthes, op. cit., p. 15-16. 122 Ibidem, p. 18. 123 Ortel, op. cit., p. 8.
44
photographique. Il décrit la photographie comme « transparente124 », donc imperceptible et
inappréciée en tant que moyen d’expression :
[l]a transparence de la photographie ne concerne pas seulement l’image isolée mais aussi
sa façon d’exister dans le monde. À cela s’ajoutent les causes phénoménologiques :
envahissant progressivement tous les lieux, depuis les devantures des magasins jusqu’au
portefeuille des particuliers, en passant par les murs des maisons et les albums de salons
destinés aux visiteurs, la photographie se fond dans le décor, perdant insensiblement son
statut de signe pour rejoindre l’univers muet des choses. Il y a enfin une invisibilité
sociale de la photographie, tenant à son absence de reconnaissance esthétique : aucune
institution prestigieuse ne la mettant vraiment en valeur, elle vit une existence historique
spectrale, en dépit de son omniprésence dans la vie quotidienne125.
Selon Ortel, c’est justement l’usage quotidien et répandu de la photographie qui a entraîné une
telle perception de ce médium. Cependant, selon Philippe Dubois, l’« invisibilité126 » de l’image
photographique est également liée à son statut de représentation impartiale et dépourvue de
subjectivité. C’est donc grâce à ce processus mécanique qui permet à la photo de saisir et de
sauvegarder un moment passé que la photographie devient « ‘analogon’ objectif du réel127 », ou
« miroir du réel128 ». Pendant longtemps, l’image photographique fut perçue comme
« ‘automatique’, ‘objective’, presque ‘naturelle’129 », car sa ressemblance à l’objet représenté
était assurée par une « machine régie par les seules lois de l’optique et de la chimie130 ». Cette
absence supposée d’intervention humaine semblait garantir l’exactitude et la précision de la
représentation du réel : « [e]n tant que machine régie par les seules lois de l’optique et de la
chimie, elle ne peut que transmettre avec précision et exactitude le spectacle de la
124 Ibidem, p. 8. 125 Ibidem, p. 8. 126 Dubois, op. cit., p. 8. 127 Ibidem, p. 20. 128 Ibidem, p. 20. 129 Ibidem, p. 21. 130 Ibidem, p. 26.
45
nature131 ». Par là s’est construit « le culte dominant de la photo en tant que simple technique
d’enregistrement objectif et fidèle de la réalité132 », dont la vertu d’attestation véridique semblait
irréfutable. Dubois rappelle que cette opinion était tellement répandue qu’elle faisait partie même
de la définition encyclopédique de la photographie133.
En bref, dès l’avènement de la photographie, on mettait en question sa valeur artistique et
créative, en accentuant en même temps sa capacité d’imitation et de reproduction réaliste. Les
œuvres d’art trouvent leur place dans les musées où elles sont contemplées, commentées et
interprétées, où elles ont comme but d’évoquer des sensations esthétiques, alors que les photos –
objets d’usage quotidien inondent presque chaque sphère de notre vie et sont associées, avant
tout, avec leur fonction utilitaire et informatrice. En effet, faute des souvenirs de ses parents, les
photos de la famille Legras auront pour Anny Duperey tout d’abord cet aspect informateur et la
dimension « ‘[ç]a a été’134 », avant d’acquérir une valeur plus personnelle.
Déjà au XIXe siècle, on commence à se rendre compte de la nature complexe de ce
moyen de représentation, et la publication de « The Pencil of Nature135 » a pour but de « relever
le caractère hybride de la photographie, qui allie des composantes artistiques et
scientifiques136 ».
C’est grâce à ce statut artistique incertain, à son rapport particulier à la réalité, ainsi qu’à
« la relation spécifique qui existe entre le référent externe et le message produit par ce
131 Dubois, op. cit., p. 26. 132 Ibidem, p. 28. 133 Dubois cite même l’entrée de l’Encyclopédie française. Voir Dubois, op. cit., p. 28-29 : « [t]oute œuvre d’art
reflète la personnalité de son auteur. La plaque photographique, elle, n’interprète pas. Elle enregistre. Son exactitude
et sa fidélité ne peuvent pas être remises en cause ». 134 Barthes, op. cit., p. 126. 135 Frizot, op. cit., p. 62. 136 Ibidem, p. 62.
46
médium137 » que la création photographique engendre encore à l’heure actuelle beaucoup de
polémiques et d’intérêt.
Photographie – art ou artisanat138?
Les textes de Duperey et d’Ernaux incluent différents types de photographies qui se
distinguent tant du point de vue de la valeur subjective qu’esthétique. Ce contexte théorique nous
permettra de nous interroger sur la dimension artistique et créative de la partie visuelle des récits
étudiés.
Longtemps considérée plutôt comme artisanale, ou comme une simple façon de
dépeindre le monde en détails, avant de prendre sa place dans le panthéon des beaux arts, la
photographie fut souvent confrontée aux autres domaines de création, surtout à la peinture :
[l]e calotype, développé pour une grande part en Grande-Bretagne et en France jusqu’en
1855, se caractérise par sa relation ambiguë aux arts picturaux (peinture, lithographie,
dessin) qui lui servent souvent de modèle, en même temps que s’affirme dans la pratique
l’indépendance de l’automatisme photographique, capable d’enregistrer les formes sans
rien en omettre139.
Ce rapprochement tellement naturel au départ, contribuera par la suite à la perception erronée du
médium photographique qui, par conséquent, demeurera pendant longtemps à l’ombre de l’art
pictural. La conviction de l’infériorité de la photographie par rapport à la peinture et à d’autres
domaines de création s’est ancrée pour de vrai parmi les artistes et il fallut beaucoup de temps et
de recherches pour renouveler ce point de vue. Baudelaire, parmi d’autres, en témoigne dans un
de ses essais sur la photographie : « […] l’industrie photographique était le refuge de tous les
137 Dubois, op. cit., p. 19. 138 Ce terme utilisé par rapport à la photographie a été emprunté à Daniel Grojnowski. Voir : Grojnowski, Daniel,
Photographie et langage : Fictions - Illustrations - Informations - Visions - Théories, Paris, Éditions José Corti,
2002, p. 129. 139 Frizot, op. cit., p. 59.
47
peintres manqués, trop mal doués ou trop paresseux pour achever leurs études140 […] ». Ce point
de vue affirme de façon évidente la suprématie141 de la peinture et le statut élitiste de la création
artistique en général.
En même temps, la photographie commence à attirer de plus en plus d’enthousiastes et,
parmi lesquls des artistes et des théoriciens qui se lancent dans l’exploration des propriétés de ce
médium. Dans son ouvrage intitulé Photographie et langage, Daniel Grojnowski se penche sur la
nature et le statut de la photographie en la comparant à l’art. Il illustre ses réflexions à l’aide du
schéma qui suit :
la Photographie (a) versus l’Art (b)
la matière (a) versus l’esprit (b)
l’objectif (a) versus le subjectif (b)
la reproduction (a) versus la création (b)
l’artisanat (a) versus l’art (b)142
Grojnowski y oppose tous les éléments qui distinguent la photographie d’une œuvre artistique.
La première, souvent considérée comme un procédé purement technique, peut être exécutée
même par un amateur, tandis que l’autre exige de l’inspiration et du talent. Il semble au premier
abord que pour prendre une photo, il suffit d’un petit déclic de l’appareil qui saisira
automatiquement l’image située dans le cadre, alors que le travail d’un « vrai » artiste paraît être
beaucoup plus exigeant et laborieux. Toutefois, il est intéressant de remarquer qu’un
photographe ne se réjouit pas du même privilège que le peintre, qui, avant d’achever son œuvre,
140 Baudelaire, Charles, Curiosités esthétiques ; L’Art romantique et autres Œuvres critiques, Paris, Éditions Garnier
Frères, 1962, p. 318. 141 Philippe Dubois en présente aussi plusieurs exemples ; celui de Roger Munier entre autres qui a décrit la
photographie en tant que « total effacement devant le réel avec lequel elle coïncide. C’est le monde tel qu’il est, en
sa vérité immédiate, qu’elle reproduit sur le papier ou sur l’écran ». (Dubois, op. cit., p. 28) Il se réfère également à
Hippolyte Taine qui prétendait que la photographie était capable d’imiter parfaitement « et sans aucune possibilité
d’erreur la forme de l’objet qu’elle [devait] reproduire ». (Dubois, op. cit., p. 23) 142 Grojnowski, op., cit., p. 129. Italique de l’auteur.
48
a la possibilité de la retravailler à plusieurs reprises. L’image photographique, en revanche, ne
peut être soumise aux retouches qu’après avoir été prise :
[a]mong all the arts photography is unique by reason of its instantaneous recording
process. The sculptor, the architect, the composer all have the possibility of making
changes in, or additions to, their original plans while their work is in the process of
execution143.
Si le peintre est en mesure de contrôler tous les détails de sa création, de les refaire à l’infini et
de repenser toute la conception de son œuvre pendant le processus créatif, le photographe est
privé de cette possibilité, au moins partiellement. En conséquence, le rôle du photographe semble
se réduire au minimum tandis que la dimension véridictoire de la représentation photographique
s’accroît. Dans le même ordre d’idées, Philippe Dubois constate que la photographie évoque les
notions de « la fonction documentaire, la référence, le concret, le contenu144 », tandis que les
autres formes de l’art pictural semblent, selon lui, être liées à « la recherche formelle […] [et à]
l’imaginaire 145 ». Pour exploiter cette hypothèse, il s’appuie sur les mots de Baudelaire qui était
du même avis, et qui a reconnu la photographie en tant que « simple instrument d’une mémoire
documentaire du réel et l’art comme pure création imaginaire146 ». En effet, dans la conscience
collective, la peinture est perçue comme une vision d’une réalité quelconque, tandis que la
photographie fonctionne comme illustration véridictoire de l’objet photographié, voire « une
version de la chose elle-même147 ». Il faudrait, par ailleurs, réfléchir aussi à la nature d’une
œuvre photographique qui, comparée à la peinture, s’en distingue pourtant nettement :
[t]he image that is thus swiftly recorded possesses certain qualities that at once
distinguish it as photographic. First there is the amazing precision of definition,
143 Weston, Edward, “Seeing Photographically”, in Classic Essays on Photography, ed. Alan Trachtenberg, Leete’s
Island Books, New Haven, 1980, p. 171. 144 Dubois, op. cit., p. 26. 145 Ibidem, p. 26. 146 Ibidem, p. 24. Italique de l’auteur. 147 Sontag, op. cit., p. 19.
49
especially in the recording of fine detail; and second, there is the unbroken sequence of
infinitely subtle gradations from black to white. These two characteristics constitute the
trademark of the photograph; they pertain to the mechanics of the process and cannot be
duplicated by any work of the human hand148.
Toutefois, cette dissemblance renforce seulement la classification opposée de ces deux moyens
de représentation.
Cependant, au XXe siècle, le discours de la mimésis photographique se transforme en
discours de la déconstruction du réalisme de l’image. On dénonce l’impression de réel évoquée
par une photographie comme illusoire voire trompeuse, si bien qu’à partir de ce moment, la
photo est perçue en tant que « transformation du réel149 » plutôt qu’en tant que son reflet fiable
et conforme. L’objectivité de la représentation photographique est également mise en question, et
c’est le côté esthétique qui attire de plus en plus souvent l’attention des théoriciens :
[p]rogressivement, parfois subrepticement, mais aujourd’hui plus que jamais, la
photographie est tirée vers une esthétisation et une dramatisation, qui l’éloignent de son
ambition initiale consistant qu’à n’être qu’une trace de la réalité, et l’approchent de cette
autre ambition, pendant longtemps désignée comme « photographie artistique » (sic !),
consistant à faire de la photographie une matière plastique malléable, et de ce fait
incapable de simplement et objectivement refléter le monde et ses événements150.
La transparence et l’impartialité de l’image photographique sont donc niées. En revanche, on
insiste sur son « codage technique, culturel, sociologique et esthétique151 ». Michel Frizot note
que ,« [m]odifier la technique de production photographique n’a jamais été une simple péripétie,
car ce processus influe sur l’imaginaire, le contenu et le sens de l’image152 ». En conséquence, la
perception du médium photographique subit une métamorphose totale. Désormais, la
148 Weston, op. cit., p. 172. 149 Dubois, op. cit., p. 31. 150 Brogowski, Leszek, « Zola fuit hic le documentaire : dispositif photographique, dispositif littéraire », dans
Littérature et photographie, Jean-Pierre Montier, Liliane Louvel, Danièle Méaux, Philippe Ortel dir., Rennes,
Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 145. 151 Dubois, op. cit., p. 32. 152 Frizot, op. cit., p. 91.
50
photographie n’est plus capable de saisir ni de refléter la réalité dans toute sa somptuosité et sa
précision, avec toutes ses nuances, ses couleurs et ses subtilités. « La déconstruction du réalisme
photographique153 » qui repose sur une observation de la technique photographique et des effets
de perception met en évidence de nombreux aspects altérant la représentation du réel. Les images
photographiques « réduites, agrandies, recadrées, retouchées, manipulées, truquées154 » ne
peuvent être en aucun cas considérées comme des « morceaux du monde155 » ou comme « miroir
du réel156 » car dans chacune de ces éventualités, l’intervention humaine déformante est trop
évidente. Désormais, la fidélité de la ressemblance, ainsi que la valeur documentaire assignées à
la photographie sont remises en question. Dès lors, il s’agit de démontrer qu’une photo n’est pas
« un miroir neutre mais un outil d’analyse, d’interprétation, voire de transformation du réel157 ».
La photographie, perçue auparavant comme transparente, innocente et réaliste, n’est plus capable
de transmettre « une incontestable vérité empirique158 » :
[e]n effet, puisque la photographie se voit désormais dénier toute possibilité d’être
simplement un miroir transparent du monde, puisqu’elle ne peut plus, par essence,
révéler la vérité empirique, nous verrons se développer diverses attitudes allant toutes
dans le sens d’un déplacement de cette puissance de vérité, de son ancrage dans la réalité
vers un ancrage dans le message lui-même par le travail (le codage) qu’elle implique,
surtout sur le plan artistique, la photo va se faire révélatrice de vérité intérieure (non
empirique). C’est dans l’artifice même que la photo va se faire vraie et atteindre sa
propre réalité interne. La fiction rejoint, voire dépasse, la réalité159.
Comment est-il donc possible que la photographie, qui dépeint de façon automatisée le monde
dans les moindres détails, exprime en même temps « une réalité interne160 », une vision tout à
153 Dubois, op. cit., p. 33. 154 Sontag, op. cit., p. 17. 155 Ibidem, p. 17. 156 Dubois, op. cit., p. 20. 157 Sontag, op. cit., p. 20. 158 Dubois, op. cit., p. 37. 159 Ibidem, p. 38. Italique de l’auteur. 160 Dubois, op. cit., p. 38. Italique de l’auteur.
51
fait subjective du monde161? Cette réalisation est venue avec la constatation que l’image
photographique est de fait un produit du photographe qui ne cesse d’imposer sa propre
subjectivité162. Comme l’explique Dubois :
[…] la photographie offre au monde l’image determinée à la fois par l’angle de vue
choisi, par sa distance à l’objet et par le cadrage; ensuite, elle elle réduit d’une part la
tridimensionnalité de l’objet à une image bidimensionnelle et d’autre part tout le champ
des variations chromatiques à un contraste noir et blanc ; enfin, elle isole un point précis
de l’espace-temps et elle est purement visuelle (parfois sonore dans le cas du cinéma
parlant) à l’exclusion de toute autre sensation, olfactive ou tactile163.
En plus, Frizot note : « [l]’image photographique se produit avant tout en coupant dans le réel,
en tranchant l’espace discursif (là où interviennent des événements, des rencontres, des dialogues
d’objets). Le photographe isole les choses de leur contexte, fixe des limites artificielles imposées
[…]164 ». De ce fait le réalisme photographique paraît être morcelé, sélectif, arbitraire ; et, en
conséquence, les photographes finissent par capter la réalité, mais en la représentant de manière
spécifique, propre à leurs goûts et à leurs attentes. Au départ, la présomption de ce potentiel
créatif se répand seulement parmi ceux qui pratiquent la photographie :
[t]he artist-photographers […] were confident that photography need not be limited to
reproduction pure and simple. Photography, they reasoned, is a medium which offers the
creative artist as many opportunities as does painting or literature, provided he does not
161 Voir Weston, op. cit., p. 173 : « [b]y varying the position of his camera, his camera angle, or the focal length of
his lens, the photographer can achieve an infinite number of varied compositions with a single, stationary subject.
By changing the light on the subject, or by using a color filter, any or all of the values in the subject can be altered.
By varying the length of exposure, the kind of emulsion, the method of developing, the photographer can vary the
registering of relative values in the negative. And the relative values as registered in the negative can be further
modified by allowing more of less light to affect certain parts of the image in printing. Thus, within the limits of his
medium, without resorting to any method of control that is not photographic (i.e., of an optical or chemical nature),
the photographer can depart from literal recording to whatever extent he choses ». 162 Voir Sontag, op. cit., p. 19 : « [q]uand ils décident de l’allure d’une image, quand ils préfèrent un cliché à un
autre, les photographes ne cessent d’imposer des normes à leur sujet. Bien qu’il soit vrai qu’en un sens l’appareil fait
plus qu’interpréter la réalité, qu’il la capture effectivement, les photographies sont autant une interprétation du
monde que les tableaux et les dessins ». 163 Dubois, op. cit., p. 33. 164 Frizot, op. cit., p. 373.
52
let himself be inhibited by the camera’s peculiar affinities but uses every « dodge, trick,
and conjuration » to elicit beauty from the photographic raw material165.
Mais progressivement, la puissance et les capacités de la photographie gagnent une
reconnaissance publique et, en conséquence, on insiste sur son aspect imaginatif, ce qui la
rapproche inévitablement de la création artistique :
[…] et il ne serait pas abusif de dire qu’ici le medium photographique ne se limite pas à la
simple reproduction documentaire d’une action préalablement effectuée, mais fait partie
intégrante du projet, de sa conceptualisation, de sa mise en œuvre et de son mode
d’exposition166.
Par conséquent, les photographies deviennent ainsi une interprétation du monde représenté, tout
comme les œuvres d’art réalisées par des artistes.
À la lumière de ces observations, nous pouvons avancer que c’est cette capacité illusoire
de reproduire les objets tels quels, donc, non influencée par l’inventivité du photographe, qui a
empêché pendant longtemps de reconnaître la photographie comme un acte créatif. En bref, les
images photographiques ne peuvent pas être perçues indépendamment de toute influence
humaine, comme les résultats de simples procédés techniques et de certaines réactions
chimiques, car elles présentent un certain point de vue et elles montrent la réalité sous un certain
angle. En somme, les photographies possèdent une certaine valeur esthétique et réclament leur
droit de véhiculer un message. En plus, selon Walter Benjamin, il y a encore un détail au vu
duquel une image photographique se rapproche d’une œuvre d’art. Une œuvre d’art est
indissociable de son aura et même si on est capable de la reproduire dans les moindres détails, la
copie sera dépourvue de « l’unicité de son existence167 », de son authenticité. Cependant, ce
165 Kracauer, Siegfried, « Photography », dans Classic Essays on Photography, Alan Trachtenberg ed., Leete’s
Island Books, New Haven, 1980, p. 250. 166 Baqué, Dominique, La Photographie plasticienne : un art paradoxal, Paris, Éditions du regard, 1998, p. 20. 167 Benjamin, Walter, « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », Œuvres III, Paris, Gallimard Folio-
essais, p. 71.
53
problème ne concerne pas la photographie en tant que telle, car, comme l’explique Walter, les
photos sont toutes identiques et authentiques, et retiennent la même valeur : « [d]e la plaque
photographique, par exemple, on peut tirer un grand nombre d’épreuves ; il serait absurde de
demander laquelle est authentiques168 ». En conséquence, chaque photographie garde son aura et
la qualité d’une création artistique.
La photographie, tout comme chaque forme d’expression artistique, sert à la
communication, c’est pourquoi il faudrait également examiner la façon dont elle est perçue par
ses destinataires. Dans Un art moyen, Pierre Bourdieu suggère que, même si « la photographie
peut être tenue pour un art, elle n’est jamais qu’un art mineur169 ». Selon l’étude sociologique
dont les résultats sont cités par Bourdieu tout au long de son essai, le public général n’apprécie
pas la photographie de la même façon que d’autres créations artistiques. D’après Taminiaux,
l’explication de cette situation se trouve dans sa caractérisation plurielle et diversifiée, car la
photographie « appartient simultanément aux domaines de la technique, de l’art et du commerce,
sans être pour autant attachée strictement à l’un d’entre eux170 ». En effet, Michel Frizot tient à
souligner aussi que
[l]’histoire de la photographie (à la différence d’autres médiums artistiques) est
constituée de nombreuses phases ou étapes essentiellement définies par la technique et les
moyens de production des images ; la pratique photographique est constamment soumise
à de nouveaux développements, et les conventions esthétiques générales qui en découlent
n’ont qu’une durée limitée171.
Ainsi, le cercle vicieux se referme : la photographie n’est pas considérée comme une création
artistique à cause de ses capacités mimétiques, son omniprésence et son accessibilité publique
168 Benjamin, op. cit., p. 77. 169 Bourdieu, Pierre, Un art moyen, Paris, Éditions de Minuit, 1965, p. 96. 170 Taminiaux, Pierre, The Paradox of Photography, Amsterdam-New York, Rodopi, 2009, p. 5-6. C’est nous qui
traduisons. 171 Frizot, op. cit., p. 91.
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qui empêchent les théoriciens et les spectateurs de la reconnaître en tant qu’œuvre d’art. C’est
alors cette caractéristique paradoxale, cette impossibilité de définir nettement la nature de la
photographie qui entraîne de nombreux débats et des recherches infinies172. Enfin, nous arrivons
à la conclusion que, même au niveau de la réception, la photographie suscite les mêmes réactions
de la part du spectateur que d’autres types d’œuvres artistiques : « [l]’image reste ainsi ouverte et
le spectateur doit user de son imagination pour l’interpréter173 ». Effectivement, les
photographies qui représentent des objets ou des situations bien connues peuvent non seulement
provoquer des impressions esthétiques, mais également être lues de façon symbolique, en
fonction du contexte dans lequel elles se trouvent :
[…] in life, meaning is not instantaneous. Meaning is discovered in what connects, and
cannot exist without development. Without a story, without an unfolding, there is no
meaning. Facts, information, do not in themselves constitute a meaning. Facts can be fed
into a computer and become factors in a calculation. No meaning, however, comes out of
computers, for when we give meaning to an event, that meaning is a response, not only to
the known, but also to the unknown: meaning and mystery are inseparable, and neither
can exist without the passing of time. Certainty may be instantaneous; doubt requires
duration; meaning is born of the two. An instant photographed can only acquire meaning
insofar as the viewer can read into it a duration extending beyond itself. When we find a
photograph meaningful, we are lending it a past and a future174.
Le sens et la signification d’une photographie peuvent aller bien au-delà d’une simple
représentation d’un référent quelconque. C’est pourquoi on s’aperçoit que « […] le cliché
photographique dépasse largement son seul statut documentaire pour accéder au rang d’une
172 Voir Frizot, op. cit., p. 96 : « Le nouveau médium ne modifie plus la structure du visible, n’implique plus cette
transformation interprétative qui rapprochait la photographie de l’« art » pictural. Avec la parfaite lisibilité oculaire
du moindre détail, avec la transcription fidèle des gradations lumineuses, elle a gagné indépendance et spécificité,
par l’affirmation d’une différence qui ne joue plus sur l’apparence pour égaler les beaux-arts. Mais on reprochera
longtemps encore à la photographie son aspect scientifique, ses vertus objectives, son aptitude à enregistrer
automatiquement des flux lumineux autant que l’exactitude des formes vues comme par transparence au travers
d’une vitre ». 173 Cotton, Charlotte, La Photographie dans l’art contemporain, Paris, Thames and Hudson, 2005, p. 27. 174 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89.
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œuvre, signée et intégrée dans le circuit marchand175 », qui se veut, en même temps, une
constatation sur le monde actuel.
Nous pouvons conclure qu’avec toutes ses limites, l’image photographique « dissimule
toujours plus qu’elle ne montre176 » :
[n]’importe quelle photographie est chargée de sens multiples ; en effet, voir une chose
sous la forme d’une photo, c’est se trouver en face d’objet de fascination potentielle. Au
bout du compte, l’image photographique nous lance un défi « Voici une surface. À vous
maintenant d’appliquer votre réflexion, ou plutôt votre sensibilité, votre intuition, à
trouver ce qu’il y a au-delà, ce que doit être la réalité, si c’est à cela qu’elle
ressemble177 ».
En conséquence, l’image photographique, parce qu’elle présente toujours un certain point de
vue, ne peut jamais être considérée comme une représentation objective. Elle « est une forme
d’hyperbole, une copulation héroïque avec le monde matériel178 » et c’est à nous de l’interpréter
et d’y trouver du sens.
Enfin, malgré tous les obstacles, la photographie réussit à s’établir en tant que domaine
théorique à explorer :
[c]’est autour de tels personnages (Durieu, Delacroix, Wey, Lacan, Périer) que toute une
critique s’est développée, qui théorise la différenciation de la photographie et de l’art
pictural, tout en apportant des arguments pour un renouvellement des critères,
qu’immanquablement le déferlement photographique des années 1860, largement
imprévu, provoquera. Une définition de « la photographie comme art » apparaît, fondée
sur la nécessité d’un choix personnel du photographe (à rebours de l’automaticité
supposée), de l’unicité de l’image, obtenue d’une seule prise, et de l’éviction du détail
superflu, objectifs que la technique du calotype favorise179.
Par la suite, on commence à discerner différents types de photos qui se distinguent entre eux par
leur valeur esthétique ainsi que par le but qui a présidé à leur création : les photos de famille, les
175 Baqué, op. cit., p. 21. 176 Dubois, op. cit., p. 38. 177 Ibidem, p. 38. 178 Ibidem, p. 47. 179 Frizot, op. cit., p. 75.
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photos documentaires, les photos artistiques, etc. Paradoxalement, c’est peut-être grâce aux
particularités de sa création et à sa popularité, que la photographie conquiert le monde artistique
et trouve une place à part. Les éléments visuels apparaissent de plus en plus souvent dans la
sculpture ou dans la littérature, ce qui conduit à une transgression des frontières génériques en
ouvrant en même temps la voie à une expression plus éclectique et plus imaginative.
Pour que la photographie puisse être reconnue en tant que domaine d’art, il fallait du
temps pour ouvrir les esprits, et des recherches pour connaître à fond ce médium, donc pour
repérer toutes ses capacités et pour reconnaître toutes ses particularités. Et enfin la réalisation est
venue :
[p]hotography is not Art, but photographs can be made to be Art. […] The difference
between Photography and Artistic-Photography is that, in the former, man tries to get at
that objectivity of Form which generates the different conceptions that man has of Form,
while the second uses the objectivity of Form to express a preconceived idea in order to
convey an emotion. The first is the fixing of an actual state of Form, the other is the
representation of the objectivity of Form, subordinated to a system of representation. The
first is a process of indigitation, the second a means of expression. In the first, man tries
to represent something that is outside of himself; in the second he tries to represent
something that is in himself. The first is a free and impersonal research, the second is a
systematic and personal representation180.
Il est donc évident que ce moyen de représentation prend une place spécifique parmi d’autres
domaines artistiques à cause de sa courte tradition, de l’équipement indispensable à sa création et
de l’usage commun, quasi quotidien fait par les gens ordinaires. Néanmoins, grâce à ses
partisans, la photographie a gagné quand même une position indéniable en tant que domaine
artistique et a trouvé ses propres modalités d’usage ; c’est pourquoi elle est riche en potentiel
créatif et interprétateur.
180 De Zayas, Marius, “Photography and Photography and Artistic-Photography”, dans Classic Essays on
Photography, Alan Trachtenberg ed., New Haven, Leete’s Island Books, 1980, p. 130-131.
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Photographie – usage privé
Au fur et à mesure que l’accès à la technologie et aux appareils photos est devenu plus
facile pour le grand public, la photographie s’est transformée en un moyen d’égaliser devant
l’objectif les gens provenant de différentes couches sociales. Dans son ouvrage Family
Photograph: content, meaning and effect, Julia Hirsch l’appelle : « an equalizing force in
society, for all but the most derelict could go to the photographer’s studio and have their likeness
taken by the camera181 ». Évidemment, c’était un long processus et les premiers privilégiés qui
pouvaient se permettre le luxe de se faire photographier étaient les plus riches. Pareillement,
ceux qui possédaient un appareil photo et qui savaient comment s’en servir étaient au départ
aussi peu nombreux. Cependant, au cours des années, le statut élitiste de la photographie a
presque disparu. À l’époque contemporaine, « la photographie est devenue un divertissement
aussi répandu que le sexe et la danse182 », et nous pourrions dire qu’elle tient de plus en plus du
reflexe. En effet, le besoin de capturer la vie à chaud paraît à l’heure actuelle encore plus urgent,
et le désir d’enregistrer, de documenter et de partager avec les autres presque chaque moment
vécu caractérise l’existence contemporaine. En bref, la photographie s’est ancrée profondément
dans la vie de tous les jours. Susan Sontang constate qu’« en France, la grande majorité des
ménages possède un appareil photo, mais la probabilité qu’ils en possèdent au moins un est deux
fois plus grande dans les foyers avec enfant que dans les foyers sans enfant183 ». Les images des
écoliers, les photos de mariage, les portraits des ancêtres, qui ne les connaît pas ? La
photographie s’est enracinée dans la vie familiale et quotidienne à tel point qu’elle a pris la
181 Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit. p. 43. 182 Sontag, op. cit., p. 21. 183 Ibidem, p. 21.
58
forme d’« un rite social184 », d’« un rite de la vie familiale185 » et, par la suite, elle est devenue
presqu’une obligation sociale, car « [n]e pas prendre des photos de ses enfants, surtout quand ils
sont petits, est un signe d’indifférence de la part des parents186 ». De même, les photos prises
pendant les célébrations familiales, tels que les baptêmes, les cérémonies de graduation, etc., font
partie intégrante de l’histoire que nous construisons avec nos proches et nos parents, et ne
sauraient manquer dans l’album familial. Pérenniser les succès et les moments de joie est une
« fonction familiale187 » de la photographie, pratiquée le plus souvent et quasiment par tout le
monde et qui a pour but, selon Bourdieu, d’affermir les liens au sein d’une famille. En plus, les
photographies de famille servent à figer les instants de joie partagée et les rares moments
d’intimité pour vaincre le temps et tout ce qui est éphémère, ce qui est condamné à l’oubli. C’est
pourquoi les photographies privées se caractérisent par une valeur bien spécifique :
[y]et fortunately people are never only the passive objects of history. And apart from
popular heroism, there is also popular ingenuity. In this case such ingenuity uses
whatever little there is at hand, to preserve experience, to re-create an area of
“timelessness”, to insist upon the permanent. And so, hundreds of millions of
photographs, fragile images, often carried next to the heart or placed by the side of the
bed, are used to refer to that which historical time has no right to destroy. The private
photograph is treated and valued today as if it were the materialization of that glimpse
through the window which looked across history towards that which was outside188.
C’est la raison pour laquelle, selon John Berger, les photographies « are not simply enjoyed but
loved189 », car elles documentent et ravivent le passé. André Bazin semble aussi partager cette
idée :
[h]ence the charm of family albums. Those grey or sepia shadows, phantomlike and
almost undecipherable, are no longer traditional family portraits but rather the disturbing
184 Ibidem, p. 21. 185 Ibidem, p. 21. 186 Sontag, op. cit., p. 21. 187 Bourdieu, op. cit., p. 39. 188 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 108. 189 Ibidem, p. 109.
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presence of lives halted at a set moment in their duration, freed from their destiny; not,
however, by the prestige of art but by the power of an impassive mechanical process: for
photography does not create eternity, as art does, it embalms time, rescuing it simply
from its proper corruption190.
Au cours des années, les goûts et les circonstances dans lesquelles on prenait des photos
ont changé, mais la perpétuation de certaines mises en place et des poses étudiées a donné
naissance à une esthétique de la photographie familiale. Quand nous feuilletons un album de
famille, ce sont des bébés endimanchés, des enfants souriants ou renfrognés et des adultes
arborant un air solennel qui se promènent devant nos yeux. Les photos que nous n’aimons pas,
dans la plupart des cas, ne font pas partie de l’album. Elles sont honteusement cachées dans des
enveloppes que nous n’ouvrons jamais, ou que nous jetons finalement pour nous débarrasser de
nos images défectueuses. Julia Hirsch constate qu’en suivant les canons esthétiques
généralement acceptés, et en sélectionnant pour notre album uniquement les photos
conventionnelles, nous modelons notre histoire familiale qui commence à ressembler à tant
d’autres histoires construites à travers le temps et le monde :
[t]he authority of these conventions, like the hold of traditional family roles which still
makes us want strong fathers and nurturing mothers, loving children and sheltering
homes, is difficult for any of us to resist. Professional as well as amateur photographers
still place families in poses that express and cater to these longings. Family photography
is an aesthetic, social, and moral product of which the family is at once seller and
consumer. It survives and even grows in importance because suggests age-old patterns
both of life and of aspiration. We all follow these whenever we choose which of our
family photographs to keep, and which to discard, decisions we make not in the name of
“historical accuracy” but for the sake of a standard of meaning that the images either
uphold or betray. We do not normally keep photographs that show us disarmed by our
children, angry with our spouses, and shamed by our parents191.
Il est intéressant de remarquer que le conditionnement social et les normes qui sous-tendent
l’esthétique des photos de famille sont tellement imprimés dans notre conscience que nous les
190 Bazin, André, “The Ontology of the Photographic Image”, dans Classic Essays on Photography, Alan
Trachtenberg ed., New Haven, Leete’s Island Books, 1980, p. 242. 191 Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit., p. 12.
60
copions dans la photographie familiale jusqu’à nos jours. Il n’est pas si facile de nous débarrasser
de schémas et de traditions qui perdurent depuis des années, c’est pourquoi, même dans le foyer
familial, nous soignons l’image de soi et nous choisissons consciencieusement et soigneusement
ce que nous décidons d’immortaliser sur une photographie. Marianne Hirsch constate : « I would
like to suggest that photographs locate themselves precisely in the space of contradiction
between the myth of ideal family and the lived reality of family life192 ». En d’autres mots, la
photographie familiale, d’une part, documente la vie d’un groupe social et, d’autre part, construit
une certaine vision souhaitable qui s’inscrit dans les schémas communément acceptés.
Cependant, Hirsch arrive aussi à la constatation que cette ambition n’est qu’illusoire : « […]
photographs can more easily show us what we wish our family to be, and therefore what, most
frequently, it is not193 », ce qui présage les limites de représentation du medium photographique.
Cependant, à cause de ce besoin de représentation appropriée, la dépendance d’un œil et
d’un appareil professionnels a persisté jusqu’à nos jours, surtout quand il s’agit de documenter
de grandes cérémonies familiales comme celle du mariage. D’habitude, après les épousailles, les
nouveaux mariés se rendent dans un atelier photographique pour prendre des photos – les
témoins de leur bonheur et du début de leur propre histoire familiale. Quelle que soit l’occasion –
mariage, communion ou photo de passeport – il y a toujours quelque chose de solennel dans
l’acte d’aller chez le photographe ; il faut d’abord s’y préparer et ensuite trouver le style et les
allures de représentation convenables à la situation donnée. Cette tradition est née au XIXe
siècle, où les ateliers photographiques ont gagné une grande popularité :
[d]ans le courant des années 1850, un nouveau lieu mondain a été créé de toutes pièces :
l’atelier photographique, qui mêle les attraits de la promenade et du spectacle. On vient
192 Hirsch, Marianne, Family frames: photography, narrative, and postmemory, Cambridge Mass., Harvard
Uniersity Press, 1997, p. 8. 193 Ibidem, p. 8.
61
s’y faire portraiturer, au milieu de reliques exotiques, dans un décor de convention. Mais
le prix, la qualité, les standards de la prise de vue individuelle évoluent vite, proposant à
une clientèle de plus en plus populaire le charme narcissique de sa propre image, tandis
que les rois et les princes diffusent largement les effigies qui incarnent leur autorité et
leur stabilité sociale194.
Aujourd’hui encore, il n’est pas rare de se faire photographier dans des ateliers photographiques
équipés de décors et de fonds mis en place, tels que de faux escaliers ou des répliques de
fontaines en plâtre et ainsi de suite. Et à l’époque, le choix du décor était aussi riche
qu’éclectique et il dépendait uniquement du goût du photographe et des préférences de la
personne qui souhaitait se faire portraiturer :
[d]ans le salon de pose, véritable magasin d’accessoires de théâtre, aucune logique ne
préside à l’ordonnancement des balustrades et colonnes qui, posées sur des tapis
orientaux ou sur les lames du parquet, cohabitent avec des chaises de divers styles ou des
guéridons. De lourds rideaux s’ouvrent sur des fonds peints représentant des montagnes
enneigées, un sous-bois ou la vue d’un port. Rares sont les portraits à avoir été conçus en
décor naturel195.
En conséquence, les photos prises dans des entourages artificiels, dans des poses étudiées et des
vêtements soigneusement choisis anoblissent d’une certaine façon le sujet photographié en lui
permettant de retrouver « l’image de soi idéale196 ». Nous observons donc une certaine
contradiction dans cette pratique photographique qui a pour but, d’un côté, de capturer un
individu tel qu’il est et, de l’autre, de le représenter en même temps de façon digne et favorable.
Pierre Bourdieu constate : « [p]rendre la pose, c’est se respecter et demander le
respect197 ». Il faut alors prendre au sérieux la visite chez le photographe et faire de l’effort pour
atteindre le résultat désirable, donc plaisant aussi bien pour le sujet photographié que pour ceux
qui le regarderont. Mais Bourdieu remarque également que tous les préparatifs entrepris pour
194 Frizot, op. cit., p. 103. 195 Frizot, op. cit., p. 119. 196 Garat, op., cit., p. 71. 197 Bourdieu, op. cit., p. 117.
62
rendre la photographie « comme il faut » résultent en une image inventée et composée d’après un
certain code social, « une image réglée198 » et imposée. Roland Barthes expose également l’acte
photographique en tant que jeu qui a lieu devant l’appareil et qui engage directement ou non tant
la personne photographiée que le photographe. Un jeu qui met en cause l’authenticité de l’image
photographique :
[l]a Photo-portrait est un champ clos de forces. Quatre imaginaires s’y croisent, s’y
affrontent, s’y déforment. Devant l’objectif, je suis à la fois : celui que je me crois, celui
que je voudrais qu’on me croie, celui que le photographe me croit, et celui dont il se sert
pour exhiber son art. Autrement dit, action bizarre : je ne cesse de m’imiter, et c’est pour
cela que chaque fois que je me fais (que je me laisse) photographier, je suis
immanquablement frôlé par une sensation d’inauthenticité, parfois d’imposture (comme
peuvent en donner certains cauchemars)199.
Cette photographie est toujours véridique et fiable jusqu’à un certain point, car les visages sont
bien dépeints et reconnaissables, mais elle est, en même temps, manipulée et dépersonnalisée,
car elle adopte et répète les canons esthétiques bien répandus, imités par tout le monde sans
insister sur ce qu’il y a d’individuel. Les canons esthétiques en vigueur, omniprésents dans les
photos de famille et tellement reconnaissables pour tous, « exprime[nt] la vérité du souvenir
social200 » qui affirme l’unicité et la continuité généalogiques. En effet, de ce point de vue, la
photographie familiale acquiert une importance dans le cadre plus large que celle du départ :
« [c]ette vérité que la photographie apporte à l’écriture biographique va néanmoins au-delà de la
réalité familiale : elle est porteuse d’une vérité plus universelle, agit comme un témoin de
l’époque ou d’un fait, joue un rôle pleinement documentaire201 ». Cette dimension sociale de la
photographie explique pourquoi les photos de famille se ressemblent tellement, non pas
nécessairement dans leur contenu, mais dans leur mise en forme. En effet, elles semblent
198 Ibidem, p. 120. 199 Barthes, op. cit., p. 29-30. 200 Ibidem, p. 53. 201 Jopeck, op. cit., p. 92.
63
reconstituer des histoires dont les acteurs sont, certes, différents, mais dont les cadres, largement
compris, sont pareils. Anne-Marie Garat est du même avis :
[d]ans chaque maison, il y a au moins un livre, un roman. Il ne se prête ni se vend, n’a de
prix, ne réserve d’émotion que pour ceux dont il raconte l’histoire. La même que celle de
tout le monde. Différente, unique. Une histoire de gens ordinaires, de temps qui passe de
souvenir et d’oubli, de mort, d’amour202.
C’est pourquoi il n’est pas tellement difficile de faire une lecture rudimentaire des photos d’une
famille inconnue. En se servant de notre conscience sociale, de notre propre expérience et d’un
œil froid, nous sommes capables de définir les relations entre les gens représentés sur les photos
et de deviner les moments les plus importants de leur vie.
Cependant, grâce à une technologie très accessible, l’approche de ce type de photographie
change. De plus en plus souvent, c’est le fait de saisir les moments fugitifs qui compte le plus, ce
qui empêche dans la plupart des cas de suivre les conventions esthétiques communément
acceptées. Cette manière de documenter les événements vécus ainsi que le choix des scènes
dignes d’être photographiées s’approche d’une représentation de la vie un peu plus véridique, un
peu moins programmée qu’auparavant, et beaucoup plus diversifiée du point de vue du contenu.
Dans le chapitre consacré à l’étude de l’œuvre d’Annie Ernaux, nous aurons l’occasion
d’examiner de plus près les photographies dont la classification n’est pas facile. Les photos qui
apparaissent dans L’usage de la photo ne représentent que des objets, s’inscrivent dans
l’esthétique de l’instantanéité, et leur « usage » est en effet non-conventionnel. En revanche, la
plupart des images insérées dans les récits de Duperey et Ernaux, ce sont les photos de famille et
une partie importante de notre analyse s’articulera autour de ce type de photographies.
202 Garat, op. cit., p. 7.
64
Photos de famille – documents ou objets magiques ?
Comme nous l’avons déjà mentionné, le développement de la technologie a
considérablement influencé l’usage populaire du médium photographique. La photographie
instantanée a restauré en quelque sorte la valeur véridique des photos de famille, car, de plus en
plus souvent, les prises sont faites inopinément, en saisissant les gens dans des situations plus
aisées, sans poser, sans préparatifs préalables. Les scènes captées par un œil photographique
paraissent plus naturelles, plus vraies, mais les images hâtives n’atteignent pas la qualité des
clichés pris par les professionnels. Le cadrage, l’éclairage, la netteté de la représentation ne sont
plus les mêmes, car les photographes amateurs se concentrent presque exclusivement sur la scène
à laquelle participent les personnes photographiées, donc sur l’aspect social de l’image, et non
pas sur les paramètres techniques qui permettent de mettre en valeur la qualité matérielle et
artistique de la photo. Certes, les situations saisies par les amateurs sont toujours filtrées par leur
goût et par leur point de vue, mais il arrive rarement qu’elles soient consciemment modelées
pour atteindre un effet esthétiquement favorable. Pourtant, cela n’entrave pas la lecture des
photos de famille, puisque, de toute façon, la valeur artistique n’est pas essentielle pour une telle
photographie.
En effet, les théoriciens qui se spécialisent dans le domaine de l’art photographique se
mettent d’accord sur cette aridité esthétique de la photographie familiale. Même si certains
photographes s’inspirent de l’esthétique des photos de famille, surtout dans la représentation de
l’intimité, en général, ce type de création n’attire pas beaucoup d’attention. Charlotte Cotton
l’explique :
[l]es photos de famille n’ont généralement que peu d’intérêt, tant du point de vue
technique que de l’approche esthétique. Rétrospectivement, nous pouvons certes regretter
les mauvais cadrages, les doigts devant l’objectif et autres « yeux rouges » mais, en fin de
65
compte, ce ne sont pas ces critères qui nous amènent à penser qu’une photographie est
réussie ou ratée203.
C’est pourquoi nous ne nous attardons presque jamais sur leur exécution ; les photos de famille
ne suscitent chez leurs spectateurs ni de l’enthousiasme, ni de commentaires portant sur leur
esthétique. Toutefois, il arrive de plus en plus souvent que même les photos de famille dépassent
leur cadre ou leur contexte usuels et accédent ainsi à la création esthétique :
[i]ncreasingly, family pictures have themselves become objects of scrutiny.
Contemporary writers, artists, and filmmakers, as well as contemporary cultural critics,
have used family photographs in their work, going beyond their conventional and opaque
surfaces to expose the complicated stories of familial relation – the passions and rivalries,
the tensions, the anxieties, and problems that have, for the most part, remained on the
edges or outside the family album204.
Dans ces cas-ci, les photographies familiales participent activement au discours créatif et
changent leur statut d’objet quotidien en objet à valeur artistique.
Mais, en général, l’approche dépréciative vis-à-vis des photos de famille s’explique par la
conviction initiale et bien répandue que la photographie n’était qu’une imitation parfaite de
l’objet représenté ; la question de la valeur artistique ne s’imposait donc pas205. Par ailleurs,
quand la photographie est devenue un médium accessible au plus grand public, elle était utilisée,
avant tout, à des fins documentaires et utilitaires, soit par les explorateurs et par les journalistes,
soit par les familles qui tenaient à capturer le développement de leur histoire et à le partager avec
ceux qui ne pouvaient pas y participer à cause des contraintes spatiales ou temporelles206. Anne-
Marie Garat, d’ailleurs une grande enthousiaste des photos de famille, partage l’idée que ce type
de photographie n’est pas en général trop apprécié :
203 Cotton, op. cit., p. 137. 204 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 7. 205 Il importe de rappeler que les photographies incluses dans Le voile noir ont été prises par le père d’Anny Duperey
qui était un photographe de profession. Elles sont de qualité supérieure par rapport aux photos de famille typiques.
C’est donc une exception à la règle générale. 206 Voir Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit., p. 44 : « Photography permitted an
unprecedented range of people to look at relatives whom either time or space had taken from them ».
66
[l]a photographie de famille ne vaut rien, à tous les sens du terme. […] La photographie
de famille reste dans le no man’s land du commerce des images, elle est traitée par le
mépris. […] Elle ne vaut rien parce que celui qui l’a faite est un amateur, au pire sens du
terme. Le photographe de famille est un incurable photographe du dimanche […]207.
Parfois, la prise des photos de famille est traitée avec indifférence, comme un rituel obligatoire
dont nous ne devrions pas nous excuser, et souvent, les clichés développés tombent rapidement
dans l’oubli. Une telle approche envers les photographies conteste leur valeur en tant qu’objets
dignes d’être chéris. Cette idée est également confirmée par la façon dont nous les gardons :
« [r]angées dans ses pages [de l’album], ou bien en vrac dans les tiroirs, dans la vieille valise qui
ne voyage plus, les photographies de famille se conservent au noir. D’usage domestique, ce
musée portatif ne franchit guère les seuils. Ne se prête pas, ne se marchande pas208 ». Les photos
de famille, nous ne les regardons pas tous les jours ; il faut une raison pour les faire sortir, et il
faut du temps pour les regarder ou pour les montrer. Elles n’occupent pas de places importantes
dans la maison ni dans les musées, à moins qu’il ne s’agisse des photos des membres de famille
encadrées et placées sur la commode dans le salon, ou bien des photos familiales faisant partie
d’expositions, en tant que support documentaire. Pierre Bourdieu souligne que la plus grande
valeur des photos de famille, c’est leur « fonction sociale209 » qui délimite également leur mérite
artistique :
[e]n tout opposée à une esthétique pure, l’esthétique populaire qui s’exprime dans les
photographies et dans les jugements portés sur les photographies découle logiquement
des fonctions sociales qui sont conférées à la photographie et du fait qu’on lui confère
toujours une fonction sociale210.
C’est dire que les photographies familiales ont une valeur cognitive, car elles renseignent sur nos
origines, et les liens de parenté qui nous unissent avec d’autres membres de notre famille. Les
207 Garat, op. cit., p. 57. 208 Ibidem, p. 21. 209 Bourdieu, op. cit., p. 116. 210 Ibidem, p. 116.
67
albums qui réunissent les photographies bien organisées et datées sont des sources inestimables
de savoir sur les relations ainsi que sur la vie et les coutumes d’une certaine époque :
[l]a photographie doit seulement fournir une représentation fidèle et précise pour
permettre la reconnaissance. On procède à une inspection méthodique et à une
observation prolongée, selon la logique même qui domine la connaissance d’autrui dans
la vie quotidienne : par la confrontation des savoirs et des expériences, on situe chaque
personne par référence à sa lignée et la lecture des vieilles photographies de mariage
prend souvent la forme d’un cours de science généalogique lorsque la mère, spécialiste en
la matière, enseigne à l’enfant les relations qui l’unissent à chacune des personnes
représentées211.
Cependant, selon Barthes, c’est la valeur sentimentale des photographies, cette valeur unique et
relative, différente pour chaque personne, qui les rend précieuses : « [j]e crois qu’à l’inverse de
la peinture, le devenir idéal de la photographie, c’est la photographie privée, c’est-à-dire une
photographie qui prend en charge une relation d’amour avec quelqu’un. Qui n’a toute sa force
que s’il y a eu un lien d’amour et de la mort. C’est très romantique212 ». En effet, les photos
privées sont souvent offertes en cadeau pour remplacer, au moins de façon symbolique, ceux et
celles qui ne peuvent pas être à nos côtés, et leur valeur dépend de la relation entre le référent et
le spectateur. En outre, ce qui rapproche les gens encore plus, c’est la lecture commune des
albums de photos enrichies en anecdotes et contes sur ceux qui y sont représentés. Cela forme
une sorte d’attachement sentimental non seulement aux personnes et aux événements remémorés,
mais aussi aux photographies elles-mêmes, en tant qu’objets de valeur marqués
émotionnellement. Et enfin, c’est cette valeur affective impossible à estimer qui représente
l’essence des photos de famille. Les photographies familiales constituent la preuve que les
moments de bonheur étaient partagés avec ceux que nous aimons : « [c]e qui est important, c’est
la présence d’êtres chers lors des moments ou d’événements dont la signification a suscité chez
211 Garat, op. cit., p. 43. 212 Barthes, Roland, « Sur la photographie », entretien avec Angelo Schwarz et Guy Mandery, Le Photographe, 1980
dans Le Grain de la voix : Entretiens 1962-1980, Paris, Le Seuil, 1981, p. 333.
68
nous l’envie d’appuyer sur le déclencheur213 ». Effectivement, c’est pourquoi nous prenons des
photos : pour immortaliser les visages de nos proches et pour saisir les moments qui nous
paraissent importants. Nous prenons les photos pour capturer le passé, car nous savons déjà
qu’un jour nous voudrons revenir pour revoir ceux qui ne sont plus avec nous. Grâce aux images
photographiques, nous construisons un répertoire de souvenirs que nous voudrions
consciemment sauvegarder. « Sous l’emprise de la peur, nous tirons. Sous celle de la nostalgie,
nous prenons des photos214 », explique Susan Sontag. Nous avons alors le pressentiment que les
photos prises maintenant sans souci, dans les moments de joie, acquerront dans l’avenir une toute
autre valeur.
En effet, les photos offrent de multiples possibilités d’interprétation et se caractérisent par
plusieurs contradictions ainsi que par la tension des notions qu’elles incarnent : présent/passé,
souvenir/oubli, réalité/imaginaire, présence/absence, vie/mort. L’image photographique renvoie
toujours à une césure entre la vie et la mort, entre ce qui existe et ce qui n’est plus :
[a] photograph arrests a flow of time in which the event photographed once existed. All
photographs are of the past, yet in them an instant of the past is arrested so that, unlike a
lived past, it can never lead to the present. Every photograph presents us with two
messages: a message concerning the event photographed and another concerning a shock
of discontinuity215.
La photographie témoigne donc de l’existence présente ou passée de la personne représentée et,
en même temps, elle renvoie à un vide laissé par cette personne après sa disparition. C’est ainsi
que Danièle Méaux explique l’oscillation entre la présence et l’absence dans la photographie :
« [l]e substitut proposé par le cliché ne fait que souligner l’éloignement de la scène réelle, dans le
temps comme dans l’espace ; il rappelle son absence. C’est pourquoi la photographie d’un être
213 Cotton, op. cit., p. 137. 214 Sontag, op. cit., p. 29. 215 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 86.
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cher est susceptible d’attiser le sentiment de nostalgie216 ». En conséquence, les images
photographiques de nos bien-aimés sont souvent traitées comme des « reliques217 », des objets
sacrés qui suscitent des émotions fortes et qui permettent de retrouver l’ombre des gens aimés.
Cette opinion que la photographie d’une personne décédée est marquée de façon tout à fait
particulière est également partagée par Berger et Mohr :
[b]etween the moment recorded and the present moment of looking at the photograph,
there is an abyss. We are so used to photography that we no longer consciously register
the second of these twin messages – except in special circumstances: when for example,
the person photographed was familiar to us and is now far away or dead. In such
circumstances the photograph is more traumatic than most memories or mementos
because it seems to confirm, prophetically, the later discontinuity created by the absence
or death. Imagine for a moment that you were once in love with the man with the horse
and that he has now disappeared218.
Souvent, les photographies sont les seules traces, en quelque sorte tangibles, qui se perpétuent
même après la mort de nos proches, et qui sont dans une certaine mesure aptes à dépeindre non
seulement leur physionomie, mais de saisir parfois aussi leur personnalité, leur esprit. C’est
pourquoi une image photographique a lacapacité d’éveiller chez le spectateur des sensations très
fortes. Les photographies des êtres proches qui ne sont plus parmi les vivants possèdent un
charme, même plus – le pouvoir magique219 de les évoquer, de faire ressentir leur présence.
Walter Benjamin souligne l’importance et la valeur sentimentales des portraits : « [c]e n’est en
rien hasard si le portrait a joué un rôle central aux premiers temps de la photographie. Dans le
culte du souvenir dédié aux êtres chers, éloignés ou disparus, la valeur cultuelle de l’image
216 Méaux, La Photographie et le Temps : le déroulement temporel dans l'image photographique, op. cit., p. 27. 217 Ibidem, p. 27. 218 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 87. 219 Voir Barthes, op. cit., p. 138 : « Les réalistes, dont je suis, et dont j’étais déjà lorsque j’affirmais que la
Photographie était une image sans code – même si, c’est évident, des codes viennent en infléchir la lecture - ne
prennent pas du tout la photo pour une “copie” du réel - mais pour une émanation du réel passé : une magie, non un
art ».
70
trouve son dernier refuge220 ». Ces portraits, c’est tout ce qui nous reste après la disparition de
ceux que nous avons aimés, et, faute de mieux, ils les remplacent, devenant ainsi des objets de
culte. André Bazin note que « [n]o one believes any longer in the ontological identity of model
and image, but all are agreed that the image helps us to remember the subject and to preserve
him from a second spiritual death221 ». En bref, les images photographiques sont un signe de
mort et d’immortalisation à la fois.
La problématique de cette valeur du portrait photographique a été analysée et développée
également par Roland Barthes dans La Chambre claire. L’auteur explique que les photos sont
des preuves que « ça a été222 », c’est-à-dire des preuves qu’une personne ou un objet ont
réellement existé et qu’à un certain moment du passé, ils ont été photographiés. Il insiste
également sur la « représentation par contiguïté du signe avec son référent223 ». Cette conception
sous-entend que l’image est dotée « d’une valeur toute singulière, ou particulière, puisque
déterminée uniquement par son référent, et rien que par celui-ci224 ». Toutefois, retrouver la
vraie essence d’une représentation photographique d’un être cher à notre cœur, donc « c’est
ça225 », ou « une image juste226 » dont il parle n’est pas du tout facile. Barthes scrute les
photographies de sa mère pour trouver « une image qui fût à la fois justice et justesse : juste une
image, mais une image juste227 ». À la poursuite d’« une image juste228 », il constate que la
220 Benjamin, op. cit., p. 81. 221 Bazin, op. cit., p. 238. 222 Barthes, op. cit., p. 126. 223 Dubois, op. cit., p. 40-41. 224 Ibidem, p. 41. 225 Barthes, op. cit., p. 176. 226 Ibidem, p. 109. 227 Ibidem, p. 109. 228 Ibidem, p. 109.
71
plupart des photographies ne sont vraies que partiellement. Il est possible d’y retrouver peut-être
une ressemblance, une identité avec la personne photographiée, mais pas « sa vérité229 » :
[e]t voici que commençait à naître la question essentielle : est-ce que je la reconnaissais?
Au gré de ces photos, parfois je reconnaissais une région de son visage, tel rapport du nez
et du front, le mouvement de ses bras, de ses mains. Je ne la reconnaissais jamais que par
morceaux, c’est-à-dire que je la manquais toute. Ce n’était pas elle, et pourtant ce n’était
personne d’autre. Je l’aurais reconnue parmi des milliers d’autres femmes, et pourtant je
ne la “retrouvais” pas. Je la reconnaissais différentiellement, non essentiellement. La
photographie m’obligeait ainsi à un travail douloureux ; tendu vers l’essence de son
identité, je me débattais au milieu d’images partiellement vraies, et donc totalement
fausses230.
Mais finalement, il arrive à dénicher une « photographie totale231 » de sa mère, celle qui le
touche le plus et lui permet de la retrouver, reconnaître telle qu’elle était vivante. Cette photo
révèle la « vérité232 » de sa mère, son « âme233 » et la qualité de sa personnalité et, par
conséquent, elle réunit le « ça a été234 » et le « c’est ça235 » barthiens, mais, en même temps, elle
dépasse la limite d’une pure représentation réelle, car comme il l’explique : « la seule photo qui
m’ait donné l’éblouissement de sa vérité, c’est précisément une photo perdue, lointaine, qui ne
lui ressemble pas, celle d’une enfant que je n’ai pas connue236 ». Cette découverte amène
Barthes à la conclusion que l’image photographique devrait être considérée plutôt
« comme émanation du réel passé : comme une magie, non un art237 ». C’est pourquoi aussi, il
décrit la photographie comme « un medium bizarre, une nouvelle forme d’hallucination : fausse
au niveau de la perception, vraie au niveau du temps : une hallucination tempérée, en quelque
229 Barthes, op. cit., p. 110. 230 Ibidem, p. 103. 231 Ibidem, p. 110. 232 Ibidem, p. 110. 233 Taminiaux, op. cit., p. 138. 234 Barthes, op. cit., p. 126. 235 Ibidem, p. 176. 236 Ibidem, p. 160. 237 Ibidem, p. 138.
72
sorte modeste, partagée […] : image folle, frottée de réel238 ». Effectivement, les objets qui sont
en mesure d’évoquer les morts et d’éveiller des sensations si fortes sont extrêmement rares. Dans
son analyse de l’œuvre barthienne, Taminiaux explique qu’une photo qui offre cette vraie image
du référent peut être perçue même comme une « résurrection239 » qui suggère « an ongoing
ghostly presence within image, which constitutes the new apparition of a subject who had
previously disappeared240 ». De telles photographies se veulent en effet des objets magiques qui
accomplissent l’impossible : elles rappellent en quelque sorte à la vie.
La photographie familiale est une catégorie spécifique qui se situe au croisement de l’acte
créatif et d’une démarche documentaire, et qui en même temps se caractérise par une forte valeur
émotionnelle pour ses destinataires d’origine. Les photos de famille ne sont jamais vraiment
considérées en tant qu’œuvres d’art ; elles ne servent pas non plus comme une décoration qui
pourrait assouvir le besoin du Beau. Par conséquent, il y a une grande différence sur le plan de la
réception entre les œuvres artistiques et les photographies familiales. Les premières puisent leur
force avant tout dans une sensibilité esthétique et dans l’imaginaire du spectateur, tandis que les
dernières sont nécessairement liées à l’expérience vécue, aux émotions ainsi qu’à la relation avec
le référent qu’elles représentent. Un portrait photographique d’une personne bien-aimée évoque
en général des émotions qui ne sont liées en aucune mesure à celles éprouvées pendant la
contemplation d’une œuvre d’art. Un tel portrait devient alors « [the] living proof of an intimate
relationship binding the viewer and the subject photography241 ». C’est pourquoi,
indépendamment de sa qualité esthétique, la photographie familiale a toujours une valeur
sentimentale pour ceux qui appartiennent à l’histoire qui y est représentée, pour ceux qui restent
238 Barthes, op. cit., p. 177. 239 Taminiaux, op. cit., p. 131. 240 Ibidem, p. 131. 241 Ibidem, p. 137.
73
en relation de sang ou d’amitié avec les personnes captées sur ces clichés, ou bien pour ceux qui
reconnaissent au moins les visages, les situations et les endroits reproduits. Un album de photos,
cette chronique illustrée de la vie familiale, devient un héritage que nous transmettons d’une
génération à l’autre et une collection de souvenirs que nous chérissons comme un trésor. Il
retrace nos origines, reconstruit une partie de nous-mêmes. Par conséquent, la réflexion sur la
valeur et le rôle des photos de famille dans le contexte d’une quête identitaire est un élement
important de notre étude et de notre interprétation des récits autobiographiques de Duperey et
d’Ernaux.
De l’écriture photographique à l’imaginaire
Les textes d’Annie Ernaux et d’Anny Duperey sont riches en images, mais il ne s’agit pas
toujours uniquement de vraies photographies, car les deux autobiographes décrivent souvent les
photos présentes ou absentes du texte.
Parmi les figures de rhétorique qui rendent possible en littérature une description
somptueuse et véridique en même temps, il faut mentionner l’hypotypose et l’ekphrasis, qui se
réfèrent, chacune à sa propre manière, à la représentation visuelle.
L’hypotypose est une description très riche et détaillée d’une scène ou d’un objet qui,
d’après le Dictionnaire des termes littéraires,
fige (donc) en une représentation visuelle d'une grande intensité le mouvement linéaire de
la lecture. Les descriptions balzaciennes ou la pictorialisation des objets par les
surréalistes sont des exemples d'hypotyposes, par le jeu des synergies entre le dire d'un
narrateur et la représentation visuelle produite d'un seul tenant chez le lecteur (ou le
spectateur)242.
242 Dictionnaire des termes littéraires, Gorp, Hendrik van (ed.,) Paris, H. Champion, 2001, p. 243.
74
La scène ou l’objet en question ne sont donc représentés dans le récit que de façon textuelle, et
l’évocation de l’effet pictural repose uniquement sur l’imagination du lecteur et sur sa capacité
de visualisation. Dans son ouvrage intitulé L’œil du texte, Liliane Louvel remarque que « le rôle
de l’hypotypose […] ne se résumera pas simplement à une valeur d’ornementation243 », et que sa
fonction est plus « pragmatique244 » : servir comme moyen d’expression qui permet au narrateur
de dépeindre les images conçues, et au lecteur de les lire et voir de façon claire et précise. Selon
Louvel, l’hypotypose « suggère l’analogie picturale245 » « tout en restant une image
narrative246 ».
En ce qui concerne l’ekphrasis, Louvel explique que la définition de ce terme a beaucoup
évolué au cours des années. Mais en général, l’ekphrasis est « une “description étendue d’un
objet en terme vifs et animés”247 »; en d’autres mots, il s’agit d’une représentation verbale aussi
exacte et proche de l’objet original que possible, qui puisse rendre sa nature de façon aussi
crédible que plastique. L’ekphrasis est donc perçue « comme un énoncé qui fait voir en détail,
qui fait vivre (énargès), qui met sous les yeux l’objet du discours248 ». La description
ekphrastique a alors pour but d’évoquer, de recréer dans l’esprit du lecteur l’image la plus réelle,
la plus accomplie et la plus proche de l’objet en question. Ce procédé devrait « transformer
auditeur/lecteur en spectateur, [et] provoquer chez lui des sentiments comparables à ceux de
témoins oculaires des faits relatés249 ». Une telle description devrait rendre les qualités du sujet
243 Louvel, Liliane, L’œil du texte: Texte et image dans la littérature de langue anglaise, Toulouse, Presses
universitaires du Mirail, 1998, p. 82. 244 Ibidem, p. 82. 245 Ibidem, p. 82. 246 Louvel, Liliane, Texte/image : images à lire, textes à voir, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2002, p. 37. 247 Louvel, L’œil du texte : Texte et image dans la littérature de langue anglaise, op. cit., p. 71-72. 248 Adam, Jean-Michel, Description, Paris, Presses universitaires de France, 1993, p. 27-28. 249 Adam, op. cit., p. 27.
75
décrit avec une grande précision et richesse afin de le remplacer, de créer chez le lecteur une
illusion de sa présence et un sentiment de familiarité.
Avec le temps, cette définition a été précisée ou plutôt limitée, et le terme « ekphrasis » a
commencé à fonctionner comme « description d’une œuvre d’art250 », qui jusqu’au XIXe siècle,
se rapportait seulement à la sculpture ou à la peinture. Ainsi s’est-il posé un nouveau défi ; il fut
alors question d’illustrer par des mots les qualités esthétiques d’une œuvre pour que sa
représentation puisse éveiller les impressions et les sensations pareilles à celles évoquées par
l’objet lui-même. À partir du XIXe siècle, c’est-à-dire dès l’invention de la photographie, nous
pouvons également parler d’ekphrasis photographique. Comme le statut de la photographie en
tant que domaine d’art était dès ses origines remis en question, et comme certains types
d’images, tels que les photos de famille, ne sont pas perçues en tant que créations artistiques, il
est plus approprié dans ce cas précis d’adopter la définition donnée par James A. Heffernan :
« ekphrasis is the verbal representation of visual representation251 ». Cette approche permet
d’éliminer la question problématique concernant la position de la photographie parmi les
domaines artistiques.
L’ekphrasis photographique est devenue progressivement une figure rhétorique
relativement répandue dans la littérature, mais son utilité était initialement contestée. Une
description ekphrastique, dont le but était de munir « de la parole une œuvre muette252 » pour
renforcer sa lisibilité, semblait être excessive et superflue par rapport à la photographie
250 Montémont, Véronique, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », dans Littérature et photographie, Jean-Pierre Montier,
Liliane Louvel, Danièle Méaux, Philippe Ortel dir., Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2008, p. 457. 251 Heffernan, James, A. Museum of Words: The Poetic Ekphrasis from Homer to Ashbery, Chicago, University of
Chicago Press, 1993, p. 3. Italique de l’auteur. 252 Louvel, L’œil du texte : Texte et image dans la littérature de langue anglaise, op. cit., p. 72.
76
considérée à l’époque comme une réalisation d’une « mimésis parfaite253 ». On craignait alors
que les qualités représentationnelles de ce type de création ne rendent superflue toute explication
supplémentaire ou toute autre description, et n’entraînent ainsi « une absence du
texte254 ». Cependant, une légende ou un commentaire sont des composantes qui éclaircissent le
contexte, complètent le sens ou expliquent la signification d’une représentation visuelle ; sans
eux, l’élément pictural reste en partie incompréhensible. Dans son ouvrage Photographie et
langage, Daniel Grojnowski remarque que, dans les œuvres où se rencontrent l’écrit et le visuel,
indépendamment de la relation organisatrice entre les deux, l’image exigera toujours un contexte,
un commentaire verbal : « [l]a spécificité de la photographie (pas plus que celle de la peinture ou
de la musique) ne lui permet d’échapper à l’empire du verbe255 ». En d’autres termes, l’image et
l’ekphrasis ne s’excluent pas, mais, au contraire, elles se s’unissent dans le même but de
représenter une certaine réalité et de véhiculer un message. Le rapport entre le pictural et le
scriptural n’est pas toujours si simple, comme le note Susan Harrow : « image and text co-
obstruct and in the process illuminate each other256 ». En effet, il existe une interaction constante
entre l’écrit et le visuel. Cette complémentarité, ces éclaircissements et ces échanges mutuels
sont nécessaires pour que le sens caché derrière ces deux moyens de représentation devienne plus
transparent. D’autre part, ces interférences peuvent également obscurcir le message, introduire de
l’ambiguïté ou bien créer une nouvelle signification.
L’ekphrasis et l’objet visuel auquel elle se réfère ne coexistent pas normalement dans la
même œuvre. Cependant, selon Véronique Montémont, il y a deux types d’ekphrasis :
253 Ortel, op. cit., p. 13 254 Caraion, Marta, Pour fixer la trace, Génève, Droz, 2003, p. 120. 255 Grojnowski, op., cit., p. 9. 256 Harrow, Susan, « New Ekphrastic Poetics », French Studies: A Quarterly Review, vol. 64, no 3, 2010, p. 262.
77
« substitutive257 », lorsqu’elle a pour but de représenter une illustration absente du texte, comme
par exemple dans Les années d’Annie Ernaux, et « complétive258 », lorsqu’elle présente les
images incluses dans le texte, comme c’est le cas dans Le voile noire de Duperey et dans L’usage
de la photo d’Ernaux). Par conséquent, la réception et l’impact de ces deux types de textes (avec
et sans images) seront forcément différents. L’ekphrasis « substitutive259 », même la plus
minutieuse et raffinée, entraîne le lecteur vers l’imaginaire, car, à partir des descriptions
verbales, « viewers begin the patient work of ‘re-picturing’, in their minds260 » l’objet en
question. Ce verbe « re-picture » explique bien le processus de la re-création, de la re-
construction de l’image qui se produit pendant la lecture. Le lecteur n’est pas alors tout à fait
passif, mais il participe à ce processus par le biais de son imagination. Philippe Ortel
constate que « [d]ans le rapport du public à l’image, comme dans son rapport aux autres, les
relations par contact l’emportent dès lors sur le travail de l’intelligence ou de l’imagination261 ».
Par conséquent, l’ekphrasis est un procédé dont la complexité consiste en ce va-et-vient constant,
en cette interaction entre le pictural et le scriptural. La participation du lecteur est indispensable :
[…] ekphrasis is not one process but two (at least): the writer’s translation from the
perceptual (visualized) or remembered world into the verbal medium prompts the work of
the reader, who must ‘re-translate’ and turn the original act of perceiving (and its
transformation) into an imagined act of perceiving262.
L’ekphrasis « complétive263 », quant à elle fait appel au destinateur de l’œuvre différemment. En
premier lieu, l’attention du lecteur se concentre sur l’étude de la photo pour pouvoir ensuite
évaluer la précision avec laquelle les mots la représentent. Le lecteur devient alors un
257 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460. 258 Ibidem, p. 460. 259 Ibidem, p. 460. 260 Harrow, op. cit., p. 263. 261 Ortel, op. cit., p.274. 262 Harrow, op. cit., p. 263. 263 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460
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observateur qui essaie de retrouver dans le texte un reflet parfait d’une image décrite. C’est ainsi
que naît une certaine tension entre le texte et l’illustration qui forment une même œuvre, car, sauf
une complémentarité évidente qui les réunit, il existe également « une rivalité264 » entre ces deux
moyens de représentation. Comme l’explique Ortel : « [i]nformer, conserver les souvenirs, faire
rêver, relier les êtres, produire des satisfactions esthétiques sont autant de fonctions partagées par
le texte et par l’image. De là une rivalité bien réelle entre eux265 ». Ce sont sans doute les images
qui attirent l’attention initiale du lecteur et procurent des sensations esthétiques immédiates,
tandis que le texte peut fournir des informations illisibles ou absentes de la photo, mais il
construit le récit petit à petit, donc le plaisir de découvrir la signification de la scène représentée
est repoussé dans le temps et dans l’espace, car « [l]ire c’est joindre ce qui est disjoint et
disjoindre ce qui est joint. L’espace-temps de la lecture est donc le premier terrain où effets
textuels et effets visuels s’entrecroisent266 ». En conséquence, combinées et incorporées dans la
même œuvre, la photographie et sa description sont toutes deux « perçues comme un moment
d’arrêt267 » qui ralentit la progression du récit. Le narrateur prend le temps pour introduire un
élément qui enrichit le contexte de la diégèse, tandis que le lecteur profite de l’occasion pour
contempler et pour recréer dans son imagination la scène représentée, pour réfléchir à sa
signification et la réviser : « [l]a lecture de l’image introduit de la discontinuité dans la
continuité268 ». C’est aussi le temps pour consulter ses propres expériences et connaissances et
s’interroger sur la relation entre l’écrit et le visuel au sein du récit.
264 Ortel, op. cit., p. 10. 265 Ibidem, p. 10. 266 Ibidem, p. 10. 267 Caraion, op. cit., p.122. 268 Ortel, op. cit., p. 10.
79
Marta Caraion souligne qu’aussi bien la photographie que la description sont toujours
liées au regard, qui peut être réaliste et peut « exprimer l’objectivité et la transparence269 ».
Véronique Montémont remarque que la contrainte de véridicité n’existe pas dans le cas de
l’ekphrasis, dans la mesure où : « l’image mise en scène peut aussi bien relever d’un réel
référencé, connu, que de l’ordre fictionnel, si la description met en jeu un objet iconique
imaginaire270 ». Donc, il est possible que « la description dite photographique271 » se caractérise
par « sa vérité incontestable et son soin du détail272 ». En revanche, Murray Krieger n’est pas
tout à fait d’accord avec ce point de vue. Il note que « […] pictures, no less than verbal
structures, are human inventions and, as such, are products of an artificial making process. There
thus would be no representational transparency, so that all the arts would come to be seen as
emerging from a mediated activity273 ». Ainsi, seule l’ekphrasis « complétive274 » donne-t-elle
au lecteur la possibilité d’évaluer sa transparence et son exactitude, mais seulement jusqu’à un
certain point, car les renseignements ou divagations inclus dans la description qui vont au-delà
du pictural ne sont pas vérifiables. En plus, le point de vue et le langage sont des marqueurs de
subjectivité, des intermédiaires qui ont le pouvoir de modifier la réception des œuvres décrites.
Les impressions évoquées par les sensations visuelles ne sont pas les mêmes pour tout le monde ;
chacun peut être attiré par des détails différents et peut retrouver son « punctum275 » ailleurs. En
outre, l’écriture a un pouvoir transformatif, ce qui peut être compris différemment. Tout d’abord,
le fait de décrire un objet oblige déjà à une étude méticuleuse de celui-ci et à faire un choix des
269 Caraion, op. cit., p. 139. 270 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460 271 Caraion, op. cit., p. 139. 272 Ibidem, p. 139. 273 Krieger, Murray, Ekphrasis: The Illusion of The Natural Sign, John Hopkins University Press, Baltimore and
London, 1992, p. 8. 274 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460 275 Barthes, op. cit., p. 5.
80
éléments à décrire, donc aussi un choix d’un certain angle de perception. Ensuite, les termes
utilisés pour dépeindre ce qu’on voit peuvent mettre en valeur ou attirer l’attention aux détails
qui autrement pourraient être omis ou ignorés. Enfin, la description et le vocabulaire rendent
présent ce que les yeux et l’esprit choisissent, mais l’intensité de cette présence peut varier.
Il ne faut pas non plus oublier que le regard est aussi lié à un certain point de vue, et que
seule l’ekphrasis, contrairement à la photographie, peut représenter les deux angles de
perception, le point de vue de celui qui regarde et de celui qui participe à la création de l’image.
Liliane Louvel explique que l’ekphrasis permet « de se concentrer sur la description d’une
image, du point de vue du spectateur, ou de passer de l’autre côté du miroir, du point de vue du
créateur, ce qui change les données textuelles et fait bouger les enjeux276 ». Quant à la
photographie, cette double présentation du point de vue n’est pas possible, donc pour connaître
les détails concernant la création d’une image photographique, nous aurons toujours besoin d’un
commentaire verbal, et nous serons ainsi obligés de faire confiance au narrateur.
La description ekphrastique peut avoir des fonctions diverses et peut être utilisée à des
fins différentes. Comme le remarque Elizabeth Geary Keohane : « […] ekphrasis, is a verbal
description of a visual work of art, is traditionally a hommage to, a developpement of, or a
discourse on a given work of art […]277 ». Louvel note que l’ekphrasis peut également avoir une
« valeur de rêve ou de rêverie, voire de moteur du récit, de commentaire de l’‘action’ ou de
présentation d’une idée sous le prétexte d’une action278 ». Et Jean-Michel Adam constate que de
nombreuses œuvres ont « l’ekphrasis pour principe générateur de leur rhétorique d’imagination
276 Louvel, L’œil du texte : Texte et image dans la littérature de langue anglaise, op. cit., p. 75. 277 Geary Keohane, Elizabeth, « Ekphrasis and the Creative Process in Henri Michaux’s En rêvant à partir de
peintures énigmatiques (1972) », French Studies : A Quarterly Review, no 64/3, 2010, p. 268. 278 Louvel, Liliane, « Et quasi tristes sous leur déguisements fantasques », Imaginaire, no 3, 1998, p. 127.
81
et d’amplification279 ». Cette habileté d’acquérir diverses fonctions qui régissent la composition
du récit a été qualifiée par Liliane Louvel de « valeur métapicturale280 » de l’écriture
ekphrastique. En vertu de ces observations, il faut remarquer que la description des éléments
visuels peut revêtir au sein du récit des rôles multiples, par exemple : informatif, formel et
esthétique. En conséquence, l’ekphrasis peut avoir une fonction représentative, organisatrice et
elle peut évoquer des sensations artistiques.
Certains usages de la description ekphrastique peuvent et cherchent même à dépasser les
limites d’une illustration et d’une représentation imitatrice, grâce à quoi elles deviennent une
source d’inspiration. Le commentaire du narrateur peut alors inclure des suppositions, des
réflexions ou des informations illisibles ou non vérifiables pour l’observateur. Ainsi le narrateur
peut-il guider le lecteur à travers sa propre interprétation de l’image en influençant en même
temps sa réception. Par conséquent, le texte qu’il construit à partir d’une représentation visuelle
peut aller au-delà de ce qui est réellement représenté. Dans ce cas précis, le pictural servira
d’inspiration, et deviendra un moyen qui permet de construire un nouveau sens et d’enrichir la
signification de toute l’œuvre. Cette jonction de l’écrit et du visuel, qui s’expliquent
mutuellement, qui se complètent, et qui construisent un dialogue, constituera une nouvelle forme
artistique.
Il n’est pas alors surprenant que l’ekphrasis soit une figure rhétorique relativement
répandue dans l’écriture autobiographique. Ce type de récit incorpore de plus en plus souvent des
photographies familiales pour représenter de façon plus détaillée l’histoire du développement de
soi et pour la crédibiliser. Dans plusieurs cas, les images sont suivies de descriptions qui ont pour
but d’expliquer leur sens et leur rôle au sein du texte. L’inclusion des photographies ainsi que
279 Adam, op. cit., p. 31. 280 Louvel, « Et quasi tristes sous leur déguisements fantasques », op. cit., p.128.
82
l’ekphrasis qui s’y réfère causent un certain éclatement formel. Le texte devient fragmentaire au
niveau de la forme, mais aussi au niveau du discours, ce qui influence la cohérence du livre,
complique son interprétation et suscite de nouvelles significations. Dans Les années, les photos
de famille présentes sous forme d’ekphrasis jouent un rôle important et construisent la structure
et la signification du récit. Nous étudierons de plus près le fonctionnement de ces images au sein
du texte dans le troisième chapitre consacré à l’œuvre d’Annie Ernaux.
« Écrire la vie281 »
À l’époque contemporaine, les tabous cessent d’exister. De plus en plus volontiers, les
gens partagent les détails les plus intimes de leur vie. Les émissions de téléréalité et les
confessions publiques attirent des milliers d’auditeurs et de spectateurs. Quant à la création
littéraire, ce sont les textes autobiographiques et biographiques qui suscitent le plus d’intérêt
parmi les lecteurs contemporains. Les récits autobiographiques attirent l’attention du public non
seulement grâce à la « subjectivité déclarée282 » de la représentation, mais aussi grâce à une
grande diversité d’approches qui caractérise ce type d’écriture. Cet état tellement distinctif pour
l’écriture d’ordre autobiographique a été bien diagnostiqué par Julie LeBlanc :
[l]’on ne manque pas d’appellations pour désigner les nombreux sous-genres
autobiographiques qui foisonnent dans la littérature depuis de nombreuses décennies :
littérature personnelle ou intime, témoignages autobiographiques, récits de soi, littérature
du moi, histoires de vie, documents vécus. Nombreuses sont les catégories qui, dans
l’histoire de la littérature, désignent ce que l’on nomme communément l’écriture
autobiographique : journal, autobiographie, carnet, mémoires, souvenirs, confessions,
récit épistolaire283.
281 C’est aussi le titre du volume qui réunissant la plupart des écrits d’Annie Ernaux publié en 2011. J’ai choisi ce
titre pour cette section avant la publication de ses œuvres complètes. 282 Ouellette-Michalska, op. cit., p. 13. 283 LeBlanc, Julie, « Introduction – écritures autobiographiques », L’autobiographique, Toronto, Éditions Trintexte,
2006-2007, vol.1, p. 7.
83
En effet, la création littéraire, qui s’inspire de la vie personnelle ou, plutôt, qui vise à la
dépeindre, fait preuve d’une inventivité époustouflante, ce qu’attestent les œuvres des auteures
privilégiées dans cette thèse.
Toutefois, l’émergence du genre autobiographique n’est pas un événement contemporain.
Comme le constate Philippe Lejeune, il prend ses origines au XVIIIe siècle en Angleterre, en
conquérant ultérieurement toute l’Europe. L’apparition de l’autobiographie est aussi étroitement
liée, selon Lejeune, « à la découverte de la valeur de la personne, mais aussi à une certaine
conception de la personne : la personne s’explique par son histoire et en particulier par sa genèse
dans l’enfance et l’adolescence284 ». C’est alors la première fois que l’expérience personnelle
prend une place si importante dans la création littéraire et depuis, la popularité des récits de soi
n’a cessé de croître.
Dans ses ouvrages théoriques fondateurs, L’autobiographie en France et Le pacte
autobiographique, Lejeune présente des critères génériques de ce type d’écriture.
L’autobiographie est un « [r]écit rétrospectif en prose que quelqu’un fait de sa propre existence
quand il met l’accent principal sur sa vie individuelle, en particulier sur l’histoire de sa
personnalité285 » ; ou selon Jean Starobinski : « [l]a biographie d’une personne faite par elle-
même […]286 ». Donc, en principe, l’autobiographie est un récit écrit à la première personne
(dans la plupart des cas) où l’auteur s’identifie à la fois au narrateur et au protagoniste. Le lecteur
doit être au courant de cette corrélation pour que « le pacte autobiographique287 » puisse être
établi.
284 Lejeune, Philippe. L’autobiographie en France, Paris, A. Colin, 1971, p. 19. 285 Lejeune, Philippe. Le pacte autobiographique, Paris, Éditions du Seuil, 1996, p. 14. 286 Starobinski, Jean, « Le style de l’autobiographie », Poétique, no 3, 1970, p. 257. 287 Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 24.
84
Cependant, d’autres traits distinctifs de l’écriture autobiographique ne sont pas si clairs ni
si stricts. Philippe Lejeune remarque : « [r]aconter toute sa vie est impossible288 ». Expliquer
toutes ses réactions, motivations et choix n’est pas possible non plus. L’autobiographe doit donc
bien considérer les éléments qui reconstruiront « la ligne directrice de sa vie289 ».
L’autobiographe est libre d’une part de présenter sa propre perception de sa propre vie, mais,
d’autre part, il doit quand même garder une certaine distance et une attitude de sincérité car : «
[…] he is trying to narrate and join: the life that others saw him live and the life known only to
himself. They are related, those two lives, and it is the art of the writer that relates them290 ». En
outre, le texte autobiographique n’a pas tout simplement pour but de dépeindre les événements
les plus importants de la vie de l’auteur, mais il se propose avant tout de représenter le processus
d’évolution personnelle, psychique, affective et intellectuelle. « Narrative requires a reiteration
of events that have occurred, but it also requires the assignment of meaning to the events291 »,
note Felicity Nussbaum. C’est pourquoi, l’écriture de soi est indissolublement liée à une étude
approfondie de soi et de sa relation avec le monde. Ainsi, selon Georges Gusdorf, il n’est pas
possible de surestimer le rôle de la mémoire tant dans le développement de l’identité personnelle
que dans la rédaction du récit de vie. Il est possible de remarquer ici une analogie entre l’écriture
autobiographique et le processus de remémoration tel qu’il est perçu par Henri Bergson :
[l]a vérité est que la mémoire ne consiste pas du tout dans une régression du présent au
passé, mais au contraire dans un progrès du passé au présent. C’est dans le passé que
nous nous plaçons d’emblée. Nous partons d’un « état virtuel », que nous conduisons peu
à peu, à travers une série de plans de conscience différents, jusqu’au terme où se
matérialise dans une perception actuelle, c’est-à-dire jusqu’au point où il devient un état
288 Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 21. 289 Ibidem, p. 21. 290 Fowlie, Wallace, « On Writing Autobiography », dans Studies in Autobiography, James Olney ed., New
York/Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 169. 291 Nussbaum, A. Felicity, “Toward conceptualizing Diary”, dans Studies in Autobiography, James Olney ed., New
York/Oxford, Oxford University Press, 1988, p. 136.
85
présent et agissant, c’est-à-dire enfin jusqu’à ce plan extrême de notre conscience où se
dessine notre corps292.
En effet, l’autobiographe qui commence son récit revient à l’arrière, à son origine pour pouvoir
retracer et transcrire les vicissitudes de sa vie et son essor personnel. Pour que cet exercice soit
précis, il faut qu’il s’adonne à une série d’auto-questionnements sérieux qui pourront, en
conséquence, dévoiler son parcours existentiel de façon détaillée sans omettre la corrélation
logique ou causale entre les éléments examinés. Dans la plupart des cas, une telle scrutation
rétrospective mène à une perception renouvelée de soi.
En outre, la faculté de la mémoire se veut tellement importante pour l’écriture d’ordre
autobiographique qu’elle donne son nom à un sous-genre : « mémoires293 », où l’histoire
personnelle cède la place au contexte plus général dans lequel ce sont plutôt les événements
politiques, sociaux ou militaires qui sont mis en évidence294. Dans ce cas, comme le remarque
Sylvie Jopeck : « [a]u travers de l’écriture biographique, l’écrivain réussit à aborder, par la
photographie, des thématiques générales plus larges que la seule histoire familiale : raconter sa
vie et celle de ses proches est aussi un biais pour que transparaissent des questions d’esthétique,
d’éthique, historiques295 ».
Somme toute, la tâche de l’autobiographe se présente comme un grand défi, car l’auteur
doit souvent faire face aux contraintes telles que l’abondance ou le manque de matériau narratif,
ou bien la difficulté de dépeindre la progression de la vie avec toute sa plénitude et sa diversité.
292 Bergson, op. cit., p. 245. 293 Gusdorf, Georges, Lignes de vie, Éditions Odile Jacob, Paris, vol. 1, 1991, p. 11. 294 Voir Gusdorf op. cit., p. 10-11 : « On appelle ‘mémoires’ d’un personnage le récit fait par lui-même des
événements de sa vie, curieux pluriel, au sujet duquel les lexicographes ne semblent pas s’être interrogés. Or les
mémoires appartiennent au genre autobiographique, avec une insistance sur les événements objectifs plutôt que sur
le vécu subjectif ; mais la ligne de démarcation entre Mémoires proprement dits et Autobiographie n’est pas claire;
les mémoires sont des autobiographies, même si la réciproque ne semble pas être vraie. Dans le premier cas, l’accent
serait mis sur le curriculum vitae d’une individualité bénéficiant d’un important relief social, politique ou militaire ;
dans le second prédomine l’Aspect subjectif, le devenir des sentiments ». 295 Jopeck, op. cit., p. 92.
86
En effet, avec des outils assez limités, comme la mémoire, la langue et parfois les photographies,
et contraignants, car ils manquent quelquefois de précision et de compétence, l’autobiographe
doit créer une représentation de soi et de son parcours existentiel, logique et juste296. En
conséquence, la sincérité et le dévouement à la représentation véridique de l’auteur acquièrent
une valeur fondamentale dans l’écriture autobiographique, car le sujet écrivant devrait dire «
toute la vérité et le lecteur doit avoir l’impression que, ce qu’il lit, est vraisemblable, et qu’il
s’agit d’un vrai témoignage sur une vie297 ».
Il est également important de noter que la création autobiographique repose sur un
principe de dynamisme et de développement. Le travail sur soi constitue une partie intrinsèque
de ce processus créatif, car par le biais de l’écriture, l’auteur entreprend le projet difficile :
« [l]’espace du dedans se trouve ainsi manifesté dans l’espace du dehors, le but étant de procurer
au sujet et à ses lecteurs éventuels une meilleure connaissance de son identité298 ». Fowlie
remarque : « [s]elf-portraiture for me now is a synonym of self-knowledge299 ». De fait, y a-t-il
un meilleur moyen pour se livrer à une auto-analyse si pointue et approfondie ? Falicity
Nussbaum remarque que « [i]n the main, critical readers of autobiography still assume that the
most typical autobiography is one that presents a coherent core of a self with beginning, middle,
and end, and that embodies a later self that derives from a former self; […]300 ». En effet, le
lecteur d’un texte autobiographique s’attend à une représentation logique et ordonnée de la vie
du scripteur, qui dévoilerait non seulement les vicissitudes du parcours existentiel, mais aussi, ou
peut-être avant tout, la personnalité et le caractère du narrateur. L’autobiographe vise alors à
296 Voir Lejeune, L’autobiographie en France, op. cit., p. 31 : « […] son auteur a l’intention de dire « la vérité »
(opposée à la fiction); nous savons bien que cette « vérité », il la dit avec tous les moyens de la fiction. Mais il faut
que le lecteur puisse avoir l’impression de vraisemblance, de témoignage, qui est le propre du récit en prose […]. » 297 Ibidem, p. 30. 298 Gusdorf, op. cit., p. 22. 299 Fowlie, op. cit., p. 166. 300 Nussbaum, op. cit., p. 130.
87
présenter une transformation et une évolution cohérentes de son identité personnelle. Lejeune
semble partager cette idée : « c’est essayer de saisir sa personne dans sa totalité, dans un
mouvement récapitulatif de synthèse du moi301 ». Cependant, il paraît juste de souligner dans
cette citation le mot « essayer », car cette tâche se veut beaucoup plus complexe qu’elle ne le
semble. Pendant la rédaction, l’autobiographe se soumet consciemment à une sorte de
vivisection, à une exhibition et à une analyse ouverte de sa vie devant son lecteur : « [la posture
introspective] est aussi au fondement de l’autobiographie traditionnelle, dans la mesure où celle-
ci tente généralement d’expliquer après coup ce qui a échappé à la conscience ou à la
connaissance du narrateur au moment où les choses ont été vécues302 ». Toutefois, déjà à ce
niveau, il y a une certaine tension et division entre le soi actif et unifié, donc celui qui examine et
qui rend compte des résultats de ses observations en écrivant, et le soi passif et fragmenté, alors
objet de la scrutation, celui qui subit cette opération de déconstruction, de décomposition en
éléments simples. Pour dépeindre donc une image de soi la plus complète possible, le soi
autobiographique se construit et s’auto-analyse au cours de l’écriture, mais cette interrogation
identitaire constante ainsi que le processus d’écriture le transforment indéniablement : « [w]riting
is indeed a process of self-alteration. Living belongs to the past. Writing is the present303 ». En
effet, selon Gusdorf, « […] l’autobiographie […] se veut réformatrice304 » et la rédaction du récit
autobiographique est pour le sujet écrivant un moyen de « changer [la] vie et de la changer pour
le mieux305 ». En conséquence, même si, dans le pacte autobiographique, le sujet écrivant
s’oblige à une sincérité et à la représentation véridique de sa vie, le soi constitué dans le texte
301 Lejeune, L’autobiographie en France, op. cit., p. 19. 302 Ortel, op. cit., p. 10. 303 Fowlie, op. cit., p. 165. 304 Gusdorf, op. cit., p. 15. 305 Ibidem, p. 15.
88
n’est pas un reflet exact de la personnalité de l’autobiographe : « [t]his reformulated self is a
product of specific discourse and of social process. Individuals construct themselves as subjects
through language, but the individual – rather than being the source of his or her own meaning –
can only adopt positions within the language available at a given moment306 ». Le désir de se
représenter de façon cohérente, auquel s’ajoutent tous les changements psychiques et
émotionnels, ainsi qu’une délimitation des moyens expressifs, conduisent forcément à une
construction de soi à travers le texte, et l’autobiographie devient à la fois agent et témoin des
changements subis par le scripteur.
Cette nature instable et transformatrice de l’écriture d’ordre autobiographique incite les
auteurs à la recherche de leur propre voie d’auto-expression. En conséquence, l’autobiographie
devient un espace où les enjeux identitaires et représentationnels s’animent et s’entrelacent
inexorablement, ce qui crée des formes d’expression enrichies, éclectiques et souvent éclatées :
[w]hen the autobiographer thinks of himself or herself as a writer and would put down
“writer” (or “poet,” “novelist,” or “playwright”) when asked for a profession, the
tendency is to produce autobiography in various guises and disguises in every work and
then – this being the other side of the coin – to seek a unique form in a work properly
called “autobiography” (or any other name pointing to the same thing) that may reflect
and express the life and the vision of this individual writer alone307.
C’est la raison pour laquelle la création autobiographique est multidimensionnelle et complexe
tant du point de vue de sa conception et pratique que de celui de sa réception. C’est pourquoi,
même si les recherches théoriques ont permis de tracer les critères qui permettent de placer
certaines œuvres parmi les autobiographies, les théoriciens contemporains ne cessent d’élargir la
définition de ce genre :
[t]he interest of autobiography, then, is not that it reveals reliable self-knowledge – it
does not – but that it demonstrates in a striking way the impossibility of closure and of
306 Nussbaum, op. cit., p. 131. 307 Olney, op. cit., p. 236.
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totalization (that is the impossibility of coming into being) of all textual systems made up
of tropological substitutions308.
L’écriture de l’autobiographie devient alors un projet qui vise l’impossible, car il repose sur
l’accomplissement d’exigences souvent contradictoires et incompatibles. Par conséquent,
l’écrivain, dès le départ, est condamné à la lutte contre les ambigüités et les limitations des
moyens de représentation et contre le matériau quasi-incontrôlable, tel la vie ou les souvenirs.
Dès lors, vu la diversité des approches et des supports représentatifs dont les autobiographes se
servent pour dépeindre le parcours de leur vie, l’écriture autobiographique, en général, échappe à
une définition générique stricte. Parfois, une telle classification se fait par opposition à d’autres
sous-genres tels que le journal intime, les mémoires, les carnets, etc., ou même à d’autres genres
comme la fiction, mais de plus en plus souvent, les théoriciens partagent l’opinion que :
« [e]mpirically as well as theoretically, autobiography lends itself poorly to generic definition;
each specific instance seems to be an exception to the norm […]309 ». L’écriture de soi se veut un
genre où l’inventivité expressive fleurit et, par conséquent, la nature et l’impact de ce type de
création paraissent insaisissables et inclassables. Jean Starobinsky est du même avis : « [i]l faut
donc éviter de parler d’un style ou même d’une forme autobiographiques, car il n’y a pas, en ce
cas, de style ou de forme génériques310 ». Et Timothy Dow Adams arrive même à la conclusion
que: « whatever else it is, autobiography is not nonfiction311 ».
Ainsi, pour parler de l’écriture inspirée par, et ayant pour but de raconter une vie, on se
sert fréquemment de termes à sens plus large tels que « récit de vie », ou bien « récit de soi », qui
indiquent l’aspect personnel des faits relatés, mais qui incluent également toute une variété de
308 de Man, Paul, « Autobiography as De-Facement », dans The Rhetoric of Romaticism, Paul de Man ed., New
York, Columbia University Press, 1984, p. 71. 309 Ibidem, p. 68. 310 Starobisky, op. cit., p. 257. 311 Adams, Timothy, Dow, « Introduction: Life writing and light writing, Autobiography and Photography »,
Modern fiction studies, vol. 40, no 3, 1994, p. 460.
90
démarches, de solutions formelles et d’usages proposés par les auteurs. Cette inclusion au sein du
genre des formes littéraires souvent éclatées, enrichies en photographies, et/ou transgressant
(délibérément ou non) les normes génériques affectent de façon considérable la réception de ces
œuvres. Jusqu’ici l’interaction du lecteur avec le texte autobiographique était plutôt limitée à
l’investigation de la mise en œuvre du pacte autobiographique : « [f]rom specular figure of the
author, the reader becomes the judge, the policing power in charge of verifying the authenticity
of the signature and the consistency of the signer’s behaviour, the extent to which he respects or
fails to honor the contractual agreement he has signed312 ». Toutefois, même cette relation a été
affectée par l’inventivité au sein de la création autobiographique :
[i]t appears then, that the distinction between the fiction and autobiography is not
either/or polarity but that it is undecidable. But is it possible to remain, as Genette would
have it, within an undecidable situation? […] Autobiography, then, is not a genre or a
mode, but a figure of reading or of understanding that occurs, to some degree, in all
texts313.
Le processus de lecture prend donc une nouvelle dimension et la responsabilité pour le pacte
autobiographique se déplace vers le lecteur. En conséquence, le lecteur s’engage davantage dans
le texte et il gagne une plus grande liberté d’interprétation. Par conséquent, un récit
autobiographique peut avoir un impact plus fort, grâce au sentiment de complicité, d’intimité qui
relie celui qui lit avec celui qui écrit.
Provoquée souvent par un questionnement et/ou « une crise314 » identitaires, l’écriture de
soi présente en général une remémoration, et/ou une commémoration de l’être individuel.
Cependant, les objectifs personnels des autobiographes, leurs pratiques ainsi que les résultats de
leur travail ne cessent de surprendre les lecteurs. Cette base théorique est essentielle pour notre
312 de Man, op. cit., p. 71-72. 313 Ibidem, p. 70. 314 Voir Gusdorf, op. cit., p. 22-23 : « Le commencement des écritures du moi correspond toujours à une crise de la
personnalité ; l’identité personnelle est mise en question, elle fait question le sujet découvre qu’il vivait dans le
malentendu ».
91
étude des textes choisis et nous permet de situer l’écriture de Duperey et Ernaux à la marge du
genre autobiographique.
Photographie et écriture de soi – interactions
Afin de mieux comprendre les interactions entre l’écrit et le visuel qui ont lieu dans les
textes étudiés, nous nous proposons de présenter ici quelques réflexions théoriques sur ce type de
rapports.
La littérature qui touche aux sujets personnels, aux sentiments et à l’expérience intérieure
s’est popularisée avec l’avènement de l’industrialisation, ce qui coïncide également avec
l’apparition de la photographie. En conséquence, est née une fascination pour la création
intimiste, d’un côté, et pour une représentation authentique du réel, de l’autre. Par sa définition,
un texte autobiographique satisfait ces deux exigences : il se focalise sur une expérience
individuelle, mais représentée de façon transparente et véridique. En outre, de plus en plus
souvent, les récits de vie incorporent, sous formes variées, l’image photographique : « [l]a
propension de nombreux artistes contemporains à faire de leur vie la matière de leurs œuvres
s’accompagne d’une référence à l’autobiographie littéraire ou à ‘l’autofiction’315 ». Ce procédé
qui semble tellement naturel rend, en fait, l’écriture de soi versatile et unique. Même si, comme
le remarque Véronique Montémont, « texte et image sont deux matériaux hétérogènes, et qu’il
n’y a pas d’équivalence, et encore moins d’identité, entre l’un et l’autre316 ». Il faudrait donc
poser la question pourquoi cette juxtaposition du pictural et du scriptural, ce rapprochement ou
cette jonction entre les mots et les images paraissent tout à fait naturels, voire, dans certains cas,
315 Méaux et Vray, op. cit., p. 10. 316 Montémont, Véronique, « Le pacte autobiographique et la photographie », Le français d’aujourd’hui, vol 2, no
161, 2008, p. 44.
92
nécessaires dans les textes d’ordre autobiographique. D’où vient cette présomption que la
photographie et le texte constituent un lien spécial et puissant, malgré tout ce qui les différencie ?
Sans aucun doute, cette hypothèse est inspirée par le savoir général, le sentiment inné et
l’expérience personnelle – il nous faut du contexte pour pouvoir comprendre ce qui est
représenté sur une photographie :
[i]n the relation between a photograph and words, the photograph begs for an
interpretation, and the words usually supply it. The photograph, irrefutable as evidence,
but weak in meaning, is given a meaning by the words. And the words, which by
themselves remain at the level of generalization, are given specific authenticity by the
irrefutability of the photograph. Together the two then become very powerful; an open
question appears to have been fully answered317.
Certes, en général, nous pouvons constater que les mots éclaircissent le contenu saisi sur les
images, et les images montrent ce qui ne peut être représenté que partiellement par la langue. Il
faut quand même remarquer d’emblée que c’est une observation quelque peu simpliste, car « [l]a
photographie est […] beaucoup plus qu’une illustration : médiation de soi à soi, elle reconstruit,
véritablement, un monde318 », mais cette problématique reviendra encore plus tard.
Néanmoins, il est assez évident que les photos et les mots entretiennent une relation de
complémentarité : « [l]a complémentarité des images et des mots réside aussi dans le fait qu’ils
se nourrissent les uns les autres. Nul besoin d’une coprésence de l’image et du texte pour que ce
phénomène existe319 ». Mais quant à l’interdépendance entre l’écriture autobiographique et la
photographie familiale, cette complémentarité du pictural et du scriptural acquiert également un
autre sens, car ces deux moyens de représentation ont noué une relation spéciale. L’écriture de
soi, tout comme les photos de famille, est un témoignage de vie, c’est pourquoi la jonction au
sein de ces deux moyens d’expression semble seulement naturelle, logique, tout à fait justifiée,
317 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 92. 318 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 46. 319 Joly, op. cit., p.106.
93
voire quasiment obligatoire, si on veut dépeindre une existence dans toute son intégralité et
intégrité. Car y a-t-il une meilleure façon de présenter ses origines et son histoire tellement
marquée par la famille ? Véronique Montément semble partager cette opinion : « […] leur
différence [c’est-à-dire du texte et de l’image] s’accompagne d’une jonction de plus en plus
prononcée dans le champ de l’autobiographie : texte et photo partagent un matériau commun,
l’histoire individuelle, qu’ils finissent par exprimer, assez logiquement, dans un même lieu320 ».
En outre, la prise des photos de famille et la rédaction des récits de soi sont souvent nées du désir
de revisiter et de revivre le passé ; ce sont des outils de lutte contre l’oubli et contre
l’anéantissement.
Cependant, nous remarquons que la combinaison de la photographie avec d’autres formes
artistiques conduit à des créations hybrides et polystratifiées. C’est « […] la manière dont le texte
annexe ces images issues de différentes sources, pour les intégrer à un dispositif
d’identification321 » qui décide du caractère et de la signification de l’œuvre. L’apparition, au
sein du texte, d’éléments picturaux enrichit sans doute et en même temps, contrairement à ce que
l’on peut penser, complique le processus de la représentation, ainsi que la composition, la lecture
et la réception de l’œuvre. En effet, Timothy Dow Adams note que :
[t]he common sense view would be that photography operates as a visual supplement
(illustration) and a corroboration (verification) of the text – that photographs may help to
establish, or at least reinforce, autobiography’s referential dimension. In the wake of
postructuralism, however, I argue that the role of photography in autobiography is far
from simple or one-dimensional. Both media are increasingly self-conscious, and
combining them may intensify rather than reduce the complexity and ambiguity of each
taken separately322.
320 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 44. 321 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 46. 322 Dow Adams, Timothy, Light Writing & Life Writing, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 2000, p.
XXI.
94
Comme le constate Martine Joly cette interaction est assez intense, car « [l]es images engendrent
des mots qui engendrent des images dans un mouvement sans fin323 ». Alors, c’est une
corrélation qui sous-entend une métamorphose réciproque :
[l]es images changent les textes donc, mais les textes, à leur tour, changent les images. Ce
que nous lisons ou entendons à propos des images, la façon dont la littérature, la presse,
la signalisation se les approprient, les triturent et les présentent, déterminent
nécessairement l’approche que nous en avons ensuite324.
C’est pourquoi le sens construit ou déduit à partir d’une représentation qui repose sur ces deux
moyens de représentation ne doit pas nécessairement rendre compte de l’état réel. En fait,
l’image de soi conçue dans le processus de l’écriture peut être façonnée, ou même manipulée, de
la même manière que celle prise par un appareil photo. Par conséquent, même si la photographie
et l’écriture autobiographique se caractérisent par une certaine ressemblance sur le plan
représentationnel, elles maintiennent en même temps des rapports et des interactions complexes
et générateurs de sens :
[o]n a souvent souligné le caractère autobiographique de toute photographie, puisqu’elle
atteste à la fois la présence de l’objet et de l’opérateur au moment de la prise de vue ; on
s’aperçoit, à travers les métaphores, qu’aux yeux des écrivains l’inverse est vrai aussi :
l’autobiographie obéit à un processus de type photographique, parce qu’elle développe,
comme une épreuve, les traces mnésiques du vécu. Elle aussi prend la forme d’une
révélation325.
Les photographies et les images mentales analysées et « développées326 » dans le processus de
l’écriture deviennent un matériau autobiographique à valeur inestimable et unique. Cette jonction
du visuel et de l’écrit permet à l’auteur d’approfondir la réflexion sur soi, et conduit à des
créations qui surprennent non seulement par leurs structures formelles, mais aussi par ce qu’elles
dévoilent ainsi que par leur résonance et leur influence sur le lecteur, car
323 Joly, op. cit., p.106. 324 Ibidem, p.115. 325 Ortel, op. cit., p. 310. 326 Ibidem, p. 310.
95
[…] qu’on le veuille ou non, les mots et les images se relaient, interagissent, se
complètent, s’éclairent avec une énergie vivifiante. Loin de s’exclure, les mots et les
images se nourrissent et s’exaltent mutuellement. Au risque de paraître paradoxal, nous
pouvons dire que plus on travaille sur les images, plus on aime les mots327.
Les sensations éprouvées par le lecteur d’un texte autobiographique illustré de photos de famille
relèvent de différents stimuli et de différentes sources d’information : le scriptural, le visuel, le
documentaire, l’imaginaire et l’introspection. Selon Sylvie Jopeck, la jonction de ces deux
moyens d’expression donne naissance à « une littérature plus personnelle et introspective328 »,
plus subjective et plus captivante, qui échappe à une interprétation et à une classification
simplistes. Par le biais des images photographiques, l’autobiographe laisse le lecteur plonger son
regard dans sa vie un peu plus que ne le permettent les mots. Il invite à voir certaines scènes,
endroits, visages, il lui donne la possibilité d’en être le témoin. Cette double manière de
représentation, c’est-à-dire l’écrit et le pictural, détient la capacité d’évoquer chez le lecteur des
sentiments très proches de ceux décrits par l’auteur : « […] le lecteur retrouve dans la description
de l’écrivain les propres émotions qu’il a pu éprouver en se regardant ou en regardant ses
proches dans le miroir photographique329 », et de fonder une relation plus étroite, voire intime,
entre celui qui lit et celui qui écrit.
L’inclusion des images photographiques peut être dictée non seulement par le souci d’une
représentation plus complète, mais aussi par les besoins narcissiques de l’autobiographe. Et
puisque les photos exposent la physionomie de l’auteur, ainsi que celle de ses proches, et
dévoilent son histoire familiale plus que l’écriture, elles ont une fonction non seulement
327 Joly, op. cit., p. 116. 328 Jopeck, op. cit., p. 6. 329 Jopeck, op. cit., p. 96.
96
informatrice, mais aussi « séductrice330 ». Elles ont le pouvoir d’attirer le lecteur et d’assouvir la
simple curiosité et le besoin d’un certain voyeurisme éprouvé actuellement envers les personnes
publiques. Les images photographiques incluses dans un texte peuvent avoir également une
fonction organisatrice ou inspiratrice, selon l’usage qu’en fait l’auteur. Les photos de famille ont,
en général, une valeur sentimentale ou personnelle, et peuvent participer activement à la
représentation de la personnalité ou de l’identité affective du sujet écrivant. Toutefois, outre la
problématique de fragmentation sur le plan de la représentation de soi, se pose ici aussi la
question de la deuxième voix, d’une intervention artistique de quelqu’un d’autre, d’un regard
photographique inconnu. Cela entraîne de son côté le questionnement sur la valeur
représentationnelle des photographies, car elles peuvent être aussi bien des preuves d’une réalité
que des « constructions manipulables et manipulatrices331 ». Les scènes captées par un appareil
photo sont forcément des visions travaillées de façon plus ou moins consciente. Malgré ce fait,
les images photographiques sont toujours perçues comme plus fiables que les facultés de l’esprit
et, souvent, elles servent comme aide-mémoire pour faire ressortir les souvenirs oubliés, et pour
accéder au bonheur passé. Elles peuvent être également exploitées à des fins utilitaires, telle
l’analyse des codes sociaux ou culturels qu’elles illustrent.
La relation texte/image est complexe, tout comme la lecture et la réception de
l’autobiographie qui incorpore des photos privées. En fait, les interactions entre les
photographies et l’écriture sont de différents ordres, par exemple contextuel ou discursif :
Barthes’s winter-garden photo is a “prose picture” embedded in a book that introduces
images by both reproducing and describing them and that places texts and images into
several different types of relationship: opposition, collaboration, parallelism. Mostly,
330 Genette, Gérard, Seuil, Paris, Éditions du Seuil, p. 73. Dans cet ouvrage, Genette parle, entre autres, de
différentes fonctions du titre dont l’une a pour but « de le mettre en valeur », donc séduire le lecteur. 331 Haverty Rugg, Linda, Picturing ourselves: photography & autobiography, Chicago, University of Chicago Press,
1997, p. 1. C’est nous qui traduisons.
97
images and texts both tell stories and demand a narrative reading and investment on the
reader’s part, a reading figured by the structure and form of the photographic album332.
Selon Danièle Méaux, « [e]ntre les clichés et les mots, il est des décalages et des contrepoints
ludiques, des mises en perspective ironiques qui amènent le lecteur à interroger avec suspicion le
fonctionnement du texte comme celui de l’image […]333 ». Toutefois, elle explique qu’il est
possible d’observer certaines parallèles dans l’usage de l’image photographique au sein d’un
texte autobiographique :
[d]ans certains récits rétrospectifs, la photographie est présentée comme pièce à
conviction, label d’authenticité ou encore source d’information sur le passé. […] Mais le
plus souvent, l’empreinte photochimique se révèle décevante, insuffisante et précaire ;
elle contribue surtout, semble-t-il, par sa nature à traduire une forme d’aimantation vers
le passé, de dynamique de remontée vers l’origine334.
En revanche, il convient de rappeler que, même s’il y a certains recoupements sur le plan
général dans l’exploitation du médium photographique dans le cadre de l’écriture de soi, chaque
récit autobiographique conservera de toute façon sa singularité, car chaque histoire de vie est
unique et chaque autobiographe a son propre style.
Les images photographiques, reconnues pour leur statut indiciel, peuvent servir de
témoignage, peuvent servir de documents, sans pour autant être capables de dévoiler ou
d’expliquer leur sens entier. En plus, selon Véronique Montémont, une photo
[…] ne peut fonctionner pour le lecteur comme un élément d’identification de l’auteur.
L’image est donc la plupart du temps obligée, pour faire fonctionner le pacte
autobiographique, de s’autodésigner par un acte de langage (légende, commentaire ou
ekphrasis), pratique avec laquelle les auteurs instaurent une distance plus ou moins
grande […]335.
332 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 8-9. 333 Méaux et Vray, op. cit., p. 10. 334 Ibidem, p. 10. 335 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 47.
98
Pour que les photographies puissent être perçues, lues et comprises en tant que signes de
communication, elles doivent donc être accompagnées d’un contexte verbal. Comme le remarque
Marianne Hirsch, ce sont justement les mots qui peuvent aider à découvrir le sens qui se trouve
derrière une image : « [o]nly words could pull back the curtain, but can the words reveal, can
they empower us to imagine what’s behind the surface of the image336? » Certes, un
commentaire verbal aide à s’imaginer, à deviner ou à reconstruire au moins une partie de
l’histoire sauvegardée sur la photo, mais il ne garantit jamais une explication pleine et objective
de la scène représentée. L’accès à l’image est immédiat, celle-ci se dévoile devant nos yeux
instantanément, mais il faut quelques moments pour que nous puissions la comprendre,
l’éprouver. Le commentaire d’accompagnement donne du temps pour réfléchir, et explique ce
que nous voyons : « le mérite du texte consiste sans doute à nous permettre cet écart entre
l’image et le verbe. Tant il est vrai que l’émotion commence où s’arrête le discours337 ». La
verbalisation de ce que nous avons regardé cristallise les sensations évoquées et laisse saisir le
vrai sens de l’image. Cependant, il est impossible de ne pas être d’accord avec la constatation de
Sylvie Jopeck, qui note : « [m]ais si l’image est là et montre sans doute possible les détails d’une
scène, l’écriture vient en modifier le sens : regarder une photographie par les yeux d’un autre –
l’écrivain –, c’est accepter sa subjectivité et sa sensibilité338 ».
Sans commentaire, les photographies sont muettes. Avec un commentaire, elles ne
dévoilent qu’une partie de leur sens, celle choisie ou connue par le narrateur. Dans chaque
situation, les images gardent un peu de leur mystère. C’est pourquoi, commentées ou non, mais
336 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 2. 337 Dembaus, Thierry, « La scénographie picturale du masque Stuart ou le texte imaginaire », dans Texte/image :
nouveaux problèmes : Colloque de Cerisy, Liliane Louvel et Henri Scepi dir., Rennes, Presses universitaires de
Rennes, 2005, p. 102. 338 Jopeck, op. cit., p. 92. L’orthographe originale.
99
incorporées dans un récit autobiographique, dont la qualité apparente est l’authenticité des faits
racontés, les photographies n’ajoutent pas uniquement la dimension documentaire ou
référentielle. Au contraire, elles apparaissent en même temps comme la source d’« une
déformation supplémentaire339 ». Dans ce cas-là, la représentation autobiographique repose sur
une mémoire souvent sélective, sur l’écriture déformante par sa nature et sur le support
photographique, dont le sens reste partiellement caché ou construit. De nos jours encore, la
conscience populaire investit ces deux moyens de représentation d’un statut véridique
particulier : « […] autobiography and photography are commonly read as though operating in
some stronger ontological world than their counterparts, fiction and painting, despite both logic
and a history of scholarly attempts that seem to have proven otherwise340 ». Cependant, comme
le constate Timothy Dow, cette croyance n’est pas justifiée. Au lieu de renforcer leur capacité
respective à dépeindre le réel, la jonction de l’écriture autobiographique et de la photographie
semble plutôt la mettre en question. L’écriture se caractérise par un progrès logique, le lien
causal entre les événements racontés, qui ont pour but d’assurer une cohérence du texte, tandis
que « [l]’instantanéité inhérente à l’acte photographique341 » cause un éclatement du récit et
fragmente la représentation. En apparence, ce sont les images qui dominent le récit. Tout
d’abord, elles organisent et maîtrisent l’espace paratextuel ensuite elles attirent le lecteur et
conditionnent la réception de l’œuvre. Les clichés photographiques dévoilent une certaine
vulnérabilité du référent (ils l’exposent sans qu’il puisse guider ou orienter la « lecture » faite par
le spectateur) et le texte autobiographique a pour but une reprise de contrôle sur la représentation
339 Ibidem, p. 97. 340 Dow, op. cit., p. 467. 341 Fève, Nicholas, « Rhétorique de la photographie dans l’autobiographie contemporaine : Des Histoires vraies de
Sophie Calle », dans Reading Images and Seeing words, Alan English, Rosalind Silvester dir., Amsterdam, Rodopi,
2004 p. 162.
100
du soi : [a]utobiography is itself an exertion of control over self-image, for in writing an account
of one’s own life, one authorizes the life, claiming a kind of privilege for one’s own account
342 ». Les mots ressaisissent alors le pouvoir par leur habileté de donner du sens à ce qui est
muet, et ce sont eux qui finalement animent les images et évaluent leur apport : « […] c’est
l’écrit qui va déterminer si l’image est jugée vraie ou bien s’il s’agit d’un simulacre343 ». Par
conséquent, il y a une tension entre les photos et les textes autobiographiques. En outre, cette
tension inhérente entre les photos et les textes autobiographiques se transforme en un rapport
paradoxal lors de leur fusion dans les récits : en dépit de la valeur référentielle particulière dont
on les investit communément, ces deux moyens de représentation minent réciproquement leur
capacité représentationnelle et engendrent des formes hybrides. Selon Danièle Méaux, les
photographies insérées dans les textes « […] appara[issent] comme un objet problématique, qui
articule[nt] de manière complexe ancrage dans le réel et ouverture à l’imaginaire344 » :
[p]ar ailleurs, dans un certain nombre d’œuvres amorcées dès les années soixante-dix, les
photographies se conjuguent au texte pour construire des formes narratives complexes,
oscillant entre autobiographie et fiction. Dans ces travaux, qui souvent exploitent l’espace
du livre, la valeur testimoniale des images argentiques permet d’activer le récit ; la
photographie à la fois ancre dans l’expérience passée et fonctionne comme embrayeur
fictionnel345.
Les photos incluses dans un texte autobiographique devraient servir de support pour reconstruire
une histoire personnelle et pour présenter une vision logique et complète de soi. Cependant, en
fournissant de nombreuses perceptions et représentations d’une même personne, elles
introduisent une certaine incohérence dans l’élaboration du soi autobiographique. « Se mettre en
scène photographiquement, c’est essayer de se rattraper, mais c’est aussi contribuer à une
342 Haverty Rugg, op. cit., p. 4. 343 Fève, op. cit., p. 161. 344 Méaux et Vray, op. cit., p. 12. 345 Méaux et Vray, op. cit., p. 10. L’orthographe originale.
101
prolifération de soi-même346 » – remarque Nicholas Fève, et cette tentation de saisir le noyau, la
vraie nature de soi, est cause de confusion représentationnelle. Comment alors identifier la voix
avec la pluralité et l’hétérogénéité des visages ? Les photos possèdent une valeur indicielle, car
elles se caractérisent par la contiguïté physique avec le sujet représenté à un moment précis de sa
vie et dans un endroit bien défini. Cependant, l’éphémère de la scène captée, ainsi que la
délimitation spatiale et temporelle ne permettent pas de saisir ce qui transcende la photo, et de
présenter un être humain dans son unité et intégralité. Toute la dimension immatérielle de la
personne semble échapper à la photographie, sauf à de rares exceptions, telles que « La Photo du
jardin d’hiver » présentée par Barthes dans La Chambre Claire. Mais même dans ce cas précis,
la représentation n’était pas idéale non plus. L’image photographique tellement précieuse pour
Barthes, saisissait l’essence de la personnalité de sa mère, mais en tant que petite fille, donc telle
qu’il ne l’a jamais vue. Dans chaque éventualité, il y a une partie qui est absente. C’est pourquoi
Linda Haverty Rugg note que les images devraient être lues comme « métaphore visuelle d’un
soi divisé et multiple347 ». Les photographies sont toutes vraies, partiellement, donc mensongères
en même temps. Au sein d’une œuvre autobiographique, elles forment un ensemble, un symbole,
dont le sens et l’essence se trouvent au-delà ; les mots ont pour but alors de faire ressortir ce
qu’elles dissimulent. Selon Linda Haverty Rugg, le sujet écrivant en est conscient et son écriture
repose sur : « the awareness of the autobiographical self as decentered, fragmented, and divided
against itself in the fact of observing and being; and the simultaneous insistence on the presence
of an integrated, authorial self, located in a body, a place, and a time348 ». Ainsi, la tâche de
rendre la réalité d’une vie dans sa complexité se dévoile comme un vrai défi.
346 Fève, op. cit., p. 164. 347 Haverty Rugg, op. cit., p. 1. Moi qui traduis. 348 Ibidem, p. 2.
102
« Photography is constructed as it constructs.349 » – remarque Haverty Rugg. Juste
comme l’écriture, la photographie est un moyen de représentation travaillé, et la lecture des
images peut se faire sur deux niveaux ; elles peuvent être perçues juste comme « un miroir du
réel350», ou bien comme un message qu’il faut lire et interpréter. C’est au lecteur de décider s’il
comprendra les images dans le texte autobiographique littéralement et superficiellement, ou s’il
cherchera à retrouver du sens au-delà de ce qu’elles représentent. Il a alors le choix de faire une
lecture superficielle et de n’y voir qu’un conte des événements vécus, ou bien, de se plonger dans
le décodage et l’interprétation, donc dans la lecture « sophistiquée351 », et d’assister au processus
de développement personnel du sujet écrivant, car à travers leur création, les autobiographes
s’épanouissent et se découvrent, ils murissent et se construisent, en donnant au lecteur
l’opportunité d’en devenir témoin.
Comme le note Éric Dupont : « [l]a photographie et l’écriture se rencontrent pour rendre
l’écriture du passé indissociable de la mémoire des images qui en restent352 ». Néanmoins,
l’interaction entre le visuel et l’écrit sera unique pour chaque œuvre, c’est pourquoi il sera
toujours intéressant de voir comment ces deux systèmes de représentation s’unifient dans le
même but de « rendre compte de la réalité et de l’intimité353 », en construisant en même temps,
de nouvelles formes d’expression et « de complexes mythologies individuelles354 ».
Les interactions entre le texte et les images photographiques influencent de façon
importante l’évolution identitaire des deux autobiographes. Cependant, comme nous l’avons déjà
349 Ibidem, p. 9. 350 Dubois, op. cit., p. 19. 351 Haverty Rugg, op. cit., p. 9. 352 Dupont, Éric, « L’image photographique et l’oubli dans la création littéraire ; l’exemple de Marguerite Duras et
de Christoph Hein », Études littéraires, vol. 28, no 3, 1996, p. 57. 353 Jopeck, op. cit., p. 38. 354 Méaux et Vray, op. cit., p. 10.
103
remarqué, le processus de remémoration, l’approche à l’écriture, la sensibilité esthétique, ainsi
que le support utilisé par chaque auteure ne sont pas pareils. En conséquence, comme nous le
verrons dans les chapitres suivants, leurs récits autobiographiques se distinguent nettement en
offrant une expérience de lecture incomparable.
104
Chapter 2 : Dé-voilement du passé dans Le Voile noir d’Anny Duperey : de la lutte contre le néant à l'enquête sur soi.
I took a photograph of him, and as we watched the paper in the
developing pan his face appeared. He laughed. And I laughed, too.
It was I who’d taken the picture, and if it was proof of his
existence, it was also proof of my own355.
Nicole Krauss
Il faut savoir oublier pour goûter la saveur du présent, de l’instant
et de l’attente, mais la mémoire elle-même a besoin de l’oubli : il
faut oublier le passé récent pour retrouver le passé ancien356.
Marc Augé
Du trauma à une libération psycho-émotionnelle
Le dimanche 6 novembre 1955 les parents d’Anny Duperey, Ginette et Lucien Legras,
meurent asphyxiés au monoxyde de carbone dans leur salle de bain. Anny, alors âgée de 8 ans,
découvre leurs corps. Suite au traumatisme du décès de ses parents, Anny Duperey perd les
355 Krauss, Nicole, The History of Love, WW Norton, 2006, p. 82. 356 Augé, Marc, Les formes de l’oubli, Paris, Manuels Payot, 1998, p. 7.
105
souvenirs qui précédent leur mort, c’est-à-dire, tous les souvenirs acquis lors de son enfance avec
les ses parents. Cette tragédie divise à jamais la vie d’Anny ; à partir de ce moment-là, il y aura
toujours un « avant357 » et un « après » (VN, p. 39).
Pendant trente cinq ans, Anny Duperey garde le silence sur ce drame. Elle évite de parler
de cette journée tragique et elle fuit tout ce qui y est relié. Se taire, ne pas y penser, c’est une
façon de se protéger bien que ce ne soit pas une solution. Le problème demeure : masqué et en
conséquence irrésolu. Enfin, cette souffrance dissimulée et l’inconfort de l’amnésie incitent
Duperey à extérioriser sa douleur ; elle se met donc à écrire. Son récit d’ordre autobiographique
est illustré de nombreuses photographies prises par son père – photographe de profession, qui a
laissé des clichés photographiques d’une qualité exceptionnelle et d’une grande valeur artistique.
Une vingtaine d’années après sa mort, ces images suscitent un vif intérêt de la part de sa fille.
Aussi décide-t-elle tout d’abord d’en faire un album et de le publier. Au fil du temps, le projet
prend de l’ampleur et aboutit à la production de trois œuvres reliées entre elles par des liens plus
ou moins étroits.
En premier lieu, elle publie Le Voile noir (1992), un récit qui réunit un nombre
considérable de photographies (plus précisément 64, y compris l’image de la première de
couverture) ainsi qu’un long discours autobiographique358. Dès le début, la relation texte/image
s’annonce fondamentale et « symbiotique359 ». Les images photographiques étant à l’origine de
357 Duperey, Anny, Le Voile noir, Paris, Éditions du Seuil, 1992, p. 22. C’est ainsi qu’Anny Duperey exprime une
sorte de discontinuité qui marque sa vie ; c’est la mort de ses parents qui trace la limite entre les deux étapes. Toutes
les références à ce texte seront désormais indiquées par le numéro de la page et le titre abrégé VN, et placées entre
les parenthèses dans le texte. 358 Voir Clemmen, Yves, Photographic Construct and Narrative Imagination: An Approach in Contemporary
French and American Literatures. Thèse, U Illinois at Urbana-Champaign, 1994, p. 127 : « […] literary production
which is fairly unusual in its concept and which combines photographs, photographer and beholder in an affective
discourse: Anny Duperey’s ». 359 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),
[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105].
106
l’écriture d’Anny Duperey, elles ont une fonction de déclencheur et d’organisateur du texte. En
plus, elles acquièrent une valeur et une signification propres grâce au discours qui les
accompagne. Le Voile noir est un espace où les photographies nourrissent le texte et où le texte
ranime les images.
La deuxième publication, intitulée Lucien Legras, photographe inconnu (1992), a pour
but de rendre hommage au talent de son père – Lucien Legras, photographe et membre du
« groupe des sept360 ». Ce bel album présente de nombreuses images photographiques en noir et
blanc, déjà publiées en partie dans Le Voile noir. Les photographies sont ici accompagnées de
brefs commentaires d’Anny Duperey et de sa sœur – Patricia Legras. Ces deux textes concis
mais touchants lèvent le voile sur le sort de ces deux femmes qui ont vécu la même tragédie.
Le troisième texte – Je vous écris… (1993) – est une continuation de la réflexion
introspective ainsi que la transcription de ses réactions après la rédaction du Voile noir. Ce récit
contient aussi des extraits de lettres reçues suite à la publication du premier volume. La nature
dialogique du Voile noir et de Je vous écris… se distingue donc très nettement : « [s]orte de
justification a posteriori du Voile noir, Je vous écris... dévoile le jeu de correspondances qui s'est
établi entre la vie et les rêves de l'auteur et le contenu des lettres qui lui étaient alors
360 À ne pas confondre avec Le Groupe des Sept qui rassemble des peintres canadiens du début du XXème siècle.
Selon l’explication de l’auteure, le « groupe des sept » se composait de : « [s]ept photographes amis travaillant et
exposant leurs œuvres ensemble ». (VN, p. 129) L’auteure fournit plus de détails concernant ces artistes dans
l’ouvrage Lucien Legras, photographe inconnu : « [l]e Groupe des 7 a été créé en 1950, à Rouen, par Lucien Legras
et des amis passionnés comme lui par les moyens d’expression techniques et artistiques que leur offrait la
photographie. […] Le groupe s’est consacré tout entier au noir et blanc et à ses virtualités profuses, du travail sur la
matière, les lignes et les perspectives aux recherches d’abstraction pure, du reportage d’actualité aux “moments
volés” à l’humble vie quotidienne ». (LLPI, p. 57) Les photographes qui y appartenaient : « Bernard Lefebure, Émile
Guérin, Lucien Legras, Philippe Rougelin, Raymond Journeaux, Burchell, Gilbert Robillard […] » (LLPI, p. 61).
107
envoyées361 ». Dans le premier texte, le processus de guérison avance grâce à l’interaction entre
les morts et les vivants, entre le texte et les images, alors que dans le deuxième récit, c’est
l’échange des idées entre l’autobiographe et ses lecteurs qui procure des effets thérapeutiques.
Comme le remarque Véronique Cauhape : « [a]u bout du compte, plus qu'un hommage rendu par
un auteur à des lecteurs anonymes et pourtant si près, Je vous écris... témoigne d'un véritable
échange d'amour362 ».
Ces trois textes, à caractère très personnel, jouent un rôle important dans le processus de
guérison émotive de l’auteure. La publication de l’album Lucien Legras, photographe inconnu a
en quelque sorte permis à Anny Duperey de s’approcher de la figure de son père, tandis que ses
propres témoignages : Le Voile noir et Je vous écris…, l’ont incitée à une relecture et à une
réinterprétation de la journée fatale du décès tragique de ses parents. En conséquence, l’écriture
et la publication de ces trois volumes ont eu un impact important et salutaire sur la vie de
l’auteure.
À vouloir retracer le cheminement d’Anny Duperey vers une guérison qu’elle pensait
impossible, plusieurs questions s’imposent : qu’est-ce qui a amené l’auteur à décider de dévoiler
son passé à ce moment précis ? Pourquoi choisit-elle ce type d’expression pour transcrire son
expérience douloureuse ; soit un texte autobiographique illustré de photographies ? Comment
procède-t-elle dans la recherche et la re-construction de son soi blessé ?
Quand Anny Duperey décide de se lancer dans la rédaction du Voile noir, elle semble
avoir épuisé tous les recours qui lui auraient procuré une sorte d’apaisement ou de soulagement
de sa douleur. Ce chagrin, secret jusqu’à l’écriture du Voile noir, pèse constamment sur sa vie.
361 Cauhape, Véronique, « Recueil d'un certain nombre de lettres reçues après la publication de son livre “le Voile
noir”, “Je vous écris...”, de la comédienne Anny Duperey, révèle la fulgurance d'un dialogue entre un auteur et ses
lecteurs », Le Monde, 1 novembre 1993. 362 Cauhape, op. cit., 1 novembre 1993.
108
Dans son texte, l’écrivaine raconte l’impossibilité d’en parler ouvertement à son
psychothérapeute, d’où l’inefficacité de cette tentative de traitement professionnel. Elle
mentionne également les démarches qu’elle a entreprises pour partager son passé avec un ami. Il
aurait pu être en mesure de lui servir d’auditeur sensible et compatissant car il a lui-même
survécu à la mort de ses parents tués dans un camp de concentration. Malheureusement, dans les
deux cas, l’auteure échoue. Elle ne peut aller jusqu’au bout et dévoiler son passé traumatique ;
elle reste bloquée. Ainsi, ce projet d’écriture semble-t-il pour l’écrivaine la seule possibilité de
retrouver la paix intérieure, ou de faire face à la réalité vécue et essayer enfin de l’accepter. La
stratégie d’évitement employée par l’autobiographe pendant des années ne suffit plus et le
recours à l’écriture de soi s’avère un traitement assez efficace.
Ainsi, le but principal du présent chapitre est-il de présenter et d’analyser le processus
d’auto-guérison de l’auteure à l’œuvre dans Le voile noir. Il se décompose selon les étapes qui
ont marqué la guérison affective traversée par la narratrice, soit : une quête identitaire, une
tentative de remémoration et une redéfinition du passé. Les deux premières sections aborderont
le thème de la genèse du projet ainsi que celui de la mise en phase avec le lecteur potentiel du
récit. La troisième se focalisera sur le processus de remémoration stimulé par l’écriture
autobiographique. Les trois segments qui suivent s’articuleront autour de la découverte de soi et
du rétablissement des liens avec le passé par le biais des rapports entre le texte et les images
photographiques. L’avant dernière section portera sur les effets thérapeutiques de l’écriture de
soi alors que la partie conclusive visera à mettre en avant les mécanismes qui ont contribué à
l’expérience transformative vécue par l’auteure tout au long de la rédaction de ce texte d’ordre
autobiographique.
La composition des ouvrages Le voile noir et Je vous écris… est très réfléchie et non
moins significative. Aussi semble-t-il nécessaire d’examiner, dans un premier temps, le riche
109
paratexte qui caractérise ces deux récits d’Anny Duperey. Il importe de remarquer que ce même
aspect d’inventivité qui a comme but d’attirer le public est également présent dans l’écriture
d’Annie Ernaux et sera étudié dans le chapitre suivant.
Séduction contextuelle et paratextuelle – texte, images et aura de secret
Dans son ouvrage théorique intitulé Seuils, Gérard Genette remarque que :
[l]’œuvre littéraire consiste exhaustivement ou essentiellement, en un texte, c’est-à-dire
(définition très minimale) en une suite plus ou moins longue d’énoncés verbaux plus ou
moins pourvus de signification. Mais ce texte se présente rarement à l’état nu, sans le
renfort et l’accompagnement d’un certain nombre de productions, elles-mêmes verbales
ou non, comme un nom d’auteur, un titre, une préface, des illustrations, dont on ne sait
pas toujours si l’on doit ou non considérer qu’elles lui appartiennent, mais qui en tout cas
l’entourent et le prolongent […]363.
Le paratexte joue donc un rôle important dans la communication initiale entre l’auteur et le
lecteur. Chaque élément enrichit la signification du récit et influence sa réception, ce qui est
justement le cas du Voile noir d’Anny Duperey. À examiner les composants du paratexte tels que
le nom de l’auteure, le titre, la couverture, les épigraphes, les sous-titres etc., plusieurs données
nous instruisent, surtout celles sur les relations familiales de l’auteure. Tous ces éléments
s’harmonisent et créent une aura spécifique autour de ce récit.
Avant même de considérer le nom de l’auteure ou le titre du texte, le lecteur, qui prendra
dans la main un exemplaire du Voile noir, sera, tout d’abord, attiré par une photo en sépia
imprimée sur la couverture. Un bref survol de ce volume permet de noter immédiatement
l’importance du visuel en tant que moyen d’expression, et la page de titre comporte le nom de
Lucien Legras qui est bien désigné comme l’auteur des photos qui illustrent ce texte. La
363 Genette, op. cit., p. 7.
110
photographie sur la première de couverture représente un jeune homme souriant, dont le regard
est clair et confiant. Il tient un appareil photo dans la main. Nous voyons également une fillette à
moitié cachée derrière son dos. Assis dans un avion qui fait partie d’un carrousel, ils flottent dans
l’air, détachés du monde et de la réalité floue qui les entoure. Les deux paraissent heureux et
insouciants. Ils sont en train de vivre un moment de joie simple, enfantine, non troublée par les
ennuis quotidiens.
Figure 1 : La première de couverture du Voile noir.
Toutefois, plus nous scrutons la photo, plus nous avons l’impression que les personnages
représentés sur cette image photographique sont déréalisés. Les vêtements et les accessoires
datés révèlent que la photo n’est pas contemporaine, qu’elle a été prise il y a une quarantaine
d’années. En effet, comme il s’avèrera au cours de la lecture, les personnes captées sur cette
photographie ne sont plus de ce monde. Le jeune homme est décédé, et cette fille, joyeuse et
innocente, a disparu après avoir vécu un trauma qui l’a marquée pour la vie. Néanmoins, le
111
contexte étant absent, cette photographie touche par sa simplicité et son charme, ainsi que par sa
capacité à saisir un moment de bonheur éphémère. Par sa beauté et sa légèreté, elle contraste
avec le titre qui annonce le contenu sérieux, voire tragique de ce livre.
Le Voile noir est un titre assez singulier pour un récit autobiographique qui devrait
célébrer une vie de son auteur. Évidemment, l’association immédiate répandue dans la culture
occidentale, est celle liée au voile noir porté par les femmes pendant les funérailles, ou après la
mort d’une personne proche. Toutefois, l’auteure élargit la signification cachée derrière ce
morceau de tissu : « [j]e n’ai aucun souvenir de mon père et de ma mère. Le choc de leur
disparition a jeté sur les années qui ont précédé un voile opaque, comme si elles n’avaient jamais
existé. » (VN, p. 7) Pour Anny Duperey, ce « voile » n’est donc pas un simple signe de deuil,
mais il incarne aussi ses plus grands ennemis : son amnésie et sa vision tordue de ce qui s’est
passé. Le choc et le trauma qu’elle a vécus l’ont privée de la plupart des souvenirs de son
enfance. Sans aide, sans travail psychologique et émotionnel approprié qui auraient pu atténuer
les conséquences de cette expérience néfaste et sans vraiment comprendre ce qui s’est passé, la
petite Anny s’est construit un certain récit364 de sa vie qui l’unit à ses parents dans une relation
unilatérale, pénible et trompeuse. Cette situation n’est pas très loin du phénomène aéronautique
appelé « le voile noir » qui se réfère aux « troubles de la vision affectant, en l'absence
d'équipement spécial, les pilotes d'avions de combat soumis à de fortes accélérations365 ». Dans
des conditions extrêmes, sans point de repère, il est parfois impossible de garder la perception
364 Voir Sacks, Oliver, The Man Who Mistook His Wife For a Hat, Gerald Duckworth &Co. Ltd. The Old Piano
Factory, London, 1985, p. 105. « If we wish to know about a man, we ask ‘what is his story – his real, inmost story?’
– for each of us is a biography, a story. Each of us is a singular narrative, which is constructed, and continually,
unconsciously, by, through, and in us – through our perceptions, our feelings, our thoughts, our actions; and not
least, our discourse, our spoken narrations. Biologically, physiologically, we are not so different from each other;
historically, as narratives – we are each of us unique ». 365 Larousse Encyclopédie, (12 novembre 2014),
[http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/photojournalisme/79352]
112
claire et distincte de la situation. Depuis des décennies, l’auteure porte, de façon métaphorique,
le voile de l’oubli et le fardeau d’un seul souvenir d’enfance qui pèsent, tous les deux, sur tous
ses choix et toutes ses décisions. L’absence tragique des parents perturbe et domine toute sa vie.
Cependant, une fois la lecture de l’ouvrage achevée, le titre exige une réinterprétation. Ce
« voile noir », de prime abord jugé comme un élément oppressif, devient par la suite une marque
d’une certaine libération. Le voile de l’oubli n’est jamais levé, car le processus de la
remémoration échoue, mais grâce à l’écriture, l’auteure arrive à changer la façon de percevoir ses
sentiments et les expériences vécues. Enfin, elle est prête à commencer le travail de deuil, elle
accepte donc de porter son voile noir, un signe de deuil, de façon volontaire avec l’espoir de
pouvoir l’enlever un jour. Il devient donc aussi un signe d’une grande transformation intérieure
qui lui permettra de reprendre sa vie à elle, en se concentrant sur l’avenir et non pas sur le passé.
Ce titre, Le voile noir, paradoxalement n’est pas imprimé en noir, mais en rouge, presque au
milieu de la page de couverture. Le symbolisme de la couleur rouge est riche. C’est une couleur
de fortes émotions, mais aussi la couleur du sang. En effet, ce récit autobiographique est sans
aucun doute imprégné de toutes sortes d’émotions, du chagrin jusqu’à l’espoir, vécues et re-
vécues par l’écrivaine pendant la rédaction. En plus, l’effet thérapeutique qu’il permet
d’atteindre repose sur la re-construction des liens du sang, des liens familiaux entre l’auteure et
ses parents décédés. Le titre de ce texte frappe tant du point de vue de sa signification que de son
aspect graphique.
Sur la page de couverture (Figure 1), juste au dessus du titre, se trouve le nom de
l’auteure qui prend une place presque aussi importante que ce dernier. Sans doute, la renommée
d’Anny Duperey en tant qu’actrice et écrivaine déjà reconnue attire facilement le public. C’est
surtout son nom de famille en caractères gras qui saute aux yeux. Selon Genette « le pseudonyme
113
est déjà une activité poétique, et quelque chose comme une œuvre366 ». En effet, Anny
Duperey s’appelle en réalité Anny Legras367. L’histoire liée à son pseudonyme est aussi
intrigante que significative et fournit matière à interprétation, ce qui confirment les observations
de Gérard Leclerc : « [c]’est qu’en effet le pseudonyme, loin de rester confiné dans sa fonction
première de masque protecteur, a acquis désormais des significations psychologiques,
symboliques et culturelles de plus en plus nombreuses et de plus en plus fines368 ». Cependant,
c’est seulement dans Je vous écris… que l’écrivaine présente des interprétations relatives à son
nom de famille proposées par les lecteurs du Voile noir, qui se révèlent très pertinentes
concernant son histoire personnelle. Un lecteur remarque qu’il est possible de transcrire son nom
comme suit : « Anny Du Père est » (JVE, p. 212). Une autre note que le déplacement des syllabes
résulte en l’anagramme suivant : « EST.PER.DU369 ». Les deux interprétations semblent être
justifiées sans s’exclure mutuellement. Anny Duperey est en effet perdue, dans ses émotions,
dans ses jugements, dans ses questionnements. À un moment donné, la jeune Anny, sciemment
ou non, décide de se construire en tant que personne et artiste et elle commence par se trouver un
nouveau nom. Un nouveau nom pour une jeune artiste ; une nouvelle identité pour une nouvelle
étape de vie, pour un nouveau départ. Comme l’explique Leclerc, c’est une motivation naturelle :
[l]e pseudonyme peut signifier également : je suis dans et par l’écriture autre que celui
que j’ai été avant l’écriture. Je suis celui que me fait être l’écriture de l’œuvre. Ce que je
suis pour les autres, ce que je suis pour l’état civil, c’est mon nom de famille, le nom de
mon père, de mes ancêtres. Par le pseudonyme, je signe d’un nom propre, d’un nom que
j’ai choisi, le texte qui m’est propre. Un pseudonyme, a-t-on pu dire, est un nom rêvé, un
nom de rêve. Se nommer soi-même, c’est (du moins dans le fantasme) naître à nouveau,
366 Genette, op. cit., p. 53. 367 Comme nous verrons plus tard, le changement de nom dans le cas d’Annie Ernaux a également une dimension
symbolique dans le contexte de son évolution identitare. 368 Leclerc Gérard, Le sceau de l’œuvre, Paris, Seuil, 1998, p. 239. 369 Duperey, Anny, Je vous écris…, Paris, Éditions du Seuil, 1993, p. 212. Toutes les références à ce récit seront
désormais indiquées par le numéro de la page et le titre abrégé JVE, et placées entre parenthèses dans le texte.
114
et même naître de soi, s’engendrer soi-même : être un « homme nouveau » qui soit aussi
un self-made man370.
Elle commence donc sa carrière de comédienne sous le nom de Duperey. À partir de ce moment-
là, pour ceux qui feront sa connaissance, elle ne sera plus la fille qui a perdu ses parents ; ils
n’auront pas accès à cette partie de son histoire. Elle sera connue grâce à ces accomplissements
dans sa vie « d’après ». Dans Le Voile noir, l’auteure explique exactement comment elle a choisi
ce pseudonyme : elle a repris le nom de famille du deuxième mari de sa grand-mère, celui de
Duperray et en y a apporté un petit changement :
[q]uand je cherchais un pseudonyme d’actrice, vers mes dix-sept ans, j’ai pris son nom,
en le modifiant un peu. A l’époque, je ne m’expliquai pas pourquoi le sien m’avait
semblé couler de source, à l’exclusion de tout autre. C’était, je crois, la reconnaissance
d’une filiation que j’aurais désirée. Il était mon grand-père choisi. (VN, p. 48)
Le nom « Dupperay » est donc devenu « Duperey », mais l’adoption de ce pseudonyme contredit
l’idée formulée par Leclerc que le changement du nom implique le désir de se débarrasser
complètement de l’héritage familial371. Ce choix fait par l’auteure a été dicté par le besoin de re-
construire un certain enchaînement généalogique avec sa famille, mais selon ses propres
conditions. Il est donc vrai aussi que, d’une part, l’écrivaine désire couper les liens avec le passé,
s’en libérer. Mais d’autre part, il est clair qu’elle cherche à sceller son histoire avec celle de sa
famille. Duperey reprend donc le nom de son grand-père qui, lui aussi, avait une âme d’artiste, et
qui, tout comme elle, a choisi de faire partie de cette famille. La narratrice dépeint la figure de ce
grand-père à peine connu avec des mots pleins d’affection accompagnés d’un portrait
photographique lyrique fait par son père représentant un homme calme dont le regard se perd
dans une rêverie :
370 Leclerc, op.cit., p. 239. 371 Voir Leclerc, op.cit., p. 243 : « Se choisir un nom différent de celui qu’on a « hérité », c’est couper les racines
pater-maternelles, c’est se réinventer en se « renommant ». C’est chercher à « être renommé » par les autres, c’est-à-
dire, à travers la renommée, être identifié par eux à travers ce nom que j’ai choisi ».
115
Figure 2 : « Pépé Duperray372 », (VN, p. 45).
Cette filiation se fonde donc sur une décision et sur une ressemblance de goûts et d’intérêts. Un
fait frappant est qu’une vingtaine d’années plus tard, les mêmes mécanismes agiront dans la re-
construction de la relation entre l’écrivaine et son père décédé. La publication et l’usage que
l’auteure fait des photographies laissées par Lucien Legras confirment qu’en effet « Anny Du
Père est » (JVE, p. 212), et la photo du Pépé Duperray publiée dans Le voile noir participe à la
restauration de la filiation artistique entre trois individus issus de trois générations. Catherine
Wieder mentionne la « généalogie d’artiste (le père photographe, la fille comédienne)373 »,
ajoutons ici encore – le grand-père musicien – et on ne peut pas se débarrasser de l’impression
qu’il existe ici une vraie continuité : trois générations d’artistes cela ne peut pas être un hasard.
372 Les photographies seront référencées par le numéro de page qui se trouve en face. 373 Wieder, Catherine, « “Des analyses du texte.” À propos du Voile noir d’Anny Duperey », Psychanalyse à
l’Université, vol. 19, no 73, 1994, p. 147.
116
Nous avons déjà mentionné dans le chapitre théorique que le nom de l’auteur joue un rôle
décisif dans la constitution du « pacte autobiographique374 ». Philippe Lejeune affirme encore
que « l’identité de l’auteur, du narrateur et du personnage375 » y est essentielle pour qu’un texte
puisse être qualifié d’autobiographique. Dans ce cas précis, il faut quand même noter que le
pseudonyme utilisé par l’écrivaine ne vise en aucun cas à cacher son identité, car elle est connue
justement du grand public sous le nom de Duperey. Cependant, les photographies qui
apparaissent dans ce livre montrent uniquement l’auteure encore enfant. Elles ne peuvent donc
servir de moyen d’identification. De plus, la page de titre ne porte aucune « indication
générique376 ». En conséquence, le lecteur du Voile noir ne peut savoir à quel type de texte il
doit s’attendre. Cependant, la quatrième de couverture, présente une courte note, assez
personnelle, en partie tirée de l’introduction et signée « A. D. », où l’auteure explique son choix
des dédicataires : c’est en quelque sorte tout à la fois un déni de dédicataires tout en les
reconnaissant par le seul fait d’en parler :
[l]eur dédier ce livre me semble une coquetterie inutile et fausse. Je n’ai jamais déposé
une fleur sur leur tombe, ni même remis les pieds dans le cimetière où ils sont enterrés.
Sans doute parce que obscurément je leur en veux d’avoir disparu si jeunes, si beaux,
sans l’excuse de la maladie, sans même l’avoir voulu, quasiment par inadvertance. C’est
impardonnable. (VN, quatrième de couverture).
Le choix de ce fragment ne peut pas être fortuit, car, d’une part, il implique que ce récit peut être
considéré comme un témoignage personnel de l’auteure et, d’autre part, l’aspect aussi
controversé qu’ambigu de ce message intrigue le lecteur à tel point qu’il se sent quasiment forcé
de jeter un coup d’œil à l’intérieur du livre.
374 Lejeune, Philippe, L'autobiographie en France, Paris, A. Colin 1971, p. 24. 375 Ibidem, p. 14. 376 Genette, op. cit., p. 89.
117
Si, mené par sa curiosité, le lecteur choisit de continuer à explorer le texte en question, il
y retrouvera tout d’abord deux épigraphes, l’une de Georges Perec, tirée de W ou le Souvenir
d’enfance :
[j]e sais que ce que je dis est signe une fois pour toutes d’un anéantissement une fois
pour toutes. Je ne retrouverai jamais, dans mon ressassement même, que l’ultime reflet
d’une parole absente à l’écriture ; le scandale de leur silence et de mon silence… J’écris.
J’écris parce que nous avons vécu ensemble. J’écris parce qu’ils ont laissé en moi leur
marque indélébile et que la trace en est l’écriture. L’écriture est le souvenir de leur mort
et l’affirmation de ma vie. (VN, p. 7)
Et la deuxième – anonyme : « [i]l n’est nulle douleur que le temps n’apaise. » (VN, p. 11) –
glosée par l’auteure elle-même : « [a]uteur inconnu et très certainement mort. Dommage.
J’aurais aimé lui demander : combien de temps ? » (VN, p. 11). De nouveau, nous sommes
confronté à un contraste mystérieux ; les reproches, les sentiments de regret et de révolte
exprimés dans la note sur la quatrième de couverture s’opposent ici à une expression de la
souffrance profonde et à la sensation de manque manifesté dans ces quelques phrases. En
conséquence, nous constatons que ces épigraphes fonctionnent sans doute comme « un
commentaire du texte377 », et révèlent dans une certaine mesure la thématique du récit. Surtout la
citation tirée de Georges Perec semble être symptomatique et riche de sens pour le texte de
Duperey. Pour les lecteurs familiers avec ce récit, par une simple association, cet extrait introduit
immédiatement les thèmes tels que la disparition des parents, le deuil, l’écriture à caractère
personnel, etc. En quelques mots, Perec raconte l’impossibilité de la langue d’exprimer la
désolation, de dire la perte, de représenter la tension et l’interdépendance entre la vie et la mort.
Ce court fragment, de façon raffinée, permet au lecteur d’anticiper, d’une certaine façon, la
thématique générale du récit de Duperey. En effet, la confirmation suivra aussitôt dans la
préface.
377 Genette, op. cit. p. 146.
118
Juste après la citation de Perec, nous pouvons admirer une première photo en noir et
blanc représentant en avant plan une partie d’église au style gothique, et à l’arrière plan – un
édifice impressionnant, une cathédrale, aux contours flous et nimbés de brouillard.
Figure 3, (VN, p. 7)378.
Nous constatons que les images à caractère artistique incluses au sein du texte sont
rarement commentées par l’auteure. Certaines photos sont décrites en détail tandis que d’autres
semblent ne pas avoir de corrélation directe avec le texte, ni même avec le sujet du récit. Maintes
fois, les photographies ne sont même pas mentionnées dans le texte bien que leur présence au
sein de ce livre ne soit pas sans signification. Dans son étude du Voile noir, Yves Clemmen
regroupe les images non personnelles sous l’expression : « "the floating photographs"379 », et il
378 Les photographies seront indiquées par le numéro de page qui se trouve en face. 379 Clemmen, Yves, « Anny Duperey: The silence of photography », Romanic Review, novembre 1997, vol. 88, no 4,
p. 594.
119
note que ces photographies, « not “seen” by the text-mainly water-landscapes380 », donc, non
abordées directement par le texte semblent n’être liées à la narration que grâce à leur apport
symbolique général faisant appel à la figure de son père : « [t]hese photographs respond directly
to the invocation of the father-photographer and function perfectly at the level of the fetish,
signifying loss and protection against the loss381 ». Cependant, si nous analysons de plus près le
contexte dans lequel ces photographies ont été intégrées, nous remarquons que les rapports entre
le texte et ces images sont encore plus étroits qu’il ne le semble de prime abord. Nous réalisons
alors qu’il y a une interaction, un échange de sens entre l’écrit et le visuel. Plusieurs
photographies non personnelles participent au discours de la narratrice en acquérant une
signification plus symbolique et en contribuant à la représentation de l’histoire racontée.
Rappelons ici que selon Linda Haverty Rugg, il faut s’adonner à une lecture « sophistiquée382 »
des photographies pour bien saisir la profondeur du sens créé par l’interaction entre l’image et le
texte. Il convient également, ainsi que le préconisent Berger et Mohr, de prendre en compte la
photographie comme un médium de communication dont le message peut varier en fonction du
contexte qui l’entoure383. De ce fait, à découvrir les photographies de Lucien Legras reproduites
dans l’album consacré à sa création et celles incluses dans Le Voile noir (plusieurs d’entre elles
sont doublées) plusieurs perceptions s’offrent au lecteur. Les photos de l’album, dont la plupart
sont les paysages naturels, décontextualisées et dépourvues de commentaires respectifs, se
380 Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography », op. cit., p. 594. 381 Ibidem, p. 594. 382 Haverty Rugg, op. cit., p. 9. 383 Voir Berger et Mohr, Another Way of Telling, New York, op. cit., p. 96-97: « It is because photography has no
language of its own, because it quotes rather than translates, that is said that the camera cannot lie. It cannot lie
because it prints directly. It is photographed precisely because the camera can bestow authenticity upon any set of
appearances, however false. The camera does not lie even when it is used to quote a lie. And so, this makes the lie
appear more truthful».
120
révèlent en tant que perception subjective du monde extérieur384du photographe, tandis que
celles qui accompagnent le texte de Duperey, même si elles ne semblent pas interagir
directement avec le texte, représentent en quelque sorte les sentiments intimes et le monde
intérieur de l’autobiographe. Cette hypothèse qui implique un certain échange de sens entre le
visuel et l’écrit chez Duperey confirme dans sa thèse de doctorat Lisa Gunderman :
[t]he context of these photographs —and all photographs—plays a role in determining
their meaning. In another context, these photographs could show much less regret and
sadness, or even none at all. For example, if they were no longer grouped together in the
book and were instead displayed each one on their own, a sense of regret would disappear
from the viewers when confronted with a number of the photographs. Also, if the viewers
are unaware of the context of these photographs, especially concerning how they relate to
the tragedy, much of the regret disappears. An even more extreme example would be to
imagine the photographs being used for advertising purposes, in which ease they could
easily be colored with feelings of happiness and satisfaction as they attempt to sell a
product. These are just a few examples of ways in which context can and does change the
meaning of photographs385.
En d’autres mots : « [b]y changing the context in which we view a photograph, for example, we
might change our perspective and therefore read it differently386 », c’est pourquoi, les
photographies qui font partie de Lucien Legras, photographe inconnu et du Voile noir n’auront
pas nécessairement la même signification ou la même réception. Duperey fait donc un usage
conscient et diversifié des photographies de son père : elle sépare les images apparentées aux
photos de famille, où elle analyse les personnes représentées, de celles à caractère plus artistique,
dans lesquelles elle met en lumière tant la technique photographique que la valeur esthétique.
384 Voir Weston, op. cit., p. 173 : « By varying the position of his camera, his camera angle, or the focal length of
his lens, the photographer can achieve an infinite number of varied compositions with a single, stationary subject.
By changing the light on the subject, or by using a color filter, any or all of the values in the subject can be altered.
By varying the length of exposure, the kind of emulsion, the method of developing, the photographer can vary the
registering of relative values in the negative. And the relative values as registered in the negative can be further
modified by allowing more of less light to affect certain parts of the image in printing. Thus, within the limits of his
medium, without resorting to any method of control that is not photographic (i.e., of an optical or chemical nature),
the photographer can depart from literal recording to whatever extent he choses ». 385 Gunderman, Lisa, Collaborations and Resistances between Writing and Photography in late twentieth century
France, Diss. University of Illinois at Urbana-Champaign, 2004, p. 47- 48 386 Ibidem, p. 42.
121
Toutes enrichissent le texte à leur façon et se prêtent à l’interprétation dans le contexte de
l’histoire racontée.
Nous pourrions dresser un parallèle entre la photographie reproduite ci-dessus (Figure 3)
et le processus d’écriture du Voile noir. L’église bien visible, mais captée sur la photo juste en
partie, représente cette portion de l’existence de l’auteure qui est bien claire et consciente, mais
coupée de sa vie « d’avant », alors que la cathédrale située au fond, mystérieuse et floue, peut
être perçue en tant que reflet de la période voilée par l’oubli, donc des années et des souvenirs
auxquels la narratrice n’a pas pour l’instant accès. Le regard qui cherche la cathédrale éloignée
doit surmonter les obstacles qui bloquent la vue et qui détournent l’attention du point d’intérêt.
De même, l’auteure devra se distancer de sa vie quotidienne et contourner de nombreuses
difficultés avant de pouvoir accéder au passé à travers le processus de remémoration. La distance
qui sépare ces deux édifices symbolise un écart entre le point de départ et le terme de ce projet
autobiographique. Elle représente le chemin qu’Anny Duperey doit traverser pour revisiter sa vie
et pour pouvoir se connaître et se comprendre. Cette image poétise l’idée de se trouver soi-
même, au fondement de ce récit de soi, et préfigure pour le lecteur une expérience riche en
sensations esthétiques de natures diverses.
Enfin, vers la fin de la préface, la narratrice explique la courte dédicace un peu
énigmatique : « A Pitou, donc. » (VN, p. 9), c’est-à-dire « […] à ma plus semblable au monde,
ma sœur […] » (VN, p. 8). Selon Genette : « [l]e dédicataire est toujours de quelque manière
responsable de l’œuvre qui lui est dédiée, et à laquelle il apporte, volens nolens, un peu de son
soutien, et donc de sa participation387 ». En effet, Patricia Legras, la sœur de l’écrivaine, a
387 Genette, op. cit., p. 127.
122
grandement contribué388 à la réalisation de ce projet. Gardienne des boîtes avec les négatifs, elle
est la seule à accompagner Anny Duperey dans leur exploration. D’ailleurs, elle est devenue
auteure du tirage des photographies qui font partie du Voile noir. Bien qu’il ne s’agisse pas du
propre vécu de Patricia, ce récit raconte la mort de ses parents, et s’affiche donc comme le lieu
symbolique des retrouvailles des deux sœurs séparées par un sort cruel.
Après avoir découvert ces quelques éléments paratextuels, le lecteur peut être d’autant
plus séduit par la beauté des images photographiques et la nature personnelle de ce récit dans
lequel les relations avec les membres de la famille détruite prennent une place essentielle dans
les réflexions autobiographiques de l’auteure. Ce texte d’introduction assouvit donc, au moins en
partie, la curiosité initiale du lecteur, puisque l’écrivaine explique le choix de la dédicace et
présente brièvement les circonstances qui l’ont incitée à rédiger ce texte.
Un autre élément du paratexte qui joue un rôle important pour la structure du texte, ce
sont les intertitres qui accrochent l’attention du lecteur en lui promettant une exploration plus
approfondie de ce récit. Du point de vue de la thématique qu’ils introduisent, il est possible de
sérier six catégories de « titres intérieurs389 ». La première catégorie inclut les titres qui font
référence aux parents et à la famille de l’auteure, comme par exemple : « La famille dans le
pré », « Pépé Duperray », « Papa-maman » etc. La seconde catégorie d’intertitres aborde le sujet
du traumatisme : « Le cauchemar fidèle », « Un boulet au cœur », « Le petit souvenir cruel », etc.
Ensuite, la troisième catégorie évoque la mort : « La commode-sarcophage », « Une seconde
d’inadvertance mortelle », « Faire son deuil », etc. La catégorie suivante se rapporte à la
photographie et se subdivise en deux thématiques : la première a trait aux titres qui mentionnent
388 En effet, Catherine Wieder partage également cette opinion. Voir Wieder, op. cit., p. 149 : « Par suite, chacune
des sœurs aurait pu, tour à tour, aider au dévoilement de l’énigme poursuivie, chacune, et pour l’instant Anny,
redispose les multiples paramètres intrigants dans une configuration de plus en plus intelligible : la gémellarité du
trauma organisera les signifiants en champs symbolique, elle créera cet ordre auquel chacune contribue ». 389 Genette, op. cit., p. 271.
123
le médium photographique : « Le photographe », « Ce que me disent les photos », « Portrait
intemporel » etc. ; la seconde recourt indirectement aux images photographiques insérées dans le
texte : « La lionne », « L’aveugle », « Les maillots qui grattent » etc. Dans les deux cas, les
intertitres sont inspirés par les images photographiques qui accompagnent les chapitres
respectifs. Enfin, la dernière catégorie rassemble divers intertitres sans lien avec les catégories
susmentionnées, tels : « Le Robec », « La lettre sans réponse », « Les enfants sont charmants »
etc. Ces chapitres portent sur l’expérience personnelle de l’auteure et s’inscrivent dans la
thématique abordée par les intertitres appartenant à d’autres catégories, cependant, leur
signification demeure quelque peu obscure sans le contexte fourni par la narratrice. De ce point
de vue, ils s’inscrivent néanmoins dans la tendance générale d’autres éléments du paratexte qui
ont comme but d’intriguer ou d’enchanter le lecteur.
Contrairement au Voile noir, le deuxième volume à caractère autobiographique publié par
Duperey, à savoir Je vous écris…, est totalement dépourvu de « titres intérieurs390 », ce qui ne
veut certainement pas dire que le paratexte ne s’y présente pas de façon intéressante, loin de là.
Comme le note Genette : « […] il y a ensuite des types de textes liés à un régime essentiellement
oral, qu’ils programment ou dont ils dérivent, et pour lesquels le fait même de la performance
orale rendrait la présence d’intertitres difficile à manifester : discours, dialogues, pièce de
théâtre391 ». En effet, le titre Je vous écris… établit d’emblée un contact direct avec le lecteur.
Dès les premiers mots, l’auteure noue un dialogue avec celui qui pose les yeux sur la couverture.
La structure intérieure du texte, suit le même principe. D’emblée, nous nous sentons interpelés et
intrigués. Ce deuxième volume a été publié dans la même collection que Le Voile noir, et il
réplique le même style graphique. Le nom de l’auteure en noir est suivi du titre en rouge dont les
390 Genette, op. cit., p. 271. 391 Ibidem, p. 272.
124
lettres sont de la même taille. Au-dessous, nous trouvons l’image photographique de l’auteure à
l’âge de huit ans, le « Portrait intemporel » bien reconnaissable pour ceux qui n’ont pas manqué
de lire le premier volet. Anny Duperey – actrice et auteure reconnue s’adresse au lecteur en
disant : « Je vous écris… », et en le regardant avec ses yeux de fillette. Ce contraste, cette
contradiction entre les messages véhiculés par les mots et par l’image prend le lecteur/spectateur
par surprise. Une énigme est à résoudre. De même, le texte sur la quatrième de couverture
s’avère aussi révélateur que mystérieux :
[q]uand Le Voile noir est sorti, je n’avais pas pensé du tout, du tout, que des gens, des
personnes me répondraient, me parleraient aussi directement, m’offrant sentiment de
partage, paroles d’apaisement, mise en garde aussi parfois sur la difficulté du chemin à
parcourir encore. Des mots du cœur, de la belle écriture sincère… J’ai pensé « Je ne peux
tout de même pas garder ça pour moi seule… » (JVE, quatrième de couverture, signé : A.
D.)
Ce fragment explique, de façon assez voilée, le titre du texte, rien de plus. Par l’intermédiaire de
ce texte, l’auteure vise à répondre à ceux qui se sont adressés à elle, à ceux qui lui ont parlé. Cela
soulève plusieurs questions : de qui s’agit-il ? De quels mots ? Le suspense s’installe de nouveau.
Peut-être le paratexte intérieur sera-t-il en mesure de donner des réponses ? La seule dédicace : «
[c]e livre est dédié à tous ceux dont les cris ne sont pas entendus » (JVE, p. 7) revient au même
jeu de contradiction. Je vous écris… est dédié à ceux qui ne sont pas capables de communiquer,
donc à ceux qui demeurent muets, et pourtant, la structure du texte repose sur un échange quasi
dialogique entre l’auteure et les lecteurs du Voile noir, donc ceux qui, en fait, ont osé prendre la
parole. Je vous écris… n’est pas un texte continu. Les parties suivantes sont de forme et de
longueur variables et sont séparées dans la plupart des cas par une page blanche. En plus, le récit
est coupé par des blancs qui indiquent les moments de pause, et de façon encore plus irrégulière,
par les lettres qu’Anny Duperey a reçues suite à la publication du Voile noir. Cette organisation
graphique fait penser immédiatement au premier volet à la structure presque similaire. Encadrées
125
et placées généralement au milieu de la page (à quelques exceptions près), les lettres remplacent
les photos et en tant qu’éléments picturaux et textuels, elles participent à la construction narrative
et discursive du récit. Tout comme les photographies de Lucien Legras, les lettres des lecteurs
introduisent une deuxième voix, ou plus exactement une voix plurielle dans la narration. Citées
en entier ou par fragments, écrites en prose ou sous forme de poème, ces lettres racontent des
histoires différentes. Cependant, elles coïncident toutes sur un aspect : elles se rapportent à une
tragédie personnelle qu’elle soit celle du destinateur ou celle d’Anny Duperey. Ces lettres
mettent en lumière la situation de l’auteure, la consolent, l’encouragent, et l’incitent à une
exploration plus approfondie de ses émotions. L’auteure fait référence à ces lettres de la même
façon qu’avec les photographies insérées dans Le Voile noir : parfois directement et d’autres fois
sous silence, transférant ainsi au lecteur tout le pouvoir interprétatif.
Aussi, importe-t-il de conclure que le paratexte tant dans Le Voile noir que dans Je vous
écris… est très riche et se compose de plusieurs éléments dont chacun est un marqueur de sens. Il
joue ici un rôle important d’annonciateur de la thématique, ainsi qu’un rôle séducteur392,
notamment les photographies qui exposent la physionomie de l’auteure, ou bien celles de ses
proches, qui dévoilent, un peu plus que l’écriture ne peut le faire, son histoire et sa situation
familiales. Dans ce cas, les images ont donc le pouvoir d’assouvir le besoin d’un certain
voyeurisme souvent éprouvé envers les personnes publiques : « [l]es livres photographiques ne
se vendent pas. Ou mal. […] En 1992, Anny Duperey avec Le Voile noir (texte avec des photos
prises par son père) a fait exploser les ventes : plus de 200 000 exemplaires393 ». Mais il ne
faudrait peut-être pas attribuer ici tout le mérite aux images photographiques. De toute évidence,
392 Genette, op. cit., p. 73. 393 Guerrin, Michel, « Objectif petits prix ; Des éditeurs courageux investissent le marché du livre photographique
avec des collections de poche », Le Monde, June 24, 1995.
126
tous les éléments du paratexte se conjuguent parfaitement, permettant au lecteur de se
familiariser avec le contexte général du texte ainsi que de réaffirmer ses hypothèses initiales
concernant la nature de ce récit. Le paratexte de ces deux volumes séduit et intrigue le lecteur par
son originalité et par sa promesse de surprise, démontrant en même temps une confusion des
sentiments et un grand bouleversement ressentis par l’auteure et, annonçant l’ambiance et le style
d’écriture qui façonneront le récit. Le lecteur acquiert donc le pressentiment que ce texte, à
caractère autobiographique, fournira une lecture et une expérience riches, mais plutôt difficiles,
car l’atmosphère, qui se déploie autour du texte, est celle de la tristesse, de l’accablement et de
l’impuissance. Le lecteur, confronté d’emblée à une problématique lourde et sérieuse, mais
profondément humaine, s’attendra alors à un récit intimiste, qui conjugue habilement un discours
introspectif et de belles photographies privées pour la première fois présentées au grand public.
Bref, le rôle du paratexte dans le cas de ce récit autobiographique s’avère inestimable, car
les sentiments forts d’anticipation et de curiosité qu’il provoque ne permettront à personne, sans
aucun doute, de remettre ce livre sur l’étagère sans l’avoir lu. Dans ce texte, rien n’est laissé au
hasard. Les éléments paratextuels, sous-entendant un message et une expérience profonds fournis
au travers du texte, taquinent d’une certaine façon le lecteur, l’engagent et lui posent un défi
interprétatif dès le départ, tandis que l’auteure fait appel aux émotions du lecteur, et notamment à
l’empathie et à la compassion avec une virtuosité.
Héritage problématique – dernières traces des parents disparus
Les images reproduites dans Le Voile noir sont l’une des rares traces de Ginette et Lucien
Legras, les parents d’Anny Duperey que cette dernière tente ainsi de préserver de la disparition.
127
Artefacts clairsemés, légués par le père, ils ont le pouvoir insolite de rappeler les visages des
défunts et de dépeindre des bribes de leur vie. Toutefois, pendant des années, ces photographies
furent oubliées, dépossédées ou encore délaissées. Les négatifs, déplacés d’un grenier à l’autre,
ont été finalement enterrés dans la « commode-sarcophage » (VN, p. 13), chez l’auteure, où elles
attendaient un moment propice pour être développés. Pourquoi a-t-il fallu plus d’une trentaine
d’années pour que la prise de possession de cet héritage eut lieu ? Selon la deuxième épigraphe,
l’écoulement du temps favorise la cicatrisation des blessures. Il semble quand même que le cas
d’Anny Duperey soit un peu plus complexe, car il est évident que sa souffrance causée par la
mort de ses parents n’a jamais cessé. L’écrivaine avait besoin du temps à la fois pour trouver de
la volonté, pour reprendre du courage, et pour regagner une disposition psycho-émotionnelle, qui
lui permettraient de revisiter le passé. Pour l’auteure, ce fut trente-cinq ans de dénégation et de
mûrissement qui l’ont enfin amenée au point où elle était capable de faire face à son trauma394 et
d’en faire une expérience utile, car bénéfique pour sa santé psycho-émotionnelle.
La première tentative d’ouvrir les boîtes de négatifs entreprise par Anny Duperey et sa
sœur, Patricia Legras, s’est avérée un moment d’une immense intensité : « [n]ous ressentions une
émotion, mêlée de respect et d’appréhension, comparable à celle, peut-être, des archéologues
avant la momie qu’ils ont exhumée » (VN, p. 14). Soigneusement et attentivement, les deux
femmes se sont mises à scruter le contenu. Tout semblait important, tout avait une valeur et une
signification, chaque élément faisant partie de leur modeste héritage, y compris alors « l’écriture
décolorée et laconique » (VN, p. 14) de leur père. Cependant, la tension s’est montrée
insupportable lorsque les sœurs ont vu sur les négatifs les visages de leurs parents. Elles ont
394 Il importe de remarquer que les relations entre Annie Ernaux et ses propres parents étaient également
compliquées ce qui résulte en un certain trauma et une déchirure identitaire. Cette idée sera explorée de façon plus
détaillée dans le chapitre suivant.
128
refermé les boites et les ont dissimulées de nouveau. Voir un fantôme et faire face au passé
ignoré pendant la plupart de notre existence est une expérience difficile et pénible qui exige de la
préparation, mais est-il vraiment possible de se préparer à affronter l’inconnu ? Les sœurs
n’étaient pas prêtes à ce moment-là pour aller jusqu’au bout de cette expérience. C’est pourquoi
les photographies, développées par une personne de confiance qui comprenait la spécificité de la
situation et la signification de ce projet, se sont retrouvées encore une fois dans le tiroir de la
« commode-sarcophage » (VN, p. 13), sans même être regardées. Le courage et la détermination
s’étant d’un coup dissipés, sans trop y penser, les deux femmes ont décidé de prolonger le statu
quo. L’auteure définit l’impossibilité de confronter son passé traumatique, moment vécu comme
« […] [une] paralysie, [un] sentiment atone sans larmes et sans grandiloquence qui vous retient
la main […] » (VN, p. 16). Toutefois, cette « paralysie » comprise comme un instinct d’auto-
défense lui permet de vivre sa vie, sa « vie bonne » (VN, p. 14), soit de se concentrer sur un
présent apparemment entièrement détaché de ce lointain événement comme le suggère Bruno
Frappat : « [c]ette amputation, ce travail où les mots et les morts se sont épaulés ses mots à elle,
ses morts à elle, et maintenant les mots des autres, les morts des autres cela n'empêche en rien,
visiblement, Anny Duperey de vivre395 ». À présent, carrière et vie en famille semblent
préoccuper plus instamment Anny Duperey. Son refus de revenir au passé agit donc comme une
ligne de démarcation qui sépare les deux étapes de sa vie, et qui élimine, mais seulement en
apparence, leur interdépendance. Cependant, même s’il est ignoré, ce passé épineux pose
inévitablement de l’ombre sur son présent. Il arrive un moment où il faut enfin l’affronter, le
repenser et le prendre en charge pour pouvoir s’en libérer. Le développement des photographies
395 Frappat, Bruno, « Chronique : La dolce morte », Le Monde, 8 novembre 1993.
129
est le premier pas qu’Anny Duperey a fait vers la redéfinition de son passé et en conséquence
vers son rétablissement psycho-émotionnel.
Même si la première tentation d’explorer les boîtes contenant les photographies a échoué,
les graines de la curiosité et de la nécessité de revenir à ses racines ont été semées. Le moment
opportun est enfin venu, trente-cinq ans après la mort de Ginette et Lucien Legras, les boîtes ont
été sorties de nouveau. La deuxième tentative fut plus réussie. Parmi les négatifs, l’auteure a
retrouvé les cartes d’identité de ses parents ainsi qu’un livret de famille. Elle appelle cette
trouvaille des « reliques » (VN, p. 15). Les comparaisons et le choix des mots utilisés pour
décrire les premières sensations liées à la découverte de ces bribes du passé démontrent la
complexité des sentiments que l’auteure entretenait vis-à-vis de ses parents, et définissent une
relation beaucoup plus complexe qu’elle semble à première vue. Notons qu’il n’est pas
inhabituel d’user d’une telle terminologie portant sur la mémoire et la photographie. En effet,
dans ses réflexions théoriques consacrées à la mémoire, Jean-Yves Tadié, dont nous avons cité le
travail à plusieurs reprises dans le chapitre précédent, compare celui qui s’engage dans le
processus de remémoration à un « archéologue396 » qui s’efforce de rebâtir des villes
inexistantes depuis lontemps397. Anny Duperey suit le même rite, le même chemin, les
photographies étant pour elle un point de départ pour la reconstitution de son passé oublié. Le
mot « archéologue » sous-entend une approche à caractère scientifique et impartiale, le substantif
« sarcophage398 » fait allusion à ce qui a déjà disparu ou est condamné à la disparition inévitable
et irréversible, tandis que le nom « relique » désigne un objet de culte, qui implique la foi et le
sentiment d’adoration. En conséquence, grâce à ce choix lexical particulier, l’auteure réussit à
396 Tadié, op. cit., p. 10. 397 Ibidem, p. 10. 398 Dans le même ordre lexical s’inscrit également le fragment déjà cité auparavant où l’auteure mentionne
« l’exhumation » et « la momie » (VN, p. 14).
130
exprimer toute une gamme de sentiments suscités par ce rare héritage. Ainsi, délibérément ou
non, Anny Duperey parvient-elle à dévoiler le caractère très spécifique de son récit, où la
dimension personnelle et intimiste est, tout au long du texte, équilibrée par une déconstruction et
une analyse minutieuses des faits relatés. Pierre Dracheline l’explique ainsi : « Anny Duperey, en
refusant l'hypocrisie, les bons sentiments, la sensiblerie et le culte des morts, en tenant sa
souffrance à distance, avec une certaine raideur, a pris le risque de paraître cynique et cruelle. En
fait, son texte, d'une grande beauté d'expression, est une leçon de maintien399 ». Ainsi, le texte de
Duperey atteint-il un certain degré d’objectivisation étant en même temps une forme de
purification à travers l’écriture.
Cependant, les objets les plus problématiques dénichés dans la profondeur de la
« commode-sarcophage » (VN, p. 14) étaient les photographies. Lucien Legras a réalisé une
collection d’images diverses, composée de photos de famille, de paysages, de portraits
d’inconnus, etc. Cet assortiment de photographies professionnelles dotées d’une valeur artistique
certaine, a suscité des sensations esthétiques fortes chez l’auteure ainsi que le désir de les
exploiter dans un processus créatif.
Les images illustrant le Voile noir appartiennent à des catégories différentes de la
création photographique. Certaines d’entre elles peuvent être classifiées comme des photos de
famille, alors que d’autres peuvent être considérées comme des œuvres d’art. Toutefois, les unes
et les autres en contact avec le texte ne se cantonnent pas à l’illustration et dépassent en outre
leur caractère et leur sens habituels. Cependant, les interactions entre les photographies et
l’écriture dans le Voile noir n’ont pas toutes la même spécificité. Certaines collaborent à
399 Dracheline, Pierre, « En vitrine : Anny Duperey, pudeur à vif », Le Monde, 2 mai, 1992.
131
l’écriture et à la construction narrative de ce récit, soient celles qui reflètent400 l’état d’esprit ou
l’état d’âme de la narratrice sans pour autant y être explicitement impliquées. Nous trouvons
aussi des photographies qui agissent comme des preuves d’une réalité disparue. Enfin d’autres
nourrissent l’imaginaire de l’auteure. Toutes jouent un rôle particulier mais nécessaire au
développement du récit.
Les photos de famille de l’écrivaine se retrouvent dans l’espace public de son récit
autobiographique où elles servent d’aide-mémoire. Elles participent également à la construction
identitaire de la narratrice. Nous tenons à rappeler que selon Berger et Mohr, les photographies à
caractère privé sont des objets aimés pour ceux qui reconnaissent leur appartenance à l’histoire
qu’elles saisissent401. Cependant, même si elles possèdent pour Duperey une grande valeur
sentimentale en tant que les seules traces de ses parents perdus, elles n’en deviennent jamais pour
autant des objets à « valeur cultuelle402 » dont parlait Walter Benjamin, car leur dimension
référentielle est restreinte403. Anny Duperey distingue les visages de ses parents, mais elle ne les
reconnaît pas. En conséquence, les images photographiques qu’elle introduit dans son texte y
sont soumises à une scrutation, à une analyse et à une description minutieuses. En plus, le rôle
400 Lisa Gunderman partage aussi ce point de vue. Voir Gunderman, op. cit., p. 31: « Sometimes the photographs in
a book exhibit patterns or repetitive features that work in collaboration with the accompanying text and even echo
certain aspects of the story ». 401 Voir Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89 : « And in life, meaning is not instantaneous.
Meaning is discovered in what connects, and cannot exist without development. Without a story, without an
unfolding, there is no meaning. Facts, information, do not in themselves constitute a meaning. Facts can be fed into
a computer and become factors in a calculation. No meaning, however, comes out of computers, for when we give
meaning to an event, that meaning is a response, not only to the known, but also to the unknown: meaning and
mystery are inseparable, and neither can exist without the passing of time. Certainty may be instantaneous; doubt
requires duration; meaning is born of the two. An instant photographed can only acquire meaning insofar as the
viewer can read into it a duration extending beyond itself. When we find a photograph meaningful, we are lending it
a past and a future ». 402 Benjamin, op. cit., p. 81. 403 Pour Annie Ernaux, les photos de famille ont, en général, leur valeur sentimentale typique, à l’exception des
photographies de sa sœur défunte. Comme Ernaux ne l’a jamais rencontrée, elle n’est pas capable d’assigner une
valeur référentielle à ces images photographiques. Alors, dans ce cas précis, ces photos ont pour Ernaux une valeur
comparable à celle qu’ont les photos de ses parents pour Duperey.
132
que les photographies ont à jouer au sein du texte de Duperey dépasse la fonction habituelle
qu’elles ont dans un album familial. D’habitude, leur « fonction sociale404 », (l’idée que nous
avons expliquée dans le chapitre théorique) repose sur l’évocation ou la commémoration des
évènements passés permettant en même temps de retracer les relations d’apparentage familial.
Les photos de famille sont donc des preuves d’une certaine réalité partagée par un certain groupe
d’individus et elles ne quittent pas cet espace privé de la famille. Cependant, dans ce cas précis,
les photographies familiales sont traitées comme des outils qui ont pour but de forcer un
processus de remémoration et de re-construction d’un passé bien concret, mais impénétrable
pour la narratrice. Éric Dupont observe un phénomène identique chez Marguerite Duras :
« [p]our Duras, la photographie semble devenir un souvenir nostalgique ayant perdu sa capacité
de raviver la mémoire et ayant besoin d’être re-actualisé par une nouvelle narration
autobiographique qu’elle soit fictive ou pas405 ». Vu le nombre restreint de photographies
privées ainsi que l’absence des données cognitives à leur propos, la représentation de l’histoire
familiale des Legras s’avère donc quasiment impossible. Toutefois, comme nous le verrons un
peu plus tard, à travers son récit personnel inspiré par ces photographies, Anny Duperey sera
capable de re-construire une certaine continuitée généalogique.
En revanche, les photographies artistiques, qui appartiennent à l’espace public, entrent ici
dans la sphère privée. Une conjugaison habile de l’écrit et du visuel donne naissance à un
nouveau sens qui découle de cette interaction si subtile et si puissante. Les belles images de la
nature se joignent aux mots de confession personnelle pour raconter une histoire de guérison
avec toute une variété d’émotions telles que la tristesse, le désespoir, la langueur, la solitude,
mais aussi l’optimisme, l’attente et la foi dans l’avenir. Grâce à leur interaction avec l’écrit, les
404 Bourdieu, op. cit., p. 116. 405 Dupont, op. cit., p. 65.
133
photographies participent activement à la représentation de l’état d’esprit de l’auteure. Parfois,
on a l’impression que les photos de famille n’ont pas pour Duperey la valeur nostalgique dans le
sens traditionnel du terme tandis que les photographies artistiques éveillent en elle des
sentiments beaucoup plus profonds et personnels que de simples sensations esthétiques.
Et pourtant, l’écriture autobiographique aurait comme but d’approfondir la connaissance
de soi et de développer la personnalité du sujet écrivant ; quelle peut être alors la fonction de
telles images dans une telle entreprise ? En fait, elles se révèlent également inspiratrices et
révélatrices de la quête identitaire.
Il semble que l’auteure est d’une certaine façon à la recherche de ce « mythe d’une
famille idéale406 », dans laquelle elle se voit dans le rôle conventionnel d’une fille aimée de ses
parents tendres et dévoués407. Cette attente envers les albums familiaux est communément
partagée :
[f]amily photography, like family portraiture, sustains the notion of the family as a
corporate entity. Family photographs which draw on these ancient themes of unity and
cohesiveness sustain the myth. They remind us of our most altruistic hopes and our most
unselfish possibilities. No wonder that the sale of cameras and the appeal of family
photographs continue to grow408.
En revanche, incapable de re-découvrir sa vraie histoire, elle finit par construire une sorte de
« mythologie409 » de soi qui assouvit, au moins à un certain degré, son besoin d’appartenance et
de connaissance de ses origines. Rappelons à ce sujet que Berger et Mohr considèrent que toute
la puissance de la photographie repose sur l’interprétation et le sens que lui assigne le
406 Hirsch, Family Photography: content, meaning, and effect, op. cit., p. 70. Cette idée a déjà été expliquée dans le
chapitre théorique. 407 Ibidem, p. 12. 408 Ibidem, p. 32. 409 Méaux et Vray, op. cit., p. 10.
134
spectateur/lecteur410. Dans le Voile noir, la lecture des photos se fait toujours au moins sur deux
niveaux : tout d’abord par la narratrice et ensuite par le lecteur. Les images nourrissent l’écriture,
l’écriture ranime les photographies. Cette interaction entre le texte et l’image résulte en la
création d’une réalité quelque peu alternative, ni entièrement vraie ni totalement fausse. Comme
le constate Timothy Dow Adams, les photographies ne sont pas en général capables de renforcer
la dimension référentielle du texte autobiographique411. Ceci semble encore moins possible dans
le cas d’un autobiographe dépourvu d’un des moyens indispensables pour raconter son histoire
de vie, c’est-à-dire la mémoire.
Le statut « problématique » des photographies insérées dans Le Voile noir est alors
pluridimensionnel. D’une part, leur charge émotionnelle est très forte, d’autre part, elles sont
dépourvues de leur valeur nostalgique typique. Elles jouent donc des rôles multiples et
importants, et en même temps, elles compliquent le caractère et la réception de ce récit. Cet
apport des photographies aux textes qu’elles illustrent est commun et crucial, car c’est justement
de ces interactions complexes entre l’image, l’écriture et la réalité qu’est né une signification
essentielle de l’œuvre comme un tout. Notre analyse des récits d’Annie Ernaux en fera
également preuve.
410 Voir Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 92 : « In the relation between a photograph and words,
the photograph begs for an interpretation, and the words usually supply it. The photograph, irrefutable as evidence,
but weak in meaning, is given a meaning by the words. And the words, which by themselves remain at the level of
generalization, are given specific authenticity by the irrefutability of the photograph. Together the two then become
very powerful; an open question appears to have been fully answered ». 411 Voir Dow op. cit., p. XXI : « The common sense view would be that photography operates as a visual
supplement (illustration) and a corroboration (verification) of the text – that photographs may help to establish, or at
least reinforce, autobiography’s referential dimension. In the wake of postructuralism, however, I argue that the role
of photography in autobiography is far from simple or one-dimensional ».
135
La lutte contre le néant ou l’anamnèse impossible
L’écriture, en général, est un processus qui exige du temps et qui rend possible la mise en
ordre des pensées, ce qui, à son tour, permet une expression plus complète et plus cohérente des
idées et des réflexions. L’écriture autobiographique n’équivaut pas à une simple description de la
vie de son auteur, mais plutôt à une réflexion approfondie sur soi, autrement dit, en une
méditation sur le passé ou encore une réévaluation de son expérience personnelle. Entre le
moment où l’auteure écrit dans son journal qu’un jour elle devra écrire son propre livre412 (VN,
p. 102) et la date de publication du Voile noir, s’écoulent 30 ans. C’est une période de maturation
psychique et émotionnelle indispensable pour que l’écrivaine puisse enfin aborder le sujet de son
trauma. Contrairement à la conversation, l’écriture n’exige pas de contact direct avec le
destinataire, soit le lecteur. Cela rend le dévoilement de la sphère privée plus facile et parfois
même plus sincère. En plus, l’écrivaine peut progresser selon son propre rythme sans contraintes,
sans être pressée ou jugée directement. Ce confort psychique permet à Anny Duperey de mener à
bien ce projet dont les effets finaux sur sa guérison étaient de prime abord incertains. Pour
Duperey, l’écriture n’est pas seulement un moyen d’extérioriser ses émotions, mais aussi de
combler le vide laissé par la disparition de ses parents. En d’autres mots, ce récit
autobiographique permet à l’auteure une confrontation avec le passé, et dans un même temps de
révéler l’importance de l’autre (dans ce cas précis - de ses parents, dans Le Voile noir et dans Je
vous écris… - de ses lecteurs) dans le processus de sa guérison.
412 Avant Le voile noir, Anny Duperey a publié deux romans : L’Admiroir (1976) et Le Nez de Mazarin (1986).
Dans le deuxième récit, Le Nez de Mazarin, il y a déjà un motif dramatique – une femme qui tue son mari et qui
s’isole dans le silence. Nous pourrions chercher ici des similarités entre la fiction et la vie de l’auteure. Cependant, il
est clair que « son propre livre » serait celui qui raconterait son propre trauma tel qu’elle l’a vécu.
136
À travers cette écriture personnelle illustrée et facilitée par les photographies, Anny
Duperey déplie les replis de sa mémoire pour prendre en charge certains événements de son
passé et tâche de mieux comprendre son état émotionnel. La relation entre le texte, les images
photographiques et la remémoration est essentielle dans son cheminement vers la guérison
affective. Cependant, c’est l’écriture qui s’avère être l’élément le plus puissant du processus
cathartique. D’une part, les photos constituent une source d’inspiration et fournissent un certain
savoir sur les parents de l’écrivaine, alors que d’autre part, la mise en mots de ses pensées, de ses
souvenirs et de ses observations encourage le processus d’anamnèse et permet de re-construire
une certaine vision du passé.
Comme nous l’avons déjà mentionné, Anny Duperey affirme avoir perdu la mémoire le
jour tragique de la mort de ses parents. Les souvenirs disparus, les membres de la famille
dispersés ou oubliés, l’auteure se retrouve sans quasiment aucun lien avec son passé d’« avant »,
avec ses origines. Enfin, elle décide de regagner l’accès aux évènements et à la période de la vie
auxquels elle avait essayé d’échapper pendant des décennies. Comment pourrait-on interpréter
cet acte? Doit-on y voir un caprice ? Peut-être est-ce une obligation ou un impératif intérieur ?
Ou comme le nomme Claire Gatinois, serait-ce : « [l]’obsession de l’enfance, toujours. D’une
enfance à refaire413 »?
Dès la première page, ce texte autobiographique se veut comme un projet d’auto-
guérison, où rien n’est prédit ni garanti. C’est un projet risqué, qui, peut-être offrira du
soulagement, mais qui sans doute, n’épargnera pas de douleur supplémentaire, mais c’est avant
tout « un espace où pourraient être déposés les angoisses, les émotions, les questionnements
413 Claire Gatinois et Anne Michel, « Ces artistes qui s'engagent », Le Monde, 29 novembre 2007.
137
[…]414 ». Ayant fait le premier pas, l’auteure décide de ne plus masquer son chagrin et de traiter,
ou au moins d’examiner les causes de son malaise à travers l’écriture. Anny Duperey s’attache
donc au défi de raconter sa vie en essayant en même temps de restaurer la continuité de sa vie et
de son être. Elle entame la chasse aux souvenirs avec dévouement. La tentative de restituer sa
mémoire415 constitue le cœur du récit, les images photographiques en sont un support primaire et
le résultat final surprend par sa forme, sa beauté et sa profondeur. Il importe de rappeler ici nos
constatations du chapitre théorique que les récits de soi peuvent en effet avoir des formes très
distinctes. Selon Jean Starobinski, « [l]a forme traditionnelle de l’autobiographie tient le milieu
entre extrêmes : le récit à la troisième personne et le pur monologue416 ». Donc, sans qu’il y ait
de règles claires ni rigides, l’autobiographe devrait tenter de représenter une vie de façon juste et
honnête sans pour autant effacer toutes les marques de subjectivité. Il note également qu’« […] il
faut savoir, par une information extérieure, que le narrateur et le héros du récit ne sont qu’une
seule et même personne417 », et que « [l]e récit doit couvrir une suite temporelle suffisante pour
qu’apparaisse le tracé d’une vie418 ». Écrit en prose, Le Voile noir raconte à la première personne
les événements de la vie de l’auteure, qui est en même temps la narratrice et le personnage
principal du texte. Dans les chapitres de longueur variable, l’auteure présente certains
événements de sa vie et la relation avec les membres de sa famille. Et pourtant, il est impossible
de qualifier ce texte d’autobiographie canonique, non seulement à cause de l’inclusion de
414 Buyse, S., et L., Al-Salehi, J-L., Van Laethem, A., Kentos, S., Luce, Z., Mekinda., G., Ena, T., Roumeguère, A.,
Demols, Y., Sokolov, P., Simon, B., Bailly, M., Marchand, B., Gaspard, « L’espace enfants/adolescents, un lieu
d’accueil pour les enfants et les adolescents dont un parent est atteint d’un cancer », Psycho-Oncologie, December
2012, vol.6, issue 4, p. 247. 415 La situation d’Anny Duperey est spécifique, car elle souffre d’une amnésie. Il est donc évident que l’approche
d’Annie Ernaux à la remémoration ne peut pas être la même. En effet, pendant le processus de l’écriture, Ernaux ne
compte pas uniquement sur sa mémoire, mais profite, en plus, de ses archives privées telles que ses journaux
intimes, par exemple. 416 Starobinski, op. cit., p. 259. 417 Ibidem, p. 259-260. 418 Ibidem, p. 257.
138
plusieurs photographies, mais aussi à cause de certains procédés inaccoutumés pour ce type
d’écriture. Du point de vue de la structure, l’autobiographie d’Anny Duperey est très fragmentée.
Les courts chapitres relatent des épisodes vécus, mais certaines parties du récit se rapprochent
plutôt de l’imaginaire que de la réalité. L’histoire est racontée de plusieurs façons ; parfois
l’auteure opte pour un monologue, à d’autres moments elle s’adresse directement à ses parents
ou à ses lecteurs. Il faut donc souligner ici l’importance de l’autre et de l’interaction avec l’autre
qui a lieu tout au long du récit. Il semble que l’auteure ait besoin d’un témoin pour que le
processus de la guérison puisse être activé. Un destinataire anonyme, même dépersonnalisé, un
observateur dont la présence est médiatisée semble indispensable pour témoigner la réunification
de l’histoire personnelle de l’écrivaine. Son regard compatissant, mais éloigné est une force
motrice des changements salutaires qui se produisent pendant le processus d’écriture. Comme le
remarque dans sa thèse, Lisa Gunderman : « [t]hey [Duperey et Roubaud] work through their
emotions in the creation of their books as they would in a therapy session […]419 ». En effet,
pour Anny Duperey le but du Voile noir, dont elle ne se rend pas compte au départ, est de
raconter le souvenir de la mort de ses parents. Elle doit le raconter à quelqu’un, non seulement le
mettre en mots, sinon elle aurait pu le faire dans son journal. La confession exige un confident et
l’auteure a besoin de partager son expérience. La « présence » de ses parents dans ce récit et leur
rôle dans le processus guérisseur est aussi indéniable. Si improbable soit-il, nous assistons d’un
certain échange entre la narratrice et ses parents décédés qui résulte en un rétablissement d’une
filiation entre toutes ces trois personnes. Évidemment, dans Je vous écris… l’interaction avec les
lecteurs est aussi réelle que ses effets : « Duperey calls upon the readers primarily as a support
419 Gunderman, op. cit., p. 23.
139
system and a listening community who, through their participation in the book, will help
transform her and the memory of her parents […]420 ».
En outre, de nombreuses photographies prises par le père de l’auteure forment une partie
essentielle de la construction narrative de cette histoire autobiographique. Ces images
photographiques ont pour Duperey une valeur bien particulière, elles l’attirent et l’inspirent, elles
la séduisent et la touchent et « lui parlent » (VN, p. 16). La narratrice ne peut tout simplement pas
rester indifférente envers ces photographies, dans lesquelles elle place beaucoup d’espoir. En
effet, Duperey croit que ces clichés photographiques contiennent sa mémoire possible, ou sa
mémoire potentielle : « […] ces photos sont beaucoup plus pour moi, elles me tiennent lieu de
mémoire » (VN, p. 7), elles sont donc une porte à cette partie d’elle-même qui lui est
inaccessible. Ce projet photo-auto-biographique421 repose donc sur l’idée qu’écrire sur les
photographies laissées par son père permettrait à l’auteure de restituer sa mémoire au moins en
partie, sinon entièrement. Ce choix éclectique des moyens de communication, donc les
photographies et l’écriture, ainsi que la narration éclatée mettent en évidence une discontinuité,
une rupture irréparable qui a découpé la vie de l’auteure. Nous ne pouvons pas observer ici le
passage naturel entre les événements et les périodes de vie ou entre les étapes de maturation.
Nous assistons plutôt à une reconstruction identitaire qui se fait à partir des quelques bribes du
passé. Cependant, même s’il n’y a pas de fil conducteur ininterrompu et explicite qui mènerait le
420 Gunderman, op. cit., p. 84. 421 Il existe un terme de « photobiographie » expliqué par Gilles Mora. Voir Mora, Gilles, « Photobiographies »,
dans Traces photographiques, traces autobiographiques, Publications de l’Université de Saint-Étienne, Saint-
Étienne, 2004, p. 107 : « Ce néologisme, on le comprend, s’est fabriqué par référence à un genre littéraire auquel il
empruntait certains arguments, qui est celui de l’autobiographie. »
Et c’est ainsi que Yves Clemmen décrit la nature du Voile noir : « [t]he mixed media are integrated in one narrative
that is neither a photo novel nor an illustrated novel. » Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography »,
op. cit., p. 592.
140
lecteur du début jusqu’à la fin du récit, tous les éléments et les événements s’arrangent pour
imiter en quelque sorte le processus de remémoration qui résulte en un certain soulagement.
À partir d’une quarantaine de photos en noir et blanc Duperey entreprend donc son
voyage vers le passé. Comme le note Véronique Montémont, la relation entre le texte et les
images dans Le Voile noir est « symbiotique422 ». En effet, les photographies de famille sont à
l’origine de l’écriture d’Anny Duperey, elles ont une fonction de déclencheur du texte423. Le
lecteur envisage alors un double tissu narratif : verbal et iconique, tout au cours du récit. La
photo, qui a été stratégiquement placée juste avant la première mention de la mort de ses parents,
représente une femme en pèlerine noire, qui quitte une rue ensoleillée, mais déserte, et qui
s’enfonce dans un passage en pierre, où la lumière solaire est progressivement remplacée par
l’ombre.
Figure 4, (VN, p. 18).
422 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),
[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105]. 423 Nous pouvons observer un processus un peu pareil également dans L’usage de la photo d’Annie Ernaux. Les
photographies privées sont à l’origine de l’écriture, toutefois elles mènent l’auteure à des réflexions et souvenirs un
peu au hasard.
141
Métaphoriquement, cette image illustre la première étape de cette entreprise autobiographique :
l’intention de l’auteure de revenir aux années d’enfance et d’affronter la mort. L’écrivaine
entreprend alors une quête initiatique pour se découvrir elle-même, dans l’ombre et la lumière
des autres ainsi que pour découvrir ses propres ombres et lumières. Nous pouvons donc nous
imaginer Anny Duperey qui s’enferme dans une chambre pour raconter son histoire, mais pour
pouvoir le faire, elle doit se plonger dans le passé sombre et obscur. Les ténèbres symbolisent
aussi bien le trauma vécu que l’amnésie qui en a résulté. Ainsi, l’auteure commence-t-elle sa
traversée, qui a comme but la découverte de soi, de ses racines, et de son passé voilé par l’oubli.
Il y a très peu de personnes qui pourraient l’aider ou la soutenir pendant cette épreuve accablante
; la plupart de ce pèlerinage elle fera donc toute seule. Le voyage entamé, la narratrice ne sait pas
ce qui l’attend au bout du chemin. Probablement, il y a une sortie du passage capté sur la photo,
mais nous ne pouvons pas la voir, juste comme nous ne pouvons pas savoir quel sera l’effet de
cette expérimentation d’écriture et de remémoration menée par Duperey. Cependant, la
symbolique et l’atmosphère de cette image ne sont pas entièrement pessimistes. La lumière, qui
prédomine sur l’ombre, incarne l’espoir. Nous avons donc l’impression que l’auteure croit
pouvoir découvrir ce qui demeure ombré dans sa mémoire. L’écrivaine ne s’arrête pas sur cette
photographie, elle ne la commente pas en permettant au lecteur de l’interpréter librement. Mais
ne dit-on pas que les images valent plus que les mots424? Cette photo introduit alors un sentiment
d’attente et d’anticipation, et prépare, dans le sens figuré, le lecteur à la suite du récit. La photo
d’une femme en pèlerine noire est une ouverture du récit propre à travers lequel le lecteur, tout
comme l’auteure, envisagera l’inconnu.
424 Ouellette-Michalska, op. cit., p. 13.
142
Le récit d’enfance, souvent privilégié dans les autobiographies, prend également une
place importante dans Le Voile noir. En fait, tout ce projet autobiographique repose sur la
redécouverte de l’enfance perdue. Mais contrairement aux nombreux autobiographes, qui
reviennent à cette période de leur vie avec une grande nostalgie, Duperey y retourne à
contrecœur. Pour elle, cette époque est pour toujours marquée par une tragédie personnelle et par
le choc qui en a résulté. De plus, la mort de ses parents est presque le seul souvenir d’enfance qui
n’a pas été effacé par son amnésie. Il n’est donc pas surprenant que ce soit un grand défi pour
l’auteure de revivre et de décrire ces moments, et pourtant, c’est ainsi qu’elle commence son
récit. Cette première mention de la mort tragique de ses parents est calme, dépourvue
d’émotions. La narratrice explique simplement ce qui a causé l’accident en question, et pourquoi
elle et sa sœur y ont survécu. Cette description incomplète n’est pas choquante, car l’auteure ne
parle pas de ses propres sensations, mais se concentre plutôt sur les faits et les circonstances
extérieurs :
[j]e peux donc, puisque je me le suis fixé, écrire que Lucien Legras et son épouse Ginette
sont morts le 6 novembre 1955 à 11 heures du matin. Nés à quelques mois d’intervalle,
ils étaient tous les deux dans leur trentième année.
Ma sœur avait à peine six mois et moi huit ans et demi. (Que ceux qui aiment faire les
comptes les fassent.) (VN, p. 20)
Même si cela n’est pas tout à fait explicite, ce fragment peut être compris comme un « pacte
autobiographique425 » dans lequel l’écrivaine affirme l’identité entre elle-même et la narratrice,
et s’engage à présenter son histoire personnelle comme authentique. Cette introduction demeure
assez insolite pour débuter un texte autobiographique. Duperey ne commence pas par la
description du jour de sa naissance, mais celui de la mort de ses parents. Pourquoi ? Elle constate
: « […] ma vie a commencé le jour de leur mort » (VN, p. 7). D’une certaine façon, pour elle,
425 Lejeune, Le pacte autobiographique, op. cit., p. 14.
143
c’est là que tout commence ; le début de sa « deuxième vie », car sa « vie précédente » a disparu
avec celle de ses parents. Il s’agira dès lors, dans l’écriture d’Anny Duperey, de jeter un pont
entre ces deux parties de sa vie séparées par un abîme d’oubli et de les réconcilier à l’aide d’une
anamnèse imposée. Tout comme la femme qui passant sous un tunnel relie les deux lieux, les
deux réalités, celle de l’ombre et celle de la lumière. Cette image revêt donc une dimension
proleptique et illustre bien ce geste de conciliation de deux espaces-temps.
La narration de Duperey reflète sa réticence. Le Voile noir est un exemple d’une écriture
qui suit le questionnement et la réflexion de l’auteure. Les trois dernières pages de ce premier
chapitre sont un enregistrement des pensées et des sensations, souvent entrecoupées par des
blancs qui sous-entendent des pauses ou qui imitent des instants d’hésitation. Les émotions
ressenties pendant la scrutation du carnet de famille, la remise en question de l’utilité de ce
projet, suivies par quelques détails concernant les circonstances de la mort de ses parents
pointent du doigt un état de vulnérabilité. La narratrice n’est pas encore prête à tout dire, elle
avance donc lentement, à tâtons. Aussi, après une telle ouverture, s’arrête-t-elle et change de
sujet. Dans le chapitre qui suit, Duperey reprend son histoire en décrivant la maison et les
membres de sa famille ; c’est en quelque sorte un deuxième début, qui va mener à nouveau à la
description de la journée fatale, cette fois-ci, détaillée, profondément émouvante, mais aussi
repensée et réinterprétée d’une certaine façon. Ainsi, la mort des parents de l’écrivaine sera-t-
elle, au sens littéral et figuré, le point de départ et l’aboutissement de son projet
autobiographique.
Cependant, il ne faut pas oublier que le texte autobiographique, si spontané soit-il, doit se
conformer aux exigences qui peuvent être parfois difficiles à remplir, par exemple : « la fidélité
144
et la cohérence426 ». Georges May rappelle que « l’autobiographie […] se fonde sur la mémoire
[…]427 », qui peut s’avérer souvent inexacte, et par conséquent, l’aspect véridictoire du récit
autobiographique peut être remis en question. Comme nous l’avons expliqué dans le chapitre
théorique, un autobiographe devrait donc s’engager à ce contrat de sincérité, et tenter de dire
toute la vérité sur sa vie pour maintenir la relation de confiance avec le lecteur. Anny Duperey
essaie de se soumettre à ces conditions, toutefois, elle se trouve dans une situation bien
spécifique, car elle ne peut pas compter sur sa mémoire pour évoquer le passé : « [d]e la même
manière, je ne veux demander de renseignements à personne, ni traits de caractère, ni précisions
de lieux. Je voudrais rendre compte, sans rien emprunter, de ce qu’ils m’ont laissé. La tâche dure
et ingrate : il ne me reste presque rien… » (VN, p. 20). La narratrice refuse donc de recourir à la
« mémoire collective428 » distinguée par Halbwachs, ou à la « mémoire des proches429 »,
discernée par Ricœur, qui pourraient être encore consultées. Une reprise du contact avec les
membres de la famille élargie aurait pu s’avérer fructueuse pour son progrès remémoratif.
Cependant, Anny Duperey choisit de continuer à se séparer de façon délibérée de cet important
groupe social. Ainsi, l’auteure se prive-t-elle d’une source considérable du savoir sur soi et sur
ses origines. Elle espère entrouvrir la porte à son passé (qui reste pour l’instant verrouillée), à
travers l’écriture et une étude des images photographiques. C’est une vision prometteuse, car
plusieurs psychologues soutiennent que les souvenirs ne peuvent jamais disparaître430
entièrement, il est seulement impossible de dire si l’oubli est irréversible ou non431. En plus,
426 Lejeune, L'autobiographie en France, op. cit., p. 21. 427 May, op. cit., 1979, p. 81. 428 Halbwachs, La mémoire collective, op. cit., p. 10. 429 Ricœur, op. cit., p. 161. 430 Voir Michaux, op. cit., p. 31 : « […] beaucoup de psychologues, notamment Bergson, estiment qu’il n’y a jamais
de destruction vraie d’un souvenir mais seulement obstacle à son évocation. Le souvenir serait, en somme, immortel
mais passerait souvent en léthargie ». 431 Ibidem, p. 37.
145
comme il est scientifiquement prouvé que : « [p]hotographs can easily trigger memories for past
events that have been forgotten or otherwise unavailable from conscious recollection. They can
also help us relive the happy or sad feelings experienced in events of our lives432 ». Rien n’est
donc impossible. Même dans le cas d’une amnésie, il se peut que les souvenirs puissent émerger
de façon inattendue sous l’influence d’une stimulation intentionnelle ou d’une association
accidentelle. L’auteure ne se trompe pas, il y a une chance qu’une telle entreprise aboutisse à une
réussite, ou au moins, à un résultat peu ou prou satisfaisant. Le jeu en vaut donc la chandelle.
L’évocation des souvenirs « est parfois laborieuse voire pénible433 » et requiert un effort
considérable. Duperey semble en être bien consciente : « [o]n ne s’attaque pas impunément au
silence et à l’ombre depuis si longtemps tombés sur ce qui a disparu » (VN, p. 7). En effet, il est
difficile de revenir au passé tellement traumatique, si jusqu’au présent on essayait de l’éviter à
tout prix. Et quand Duperey répète : « le silence […] retomba sur EUX » (VN, p. 13), elle pense
naturellement au voile de l’oubli qui a anéanti ses souvenirs d’« avant », donc – les souvenirs de
ses parents, du bonheur et de l’insouciance enfantine, de l’amour familial et de son intimité
corolaire. Cela renvoie également aux années qui ont suivi cette perte irrévocable marquées par
la souffrance et le manque. Dès lors, nous réalisons que ce texte se transforme inéluctablement
en un champ de bataille entre la conscience et la subconscience de l’auteure, où la plume et les
photographies deviendront des armes pour lutter contre son amnésie et son désespoir. L’écriture
du Voile noir vise à rompre le silence, à détruire les barrages qui restreignent les émotions de
l’auteure à faire face aux fantômes et aux cauchemars qui la tourmentent depuis si longtemps.
L’écriture, la confession, commence et l’écrivaine admet ouvertement qu’elle n’est pas
sûre que les bribes des souvenirs sauvegardés soient de vrais souvenirs ou plutôt des événements
432 Blandon-Gitlin et Gerkens, op. cit., p. 330. 433 Michaux, op. cit., p. 32.
146
racontés par les autres, ce qui ne fait qu’accréditer son désir de sincérité. Ce besoin d’être
honnête, de dire toute la vérité, et de la partager avec les lecteurs incite Anny Duperey à choisir
le genre autobiographique qui lui permet de se confier « sans avoir recours au masque de la
fiction434 » (VN, p. 7). D’une part, en tant qu’actrice professionnelle, Anny Duperey est habituée
à se faire voir aux autres sans jamais se dévoiler elle-même, seulement en tant que personnage
qu’elle incarne – ce n’est pas donc une exhibition strictement personnelle. Cependant, dans son
récit autobiographique, Duperey se met à nue devant son public, vulnérable en tant que femme,
en tant que personne et non pas en tant qu’actrice ou écrivaine. Néanmoins, peut-on écrire une
autobiographie et adhérer à ses critères de sincérité et de véridicité lorsque les seuls outils pour
raconter l’histoire sont des images photographiques prises par quelqu’un d’autre 30 ans
auparavant, et une mémoire défectueuse qui ne retient presque aucune trace de certaines périodes
du passé ? Selon Véronique Montémont, « […] il faut élargir le champ du contenu
photobiographique aux éléments qui contribuent à doter le sujet de son histoire, et considérer
comme valide toute image annexée par le dispositif textuel435 ». Les photos de son père peuvent
donc servir d’une source valable du savoir sur la vie et la famille de l’auteure. Toutefois, quant à
la mémoire, le projet autobiographique de Duperey repose plutôt sur son absence, et il a comme
but de la raviver, grâce aux photographies et à l’écriture de soi. Dans sa quête de la
représentation sincère, Duperey se propose d’aller au-delà de ses capacités, soit d’atteindre et
d’enregistrer ce qui échappe à sa mémoire. Elle vise donc à dépasser les limites du possible.
Mais comme le notent Licata, Klein et Gély :
[i]l n’y a d’histoire possible que parce qu’individus et groupes sont capables de
s’approprier ce qu’ils vivent dans des récits. Pour Hannah Arendt, cette transformation
434 Ce n’est pas le premier texte d’Anny Duperey qui touche au sujet de la mort, mais le premier qui est tellement
personnel. 435 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 48.
147
des événements en récit est constitutive de la condition humaine (Arendt, 1961). Dans le
récit, l’événement historique change de cadre ontologique. L’événement ne relève plus
seulement de la réalité objective de ce qui a eu lieu, ni seulement de la réalité subjective
de ce qui a été vécu. Il relève désormais de la réalité intersubjective de ce qui est dit
(Carr, 1986). Par rapport à de mêmes événements passés, plusieurs histoires sont ainsi
possibles436.
De ce point de vue, la valeur véridictoire437 du Voile noir, même si elle paraît relative, ne peut
pas être contestée ; le récit conserve toujours son authenticité.
Le projet amorcé, l’écrivaine entame donc sa poursuite des souvenirs. Les photographies
sont revécues et les émotions sont re-construites par le texte : « […] Le Voile noir était le livre de
ma douleur, de l’inextinguible manque de lui, d’elle […] ». (LLPI, p.10) Le processus de la
rédaction de ce texte se présente donc comme un grand défi non seulement sur le plan
émotionnel mais aussi du point de vue de l’incapacité à s’exprimer :
[e]t puis de se retrouver là devant la feuille, des heures, des jours, envahi par ce si
pressant besoin, avec un trop-plein de choses à dire, celles qu’on n’arrive pas à dire,
qu’on sent mais qui ne se formulent pas – pas encore ou jamais – l’émotion qui gonfle et
qui bloque tout, rempli à en avoir mal physiquement et le souffle court d’une aspiration
impuissante, et ça pousse, ça pousse, mais ça ne sort pas et on ne sait pas ce que c’est.
(VN, p. 175)
Afin de surmonter ce blocage, l’auteure commence par enregistrer toutes ses réactions et ses
émotions évoquées par l’étude des photos et par le travail de remémoration. Elle tente d’explorer,
de décrire et d’expliquer en profondeur les sentiments et les raisons de son comportement. En
conséquence, cette écriture de soi prend la forme d’une auto-analyse psychologique et émotive
qui, en effet, permet à l’auteure de mieux se comprendre et de comprendre la trajectoire de son
436 Licata, Laurent, Klein Olivier, Gély Raphaël, « Mémoire des conflits, conflits de mémoires : une approche
psychosociale et philosophique du rôle de la mémoire collective dans les processus de réconciliation intergroupe »,
Information sur les Sciences Sociales, SAGE Publications 2007, (Los Angeles, Londres, New Delhi et Singapore),
vol. 46 (4), p. 577-578. 437 Voir Strasser, Anne, « De l’autobiographie à sa réception : quand les lecteurs prennent la plume », Voix
plurielles, 2011, no162, p. 99 : « Finalement, autant pour l’autobiographe que pour le lecteur, la question de la
« vérité » est bien moins cruciale que l’on ne pourrait le croire. La recherche d’un sens à donner à son existence, la
quête de sa propre identité priment sur la fidélité du récit à la vie vécue ».
148
existence. Cet auto-questionnement sera aussi important pour sa guérison que les explications
fournies ou les conclusions tirées occasionnellement par l’auteure. Le texte se construira alors au
fur et à mesure, et la suite sera imprévisible aussi bien pour le lecteur que pour la narratrice :
[j]e n’irai pas plus avant pour l’instant. Je voudrais simplement regarder ces photos,
écouter ce qu’elles me disent – si toutefois elles peuvent me parler. Je n’en sais rien.
Sinon je me tairai. Je me tairai encore. Que faire d’autre ? (VN, p. 21).
En effet, il est impossible de prévoir une séance de remémoration, surtout quand on dépend
d’une mémoire fautive. Dans ce cas-là, le processus d’anamnèse ressemblera plutôt à une
démarche analytique. Comme le constate James Olney : « […] we should understand memory as
a faculty of the present and an exact reflection of present being that also recapitulates and
reverses the entire process by which present being has come to be what it is438 ». Ainsi, suite à
cet effort pour se souvenir, la tension entre le passé et le présent sur les pages du récit
autobiographique de Duperey devient très intense. Sa narration repose sur un va-et-vient constant
entre ce qui s’est passé et ce que l’auteure ressent au moment de l’écriture. Nous avons
l’impression que l’auteure voyage dans le temps, qu’elle se déplace entre deux réalités. Quand
elle écrit, elle s’enferme dans son cabinet et s’enfonce dans le passé, tandis que sa vie présente
dans laquelle elle a sa propre famille continue à l’extérieur. Cependant, chacune de ces revisites
du passé apporte aussi des changements de la perception du présent. En effet, cette
interdépendance et confluence du passé et du présent sont un phénomène naturel dans le
processus thérapeutique :
[…] il importe de préciser que les récits du passé impliquent tout autant le présent de
celles et ceux qui sont en train de raconter que l’avenir qu’ils sont en train de projeter.
Dans le récit, un certain passé est approprié, mais toujours en fonction d’un certain
présent et d’un certain avenir439.
438 Olney, op. cit., p. 241. 439 Licata, Laurent, Klein Olivier, Gély Raphaël, op. cit., p. 578.
149
Le Voile noir est empli de recours autoréférentiels où l’auteure, souvent frustrée,
s’interroge sur l’utilité et le sens de cette épreuve. Il s’avère bientôt que de rares souvenirs,
concernant sa vie d’« avant », sont liés uniquement aux objets et aux endroits, tandis que ce qui
lui est le plus important, ce sont les gens et surtout ses parents. Ils ne semblent pas exister dans
sa mémoire. Les souvenirs de « tout l’humain » (VN, p. 30) ont été effacés. La narratrice est
déçue, elle se sent impuissante. La tentation d’empoigner sa mémoire ne donne aucun résultat.
Elle n’éprouve aucun lien avec la petite fille qu’elle était avant l’accident. Elle regarde les
photos, elle essaie d’évoquer tous ses souvenirs d’enfance, mais sauf les vagues réminiscences
de certains lieux, situations ou sensations, rien ne lui revient, rien n’est net ni saisissable :
« [m]on corps se souvient sans doute. Mais dans ma tête, rien. RIEN ». (VN, p. 167) Dans les
cas, où l’oubli apparaît dans l’ordre naturel des choses, il semble quelque peu moins pénible et
nous pouvons y remédier tant bien que mal en sauvegardant les preuves d’une réalité vécue.
Cependant, l’oubli qui est irréversible, selon Paul Ricœur, cause autant de souffrance que la
mort440. L’oubli équivaut donc à une perte, à une autre sorte de disparition. L’écrivaine a perdu
non seulement ses parents, mais aussi la mémoire de tout ce qu’elle a vécu avec eux. Elle a donc
perdu une partie de soi et de sa propre histoire, c’est pourquoi cette expérience d’écriture et de
remémoration échouée est tellement pénible441 pour elle. D’autre part, Le Voile noir lui offre
également une possibilité de réunir tous les souvenirs, ceux matériels et immatériels, qui lui
restent et d’en faire un canevas pour re-construire son histoire, car comme le note Bruno
Frappat :
440 Ricœur, op. cit., p. 553. 441 C’est une situation particulièrement pénible. C’est ainsi que Louis Bunuel parle de l’oubli : « You have to begin
to lose your memory, if only in bits and pieces, to realize that memory is what makes our lives. Life without
memory is no life at all… Our memory is our coherence, our reason, our feeling, even our action. Without it we are
nothing… » Bunuel, Louis, My last sigh, New York, Knopf, 1983, p. 4-5.
150
Anny Duperey porte sur sa vie un regard clair en même temps que limité. Car il y a dans
sa mémoire, sur tout ce qui précéda le fait divers ayant anéanti sa famille, un black-out
complet. Elle n'a aucun souvenir d'avant. Une fois, et une seule, dans un rêve, sa mère lui
est « apparue » fugitivement, et vivante. Sur la souffrance elle dit : « Il y a un cri, qui peu
à peu se tarit. » Mais il faut crier. Sur le passé antérieur, en quelque sorte, elle va vivre
avec ce manque, comme un livre peut subsister sur une bibliothèque : en dépit de
quelques pages arrachées à son début toute la fin peut rester d'un chef-d’œuvre...442
En outre, dans la situation d’Anny Duperey, l’oubli n’est pas seulement son ennemi, mais
aussi son adjuvant. La perte des souvenirs suite à une amnésie était sans doute une expérience
violente aux conséquences affligeantes et marquantes pour le reste de sa vie. Mais l’oubli qui a
suivi par la suite semble avoir revêtu un aspect défensif :
Elle refoule pour ne pas mourir, pour ne pas devenir folle, pour ne pas se confronter à son
passé, à elle-même. Son moi social et extérieur est donc volontairement et vitalement
superficiel et pelliculaire ; […] un moi travaillé par un horrible sentiment de culpabilité
vis à vis de la mort des parents443.
En tant que petite fille, l’auteure a dû faire face à la perte tragique de ses parents, ce qui lui a
causé un choc post-traumatique. Malheureusement, elle a dû se débrouiller avec cette expérience
toute seule, et elle l’a fait tant bien que mal, car rien n’était résolu, expliqué, compris, ou même
partagé avec qui que ce soit. À titre de rappel, ce deuxième type d’oubli prend ses sources, selon
Bédarida, dans l’absence de processus d’acceptation d’un traumatisme, donc, dans un trouble
non traité de façon appropriée444. Pendant toute sa vie, l’écrivaine ne cesse de réinventer et de
renforcer cette couche protectrice qui l’isolerait de ce qu’elle a vécu. En d’autres mots, en
l’occurrence, l’oubli n’est pas uniquement imposé par sa condition médicale, donc, par son
amnésie, mais il manifeste également un refus délibéré de partager les émotions étouffées
pendant trop longtemps :
442 Frappat, op. cit., 8 novembre 1993. 443 Soulages, op. cit., p. 201. 444 Bédarida, op. cit., p. 735.
151
[j]e m’y comportais, je crois, exactement comme si rien ne s’était passé. Je jouais, je
courais avec mes cousins dans le jardin, je parlais d’autre chose, presque gaie. En somme,
j’opposais l’image d’une enfant monstrueusement étrangère à l’affliction générale. (VN,
p. 39)
Je faisais ce que je pouvais. Je résistais à ma manière. Elle était dure. Je me souviens du
silence consterné qui pesa après ma réplique, des regards douloureux et impuissants sur
moi. J’étais agressivement seule, renfermée sur moi-même. (VN, p. 40)
Les jours et les mois qui suivirent sont pour moi noyés dans le brouillard, un brouillard
presque aussi épais que celui qui occulte les années d’avant leur mort, mais je garde en
mémoire, tout frais et encore sensibles, les deux ou trois moments où, ma résistance
vaincue, je fus malgré moi forcée de baisser les armes devant la douleur. (VN, p. 41)
C’est donc Anny Duperey elle-même qui « résiste » en construisant un mur de silence autour de
son trauma et autour de son passé pour s’abriter de la souffrance et des images du passé qui ne
cessent de la hanter. Et même dans Le Voile noir, l’écrivaine résiste et remet à plus tard le
moment où elle mettra par écrit le jour du décès de ses parents. Mais le silence n’est jamais une
bonne solution, il pèse plus qu’il n’apaise : « [l]e chagrin cadenassé ne s’assèche pas de lui-
même, il grandit, s’envenime, il se nourrit de silence, en silence il empoisonne sans qu’on le
sache » (VN, p. 77). Un refoulement, un rejet des souvenirs déchirants est une fuite qui
n’équivaut pas à une guérison, au contraire, il n’est qu’un camouflage du problème. Certes, il
permet de continuer la vie de façon, en apparence, un peu moins troublée, mais il bloque en
même temps la guérison émotionnelle et psychique, c’est pourquoi la narratrice était aux prises
avec son passé, sa culpabilité et son amnésie pendant si longtemps. Il est juste de noter ici que le
refus de contempler le trauma et ses conséquences résulte également en un refoulement et en une
interruption de la continuité dans le développement de l’histoire personnelle. Dans tout le cas, la
perte des souvenirs est donc néfaste pour l’auteure ainsi que pour le développement de son
identité. Il n’est pas alors surprenant qu’Anny Duperey entreprenne cette lutte contre
l’anéantissement d’une partie de soi et de son passé, avec un si grand acharnement.
La situation d’Anny Duperey paraît être extrêmement difficile : elle n’a aucun souvenir
de ses parents, et les photos de famille n’ont pas pour elle la valeur nostalgique typique. En fait,
152
ce n’est pas entièrement vrai ; l’auteure possède un souvenir de ses parents, très vif et très net
dont elle n’était jamais capable de se débarrasser et qui la hante depuis son enfance. C’est le
souvenir du moment où elle les a découverts morts dans la salle de bain. Comme nous l’avons
mentionné, il y a plusieurs théories concernant l’oubli et l’évocation des souvenirs oubliés. Il
semble quand même qu’elles ne s’appliquent pas aux souvenirs traumatiques qui, apparemment,
peuvent s’imprimer dans la mémoire avec une force inconnue. Selon Jean-Marc Dupeu, tant
l’amnésie que la sauvegarde de l’empreinte si forte dans la mémoire de ce seul événement (il
s’agit du moment où Anny Duperey découvre les corps de ses parents dans la salle de bain) sont
des conséquences exemplaires du choc post-tramautique :
[e]n effet, chez ces sujets les souvenirs sont soit inexistants, frappés d’un refoulement
massif indépassable, soit hypermnésiques parce que violemment traumatiques,
inévocables directement et, du reste (c’est un caractère majeur du souvenir traumatique),
impossibles à réinsérer dans la trame de l’histoire du sujet. Caractère qui contribue à les
rendre inévocables445.
Ce projet autobiographique devient peut-être la seule chance pour l’auteur de retravailler l’image
de ses parents enregistrée dans sa mémoire et de retrouver des éléments manquants qui lui
permettraient de raccommoder son histoire à elle. C’est pourquoi l’auteure persiste dans son
travail de remémoration, même s’il s’avère ardu ; elle s’y consacre avec une ardeur opiniâtre et
continue sa lutte contre l’oubli, ou plutôt contre l’amnésie en écrivant et en revivant le passé.
L’interaction entre l’écriture et tous les procédés mentaux et affectifs est en effet profonde.
L’écrivaine se soumet à une vraie dissection ; elle cherche une explication, des réponses, et avant
tout, la réconciliation avec elle-même et avec son passé. Progressivement, les émotions étouffées
commencent à bouillonner, la douleur auparavant indicible ainsi que les sentiments de culpabilité
et de révolte, de rancœur et d’agressivité qui rongeaient la narratrice de l’intérieur pendant des
445 Dupeu, Jean-Marc, « Légendage », Psychiatrie française, vol. 33, no 1, 2002, p. 123.
153
années, revendiquent leur droit d’être expulsés. Comme l’explique David Le Breton pour que la
thérapie soit efficace : « [l]I faut arracher la souffrance à l’innommable. Le silence est ici
complice de l’ignoble, il laisse la blessure à vif. L’instauration d’un sens à l’événement est un
mode de résolution qui désamorce une part de l’horreur, l’impensable en quoi réside justement le
traumatisme446 ». C’est donc exactement ce que fait la narratrice du Voile noir : son récit devient
peu à peu une expression des sentiments les plus intimes et le processus d’écriture ressemble à
un rite de purification interne.
L’excès de débris traumatiques ne permet plus à l’auteure de parler de son trauma de
façon voilée. Le seul moyen grâce auquel elle peut sortir de ce cercle vicieux des reproches, de la
culpabilité et des visions et des souvenirs tordus, est de faire face à la réalité et de dire la vérité.
Pour pouvoir retrouver la paix de l’esprit tellement fragile et fugace, il faut s’arranger avec ses
démons, alors, Anny Duperey n’abandonne pas, elle « se débat avec elle-même, avec ses parents,
avec ces photos447 ». Le passé émerge à travers le texte, mais il n’y a aucune trace d’un souvenir
ravivé : « [d]eux années d’écriture contre trente-cinq ans de silence, est-ce trop ou trop peu ? Je
ne sais. Mais il faudrait achever, arrêter cette recherche vaine vers le passé, et tirer un trait sur
ma mémoire amputée. » (VN, p. 210) À ce moment-là, ce sont les images de son père qui lui
viennent au secours.
La narration dans Le Voile noir est supportée par les photographies familiales qui étaient
traditionnellement appréciées pour leur valeur documentaire. Cependant, Véronique
Montémont note que :
[…] la simple juxtaposition : elle crée des interactions, mais aussi des interférences, qui
font qu’aucun des deux éléments ne peut sortir indemne de la relation photobiographique,
dès lors que chacun est tributaire de l’autre dans sa construction du rapport au réel. C’est
446 LeBreton, David, « Douleur et torture : la fracturation de soi », Douleur et Analgésie, 1997, no 3, p. 110. 447 Soulages, op. cit., p. 199.
154
pourquoi la photographie perd assez vite, dans les textes autobiographiques, sa valeur
d’illustration ou de preuve448.
La relation entre l’écriture et les photographies privées entraîne donc une modification mutuelle
du sens. Nous avons noté dans le chapitre théorique que, selon Sylvie Jopeck, les images
photographiques très souvent incorporées dans les récits autobiographiques contemporains
permettent de rendre compte de « l’histoire familiale449 » et individuelle. Cependant, elle
remarque aussi que la photographie « prenant place dans une œuvre autobiographique ou
biographique, ajoute une déformation supplémentaire à ce qui est déjà transformé par la mémoire
et l’écriture450 ». Et en plus, l’interaction entre ces deux modes de représentation est donc
tellement forte que selon Jopeck, l’union des photos et de l’écriture dans les récits de soi résulte
en textes hybrides, où s’entremêlent souvent « le réel et l’ouverture à l’imaginaire451 ». En effet,
la mémoire abîmée et les photographies dont les référents sont non reconnaissables ne peuvent
pas garantir la vérisimilitude de la représentation. Ainsi, les images photographiques servent-
elles à l’écrivaine plutôt comme une inspiration, et non pas comme un support à valeur
documentaire. Dans Le Voile noir, l’auteure présente une série de souvenirs construits à partir
des clichés photographiques qui font penser aux « souvenirs-écrans452 » de Freud. Les images
verbales inspirées par les photographies s’appuient sur la déduction faite à partir de ce qui y est
représenté et à partir de ce que l’auteure a entendu ou sauvegardé dans la mémoire. Tout comme
dans le cas des « souvenirs-écrans453 », dans les souvenirs fabriqués par Duperey il y a du réel et
448 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 49. 449 Jopeck, op. cit., p. 86. Sans s’y limiter, bien sûr. 450 Ibidem, p. 96. 451 Méaux et Vray, op.cit., p. 12. 452 Freud, op. cit., p. 114. Le terme « souvenirs-écrans » a été expliqué dans le chapitre théorique. 453 Ibidem, p. 114.
155
de l’imaginaire454. L’un des exemples, peut-être le plus déchirant, est le texte intitulé « Attends,
je finis mon rang… » (VN, p. 155), inspiré par trois photographies de l’auteure elle-même sur
lesquelles elle porte des vêtements tricotés. Dans cet extrait, Anny Duperey analyse le goût de sa
mère pour le tricotage. Il y émerge l’image d’une femme qui s’adonne à cette activité avec un
dévouement incompréhensible :
Or ma mère tricotait.
De préférence des choses compliquées.
Et sans arrêt.
Je ne sais pas trop quoi déduire de cette information, mais je sais qu’elle poussait ceux
qui l’entouraient au bord de la crise de nerfs à force de « attends, je finis mon rang… ».
(VN, p. 157)
Au fur et à mesure que l’écriture progresse, l’auteure arrive à la conclusion que ce passe-temps
de Ginette Legras était pour elle un moyen de se dérober, de s’isoler du monde extérieur, de le
fuir. Cette hypothèse mène l’écrivaine à un soupçon encore plus pénible : « [t]on besoin de fuite,
ma mère – et c’est là une noire question à jamais sans réponse –, ne t’a-t-il pas entraînée bien
plus loin que tu ne le cherchais ? » (VN, p. 158) L’internalisation de cette vision d’une mère qui
souhaitait abandonner ses enfants n’est pas soutenue par des preuves ou par de vrais souvenirs et
aurait pu empêcher ou bloquer le processus de guérison de l’auteure. Heureusement, Anny
Duperey a réussi à revoir l’image de sa mère aussi sous un autre angle.
Faute de souvenirs réels et de savoir concernant ses proches, l’auteure s’applique à la
dissection des photos, elle les regarde, les analyse, et les interprète de façon tout à fait singulière.
Tout d’abord, la scrutation des images, est suivie d’une description détaillée de ce qu’elles
saisissent, et ensuite, par une variation textuelle autour des scènes saisies par l’objectif d’un
454 Voir Blandon-Gitlin, et Gerkens, op. cit., p. 330 : « Because the use of photographs in retrieval attempts may
trigger enhanced images of suggested events […] »
156
appareil photo. En conséquence, l’écriture d’Anny Duperey, dépasse de loin la notion de
l’« ekphrasis complétive455 » et devient l’exemple de l’« ekphrasis moderne456 »457 :
[l]’accent n’y porte plus tant sur la description précise (ou sur l’essai de description)
d'une œuvre d'art picturale, mais davantage sur la spécificité du langage qui sert de
support à cette description, et sur les réactions ou les sentiments (parfois très libres) de
l »auteur à l'égard de la représentation visuelle qui déclenche le processus d'écriture elle-
même458.
En effet, l’auteure écrit sur les photographies, « à côté » d’elles (VN, p. 211), sur ce qu’elle
ressent en espérant restituer son vécu d’« avant ». Les théoriciens tels que Tadié, Ricœur et
Halbwachs, affirment que c’est l’imagination qui joue un rôle prépondérant dans le processus de
remémoration. Non sans raison donc, Anny Duperey se sert de son imagination pour stimuler sa
mémoire déficiente. Toutefois, comme les souvenirs n’émergent pas, ses commentaires,
dépourvus de données concrètes s’approchent de la fiction au lieu de représenter le vécu et le
réel. En même temps, Philippe Ortel remarque que l’interaction entre le texte et l’image a
comme but de « faire rêver459 ». C’est en effet ce qui se produit sur les pages de ce texte
autobiographique, car en partant des « interventions […] extrêmement descriptives460 », Duperey
parvient à construire des visions qui ne maintiennent pas de rapport étroit avec la réalité.
Cependant, les souvenirs imaginaires d’Anny Duperey, ne peuvent quand même pas être
comparés aux « souvenirs fictifs461 », étudiés par Maurice Halbwachs, qui, comme nous l’avons
expliqué, sont une superposition des visions différentes fournies par les plusieurs personnes. Les
images dépeintes par Duperey ne reposent pas sur le processus d’anamnèse, mais d’abord sur
455 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460. 456 Gorp, op. cit., p. 165. 457 L’explication détailée des deux notions se trouve dans le chapitre théorique. 458 Gorp, op., cit., p. 165. 459 Ortel, op. cit., p. 10. 460 LeBlanc, Julie, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras
introduites dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », Dalhousie French Studies, vol. 87, 2009, p. 93. 461 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 5.
157
une analyse minutieuse des bribes d’une réalité, telles que les photos, sur le savoir fragmentaire,
ou sur une déduction qui donnent parfois une impression d’un souvenir évoqué. Elles requièrent
dans la plupart des cas un grand travail d’imagination et par conséquent ressemblent aux
« souvenirs-images462 », dont parle Paul Ricœur, ceux qui incluent des perceptions sensorielles
et s’inscrivent dans le cadre d’une expérience mnésique. Toutefois, selon Halbwachs, les
souvenirs changent de forme à force d’être évoqués à plusieurs reprises, et par conséquent, nous
sommes capables d’arriver tout au plus à une « reconstruction approchée du passé463 ».
Toutefois, même si le processus de remémoration est réussi, l’image du passé ne doit pas
nécessairement être plus véridique que celle qui surgit à travers la déduction, l’imagination et les
réflexions hypothétiques. Selon Georges Gusdorf :
[l]’étude du souvenir ne doit pas être abordée selon les critères de l’exactitude objective
ou de la déformation, de l’erreur ; la mémoire met en scène, bien plutôt, l’élaboration de
l’être personnel par la remise en jeu des significations. L’historialisation de la conscience
de soi dans le souvenir permet à l’individu de se découvrir tel qu’il fut, tel qu’il est, tel
qu’il doit être selon sa propre ressemblance, c’est-à-dire selon le vœu profond de sa
nature, qui ne peut s’accomplir dans le cadre limité du présent, où prédominent les
exigences et réquisitions de la situation immédiate et de l’environnement matériel et
spirituel, peu propices à l’accomplissement de l’être dans sa plénitude464.
En vertu de toutes ces observations, il faut constater que Le Voile noir ne convient pas à
la vérité totale et incontestable. Les données concernant une partie de la vie de l’auteure sont
limitées et les photographies, qui avaient pour but de servir comme aide-mémoire, ont perdu leur
capacité à authentifier le récit, et ont incité des divagations imaginaires. Selon Véronique
Montémont, « [l]es images de Lucien Legras, et ce qu’elles représentent, sont écrasées par cette
lecture dysphorique ; l’énoncé photographique disparait au profit d’une énonciation
462 Ricœur, op. cit., p. 53. 463 Halbwachs, Les cadres sociaux de la mémoire, op. cit., p. 89. Cette idée est déjà apparue dans la partie théorique
de la présente thèse. 464 Gusdorf, op. cit., p. 11.
158
fantasmatique […]465 ». Par conséquent, la présentation de l’histoire personnelle faite par
Duperey est conditionnée non seulement par les limites qu’imposent les moyens de
représentation, mais avant tout, par sa perception de la réalité ainsi que par le manque de
matériau interprétatif, ce qui résulte en une certaine « fictionnalisation de soi466 »
autobiographique. Cependant, cette entreprise autobiographique ne se montre pas du tout
invalidée sur le plan de la guérison psycho-émotionnelle, car la reconstruction d’un passé
imaginaire fournit à l’écrivaine un soulagement réel et fortement ressenti. En outre, la réalité,
quelque peu virtuelle et profondément marquée par une expérience personnelle, dans laquelle, en
dépit des toutes les contraintes, l’écrivaine rétablit un lien avec sa famille, absorbe le lecteur qui
commence à s’interroger et à se poser les questions les plus importantes sur la vie, la mort,
l’amour, la responsabilité, la souffrance, et les relations avec les autres. Ce récit
autobiographique fournit donc une expérience auto-analytique non seulement à son auteure, mais
aussi au lecteur, chez qui il provoque une quantité d’émotions, ce dont témoignent les lettres qui
ont servi d’inspiration au deuxième volume Je vous écris…
En bref, le choix du genre autobiographique pour cette sorte de confession paraît donc
bien justifié, car le processus d’écriture exige du temps et de la réflexion pour que le récit soit
compréhensible et cohérent. En outre, la réécriture permet à la fois de se distancier des
événements racontés, de les revoir sous un autre angle, et de se poser les questions sur la fiabilité
de la représentation des faits. En d’autres mots, l’écriture autobiographique offre la possibilité de
réinterpréter ses réactions et ses sentiments sans brouiller le transfert du message par un
bouleversement émotionnel excessif. Le processus de la rédaction assure donc une certaine
objectivité, si illusoire soit-elle, de la représentation, ce qui, de son côté, renforce la dimension
465 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 48. 466 LeBlanc, Julie, « Introduction – écritures autobiographiques », op. cit., p. 10.
159
thérapeutique de l’écriture, et par conséquent, même si elle ne garantit pas, au moins, rend
possible une certaine guérison ainsi qu’une meilleure compréhension de soi.
À la recherche de soi
Comme l’a noté Louis-Jacques Dorais, dans son article intitulé La construction de
l’identité467, il est difficile de définir l’identité de façon claire et précise, même si de telles
tentatives ont déjà été entreprises par de nombreux chercheurs. Selon Dorais, la notion de
l’identité sous-entend un rapport relationnel avec toutes sortes d’éléments qui façonnent, ou qui
font partie de notre existence468. Il explique aussi que
[c]haque individu possède sa propre conscience identitaire qui le rend différent de tous
les autres. Cela signifie que l’identité est d’abord appréhendée comme phénomène
individuel. On peut fondamentalement la définir comme la façon dont l’être humain
construit son rapport personnel avec l’environnement469.
Par conséquent, « [l]a construction identitaire reflète l’histoire personnelle de chacun. Cette
histoire comprend plusieurs éléments différents : l’interaction de la personne avec ses parents,
l’apprentissage des rôles liés à son sexe, l’éducation reçue dans son milieu, etc.470 » À la lumière
de ces observations, il semble donc que le processus de formation identitaire, au moins dans sa
phase initiale, se fait de façon inconsciente, car ce sont toutes les expériences vécues et tous les
gens rencontrés, qui l’influencent, ou même la conditionnent. Dorais remarque également que
467 Voir Dorais, Louis-Jacques, « La construction de l’identité », Discours et constructions identitaires, Deshaies
Denise et Diane Vincent dir., Laval, Les Presses de l’Université Laval, 200, p. 3 : « L’identité équivaut à la relation
qu’on construit avec son environnement. Ce terme reçoit ici un sens très large. L’environnement ne se limite pas au
milieu naturel. Il comprend tout élément signifiant faisant partie de l’entourage d’une personne : les gens d’abord,
mais aussi les paroles (énoncées dans une langue spécifique qui leur donne un sens et une forme particuliers ou, en
contexte diglossique, résultant du choix entre deux langues ou plus) et les actes de ces gens, ainsi que les idées et les
représentations (les images porteuses de sens) transmises par ces paroles et ces actes, de même que les produits
matériels qui découlent de l’activité humaine ». 468 Ibidem, p. 3. 469 Ibidem, p. 2. 470 Ibidem, p. 3.
160
l’identité est un « phénomène qui apparait tôt dans la vie de l’individu471 », « est sujette à
changement472 », « se poursuit tout au long de la vie473 », et « ne peut être appréhendée qu’à
travers l’interaction474 ». Les réflexions de Dorais coïncident alors avec les observations de
Maurice Halbwachs, présentées dans le chapitre théorique, portant sur l’importance de la famille
dans le processus de la formation identitaire, au moins dans son stade initial. Naturellement, le
premier contact entre l’enfant et le monde extérieur se fait sous la direction et l’œil attendri des
parents. Le jeune individu se joint tout d’abord au cercle de la famille la plus proche pour élargir
par la suite le milieu de socialisation aux personnes non unies par les liens du sang. L’acquisition
des compétences sociales ainsi que la sauvegarde des valeurs et des traditions familiales sont
d’importance cruciale pour le développement personnel ultérieur ainsi que pour le
fonctionnement dans la vie privée et dans la société. L’absence de supervision d’un enfant et de
sa relation avec l’entourage extérieur peut résulter en un développement dérangé qui affectera
l’ensemble de la vie, y compris de sa vie adulte. Et de même, le manque de rites transmis d’une
génération à l’autre isole l’individu et le met en dehors du groupe auquel il appartenait au départ.
Dans un tel cas, comme nous l’avons expliqué dans la partie théorique, la continuité d’une
histoire personnelle est considérablement troublée. C’est la raison pour laquelle le savoir
concernant nos origines et notre famille est un facteur essentiel qui définit notre identité, aide à
développer notre personnalité, et indique la façon dont nous maîtrisons la vie. Un individu
dépourvu des connaissances fondamentales concernant sa famille ressent d’autant plus le poids et
les conséquences de ce manque. Ainsi, Anny Duperey admet se sentir handicapée, privée d’une
partie essentielle d’elle-même :
471 Ibidem, p. 2. 472 Dorais, op. cit., p. 2. 473 Ibidem, p. 2. 474 Ibidem, p. 3.
161
[j]e me sens pauvre, amputée. Arrivée au milieu – possible sinon probable – de ma vie, je
voudrais, avant de pencher vers le deuxième versant, me connaître. Il me manque pour
cela une part importante de moi-même, ma définition première. « Tout se joue avant six
ans », dit-on. Avec son caractère propre mais aussi avec ce qu’on hérite de son milieu et
de ses parents. Quelle est ma part et quelle est la leur ? Que m’ont-ils transmis, à part leur
amour, qui est lui-même devenu abstraction ? (VN, p. 30-31)
Le désir pressant de remédier au sentiment d’incomplétude ressenti si fortement par Duperey est
également lié au fait qu’elle est devenue mère. Le vide poignant qui trouble sa vie affecte aussi
ses enfants : « [s]on livre, qui est aussi une sorte d’offrande à son compagnon et à leurs enfants,
est, pour tous, l’antidote à ces blessures que l’on tente de dissimuler, tant bien que mal : “Les
pans de vie qui s’écroulent, l’amertume du temps qui fuit, les morts qu’on laisse derrière
soi”475 ». L’écrivaine doit donc se retrouver en tant que fille pour pouvoir s’accomplir dans le
rôle de la mère. La reconstruction de son identité aura alors l’influence non seulement sur sa vie,
mais aussi sur celle de ses propres enfants.
Le développement de l’identité personnelle de l’auteure a pâti à plusieurs reprises. Tout
d’abord, lors de la mort de ses parents, elle a perdu les points de repères les plus essentiels,
ensuite elle a souffert d’une amnésie qui a anéanti le petit bagage émotionnel et cognitif qu’elle a
acquis pendant les premières huit années de sa vie, et enfin, elle a coupé les liens avec sa famille
de remplacement étant partie de la maison à la première occasion, sans jamais y revenir ou
chercher des nouvelles sur ses proches. Cette triple perte de points de référence identitaire a
amené l’auteure à un questionnement et à une enquête sur soi poussés à l’extrême sur les pages
de son récit autobiographique. Pendant très longtemps dans sa vie adulte, Anny Duperey cherche
à fuir son vécu en revêtant des identités multiples : « [p]our mieux se séparer de ce passé et de
son moi noir, Anny Duperey fait du théâtre, ce qui lui permet d’incarner d’autres moi que le
475 Dracheline, op.cit., 2 mai, 1992.
162
sien476 ». En effet, elle s’en rend compte et elle en parle dans un entretien : « [l]e théâtre m'a
permis de lutter contre la mélancolie et le repli sur soi du journal intime... Et de fuir477 ». Il paraît
donc qu’à l’origine de l’écriture d’Anny Duperey, il y a ce que George Gusdorf appelle « une
crise de la personnalité478 ». L’auteure arrive au point, où elle ressent le besoin impératif de
mettre sa vie en ordre, de faire un bilan de son vécu, et de régler son compte avec le passé. Elle
se retrouve de nouveau entre deux étapes de sa vie en ayant vécu à peu près une moitié. Elle écrit
avant tout pour assouvir son propre désir, son besoin viscéral qui gisait tapi au plus profond de
son être depuis très longtemps :
[i]l faudra un jour que j’écrive MON livre. Il le faudra absolument. Que j’y parle enfin
[…!] de leur mort, que je dise ce que je garde tout au fond de moi et qui m’étouffe. Qu’ils
m’ont appelée pour venir avec eux dans la salle de bains et que j’ai refusé obstinément de
les SUIVRE [là, c’est moi, maintenant, qui ai mis le mot en majuscules], et qu’après cela
je les ai entendus mourir sans me réveiller vraiment… (VN, p. 102)
Comme le remarque André-Patient Bokiba : « [l]a notion d’identité entretient avec le langage
une relation organique qui tient du procès performatif : l’identité s’affirme par le langage, il n’y a
point d’identité qui ne se dise, ne s’exprime479 ». Il semble que l’écriture autobiographique est un
moyen parfait pour poursuivre une quête identitaire, car parmi les mobiles qui amènent les gens à
écrire sur soi, le désir de se connaître est l’un des plus évidents. Rappelons ici quelques
réfléxions sur la théorie de l’autobiographie fournies par Lejeune et Gusdorf : les souvenirs
évoqués dans les textes autobiographiques doivent suivre un certain ordre ou une certaine
logique pour pouvoir dépeindre « une histoire d’une personnalité480 » qui démontrerait la
476 Soulages, op. cit., p. 201. 477 Rousseau, Christine, « Anny Duperey, des démons dans les mots », Le Monde, 13 janvier, 2003. 478 Gusdorf, op. cit., p. 23. Cette « crise » est évidemment liée au trauma vécu dans l’enfance. Quant à Annie
Ernaux, elle voulait devenir écrivaine depuis un très jeune âge. Cependant, comme nous le découvrirons dans le
chapitre suivant, plusieurs de ses textes touchent aux expériences douloureuses et ils ont été nouris du trauma et de
la recherche identitaire. 479 André-Patient Bokiba, Écriture et identité dans la littérature africaine, L’Harmattan, Paris, 1998, p. 10. 480 Lejeune, L'autobiographie en France, op. cit., p.19.
163
cohérence et l’évolution d’un individu, car « [l]e moi n’est pas une donnée toute faite, réelle ou
supposée; il est indissociable de la prise de conscience qui le fait passer de la puissance à
l’acte481 ». L’écriture autobiographique vise donc non seulement à décrire l’état des choses, mais
également à retracer une évolution de l’identité de l’écrivain. Ce processus opère d’habitude à
plusieurs niveaux. Il englobe différentes sphères de soi et prend différentes formes en fonction de
l’auteur et de sa conception du récit. Un récit autobiographique vise donc à offrir une vision
synthétisée de la vie du sujet écrivant, car comme le remarque Felicity Nussbaum,
l’autobiographe cherche à retrouver du sens dans les événements racontés. L’expression de soi
coïncide alors avec la découverte et le renouvèlement personnels. Selon Georges Gusdorf, dans
la création autobiographique : « [i]l s’agit de la connaissance de soi par les voies de l’expression
écrite482 ». L’écriture de soi permet alors d’observer et d’interpréter cet échange entre le
« dedans » et le « dehors », entre ce que voient les autres, ce qu’on voit soi-même et ce qu’on
ressent. Le soi est influencé par les facteurs extérieurs, mais grâce à une dissection de ses
pensées et de ses expériences, l’autobiographe est capable d’examiner ces transformations, de les
comprendre, de les intérioriser et de réaliser quelle sont, en fait, sa conception du monde et sa
relation aux autres. C’est le cas aussi pour Duperey : l’écriture de soi offre enfin à l’auteure la
possibilité de se connaître complètement et de comprendre les vicissitudes de sa vie, de saisir le
sens de ses choix et de ses comportements et de dire ce qui était indicible. Toutefois il est
indéniable que cette découverte aura des effets positifs également sur ses proches, surtout sur ses
enfants, pour qui cela marquera le début de leur histoire familiale. Anny Duperey cherche à
retrouver les traces de ses parents pour que leur souvenir survive à sa disparition, et pour qu’il y
ait une certaine filiation entre eux et la nouvelle génération. C’est une raison supplémentaire
481 Gusdorf, op. cit., p. 27. 482 Ibidem, p. 22.
164
pour laquelle ce récit autobiographique devient un projet extrêmement important pour l’auteure.
Il convient de souligner combien chaque être humain ressent la nécessité de laisser une trace de
son existence, si minuscule soit-elle, pour ceux qui viendront après. Il serait donc justifiable
d’avancer qu’une actrice et auteure bien reconnue partagerait ce même penchant. Anny Duperey
choisit de présenter au public son histoire dans sa totalité, une histoire jamais partagée avec
quiconque. En conséquence, les lecteurs deviennent les témoins des tentatives qu’elle entreprend
pour connaître ses origines et pour raccommoder l’histoire de sa vie. Mais comment se connaître
soi-même lorsqu’on a oublié sa famille ? Comment retrouver ses origines sans faire appel à la
mémoire ? Anny Duperey recourt à plusieurs procédés. Entre autres, l’auteure se concentre sur la
représentation de la vie de ses proches à tel point que, d’après Véronique Montémont, son texte
rappelle parfois plutôt une biographie de ses parents que sa propre autobiographie : « [s]i l’on
examine cette fois l’objet du récit, on peut considérer qu’il excède l’autobiographie pour aller
vers la biographie, celle d’un homme et d’une femme morts trop jeunes […]483 ». Yves
Clemmen partage la même opinion : « [t]he autobiography crosses over into biography, the
reinvention to the best of one's knowledge of somebody else's life484 ». Anny Duperey est
consciente que certains procédés qu’elle emploie peuvent rendre la classification générique de
son récit difficile : « [c]es projets-là, si personnels, ni roman ni biographie, mettent du temps à
trouver leur forme. On ne peut arbitrairement les définir » (VN, p. 16). Pour deviner la vie de ses
parents, Anny Duperey « […] se met, presque littéralement, à leur place, en essayant de voir le
monde avec les yeux du photographe qui l’a ainsi révélée485 ». Ce savoir, si illusoire soit-il, lui
483 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),
[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105]. 484 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op. cit., p. 592. 485 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 48.
165
est nécessaire, car « [e]lle ne peut imaginer, ni vivre son moi sans le moi de ses parents : son
existence et son moi sont parfois comme un rêve486 ».
Néanmoins, cette recherche de soi, ces exercices d’interprétation, et de réinterprétation du
vécu ainsi que ce travail d’imagination amènent Duperey à un moment important de sa vie, car
elle arrive à reconstituer d’une certaine façon une partie manquante de soi et de son histoire. Le
texte d’Anny Duperey semble alors être une incarnation parfaite de l’idée présentée par Paul De
Man selon laquelle l’écriture autobiographique est perçue comme « a discourse of self-
restoration487 ». Dans le cas de Duperey, il s’agit de « restaurer » son unité, de raccommoder son
passé avec son présent. Il convient donc de rappeler ici les mots de Tadié : « [c]ette continuité de
ce que nous avons été et de ce que nous sommes, de nos souvenirs et de nos perceptions
présentes, de notre mémoire et de notre imagination, constitue la réalité de notre moi. La
mémoire construit notre identité personnelle488 ». Cette idée, évoquée déjà au début du chapitre
théorique, explique pourquoi l’auteure s’acharne tellement au processus de remémoration et à
tout ce projet autobiographique. En bref, l’écriture de soi faite par Duperey incarne une quête
identitaire poussée à l’extrême qui mène à une découverte et une réinvention de soi et des liens
de parenté avec ses proches.
486 Soulages, op. cit., p. 200. 487 Man de, op. cit., p. 74. 488 Tadié et Tadié, op. cit., p. 296.
166
Un soi brisé – un portrait re-construit
De manière inévitable, les photos introduisent une certaine fragmentation dans la
représentation du sujet autobiographique. D’un côté, elles assurent la vérité de la représentation
par contiguïté avec le référent, mais de l’autre, elles fournissent diverses perceptions et des
portraits multiples d’une même personne. Rappelons ici quelques réflexions de Linda Haverty
Rugg qui sont déjà apparues dans la partie théorique :
[i]t is this double consciousness that informs the work of the autobiographers in my
study: the awareness of the autobiographical self as decentered, fragmented, and divided
against itself in the fact of observing and being; and the simultaneous insistence on the
presence of an integrated, authorial self, located in a body, a place and a time.
Photographs enter the autobiographical narrative to support both of these apparently
opposing views; photography placed in conjunction with autobiographical texts helps to
unpack the issue of reference in all its complexity489.
Julie LeBlanc partage également cette opinion : « [l]es récits de vie et les photographies sont par
nature autoréflexifs et leur introduction au sein d’un seul espace textuel peut servir à accentuer
plutôt qu’à atténuer la complexité référentielle et mimétique de ces deux média490 ». En effet,
dans plusieurs cas, les images de l’autobiographe se superposent sans pour autant créer une
représentation approfondie du sujet narratif. Les critiques constatent donc, qu’à l’encontre de la
conviction générale, les photographies ne simplifient pas la représentation de soi dans les récits
autobiographiques. Au contraire, elles agissent comme facteurs d’éclatement et d’embûche.
Cette question est particulièrement intéressante dans le cas du Voile noir. Parmi toutes les
photographies incluses dans le texte, seulement une douzaine représentent Anny Duperey. Et
comme elles ont toutes été prises par son père, Anny y apparaît en tant que fillette âgée de quatre
à huit ans. Déjà à ce moment-là, nous observons des changements considérables qui se
489 Haverty Rugg, op. cit., p. 2. 490 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites
dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 88.
167
produisent aussi bien dans le physique que dans le comportement de la petite fille. D’une enfant
énergique et insouciante, elle se transforme en une grande sœur, sage et responsable :
Figure 5 : « Les maillots qui grattent » (VN, p. 151).
Figure 6 : « L’autre et semblable » (VN, p. 81).
168
Ces deux images photographiques, reproduites ci-dessus, représentent Anny Legras, une fille et
une sœur, et pourtant, c’est encore une autre personne – Anny Duperey – une femme adulte,
écrivaine et actrice reconnue, mère de ses propres enfants, qui raconte dans les pages du Voile
noir l’histoire de sa vie491. La petite fille souriante captée sur les photographies ne partage ni le
même nom, ni la même expérience, ni le même passé que la narratrice. Cet écart, non
intentionnel au départ, mais voulu et renforcé par la suite, s’est approfondi au cours des années à
tel point qu’il a causé une certaine rupture identitaire. Ces deux personnes appartiennent à deux
univers différents. Nous observons ici une grande disparité entre la représentation
photographique de l’auteure et sa voix narrative ; le moi de l’autobiographe, dans ce cas précis,
est donc diamétralement polarisé, et pour que cette image brisée regagne au moins en partie son
intégrité, il faut un travail de synthétisation.
Selon Haverty Rugg, grâce à la jonction de la photographie et de l’écriture au sein d’un
récit autobiographique, l’auteur acquiert une nouvelle perception de soi : « [t]he autobiographer,
in writing of his or her own life, also stands apart from the self, tries to envision and read the self
from a vantage distanced by the passage of time492 ». En effet, Duperey est très consciente de
cette incohérence, de cette coupure qui affecte sa représentation dans Le Voile noir. Pour rebâtir
une image d’un soi plus ou moins intégral et cohérent, la narratrice recourt à l’écriture. En fait,
elle s’y limite sans même fournir une seule de ses photographies plus récentes. Ce processus de
recomposition de soi est initié par une description d’une de ses photos, insérée dans le récit sous
le titre : « Portrait intemporel493 » :
491 Contrairement à Anny Duperey, Ernaux fournit toute une variété de ses photos, surtout dans le « photojournal ».
Nous pouvons donc la voir en tant qu’enfant, jeune fille ou femme adulte et mûre. Cependant, elle ne présente
aucune photo qui aurait pour elle la même valeur qu’a « Portrait intemporel » pour Duperey. 492 Haverty Rugg, op. cit., p. 5. 493 Cette même photo, comme on le verra par la suite, servira également à découvrir un lien avec sa mère décédée, ce
qui sera un autre pas important sur la voie à la re-construction du passé.
169
Figure 7 : « Portrait intemporel » (VN, p. 79).
« C’est ma photo. Elle résume tout ce que je suis profondément, sans défense. Ces yeux-là sont
ceux que je vois dans mon miroir trente-cinq ans après quand je suis seule avec moi-même, sans
masque, sans effort pour paraître » (VN, p. 79). Est-ce que ce « Portrait intemporel » saisit donc
un certain « moment décisif494 » dont parle Henri Cartier-Bresson ? C’est ainsi qu’il l’explique :
« [u]ne photographie est pour moi la reconnaissance simultanée, dans une fraction de seconde,
d’une part de la signification d’un fait, et de l’autre d’une organisation rigoureuse des formes
perçues visuellement qui expriment ce fait495 ». Il s’agit donc de capter un moment où le sujet
photographié se présente tel qu’il est, où il dévoile sa nature authentique et vulnérable. Dans son
texte Portraiture, Richard Brilliant confirme cette potentialité du portrait qui dépasse la notion
d’une simple ressemblance physique :
494 Cartier-Bresson, Henri, Images à la sauvette ; photographies, Paris, Éditions Verve, 1952, p. 3. 495 Ibidem, p. 9
170
[m]emory transcends divisions of time, obscures physical change, and collapses the
disparate stages of human existence, making possible a holistic conception of one’s life.
Personality, then, seems to arise from the particular instance of the integration of mind
and body that marks a person as a distinct entity within society. Whether this persistent
inner character or ‘soul’ can be empirically demonstrated or not, if the artist believes that
it exists, then the resulting portrait must contain something more than the eternality of
appearance and the banality of social affect496.
Cependant, selon Henri Cartier-Bresson, ce moment de dévoilement est lié également au regard,
à la perception et à la sensibilité du portraitiste ; c’est lui qui est capable de faire ressortir cette
vérité ultime du sujet photographié :
[q]u’y a-t-il de plus fugace qu’une expression sur un visage? La première impression que
donne ce visage est très souvent juste, et si elle s’enrichit lorsque nous fréquentons les
gens, il devient aussi plus difficile d’en exprimer la nature profonde à mesure que nous
connaissons ceux-ci plus intimement. Il me paraît assez périlleux d’être portraitiste
lorsqu’on travaille sur commande pour des clients car, à part quelques mécènes chacun
veut être flatté, il ne reste alors plus rien de vrai. Les clients se méfient de l’objectivité de
l’appareil tandis que le photographe recherche une acuité psychologique ; deux reflets se
rencontrent, une certaine parenté se dessine entre tous les portraits d’un même
photographe car cette compréhension des gens est liée à la structure psychologique du
photographe lui-même497.
Il paraît donc très marquant que ce portrait-essence a été pris par le photographe-artiste et le père
de l’écrivaine. C’est lui qui l’a vue pour de vrai. Cette photo, dont les repères temporels sont bien
définis et qui représente une petite fille, dépasse donc sa valeur référentielle et devient une
représentation prémonitoire et profondément sincère de la personne qui est l’auteure. Ce portrait
participe de façon très active à la quête mémorielle et identitaire de l’écrivaine :
[m]emory not only discovers the identity, but also contributes to its production, by
producing the relation of resemblance among the perceptions in continuing association.
Memory does not so much produce as discover personal identity by showing us the
relation of cause and effect among our different perceptions498.
496 Richard Brilliant, Portraiture, Reaktion Books, London, 1991, p. 12-13. 497 Cartier-Bresson, op. cit., p. 5 498 Brilliant, op. cit., p. 13.
171
La façon dont Anny Duperey retravaille et réapproprie à travers les mots cette image de soi
s’aligne avec l’analyse de l’image durassienne faite par Paul Jay qui constate : « [r]eading the
image here is a process of recognizing the prophecy of a later identity in the face of her youth
[…]499 ». Ainsi, de façon rétroactive, l’autobiographe reconstruit une continuité identitaire et un
certain enchaînement entre Anny d’« avant » et Anny d’ « après », donc celle qui a vécu un
traumatisme500 avec celle qui y a survécu. À travers les mots, la narratrice du Voile noir tisse un
patchwork de son identité personnelle dans lequel elle arrange ses souvenirs, ses émotions, son
savoir et ses réflexions. Il semble possible de relever de nouveau des ressemblances entre l’usage
et la lecture d’une image de soi faite par Duperey et Duras :
[t]hese passages, […] underscore how reading her visual memory becomes integral to the
formation of her identity as she writes. Both the subject in her book and her own
subjectivity seem embodied in this image. “It’s all there” before anything has been done,
and what is required of her now in the autobiographical act is to retrospectively read the
significance of this visual memory, to read into this image a meaning and an identity.
This is why the recognition that her identity is “all there” in the image is linked to her
desire to be a writer, for she has come to recognize the explicit link between language,
writing and subjectivity501.
C’est pareil pour Duperey qui vit une réalisation épiphanique quand à sa grande surprise, elle
constate : « [o]r il date d’avant leur mort, et j’étais déjà cela… » (VN, p. 79). Elle retrouve donc
la ressemblance, l’essence de soi, voire sa « vérité » universelle dans une expression fugace sur
le visage d’une fillette de huit ans. Malgré tous les épisodes turbulents de sa vie, l’auteure
découvre qu’elle est parvenue à sauvegarder quand même, une partie du soi d’« avant ». La
narratrice ressent une certaine unité avec cette petite fille qui devient pour elle un lien, à ce
499 Jay, Paul, “Posing: Autobiography and the Subject of Photography”, in Kathleen Ashley, Leigh Gilmore et Gerald
Peters (Éd.) Autobiography and Postmodernism. Amherst : University of Massachussetts, 1994, p. 201. 500 Cette déchirure identitaire n’est pas une rare conséquence d’une expérience traumatique. Voir LeBreton, op. cit.,
p. 109 : « Un traumatisme est un événement dont l’impact déborde les capacités de résistance de l’individu et détruit
en partie la trame fondatrice du sentiment d'identité. II démantèle le rapport au monde de la victime et oriente
désormais son existence en la tenant sous influence, déchirée entre un avant et en un après de l'événement ». 501 Jay, op. cit., p. 201.
172
moment-là de plus en plus réel, avec ses parents. Cette révélation lui permet de s’accepter elle-
même telle qu’elle est, en tant qu’être complet et uni. Elle retrouve enfin sa continuité et sa
cohérence.
C’est une étape extrêmement importante pour l’auteure, car l’un des buts principaux de
son récit est de recomposer les éléments et les bribes du passé pour y retrouver du sens, pour
relier les deux parties de sa vie et pour réincorporer son soi perdu. Toutefois, ce processus
d’unification de soi fait par la narratrice devrait être considéré et évalué à deux niveaux de
réception, donc celui du destinateur et celui du destinataire. Si nous acceptons alors cette
optique, nous remarquons d’emblée que la performativité de l’image et de l’écriture ne peut pas
avoir le même poids pour le lecteur, qu’elle a pour l’auteure. Même après une scrutation longue
et minutieuse, un témoin extérieur ne sera jamais en mesure d’éprouver, ou même tout
simplement, d’observer cette réintégration qui a un caractère profondément subjectif.
À la lumière de ces réflexions, il convient donc d’affirmer que cette redécouverte de soi,
faite à travers l’écriture et l’étude des images photographiques, qui prend place hors du texte,
dépasse de loin les capacités représentationnelles de ces deux médiums, et du point de vue du
lecteur, ne paraît que partielle.
« Anny Du Père est502 » – filiation artistique
Comme nous l’avons déjà mentionné, à côté des photos de famille, Lucien Legras a laissé
également un bon nombre d’images de valeur artistique qui, elles aussi, ont été incorporées dans
le récit Le Voile noir. Ces images échappent aux canons de l’esthétique de la photographie
502 Duperey, Je vous écris…, op. cit., p. 212.
173
familiale et présentent une perception spécifique du monde proposée par leur auteur. Le voile
noir est donc l’espace d’une union assez singulière des photographies privées et artistiques du
père-photographe et d’une écriture auto-analytique de sa fille-écrivaine.
Anny Duperey admet que c’est avant tout, « un facteur humain » tel que le goût, ou la
sensibilité qui a décidé de la sélection des photos pour son récit « […] un choix personnel un peu
à l’emporte-pièce qui a peut-être écarté certaines images d’une valeur photographique supérieure
mais qui me ‘parlaient’ moins » (VN, p. 16). L’auteure cherche donc un dialogue avec ces photos
et par extension avec son père. En conséquence, il n’est pas injuste d’affirmer que les
photographies qui n’appartiennent pas à la catégorie de photos de familles, mais qui font partie
du livre, peuvent forcément être incluses à l’interprétation du récit. Cependant, Yves Clemmen
note que ces images ne maintiennent pas de relation directe et conventionnelle avec le texte :
[d]econtextualized photographs are obviously easier to incorporate in a narration which
can, then, become their context. It is no surprise that the most of the photographs
included in Le voile noir are her father’s “professional” photographs taken with no
intention to document the moment. The photographs in Le voile noir are as much as
possible devoid of their traditional roles: they do not function as mere illustrations, they
are not treated as documents and they are not addressed as works of art in themselves and
for themselves503.
Évidemment, ces images n’ont pas été prises avec l’intention d’illustrer ce texte, alors « […] ce
répertoire de photographies […] n’a aucune valeur référentielle précise504 » pour l’auteure.
Toutefois, insérées dans la narration505, elles acquièrent une nouvelle signification, hors du
temps506 et de l’espace qu’elles représentent. Le décalage temporel entre le moment où ces
503 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op., cit., op. cit., p. 602. 504 LeBlanc, Julie, « À la mémoire d’un artiste et d’un père: les images photographiques de Lucien Legras
introduites dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 87. 505 Clemmen parle de la « narrativisation » des photographies incluses dans Le Voile noir. Clemmen, « Anny
Duperey : The silence of photography », op., cit., p. 603. 506 Pour Clemmen, la « detemporalisation » des images est liée à l’absence d’épisodes dont les repères temporels
seraient bien précis. Voir Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography », op., cit., p. 602 : « The
“detemporalization” of the photographs is emphasized in this text that refuses, or at least resents, the anecdotal. The
174
photos ont été prises et le moment dans lequel elles sont ravivées par la plume de Duperey ainsi
que l’absence de lien direct entre le texte et les photos universalisent et actualisent le discours de
l’auteure. Mais quel est au juste le rôle des photographies « dépersonnalisées » au sein de cette
histoire tellement personnelle ? Comment s’inscrivent-elles dans la construction de ce récit et
quel est leur apport au niveau du discours autobiographique d’Anny Duperey? Il va sans dire que
Le Voile noir n’a pas comme but, ou au moins, n’a pas comme but principal, de rendre hommage
au talent du père de l’auteure, ce qui est exactement le cas pour l’album Lucien Legras,
photographe inconnu. L’usage des photographies artistiques fait par Duperey vise une
expérience plus complexe dont la réussite influencera par la suite sa perception des relations
familiales et de soi-même. Ces photographies deviennent donc objets d’une étude libre et
subjective. L’écrivaine y revient à plusieurs reprises pour se mettre dans la peau de son père,
pour essayer de le comprendre, et aussi, pour raviver sa mémoire. L’image de « L’aveugle » lui
procure l’occasion de réunir le savoir réel à l’égard de cette photographie avec ses réflexions et
son interprétation :
only action episode of the book, necessarily identified in time and therefore entitled “Ce matin-là” [“That morning”]
has been delayed till the end of the whole narrative ».
175
Figure 8 : « L’aveugle », (VN, p. 146)
C’est la première photo de mon père dont je me souvienne. […]. Il y a trois négatifs de
l’aveugle, le représentant sous des angles et à des distances différentes. Sur l’un d’eux on
voit qu’il est assis sur une borne à côté du parvis d’une église et qu’il tient une sébile à la
main. Mais c’est ce portrait de lui que mon père préférait, j’en suis sûre, puisqu’il fut le
seul négatif choisi pour en faire tirage. L’expression du visage est beaucoup plus forte
dégagée du contexte. À peine devine-t-on qu’il s’agit d’une église. Il y a simplement la
masse lisse des pierres, leur austérité minérale et pesante contre la fragilité et la
souffrance de l’aveugle. La grille noire au fond vient renforcer l’impression. Il n’est pas
enfermé, il est libre devant elle et dans la lumière, et pourtant prisonnier de son infirmité.
Et c’est lourd, impavide, sans pitié, orgueilleusement planté là pour des siècles, derrière
l’éphémère humain. C’est sans doute cela que mon père voulait rendre. Du moins c’est ce
que j’y vois. (VN, p. 145)
C’est la première fois qu’Anny Duperey semble nouer un certain lien avec son père et c’est grâce
à un petit souvenir et une lecture personnelle de cette photographie. Est-ce pourtant possible de
connaître un homme à travers sa création? Duperey n’y renonce pas facilement. Sauf le chapitre
« L’aveugle », il y en a encore quatre consacrés entièrement, ou presque entièrement à l’analyse
des images de son père : « Le photographe », « L’aube et les brumes », « Ce que me disent les
photos » et « La croix sous la neige », chacun accompagné d’une image artistique dont la
signification semble souvent refléter celle du texte. Cependant, la partie intitulée « L’aube et les
176
brumes » se distingue nettement : la photographie dans laquelle la brume et les ombres créent
une atmosphère de mystère est suivie d’un récit à l’ambiance quelque peu onirique. Ce récit n’est
ni un souvenir ni la relation mimétique d’une réalité observée sur la photo, mais une description
bien expressive qui raconte des matinées que le père d’Anny Duperey consacrait à sa passion
photographique :
Figure 9 : « L’aube et les brumes », (VN, p. 171)
[i]l partait.
Il partait avant le lever du jour, dans le froid de la nuit. Et il n’avait pas froid, il allait. Il
s’était habillé sans faire de bruit ni allumer la lumière, sans réveiller sa femme blottie à
l’autre bout du lit ni sa fille qui rêvait au milieu de ses nounours. Tout est noir, tout est
silencieux, juste le souffle léger de leurs deux respirations. Le plancher craque un peu.
Attention… Non, tout va bien, elles dorment. (VN, p. 171)
Et moi je dormais, pendant ce temps où il se transfigurait dans la solitude. Et ma mère
aussi. Ce sont des heures qu’on ne partage pas, même avec ceux qu’on aime. (VN, p. 173)
Cette description tellement poétique présente la figure d’un homme, qui était avant tout un
artiste, heureux de faire des sacrifices au nom de l’art. Cependant, il y retentit également une
177
grande langueur de la fille qui se sent abandonnée, et qui ne cherche pas un professionnel, mais
un père, soit une personne dont elle pourrait reconnaître le caractère et la personnalité. En
étudiant l’image de « L’aveugle », l’auteure exprime de façon explicite son désir : « [c]’est tout
cela, tout ce qu’il y a eu d’humain autour de l’image fixée que je voudrais connaître et, avec ses
sentiments et sa manière d’agir, l’homme qui était derrière l’objectif » (VN, p. 146). Elle est à la
recherche des réponses aux questions qui pour toujours garderont leur mystère : « [q]u’est-ce qui
te poussait si tôt hors de la maison, mon père ? L’amour de la nature, ta passion pour la
photographie ou le besoin d’être seul ? » (VN, p. 173) Cette sphère personnelle de son père lui
demeure donc inaccessible et l’écrivaine essaie de se contenter de l’image de l’artiste qui émerge
à travers sa création :
[j]e sais du photographe qu’il préférait fixer sur sa pellicule l’eau, le ciel, les pierres, les
saisons, et que les gens, rarement présents sur ses photos professionnelles, n’étaient
qu’une ponctuation, des acteurs de second plan, des passants dans l’éternelle nature et le
jeu des lumières qui le fascinaient.
C’est le visage du monde qu’il voulait retenir, pas celui des humains, trop éphémères…
(VN, p. 169)
Toutefois, cette impossibilité de retrouver, ou de remémorer des traces de la personnalité de son
père résulte en un déplacement de la recherche. À un moment donné, Duperey se concentre plus
particulièrement sur les photographies elles-mêmes pour en déduire la vision du monde que le
photographe voulait saisir :
[j]’essaie de les regarder, elles, et d’écouter ce qu’elles me disent. Et je suis frappée de
constater que toutes – mises à part quelques photos de famille – , toutes celles qu’il
considérait comme sa véritable œuvre de photographe me disent les heures où le contour
des choses est incertain, et le glauque de la vase, les mouvances de l’eau et le mystère
obscur de ce qu’il y a au fond des étangs la fragilité des reflets, la fuite de la lumière, des
chemins et celle du temps… Je ne crois pas me tromper.
Je ne crois pas que c’est le drame de leur mort qui colore – si je puis dire – ces images a
posteriori d’un sens qu’elles n’ont pas. Non, aucune d’elles n’est vraiment légère, gaie.
Toutes me parlent du REGRET.
Et derrière le regard du photographe, c’est toi, mon père qui me dis cela. (VN, p. 191)
178
Et même si ces analyses ne fournissent pas toutes les réponses aux questions que se pose la
narratrice, elles lui donnent quand même l’impression de connaître les choix et les goûts
esthétiques de son père. Duperey semble comprendre ce que Legras voulait dire par le biais de sa
création artistique, leur sensibilité semble correspondre. Ses conclusions trouvent leur validation
dans l’analyse critique de l’œuvre de Legras retrouvée dans la presse de l’époque :
M. Lucien Legras témoigne peut-être sans bien s’en rendre compte, de l’absurdité de
notre temps. Son œuvre a quelque chose de tragique.
A la croix qui tombe dans la neige succèdent une mare d’eau glauque, une façade sans
fenêtres et une forêt de colonnes où l’homme aura du mal à trouver son chemin.
M. Legras a eu la même formation que M. Rougelin et il nous semble que l’un et l’autre
ne font pas assez confiance à la vie ; leur prise de conscience du monde est trop
pessimiste. (LLPI, p. 60)
En conséquence, l’auteure arrive à atteindre l’impossible, c’est-à-dire à rétablir une sorte de
relation d’entente et de complicité avec son père décédé507. C’est grâce à cette connexion, à cette
sensibilité partagée entre la fille et son père que les photographies artistiques insérées dans Le
Voile noir peuvent acquérir une dimension plus personnelle. Par conséquent, elles s’avèrent
symboliquement révélatrices pour la découverte de soi et pour le discours autobiographique fait
par Anny Duperey. Les images artistiques s’insèrent dans la narration, la complètent, ou reflètent
de façon allusive la signification du texte (par exemple Figure 3 et 4 analysées au début du
présent chapitre). En outre, ces photographies dénotent également les étapes de l’écriture ou de la
recherche sur soi accomplie par l’auteure, par exemple : la Figure 4 renvoie au début de ce projet
autobiographique, alors que la Figure 18 – à la fin. Deux photos de famille marquent aussi les
points cruciaux dans le développement du processus guérisseur (les Figures 7, 12, 14 par
exemple) et d’autres images artistiques servent en tant qu’éléments de transition. Ainsi, semble-t-
507 Annie Ernaux a publié deux livres, La place et Je ne suis pas sortie de ma nuit, consacrés respectivement à son
père et à sa mère. Dans sa création littéraire, nous pouvons donc observer également un certain désir de re-connecter
avec ses parents. Cependant, les façons dont les deux écrivaines réalisent leur objectif ne se ressemblent pas.
179
il juste de noter que les images photographiques forment une deuxième voix, une deuxième
couche aussi importante que l’écrit qui participe fort activement non seulement à la narration du
récit, mais aussi au processus de la guérison508 de l’auteure. Évidemment, Anny Duperey se rend
compte de cette double paternité509 de son projet et l’accepte entièrement : « […] Le Voile noir
était le livre de ma douleur, […] et les photos de mon père m’ont montré le chemin pour
l’exprimer enfin. J’ai fait, si j’ose dire, œuvre commune avec lui – malgré lui ? –, 510». Le Voile
noir est donc un lieu d’un certain échange entre Lucien Legras et Anny Duperey ; c’est le
résultat de leur travail respectif effectué séparément, mais qui forme une certaine unité esthétique
et logique511.
L’étude et l’interprétation des photographies artistiques amènent la narratrice au point où
elle arrive à se contenter de la connexion renouvelée avec son père. Elle constate : « [l]ui, au
moins, m’a laissé ses photos… » (VN, p. 149) Sans le mettre en mots de façon explicite,
l’auteure reconnaît le rôle que ces images ont joué dans la re-construction de son récit familial ;
elles ont permis de nouer un certain lien entre deux personnes, entre un père et une fille, entre
deux artistes. Comme le remarque Madeleine Borgomano : « [p]arvenir d’exhumer une figure du
père, ce serait retrouver une référence512 », et il semble qu’Anny Duprey y arrive. Elle trouve le
salut dans cette intervention artistique, dans ce regard photographique inconnu, mais apprivoisé,
car il lui permet de se rapprocher de la figure de « Lucien Legras – photographe inconnu ». Ces
508 Voir Gunderman, op. cit., p. 23 : « The two forms of expression offer them a novel type of “talking cure,” giving
them multiple voices—words and images—through which to speak. This “talking cure,” a term borrowed from
Freudian psychoanalysis, is a form of therapy for them as they tell their stories in their books through their own
words and accompanying photographic images ». 509 Le nom de Lucien Legras occupe une place importante sur la page de titre où il est crédité pour les photographies
reproduites dans Le Voile noir. 510 Duperey et Legras, op. cit., p. 10-11. 511 Vient ensuite l’œuvre composite : il s’agit, dit la loi, de « l’œuvre nouvelle à laquelle est incorporée l’œuvre
préexistante sans la collaboration de l’auteur de cette dernière ». Leclerc, op. cit., p. 177. 512 Borgomano, Madeleine, « L’ombre du père… », in Le roman français au tournant du XXIe siècle, Presses
Sorbonne Nouvelle, 2004, p. 254.
180
belles images photographiques « servent à immortaliser cette figure du père, voire cette figure de
l’artiste regretté513 ». Le pouvoir magique, en quelque sorte ressusciteur, se révèle ici donc sous
une tout autre forme : elles ne ramènent pas à la vie un être cher, mais avant tout, un photographe
jusqu’à présent inconnu, et elles lui donnent la possibilité d’exister dans la mémoire de ceux qui,
à travers la création de sa fille, feront la connaissance de son histoire. Le Voile noir est un espace
d’interactions entre l’écriture et les photographies tellement intenses, que, d’une certaine façon,
ce récit « rend » la vie à deux personnes : l’autobiographe, Anny Duperey et son père, Lucien
Legras.
Miroirs magiques – ressemblance physique rétablie
Les photographies analysées dans la partie précédente avaient le pouvoir de restaurer un
lien entre les vivants et les défunts, cependant leur pouvoir magique de ressusciter n’était pas
tout à fait conventionnel. Il convient d’évoquer ici, à titre de rappel, quelques remarques
concernant la photographie, que nous avons déjà présentées dans le chapitre théorique.
D’habitude, quand on dévisage les photographies de nos proches qui sont décédés, il est naturel
d’éprouver de fortes émotions, celles de perte, de nostalgie, ou d’amour. Danièle Méaux se réfère
aux photographies des êtres chers mais disparus en utilisant le terme « reliques514 » qui
témoignent de leur existence passée et de lien affectif qui nous unissait à eux. Selon Barthes, les
photographies qui reflètent « c’est ça515 », ou « essence de [l’] identité516 » d’une personne,
deviennent des objets magiques, car elles sont en mesure de rappeler non seulement l’aspect
513 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites
dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 93. 514 Méaux, op.cit., p. 27. 515 Barthes, op.cit., p. 138. 516 Ibidem, p. 103.
181
physique d’une personne photographiée, mais aussi ses qualités personnelles. Elles permettent au
spectateur de revenir au passé, de le revivre, mais aussi de ressentir la présence de ceux qui ne
sont plus avec nous. Et Susan Sontag explique le pouvoir merveilleux des images
photographiques comme suit : « […] toutes ces photos utilisées comme des talismans témoignent
à la fois de sentimentalisme et d’une croyance implicitement magique : ce sont des tentatives
pour entrer en contact avec une autre réalité et se prévaloir de droits sur elle517 ». D’après tous
ces théoriciens, les photos de famille se caractérisent donc par leur capacité exceptionnelle de
ressusciter, au moins devant nos yeux et dans notre esprit, ceux qui ne sont plus parmi nous.
Cependant, les belles photographies incluses dans Le Voile noir n’acquièrent pas
d’emblée ce pouvoir magique pour Anny Duperey. Au début, elles s’avèrent plutôt
problématiques. D’une part, elles ont un caractère personnel et une valeur unique et spéciale :
« petit objet d’une terrible densité pour nous seules, trésor intact rescapé de la catastrophe. »
(VN, p. 13) Elles représentent les visages oubliés de ses parents, elles illustrent une histoire
personnelle interrompue par une tragédie, et elles se présentent en tant qu’« images témoins
d’années oubliées » (VN, p. 13-14) – donc, les dépositaires de la mémoire familiale. En plus, le
déballage des clichés photographiques, rangés et encaissés par son père et jamais sortis depuis,
était pour l’auteure une rare expérience, qui lui a donné une illusion d’entrer en contact
quasiment physique avec lui. La charge émotionnelle de ces images en tant que seuls objets et
traces sauvegardés après la mort de ses parents est sans doute immense pour Duperey.
Mais d’autre part, ces photographies ne peuvent pas avoir pour l’écrivaine la même
valeur qu’ont les photos de famille pour la plupart des gens. L’auteure reconnaît à peine les
visages de ses proches, elle n’est donc pas en mesure de ressentir les sentiments habituels de
517 Sontag, op.cit., p. 30.
182
nostalgie ou d’affect en les regardant captés sur les photos. Une image mentale des êtres chers,
construite à partir des souvenirs à caractère répétitif, qui pourrait servir à leur représentation par
le biais de l’écriture, est remplacée dans Le Voile noir par quelques photographies familiales. Du
point de vue de l’esthétique, même si elles peuvent être classifiées en tant que photos de famille,
elles n’agissent pas comme telles pour Anny Duperey. Elles ne sont pas en mesure de se
substituer aux souvenirs marqués de façon affective, car, dans les yeux de l’auteure, elles
manquent de valeur référentielle ce qui a été causé par son amnésie.
Duperey s’adonne diligemment à la recherche de cette « piqûre518 », de cet élément qui la
frapperait par la force de son rayonnement et qui lui permettrait de reconnaître les personnes
photographiées en tant que ses êtres les plus proches, en tant que ses parents. Elle veut vivre ce
moment magique où se produit le « c’est ça », soit cet instant où elle pourrait retrouver non
seulement les portraits inanimés de sa mère et de son père, mais leur « vérité519 ». Elle languit
après cet instant envoûtant où elle pourrait les revoir tels qu’ils étaient vivants, tels qu’elle les a
connus et tels qu’elle les a oubliés. L’auteure regarde donc attentivement les photos prises par
son père : elle les scrute, les examine et essaie d’en extraire le plus d’informations possible. Elle
fait des hypothèses sur le caractère de ses parents, sur leur vie et sur leurs habitudes. Elle cherche
des ressemblances, elle tente de deviner leurs goûts et leurs intérêts, tout ce qui lui permettrait de
rétablir au moins des bribes du tissu généalogique entre elle et eux. C’est ainsi que le décrit
Pierre Dracheline :
[l]es photos, si émouvantes soient-elles, ne sont que la saisie d'un instant de bonheur ou
de désarroi. Anny Duperey interprète avec un désespoir froid le moindre signe : une main
perdue sur une épaule, un regard las, etc. Elle arrache les masques un à un en cherchant
ses traits dans ceux des siens520.
518 Barthes, op. cit., p. 49. 519 Ibidem, p. 109. 520 Dracheline, op.cit., 2 mai, 1992.
183
Anny Duperey a le besoin viscéral de retrouver ce lien perdu, elle mène donc une véritable
enquête. À partir de l’entourage, du regard, de la mimique, ou des poses des personnes
représentées sur les images photographiques, l’auteure tente de déduire leurs personnalités, leurs
pensées, leurs désirs ou les circonstances de la prise de ces photos. Et pourtant, elle ne reconnaît
pas les visages. Elle n’est pas capable de les identifier ni de façon émotionnelle ni objective. Le
sentiment d’étrangeté prédomine, et la narratrice déçue par l’absence d’un quelconque progrès
dans le processus de remémoration se lance dans un exercice interprétatif qui repose sur les
divagations imaginaires inspirées par les photographies en question. Comme nous l’avons
démontré dans la partie précédente de notre analyse, après de multiples analyses des photos de
son père, Anny Duperey acquiert l’impression de mieux le connaître. Cependant, la figure
maternelle lui reste toujours inaccessible, étrangère. Cette impossibilité de s’approcher de sa
mère lui cause beaucoup de peine exprimée dans le chapitre intitulé « Je ne te reconnais pas, ma
mère » :
[c]’est terrible. Je la regarde, je la regarde, je la cherche et je ne la reconnais pas.
Et je ne me reconnais pas en elle. […]
Que m’a-t-elle légué ?
N’étaient pas les photos de mon père qui me disent que cette femme près de moi est bien
ma mère, ma mémoire noire n’aurait rien à opposer à qui dirait le contraire (VN, p. 149).
En même temps, Anny Duperey est bien consciente de la nécessité de retrouver une affinité
quelconque aussi avec sa mère, sinon sa tentative de retourner aux origines et de restaurer une
continuation identitaire échouera. Elle ne se soumet donc pas, elle ne cesse pas de chercher des
points de rapprochement avec sa mère. Enfin, c’est la photo de mariage intitulée « Image d’une
fête morte » qui vient à son secours :
184
Figure 10 : « Image d’une fête morte », (VN, p. 179).
[c]ette photo n’est pas de mon père, évidemment, mais quand je la découvris au milieu
d’un tas d’autres photos de famille, toutes inconnues de moi, celle-ci m’a parlé
immédiatement. Elle m’a fascinée. Tout est là.
Cette photo me raconte le début de leur histoire. Leur histoire à eux deux, mais aussi tout
ce qui pesait autour d’eux. (VN, p. 179).
Encore une fois, l’auteure s’adonne à l’étude des circonstances dans lesquelles a été prise cette
photographie, mais cette fois-ci, elle va au-delà d’une simple description. Curieusement, cette
vraie photo de famille qui n’a pas été faite par Lucien Legras joue un rôle charnière pour le
développement du récit :
[t]he reader could have just kept in mind the family snapshot while reading the whole
section. In this case the photograph printed at the outset of the passage would have
functioned as an illustration of the text, a piece of realia, a curiosity, i.e. the unnecessary.
Instead, the photography doubles the text and responds to it with a similar narrative of
dramatic effects521.
En effet, grâce à ce va-et-vient entre la photographie et l’écriture, entre la scrutation et la
verbalisation des sensations, la narratrice sera amenée à une découverte inattendue sur soi et sur
521 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op., cit., p. 597.
185
sa mère. Cette photo de famille ordinaire se transformera en véritable portrait, et acquerra, en
même temps, un grand pouvoir transformateur. Dans son étude, Duperey se concentre sur le
visage sérieux, même triste, de sa mère : « Et elle… Elle qui est là contre lui. Qui est là. Et dont
le visage m’a tout de suite fait mal » (VN, p. 181). L’expression de sa mère la bouleverse et
l’intrigue : « ce qui m’a tout de suite attirée, fascinée dans cette image : ELLE » (VN, p. 181). En
conséquence, Anny Duperey coupe le cliché et agrandit une partie de cette photo. En fait, dans la
manipulation de cette image, l’écrivaine procède « de la généralité (photo de groupe), à la
spécificité (découpage de cette première photographie pour mettre en relief le “couple roi”522 »,
donc la première intervention résulte en un portrait des mariés :
Figure 11 : « Image d’une fête morte », (VN, p. 181).
Cependant, toute l’attention de l’auteure est centrée sur la figure, sur le visage de sa mère :
[l]e visage de ma mère.
Son beau visage épinglé comme un pâle papillon au milieu de tout ça. Au milieu, parmi
eux, et pourtant isolée. Terriblement isolée. A tel point que son jeune mari, mon père,
pourtant collé à elle, me semble relégué à l’arrière-plan, fondu dans le groupe, un parmi
les autres.
Je ne vois qu’elle. Elle seule. […]
522 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites
dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90.
186
Tous, autour d’elle, sont présents dans l’instant, pas elle. Elle est ailleurs. Nimbée
d’absence.
Où est-elle? (VN, p. 182)
Paradoxalement, c’est cette photographie de Ginette Legras, un peu floue qui a inspiré le plus
grand intérêt de la part de sa fille et qui l’a charmée. Ce portrait manipulé est une « image dé-
réglée », de sa mère qui a l’air surpris et inintelligible. C’est l’opposé de l’« image réglée523 »
telle que définie par Bourdieu, c’est-à-dire, de la photo travaillée et arrangée dans le but de
présenter la meilleure version de l’individu photographié. Dans le contexte d’origine, son visage
est marqué par le sérieux et la tranquillité, en dehors de cet entourage, elle semble un peu triste
ou perdue. La photo recadrée est aussi manipulée par la description expressive et touchante faite
par Duperey. Le lecteur est ici le témoin d’une interaction très forte entre les mots et l’image : le
désir de s’approcher de la figure maternelle devient presque tangible. Mais aucun soulagement
n’est éprouvé, aucune découverte n’a lieu. Anny Duperey décide alors d’isoler encore plus la
figure de sa mère pour scruter ses traits de plus près, et c’est justement ce portrait provisoire qui
sert à son étude qui produit résultats révélateurs :
523 Bourdieu, op. cit., p. 120.
187
Figure 12 : « Image d’une fête morte », (VN, p. 182).
À travers cette manipulation de la photo, Anny Duperey parcourt la distance qui la sépare de sa
mère dans le sens littéral et figuré. Elle change le cadrage, donc elle joue le rôle d’un
photographe qui choisit son point de vue et la façon de représenter le monde. Comme l’indique
Michel Frizot, le photographe capte le référent hors son contexte naturel en présentant alors sa
perception arbitraire d’une réalité524. Les procédés de la modification entrepris par Duperey dans
ce cas précis n’en diffèrent pas trop, même s’ils se font déjà sur la version imprimée de la
photographie. En se débarrassant de l’entourage, donc du contexte matériel, l’écrivaine découpe
le visage de sa mère. Ce nouveau portrait à qualité bien inférieure que la photo originale,
représente une femme vulnérable et désarmée, un peu plus naturelle que celle qui se cache
derrière l’artifice photographique de ses autres images exécutées par Lucien Legras. Ce
recadrage est une sorte d’un dévoilement qui s’accomplit par hasard et par rapport à une autre
photo: « Portrait intemporel » pris par Lucien Legras :
524 Frizot, op.cit., p. 373.
188
Et puis j’ai rapproché ce portrait de celui que mon père fit de moi quelques mois avant
leur mort – mon portrait intemporel. Et cela m’a frappée soudain. Moi qui cherchais en
vain une quelconque ressemblance avec elle et qui n’en trouvais aucune, je l’ai.
Les yeux…
Ses yeux…
Et je viens seulement de le voir. » (VN, p. 184)
Le rapprochement physique résulte en la reconnaissance d’une ressemblance physionomique ce
qui mène par la suite à un fort ressenti émotionnel. Anny Duperey a ainsi l’impression d’avoir
renoué un lien avec sa mère. Grâce à ce jeu de cadrage et ce va-et-vient entre le texte et l’image
« […] Anny Duperey montrera comment la manipulation des modalités perceptuelles de l’image
photographique peut transformer le réel visible et agir comme un lieu d’intervention
auctoriale525 ». En effet, l’auteure réussit à produire une nouvelle image dont le sens et la valeur
ne coïncident pas exactement avec ceux de sa version initiale. En comparant ce nouveau portrait
de sa mère avec son propre image, Duperey éprouve une sensation quelque peu similaire à celle
ressentie par Roland Barthes lorsqu’il a regardé « La Photo du jardin d’hiver526 ». Dans la petite
fille captée sur la photographie, comme nous l’avons déjà expliqué dans le chapitre théorique,
Barthes a retrouvé sa mère, une « vérité527 » de la femme qui était sa mère. De même, Duperey
découvre aussi une certaine « vérité528 » dans la photo de sa mère : elle discerne une partie
inconnue d’elle-même :
[a]insi la photographie a permis à cette femme non pas de retrouver, comme Barthes, ses
parents, mais d’accomplir un trajet qui rende possible la reconnaissance de son désir
d’amour pour ses parents ; elle n’a pas dévoilé la vérité du moi de ses parents, mais une
certaine vérité de son propre moi. L’existence a été transformée : elle a retrouvé un
sens529.
525 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites
dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90. 526 Barthes, op. cit., p. 106. 527 Ibidem, p. 110. 528 Ibidem, p. 110. 529 Soulages, op. cit., 206.
189
En effet, cette « vérité » se manifeste tout à fait inopinément, car l’auteure retrouve une
ressemblance entre sa mère, son portrait en tant que petite fille, et son visage de femme mûre :
Or depuis peu j’accepte de vivre avec et de montrer mes yeux nus tels qu’ils sont. Tes
yeux, ma mère, et le regard que tu m’as légué.
C’est peut-être un premier pas vers ma vérité – celle d’AVANT.
Et un premier pas vers toi ? (VN, p. 185)
Les photographies deviennent alors des miroirs magiques qui reflètent le regard grâce auquel le
processus de la re-connexion est possible. Le regard photographique de Lucien Legras en
dévoilant ses prédilections esthétiques est devenu un point de rapprochement avec sa fille. Son
regard tendre du père lui a permis de saisir la vérité intemporelle qui a unifié Anny d’« avant » et
Anny d’« après ». Cette même image, donc le « Portrait intemporel », étudiée par le regard
scrutateur de la fille a permis par la suite de découvrir que ce sont ses yeux qui l’unissent à sa
mère. Tout se passe alors à travers les yeux et le regard, à travers la ressemblance physique des
yeux et le regard qui la saisit.
Figure 13530
À un spectateur extérieur, cette ressemblance peut paraître incertaine et subjective, mais elle
s’avère, à coup sûr, révélatrice et incontestable pour Anny Duperey. La scrutation et la
manipulation (donc la déformation) des photographies, faites par la narratrice, lui ont fourni une
530 « Et derrière le regard du photographe, c’est toi, mon père qui me dis cela ». (VN, p. 191) « Tes yeux, ma mère,
et le regard que tu m’as légué ». (VN, p. 185) « Ces yeux-là sont ceux que je vois dans mon miroir trente-cinq ans
après quand je suis seule avec moi-même, sans masque, sans effort pour paraître. (VN, p. 79) C’est moi qui souligne.
190
expérience tout à fait particulière dont les conséquences sur la perception de soi et de sa relation
avec sa mère sont substantielles. Comme le constate Leclerc : « [s]e reconnaître dans un parent,
c’est, pour Barrès, la meilleure manière de vérifier l’enracinement de la vie de chacun dans une
géographie idéalisée531 » - c’est pareil pour Anny Duperey. Grâce à son travail interprétatif,
l’auteure parvient à se voir dans une nouvelle lumière, à se découvrir elle-même, alors que la
poursuite des liens de parentés et des affinités, l’amène à se reconnaître en tant que fille de sa
mère, et lui permet également de se forger une image, si précaire soit-elle, de la sensibilité
artistique de son père. Ce rapprochement familial ne serait pas possible sans les photographies de
Lucien Legras et l’écriture de soi d’Anny Duperey. Les belles photos qui représentent les
membres d’une famille heureuse acquièrent pour la fille de leur auteur la dimension d’un miroir
magique. Elles sont évidemment une preuve du barthien « ça a été532 », ce qui gagne de
l’importance face à l’amnésie de l’écrivaine. Mais elles incarnent aussi, d’une certaine façon,
l’idée de « c’est ça533 » qui permet à l’auteure de mieux se connaître, de regagner enfin son
unité, son soi renouvelé : « […] elle existe enfin comme sujet, comme sujet retrouvé534 ». Il
convient alors de constater que les images photographiques ont joué un rôle inestimable et
essentiel dans la découverte de soi faite par l’auteure. Cependant, leur fonction dans le
rétablissement des liens familiaux et de la continuité généalogique ne se montre pas si évidente.
Les photographies qui font partie du Voile noir n’ont pas la valeur des photos de famille
ordinaires. Selon Julie LeBlanc, elles ne peuvent pas être perçues comme une représentation de
531 Leclerc, op. cit., p. 53. 532 Barthes, op. cit., p. 126. 533 Ibidem, p. 176. 534 Soulages, op. cit., p. 207.
191
l’histoire familiale, car elles « n’apportent aucune représentation ontologique du passé535 ». En
effet, le seul processus qui aurait pu, au moins dans une certaine mesure, contribuer au rapiéçage
de la vraie généalogie de la famille de Duperey, donc celui de la remémoration, est absent. C’est
pourquoi François Soulages constate : « Duperey n’atteint ses parents ni par les yeux, ni par le
souvenir, ni par l’intelligence536 ». En d’autres mots, selon Soulages, l’auteure ne parvient ni à
reconnaître ni à ressusciter les figures de ses parents. Et pourtant, nous pourrions quand même
avancer qu’elle arrive à construire et à s’approprier une certaine idée d’eux, une certaine image.
Il se peut que cette image ne soit que partielle, ne représente que certains aspects de leurs
personnalités réinventées et sa véridicité ne soit jamais confirmée. Cependant, il est vrai aussi
qu’à partir des bribes, des traces du passé telles que les photographies, Anny Duperey arrive à
construire sa propre histoire de famille, un peu lacunaire, un peu hypothétique. Elle réussit à
retrouver les liens ténus qui la relient à ses parents et à combler, d’une certaine façon, le vide
qu’ils ont laissé. Et même si toutes ces démarches semblent manquer de validité ou
d’authenticité, selon Véronique Montémont, ils permettent quand même à l’auteure de
« reconstruire et de réaffirmer cette filiation537 » entre elle-même et ses proches. En bref, malgré
toutes les contraintes, l’auteure parvient à représenter « la survivance de la lignée538 » ce qui a un
impact réel sur le processus de sa guérison. Nous ne pouvons pas alors nier l’utilité de ses
efforts. Comme le note Paul De Man, nous sommes habitués à penser l’autobiographie comme
entièrement dépendante de l’existence qu’elle dépeint. Cependant, ce processus peut être
également inversé :
535 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites
dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 93. 536 Soulages, op. cit., p. 205. 537 Montémont, Véronique, « Anny Duperey, Le Voile noir », (15 octobre 2008 [En ligne, 19 janvier 2007]),
[http://www.item.ens.fr/index.php?id=27105]. 538 Kesteman, Jean-Pierre, « Introduction », Le portrait de famille, Sherbrooke, Musée du Séminaire de Sherbrooke,
1977, p. 7.
192
[b]ut we are so certain that autobiography depends on reference, as photograph depends
on its subject or a (realistic) picture on its model? We assume that life produces the
autobiography as an act produces its consequences, but can we not suggest, with equal
justice, that the autobiographical project may itself produce and determine the life and
that whatever the writer does is in fact governed by the technical demands of self-
portraiture and thus determined, in all its aspects, by the resources of his medium?539
Effectivement, dans le cas du Voile noir, on a l’impression que c’est le texte et le processus
d’écriture ainsi que le travail sur les photos héritées qui conditionnent la vie passée, présente et
future de l’écrivaine.
Cependant, la dimension magique de ces images photographiques est d’une part positive,
car elles participent au processus thérapeutique, mais d’autre part, il n’est pas possible de nier
leur côté obscur en tant que « memento mori » :
[t]outes les photos sont des memento mori. Prendre une photo, c’est associer à la
condition mortelle, vulnérable, instable d’un autre être (ou d’une autre chose). C’est
précisément en découpant cet instant et en le fixant que toutes les photographies
témoignent de l’œuvre de dissolution incessante du temps540.
Pour Duperey, cet aspect se veut encore plus marquant. Les photographies, qu’elle a reçues en
héritage, représentent ce qui a cessé d’exister brusquement il y a quelques décennies ; elles sont
un « symbole en noir et blanc de ce qui n’était plus » (VN, p. 14) ; et elles témoignent de la
fugacité de la vie et de l’irrévocabilité de la mort : « [c]e qui a été n’est plus et ne sera
jamais541 ». Les images photographiques présentées par l’auteure mettent en évidence la
disparition de ses parents, évoquent sa propre mort à laquelle elle avait échappé en leur
survivant, et inévitablement, retourne sa pensée vers la mort qui l’attend. La mort, dans Le Voile
noir, et dans les photographies est omniprésente. Et selon Barthes, les photos les plus précieuses
sont justement celles qui réunissent le référent et le spectateur par « un lien d’amour et de la
539 Man de, op. cit., p. 69. 540 Sontag, op. cit., p. 29. 541 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites
dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90.
193
mort542 » et qui deviennent en conséquence des incarnations du lien affectif partagé. Même si
cette relation semble de prime abord pertinente dans le cas d’Anny Duperey et les photographies
de son père, nous réalisons rapidement que cet aspect « romantique543 » n’est pas ici tellement
évident. Les images photographiques dont elle a hérité n’évoquent pas l’amour, mais avant tout
la perte et l’impossibilité d’y remédier. En ce sens, ces photographies deviennent pour l’auteure
plutôt « traumatiques544 », car elles exposent une rupture définitive et une désintégration de la
relation : « [p]hotography’s relation to loss and death is not to mediate the process of individual
and collective memory but to bring the past back in the form of a ghostly revenant, emphasising
at the same time, its immutable and irreversible pastness and irretrievability545 ». C’est
seulement grâce à son étude scrupuleuse qu’Anny Duperey parvient à rendre à ces photos un peu
de leur pouvoir spécial. En conséquence, elles deviennent de petits miroirs magiques à l’aide
desquels, l’écrivaine réussit à voir, à s’imaginer son passé et son sentiment d’appartenance
familiale.
Dans Le Voile noir, les images photographiques agissent, au sens barthien, comme un
« certificat de [la] présence546 » de ces parents affectueux qui n’existent dans la mémoire de
l’auteure que comme des cadavres. Toutefois, à travers l’écriture et une étude approfondie des
photos, l’auteure se propose et réussit à réimprimer dans sa mémoire une image de ses parents en
tant qu’êtres vivants, en tant que personnes qui, jadis, jouissaient de la vie et ressentaient des
émotions.
542 Voir Barthes, Roland, « Sur la photographie », entretien avec Angelo Schwarz et Guy Mandery, Le Photographe,
1980 in Le Grain de la voix : Entretiens 1962-1980, Paris, Le Seuil, 1981, p. 333 : « Je crois qu’à l’inverse de la
peinture, le devenir idéal de la photographie, c’est la photographie privée, c’est-à-dire une photographie qui prend en
charge une relation d’amour avec quelqu’un. Qui n’a toute sa force que s’il y a eu un lien d’amour, même virtuel,
avec la personne représentée. Cela se joue autour de l’amour et de la mort. C’est très romantique ». 543 Ibidem, p. 333. 544 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 87. 545 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 20. 546 Barthes, La Chambre Claire, op. cit., p. 135.
194
Écriture purificatrice : au seuil de la guérison
Nous avons mentionné dans le chapitre théorique : selon Bergson le processus de
remémoration repose sur « un progrès du passé au présent547 ». James Olney explique ce
phénomène ainsi : « […] I would then say that memory can be imagined as the narrative course
of the past becoming present and that it can be imagined also as the reflective, retrospective
gathering up of that past-in-becoming into this present-as-being548 ». Analogiquement, la
photographie renvoie immédiatement à un certain moment du passé qui a donné une fondation au
présent. L’autobiographie remonte donc aux origines pour reconstruire l’évolution d’une histoire
personnelle et arriver à une connaissance approfondie de la situation présente. En d’autres mots,
la mémoire, l’autobiographie et la photographie, toutes trois, opèrent dans ce continuum entre le
passé et le présent, sans pour autant être capables de le déployer dans toute sa richesse et
complexité. D’une part, la photographie est un moyen incomparable qui permet de capter les
moments fugitifs, d’autre part, comme l’expliquent Berger et Mohr, toute seule, elle n’est pas en
mesure de donner une représentation claire et cohérente d’une vie : « [p]hotographs quote from
appearances. The taking-out of the quotation produces a discontinuity, which is reflected in the
ambiguity of a photograph’s meaning549 ». En plus, la photographie est un médium de
représentation intrinsèquement fragmentaire :
[i]t is because we are trying to use images of reality in a way that stops them being
framed, stops them being isolated; therefore stops them being objects, or if you wish,
even commodities. We want to unframe the image. Within the limits of a given work, like
this exhibition, or like this book, we want to try to construct something which is a little
547 Bergson, op. cit., p. 245. 548 Olney, op. cit., p. 241. 549 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 128.
195
more like life; and life isn’t made up of framed experiences or framed objects, as we all
know550.
Pour que les images photographiques puissent participer de façon significative à la restitution
d’une certaine continuité, elles requièrent donc une contextualisation verbale précédée d’un
travail mental de remémoration :
[t]he human imagination which grasps and unifies time (before imagination existed, each
time scale – cosmic, geological, biological – was disparate) has always had the capacity
of undoing time. This capacity is closely connected with the faculty of memory. Yet time
is undone not only by being remembered but also by the living of certain moments which
defy the passing of time, not so much by becoming unforgettable but because, within the
experience of such moments there is an imperviousness to time551.
Selon Philippe Ortel, la photographie possède une dimension de témoignage autobiographique
qui confirme un croisement de l’existence du référent et du photographe, et en même temps,
l’autobiographie, tout comme la photographie, fait apparaître le passé à partir des souvenirs
isolés552 qui, en tant qu’ensemble, peuvent devenir révélateurs. C’est pourquoi le processus de
raconter une vie consiste souvent en une interaction profonde entre ces trois éléments, à savoir la
photographie, la mémoire et l’écriture, qui stimulent l’une l’autre, mais qui posent parfois des
limitations.
En conséquence, l’écriture d’un texte autobiographique est un processus dynamique. Tout
d’abord, elle vise une reconstitution cohérente des faits et des expériences personnelles à l’aide
de la remémoration. Le travail de mémoire résulte ensuite en une interrogation de nos réactions
et une évaluation de nos actions. Ce questionnement mène par la suite à des processus affectifs
vécus pendant l’écriture elle-même, et aussi aux changements personnels profonds et à long
550 Berger, John et Jean Mohr, « The authentic Image », An Interview with John Berger and Jean Mohr, dans Manuel
Alvarado & Edward Buscombe & Richard Collins ed., Representation and Photography: A screen reader, Palgrave,
2001, p. 176. 551 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 105-106. 552 Ortel, op. cit., p. 310.
196
terme. En ce qui concerne Anny Duperey, le travail sur ce texte s’est avéré tellement intense sur
le plan psycho-émotionnel qu’elle avait même des rêves nocturnes dont la signification était
d’une grande importance dans le cadre de ce projet. De même, plusieurs situations de la vie
quotidienne étaient également interprétées dans le contexte de son travail. En conséquence, cette
mise en ordre et en mots des faits divers de sa vie entraîne ensuite un changement de perspective
qui est pour Duperey une transformation très tangible.
Ce travail d’évolution personnelle et perceptuelle passe forcément par des étapes
différentes et repose sur des procédés diversifiés, dont l’un des plus importants est la relation du
moment où elle a retrouvé ses parents morts dans la salle de bain. C’est une expérience
extrêmement difficile pour Duperey. Tout au long du récit, l’écrivaine se prépare, dans la mesure
du possible, à le narrer et à le confronter une nouvelle fois par les mots laissés sur le papier.
C’est sans doute le point culminant du texte.
Dans la partie finale, soit les dernières cinquante pages du livre, nous avons l’occasion
d’admirer quatre photos qui représentent l’eau. L’eau apparaît comme un leitmotiv dans la
création de Lucien Legras. En effet, dans l’album qui rassemble ses œuvres, parmi quatre-vingt-
cinq photographies (y compris les portraits du photographe, les photos de famille et les photos de
groupe dont l’auteur n’est pas Legras), vingt-et-une images représentent des paysages où l’eau
est une composante principale ou importante, et sur neuf photographies elle apparaît plutôt en
fond. Cependant, il faut également remarquer qu’en fonction du chapitre auquel se rapportent
lesdites photographies, leur charge signifiante change pour correspondre au contenu textuel qui
les entoure553. L’extrait dans lequel l’auteure raconte le moment où elle a découvert ses parents
déjà morts, est précédé d’une photographie qui se caractérise par une tranquillité, voire une idée
553 Cette photographie peut sans doute être interprétée de plusieurs façons. Nous présentons ici notre interprétation
personnelle.
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d’optimisme. C’est donc un paysage hivernal ensoleillé qui fait une ouverture à cette description
cruciale pour le récit et pour son effet thérapeutique final :
Figure 14 : « Ce matin-là » (VN, p. 213).
C’est ainsi qu’Yves Clemmen interprète la signification de cette image photographique : « […] a
winter landscape-to accompany her reluctance to engage in the retelling, an ambiance picture for
the cold morning that she is supposed to retell, but mainly also one more page, more space, more
delay)554 ». Est-ce une stratégie de différer ce qui est pénible ? Peut-être. Cependant, cette image
photographique semble symboliser plutôt une résistance qu’une réticence. L’interprétation qui
s’impose dans ce contexte paraît de nouveau être profondément liée au texte qui suivra. Un arbre
solitaire qui, courbé juste au-dessus de ses racines, a quand même poussé grand et fort grâce à sa
force intérieure et à l’eau de la petite rivière qui coule à ses pieds. Enfin, le soleil lumineux et la
rivière qui n’est plus gelée indiquent la fin du froid et du long hiver en annonçant l’arrivée du
554 Clemmen, « Anny Duperey : The silence of photography », op. cit., p. 602.
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temps un peu plus bienveillant. L’hiver est presque fini. Tout comme cet arbre, l’auteure a
survécu à une période dure et est devenue une personne forte et admirable. La symbolique de
l’eau est assez complexe et en fonction de la culture ou du contexte dans lequel elle apparaît,
l’eau peut incarner une multitude d’idées. Toutefois, dans ce cas précis, l’association qui
s’impose d’emblée est celle d’une épuration ou d’une renaissance. Cette interprétation coïncide
parfaitement avec l’objectif visé par l’écriture autobiographique d’Anny Duperey, car Le Voile
noir est une confession publique, une purification symbolique qui a comme but d’apporter un
soulagement. L’extrait qui suit la photo en question paraît donc un ultime dévoilement du passé,
aussi pénible que nécessaire pour que la transformation psycho-émotionnelle soit possible. Enfin,
la souffrance en silence est presque terminée, mais il faut faire encore le dernier effort – trouver
des mots pour raconter ce qui était jusque là indicible. C’est alors la seule chance de l’auteure :
aller jusqu’au bout, dévoiler ce qui était dissimulé, dire ce qui était « tu », et puis, recommencer
sa vie. Cette partie de la narration constitue donc un moment décisif dans ce récit qui consiste en
une réécriture du trauma et qui présuppose également une possibilité de regagner la paix
intérieure. Par conséquent, l’ambiance de la photo d’accompagnement qui se caractérise par une
certaine tranquillité voire une joie n’est pas ici mal placée. L’eau a des propriétés guérisseuses et
est le symbole d’un renouveau. Cette image incarne donc un espoir et un avenir radieux qui
attendent l’écrivaine une fois qu’elle se confronte à son passé.
C’est ainsi qu’à travers l’écriture et l’étude des photos, Anny Duperey se prépare à vivre
sa plus grande transformation : enfin, elle est disposée à entamer le travail de deuil. Le dernier
chapitre « Faire son deuil » est accompagné d’une photo qui semble reitérer l’état d’âme de la
narratrice. L’eau y est toujours présente, non sans raison, car le deuil vise une réconciliation avec
une réalité irrévocable et offre une certaine libération et un apaisement. Mais c’est en même
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temps une expérience douloureuse et difficile sur le plan émotionnel. Ce sont la tristesse et le
sérieux qui émanent de cette image photographique :
Figure 15 : « Faire son deuil » (VN, p. 249).
Le travail de deuil est un processus difficile555 qui exige de l’engagement conscient, mais qui est
certainement indispensable pour qu’on puisse avancer vers l’avenir. Selon Freud, le deuil non
accompli empêche la vie normale de la personne endeuillée :
[l]e deuil sévère, la réaction à la perte d’une personne aimée, comporte le même état
d’âme douloureux, la perte de l’intérêt pour le monde extérieur (dans la mesure où il ne
rappelle pas le défunt), la perte de la capacité de choisir quelque nouvel objet d’amour
que ce soit (ce qui voudrait dire qu’on remplace celui dont on est en deuil), l’abandon de
toute activité qui n’est pas en relation avec le souvenir du défunt556.
555 Voir Dusaillant-Fernandes, op. cit., p. 255 : « Cependant, l’écriture du deuil a un prix : elle demande des efforts
interminables comme une « grossesse » (Duperey, 1992 : 175). Partagée entre l’impuissance d’écrire et le désir de
faire craquer la « baudruche », l’écrivaine se heurte au silence, à la page blanche et puis aux photographies qui la
heurtent et lui font mal (1992 : 176) ». 556 Freud, Sigmunt, « Deuil et mélancolie », Société, no 86/4, 2004, p. 8.
200
Faire le deuil signifie donc reconnaître la mort de quelqu’un et se réconcilier avec cette
disparition définitive557. Anny Duperey en est consciente : « [f]aire son deuil » (VN, p. 250),
c’est « [a]ccepter… » (VN, p. 250), et pourtant elle a des sentiments quelque peu ambigus à ce
propos : « [p]eur, si je fais mon deuil de votre mort, que vous vous éloignez de moi, esprits enfin
tranquilles… » (VN, p. 253) Mais il semble seulement naturel que l’idée d’accepter une perte de
quelqu’un de proche ne suscite initialement qu’un bouleversement émotionnel et une forte
résistance. Quand on perd une personne chère à son cœur, en fonction des circonstances, on peut
éprouver toute une variété d’émotions, c’est pourquoi à cause de la mort tragique de ses parents,
l’auteure a bien connu les sentiments de chagrin, de désespoir, de rejet et de culpabilité. Comme
le note Freud, « […] nous trouvions que l’inhibition et l’absence d’intérêt étaient complètement
expliquées par le travail du deuil qui absorbe le moi558 ». Ces émotions et ces réactions
destructrices empêchent alors de réaliser l’objectif du travail de deuil, c’est-à-dire de laisser
partir les morts et d’apprendre à vivre dans la nouvelle réalité. En d’autres termes, elles ne
permettent pas de se réconcilier avec l’état des choses et de s’orienter vers l’avenir : « [d]e même
que le deuil amène le moi à renoncer à l’objet en déclarant l’objet mort, et de même qu’il offre
au moi la prime de rester en vie […]559 ». Cependant, Bédarida560 note que dans les cas où le
deuil n’a pas lieu, le processus de remémoration est empêché. En vertu de ces observations,
l’écriture du Voile noir qui est une étape initiale du travail de deuil pourrait hypothétiquement
mener à une remémoration propre. L’auteure ne s’est donc pas trompée, sa conception du récit
557 Clemmen partage cette idée et l’explique ainsi : « [t]he whole project is a work of mourning, which consists in
accepting the object of love as dead and loving him or her as such. Mourning is a psycho-social, as Christian Metz
points out, in which photography fits particularly well “since it suppresses from its own appearance the primary
marks of “livingness,” yet nevertheless conserves the convincing print of the object: a past presence (159).” »
Clemmen, Photographic Construct and Narrative Imagination: An Approach in Contemporary French and
American Literatures, op. cit., p. 131. 558 Freud, op. cit., p. 9. 559 Ibidem, p. 18. 560 Bédarida, op. cit., p. 735.
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qui vise une évocation des souvenirs perdus est bien valable, même si elle n’est pas réussie. En
outre, ce récit autobiographique d’Anny Duperey est un exemple parfait du texte qui incarne
« l’impossibilité de conclusion et totalisation561 » de la représentation de vie et de soi. Pour
accomplir cette tâche, Duperey se soumet à un travail difficile de remémoration, car « l’oubli est
irritant, attristant, dévastateur562 », mais paradoxalement, il s’avère que cet acte est lié ou exige
aussi une sorte d’oubli qui « […] est aussi parfois bénéfique, et même indispensable563 ». Selon
Ricœur, « [l]’oubli ne serait donc pas à tous égards l’ennemi de la mémoire, et la mémoire
devrait négocier avec l’oubli pour trouver à tâtons la juste mesure de son équilibre avec lui564 ».
François Soulages ajoute qu’« il est vital d’oublier pour continuer à vivre565 ». Le Voile noir ne
devrait donc pas être considéré comme un échec du processus de la remémoration, mais plutôt
comme une réussite thérapeutique qui a inauguré une nouvelle étape dans la vie de l’auteure. En
effet, l’oubli qui implique le pardon à soi-même et aux autres rend possible la sauvegarde d’un
souvenir ou d’une image appropriée et positive de ceux qui sont décédés. Dans le cas d’Anny
Duperey, il permet également d’arrêter de se culpabiliser pour la mort de ses parents. Mais avant
d’oublier et de pardonner, pour pouvoir réellement entamer son processus de guérison, Anny
Duperey doit tout d’abord raconter ce qui s’est passé le 6 novembre 1955. Initialement, elle
semble nier l’utilité de cette décision :
[a]ucun intérêt en soi, c’est sûr, mais là n’est pas la question. Il faut que je l’écrive, je le
dois. Non par complaisance ou exhibitionnisme, non par envie d’attendrir les autres sur
mon sort mais parce que ce que j’ai vécu ce matin-là est la pierre d’achoppement de toute
ma vie ensuite. C’est mon seul souvenir. Précis en moi, avec les sons, les odeurs, les
mots, comme si j’y étais encore. C’est l’exact moment entre l’avant et l’après dont j’avais
tant parlé. C’est là que çà s’est passé. Je n’ai rien retrouvé d’avant, je continue à me
561 Man de, op. cit., p. 71. 562 Tadié et Tadié, op. cit., p. 225. 563 Ibidem, p. 225. 564 Ricœur, op. cit., p. 537. 565 Soulages, op. cit., p. 199.
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débrouiller avec l’après, et je tairais le moment où ma vie a basculé? Je tairais mon seul
souvenir ? (JV, p. 213)
Cependant, au regard de l’importance et de l’influence exercées par ce souvenir sur sa vie, elle
choisit cette fois-ci d’aller jusqu’au bout, soit de le dire enfin sans rien omettre. Dans le chapitre
intitulé « Ce matin-là », au fil d’une vingtaine de pages, l’auteure dépeint alors avec tous les
détails les circonstances de la mort de ses parents. Dans sa tête, c’est une « image toute propre,
nette, incroyablement fraîche et vivante », « immuable » (VN, p. 214). C’est un souvenir
tragique, qui se transforme en :
[v]ision quasi hallucinatoire des moindres détails, revécu du silence sépulcral de la
maison, puis de ses propres battements de cœur, odeurs, mots prononcés, rien ne manque,
rien n’est perdu, rien n’a été enfoui ni métabolisé par le refoulement […]566
Dupeu remarque que ce n’est pas un : « souvenir qui était refoulé, bien au contraire, puisqu’il
était frappé d’hypermnésie567 ». Jean-Yves Tadié mentionne également que cette sorte de
souvenirs, ceux qui persistent sans être vraiment modifiés à travers les expériences accumulées
postérieurement peuvent être aussi : « l’agression soudaine par une vision traumatisante
imprévisible et violente, qui se déroule en quelques secondes et pourtant va s’imprimer dans ma
mémoire pour toute ma vie568 ». En d’autres mots, cette scène s’est gravée pour toujours dans
« la mémoire affective569 » de l’auteure avec une rare précision et netteté. Et comme le remarque
Tadié :
[…] le seul souvenir qui persiste à travers les années et les changements de notre
personnalité, c’est le souvenir émotionnel : ce n’est pas le souvenir d’une émotion, mais
le revécu de cette émotion elle-même. C’est pour cette seule sorte de souvenir que le moi
566 Dupeu, op. cit., p. 122. 567 Ibidem, p. 120. 568 Tadié et Tadié, op. cit., p. 114. Ce terme a été expliqué de façon détailée dans la partie théorique consacrée à la
mémoire. 569 Ibidem, p. 185.
203
ne change pas ; à ce moment, la mémoire qui ressent est un sixième sens. Cette mémoire
s’exprime surtout par les sensations olfactives, gustatives, tactiles, auditives570.
Un tel souvenir sera sauvegardé, selon Tadié, dans la mémoire affective « qui nous fait éprouver,
à l’évocation d’un souvenir, un sentiment, une impression, une sensation571 ». En effet, cette
image mentale est tellement vivante dans sa mémoire qu’Anny Duperey la classe à part :
« [d]’ailleurs, est-ce vraiment un souvenir ? Il fait partie de moi. Il est moi » (VN, p. 214).
Cependant, elle n’a jamais partagé cette « partie d’elle » avec personne, même avec les plus
proches ; elle n’en était pas capable. Jean-Marc Dupeu explique que « [c]e n’est pas parce que
c’est refoulé que c’est indicible. C’est tout le contraire. C’est parce qu’il n’y a eu aucun
refoulement des représentations de choses que leur traduction verbale est impossible […]572 ».
Et il continue : « [l]e propre en effet de l’événement traumatique est d’introduire quelque chose
de l’ordre de “l’intraduisible”, de très profondément énigmatique entre ce qui est vu, ressenti,
vécu, figuré – et ce que le sujet peut en dire573 ». Ni la décision, ni le fait même de partager cette
expérience n’est et ne peut être facile pour Duperey, car depuis toujours, sa « mise en mots […]
était inenvisageable574 ». Or c’est précisément cet acte qu’il faut faire pour entamer le processus
de guérison :
[r]endre pensable l’événement traumatique, c’est aussi le rendre communicable, et donc
l’arracher au silence. La possibilité de mise en acte de la souffrance […] est
reconstruction de soi […]. Toute thérapeutique est restauration symbolique de soi, mais
son efficacité tient justement en ce que l’homme ne vit pas dans un monde d’objectivité
pure, mais dans un univers de significations et de valeurs. Le thérapeute aide le survivant
à changer son regard sur l’événement, à le reprendre en main en dissipant la honte et la
culpabilité575.
570 Tadié et Tadié, op. cit., p. 196. 571 Ibidem, p. 177. 572 Dupeu, op. cit., p. 122. 573 Ibidem, p. 115. 574 Dupeu, op. cit., p. 122. 575 LeBreton, op. cit., p. 110.
204
Le Voile noir offre enfin la possibilité d’exprimer l’indicible par la voie de l’expression écrite.
Une fois que la vision se matérialise, l’auteure se rend compte qu’au fait, c’est là où se trouve le
but principal de son écriture :
[a]rrivée à ce point, désarmée, tout à fait, désarmée, je suis en train de m’avouer que je
n’ai peut-être entrepris ce livre que pour en arriver là. Depuis le début sans doute je
savais – sans vouloir le savoir, vieille manie – qu’il faudrait que je le dise, que j’avais
besoin de le dire. Enfin. (VN, p. 213)
Et quelques années plus tard, elle constatera : « [i]l n’y a que l’écriture pour vraiment dire, y
explique-t-elle. Il fallait que je l'écrive pour que des gens [...] sans rapport affectif avec moi [...]
me donnent objectivement leur version des faits. [...] Maintenant, elle m'appartient, cette vérité
que vous m'avez donnée576 ». En vertu de ces observations, nous pouvons donc avancer que
l’auteure retrouve son salut non dans la remémoration des souvenirs perdus, mais dans la
perpétuation et dans l’extériorisation du seul souvenir hypermnésique et funeste de son enfance.
Par le biais de la description minutieuse de cet événement tragique, Anny Duperey fait un
enterrement symbolique de ses parents, ce qui lui est indispensable pour pouvoir clore d’une
certaine façon cette enquête sur soi, sur sa famille et sur son histoire :
[m]ême s’il n’est pas toujours suffisant de faire le deuil, le rituel de l’enterrement, avec
un temps pour pleurer, faute de quoi on risque de pleurer toute sa vie ; avec un lieu où ils
deviennent de vrais morts, est nécessaire pour qu’ils ne se transforment pas en fantômes
que l’on retrouve au détour des livres et de l’Histoire, et des lieux577.
L’écriture du Voile noir est donc pour Duperey un moyen de faire ses adieux, de quitter les morts
et de rejoindre les vivants. Elle s’interroge encore : « [c]omment faire pour qu’ils deviennent
enfin des morts “normaux”? » (VN, p. 232) La réponse précise à cette question n’existe pas.
C’est un processus, et il faudra du temps pour défaire petit à petit le bagage émotionnel négatif
que l’auteure a accumulé pendant des années. Cependant, le premier pas vers la
576 Rousseau, Christine, « Anny Duperey, des démons dans les mots », Le Monde, 13 janvier, 2003. 577 Wieder, op. cit., p. 168.
205
« normalisation » des rapports avec ses parents est fait, car enfin, Anny Duperey parvient à
prononcer les mots : « maman », « papa », (VN, p. 163), et « Je vous aime » (VN, p. 254).
Grâce à l’écriture du Voile noir, l’auteure vit une transition exceptionnelle : d’une
orpheline abandonnée, dépourvue du passé, elle se transforme en une fille aimée dont les parents
affectueux ont disparu contre leur gré. Toutefois, ce n’est que le début, de sa voie vers la
guérison, la voie qui devra avoir une continuation :
Figure 16, (VN, p. 254)
« J’en suis là. Et à constater où j’en suis, le chemin à parcourir pour enfin pouvoir parler d’eux
sans pleurer, vingt ans me semblent un délai bien court… » (VN, p. 254). Le Voile noir n’est pas
un récit clos. La photographie, tout comme les derniers mots de la narratrice indiquent que ce
travail de transformation n’est pas encore accompli. Toutefois, dans le volume suivant – Je vous
écris…, publié seulement une année plus tard, l’auteure arrive à une réinterprétation plus
complète des circonstances de l’accident suite auquel elle a perdu sa famille :
[e]lle ne se doutait pas le moins du monde que les réponses lui parviendraient de ses
lecteurs. Elle ne se doutait pas que les lettres envoyées alors par des centaines d'inconnus
provoqueraient en elle un tel écho, lui fourniraient à certains moments un véritable
206
soutien et, surtout, apporteraient des éléments de compréhension à son histoire. « Il me
fut même offert la vérité sur ce qui s’était passé le matin de la mort de mes parents.
Quand j’y pense, c'est vraiment extraordinaire, et je ne connais pas d'auteur dont la vision
d'un événement capital dans sa vie ait été radicalement transformée grâce à ses
lecteurs! »578
À l’aide de ses lecteurs elle se rend compte qu’elle était asphyxiée, elle aussi. Elle se débarrasse
donc une fois pour toutes de la culpabilité qui lui pesait depuis des décennies : « [j]e ne dois ma
survie qu’à la désobéissance ». (VN, p. 22) En tant qu’enfant, elle s’est persuadée que si
seulement elle avait rejoint ses parents dans la salle de bain, elle aurait pu changer la suite des
événements ; si seulement elle s’était réveillée à temps, elle aurait pu les sauver. Nous observons
ici « the phenomenon of “survivor guilt” which often involves the irrational belief that another
would not have been harmed if the person had not pursued selfish goals or interests579 ». Ce type
de raisonnement est tout à fait naturel, car « [l]’enfant peut, dans la toute – puissance de sa
pensée magique, se croire à l’origine de la maladie de son parent et se sentir responsable de
l’évolution ou de la dégradation de cette situation580 », ou dans ce cas précis, se sentir coupable à
cause de la mort de ses parents. Grâce à cette réalisation, le processus de son rétablissement
émotionnel a alors déjà énormément progressé car dans son dernier passage, l’auteure admet :
« [à] la fin du Voile noir je situais à vingt ans le temps nécessaire pour parvenir à parler d’EUX
sans pleurer. J’y suis presque arrivée, vous voyez, c’est encourageant » (JVE, p. 246). Sans Le
Voile noir, il n’y aurait donc pas « la reconnaissance du passé [qui] est tout autant condition d’un
avenir possible que l’ouverture de l’avenir est condition d’une reconnaissance du passé581 ».
578 Cauhape, op. cit., 1 novembre 1993. 579 Ferguson, op. cit., p. 24-25. 580 Buyse, Al-Salehi, Van Laethem, Kentos, Luce, Mekinda, Ena, Roumeguère, Demols, Sokolov, Simon, Bailly,
Marchand, Gaspard, op. cit., p. 246-247. 581 Licata, Klein, Gély, op. cit., p. 579.
207
Comme le constate Julie LeBlanc, les récits autobiographiques de Duperey
« transforme[ent] le “réel visible”582 », donc celui représenté sur les images photographiques,
toutefois, il serait juste de remarquer qu’ils transforment également le « réel invisible », donc la
façon dont l’auteure perçoit son passé et ses parents. Nous pouvons conclure alors qu’Anny
Duperey a parcouru un long chemin pendant la rédaction de ses deux récits et grâce à cette
expérience d’écriture et d’auto-questionnement, elle est parvenue à se former un nouveau regard
sur le passé. Cependant, l’objectif de présenter une image complète et bien organisée de sa vie
n’a pas été atteint. Selon Julie LeBlanc, « Le voile noir fonctionne donc à l’encontre d’une vision
humaniste du sujet autobiographique qui, selon la tradition, aurait le pouvoir de se constituer son
unité et son identité dans une expression totale et cohérente de toute sa destinée583 ». En effet, il
ne peut pas être ici question de faire un bilan de toute une existence, mais sans aucun doute, Le
Voile noir fait le point sur l’un des événements cruciaux dans la vie d’Anny Duperey.
Entre-deux : des ténèbres vers l’espoir
À titre de rappel, citons ici quelques points développés auparavant dans la partie
théorique. Dans son ouvrage consacré aux récits de soi, Georges Gusdorf insiste sur la valeur
« réformatrice584 » des récits autobiographiques qui ont pour but de fournir au sujet écrivant et à
ses lecteurs non seulement « une meilleure connaissance de son identité585 », mais aussi de
construire une « vision totalisante d’une vie586 ». Anny Duperey, arrive-t-elle à la réalisation de
582 LeBlanc, « À la mémoire d’un artiste et d’un père : les images photographiques de Lucien Legras introduites
dans le récit autobiographique d’Anny Duperey », op. cit., p. 90. 583 Ibidem, p. 88. 584 Gusdorf, op. cit., p. 15. 585 Ibidem, p. 22. 586 Ibidem, p. 24.
208
ces objectifs autobiographiques ? Elle s’y prend, certainement, de façon tout à fait insolite, car sa
situation en tant qu’autobiographe est unique due à l’amnésie dont elle souffre. Elle se met à
écrire un texte autobiographique dans lequel les photographies remplacent les souvenirs. Dans Le
Voile noir, c’est non seulement l’écriture qui s’avère un agent de changement, mais aussi les
images photographiques qui l’accompagnent, car il est impossible de surestimer le rôle qu’elles
ont joué dans le processus de la rédaction de ce texte, dans la quête identitaire de la narratrice
ainsi que dans la réorientation de sa perception du passé.
Tout d’abord, les photos de Lucien Legras se dévoilent en tant que prétexte pour
qu’Anny Duperey écrive l’histoire de sa vie. Elles ne sont pas de simples illustrations vaguement
liées au texte, mais elles se caractérisent par un grand pouvoir transformateur – elles servent
d’inspiration ; elles déclenchent ou orientent le processus d’écriture et par conséquent, elles
rendent possible le travail sur soi fait par l’écrivaine. En outre, elles deviennent un point de
rapprochement entre l’auteure et ses parents décédés. Supportées par l’écriture, elles donnent
aussi l’effet de présence587, si trompeuse soit-elle, de ses parents, qui lui permet de repenser leur
image. En effet, grâce à cette construction à la fois textuelle et visuelle l’écrivaine parvient à
accéder à la subjectivité paternelle derrière les photographies, et à la subjectivité photographiée
de sa mère. Ainsi, malgré le fait que Duperey ne possède pas de souvenirs réels de ses parents,
grâce à l’écriture, au travail d’introspection et à l’imagination, elle arrive à rétablir une certaine
intimité et un lien d’affectivité avec Ginette et Lucien Legras. Grâce à cette enquête sur soi, sur
ses parents et sur leur passé commun, l’écrivaine est enfin capable de redéfinir ses sentiments.
Par conséquent, la continuité familiale reconquise est loin d’être invalide : fermement ressentie,
587 Voir Dupont, op. cit., p. 63 : « […] représentent le vide du passé de la narratrice et confirment, par leur nombre,
l’immobilité et l’absence causées par l’oubli ». Nous sommes de même avis. Toutefois, dans les cas du Voile noir,
c’est le travail d’écriture et d’interprétation fait par Duperey à qui comble d’une certaine façon, ce vide.
209
elle offre à l’auteure un certain réconfort et la sensation d’avoir retrouvé ses origines. En bref, ce
sont les interactions entre le texte et l’image qui déclenchent cette transformation psycho-
émotionnelle de l’écrivaine. Le but d’apporter de l’apaisement de la douleur longtemps
dissimulée est donc réalisé dans ce projet autobiographique.
Cependant, l’accès restreint aux souvenirs ainsi que l’usage spécifique des photos causent
un certain éclatement du texte et créent une tension entre les intentions et les attentes de l’auteure
et le processus de l’écriture. En conséquence, le récit est plein de tournants qui surprennent aussi
bien le lecteur que la narratrice. En même temps, il faut noter la sophistication dans l’exécution
de ce projet, car Duperey essaie de maintenir un équilibre entre ses témoignages intimement
personnels et son regard froid et critique, et par conséquent, son texte fait preuve d’honnêteté
tout en revêtant un caractère intellectuel. Cependant, selon Catherine Wieder, « Le voile noir
repose sur un équilibre toujours instable entre ce qui est dévoilé, communiqué, transmis, ce qui
voulait être dit, et ce qui est dû, au contraire, à tout prix, être censuré, raturé et ceci dans le
travail de l’œuvre elle-même588 ». Sans aucun doute, c’est grâce à sa complexité que ce récit
autobiographique se prête admirablement à l’observation de l’évolution affective d’Anny
Duperey. La rédaction de ce texte permet à l’écrivaine de débloquer, au moins partiellement, le
fardeau de son chagrin, car vers la fin du récit, elle est capable de raconter en détails le matin
tragique où elle a retrouvé ses parents morts dans la salle de bains de sa maison familiale. Cette
écriture de soi lui sert donc à réviser le passé et à acquérir une nouvelle perspective sur ses
émotions, ses décisions, son comportement dans sa vie « après ». Selon Jean-Marc Dupeu, c’est
un « […] cheminement qui a donné la plus grande part à un travail psychique accompli grâce à la
588 Wieder, op. cit., p. 153.
210
mise en jeu de moyens d’expression non exclusivement verbaux589 ». La structure innovatrice de
ce récit, qui réunit le texte personnel avec les photos familiales et artistiques, démontre donc une
corrélation, une interaction complexe et intense entre l’écriture, la photographie, la mémoire et
des changements psychiques favorables vécus par l’écrivaine. Malgré le fait que les
photographies n’éveillent pas entièrement la mémoire endormie de l’auteure, elles propulsent son
imagination ainsi que tous les processus mentaux, qui à travers l’écriture, prennent la forme d’un
récit unique, profondément intime et captivant. Dès la première page, le lecteur du Voile noir est
envoûté par la beauté des images photographiques, et vivement touché par les confessions
privées de l’auteure. L’écriture d’Anny Duperey tellement sincère et poignante expose son âme,
ses émotions les plus intimes, ses désirs dissimulés et ses traumatismes jusque là inavouables.
L’auteure se met à nu, au moins verbalement, devant son lecteur en partageant la sphère la plus
privée et la plus sacrée de sa vie – sa famille et sa santé mentale. Les confessions personnelles
illustrées de belles photos de famille, en général, rapprochent le lecteur du narrateur et lui
permettent de s’impliquer un peu plus dans le récit, voire dans la vie de l’auteur590. Comme le
remarque Yves Clemmen : « [i]t links photographs, photographer, reader and beholder (reader
and narrator) in an emotional dynamic […]591 » En effet, dans le cas du Voile noir, le lecteur
ressent instantanément le sentiment de compassion et d’empathie592, et il examine les clichés
photographiques en cherchant avec l’auteure des indices qui pourraient dévoiler des bribes du
passé et qui pourraient se montrer symptomatiques pour son travail de remémoration. Comme
589 Dupeu, op. cit., p. 123. 590 Voir Gunderman, op. cit., p. 25 : « The collaboration between the text and photographs draws the readers in and
encourages them to invest themselves more fully in the story than they would have otherwise ». 591 Clemmen, « Anny Duperey: The silence of photography », op. cit., p. 591. 592 Anne Strasser semble partager la même opinion sur une relation proche qui se noue entre la narratrice du Voile
noir et les lecteurs. Voir Strasser, op. cit., p. 86 : « La présence d’un Je, la possibilité pour le lecteur, par ce biais,
d’épouser le point de vue de celui qui raconte et se raconte, l’accès à sa vie intérieure enclenchent la « sympathie »
du lecteur, au sens fort du terme, soit la « participation compréhensive aux sentiments d’autrui ».
211
nous l’avons mentionné dans le chapitre théorique, selon Sylvie Jopeck, l’inclusion des photos
dans un texte autobiographique « complique le pacte de lecture593 », car les émotions suscitées
par le texte renvoient le lecteur à son expérience personnelle, et par conséquent la réception du
récit gagne en intensité et prend une dimension plus intime en double sens. En effet, l’écriture
inspirée par ces photographies uniques permet à l’auteure de sonder les replis de sa mémoire et
de son âme, et grâce à son pouvoir révélateur, incite le lecteur à transposer cette enquête sur lui-
même et sur son propre vécu. En outre, l’auteure place le lecteur dans une véritable épreuve, car
la lecture de ce récit n’est pas du tout simple. L’inclusion des photographies au sein du texte
trouble la continuité de ce processus. D’une part, la narratrice attire l’attention du lecteur vers les
images photographiques pour ne pas la lâcher en les décrivant de façon détaillée, ou en les
manipulant. D’autre part, elle le laisse seul à contempler certaines photos sans donner aucun
contexte ou commentaire les concernant, ce qui est une invitation à une interprétation libre. En
conséquence, le lecteur devant une photographie solitaire se sent obligé de la traiter et de la lire
selon le même procédé que l’écrivaine. Comme le notent Berger et Mohr, aux photographies qui,
en général, immobilisent des moments, le lecteur « prête un certain passé et un certain
avenir594 ». La lecture du Voile noir n’est donc pas une expérience passive, mais elle exige un
engagement constant de la part du lecteur qui suit le cheminement de l’auteure, fait ses propres
hypothèses, ou bien doit affronter les pauses méditatives sous forme d’images ou de blancs
imposés par la narratrice. Par conséquent, le lecteur devient le témoin d’une dissection auto-
analytique et de la poursuite des traces du passé menée par la narratrice. En même temps, il mène
593 Jopeck, op. cit., p. 97. 594 Berger et Mohr, Another Way of Telling, op. cit., p. 89. C’est moi qui traduis.
212
aussi sa propre enquête et parfois revisite son vécu et explore, voire redéfinit ses propres
jugements et émotions595.
Pour conclure, il faut noter que les deux textes de Duperey sont exceptionnels, car ils se
caractérisent par une certaine dualité qui s’exprime à plusieurs niveaux :
[i]n addition to the duality of the dialectic between words and images, there are a number
of other instances of doubling in Duperey’s book, including the doubling of herself and
her parents, and the doubling of the book itself when it gives birth to another book, which
contains yet another doubling in the dialogue between Duperey and her readers who
respond to Le voile noir596.
Les deux volumes Le Voile noir et Je vous écris… incluent une double voix narrative
(narratrice/son père ; narratrice/ses lecteurs) ainsi qu’un double moyen de représentation (l’écrit
et le visuel). Dans la première partie, Anny Duperey porte son regard plutôt vers le passé, car elle
puise dans la création artistique de son père, tandis que dans la deuxième, elle semble privilégier
le présent et le futur, s’appuyant sur l’échange dialogique avec ses lecteurs. Les photographies,
qui constituent un élément essentiel du Voile noir, sont remplacées dans Je vous écris… par les
lettres des lecteurs, qui s’avèrent tout aussi révélatrices dans le contexte autobiographique de
l’auteure que les images de son père. Le Voile noir est un récit dans lequel une réalité
incontestable et pénible donne naissance à des divagations imaginaires, mais aussi
thérapeutiques. En outre, la prolifération des analyses subjectives, qui accompagnent presque
chaque épisode narratif, est équilibrée par un dévouement sérieux à la sincérité qui vise, dans la
mesure du possible, la dimension véridictoire du récit. La commémoration et la remémoration du
passé sont toujours confrontées dans ce texte autobiographique à l’amnésie, qui empêche la
transformation émotionnelle de l’auteure, déchirée, depuis la mort de ses parents, entre Anny
595 De nouveau, notre remarque se fait l’écho avec la constatation d’Anne Strasser. Voir Strasser, op. cit., p. 97 :
« Manifestement la lecture a les mêmes fonctions que l’écriture : le lecteur y cherche sa vérité, recherche la manière
de se réconcilier avec lui-même, de faire du lien, de réparer, de relier des parties de sa vie ou de lui-même ; en lisant,
il revisite sa propre histoire, se relit et se relie. » 596 Gunderman, op. cit., p. 52.
213
d’« avant » et Anny d’« après »597. La finalité de ces deux volumes serait donc de raccommoder
son existence scindée en deux.
Si le propre de l’autobiographie est de célébrer une vie, sous la plume de Duperey, cette
écriture se fait l’écho d’une tension constante et d’une interdépendance entre l’être et son
absence, entre la vie et la mort. Cette confession publique, qui touche à ce qu’il y a de plus
intime dans son parcours existentiel, dépasse de loin la dimension d’une « histoire » personnelle.
Non seulement Duperey y étale le passé dans ses moindres détails, mais elle recourt à ce genre
d’écriture pour mieux se comprendre, pour guérir et pour envisager son avenir sous une autre
lumière. En guise de conclusion, nous pourrions donc avancer que tous ces aspects rendent le
récit de Duperey très original, profondément poignant et riche de sens, dont la nature photo-
textuelle hybride l’emporte aux limites du genre598.
597 Voir Gunderman, op. cit., p. 84-85 : « The dualities present in both authors’ lives, as discussed earlier, are most
effectively revealed through another duality—that of photography and the written word—rather than through a
single medium. The uncertain boundaries between the two media highlight the uncertain boundaries between the
various dualities in the authors’ lives, including but not limited to the young Duperey versus the adult Duperey, the
actor Duperey versus the private Duperey, the two faces of Duperey’s parents, and the private versus the public
Roubaud ». 598 Dans le chapitre qui suit, nous démontrerons certains recoupements entre l’écriture et les situations personnelle
et/ou familiale des deux auteures. Il s’agira alors, entre autres, de la déchirure identitaire, de l’hybridité de leur
création littéraire ainsi que de l’effet thérapeutique de leurs récits autobiographiques.
214
Chapter 3 : Un témoignage partagé chez Annie Ernaux : du personnel au collectif
Il ne faudra toutefois pas oublier que tout ne commence pas aux archives, mais
avec le témoignage, et que, quoi qu’il en soit du manque principiel de fiabilité du
témoignage, nous n’avons pas mieux que le témoignage, en dernière analyse,
pour nous assurer que quelque chose s’est passé, à quoi quelqu’un atteste avoir
assisté en personne, et que le principal, sinon parfois le seul recours, en dehors
d’autres types de documents, reste la confrontation entre témoignages599.
Paul Ricœur
Je est un autre600.
Arthur Rimbaud
À l’encontre des schémas esthétiques et sociaux
Le premier récit analysé dans ce chapitre consacré à Annie Ernaux, a été publié en 2005.
L’usage de la photo601 est l’histoire de la relation entre l’écrivaine et son partenaire Marc Marie.
Ce texte repose sur une structure assez originale : il se compose de courts textes d’Ernaux et de
Marie, présentés toujours en alternance. Il est également illustré par des photos en noir et blanc.
prises pendant la période initiale de leur liaison, et à la même époque que les traitements de
599 Ricœur, op. cit., p. 182. 600 Lejeune, Philippe, Je est un autre : l’autobiographie, de la littérature aux médias, Paris, Seuils, 1980, première
de couverture. 601 Ernaux, Annie, L’usage de la photo, Paris, Gallimard, 2005.
215
chimiothérapie reçus par Ernaux suite à un cancer du sein. Ces images sont un témoignage de
leurs moments vécus à deux. Les photographies des vêtements abandonnés avant de faire
l’amour et sur lesquelles le corps est absent, sont des signes métaphoriques d’un acte qui gagne
en intimité. L’idée de partage, qui concerne toutes les sphères de ce projet, joue ici un rôle
intéressant. Tout d’abord, Annie Ernaux et Marc Marie sont des amants (du moins ils étaient
amants au moment de la rédaction de ce texte) et outre le fait de partager des moments intimes,
ils partagent ensemble aussi un acte de création, à savoir la rédaction de L’usage de la photo.
Toutefois, ils tentent de préserver également une certaine indépendance et originalité dans ce
processus créateur. Enfin, ce projet co-créé du début jusqu’à la fin, se distingue par sa
particularité textuelle et visuelle qui ne permet pas aux critiques de le classer selon les critères
canoniques de l’écriture autobiographique.
Des photos et des souvenirs ont inspiré l’un des derniers textes d’Ernaux, Les années602,
paru en 2008. Mais dans ce cas, les images photographiques ont été remplacées par de
minutieuses descriptions de nombreuses anciennes photos de famille qui sous-tendent la genèse
de ce texte. Dans ce récit, Annie Ernaux rappelle les modes, les idées et les événements
historiques qui ont marqué la France après la Seconde Guerre mondiale. Elle évoque entre autres,
les films, les chansons, les publicités et les marques de commerce qui étaient autrefois en vogue
ainsi que les sujets et les problèmes socio-culturels qui suscitaient des débats passionnés, ou
encore de la révolte. L’Histoire s’entrelace donc à la culture populaire ainsi qu’aux expériences
personnelles d’Ernaux.
Ernaux présente dans son récit les périodes successives de sa vie. La narration est très
fragmentaire et le récit est divisé en parties qui s’ouvrent sur des descriptions méticuleuses des
602 Ernaux, Annie, Les années, Paris, Gallimard, 2008.
216
photos de famille et des images photographiques privées de l’auteure. Les photos, indicateurs
d’écoulement du temps, présentent Annie Ernaux tout d’abord bébé, ensuite adolescente, puis
jeune adulte et enfin femme mûre. Si on connaît la création d’Ernaux, on ne doute pas un instant
que la femme décrite sur les images photographiques est bien elle et que le récit est axé sur une
histoire personnelle qui est bien la sienne. Dans ce texte autobiographique les photos de famille
et les photos privées servent non seulement à évoquer des souvenirs personnels, mais aussi des
souvenirs collectifs. Sa propre histoire semble alors être indissociable de l’histoire d’une certaine
collectivité. C’est aussi la raison pour laquelle ce texte-ci, tout comme L’usage de la photo,
apparaît difficile à classer selon les critères du genre autobiographique définis par Philippe
Lejeune et autres théoriciens, et présentés dans le premier chapitre. Annie Ernaux désigne elle-
même ce récit comme une « autobiographie impersonnelle603 », mais ce texte ressemble plus à
une étude socio-historique qu’à un récit intime, et c’est pour cette raison qu’il peut être décrit
comme une nouvelle forme d’écriture autobiographique604.
Le troisième texte auquel j’aurai recours dans ce chapitre, peut-être le plus personnel, et
sans doute, le plus fragmentaire, c’est le « photojournal605 » qui se trouve dans le volume
rassemblant les œuvres complètes de l’auteure, intitulé Écrire la vie et publié en 2011. Ce court
« photojournal606 », comme le définit Annie Ernaux, se compose des photos privées607 et
603 Ernaux, Les années, op cit., p. 240. 604 Pour définir le genre d’écriture présenté par Annie Ernaux, Michèle Bacholle-Bosković utilise le terme « ph-
auto-biographie ». Voir Bacholle- Bošković, Michèle, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », Women in French
Studies, vol. 22, 2014, p. 72 : « -L’identité de l’auteur(e) de la ph-auto-bio-graphie coïncide avec celle de la
personne dont la vie est retracée par les images – que cette personne y figure ou pas.-L’identité de l’auteur(e) de la
ph-auto-bio-graphie coïncide avec celle de l’auteur(e) des textes – quelle qu’en soit leur nature (commentaires,
légendes etc) – accompagnant les images, mais cet(te) auteur(e) n’est pas nécessairement le(la) photographe. -
L’auteur(e) de la ph-auto-bio-graphie use de sa vie personnelle à des fins littéraires et impersonnelles, collectives,
universelles ». 605 Ernaux, Écrire la vie, op cit., p. 8. 606 Selon Encyclopédie Larousse, « photojournalisme » c’est un « [m]étier ou technique journalistique consistant à
fournir aux journaux des reportages photographiques, éventuellement accompagnés d'articles. Si la photo de presse a
commencé à se répandre à la fin du XIXe s., le photojournalisme, visant à un traitement égal de l'information par
217
d’extraits des journaux intimes qui se rapportent, d’une certaine façon, aux scènes, aux endroits
ainsi qu’aux personnes captés sur les images photographiques. Le choix arbitraire des
photographies ainsi que l’absence d’ordre chronologique des passages empruntés des journaux
intimes jusqu’ici non-publiés construisent une présentation subjective des étapes fondatrices du
développement personnel de l’auteure. Cependant, bien qu’il soit lacunaire et non-linéaire, ce
« photojournal » présente une vision globale de la vie privée de l’écrivaine dont les événements
cruciaux sont bien reconnaissables pour les lecteurs familiers de la production littéraire
d’Ernaux.
Le présent chapitre se concentre sur l’analyse de la représentation de l’histoire
personnelle qui, avec une intensité variable, dans tous les trois textes privilégiés, dépasse
l’évocation d’une expérience intime pour atteindre une dimension sociale, voire universelle. La
première section présentera différentes techniques mises en œuvre par Annie Ernaux pour retenir
l'image et par le texte, ne s'est vraiment constitué que durant l'entre-deux-guerres, d'abord en Allemagne
(E. Salomon), puis aux États-Unis, sous l'influence du magazine Life (fondé en 1936). De grands reporters-
photographes, tels R. Capa, mort dans l'exercice de sa profession, et E. W. Smith, H. Cartier-Bresson et
R. Depardon, lui ont donné ses lettres de noblesse ». Larousse Encyclopédie, (12 novembre 2014),
[http://www.larousse.fr/encyclopedie/divers/photojournalisme/79352] Cependant, le terme « photojournal » utilisé
par Ernaux, n’est pas dérivé de cette définition et se réfère uniquement à son projet d’ordre autobiographique qui
consiste en collage des photos de famille, des photos privées et des extraits des journaux intimes. Le
« photojournal » d’Annie Ernaux est centré sur la représentation de son histoire personnelle et une forme unique
dont la définition générique n’existe pas. 607 Ce « photojournal » contient plusieurs photos de famille traditionnelles, mais aussi un bon nombre de
photographies de voyage ou d’école qui ne peuvent pas être placées dans la même catégorie. Selon Anne-Marie
Garat, « [l]a photographie de famille touche l’extrême limite de son genre quand elle verse insensiblement dans le
paysage. Le paysage figure peu dans l’album, il y occupe un statut mineur comme souvenir de voyage. Dès que la
photographie de famille quitte l’aire privées, ses meubles, et immeubles, dès qu’elle franchit sa barrière, elle se
trouve conforntée à quelque chose qui, qui excède les frontières de l’album ». (Anne-Marie Garat, op. cit., p. 144-
146) Selon Michèle Bacholle-Boskovic, ces photographies peuvent être classées ainsi : « [u]ne grande majorité
représente la ph-auto-bio-graphe à différents stades de sa vie, mais aussi bien le photojournal que Retour à Yvetot
contiennent d'autres photos que l'on peut classer sommairement en trois catégories, personnes, lieux et choses, car le
moi n'est pas seulement interne, mais externe, en contact avec le monde extérieur qui laisse sa trace en lui et vice
versa. » Bacholle- Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 74.
218
l’attention du lecteur ainsi que pour intensifier l’impact du message qu’elle cherche à véhiculer
dans ses récits. La deuxième partie portera sur le rôle de la mémoire dans la création d’Annie
Ernaux. La troisième section sera consacrée à l’étude des photographies et de leurs fonctions
dans les récits privilégiés. La quatrième partie se focalisera sur les stratégies narratives et
picturales exploitées par Ernaux dans le processus de la représentation de soi608. La dernière
section de ce chapitre abordera le sujet de la représentation du personnel et du collectif à l’aide
des documents privés tels que les journaux intimes et les photos personnelles.
Lois de l’attraction – un style à part, une thématique
partagée
Annie Ernaux est une écrivaine prolifique qui séduit ses lecteurs inlassablement depuis
déjà une quarantaine d’années. Reconnue par la critique, elle bénéficie également de l’accueil
enthousiaste du public pour sa création littéraire. Tout comme dans le cas de la création d’Anny
Duperey, les textes d’Annie Ernaux attirent les lecteurs par leurs traits bien spécifiques, c’est-à-
dire un style singulier de l’écriture, la thématique abordée ainsi que la façon de représenter la
réalité créée. Les connaisseurs de la création d’Ernaux savent que c’est toujours sa propre vie qui
est mise en œuvre dans tous ses récits littéraires. Cependant, les textes d’Annie Ernaux, même
s’ils sont inspirés d’expériences personnelles, traitent toujours de problèmes d’ordre socio-
608 Comme plusieurs théoriciens de l’autobiographie, entre autres Philippe Lejeune et Georges Gusdorf, utilisent
dans leurs textes le terme « soi », ou le terme « self », dans le cas de l’ouvrage de Linda Haverty-Rugg, qui a été
traduit également comme « soi », pour les raisons d’uniformité, on va garder ce même terme.
219
historique et culturel et surprennent par leur force d’expression, leur sincérité et leur réalisme609
représentationnel. En d’autres mots, le courage de parler d’expériences douloureuses, dont elle a
souvent honte, ou qui l’ont profondément bouleversée est une marque distinctive de son
écriture610.
La façon dont Annie Ernaux perçoit le monde ainsi que son approche de la réalité ont
fortement influencé son style d’écriture. Dans plusieurs de ses textes, l’auteure s’interroge sur la
nécessité de contextualiser les événements racontés et sur tous les procédés narratifs pour parler
du monde qui l’entoure. Ses réflexions ainsi que ses recherches formelles trouvent leur reflet
dans ses récits qui présentent une grande diversité de formes littéraires. Dans L’atelier noir, son
« journal d’avant-écriture, journal de fouille611 », comme l’appelle l’auteure, dans la note qui
date du 18 octobre 1983, elle constate : « [j]e tiens énormément à des structures nouvelles612 ».
Ce désir, ou plutôt ce besoin d’innovation est donc présent depuis longtemps chez Ernaux.
En conséquence, l’écrivaine réussit à élaborer son propre style qui la distingue nettement
des autres écrivains contemporains. L’un de ses traits les plus caractéristiques est la pratique
d’exploiter son propre vécu en tant que trame pour ses récits, ce qui renforce, d’une part, leur
dimension personnelle et authentique. Dans le même ordre d’idées, le titre qu’elle a donné à ses
œuvres complètes publiées en 2011 à savoir Écrire la vie, est fortement significatif. Dans ses
textes, l’écrivaine ne cherche pas seulement à traduire son vécu ou ses sensations intérieures,
609 Comme l’avoue Annie Ernaux, il lui importe « [d]’écrire d’une façon qui décharne la réalité pour la faire voir ».
Le vrai lieu, op. cit., p. 81. 610 Voir Douzou, Catherine, « Entre vécu instantané et représentation de soi : écrire « au-dessous de la littérature »,
Annie Ernaux, une œuvre de l’entre-deux, Fabrice Thumerel dir., Arras, France, Artois Presses Université, 2004, p.
84 : « La fiction est une manipulation parfois très intéressée et très condamnable du réel, selon un point de vue
moral cher à Annie Ernaux. La représentation s’adresse à quelqu’un et ainsi fausse sa vérité. De façon générale,
toute représentation, fictionnelle ou non, constitue une trahison en puissance, un maquillage ou une déviation du réel
brut, de sa vérité. Annie Ernaux est très attentive dans son œuvre aux mises en scène du réel dont elle est témoin
[…] ». 611 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 9. 612 Ibidem, p. 29.
220
mais à refléter la réalité extérieure : « [f]aire sentir l’épaisseur du réel, ses significations
multiples, les gens les actes des gens, leurs mots613 ». Il faut aussi noter l’intérêt qu’Annie
Ernaux porte sur une expérience partagée par une certaine collectivité. C’est, en effet, l’un des
traits les plus caractéristiques pour sa création. Dans Retour à Yvetot l’écrivaine explique :
« [c]ar, bien au-delà d’une évocation de souvenirs d’enfance, c’est le phénomène de
transformation de ces souvenirs en matériau pour une œuvre de portée universelle qu’il nous a
été donné d’entendre et de comprendre614 ». C’est cette volonté et même cette obligation de lier
son sort à celui des autres et donc, de se servir de son expérience personnelle pour dénoncer
l’injustice sociale, qui rendent l’écriture d’Annie Ernaux bien distincte.
Le deuxième trait bien particulier du style d’écriture présenté par Annie Ernaux est une
certaine austérité langagière. Plusieurs de ses textes se révèlent assez concis. Sa prose semble
avoir subi une sorte d’épuration, de réduction de l’expression aux éléments les plus essentiels,
par l’élimination de toute forme de distraction. Tous ces éléments, tels les personnages
dépourvus de noms, les histoires schématiques ou partielles et le décor fragmentaire, prennent
une dimension en quelque sorte symbolique, ce qui donne une riche possibilité d’interprétation.
Cependant, les trois textes qui font ici l’objet d’analyse sont, d’une certaine façon, une exception
à cette règle ; ils présentent tous des structures complexes ou même hybrides. Ce sont des récits
de vie, bien particuliers, dans lesquels l’auteure et la narratrice deviennent parfois
interchangeables. En plus, le non-dit y prend une place importante, car ce qui n’est pas dit n’en
existe pas moins. Ernaux avoue « travailler à l’extrême le style vers le dépouillement et la force
simple615 ». En conséquence, elle utilise le langage de manière économique autant que puissante.
613 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 17. 614 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 7. 615 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 46.
221
Ses récits sont donc souvent brefs et directs, mais les émotions y sont toujours présentes. Son
écriture désaffectée, crue, dénudée, dépouillée de toute fioriture et dépourvue d’épithètes est
appelée « plate616 ». Dans La place, Annie Ernaux explique : « [l]’écriture plate me vient
naturellement, celle-là même que j’utilisais en écrivant autrefois à mes parents pour leur dire les
nouvelles essentielles617. » Et dans son texte Retour à Yvetot, elle continue : « [c]es lettres
auxquelles je fais allusion étaient toujours écrites avec concision, volontairement dépouillées
d’effet de style, et dans le même ton que celles écrites par ma mère618 ». Il serait donc juste de
remarquer que la production littéraire d’Ernaux, tant du point de vue du contenu que du point de
vue langagier, a été fortement conditionnée par ses origines et son milieu social. Cependant,
l’effet recherché, ou plutôt l’effet atteint par l’auteure n’est ni plat, ni fade, au contraire.
L’écrivaine choisit très attentivement chaque élément et chaque mot pour créer un texte qui
frappe et qui ne permet pas de rester indifférent :
[l]a seule façon qui m’est apparue pour éviter ce double piège, c’était une écriture
factuelle, « plate », ai-je écrit, mais je ne voulais pas dire journalistique, sans recherche,
non, une écriture de constat, soigneusement débarrassée de jugement de valeur, une
écriture au plus près de la réalité, dépouillée d’affects619.
L’écriture d’Annie Ernaux peut être « plate » dans sa forme, mais elle est définitivement riche de
sens. Et comme le remarque justement Yan Hamel :
Annie Ernaux, […] ne voit qu’une seule issue à l’état conflictuel dans lequel elle se
débat : la découverte d’une forme unique, cohérente et parfaitement expressive. […] La
formulation juste est détentrice d’un pouvoir : celui d’extraire de la situation vécue […]
un sens profond, transcendant620.
616 Fort, Pierre-Louis, « Dossier » dans La place, Paris, Gallimard, Ed. Folioplus classiques du XX siècle, 2006, p.
105. 617 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 32. 618 Ibidem, p. 32. 619 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 70. 620 Hamel, Yan, « Écrire le deuil : décès maternel et acte d’écriture chez Albert Cohen, Annie Ernaux, Peter Handke
et Roger Peyrefitte », Dalhousie French Studies, vol. 53, 2000, p. 113.
222
En bref, les textes d’Ernaux touchent souvent à la problématique profonde et sérieuse, car pour
l’auteure « l’écriture [est] comme un couteau621 », comme un instrument qui fait voir ce qui est
d’habitude passé sous silence, et ce dont on ne parle pas, comme la peur, la peine, ou encore la
honte : « [j]e la sens comme le couteau, l’arme presque, dont j’ai besoin622 » pour « venger ma
race623 ». Cette écriture rouvre les blessures pour parler de l’injustice, de la souffrance et de la
vérité. Dans le Retour à Yvetot, Ernaux rappelle l’incident lié à l’eau de Javel qui, à l’époque,
avait pour elle l’odeur de propriété, cependant pour ses camarades de classe, c’était le signe de
mauvais goût et de la pauvreté. Certaines réalisations étaient donc pour elle bien pénibles et c’est
« [u]ne humiliation d’ordre social, qui lui a fait prendre cruellement conscience des
antagonismes de classe624 ». Cette expérience personnelle s’avère tellement marquante pour
Ernaux qu’elle devient auteure engagée dont les textes sont des commentaires bien importants
sur le monde contemporain : « […] Ernaux a su montrer toute la distanciation et la
différenciation des classes sociales entre elles, dominées par toutes sortes d’enjeux variés, de
domaines d’ordre aussi bien les luttes sociales que les impacts hiérarchiques, les paroles aliénées
et même parfois hypocrites625 ». Comme le remarque Christophe Kantcheff, « [p]our Annie
Ernaux, écriture et politique sont inséparables626 ». En effet, ses opinions ainsi que sa conception
du monde sont bien transparents dans sa création : « […] la puissance politique et critique
621 Ernaux, Annie, L’écriture comme un couteau, entretiens avec Frédéric-Yves Jeannet, Paris, Éditions Stock, 2003.
Première de couverture. 622 Ibidem, p. 36. 623 Leménager, Grégoire, « Annie Ernaux : “Je voulais venger ma race” », (10 novembre 2013 [En ligne, 15
décembre 2011]), http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20111209.OBS6413/annie-ernaux-je-voulais-venger-ma-
race.html 624 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux à Yvetot (À flux détendu) », (10 novembre 2013 [En ligne, 6 juin 2013])
(10 novembre 2013) [https://www.politis.fr/articles/2013/06/annie-ernaux-a-yvetot-a-flux-detendu-22406/ 625 Bogenc Demirel, Emine et Arzu Kunt, « Les enjeux de la mobilité scolaire : La Place d’Annie Ernaux »,
Economics, Management, and Financial Markets, vol. 6 (2), p. 671. 626 Leménager, Grégoire, « Annie Ernaux : “Je voulais venger ma race” », (10 novembre 2013 [En ligne, 15
décembre 2011]), http://bibliobs.nouvelobs.com/romans/20111209.OBS6413/annie-ernaux-je-voulais-venger-ma-
race.html
223
d’Annie Ernaux, qui s’inscrit contre les académismes et toutes les formes de domination
(économique, masculine, culturelle…), offrant une œuvre de libération627 ».
Ainsi, Ernaux se sert-elle de différents procédés formels pour intensifier l’impact de ses
récits. Ce sont justement la forme bien travaillée et la réduction d’ornements excessifs qui
induisent la clarté et la sincérité du message tellement recherchées par l’auteure : « [o]ui, c’est le
texte, mais il ne me fait jamais inventer, modifier des détails. Je suis fidèle à l’authenticité des
faits. S’il y a des inexactitudes, c’est une erreur de la mémoire, je n’ai pas voulu tromper le
lecteur volontairement628 ». Il n’est donc pas surprenant que même dans ses récits à elle, le vécu
se fait parfois pénétrer par la fiction, « pour faire advenir un peu de vérité. Mais que cette vérité
ne soit pas advenue seulement pour une élite629 », pour « [f]aire sentir l’épaisseur du réel, ses
significations multiples, les gens, les actes des gens, leurs mots630 ». En effet, elle y réussit
entièrement. En plus, plusieurs événements, tant personnels qu’historiques, reviennent dans de
nombreux textes d’Ernaux pour fournir à chaque fois un contexte différent et un nouveau regard,
et pour créer une représentation de l’histoire et de l’Histoire un peu plus complète, donc, en
quelque sorte, un peu plus fiable. Nous pouvons donc noter qu’en tant qu’écrivaine, Ernaux se
sert de l’écriture de façon bien consciente pour atteindre un effet bien précis, alors que Duperey
semble se fier souvent au hasard, surtout dans Le voile noir.
Ce style austère semble promouvoir l’objectivité de la représentation de la réalité. En
conséquence, grâce à cette transparence représentationnelle apparente, l’écriture d’Annie Ernaux
s’approche de la représentation photographique, pour ainsi dire. Cette comparaison, si trompeuse
627 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux : La place de l’écriture », (17 novembre 2014 [En ligne, 6 novembre
2014]), [https://www.politis.fr/articles/2014/11/annie-ernaux-la-place-de-lecriture-28846/] 628 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 62. 629 Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 51. 630 Ibidem, p. 17.
224
soit-elle, vu la nature transformative de l’écriture, n’empêche quand même pas de remarquer que
la photographie joue un rôle important tant dans la vie que dans la création littéraire de
l’auteure : « [j]e me demande si je n’ai pas simplement exploré et réuni dans un texte une double
fascination que j’ai toujours eue : à l’égard de la photo et des traces matérielles de la présence.
Fascination qui est plus que jamais pour celle du temps ». (LUP, p. 196) En analysant les récits
d’Annie Ernaux, nous remarquons qu’en effet, l’auteure recourt fréquemment à la représentation
picturale. Son écriture consiste en de nombreuses descriptions détaillées des scènes qui font
penser aux images, ainsi que de descriptions et de références aux photos réelles. Cependant,
L’usage de la photo est en fait le premier récit dans lequel Ernaux incorpore plusieurs
photographies privées. Ensuite, viennent les textes : Les années et le « photojournal » dans
Écrire la vie dans lesquels elle décrit ou reproduit de nombreuses photos de famille. Dans ces
trois textes, les images photographiques complètent l’écriture et représentent des éléments
importants de la construction narrative de ces récits :
[v]ous avez raison, la photographie joue un rôle de plus en plus important dans mon
travail, même des photos qui n’ont pas de lien avec moi, qui ne sont pas intimes. La
photo constitue un activateur d’écriture, peut-être plus que de mémoire. Devant une
photo, j’ai aussitôt envie de la décrypter, c’est-à-dire de chercher surtout ce qu’elle
signifie ou ce qu’elle peut signifier, en sachant que je me trompe peut-être. Cette attirance
pour la photo vient de ce que Roland Barthes appelait le punctum, le temps saisi juste là,
l’instant, sans passé ni avenir, la photo est présence pure. Et ça, c’est fascinant, le temps
emprisonné631.
Cette remarque explique bien l’intérêt que porte l’auteure à ce moyen de représentation. Dans un
certain sens, il existe une ressemblance entre la nature de l’écriture d’Ernaux et la photographie –
les deux ont comme but de capturer le temps et de le perpétuer. Aussi, d’une certaine façon,
Ernaux et Duperey partagent-elles une approche pareille envers les photographies : elles
encouragent le processus de l’écriture. Toutefois, les photographies du Voile noir ont comme but
631 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 68-69.
225
d’activer chez l’auteure le processus de remémoration, alors que Annie Ernaux se sert des
images photographiques plutôt comme une inspiration pour exprimer des idées souvent moins
concrètement liée à ce qu’elles représentent.
Tous ces éléments, tellement caractéristiques de la production littéraire d’Annie Ernaux,
comme par exemple : la préoccupation de la situation sociale du milieu ouvrier ou le désir de
rester fidèle dans sa représentation littéraire et linguistique inscrivent son écriture dans la
« tradition du réalisme632 » et attirent indéniablement les lecteurs avides d’une lecture toujours
pleine d’émotions et souvent provocatrice.
Les textes privilégiés dans cette thèse se distinguent de façon évidente, et ils semblent
être des exemples parfaits pour illustrer l’originalité du style d’Annie Ernaux. Dans L’usage de
la photo, les images photographiques captent les traces laissées par deux personnes, deux regards
décryptent les photographies qui y sont incluses et deux voix distinctes racontent des expériences
individuelles qui se croisent occasionnellement633. Malgré la partie préfacielle rédigée par
Ernaux, dans laquelle elle tente de donner une certaine cohérence à ce projet commun, la
structure éclatée se fait remarquer dés le début. Cet éclatement au niveau formel manifeste la
complexité et la tension entre les éléments qui constituent le noyau de l’expérience humaine, de
vie humaine. Les photographies arrangées en ordre chronologique sont toujours accompagnées
de dates et d’une description des endroits représentés au sein des photos, à quelques exceptions
près. Les intertitres divisent les notes respectives du texte, celles d’Annie Ernaux, et celles de
632 Dans son article intitulé « Annie Ernaux : un écrivain dans la tradition du réalisme », Siobhan McIlvanney
analyse de plus près ce caractère réaliste de la création d’Annie Ernaux. Voir McIlvanney, Siobhan, « Annie
Ernaux : un écrivain dans la tradition du réalisme », Revue d’Histoire littéraire de la France, 98e Année, no 2
(Mar/Apr.), 1998, p. 247 : « […] Annie Ernaux utilise principalement les procédés classiques du réalisme.
L’incorporation de ces procédés dans une œuvre contemporaine réfute l’idée répandue que le réalisme est une forme
conservatrice et anachronique de représentation littéraire ». 633 Il convient de remarquer ici que de ce point de vue, L’usage de la photo ressemble au Voile noir de Duperey qui
se compose également des deux regards et des deux voix. Cependant, la participation des deux co-auteurs dans la
création de L’usage de la photo est certainement plus équitable.
226
Marc Marie qui sont toujours présentées en alternance634. Ainsi leurs commentaires sont-ils
toujours annoncés par des intertitres personnalisés. Chaque photographie est donc décrite deux
fois, une première par Ernaux et une seconde par Marie. La photographie stimule leur mémoire
en incitant une mise en relation de leurs deux histoires respectives. Les textes d’Ernaux et de
Marie conservent leur caractère libre, naturel et non-ordonné. Il semble que le texte vit par lui-
même, les pensées se suivent parfois d’une manière surprenante. Les images sont des catalyseurs
du discours, qui semble exister de lui-même, sans plus être vraiment lié à ce qui a été capté sur la
photographie. Alors, sauf l’organisation initiale, imposée consciemment par les auteurs, le texte
reflète, d’une certaine façon, la composition des photos et se présente de manière fragmentaire et
désordonnée. En conséquence, ce contraste entre l’organisation assez stricte du récit, le désordre
qui règne sur les photos, et la suite assez arbitraire des pensées qui constituent le texte possède
une force captivante pour le lecteur. Nous avons donc l’impression que les auteurs s’efforcent
d’élucider les vicissitudes de la vie qui est pourtant imprévisible, tout comme l’évolution de leur
projet.
La photo intitulée humoristiquement « Jean assis sur le parquet, 24 ou 31 mai », qui porte
encore deux sous-titres : celui d’Ernaux : « quand c’est moi qui prends la photo » et celui de
Marie : « à vendre » en est le meilleur exemple :
634 Sauf l’introduction et la fin, qui ont été rédigées par Ernaux.
227
Figure 17 : « Jean assis sur le parquet, 24 ou 31 mai » (LUP, p. 119)
Cette image photographique devient une inspiration pour des réflexions qui, d’une certaine
façon, ne pourraient pas différer plus : Annie Ernaux raconte une aventure anecdotique vécue
avec son partenaire pendant leur séjour en Italie, tandis que Marc Marie revisite ses souvenirs
d’enfance dans l’espoir de se réconcilier avec la décision difficile de vendre sa maison familiale
qu’il a reçue en héritage après la mort de ses parents. Le lecteur, tout comme les auteurs, qui ne
peuvent pas contrôler le processus de remémoration ou d’associations évoquées, n’est alors
nullement capable de prévoir la suite du récit. C’est pourquoi il est justifié de noter une certaine
analogie entre la nature de ce projet, dont la structure n’était pas préconçue, et la vie elle-même.
En conséquence, L’usage de la photo devient un vrai document qui saisit des cadres de vie de ses
deux auteurs.
En revanche, la structure du texte Les années contraste avec celle du récit précédent. Tout
d’abord, malgré le fait que les photographies jouent ici un rôle important, elles n’ont pas été
reproduites ; le lecteur n’est donc pas frappé par la dualité du médium de la représentation, ou au
moins, cet éclatement ne s’impose pas ici de façon aussi évidente que dans le cas du livre
228
précédent. Ni la division en chapitres ou en parties, ni les intertitres n’existent dans Les années,
nous sommes donc confrontés ici à un texte dont la répartition varie presque dans chaque page.
Un survol du récit permet de distinguer des blocs de texte de longueur considérable ainsi que des
paragraphes, des phrases ou des parties de phrases complètement isolés. Des blancs découpent le
texte à plusieurs reprises. S’ajoute un récit saturé de toutes sortes de noms propres, de dates, de
titres de livres, de films ou de spectacles. Nous y trouvons également des sigles et des
expressions en italique ou entre guillemets. Ce type de texte intrigue sans aucun doute un lecteur
potentiel, et son exploration, même rudimentaire, requiert plus d’effort et d’attention. L’usage de
la photo révèle sa structure immédiatement tandis que l’organisation des Années reste un mystère
jusqu’à ce qu’une lecture plus attentive permette de la découvrir. De prime abord, la
fragmentation ainsi que l’abondance de données à caractère documentaire donnent alors
l’impression d’un désarroi qui s’oppose à un ordre apparent de L’usage de la photo. Malgré cette
dissemblance évidente, les deux textes partagent certaines caractéristiques communes. Tout
comme dans le cas du livre précédent, ce sont les photographies qui construisent la trame
structurale dans Les années. Chaque photo décrite marque une nouvelle période dans l’histoire
personnelle et collective racontée par l’écrivaine. Cependant, la nature de ces images diffère
infiniment de la nature des photographies qui apparaissent dans L’usage de la photo. Les
références aux photos de famille de l’auteure, mais non identifiées comme telles au sein du récit,
semblent présenter l’opposé des images insérées dans l’autre texte. La spontanéité, le désordre et
l’aspect personnel montrés sur les photographies de L’usage de la photo ne peuvent aucunement
être comparés aux descriptions des photographies dans Les années, soient des scènes souvent
bien arrangées et dépersonnalisées635. C’est seulement au fur et à mesure de la lecture, que le
635 Nous observons un processus inverse dans Le voile noir où la narratrice cherche désespérément à personnaliser
229
lecteur se rend compte qu’il s’agit ici des photographies privées de l’écrivaine. Tandis que le
texte nous renvoie à l’Histoire, ces photographies nous font penser à notre propre histoire
familiale. Ce détournement de la réflexion du lecteur vers sa propre expérience peut être causé
par la nature des photos de famille, car comme le remarque Marianne Hirsch : « [f]amily
pictures, in particular, offer conventional surfaces resistant to deeper scrutiny. They say more
about family romances than about actual details of a familial life636 ». Ainsi, la dimension intime
change-t-elle de façon considérable par rapport au premier récit. Les années est un texte qui
dépasse l’histoire d’une expérience personnelle pour devenir l’empreinte d’une existence
partagée par plusieurs individus au travers de leur vécu du temps et de l’espace. La notion de
l’intimité est donc élargie et se rapporte à tout lecteur qui peut s’identifier avec la réalité
représentée637.
En ce qui concerne le dernier texte, donc le « photojournal », il se situe structuralement,
pour ainsi dire entre ses deux prédécesseurs. Tout d’abord, il est beaucoup plus court que
L’usage de la photo et Les années. Il se compose de segments, ou plutôt de citations de diverses
longueurs, tirées des journaux intimes de l’auteure qui couvrent la période de temps entre 1963 et
2009, et comme le note Michèle Bacholle-Bošković, c’est « un produit essentiellement
personnel638 ». Au niveau textuel, ces extraits ne constituent donc pas une unité narrative. En
plus, publié en tant que supplément qui précède d’autres récits de l’auteure, il n’a pas non plus le
les photos de famille qui ont perdu pour elle cet aspect intime. 636 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 119. 637 Thouraya Ben Salah est de même avis quant à la conception générale de l’œuvre d’Annie Ernaux. Voir Ben
Salah, Thouraya, « Annie Ernaux ou le désir de se dire à travers les autres », Nouvelles Écriture du Moi dans les
Littérature française et francophone, dir. Sylvie Camet et Nourredine Sabri, Paris, Harmattan, 2012, p. 175 :
« Grâce à un récit qui rétrécit la distance entre fiction et réalité, elle a voulu bouleverser les règles du genre
autobiographique. Ce qui la préoccupe ce n’est pas tant de faire le récit de sa propre vie que de proposer une vision
originale de sa société et de son temps à travers le récit de son moi ». 638 Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 72.
230
statut d’une œuvre à part entière. Par conséquent, il serait juste de noter que le titre se réfère non
seulement à cette courte partie introductive, mais aussi il saisit l’essence de toute la création
d’Annie Ernaux. En outre, ce « photojournal » (EV, p. 9) contient un bon nombre de
photographies en noir et blanc dont certaines sont déjà apparues dans d’autres textes de l’auteure.
Cependant, cette fois-ci, nous avons l’impression que les images dominent le texte. Comme elles
sont placées à chaque page en nombre variable, seules ou accompagnées par le texte, et aussi en
tant qu’arrière-fond, leur omniprésence les impose immédiatement. Et même dans l’appellation
donnée par l’auteure elle-même, à savoir « photojournal », le mot « photo » précède celui de
« journal ». Tout d’abord on regarde, et on lit ensuite, toutefois les deux parties sont essentielles
pour construire un sens plus profond.
Il est alors impossible de nier le caractère unique de ce projet, qui repose sur un
arrangement habile et rare de documents privés tels que les photos de famille et les journaux
intimes. À propos de ces derniers, il est important de le souligner ici, qu’ils n’étaient pas conçus
dans le but d’être publiés, mais de documenter une expérience individuelle. La réunion de ces
éléments donne l’impression d’une authenticité et d’une véracité incomparables. Nous
retrouvons donc ici des accents très personnels, tout comme dans L’usage de la photo, et
étonnamment, malgré la fragmentation textuelle beaucoup plus prononcée, une représentation
totalisante de la vie de l’auteure semblable à celle créée dans Les années. Ce texte réunit certains
éléments présents dans les deux autres textes sélectionnés, en produisant néanmoins un effet tout
à fait différent et novateur.
Il est, sans aucun doute, fascinant d’étudier ces trois textes, dont chacun est inspiré par le
vécu d’Annie Ernaux, et dévoile une vérité distincte sans donner l’impression d’une insincérité
intentionnelle ou de pruderie. Au regard de ces trois projets, nous sommes conduits à conclure
231
que la création de cette écrivaine ne peut pas être considérée simple, ni sur le plan de la forme, ni
sur celle de la thématique abordée.
Sauver de l’oubli – remémorer, commémorer, immortaliser…
La genèse du texte Les années fut longue et compliquée. Pendant, des années, Annie
Ernaux développa sa conception générale en essayant, en même temps, de trouver une forme
convenable et apte à véhiculer ses idées. Comme l’explique l’auteure dans Atelier noir :
[p]ar-dessus tout apparaîtra la gestation de ces Années, texte envisagé dès 1983 – « ce
serait une sorte de destin de femme » – désigné sous les appellations successives de
« RT » (roman total), « Histoire », « Passage », « Génération », « Jours du monde », et
que je ne poursuivrai réellement qu’à partir de 2002639.
Les recherches de l’écrivaine ont résulté en un récit important et distinct de ses créations
antérieures surtout du point de vue de la forme : « [l]e danger ne réside pas tellement dans le
contenu, il est dans la forme. Pour Les années, il était dans l’absence de personnages, l’absence
de fil romanesque640 ». Les années n’est pas un texte continu, mais une compilation des
fragments qui portent sur une grande variété de sujets parmi lesquels nous pouvons distinguer :
l’avancement social, la politique mondiale, la vie privée de l’auteure, la religion, le
consumérisme, les événements culturels, le progrès technique, la condition des femmes, le mode
de vie et autres sujets. Ces petites vignettes de la vie quotidienne présentent des changements
socio-culturels ainsi que des événements historiques qui ont eu lieu entre les années 1941 et
2006. Nous pourrions dire que la structure de ce texte ressemble un peu au processus de
remémoration dans lequel les souvenirs se suivent sans être reliés l’un aux autres par des liens
639 Ernaux, Annie. Atelier noir, op. cit., p. 13. 640 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 80-81.
232
logiques. L’autre analogie entre la structure de ce texte et la mémoire elle-même, qui se fait
d’emblée remarquer, est son aspect fragmentaire et sélectif. Tout comme la mémoire, ce texte,
qui réussit à raviver le passé de façon riche et généreuse, rencontre néanmoins des limites
objectives qui semblent rendre impossible l’évocation totale du passé. L’auteure ne cherche pas à
se focaliser sur son vécu personnel, mais à aborder également les événements historiques passés :
[l]a visée première des Années, c’était d’inscrire dans l’Histoire l’existence d’une femme
et, partant, celle des femmes, et des hommes. Écrire à travers, évidemment, ce que j’avais
traversé moi-même mais d’une manière distanciée et sur fond d’évolution du monde.
Mêler ma mémoire et des mémoires641.
En conséquence, plusieurs situations évoquées dans le texte sont bien reconnaissables, car elles
font partie de l’Histoire. En d’autres termes, elles sont déjà entrées dans la mémoire collective
partagée par un certain nombre de lecteurs. D’autres événements, reconstruits grâce à la mémoire
individuelle de l’auteure (il s’agit ici surtout, mais non exclusivement, des épisodes de sa vie
privée), sont encore à découvrir. Cette forme éclatée vise un objet difficile à atteindre : la
représentation de l’histoire personnelle et collective642 ainsi que les recoupements entre les deux
au cours des quelques décennies :
[j]’ai éprouvé le besoin de trouver une forme pour dire une vie. Dire une vie, comme
Maupassant l’a fait dans Une vie, mais pas de la même manière. À sa différence, je ne
pouvais pas séparer ma vie de l’histoire des gens, de l’histoire du temps, de l’histoire du
monde. Et c’est pourquoi Les années ont cette forme qui est à la fois personnelle et
impersonnelle. Personnelle, tout le monde a bien compris que les photographies décrites
sont les miennes, que la petite fille, l’adolescente, la femme des photos, c’est
effectivement moi, mais, en même temps, je voulais refaire toute l’Histoire depuis la
Seconde Guerre mondiale jusqu’aux années 2000-2007. Il me fallait reconquérir le temps
dans sa globalité. Je ne pense pas qu’on puisse ressaisir sa vie en dehors du monde dans
lequel on a été. Et j’avais clairement conscience que ce monde avait connu d’immenses
changements – ce qui est le privilège des gens de ma génération – et surtout s’agissant de
la condition des femmes. La société a plus changé en quarante ans qu’elle n’avait changé
641 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 75. 642 Cet aspect est absent du Voile noir. Le récit d’Anny Duperey ne vise que la représentation de son histoire
personnelle. Cependant, il inspire un certain partage et échange de plusieurs expériences individuelles (qui
n’appartiennent pas à l’histoire collective) ce qui a lieu ensuite dans Je vous écris…
233
en un siècle, et donc il me fallait en témoigner en écrivant ce livre. C’est en reparcourant
à la fois ma vie et l’Histoire, les deux imbriquées, que j’ai eu l’impression de me rendre
maîtresse du temps643.
Le temps a été conquis, mais la « globalité644 » de la représentation a dû être « négociée645 », par
souci d’espace, ou faute de souvenirs. C’est ainsi qu’Annie Ernaux explique la sélectivité de sa
mémoire : « [m]a mémoire n’est pas une armoire que j’ouvre et que je referme quand je
veux646 ». Cette constatation coïncide avec les remarques de Maurice Halbwachs présentées dans
le chapitre théorique sur l’impossibilité d’évocation de certains souvenirs malgré un effort et
support considérables. Ce qui est mémorable pour une personne, ne l’est forcément pas pour
quelqu’un d’autre, et en plus, l’écriture oblige à faire un choix encore plus restreint :
Les années sont d’un bout à l’autre un livre de mémoire, mais il ne m’est pas aisé de
démêler comment s’effectue le tri des souvenirs. Une chose est sûre, il se fait au fil de
l’écriture, avec une grande part d’inconscient : pourquoi préférer, par exemple, évoquer
telle publicité des années 1950 plutôt que telle autre… Il me semble que, en écrivant, se
produit une sorte d’aménagement entre la mémoire et puis le texte, les phrases.
Incidemment, j’ai revu une des versions des Années sur l’ordinateur et je me suis aperçue
du grand nombre de notations laissées en suspens, c’est-à-dire dans l’attente de décider si
je les enlèverais ou les conserverais. Cinq ans après, je suis incapable de dire pourquoi
j’ai choisi de supprimer telle chose, de rajouter telle autre. Je ne sais plus, parce que je ne
suis plus dans le texte, dans ce mouvement de l’écriture où la mémoire « négocie » avec
le texte. C’est cette négociation entre la mémoire et l’écriture qui fait que des souvenirs
sont choisis et d’autres éliminés647.
Nous sauvegardons dans la mémoire des souvenirs innombrables, mais l’écriture
autobiogrpahique a ses exigences. Pour communiquer un certain message, il ne s’agit pas
d’énumérer tout ce qui paraît pertinent pour le contexte, il n’est pas donc ici question de
représenter la totalité648 absolue du passé. Il faut plutôt cibler les éléments qui permettront de
643 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 66. 644 Ibidem, p. 66. 645 Ibidem, p. 61. 646 Ibidem, p. 59. 647 Ibidem, p. 60-61. 648 « La vision totalisante » du passé de Gusdorf se réfère bien-sûr à l’ensemble des événements importants pour le
développement identitaire de l’autobiographe et non à la représentation quantitative des événements vécus.
234
créer un impact recherché. Annie Ernaux arrive très souvent à produire un texte puissant avec
très peu de moyens :
[t]oujours à propos de la Quinzaine commerciale, j’avais infiniment de souvenirs et
j’aurais pu écrire davantage de pages, mais mon projet n’était pas d’épuiser ma mémoire,
il était de montrer la transformation du monde en soixante ans. C’est ce mouvement de
transformation qui induit, en écrivant, une sorte de rythme intérieur qui rejette des
souvenirs, qui les fait tomber dans l’abîme du non-écrit. Voilà, c’est ça c’est le texte qui
commande. Plus que la mémoire649.
Encore une fois, il s’avère que c’est d’abord la mémoire capricieuse qui fait le choix initial de ce
qui reste sauvegardé comme souvenir. Mais ensuite, elle cède devant l’art. Les souvenirs qui
trouvent leur place dans le récit seront choisis en fonction de la vision et de l’objectif visé par
l’auteur. En conséquence, cette notion de la représentation « globale650 » du passé ne peut pas et
ne doit pas être comprise littéralement. Il ne s’agit pas de la quantité des souvenirs évoqués, mais
plutôt de leur diversité et leur importance pour le récit.
Tout comme dans le cas d’Anny Duperey, la relation entre l’écriture et la mémoire est
extrêmement importante aussi dans la production littéraire d’Annie Ernaux. Comme tous ses
textes puisent dans l’expérience personnelle, le processus d’écriture repose donc, dans une
grande mesure, sur la remémoration des faits ou des émotions : « […] c’est la réalité et la
mémoire de la réalité qui m’ont rattrapé et qui ont constitué la matière de mes livres à partir du
premier publié […]651 ». Certains événements, expériences, ou lieux ainsi que les souvenirs qui
les éternisent marquent des jalons du développement personnel et professionnel de l’écrivaine,
c’est pourquoi leurs traces ne disparaîtront pas de la conscience de l’auteure : « [s]implement
parce qu’elle [ville d’Yvetot] est, comme ne l’est aucune autre ville pour moi, le lieu de ma
mémoire la plus essentielle, celle de mes années d’enfance et de formation, que cette mémoire-là
649 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 61. 650 Ibidem, p. 66. 651 Ibidem, p. 30.
235
est liée à ce que j’écris de façon consubstantielle. Je peux même dire : indélébile652 ». D’autres,
survivront s’ils ont été sauvegardés par écrit, ou sous la forme de photos. Mais, il faut remarquer
qu’en raison de ce rapport important qui relie la réalité et les textes d’Ernaux, sa mémoire
acquiert un statut spécial. Elle est non seulement un réservoir de souvenirs, qui permet de se faire
plaisir en évoquant des moments de bonheur, mais elle devient aussi son outil et son objet de
travail en même temps. Il serait donc juste de dire que les textes d’Ernaux sont des traces
tangibles de sa mémoire.
Cependant, comme nous avons noté dans le chapitre théorique, selon Ricœur et Tadié, il
existe aussi une relation très étroite entre la mémoire et l’imagination. L’imagination est
indispensable pour recréer les scènes vécues dans le passé et ressentir les émotions du moment
vécu, mais en même temps, elle peut mettre en question la fiabilité des souvenirs ainsi évoqués.
Le processus d’écriture tant autobiographique que romanesque déclenche une forte interaction
entre ces deux facultés. Comme le note Ernaux : « [t]out écrivain, même quand il invente une
histoire, se fonde sur sa mémoire. Et cette mémoire, même pour moi, est toujours entachée
d’imaginaire, travaillée par l’imaginaire, mais d’une façon difficile à expliquer après coup653 ».
La relation entre l’écriture, la mémoire et l’imagination est alors indéniable, tout comme le
rapport entre ces deux dernières et la photographie :
[m]a première réaction est de chercher à découvrir dans les formes des objets, des êtres,
comme devant un test de Roschach où les taches seraient remplacées par des pièces de
vêtement et de lingerie. Je ne suis plus dans la réalité qui a suscité mon émotion puis la
prise de vue de ce matin-là. C’est mon imaginaire qui déchiffre la photo, non ma
mémoire. J’ai absolument besoin de l’écarter, de ne plus l’avoir dans mon champ visuel,
pour qu’au bout d’un moment m’arrivent des images du printemps 2003, dans une sorte
de remémoration différée. Pour que la pensée se mette en mouvement (LUP, p. 31-32).
652 Ibidem, p. 10. 653 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 57.
236
Comme nous l’avons noté dans le chapitre théorique, selon certains théoriciens, les photos
peuvent servir de déclencheurs de remémoration. Selon les autres, les scènes photographiées
empêchent un tel processus supplantant ou modifiant les vrais souvenirs. Néanmoins, dans les
deux cas, l’imagination joue un rôle prépondérant. L’écriture de soi, de vie, ou de réalité dont
Annie Ernaux est l’auteure, s’opère donc à partir de la « négociation » et l’interaction entre
l’expérience, la mémoire, l’imagination et la photographie. La mémoire, un outil qui peut
décevoir, trouve donc ses adjuvants naturels : l’écriture, surtout les journaux intimes qui
deviennent un répertoire des souvenirs des moments marquants pour un individu, et les photos de
famille qui enregistrent son histoire familiale :
[j]’ai sélectionné les extraits du journal en fonction des photos choisies, des êtres ou des
lieux qu’elles représentent, surtout des années où elles ont été prises. Ils n’en sont jamais
le commentaire654. Écrits parfois à la même époque que celle de la photo, le plus souvent
après, ils revèlent les fluctuations de la mémoire au fil du temps et jettent des lueurs
mouvantes sur les choses de ma vie. (EV, p. 9)
Cette alliance semble donc logique. Pendant le processus de remémoration, les souvenirs
reviennent sous forme d’images, et les photographies ont le pouvoir de déclencher un tel
processus. C’est pourquoi la présence des photos dans les textes d’Annie Ernaux ne surprend
pas, mais l’usage que l’auteure en fait, sans doute, intrigue. Les photographies qui apparaissent
dans les textes d’Annie Ernaux ne sont jamais de simples illustrations, mais elles participent
activement à la construction narrative de ces textes, ce qu’on verra dans les parties suivantes de
ce chapitre. En conséquence, cet échange équilibré entre tous ces éléments résulte en textes
puissants dans lesquels l’aspiration d’atteindre la vérité est décidément frappante.
La mémoire et l’imagination participent à l’acte créatif, tandis que l’écriture et la
photographie tâchent de sauvegarder les souvenirs du passé. Ce motif de la sauvegarde de ce qui
654 Michèle Bacholle-Bošković le confirme dans son analyse du « photojournal » : « [l]e texte n’est donc pas
assujetti à la photo ». Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 76.
237
n’est plus là ou de ce qui risque de disparaître est très présent dans tous les textes d’Annie
Ernaux. Ses préoccupations pour le passage du temps, de l’existence et des émotions se situent
au centre de son écriture, parfois verbalisée directement, parfois seulement signalée, mais à
chaque fois, elle est bien intelligible. L’usage de la photo est pour Marc Marie un moyen de
sauvegarder un souvenir complet de cette relation dont il anticipait la précarité :
[l]e souvenir visuel que nous allions en garder, ajouté à d’autres du même type, finirait
par composer, au fil des nuits, des semaines, des mois, une entité résonnante mais
indistincte : telle étreinte dans le bureau d’A., je la reconstituerais dans sa chambre ; tel
disque écouté ensemble à l’automne, je le situerais au printemps. C’est peut-être pour
avoir eu la certitude, à ce moment-là, que j’oublierais un jour l’expression de son visage
au moment de jouir, les inflexions de sa voix lorsqu’elle fredonne des airs entendus à la
radio, la manière dont elle me suce et le mouvement de son corps lorsqu’elle est sur moi
– tout cela qu’on ne peut mettre en photo – que j’ai éprouvé, comme elle, le besoin
impérieux de fixer sur pellicule l’exacte disposition de nos vêtements, le témoignage
tangible de ce que nous venions de vivre. En ne touchant ni ne déplaçant rien. Comme
des flics l’auraient fait après un meurtre (LUP, p. 40)
Cependant, pour Annie Ernaux c’est plutôt la peur de la disparition ultime qui est l’impulsion
pour écrire et pour photographier. Cette double création est pour elle une façon de s’ancrer un
peu plus dans la vie, ou au moins dans la mémoire des autres. Cette idée n’est pas propre
uniquement pour ce texte, mais c’est une notion bien répandue dans toute œuvre d’Annie
Ernaux. Les années, c’est une sorte de mémoire éternelle qui ravive certains moments du passé et
ne les laisse pas disparaître :
[e]lles s’évanouiront toutes d’un seul coup comme l’ont fait les millions d’images qui
étaient derrière les fronts des grands-parents morts il y a un demi-siècle, des parents
morts eux aussi. Des images où l’on figurait en gamine au milieu d’autres êtres déjà
disparus avant qu’on soit né, de même que dans notre mémoire sont présents nos enfants
petits aux côtés de nos parents et de nos camarades d’école. Et l’on sera un jour dans le
souvenir de nos enfants au milieu de petits-enfants et de gens qui ne sont pas encore nés.
Comme le désir sexuel, la mémoire ne s’arrête jamais. Elle apparie les morts aux vivants,
les êtres réels aux imaginaires, le rêve à l’histoire. (LA, p. 15)
Comme nous avons expliqué dans le chapitre théorique, la mémoire donne de la cohérence à la
vie et à l’expérience humaine. Elle est aussi associée à la conscience, à l’aptitude d’analyser et de
238
comprendre la réalité. Enfin, c’est la mémoire qui permet d’enrichir notre expérience
personnelle, de la vivre de façon plus profonde :
[c]e que ce monde a imprimé en elle et ses contemporains, elle s’en servira pour
reconstituer un temps commun, celui qui a glissé d’il y a si longtemps à aujourd’hui –
pour, en retrouvant la mémoire de la mémoire collective dans une mémoire individuelle,
rendre la dimension vécue de l’Histoire. (LA, p. 239)
La mémoire collective réunit plusieurs mémoires individuelles et ainsi le passé et l’Histoire ne
disparaissent pas, mais continuent à former et influencer le présent et le futur de ceux qui les
partagent. En conséquence, il est impossible de ne pas remarquer que Les années, ce n’est pas un
texte autobiographique canonique. Annie Ernaux ne raconte pas ici sa vie à elle, elle raconte la
vie en général655, la sienne et celle des autres. Elle s’efforce de saisir ce qui paraît en fait
insaisissable, donc les changements, les sentiments, les souvenirs, les expériences, le temps :
[c]e ne sera pas un travail de remémoration, tel qu’on l’entend généralement, visant à la
mise en récit d’une vie, à une explication de soi. Elle ne regardera en elle-même que pour
y trouver le monde, la mémoire et l’imaginaire des jours passés du monde, saisir le
changement des idées, des croyances et de la sensibilité, la transformation des personnes
et du sujet, qu’elle a connus et qui ne sont rien, peut-être, auprès de ceux qu’auront
connus sa petite-fille et tous les vivants en 2070. Traquer des sensations déjà là, encore
sans nom, comme celle qui la fait écrire. (LA, p. 239-240)
Par le prisme de l’expérience personnelle, l’écrivaine cherche à comprendre le monde tel qu’il
est devenu au cours des années. Comme le note Paul Ricœur, se rappeler notre passé équivaut à
se rappeler la personne qu’on a été à ce moment-là656. Chaque expérience passée continue à
influencer la façon dont on pense, dont on perçoit et vit la réalité au présent. L’objectif
fondamental de ce texte est donc de faire ressentir l’écoulement du temps, d’éveiller la
655 En effet, Annie Ernaux explique dans son introduction dans Écrire la vie, que dans sa création littéraire, elle ne
vise pas à représenter sa propre vie ou la vie d’un individu bien concret, mais la vie comme telle : « [b]rusquement
m’est venu, comme une évidence : écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. La vie, avec ses
contenus qui sont les mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps. L’éducation,
l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie, le deuil. Par-dessus
tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la renouveler ». (ÉV, p. 7) 656 Ricœur, op. cit., p. 3. Cette idée est déjà apparue dans la partie théorique consacrée à la mémoire.
239
conscience, de voir la progression et la continuité des choses : « [t]out le passé est nécessaire
pour aimer le présent » (EV, p. 70). Les années cherchent à retrouver le passé dans l’expérience
du présent, et la création d’Annie Ernaux vise, en général, à transmettre une certaine singularité
au sein de l’énorme diversité de l’expérience humaine :
[s]auver, oui, par l’écriture, mais pas me sauver seule, pas sauver ma vie comme sommes
d’événements personnels. On ne peut pas. Il faut sauver en même temps, l’époque, le
monde dans lequel on a été, on est. Et ça va du plus quotidien, simplement de gens
croisés dans la rue, à des scènes très lointaines. C’est sauver ce qu’on a aimé, des
chansons, des livres qui n’ont peut-être pas de valeur, mais dont on se souvient. Il y a là,
sans doute, un grand désir d’exhaustivité, de re-création totale du temps passé vécu657.
Les années, ce ne sont pas des mémoires, mais, comme le remarque l’écrivaine elle-même, c’est
« un livre de mémoire658 ». C’est un texte qui recrée à la fois la mémoire de l’auteure et la
mémoire collective des gens appartenant à sa génération (et non seulement) et qui stimule la
mémoire de ses lecteurs en permettant de revivre le passé. De plus, la structure et construction
phrastique de ce récit bien particulières visent même à reproduire le processus de remémoration.
La première phrase qui ouvre ce récit : « [t]outes les images disparaitront » (LA, p. 11) est suivie
d’une série de petites scènes qui ne sont pas liées l’une à l’autre de façon causale ou logique,
mais au contraire, qui sont même séparées par les blancs :
la femme accroupie qui urinait en plein jour derrière un baraquement servant de café, en
bordure des ruines, à Yvetot, après la guerre, se renculottait debout, jupe relevée, et s’en
retournait au café
la figure pleine de larmes d’Alida Valli dansant avec Georges Wilson dans le film Une
aussi longue absence
l’homme croisé sur un trottoir de Padoue, l’été 90, avec des mains attachées aux épaules,
évoquant aussitôt le souvenir de la thalidomide prescrite aux femmes enceintes contre les
nausées trente ans plus tôt et du même coup l’histoire drôle qui se racontait ensuite : une
future mère tricote de la layette en avalant régulièrement de la thalidomide, un rang, un
657 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 87. 658 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 60.
240
cachet. Une amie horrifiée lui dit, tu ne sais donc pas que ton bébé risque de naître sans
bras, et elle répond, oui, je sais bien, mais je ne sais pas tricoter les manches
L’énumération de ces petites séquences continue sur huit premières pages. Nous avons
l’impression que ce sont les images mentales que l’auteure projette sur le papier ; ses souvenirs
qui apparaissent sans suivre un ordre particulier. La première scène renvoie à la période de
l’enfance de l’écrivaine dans laquelle certains termes tels que « le café », ou « Yvetot » nous
servent des points de repères. Ensuite, nous nous déplaçons dans les années soixante, donc dans
les années de la jeunesse d’Annie Ernaux, quand elle s’arrête à une image filmique de l’époque
qui parle d’un grand amour. La dernière scène citée ici se passe en 1990 à Padoue. Nous pouvons
supposer que cet été-là, l’auteure a fait un voyage en Italie. L’handicapé qu’elle a vu pendant son
séjour l’a fait penser au médicament qui était la cause des malformations congénitales et à une
anecdote qui portait à ce sujet là. Dans les descriptions de ces scènes complètement disjointes, il
n’y a pas de traces de subjectivité qui indiqueraient de façon univoque qu’elles appartiennent au
répertoire des souvenirs de l’écrivaine. Provenant des époques différentes, ces images
apparaissent l’une après l’autre, sans être organisées ou expliquées, comme si c’étaient des
souvenirs aléatoires évoqués de façon inconsciente. C’est comme si nous les regardons projetées
en diaporama, à grande vitesse. En outre, la transcription de ces scènes reflète, d’une certaine
façon, leur incomplétude ou leur contingence. Certaines descriptions sont plus élaborées que les
autres, mais elles ne constituent aucune totalité bien définie. Les règles de l’orthographe ou de la
ponctuation ne sont pas respectées; certaines phrases ne sont même pas complètes. Ce flux
d’images ressemble à un acte de réminiscence libre qui évoque des endroits, des gens, des
situations, des faits, des blagues, etc. Tout à la fin de cette partie659 apparaît un commentaire, une
659 Ce n’est pas le seul commentaire bien organisé. Il y en a encore un, cité déjà en partie auparavant.
241
réflexion bien structurée dans laquelle retentit fortement la pensée exprimée dans la phrase
initiale - la disparition et l’oubli sont inévitables :
[t]out s’effacera en une seconde. Le dictionnaire accumulé du berceau au dernier lit
s’éliminera. Ce sera le silence et aucun mot pour le dire. De la bouche ouverte il ne
sortira rien. Ni je ni moi. La langue continuera à mettre en mots le monde. Dans les
conversations autour d’une table de fête on ne sera qu’un prénom, de plus en plus sans
visage, jusqu’à disparaître dans la masse anonyme d’une lointaine génération. (LA, p. 19)
Face à la mort, uniquement la mémoire offre du confort que notre disparition ne sera pas totale.
Cependant, cette consolation ne peut qu’être temporaire. Nous survivrons jusqu’à ce que la
mémoire de ceux qui nous ont connus ne cesse d’exister, mais à un moment donné, ce processus
de disparition passera par toutes les étapes : de la non-présence, par l’absence jusqu’à
l’effacement complet de notre nom et notre visage. Cette réflexion angoissante sur l’inexorabilité
du sort humain interrompt, cette fois-ci, définitivement le flux de souvenirs. Une pause bien
explicite s’impose avec toute sa force ; presque deux pages blanches séparent cette partie de la
suite du récit. Puis, la narration revient dans la description de quatre photos de famille qui
représentent une petite fille. Cette pause et ce retour aux images photographiques de l’enfance
donnent l’impression que le processus de remémoration a été repris par la suite de façon plus
contrôlée, planifiée.
Les années, « roman total660 » comme l’appelle Ernaux à un moment donné dans son
journal d’écriture, est un texte dans lequel le rôle de la forme est multidimensionnel, car cette
fragmentation de la narration révèle également le caractère hétérogène de la vie ainsi que
l’écoulement inévitable et incontrôlable du temps. Le récit se compose de notes de longueur
diverse qui touchent à une multitude des sujets et qui expriment toute une gamme des
sentiments, comme par exemple la nostalgie des enfants pour grandir et devenir adultes :
660 « RT » - « roman total », c’est l’une des dénominations qu’Ernaux utilise dans son journal d’écriture quand elle
se réfère à ce projet qu’elle a enfin intitulé Les années. Voir Ernaux, Atelier noir, op. cit., p. 32.
242
[c]e temps même commençait à être souvenir des jours dorés dont on éprouvait la perte
en entendant à la radio Je me souviens des beaux dimanches… Mais oui, c’est loin c’est
loin tout ça. Les enfants cette fois regrettaient d’avoir traversé trop petits cette période de
la Libération sans vraiment la vivre. (LA, p. 27)
À d’autres moments, l’écrivaine présente ses réflexions sur soi et sur le monde qui l’entoure :
« [s]ans doute rien dans sa pensée des événements politiques et des faits divers, de tout ce qui
sera reconnu plus tard comme ayant fait partie du paysage de l’enfance […] » (LA, p. 37) Cette
fragmentation reproduit la coexistence de toutes les sphères de l’existence qui ne sont pas
nécessairement directement liées, mais qui construisent ensemble une expérience individuelle et
collective pour le moment spécifique de l’Histoire. Pendant la lecture, nous vivons ce processus
de remémoration imité par le texte qui nous fait ressentir l’influence du monde extérieur sur un
individu ainsi que l’écoulement inéluctable du temps.
C’est ainsi qu’Annie Ernaux rend hommage au vécu : « [c]e qui compte pour elle, c’est
au contraire, de saisir cette durée qui constitue son passage sur la terre à une époque donnée, ce
temps qui l’a traversée, ce monde qu’elle a enregistré rien qu’en vivant ». (LA, p. 238)
Contrairement à Anny Duperey, Annie Ernaux ne tâche pas de se rappeler, dans le sens littéral
du mot, le passé oublié : « [c]e n’est pas chercher le temps perdu, c’est rendre sensible le passage
du temps, montrer comme le temps a fui et comme il nous emporte tous ». (LA, p. 67) Avec
l’écrivaine, nous vivons ce processus de remémoration imité par le texte qui nous fait ressentir
l’influence du monde extérieur sur un individu. Les années sont donc d’une certaine façon, une
trace tangible du passé, d’une expérience, d’une mémoire et d’une vie. Et c’est la raison pour
laquelle ce texte a été écrit, pour : « [s]auver quelque chose du temps où l’on ne sera plus
jamais. » (LA, p. 242)
À la lumière de ces observations, nous pouvons avancer que l’écriture d’Annie Ernaux
est très étroitement liée à sa vie. Il ne s’agit pas juste de l’inspiration fournie par certains
243
événements vécus, mais d’une relation beaucoup plus intime et symbiotique. Comme l’explique
l’auteure : « [j]e n’aime réellement qu’écrire, parce que c’est retenir la vie » (EV, p. 62) ; « [j]e
ne travaille pas sur des mots, je travaille sur ma vie » (EV, p.101), ou encore : « [o]n ne saisit le
passé qu’en le revivant, qu’en le répétant » (EV, p. 18). L’écriture est une partie inhérente de la
vie de l’auteure, alors que sa vie fait l’objet de son écriture, et ces deux éléments seront toujours
reliés par la mémoire. La vie, l’écriture et la mémoire créent alors un nœud qui ne peut pas être
défait : « [j]’ai cru, en rentrant à l’hôtel, à une heure et demie, que mon journal intime avait été
volé. Extrême désarroi, comme si tout ce que j’avais vécu depuis le début de ce cahier était mort,
définitivement hors d’atteinte, la mémoire ne suffisant pas ». (EV, p. 11) En bref, l’importance de
l’écriture aussi bien que celle de la mémoire sont absolument indéniables dans la vie de
l’écrivaine.
Témoins de la vie, témoins de l’époque – l’H/histoire personnelle en images
Comme nous l’avons mentionné dans la partie théorique, le statut de la photographie en
tant que création artistique incite depuis toujours à la polémique, car la production d’une image
exige du savoir scientifique et technique, en étant en même temps, une expression d’un regard
subjectif et d’une sensibilité esthétique. En conséquence, la diversité de la qualité et du caractère
de la création photographique est remarquable, ce qu’on peut d’ailleurs voir très nettement sur
les exemples des photos qui font partie des textes d’Ernaux. Dans les trois textes privilégiés,
l’auteure se sert de photographies privées, telles que les photos de famille, de photographies un
peu moins conventionnelles ainsi que de descriptions ekphrastiques de ces deux types d’images.
244
Les photos privées ont comme but de sauvegarder la mémoire du passé, de l’expérience
personnelle, et selon toute vraisemblance, de faciliter le processus d’anamnèse661. Toutefois,
grâce à l’interaction avec l’écriture, les photographies offrent de nouvelles connotations et
changent de catégorie. Autrement dit, les photos de famille sorties des albums et insérées dans un
texte littéraire, perdent alors leur fonction utilitaire au profit de fonctions esthétique et didactique
qui caractérisent les œuvres d’art. La mise en œuvre de différents types de photographies et de
différents types d’écriture ainsi que les interactions entre ces deux médias finissent par créer un
effet final à chaque fois bien distinct, mais presque toujours surprenant par la force de son
impact.
Rappelons ici quelques idées concernant l’ekphrasis présentées déjà dans le chapitre
théorique. Selon Jean-Michel Adam, l’ekphrasis vise à représenter un objet d’art de façon riche,
véridique et expressive. Une telle description a comme but de stimuler l’imagination du lecteur
pour qu’il puisse non seulement évoquer l’image de ce qui est décrit, mais aussi ressentir les
émotions qui peuvent être suscitées par l’objet-même en question. En bref, grâce à l’ekphrasis, le
lecteur devient d’une certaine façon un spectateur, soit celui qui regarde avec les yeux de son
âme ou de son imagination662 ce qui lui est présenté sous forme écrite. Au départ, on pensait que
l’ekphrasis photographique était une figure rhétorique peu utile, car le texte semblait redondant
par rapport à l’image, soit à la représentation visuelle précise et objective663. Seulement au
moment où on est arrivé à la conclusion que l’écriture et la photographie projettent une vision
subjective de la réalité représentée, on a commencé à examiner les interactions réciproques de
ces deux médias et l’impact qu’ils ont sur le lecteur et la réception des œuvres hybrides. Les
661 Garat, op. cit., p. 42. 662 Adam, op. cit., p. 27-28. 663 Caraion, op. cit., p. 120.
245
recherches se poursuivent jusqu’au présent, mais on ne remet plus en cause l’utilité de la double
représentation, soient écrite et iconique, pour se concentrer sur l’étude de leurs usages au sein
des œuvres d’art. À titre de rappel, selon Véronique Montémont, il y a deux types d’ekphrasis
photographique : la première, dite « substitutive664 », représente les photographies réelles mais
invisibles pour le lecteur comme par exemple dans le récit Les années, et la seconde, dite
« complétive665 », raconte la scène captée sur une image à laquelle le lecteur a un accès immédiat
comme dans L’usage de la photo. Dans chacun de ces deux cas, la lecture d’une telle description
sera bien distincte et aura un effet différent.
Les descriptions qui introduisent les photographies dans Les années ne laissent aucun
doute sur le fait qu’il s’agit, dans ce cas précis, de vraies photos de famille. D’ailleurs Ernaux le
confirme dans un texte postérieur : « [y] figurent seulement quelques-unes des photos que j’ai
décrites dans La place, La honte, Une femme, Les années. » (EV, p. 9) Son « photojournal »
reproduit, sous forme plus ou moins modifiée, des images appartenant à la chronique familiale,
tandis que L’usage de la photo présente un genre de photos tout différent, pour ainsi
dire expérimental. Sans doute, ces photographies qui recréent des scènes de la vie privée, même
intime, ne peuvent pas être classées comme des photos de famille traditionnelles. Elles
appartiennent plutôt à la catégorie des photographies artistiques, bien que leur exécution,
reproduction et conception initiale excluent, du moins partiellement, cette qualification. La
plupart de ces photographies ont été prises par Marc Marie, car comme le confie l’auteure : « [j]e
préférais que ce soit lui qui opère. À sa différence, je n’ai pas une grande pratique de la
photographie, dont je n’ai fait jusqu’ici qu’un usage épisodique et distrait » (LUP, 15). Certaines
photos sont cependant d’Annie Ernaux : « [a]u flash qui éclaire la scène, je sais que c’est A. qui
664 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460. 665 Ibidem, p. 460.
246
a pris la photo ». (LUP, 38) On peut donc supposer qu’il n’y avait pas de stricte division des
responsabilités dans ce projet photographique. Les images qui apparaissent par la suite dans
L’usage de la photo ont été réduites et imprimées en noir et blanc sur un papier régulier. Ces
reproductions, dont la qualité est moindre, ne peuvent pas être des représentations exactes de la
réalité. En conséquence, la question technique influence ici une dimension plus essentielle, car la
reproduction des images de qualité appauvrie diminue aussi bien leur valeur représentative que
leur impact artistique. Cependant, la préoccupation pour la qualité ou pour la valeur esthétique
n’était pas le critère le plus important dans la réalisation de ce projet, surtout à son début. Ce qui
a été entamé sans raison préconçue s’est progressivement transformé en une routine suivie
minutieusement pendant, environ une année. Sans rien changer dans leur disposition, le couple
photographiait leurs vêtements jetés à terre à la hâte en raison de leur excitation sexuelle :
[u]ne règle s’est imposée entre nous spontanément : ne pas toucher à la disposition des
vêtements. Changer de place un escarpin ou un tee-shirt aurait constitué une faute – aussi
impossible, pour moi, que modifier l’ordre des mots dans mon journal intime – une façon
d’attenter à la réalité de notre acte amoureux. (LUP, 13)
Peu de temps après, un rituel spécial s’est mis en place. Tout d’abord, Annie Ernaux et Marc
Marie prenaient des photos, puis, ils les regardaient. Toujours ensemble, car il était interdit de les
voir séparément666. Et enfin, l’idée d’écrire à partir de ces photos est née : « [c]omme si ce que
nous avions pensé jusque-là être suffisant pour garder la trace de nos moments amoureux, les
photos, ne l’était pas, qu’il faille encore quelque chose de plus, de l’écriture ». (LUP, 15-16)
Parmi environ une quarantaine de photos, ils en ont choisi quatorze et ont décidé donc de mettre
par écrit les souvenirs ou les événements évoqués par ces images. Spontanément, ils ont résolu
de dire sincèrement et ouvertement tout ce qui leur importait, sans néanmoins dévoiler l’un
666 Même si Anny Duperey ne travaille pas exactement de la même façon avec les photographies, nous pouvons
dresser ici une certaine comparaison. Dans les deux cas, il s’établit une certaine relation sentimentale entre les
auteures et les images, car avant de devenir un support de l’écriture, les photos ont été tout d’abord appréciées pour
leur capacité magique d’arrêter le temps et saisir un moment privé.
247
devant l’autre le contenu de leur travail d’écriture. En conséquence, le résultat final est demeuré
un mystère pour les deux jusqu’à l’aboutissement du projet. Les photographies sont donc à
l’origine de l’écriture; elles ont une fonction du déclencheur et d’organisateur du texte667, car
chaque image est décrite à deux reprises, et suivie d’une note personnelle de chacun des deux
auteurs.
Le résultat final, tout comme la composition des images qui font partie intégrante du récit
L’usage de la photo surprennent. Initialement, ces photographies n’ont pour but que de saisir un
moment éphémère d’un plaisir partagé, mais elles suscitent au final une réflexion riche et
diversifiée sur le monde et sur les expériences personnelles. Dans ce cas précis, le texte existe
tout à la fois grâce à et à cause de ces photographies. Cependant, comme l’explique Jean-Marie
Schaeffer, c’est le texte qui donne un sens plus profond à ces photographies :
[u]ne photographie ne devient un témoignage que si elle est insérée dans une stratégie
communicationnelle précise. Dès que celle-ci fait défaut, par exemple dès que le message
verbal disparaît, l’image redevient « muette », c’est-à-dire redevient une image, une trace
visuelle du monde plutôt qu’une assertion sur le monde668.
En effet, sans le texte d’accompagnement, pour un spectateur étranger, ces images qui
représentent seulement des scènes anonymes avec des vêtements éparpillés sur le plancher, des
objets de décor et l’intérieur de différentes pièces ne pourraient que documenter de simples
instants d’une vie. Grâce au contexte nous pouvons découvrir toute l’histoire qui se cache
derrière ces images. Le corps y est entièrement absent, et cette absence est très significative :
[i]ndeed, the very premise of the images is strained by the absence of the body in these
photos, an absence that implies the limits of what can be learned about another’s
experiences of pain by reading self-narratives. Such visual and narrative gaps, in turn,
require a shift in attention to Ernaux’s silence about the physically painful aspects of
cancer. The most striking moments of the author’s battle with breast cancer are
667 Ernaux, La Place, op. cit., p. 105. 668 Schaeffer, Jean-Marie, L’image précaire : Du dispositif photographique, Éditions du Seuil, Paris, 1987, p. 145-
146.
248
undoubtedly evoked through writing, so that the traumas and triumphs of her body
emerge most clearly outside of the photographic narratives, and, more compelling still, in
her references to the unpublished medical images taken during the course of her
treatment669.
Aussi, comme le remarque Véronique Montémont : « [s]ur le plan référentiel, aucun lien avec les
auteurs : ces vêtements pourraient appartenir à n’importe qui, avoir été mis en scène670 ». En
effet, la valeur référentielle de ces photographies ne donne pas de réponses ni sur ce qu’elles
montrent ni sur ceux qui les ont prises. Même si le concept lui-même paraît assez simple, voire
inintéressant, la collection des photographies présente une diversité considérable d’arrangements,
comme nous pouvons l’observer sur les exemples reproduits ci-dessous :
Figure 18 : « La chaussure dans le séjour, 15 mars », et 19 : « Dans le bureau, 5 avril »,
(LUP, p. 58 et p. 84)
669 Connell, Lisa, « Picturing Pain and Pleasure in Annie Ernaux’s L’Usage de la photo », French Forum, vol. 39,
Numbers 2-3, Spring/Fall 2014, p. 147. 670 Montémont, « Le pacte autobiographique et la photographie », op. cit., p. 49.
249
Figure 20 : « Chambre 223 de l’hôtel Amigo, Bruxelles, 10 mars », (LUP, p. 44)
C’est ainsi qu’Annie Ernaux explique son intérêt envers cette entreprise photographique :
[t]rès vite nous est venue une curiosité, de l’excitation même, à découvrir ensemble et à
photographier la composition toujours nouvelle, imprévisible, dont les éléments, pulls,
bas, chaussures, s’étaient organisés selon des lois inconnues, des mouvements et des
gestes qu’on avait oubliés, dont on n’avait pas eu conscience. (LUP, p. 12-13)
Ce commentaire permet de remarquer que l’esthétique de ces photographies s’oppose au style
des photos de famille dont les canons sont, en général, bien reconnaissables et peu
surprenants671. Cependant, les images qui apparaissent dans L’usage de la photo sortent de
l’ordinaire et ne suivent aucun schéma ; elles représentent tout ce qui ne peut pas être calculé ou
contrôlé : le désir, l’excitation, la tendresse, en bref, les émotions. Les vêtements abandonnés à la
hâte, les objets renversés ou déplacés, les endroits animés par les traces de la présence humaine
671 Évidemment, elles ne peuvent pas non plus être comparées aux photographies de Lucien Legras, qui en tant
qu’artiste, voulait consciemment construire une certaine vision du monde. Les images qui apparaissent dans L’usage
de la photo n’ont pas été reproduites avec la même qualité et se concentrent plutôt sur l’instantanéité et l’expérience
intime. Cependant, elles possèdent leur propre esthétique et il ne faudrait pas exclure entièrement leur potientiel
artistique.
250
témoignent ou mettent en relief l’absence dans le cadre photographique du corps qui, est en fait,
un agent de toutes ces activités. Cette projection des désirs et du soi dans la photo, de façon
renversée ou allusive, comme trace de la jouissance, semble être une démarche narcissique.
Même si la tentative de saisir la jouissance de l’autre, à laquelle nous n’avons toujours qu’un
accès limité, paraît un peu paradoxale, le fait, que l’écriture personnelle accompagne les photos
et que le texte soit partagé, semble confirmer cette attitude narcissique du couple comme la seule
entité créatrice.
Nous assistons donc ici à un jeu, à un spectacle des contrastes, car ce qui est sous-
représenté n’en est pas moins présent. Que voyons-nous vraiment, quand on regarde l’image
photographique réimprimée ci-dessous, en tenant compte de sa contextualisation littéraire dans
laquelle elle a été insérée ?
Figure 21 : « Cuisine du 17 avril », (LUP, p. 106)
251
Pour un spectateur externe tout d’abord, c’est la présence des vêtements éparpillés qui saute aux
yeux, et seulement par la suite, il commence à déchiffrer le sens qui se cache derrière cette scène
ambiguë. Mais serait-il jamais capable d’arriver à la même interprétation que les auteurs ? Ces
photographies, rappelons les mots de Susan Sontag déjà cités auparavant, sont sans doute des
preuves d’un « plaisir vécu672 ». Cependant, Annie Ernaux ne voit pas ce qui y est réellement
représenté, mais ce qui n’est plus là, elle voit donc l’absence, et le vide. Elle voit justement ce
qui n’est pas là sur ces images, mais ce qui ne cesse d’être photographié depuis un certain
temps :
[o]n peut penser, à cet égard, que l<exposition des vêtements — les robes, peignoirs,
châles, soutiens-gorge et autres pièces vestimentaires destinées notamment à recouvrir et
à embellir le corps — vise à voiler l'insoutenable réalité de la tumeur logée à l'intérieur
du corps, ce corps qui, pendant des mois, n'a cessé, par le biais de mammographies,
d'échographies, de radiographies et de tomographies, d'être investigué et, justement,
photographié sur toutes les coutures […]673.
C’est pareil également pour Marc Marie : « [c]e ne sont plus les traces de notre passage que je
vois, mais notre absence, et même, notre mort » (LUP, p. 149). En effet, le contraste entre les
photographies où le corps est totalement effacé et le texte dans lequel le corps est décrit à
plusieurs reprises comme un champ de bataille contre la mort, nous fait penser immédiatement à
la fragilité de notre existence et à l’impossibilité d’éterniser notre expérience terrestre. Cette
dimension tragique est encore renforcée par le sous-titre assigné par Ernaux : « trois millions de
seins ». Ainsi, cette photographie, plus que d’autres peut-être, symbolise-t-elle la vulnérabilité et
la fugacité du sort humain. La signification de cette image dépasse donc le cadre de la vie de
l’auteure pour devenir un vrai memento mori dans le sens plus général. Il importe donc de
souligner que les images photographiques dans L’usage de la photo fonctionnent plus comme
672 Sontag, op. cit., p. 22. 673 Boyer, Sylvie, « Capter l’ombre du néant », Spirale : arts • lettres • sciences humaines, no 205, 2005, p. 35.
252
des représentations métaphoriques. Elles pourraient donc être perçues comme des figurations de
l’amour, du sexe, de la vie pleine d’émotions et de ravissement. Leur but serait alors de saisir et
de faire perpétuer le moment, même sous une forme modifiée (améliorée, ou appauvrie) :
[p]hoto, écriture, à chaque fois il s’est agi pour nous de conférer davantage de réalité à
des moments de jouissance irreprésentables et fugitifs. De saisir l’irréalité du sexe dans la
réalité des traces. Le plus haut degré de réalité, pourtant, ne sera atteint que si ces photos
écrites se changent en d’autres scènes dans la mémoire ou l’imagination des lecteurs
(LUP, 17).
Toutefois, cette impossibilité de représenter l’émotion n’est pas exprimée uniquement dans le
texte. Ces photographies déteintes et dépourvues de couleurs ne sont pas en mesure d’évoquer
l’intensité d’un moment ou d’une expérience humaine. Ces images grises sont comme des
souvenirs assombris par l’écoulement du temps et la mémoire imparfaite. Même l’auteure
remarque la capacité restreinte de ces photographies à exposer quelque chose de plus sur sa vie
sauf des détails insignifiants :
[j]’ai étalé toutes les photos sur la table du séjour. On dirait les cartes d’un jeu de Cluedo
dont on ne verrait de la maison et des différentes pièces que les sols, les plinthes des
cloisons, le bas des portes, les pieds des meubles. Pas d’arme du crime, mais les signes
répétés d’une lutte. Sans réfléchir j’ai pris une photo de l’ensemble. Peut-être pour me
donner l’illusion de saisir une totalité. Celle de notre histoire. Mais elle n’est pas là. Dans
quelques années, ces photos ne diront peut-être plus rien à l’un et à l’autre, juste des
témoignages sur la mode des chaussures au début des années 2000 (LUP, p. 195)
Modifiées ou non, commentées ou non, les photographies seront donc toujours des
représentations très fragmentaires, sélectives et subjectives de la réalité vécue à laquelle le
spectateur n’a aucun accès. Pour le lecteur, ces images photographiques seront alors
indissolublement liées au texte qui leur donne une grande partie de leur signification et justifie
leur présence, ou même leur existence ; le reste de la lecture dépendra de son expérience
personnelle.
Cependant, dans Les années, Ernaux se limite à des descriptions ekphrastiques de
plusieurs photographies familiales sans les reproduire dans le texte même. Ce choix n’est
253
aucunement lié à la protection de sa sphère privée puisque sa vie fournit l’inspiration pour la
plupart de ses récits. Il semble plutôt qu’il soit relié à la recherche d’un effet tout à fait différent
et bien ciblé, soit l’élargissement de la notion de référentialité de ces images photographiques,
pour ainsi dire. Dans ce cas précis, l’ekphrasis recrée de façon minutieuse les situations sans
pour autant dépeindre en détails les visages des référents. Or, dès lors que l’identification de
ceux qui ont été photographiés n’est pas ciblée, cela modifie leur valeur de documents privés
pour les transformer en documents de l’époque. Ce transfert du sens est intelligible dans la
comparaison des différents emplois des mêmes images dans Les années et dans le
« photojournal ».
Dans le texte Les années, il y a une quinzaine de photos de famille, qui sous forme
écrite, ont été incorporées au sein de ce texte. Leur rôle consiste tout d’abord à indiquer
l’écoulement du temps, mais aussi à refléter les étapes qui dénotent le développement naturel
d’une vie. Elles montrent la narratrice, ou bien l’auteure674 à différents moments de sa vie, et
dans des situations diverses. Au niveau de la structure, la relation ou le positionnement de ces
descriptions ekphrastiques par rapport au texte du récit est variable.
La première mention des photos de famille n’apparaît pas au début du récit Les années,
mais après une partie initiale. Cette dernière se compose de phrases entières, de bribes de
phrases, de passages et de paragraphes qui pourraient être comparés aux images mentales, aux
souvenirs aléatoires dont le seul trait commun est leur fugacité. Trois descriptions de quatre
photos de famille se juxtaposent, séparées l’une de l’autre et du reste du texte par des blancs de
taille considérable :
674 Même si Annie Ernaux ne l’indique pas au sein du texte même, il s’avère évident à un moment donné, que les
photographies décrites dans ce récit représentent l’auteure elle-même et que les événements personnels ont un
caractère autobiographique. Dès lors, il me semble justifié d’utiliser le pronom « elle » pour désigner aussi bien
l’écrivaine que la protagoniste.
254
[c]’est une photo en sépia, ovale, collé à l’intérieur d’un livret bordé d’un liseré doré,
protégée par une feuille gaufrée, transparente. Au-dessous, Photo-Moderne, Ridel,
Lillebonne (S.Inf.re). Tel.80. Un gros bébé à la lippe boudeuse, des cheveux bruns
formant un rouleau sur le dessus de la tête, est assis à moitié nu sur un coussin au centre
d’une table sculptée. Le fond nuageux, la guirlande de la table, la chemise brodée, relevée
sur le ventre – la main du bébé cache le sexe –, la bretelle glissée de l’épaule sur le bras
potelé visent à représenter un amour ou un angelot de peinture. Chaque membre de la
famille a dû en recevoir un tirage et chercher aussitôt à déterminer de quel côté était
l’enfant. Dans cette pièce d’archive familiale – qui doit dater de 1941 – impossible de lire
autre chose que la mise en scène rituelle, sur le mode petit-bourgeois, de l’entrée dans le
monde. (LA, p. 21)
Une autre photo, signée du même photographe – mais le papier du livret est plus
ordinaire et le liseré d’or a disparu –, sans doute voué à la même distribution familiale,
montre une petite fille d’environ quatre ans, sérieuse, presque triste malgré une bonne
bouille rebondie sous des cheveux courts, séparés par une raie au milieu et tirés en arrière
par des barrettes auxquelles sont attachés des rubans, comme des papillons. La main
gauche repose sur la même table sculptée, entièrement visible, de style Louis XVI. Elle
apparaît boudinée dans son corsage, sa jupe à bretelles remonte par-devant à cause d’un
ventre proéminent, peut-être signe de rachitisme (1944, environ). (LA, p. 21-22)
Deux autres petites photos à bords dentelés, datant vraisemblablement de la même année,
montrent la même enfant, mais plus menue, dans une robe à volants et manches ballon.
Sur la première, elle se blottit de façon espiègle contre une femme au corps massif, d’un
seul tenant dans une robe à larges rayures, les cheveux relevés en gros rouleaux. Sur
l’autre, elle lève le poing gauche, le droit est retenu par la main d’un homme, grand, en
veste claire et pantalon à pinces, à la posture nonchalante. Les deux photos ont été prises
le même jour devant un muret surmonté d’une bordure de fleurs, dans une cour pavée.
Au-dessus des têtes passe une corde à linge sur laquelle une épingle est restée accrochée.
(LA, p. 22)
Les descriptions citées ci-dessus ne laissent pas de doute ; ces photographies s’inscrivent sans
faute dans la convention des photos de famille traditionnelles tant du point de vue de leur
esthétique que de l’usage auquel elles étaient destinées. Il est d’emblée frappant que ces
descriptions reproduisent de façon assez détaillée l’ensemble des images. Par exemple le décor, y
compris les détails techniques tels que le nom de l’atelier photographique et le numéro de
téléphone, sont mentionnés sans pourtant que ne soient décrits de façon aussi détaillée les
visages des personnes représentées. Ce procédé, d’une part, contextualise de façon très concrète
les photos présentées, alors que d’autre part, il dépersonnalise le référent. En conséquence, le
255
lecteur qui tente de reproduire dans son imagination la scène captée par l’objectif de l’appareil
photo peut facilement se représenter dans ce contexte un visage plus familier, par exemple le
sien. Ainsi, les photos de famille qui sont intrinsèquement des documents privés, dans ce cas
précis, symbolisent l’histoire de vie d’une certaine collectivité, et cet effet est possible à
atteindre, entre autres, grâce à l’usage de l’ekphrasis « substitutive675 ». Comme l’explique
l’auteure, elle ne voulait pas se concentrer uniquement sur sa propre personne :
[j]e n’ai pas cherché à m’écrire, à faire œuvre de ma vie : je me suis servie d’elle, des
événements, généralement ordinaires, qui l’ont traversée, des situations et des sentiments
qu’il m’a été donné de connaître, comme d’une matière à explorer pour saisir et mettre au
jour quelque chose de l’ordre d’une vérité sensible. J’ai toujours écrit à la fois de moi et
hors de moi, le « je » qui circule de livre en livre n’est pas assignable à une identité fixe
et sa voix est traversée par les autres voix, parentales, sociales, qui nous habitent. (EV, p.
7)
En d’autres mots, l’écrivaine puise dans sa propre expérience pour atteindre une dimension plus
générale.
En ce qui concerne le « photojournal » inclus dans Écrire la vie, c’est un court texte
(d’environ une centaine de pages, l’introduction incluse) qui incorpore 100 photos privées dont
la plupart sont des photographies familiales représentant soit Annie Ernaux elle-même, soit les
membres de sa famille. Ces images photographiques montrent l’auteure à différents moments de
sa vie, dès l’enfance jusqu’à l’âge mûr. Le seul texte qui se réfère directement aux images c’est
la légende, fournie par l’auteure et placée en bas des pages. Cette légende identifie les personnes
photographiées, ou bien elle situe dans le temps et l’espace les scènes captées. Les photographies
reproduites sur les pages de ce texte ont subi peu de modifications, si ce n’est un
redimensionnement et l’éclaircissement des teintes qui servent d’arrière-fond pour le texte. La
définition en quelque sorte générique de « photojournal » attribuée par l’auteure, implique que ce
675 Montémont, « Dites voir (sur l’ekphrasis) », op. cit., p. 460.
256
document enregistre à l’écrit un certain ensemble d’événements présentés de façon subjective, et
qu’il est illustré dans un même temps par des photographies authentiques. Nous réalisons vite
qu’il s’agit d’images privées arbitrairement tirées de l’album familial de l’auteure. Tandis que les
photos retracent tant bien que mal l’ordre des événements vécus, le texte se rapporte à ce qu’elles
représentent. Cependant, il double d’une certaine façon l’instantanéité de la représentation
picturale, car les extraits cités ne suivent aucun autre ordre si ce n’est associatif. Ainsi, aux
photographies du début du XXe siècle s’ajoutent des fragments de journaux de 1963 et 1999. En
conséquence, les parties iconique et écrite ne créent pas deux courants représentationnels qui
s’entrecoupent et qui s’accompagnent l’un l’autre, mais ils rappellent plutôt un casse-tête dont
les éléments donnés correspondent, et pourraient potentiellement former plusieurs combinaisons
correctes. Cette hypothèse trouve sa confirmation dans ce que dit à propos des photos de famille
Julia Hirsch dont les réflexions ont été abondamment citées dans le chapitre théorique :
[t]he caption on the back of a picture, or in an album, may simply read, “Mom and Dad,
Brighton, August 1893,” and offer us only a record of time and place. A personal, oral
account usually has more texture and complexity, reaching far beyond of the scope of the
picture itself. “That’s Aunt Sadie and Uncle George,” a loving niece might say. “She
made the best oatmeal cookies you’d ever want to eat. And he just loved fishing.” Their
prodigal son, viewing the same shot, might speak of a doting mother and tyrannical
father, while we, merely viewing the image, would see only the woman’s demure smile
and the man’s steady gaze as they confronted the photographer. Family photographs
themselves do not change, only the stories we tell about them do676.
En effet, si on s’adonne à une étude un peu plus approfondie de différents textes écrits par
Ernaux, on se rendra compte que certaines photographies qui apparaissent dans le
« photojournal » ont été déjà décrites dans Les années. Ces images font donc partie de récits bien
distincts, dans lesquels ils jouent des rôles très différents. Au moins trois parmi les quatre
premières photographies décrites dans le premier texte ont été reproduites aussi dans le second :
676 Hirsch, Family Photograph: content, meaning and effect, op. cit., p. 5.
257
Figure 22 : « À Lillebonne, 1944 », (EV, p. 20)
Figure 23 : « Avec ma mère en 1944-1945 » et 24 : « Avec mon père en 1944-1945 », (EV, p.
21)
Comment diffère alors l’impact de ces deux usages des mêmes photographies? Dans Les années,
les descriptions ekphrastiques ouvrent le récit. Elles forment une partie en soi, bien distincte,
258
suivie d’une pause sous forme de blanc. La narration s’amorce par une représentation des
ravages causés par la guerre, par les souvenirs des atrocités vécues ainsi que par une description
de la vie quotidienne qui s’en est suivie. Les photos décrites datent des années 1941, 1944 et
1944-1945, quant à elles sont, comme il s’avèrera peu après, des indicateurs d’écoulement du
temps. L’enfant qui y apparaît, sans être nommée ou décrite de sorte qu’on puisse nettement
reconnaître son identité, se retrouve dans un contexte socio-historique bien concret reproduit par
l’écriture. Mais cette petite fille, comme tous les autres enfants de son âge, ne fait pas encore
partie de l’Histoire à part entière, c’est-à-dire consciemment. D’une certaine façon, l’histoire
individuelle commence avec la prise de conscience, donc pour l’instant, elle n’est qu’une
observatrice passive, elle est là, mais elle vit la réalité de l’époque sans la comprendre. Cet
abysse, entre regarder et comprendre, se dévoile clairement au niveau formel. En effet, les
descriptions des images photographiques sont nettement séparées du texte qui suit sans aucune
continuité logique. Toutefois, cette coupure disparaîtra avec la progression du récit impliquant
l’écoulement du temps et le développement personnel de la narratrice à tous les égards.
Quant à la reprise des photographies reproduites dans le « photojournal », même si leur
usage est aussi plutôt non-conventionnel, elles gardent néanmoins leur valeur référentielle
intacte. Elles s’inscrivent sans faute dans l’esthétique d’un portrait pictural, telle qu’expliquée
par Richard Brilliant :
[a] real, named person seems to exist somewhere within or behind the portrait; therefore,
any portrait is essentially denotative, that is to say, it refers specifically to a human being,
that human being has or had a name, and that name, proper name identifies that
individual and distinguishes him or her from all others677.
En effet, ici il n’y a aucun doute par rapport à l’identité des personnes qui figurent sur les
photographies (figures 24, 25, 26). De toute évidence, il s’agit ici de l’écrivaine et de sa famille.
677 Brilliant, op. cit., p. 46.
259
En plus, ces photos sont accompagnées d’une note dans le journal intime d’Annie Ernaux, datée
du 23 janvier 1998, dans laquelle l’auteure analyse son parcours existentiel qui l’a éloignée de sa
mère et qui a causé un certain déchirement identitaire. Cette problématique identitaire sera
abordée et développée de façon plus détaillée un peu plus tard, mais il semble important de citer
ici une interprétation révélatrice de ces photographies (figures 25 et 26) faite par Michèle
Bacholle-Bošković :
[l]e photomontage de ces deux dernières photos est là encore intéressant. Celle avec le
père occupe le quart supérieur gauche, celle avec la mère le quart inférieur droit ; l’enfant
est à la gauche du père et à la droite de la mère. Une sorte de symétrie est ainsi créée. Ce
photomontage étaye mon argument antérieur à la publication d’Écrire la vie selon lequel
il n’existe dans toute l’œuvre ernalienne aucune photo de famille – Duchesne (Ernaux et
ses parents) et Ernaux – « comme si la famille était impossible » sauf créée «
artificiellement, par un procédé d’écriture » (73, 74). Ici la famille Duchesne est recréée
par un procédé photographique et éditorial678.
Cette fois-ci les photographies ainsi que les personnes qu’elles représentent ne sont pas
seulement parfaitement identifiées, mais elles dévoilent ou plutôt présagent aussi une condition
précaire de cette famille. Il importe alors de remarquer que, dans ce cas précis, les photographies
et les extraits du journal intime collaborent à la construction d’une histoire personnelle tout en
conservant une certaine indépendance. En effet, les images photographiques, tout comme les
journaux personnels, ont une existence propre en dehors de ce projet, et en conséquence, elles
ont le pouvoir de raconter aussi d’autres récits.
Les principes des ces deux textes, donc Les années et le « photojournal », coïncident dans
la mesure où ils représentent la vie de l’auteure. Toutefois, les photographies susmentionnées,
dans le premier cas, donnent lieu à des commentaires socio-historiques et culturels, alors que
dans le deuxième cas, elles présentent plutôt la situation personnelle de l’écrivaine. Ces deux
usages entièrement différents résultent en textes très dissemblables. Le visage de la petite fille
678 Bacholle-Bošković, « ph-auto•bio•graphie : Ecrire La Vie Par Des Photos (Annie Ernaux) », op. cit., p. 81.
260
décrite dans Les années restera flou et son histoire personnelle ne sera qu’un prétexte pour
raconter l’histoire de milliers d’autres tandis que l’autre texte, grâce à sa construction, acquiert
immédiatement une dimension beaucoup plus personnelle. L’écrivaine partage ici de nombreuses
photographies de famille qui dévoilent son milieu, ses origines, et montrent des moments et
certains événements qui constituent l’histoire de sa vie : il y a donc des photos de ses grands-
parents, de ses parents, des images de sa sœur décédée ainsi que des photographies de lieux
visités ou habités par l’auteure. Évidemment, les gens représentent ce qui est le plus manquant
car leur influence dans le vécu de tout un chacun est généralement marquant. Cependant, ce ne
sont pas les seuls objets de la nostalgie. La collection des photographies présentée dans son
« photojournal » en est la preuve. Les images des lieux, même si elles sont relativement peu
abordées dans le texte, constituent au moins un quart des photos qui y sont incluses. Leur
importance est donc indéniable679. Julia Hirsch semble confirmer cette supposition :
[t]he places we photograph are our roots. Family photographs are taken in backyards, on
streets, in parks, in kitchens, in front of the house, in the driveway, next to the car, in all
the places we scratch, stain, dent, and wear out as we move through our lives as children,
siblings, spouses, and parents680.
À un observateur attentif, les photos de famille accompagnées de commentaires concis peuvent
révéler un nombre considérable d’informations bien précises. Ainsi, apprenons-nous comment
les parents d’Annie Ernaux se présentaient pendant leur cérémonie de mariage, que le père de
l’écrivaine a fait son service militaire ou encore que l’auteure a « été traitée pour une luxation
des hanches » (EV, p. 18) à Ormeaux. Nous pouvons voir également le café-épicerie de ses
parents dont Ernaux parle dans quelques-uns de ses textes, nous découvrons qu’il y avait une
679 Michèle Bacholle-Bošković justifie la présence des ces photographies ainsi : « [u]ne grande majorité représente
la ph-auto-bio-graphe à différents stades de sa vie, mais aussi bien le photojournal que Retour à Yvetot contiennent
d'autres photos que l'on peut classer sommairement en trois catégories, personnes, lieux et choses, car le moi n’est
pas seulement interne, mais externe, en contact avec le monde extérieur qui laisse sa trace en lui et vice versa ».
Bacholle-Bošković, « ph-auto•bio•graphie : Ecrire La Vie Par Des Photos (Annie Ernaux) », op. cit., p. 74. 680 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 47.
261
rivière près de chez elle à Lillebonne et que sa chienne s’appelait Miquette. Tous ces détails, sans
importance évidente, ne seraient peut-être jamais mentionnés, ou présentés dans un texte
autobiographique, et pourtant ils apparaissent ici grâce aux photographies pour nous faire
comprendre qu’un parcours existentiel ne se compose pas seulement des moments qu’on juge
significatifs, mais qu’il se construit au cours du temps et à travers toutes sortes d’expériences. En
fait, les événements de grande importance sont relativement rares et bien qu’ils soient essentiels
pour notre histoire personnelle, quand nous pensons à notre passé, ce qui nous manque le plus,
sauf les êtres proches à notre cœur, ce sont de petites choses simples telles que les odeurs, les
goûts, les paysages, les rituels ou l’ambiance et la chaleur des festivités familiales. Dans la
plupart des cas, elles nous manquent parce qu’elles nous rappellent le bonheur passé ou les
moments d’intimité partagée. Les photos de famille sont inestimables si on veut revisiter notre
passé, elles nous permettent de revoir, et parfois même de ressentir ce qui n’est plus là. Elles
peuvent être un vrai remède au vagabondage nostalgique, et non seulement dans ce sens
sentimental. Rappelons ce que nous avons déjà mentionné dans le chapitre théorique : selon Julia
Hirsch, si nous nous servons des photographies en tant qu’aide-mémoires, parfois nous pouvons
retrouver notre salut dans la démystification du passé: « [t]he family photographs we take
provide information about the layouts of rooms, the styles of furniture, the size of houses, the
menus at picnics. They also invoke all the symbolic meanings which place and time have for us
as beings in culture and society681 ». Dans ce sens, nous pourrions avancer à juste titre que la
photographie est un vrai adjuvant à l’objectif visé par Ernaux qui est de montrer la réalité pour ce
qu’elle est. L’aspect documentaire des images photographiques est donc ici bien désiré.
Toutefois, même si ce propre de l’art photographique est pertinent pour les textes d’Annie
681 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 47.
262
Ernaux, il y a encore une autre particularité de ce médium qui corrobore la conception de
l’écriture de cette auteure : les photographies familiales sont également des outils importants
pour maintenir ou rétablir une connexion avec les autres, et non seulement avec nos proches :
[t]his is all the more important in home materials – they are meant to be shared, and they
are meant to promote interaction. For instance, clearly one of the most important features
of the still photographic print is its existence as a tangible artifact. It can be held and
passed around; it can be physically and mentally shared with other people; it can be
duplicated and actually given to small numbers of “significant others”. This act is central
to keeping, as Sarah suggests, people connected to one another, tied together in symbolic
and socially significant ways. […] Here is how home mode imagery contributes to the
intricately woven fabric of social relations – here is how personal pictures function as
communication to integrate people, society and indeed culture682.
La photographie comme lien avec l’autre semble être un des usages pratiqués par Annie Ernaux
dans tous ses récits, surtout dans Les années. Par le biais de la représentation picturale,
l’écrivaine revient sur son passé et sur son expérience personnelle, tout en créant un lien de
complicité et d’entente entre elle-même et le lecteur. Dans ses livres, les photos de famille
dépassent donc leur valeur typique d’objets sentimentaux personnels pour agir sur un niveau plus
global en tant qu’instruments de rapprochement avec un cercle plus étendu que celui de la
famille, soit celui de la collectivité. Ce choix de l’usage des photos de famille n’est pas toujours
évident. En général, les photos de famille, ou les photos privées ne suscitent pas un grand intérêt
et peu d’études y sont consacrées :
[p]eople are often reluctant to look at someone else’s family pictures – think for a
moment of cliché responses to looking at a relative’s or friend’s travel pictures. This
reluctance may be based on a simplistic reduction grounded in a sense that ‘once you
have seen one, you have seen them all’ or “I have ones just like yours.” This is a high-
context evaluation, one in which too much is taken for granted. But what really counts is
what can not be seen – the fact that many families may have snapshots of a pet dog or cat
is much less important than what each pet dog or cat means to members of each family,
e.g. where they go the pet, the pet’s name, habits, tricks and even demise. The
information that some viewers (family members) bring to the image, surround it to make
682 Chalfen, Richard, « Family Photograph Appreciation: Dynamics of Medium, Interpretation and Memory »,
Communication & Cognition, vol. 31, no 2/3, 1998, p. 170.
263
it personally meaningful. In short, the low-context quality of these individual visual
artifacts is what really counts683.
Les images photographiques qui apparaissent dans le « photojournal », ne diffèrent pas vraiment
de photos de famille ou de photos privées typiques : elles représentent l’évolution de la vie de
l’auteure. Les photographies reproduites sont dominées tout d’abord par la présence des parents
de l’auteure et ensuite par celle de ses enfants. Nous trouvons également quelques photos de son
mari et une photo de groupe avec ses étudiants. À la fin de ce « photojournal » deux des trois
images photographiques font voir Annie Ernaux tenant dans ses bras ses petits-enfants : Louise
et Noël. Ainsi, ce récit de vie d’une seule personne, dans sa composante iconique montre-t-il
cinq générations de la même famille. Qu’est-ce qui rend ces photos intéressantes au point que
des centaines voire des milliers de lecteurs veulent les regarder, bien que leurs propres albums
familiaux contiennent des photographies similaires ? Il semble que le texte qui les accompagne
fournit ce que Richard Chalfen appelle « low-context quality684 ». Alors c’est la
contextualisation qui permet d’aller au-delà de la surface de l’image pour atteindre un sens plus
profond. L’interaction entre le texte et la photographie dans les textes d’Annie Ernaux ne se
limite donc pas à la seule fonction de complémentarité qui permet tout simplement de connaître
les détails privés de sa vie. À travers cette double représentation, Ernaux tente de sortir de la
sphère personnelle et de s’approcher du lecteur. Cette idée trouve sa confirmation dans le titre et
dans la justification faite par l’auteure :
[q]uel titre – qu’on me réclamait – pour la qualifier? Brusquement m’est venu, comme
une évidence : écrire la vie. Non pas ma vie, ni sa vie, ni même une vie. […] Par-dessus
tout, la vie telle que le temps et l’Histoire ne cessent de la changer, la détruire et la
renouveler. (EV, p. 7)
683 Chalfen, op. cit., p. 174. 684 Ibidem, p. 174.
264
Ainsi, réussit-elle à assurer au lecteur une expérience plus intime et plus intense. Il ne s’agit plus
ici d’une lecture d’un texte autobiographique, mais d’un moment d’union entre les êtres
humains. Cet effet est rendu possible seulement grâce à la jonction du visuel et du scriptural qui,
ensemble, crée un phénomène que Liliane Louvel appelle « un tiers pictural685 » :
[l]e passage entre deux média se lit entre-deux, le lecteur n’étant jamais totalement dans
l’un, ni totalement dans hors de l’autre. Cette instabilité du texte/image, son oscillation
sans fin, J.-L. Nancy dirait « oscillation distincte », qui résulte de la mise en rapport du
texte et de l’image, fascine l’écrivain et le lecteur car elle les loge constamment dans la
transposition, la trans-action, la négociation et leur impose une écriture ou une lecture
dynamique, active, là d’où l’image donne l’impulsion à travers le texte, à travers la
parole, qui lui permettent de se lever. Il s’agit bien d’une opération, ce que rend bien le
terme trans-action, opération de conversion, de change aussi, « le change du rapport ». Je
propose alors de nommer « tiers pictural » cet événement, cet entre-deux, tiers nécessaire
pour analyser un certain type de textes à fort coefficient pictural686.
En effet, dans tous les trois textes d’Annie Ernaux, les photographies sont une composante
considérable. Le va-et-vient entre les images et l’écriture, dans L’usage de la photo est assuré
tout d’abord par une double description qui encourage les comparaisons et ensuite par la
succession des réflexions souvent distinctes, mais parfois aussi convergentes. Dans Les années,
la liaison entre les photos de famille, et plus précisément, entre leurs descriptions ekphrastiques
et le texte propre, devient de plus en plus étroite au fur et à mesure que la narration progresse.
Dans le « photojournal », la présence des photographies prévaut souvent sur le texte qui, à cause
de sa fragmentation, est souvent perçu d’abord en tant qu’élément visuel puis en tant que
message écrit pour être lu et interprété.
En tenant compte des observations ci-dessus, il est indéniable que, dans les trois cas, les
interactions entre l’écrit et le visuel sont très puissantes et exigent un engagement fort pour une
lecture satisfaisante. Pour chacun de ces textes, les photographies étaient des documents
685 Louvel, Un tiers pictural, op. cit., p. 259. 686 Ibidem, p. 258-259.
265
préexistants, mais uniquement dans le troisième cas, le processus de la rédaction du texte était
entièrement (si on peut le supposer) indépendant. C’est la raison pour laquelle « la trans-
action687 », comme l’appelle Louvel, entre le pictural et le scriptural dans le « photojournal » est
de nature distincte. Cette interaction semble exiger plus de concentration, d’analyse et d’effort
pour saisir la trajectoire de la réflexion et des associations auctoriales en obligeant en même
temps à une introspection personnelle. Cependant, la « lecture dynamique688 », dont parle
Louvel, de tous les textes d’Annie Ernaux peut résulter en un « événement de lecture689 », donc
en une expérience mémorable et unique pour chaque lecteur.
Un soi éclaté – c’est qui le « moi » au fond?
Le portrait physique et psycho-émotionnel constitue une partie importante de l’image du
soi de l’autobiographe. Or, la mémoire est nécessaire pour la construction du soi du sujet
écrivant et a fortiori pour la représentation de son histoire personnelle. Annie Ernaux choisit et
évoque les événements qui semblent cruciaux pour sa construction identitaire690 et choisit les
mots qui forment l’image globale de l’autobiographe. Cependant, avec l’introduction des
photographies, la construction de l’image du sujet écrivant se complique. La mémoire confrontée
aux photos, dont la valeur référentielle paraît en général incontestable, est forcée à prendre
certaines formes, tandis que le discours autobiographique contextualise les images en leur
assignant un certain sens. Les photographies l’emportent sur l’écriture de façon instantanée alors
que les mots gagnent sur le visuel en modifiant leur sens. Comme nous l’avons noté dans le
687 Louvel, Un tiers pictural, op. cit., p. 258. 688 Ibidem, p. 258. 689 Ibidem, p. 224. 690 Lejeune, L’autobiographie en France, op. cit., p. 21.
266
chapitre théorique, les images fournissent un savoir immédiat, mais non-approfondi ou
superficiel, alors que, selon Fève, les mots détiennent le pouvoir d’affirmer ou de nier leur aspect
véridictoire691. L’inclination vers la jonction de deux médiums au sein du récit d’ordre
autobiographique découle du désir d’une représentation plus complète et plus véridique. Or,
comme le remarque Nicholas Fève, cela finit inéluctablement par être une figuration éclatée692.
En conséquence, un tel portrait de soi d’une part, fournit, plus de savoir concernant
l’autobiographe, et d’autre part, exclut la cohérence et la continuité de la représentation. À titre
de rappel, il faudrait évoquer ici le travail de Linda Haverty Rugg largement cité dans la partie
théorique consacrée aux interactions entre l’écrit et le visuel, dans lequel elle oppose le soi
autobiographique « divisé693 » et morcelé, donc celui représenté dans les textes
autobiographiques illustrés, au soi de l’autobiographe lui-même, centralisé et continu, qui a
acquis sa forme présente à travers le temps et l’expérience694. Ce « soi multiple695 » se compose
de différents éléments qui ne s’excluent pas, mais qui ne doivent pas non plus se réaliser en
même temps. Le soi n’est pas stable, mais évolue au cours du temps. L’état présent du soi est
donc un résultat de l’expérience passée, et le présent conditionne sa forme future. Par
conséquent, l’art photographique, qui saisit juste un instant, se limite à une représentation coupée
en cadres sans pour autant expliquer ou démontrer un développement qui a mené à l’état
représenté. En revanche, l’écriture, qui vise à dépeindre une expérience personnelle, présuppose
une étude de soi et peut résulter en une auto-connaissance approfondie. L’inverse est aussi vrai,
c’est à travers l’écriture qu’on peut mieux se comprendre, la réalité extérieure et notre rapport
aux autres. En raison de ce double mouvement, qui caractérise l’expression autobiographique,
691 Fève, op. cit., p. 161. 692 Ibidem, p. 164. 693 Haverty Rugg, op. cit., p. 1. 694 Ibidem, p. 2. 695 Ibidem, p. 1.
267
allant de soi vers l’extérieur et de l’extérieur vers soi, les théoriciens de l’autobiographie se
mettent d’accord sur l’impossibilité d’une représentation du soi complète et cohérente. L’écriture
d’ordre autobiographique se veut donc une source d’auto-connaissance et d’auto-
transformation696, sans pour autant être un moyen apte à saisir un état des choses bien précis.
Paul de Man appelle ce phénomène « the impossibility of closure697 », car d’un texte à l’autre, le
soi narratif peut acquérir des formes différentes et être façonné par des expériences variées, ce
qui implique des perceptions et des représentations innombrables du même être.
En résumé, le pouvoir représentationnel de l’écrit et de la photographie est donc dépassé
et résulte en une image complexe de soi qui ne peut pas être toujours jugée plus véridique que
celle limitée à un seul moyen de représentation, sinon au contraire. En d’autres termes, l’écrit et
le visuel se rejoignent pour se compléter, mais aussi pour miner leurs qualités représentatives
respectives, et par conséquent, pour créer l’une des versions possibles de soi, ou bien, une
nouvelle vision d’une réalité extérieure ou intérieure de l’autobiographe.
La création d’Annie Ernaux se prête parfaitement à une étude de la représentation de son
intimité, du soi profond, car elle fournit un nombre considérable de prises de vue de soi à divers
moments de sa vie. Prenons, tout d’abord comme exemple, L’usage de la photo qui couvre la
période de son traitement contre son cancer du sein. Une telle expérience serait, sans doute,
extrêmement difficile pour n’importe quel individu. Elle l’est donc pour l’auteure. Toutefois, ce
qui est frappant dans cette histoire, est le fait que la maladie de l’écrivaine coïncide avec le début
d’une relation émotionnelle et physique avec un homme qui deviendra son partenaire par la suite.
Dans le contexte de la liaison amoureuse, le corps, qui est un champ de bataille entre la maladie
mortelle et le poison chimique guérisseur, se transforme à tel point qu’il semble anormal, et
696 Fowlie, op. cit., p. 165. 697 Man de, op. cit., p. 71.
268
quasiment inapproprié même, de penser à l’amour physique. Et pourtant, dans ce texte, toutes les
références directes faites par Ernaux à sa propre personne se focalisent sur la représentation de
tout ce qui est du corporel :
[d]ans le lit je n’ai pas enlevé ma perruque, je ne voulais pas qu’il voie mon crâne
chauve. Sous l’effet de la chimiothérapie mon pubis l’était aussi. J’avais près de l’aisselle
une sorte de capsule de bière saillant sous la peau, le cathéter qu’on m’avait installé au
début du traitement. Par la suite il m’avouera qu’il avait été surpris devant mon sexe nu
de petite fille. Il n’avait jamais entendu parler de cette conséquence de la chimio – mais
qui en parle – moi aussi je l’avais ignoré jusqu’à ce que cela m’arrive. Il ne s’est pas
aperçu ce soir-là que je n’avais pas non plus de cils ni de sourcils, absence qui me donnait
pourtant un regard étrange, de poupée en cire. (…) (LUP, p. 23-24)
À un moment donné, fixant ma poitrine, il m’a demandé si c’était le sein gauche. J’étais
étonnée, le droit était visiblement plus gonflé que le gauche à cause de la tumeur. Sans
doute ne pouvait-il pas s’imaginer que le plus beau des deux était justement celui qui
renfermait le cancer. (LUP, p. 24)
L’auteure refuse de céder à la maladie. Elle continue sa vie, également sa vie amoureuse, malgré
tout, et elle fait tout son possible pour sauvegarder l’unité de ses désirs et de ses actions. Malgré
la maladie sur laquelle elle a très peu de contrôle, l’écrivaine s’efforce de rester tout simplement
elle-même et de continuer sa vie comme si de rien n’était. Cependant, l’image de son aspect
physique qui émerge du texte est donc hors de l’ordinaire : ce n’est plus l’écrivaine, Annie
Ernaux, mais avant tout, un être humain, une femme qui découvre son corps ravagé et transformé
par la maladie (ou peut-être plutôt par le traitement) :
[q]uand cette photo a été prise, j’ai le sein droit et le sillon mammaire brunis, brûlés par
le cobalt, avec des croix bleues et des traits rouges dessinés sur la peau pour déterminer
précisément la zone et les points à irradier. En même temps il m’a été prescrit un
protocole de chimiothérapie postopératoire différent du précédent et, toutes les trois
semaines, je dois porter durant cinq jours d’affilée, même la nuit, une espèce de
harnachement : j’ai, autour de la taille, une bouteille de plastique en forme de biberon qui
contient les produits de chimio. De la bouteille part un mince cordon de plastique
transparent, qui me monte entre les seins, jusque sous la clavicule, s’achève par une
aiguille plantée dans le cathéter, masquée par un pansement. Des bouts de sparadrap
maintiennent le cordon contre la peau dont la chaleur fait monter et s’écouler les produits
dans mes veines. À cause du sac devant mon ventre je ne peux pas fermer ma veste ou
mon manteau et j’ai du mal à cacher le fil qui sort et passe sous mon pull. Quand je suis
269
nue, avec ma ceinture de cuir, ma fiole toxique, mes marquages de toutes les couleurs et
le fil courant sur mon torse, je ressemble à une créature extraterrestre. (LUP, p. 109-110)
Elle se regarde dans le miroir mais elle se regarde aussi en quelque sorte par les yeux de son
partenaire :
[c]’est dans la salle de bain de cette chambre que je me suis montrée à lui pour la
première fois avec mon crâne chauve. Nous étions ensemble depuis sept semaines. Il a dit
que ça m’allait bien. Il a remarqué que mes cheveux commençaient à repousser, un
minuscule duvet de poussin blanc et noir. Je ne m’en étais pas encore aperçue. (LUP, p.
47)
Elle cherche à détecter tous les changements subis par son corps et à trouver des affinités avec
son corps d’avant la maladie. Cette double scrutation a comme but de confirmer l’unicité et la
continuité de son être maintenant gravement perturbé par une invasion sévère du cancer. Ce
dévoilement exhibitionniste du corps souffrant permet aussi bien à l’auteure qu’à son partenaire
de l’apprivoiser et d’accepter cette réalité difficile : « [à] cause de mon corps entièrement lisse il
m’appelait sa femme-sirène. Le cathéter, avec son excroissance sur ma poitrine, est devenu un
« os surnuméraire ». (LUP, p. 25) En effet, ce va-et-vient entre le regard scrutateur et l’écriture
qui saisit la détérioration observée permet à la narratrice de L’usage de la photo d’arriver au
point où son esprit l’emporte sur la faiblesse et la fragilité de son corps : « [c]ela ne nous
empêchait pas de faire l’amour. » (LUP, p. 110)
Néanmoins, ce qui est décrit n’est pas montré, car le corps est entièrement absent des
photographies insérées dans L’usage de la photo. Cette contradiction nette entre la préoccupation
du corps, véhiculée par le texte, et son absence envahissante sur les photographies, met en relief
la complexité de la problématique abordée. Ce n’est sans doute pas par honte ni par indifférence
envers son corps ou à son physique, qu’Ernaux évite de l’exposer sur les pages de ce texte. En
fait, elle a décidé d’inclure une photo de cette période-là dans le volume Écrire la vie, publiée
quelques années plus tard, quand elle était déjà guérie. Dans un extrait du journal qui
270
accompagne son portrait sans cheveux, elle admet : « [e]n réalité, je ne pense qu’à mes cheveux.
Souci extrême, goût des cheveux longs depuis l’adolescence. Je serais une femme tondue comme
celles de mon enfance ». (LUP, p. 96)
Figure 25 : « En chimiothérapie pour un cancer du sein, 2002-2003. » (EV, p. 97)
Nous pouvons en tirer le constat que la préoccupation de l’écrivaine par rapport à son aspect
physique était donc présente à l’époque, cependant, elle ne l’a jamais verbalisée de cette façon
dans L’usage de la photo. Au corps en bonne santé, destiné à la jouissance et à la tendresse
physiques, mais invisible, effacé de la photographie, Ernaux juxtapose le corps souffrant soumis
à des expérimentations médicales, matérialisé et éternisé à travers l’écriture698. L’effet atteint
698 Cette observation s’avère particulièrement vraie quand nous découvrons le point de vue d’Ernaux sur ces deux
modes de représentation: « [l]a seule façon qui m’est apparue pour éviter ce double piège, c’était une écriture
factuelle, « plate », ai-je écrit, mais je ne voulais pas dire journalistique, sans recherche, non, une écriture de constat,
soigneusement débarrassée de jugement de valeur, une écriture au plus près de la réalité, dépouillée d’affects. »
Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 70
271
ainsi est beaucoup plus fort, car cette belle femme radieuse et souriante, qui apparaît sur la figure
26, n’évoque en aucun cas toute l’horreur d’une maladie mortelle. Cet abîme entre ce dont on
parle et ce que l’on ne montre pas symbolise la disparition du corps dans son état naturel, pour
l’instant temporaire, et renvoie inéluctablement à l’éventualité tragique de sa disparition
ultime, impossible à saisir par les images, ou exprimer par les mots :
[r]ien de nos corps sur les photos. Rien de l’amour que nous avons fait. La scène
invisible. La douleur de la photo. Elle vient de vouloir autre chose que ce qui est là.
Signification éperdue de la photo. Un trou par lequel on aperçoit la lumière fixe du
temps, du néant. Toute photo est métaphysique. (LUP, p. 144)
Et pourtant, son corps, qui est encore là et participe aux artifices de la jouissance partagée, (les
images photographiques en sont une preuve tangible), lui devient de plus en plus étranger. Dans
la note précédée par une photographie qui représente uniquement sa lingerie à elle, l’écrivaine
admet qu’elle ne se reconnaît plus sur cette photo. Cette sensation d’étrangeté est déjà fortement
communiquée dans le sous-titre : ce n’est pas mon corps », (LUP, p. 177)
Figure 26 : « ce n’est pas mon corps », (LUP, p. 177)
Je n’éprouve rien devant cette photo. À la limite ce n’est pas moi, mon corps, dont cette
fleur est la dépouille, que je vois, mais le mannequin qui portait ce string, ce soutien-
272
gorge et ce porte-jarretelles à fleurs roses et violettes sur fond noir de la marque Lise
Charmel […] (LUP, p. 179)
À ce moment-là, l’auteure éprouve un certain détachement de son corps et de sa vie matérielle et
sa préoccupation change de direction. Devant la mort possible, les questions sur soi et sur le sens
de la vie s’imposent inéluctablement. Au fur et à mesure que le traitement de sa maladie
progresse, l’auteure considère la possibilité de sa disparition comme irrévocable. Annie Ernaux,
comme tous ceux qui souffrent d’une maladie potentiellement mortelle essaie de se préparer à
cette éventualité. L’écriture de L’usage de la photo est une tentative de subir cette expérience de
façon consciente et réfléchie. Dans un certain sens, c’est donc une sorte d’écriture thérapeutique
qui vise à apporter du confort psychologique et de la consolation. C’est aussi un moyen de laisser
une dernière trace de son existence, et de poser des questions ultimes :
[c]omment penser ma mort. Sous la forme physique du cadavre, du froid glacial, du
silence, plus tard de la décomposition, cela m’est indifférent, inutile et certain : c’est ainsi
que cela passe. Je l’ai vu. Mais penser mon inexistence. Inexorablement je suis un corps
dans le temps. Je n’ai pas les moyens de penser ma sortie du temps. Rien de ce qui nous
attend n’est pensable. Mais, justement, il n’y aura plus d’attente. Ni de mémoire. (LUP,
p. 147)
Cependant, penser ou faire face à ce qui est inévitable n’apporte pas toujours un soulagement
tellement attendu, car l’acceptation n’équivaut pas nécessairement à l’appréhension. Et pourtant,
cette écriture permet à l’auteure de ranger ses pensées, ses craintes, ses réalisations et de les
partager avec les autres. Contrairement donc à l’impression initiale, L’usage de la photo n’est
pas un texte qui glorifie le corps ni l’expérience charnelle. Dans sa réflexion approfondie sur
l’essence de l’existence, Annie Ernaux arrive à la conclusion que ce n’est pas en effet
l’anéantissement de ce qui est matériel699 qui compte pour elle le plus :
699 Il ne s’agit pas non plus de laisser une trace d’une existence physique ou matériel, ce qui lui importe : « [c]’est
laisser la trace d’un regard, d’un regard sur le monde ». Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 76. Et c’est l’écriture qui lui
permet de le faire.
273
[q]uand je regarde nos photos, c’est la disparition de mon corps que je vois. Pourtant, ce
n’est pas que mes mains, mon visage ne soient plus là qui m’importe, ni que je ne puisse
plus marcher, manger, baiser. C’est la disparition de la pensée. Plusieurs fois je me suis
dit que si ma pensée pouvait continuer ailleurs, il me serait indifférent de mourir. (LUP,
p. 146)
Dans son journal intime de 2002, soit celui qui porte sur la période du traitement, l’auteure
constate : « [j]e vis ce qui m’arrive dans le dédoublement. Images maintenant de mon corps
comme une machine dans laquelle on fait passer des produits, des jets d’eau. À l’inverse de
Proust, j’attache de plus en plus de prix à la conscience ». (EV, p. 96) En effet, L’usage de la
photo met en avant une séparation progressive de ces deux sphères de l’existence. Le soi de
l’auteure se trouve divisé entre d’une part, son corps souffrant et transformé et d’autre part, sa
conscience aiguë et inaltérée. Cette dichotomie est source d’un profond malaise intérieur.
L’écrivaine ne veut pas se soumettre sans combat. Le corps infecté menace l’esprit vif qui, pour
l’instant, est encore capable de le contrôler ; il lui impose donc la vie hédoniste pleine de
jouissance sexuelle. Dans ce moment de l’épreuve, l’amour physique devient donc pour Ernaux
une affirmation de la vie, de son existence matérielle, alors que l’écriture en tant qu’expression
de ses pensées fait preuve de son existence spirituelle :
[t]he distinction between working to illustrate the experience of cancer and the ability to
do justice to the physical sensations of illness is an important one because it does more
than pro- vide insight into the author’s use of photography; it prevents the narrative
resistance of pain from hollowing out L’Usage’s message of hope. e book’s rhythmic
pattern of visual and written narratives resonates for its alternating emphasis on physical
sensations of pleasure and pain and makes clear that pain neither overwrites other life-
affirming experiences, nor stands as the final word of her reflections on mortality700.
En conséquence, on peut affirmer que L’usage de la photo représente une lutte entre le visible et
l’invisible, entre le périssable et l’impérissable (donc, « le moi physique et le moi
700 Connell, op. cit., p. 156.
274
psychique701 ») et ces deux éléments sont nécessaires non seulement pour construire un soi
unique et vivant, mais aussi sans aucun doute, complexe et hétérogène. Ce récit est donc une
sorte de testament, d’une lettre d’adieu dans lequel Annie Ernaux fait le deuil702 de sa propre vie,
dans toutes ses dimensions et dans toute sa richesse.
Cependant, dans son « photojournal », l’écrivaine aborde le sujet de la construction de
son identité à partir d’une perspective différente. Elle évoque le chagrin et les conséquences
graves qui ont résulté de la mort de sa sœur : « [d]ans l’enfance : grande responsabilité,
culpabilité : je ne dois pas mourir, mes parents auraient trop de peine. Mon père serait
définitivement fou ». (EV, p. 26) C’est à l’âge de dix ans que l’auteure apprend tout à fait par
hasard l’existence et la mort de sa sœur ainée. C’est un secret familial dont ses parents ne lui
parlent jamais. Tout comme dans le cas d’Anny Duperey, ce silence imposé est une sorte de
défense703 : « [i]l me semble que le silence nous a arrangés, eux et moi. Il me protégeait704 ».
Cependant, il est ultimement brisé dans le texte L’autre fille, écrit sous forme de lettre adressée à
sa sœur décédée, dans lequel Annie Ernaux tâche enfin de faire son deuil. Ce processus
ressemble à celui vécu par Duperey. À travers son écriture, Ernaux essaie de s’approcher de sa
sœur Ginette (dont le prénom est d’ailleurs le même que celui de la mère d’Anny Duperey), mais
c’est un objectif irréalisable, car elle ne l’a jamais connue : « [t]u as toujours été morte. Tu es
entrée morte dans ma vie l’été de mes dix ans705 ». Ce texte est pour Ernaux une façon de
reconstruire une certaine relation avec sa sœur, de lui rendre une place le droit d’être présente
dans sa vie : « [t]u n’as d’existence qu’au travers de ton empreinte sur la mienne. T’écrire, ce
701 Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 73. 702 Sylvie Boyer partage aussi cette opinion. Voir Boyer, op. cit., p. 35 : « L’usage de la photographie dans ce livre
semble participer d'une sorte de travail du deuil qui consiste, de façon toute particulière en ce cas pour Ernaux ». 703 Voir Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 44 : « Ne pas en parler parce que la parole déclenche des drames ». 704 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 48. 705 Ibidem, p. 13.
275
n’est rien d’autre que faire le tour de ton absence. Décrire l’héritage d’absence. Tu es une forme
vide impossible à remplir d’écriture706 ». C’est aussi une tentative, si irréalisable soit-elle, de la
ramener à la vie et de lui compenser de l’avoir remplacée : « [p]eut-être que j’ai voulu
m’acquitter d’une dette imaginaire en te donnant à mon tour l’existence que ta mort m’a
donnée707 ». Depuis donc des décennies, Annie Ernaux essaie de se débarrasser du sentiment
qu’elle n’a gagné le droit à vivre que grâce à cette disparition prématurée : « [i]l fallait donc que
tu meures à six ans pour que je vienne au monde et que je sois sauvée708. » Duperey indique
également une certaine interdépendance, plutôt symbolique, entre la vie (la naissance) et la
mort709. C’est différent pour Annie Ernaux, car elle explique un peu plus tard :
[i]l m’a fallu presque trente ans et l’écriture de La Place pour que je rapproche ces deux
faits, qui demeuraient dans mon esprit écartés l’un de l’autre – ta mort et la nécessité
économique d’avoir un seul enfant – et pour que la réalité fulgure : je suis venue au
monde parce que tu es morte et je t’ai remplacée710.
Il n’est pas donc surprenant qu’elle perçoive son existence en tant que substitut de celle de sa
sœur, de la sœur qu’elle n’a jamais rencontrée, mais qu’elle n’a jamais oubliée non plus. Comme
le note Christopher Christian, l’impact de la mort de frère ou de sœur peut avoir des
conséquences multiples sur l’enfant qui survit, par exemple : « identifications that the surviving
sibling can develop with the lost child711 », « envy of an ill sibling, who is at the center of the
family’s attention », « intense guilt upon the sibling’s death712 », « in cases where the surviving
706 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 54. 707 Ibidem, p. 77. 708 Ibidem, p. 34. 709 « Je dois donc garder cette impression que je suis née du matin où ils sont morts. Et puisqu’il a fallu qu’ils
meurent jusque dans ma mémoire pour que je puisse vivre après, je suis bien obligée de croire que cette amnésie doit
être charitable ». (VN, p. 31) 710 Ibidem, p. 61. 711 Christian, Christopher, « Sibling loss, guilt and reparation: A case study », The International Journal of
Psychoanalysis, vol. 88, 2007, p. 41. 712 Ibidem, p. 41
276
child is the only child left in the family, fears of growing up and leaving the family713 ». Annie
Ernaux semble présenter les mêmes symptômes. Sans aucun doute, elle est tourmentée par le
sentiment de culpabilité de la survivante et par la conscience qu’elle doit sa vie à la mort
prématurée de Ginette : « [o]rgueil et culpabilité d’avoir été, dans un dessein illisible, choisie
pour vivre714 ». Nous pouvons également observer une sorte d’identification subconsciente avec
sa sœur décédée :
[c]’est une photo de couleur de sépia, ovale, collée sur le carton jauni d’un livret, elle
montre un bébé juché de trois quarts sur des coussins festonnés, superposés. Il est revêtu
d’une chemise brodée, à une seule bride, large, sur laquelle s’attache un gros nœud un
peu en arrière de l’épaule, comme une grosse fleur ou les ailes d’un papillon géant. Un
bébé tout en longueur, peu charnu, dont les jambes écartées avancent, tendues jusqu’au
rebord de la table. Sous ses cheveux bruns ramenés en rouleau sur son front tombé, il
écarquille les yeux avec une intensité presque dévorante. Ses bras ouverts à la manière
d’un poupard semblent s’agiter. On dirait qu’il va bondir. Au-dessous de la photo, la
signature du photographe – M. Ridel, Lillebonne – dont les initiales entrelacées ornent
aussi le coin supérieur gauche de la couverture, très salie, aux feuillets à moitié détachés
l’un de l’autre.
Quand j’étais petite, je croyais – on avait dû me le dire – que c’était moi. Ce n’est pas
moi, c’est toi715.
Ce sentiment, au départ induit par ses parents, devient par la suite le sien :
[r]êvé de deux filles (moi sans doute), jumelles, qui sautent à moto en parachute. Cette
moto devient d’ailleurs cheval au sol. Aucun des 2 parachutes ne s’ouvre, mais l’une des
filles n’a rien, l’autre demeure introuvable. Ça se passe à Yvetot dans la demeure de M.
Ebran, achetée par mes parents. Est-ce que la fille perdue représente ma sœur morte? Ou
un « moi » dont je veux me débarrasser? (EV, p. 17)
Annie Ernaux semble éprouver aussi une certaine jalousie par rapport à la place que sa sœur a
pris dans les cœurs de ses parents716 :
713 Christian, op. cit., p. 41. 714 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 34. 715 Ibidem, p. 9-10. 716 « Depuis le début, je n’arrive pas à écrire notre mère, ni nos parents, à t’inclure dans le trio du monde de mon
enfance. Pas de possessif commun. [Cette impossibilité est-elle une façon de t’exclure, de te renvoyer l’exclusion
qui a été la mienne dans le récit du dimanche d’été ?] » Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 40.
277
[s]oixante ans après je n’en finis pas de buter sur ce mot, d’essayer d’en démêler les
significations par rapport à toi, à eux, alors que son sens a été aussitôt fulgurant, qu’il a
changé ma place en une seconde. Entre eux et moi, maintenant il y a toi, invisible,
adorée. Je suis écartée, pour te faire la place. Repoussée dans l’ombre tandis que tu
planes tout en haut dans la lumière éternelle. Comparée, moi l’incomparable, l’enfant
unique. La réalité est affaire de mots, système d’exclusions. Plus/Moins. Ou/Et.
Avant/Après. Etre ou ne pas être. La vie ou la mort717.
À la lumière de ces observations nous pouvons avancer que cette existence niée de sa sœur et sa
disparition passée sous silence étaient pour Ernaux un événement, sans aucun doute,
traumatique. La vie dans l’ombre de cette tragédie familiale force donc l’auteure à valider
constamment sa présence dans le monde, ce qu’elle réalise à travers le développement personnel.
C’est pourquoi, en tant que jeune fille, elle échappe dans une réalité parallèle de la littérature et
acquiert une érudition admirable qui lui permet, par la suite, de poursuivre son éducation dans le
supérieur et de réaliser ses projets de devenir professeure et écrivaine. Cependant, cette grande
chaine de réussites, qui résulte naturellement en une ascension sociale, n’apaise pas son malaise
identitaire, au contraire, elle l’approfondit, car c’est ainsi qu’Ernaux s’éloigne inéluctablement de
ses parents. Celle, qui se sent insuffisante pour remplacer sa sœur – « une petite sainte » (EV, p.
17), devient trop sophistiquée pour continuer à vivre dans son milieu social d’origine. Cette lente
transition sociale a été déjà initiée dans l’enfance, car à la différence de ses cousines et ses amies
du milieu populaire, Annie Ernaux a fréquenté une école privée. La bonne éducation tenue en
haute estime par ses parents était à l’origine de la séparation et de l’éloignement entre eux et leur
fille :
[p]osséder à fond le maniement de la langue est donc une échappatoire mais cette
maîtrise renforce aussi l’aliénation, car en adoptant la langue d’une autre classe, elle se
coupe de ses racines comme en témoignent les épisodes pénibles lorsqu’elle retourne
occasionnellement dans sa famille. […] Le parcours socio-linguistique est irréversible.
717 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 27.
278
Elle le ressent comme une libération mais il lui arrive parfois de regretter le monde
familial718.
Le sentiment de la culpabilité s’intensifie. Des décennies après la mort de ses parents et de sa
sœur, Annie Ernaux constate encore : « [l]’autre fille, c’est moi, celle qui s’est enfouie loin
d’eux, ailleurs719 ». Cette séparation de son milieu d’origine se fait progressivement, mais il y a
également un moment symbolique où Annie, la fille de ses parents ouvriers-commerçants
devient plutôt Annie, la femme bien éduquée et appartenant à la classe bourgeoise. Annie
« d’avant », donc Annie Duchesne, devient Annie « d’après », alors Annie Ernaux. Nous
observons ici une transformation pareille, bien qu’évidemment moins brusque que celle vécue
par Anny Duperey. C’est dans son dernier récit Mémoire de fille qu’Annie Ernaux examine ce
changement d’état civil et de statut social. C’est ainsi que l’auteure se perçoit-elle en 1958 :
[p]lus je fixe la fille de la photo, plus il me semble que c’est elle qui me regarde. Est-ce
qu’elle est moi, cette fille ? Suis-je elle ? Pour que je sois elle, il faudrait que
je sois capable de résoudre un problème de physique et une équation du second
degré
je lise un roman complet inséré dans les pages Bonnes soirées toutes les semaines
je rêve d’aller enfin en « sur-pat »
je sois pour le maintien de l’Algérie française
je sente les yeux gris de ma mère me suivre partout
je n’aie lu ni Beauvoir ni Proust ni Virginia Woolf ni etc.
je m’appelle Annie Duchesne720.
À ce moment-là, ce transfert d’une classe à l’autre est assez convoité par la jeune fille :
« Duchesne, ce nom perdu six ans plus tard avec légèreté, peut-être soulagement, à la mairie de
Rouen, avalisant du même coup mon transfert dans le monde bourgeois et l’effacement de
S721. » Elle l’éprouve plutôt comme une sorte de libération du pouvoir parental. Peut-être, elle ne
pressent pas encore que cette transition ne sera jamais accomplie, qu’elle ne pourra jamais, et
718 Tondeur, Claire-Lise, Annie Ernaux ou l’exil intérieur, Amsterdam, Atlanta GA, Rodopi, 1996, p. 34-35. 719 Ernaux, L’autre fille, op. cit., p. 77. 720 Ernaux, Mémoire de fille, op. cit., p. 20. 721 Ibidem, p. 34.
279
elle ne voudra jamais se séparer définitivement de l’environnement qui lui était tellement proche.
Seulement plus tard l’auteure remarque : « je ne m’y résous pas, à cette séparation722 » et :
[s]ans m’en rendre compte, j’élargis le fossé entre mes parents et moi, mais ils me sont
nécessaires et, à cause d’eux, je serais capable de beaucoup de choses, comme si toutes
ces souffrances qu’ils ont subies, leurs humiliations, je voulais les prendre à ma charge et
les venger. (EV, p. 43)
Comme le remarque Claire-Lise Tondeur : « [l]a déchirure sociale se transforme
progressivement en incompatibilité culturelle723 » qui est une source de douleur tant pour la
jeune Annie que pour ses parents : « [c]’est ça, le fossé culturel, qui surgit à un moment de la vie
entre soi et ses parents, ou entre frères et sœurs parfois aussi. Quelque chose de l’ordre d’une
grande solitude, de la souffrance. C’est ainsi que je le vivais à 16, 17 ans. Sans penser que mon
père le vivait peut-être aussi de la même manière724. Le soi de l’écrivaine est donc pour toujours
déchiré et la séparation d’avec ses parents « ressenti[e] d’ailleurs, comme une trahison durant
toute sa vie725 ». Michelle Bacholle ne parle pas d’une déchirure interne, mais plutôt d’un
« dédoublement726 » qui menace la santé psychique :
[n]otons, qu’Ernaux, lorsqu’elle faisait ses études de lettres, a eu l’impression d’avoir
deux Moi totalement différents. Elle s’est sentie “schizoïde” quand, pendant la semaine,
elle était à l’université et que le week-end elle rentrait chez ses parents. À l’université,
elle se comportait comme les autres étudiants, se mettait à l’unisson avec eux (dans ses
goûts musicaux, ses loisirs…), chez elle redevenait la fille d’êtres socialement dominés.
C’est le seul cas d’un sentiment proche de la schizophrénie qu’elle se rappelle avoir
éprouvé. Etre bien intégré dans chaque monde passait par le dédoublement du Moi727.
Cette intégration à deux milieux semble néanmoins superficielle, ou partielle car elle provoque
des sentiments d’exclusion et d’incompréhension. Annie Ernaux vit plutôt dans la non-
722 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 27. 723 Tondeur, op. cit., p. 34. 724 Ernaux, Le vrai lieu, op., cit., p. 50. 725 Bogenc Demirel, Emine et Arzu Kunt, « Les enjeux de la mobilité sociale : La Place d’Annie Ernaux »,
Economics, Management, and Financial Markets, Vol. 6/2, p. 664. 726 Bacholle, Un passé contraignant : Double bind et transculturation, op. cit., p. 61. 727 Ibidem, p. 61.
280
appartenance à ces deux groupes se sentant toujours comme une étrangère. Par conséquent, la
culpabilité envers sa sœur disparue ainsi qu’envers ses parents la marquera pour toujours et
résonnera profondément tant dans sa création littéraire que dans sa réflexion personnelle et la
problématique de la rupture identitaire apparaîtra dans ses écrits à plusieurs reprises728 :
[m]ercredi, dans le RER, avant de me rendre au studio des Ursulines, je me suis vue –
réellement vue – avec le regard de mes huit-douze ans : une femme mûre, élégante, très
« instruite », allant parler en public dans un cinéma de Paris, ce lieu inconnu – une
femme à mille lieues de ma mère, une femme étrangère et intimidante, une femme que je
n’aime pas. Des instants brefs où, ainsi, j’ai fait le chemin inverse de la mémoire, non de
l’adulte vers l’enfant mais de l’enfant vers l’adulte. Cette vision, plus que jamais, me fait
sentir le gouffre entre ce qu’était ma mère et ce que je suis. Mais aussi entre la petite fille
que j’ai été et ce que je suis. Cette petite fille n’aurait pas voulu de cette femme que je
suis comme mère. Cette petite fille est pour toujours de côté de sa mère. Je suis une
figure ennemie. La mère et cette petite fille sont mortes, la petite fille depuis plus
longtemps que la mère. Dans cette vision, il y a la comparaison de deux femmes, ma
mère et celle que je suis maintenant. Entre les deux, le regard hostile, sans avenir encore
d’une enfant, qui fut moi (mais qu’est-ce que ce mot veut dire ?). (EV, p. 20)
Nous observons ici une déchirure entre le soi d’une petite fille loyale envers ses parents et son
milieu social, et le soi d’une femme adulte, qui a remporté un grand succès, mais qui a trahi
d’une certaine façon ses racines. Ladite citation est tirée de l’entrée datée le 23 janvier 1998, ce
qui permet de conclure que cette rupture identitaire ne s’est jamais vraiment cicatrisée, même si
quelques décennies plus tard, dans sont texte Retour à Yvetot, l’auteure explique :
« [u]ltérieurement, la sociologie me fournira le terme adéquat pour cette situation précise, celui
de ‘transfuge de classe’ ou encore de ‘déclassé par le haut729’ ». Malgré tout, la conscience qu’il
existe un tel phénomène social conditionné par les circonstances extérieures ne résout pas ses
troubles personnels :
728 Claire-Lise Tondeur remarque que l’intérêt d’Annie Ernaux pour la division de la société en classe est à la limite
de l’obsession. Voir Tondeur, op. cit., p. 125 : « L’ethnocentrisme de classe, que ce soit celui du prolétariat ou de la
bourgeoisie, fascine Annie Ernaux. Par une observation directe et continue des comportements humains qu’elle
relate, elle cherche à faire une enquête ethnographique. Dans presque tous ses écrits, l’auteur revient à son passé, à
son enfance prolétarienne, à la relation avec ses parents. Cela devient un thème obsessionnel qui la poursuit même
lorsque le passé n’est plus le point focal […] ». 729 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 29.
281
[c]omment puis-je écrire, moi, en quelque sorte immigrée de l’inférieur? Depuis le début,
j’ai été prise dans une tension, un déchirement même, entre la langue littéraire, celle que
j’ai étudiée, aimée, et la langue d’origine, la langue de la maison, de mes parents, la
langue des dominés, celle dont j’ai eu honte ensuite, mais qui restera toujours en moi-
même. Tout au fond la question est : comment, en écrivant, ne pas trahir le monde dont je
suis issue730?
C’est à cause de son sens de l’observation, sa perspicacité et sa sensibilité qu’Annie Ernaux vit
cet « arrachement progressif à [s]on milieu familial731 » avec une intensité si forte. En tant
qu’enfant, même si elle n’était pas capable d’interpréter ou de comprendre proprement certaines
situations, elle était assez réceptive pour ressentir leur complexité, ou ambigüité. Nous pourrions
donc lancer une hypothèse que cette confrontation précoce avec le monde extérieur était à
l’origine d’une déchirure ou d’un conflit interne qui l’ont marquée pour toujours, et qui ont
éveillé en elle le désir de comprendre mieux sa situation en tant que membre d’une collectivité,
telle que la société, mais aussi de se connaître mieux en tant qu’individu.
Ce malaise interne est aussi communiqué par les photographies qui font partie du
« photojournal » dans Écrire la vie. La photographie qui date de 1959 juxtapose une réflexion
sur soi faite par l’auteure une trentaine d’années plus tard :
Figure 227 : « En 1957 », (EV, p. 22)
730 Ernaux, Retour à Yvetot, op. cit., p. 31-32. 731 Ibidem, p. 20.
282
« [j]’étais blonde, avec des fringues aguicheuses, obsédée par le désir de ne pas grossir,
incapable d’entrer dans l’idéal laïque, moral, de la colonie. C’est tout ce que je vois de moi, cette
douleur, ce mal-être infini ». (EV, p. 23) En effet, en regardant cette photo, il est impossible de
ne pas remarquer que cette fille est triste, retirée, même absente. Assise sur ce qui ressemble à
une plage de pierre complètement déserte, elle est isolée par le cadre de la photographie et elle
s’isole par ses propres gestes et le regard qui fuit l’objectif de l’appareil. Le malaise interne de
cette adolescente est donc causé par l’impossibilité de s’adapter à l’environnement ainsi que par
la difficulté d’accepter son physique. Ces deux problèmes peuvent d’ailleurs résulter en une
sensation de solitude, d’incompréhension et d’étrangeté dont l’idée est si bien communiquée
dans la composition de la photographie de l’époque.
En 2002, l’auteure fait de nouveau une sorte d’auto-rétrospection ; elle se revoit à l’âge
de 23 ans732. Nous remarquons d’emblée que la jeune fille de l’année 1959 a vécu une grande
métamorphose tant psychique que physique. Cependant, l’écrivaine parvient à retrouver des
traits qui semblent constituer le fondement de son identité :
[j]’ai commencé de saisir mon journal de 1963, premier cahier donc, sur ordinateur. C’est
une fille très étrangère qui est là, un peu exaltée, cultivant sa différence (mais je suis en
train d’écrire L’arbre). Et cependant il y a là, déjà, les traits absolument indestructibles
qui me constituent, l’impossibilité de me sentir « moi », l’opposition de l’amour – qui me
« perd » - de l’écriture. (EV, p. 51)
Toujours un peu à l’écart, de gré ou de force, cette jeune femme est plus consciente de ses goûts,
de ses besoins et de ses points forts. En fait, elle ressemble très peu à la jeune fille adolescente
d’il y a quatre ans. Elle est belle, elle est séduisante et sophistiquée, peut-être un peu triste, mais
elle semble être à l’aise dans sa peau. La femme qui regarde directement l’objectif de l’appareil
732 Par rapport à Anny Duperey, Ernaux laisse à voir au lecteur beaucoup plus de photos qui la représentent aux
stades diférents de sa vie, surtout dans le « photojournal ». Anny Duperey se limite à ces quelques photographies
d’avant le trauma et son huitième anniversaire. Cependant, vu l’objectif et l’envergure de chaque projet, les deux
approches semblent tout à fait justifiées.
283
est plutôt prête à une confrontation avec le monde extérieur. En fait, elle est en train de dire
quelque chose ; sa présence sur la photo est donc intense. Cette image photographique ne révèle
ni le malaise tellement lisible sur la photographie précédente, ni le trouble identitaire mentionné
auparavant. Cependant, le texte d’accompagnement dévoile beaucoup plus de ce que l’on peut
déduire de cette image. L’interprétation de l’écrivaine met en avant l’exaltation et l’étrangeté de
la jeune femme qui forment un masque, une posture lui permettant peut-être un fonctionnement
social correct.
Figure 28 : « À Yvetot, en 1963. » (EV, p. 51)
À la lumière de ces observations, cette photographie paraît donc, d’une certaine façon trompeuse,
car elle n’est pas en mesure de confirmer l’explication fournie par l’écrivaine. Le commentaire
personnel dévoile une circonstance qui reste inaperçue par le spectateur : elle est devenue
écrivaine. Ainsi, la photo ne ment pas vraiment, mais elle ne montre qu’une bribe de la réalité.
Nous pourrions aussi réfuter entièrement l’interprétation initiale en privilégiant l’extrait tiré du
journal de l’auteure en tenant compte de son caractère sincère et authentique. Cependant, il ne
faut pas oublier que ce texte n’était pas écrit avec l’intention de commenter la photographie en
284
question, mais il a été rédigé indépendamment, beaucoup plus tard, et choisi en tant
qu’annotation seulement pendant la réalisation du projet « photojournalistique ». Dans tous les
cas, le décalage temporel entre l’écriture du texte et la prise de l’image ainsi que les buts
divergents qui ont inspiré la production de ces deux documents rendent impossible un
dévoilement ou une représentation complète du soi auctorial. Nous envisageons alors ici un cas
dans lequel l’écrit et le visuel se contredisent d’une certaine façon, ce qui résulte en un message
quelque peu énigmatique.
La photo suivante présente une femme légèrement souriante qui détourne un regard
rêveur de l’objectif photographique. Il est difficile de deviner son état d’âme, ou sa situation
sociale, mais l’expression de son visage se caractérise par une certaine tranquillité. C’est un
portrait qui diffère des photographies officielles ayant pour but de confirmer l’identité.
Cependant, elle ne fournit pas beaucoup plus de connaissances concernant le sujet photographié
; peut-être, avec ses yeux rêveurs et son sourire pensif, elle réfléchit à ce que lui apportera
l’avenir. Ou bien, est-ce juste à cause de la timidité que son regard fuit l’appareil photographique
? Il se peut aussi que ce soit un objet de son désir, non identifiable pour le spectateur, qui attire
son attention. Cette photographie, qui montre si bien le visage de cette jeune femme, cache aussi
bien le mystère de ce qu’elle est, de ce qu’elle pense, ou de ce qu’elle fait dans la vie :
Figure 29 : « Étudiante en Lettres modernes, 1962-1963. » (EV, p 55)
285
L’extrait du journal intime qui accompagne cette image photographique est inspiré par une carte
postale reçue par l’écrivaine beaucoup plus tard. C’est l’auteur de ce petit document qui met en
rapport Annie Ernaux de 1963 et celle de 2000 :
[c]arte de P. : « Pense à l’étudiante boursière de 63 et à l’écrivain que tu es, revenant à
Rouen. » Mais pour moi cette phrase n’a aucune signification. Deux hypothèses : ou bien
je ne suis plus du tout semblable (évident : je ne prévoyais pas l’avenir, pour me réjouir
maintenant, il faudrait que j’aie rêvé d’être écrivain, ce n’était pas un rêve mais une
volonté) – ou bien je suis pareille, entière dans mon présent à ces deux moments,
insoucieuse de l’avenir. Cela est le plus probable. (EV, p. 54)
Un tel rapprochement est fondé strictement sur l’unicité de l’endroit visité par l’écrivaine à un
certain intervalle de temps ainsi que sur sa situation professionnelle diamétralement différente à
ces deux moments de la vie. Cette juxtaposition des éléments contrastants qui forment son
expérience personnelle mène l’auteure à deux présomptions sur soi qui s’opposent, celle qui nie
toute la ressemblance à la femme saisie sur l’image photographique, et celle qui restaure une
affinité avec elle. En conséquence, l’écrivaine privilégie l’idée qui présuppose qu’une certaine
cohésion est nécessaire entre ces deux versions de soi. Cette cohérence du soi est regagnée grâce
à un détail insaisissable pour le lecteur, qui se trouve hors le texte et hors l’image, c’est-à-dire
dans l’attitude de cette femme vis-à-vis du temps à venir. Cette réalisation de soi peut avoir lieu
grâce soit à un travail d’introspection, soit à regard diachronique extérieur qu’Annie Ernaux
porte sur son passé et sur son évolution personnelle. En effet, pour un spectateur externe, il
devient de plus en plus difficile d’approfondir la signification des photographies saisissant
l’auteure dans tel ou tel endroit, sans des repères plus précis. La valeur représentationnelle des
photos de famille est donc toujours indéniable, mais leur lecture assez limitée, surtout dans le cas
des photographies privées, qui ne s’inscrivent pas dans des schémas évidents tels que les photos
de mariage par exemple. Nous prenons les photos pour ne pas oublier, et en effet, nous arrivons à
éterniser le moment. Cependant, avec l’écoulement du temps, il se peut qu’on oublie pourquoi ce
286
moment-là était important. En conséquence, une photo privée peut être dépourvue de sa
signification et peut devenir obscure même pour le photographe ou la personne photographiée.
Ainsi, la sauvegarde du passé à travers les images n’est-elle que superficielle, illusoire, comme
par exemple dans les cas suivants :
Figure 30 et 31 : « En 1957, dans la cour et le jardin. » (EV, p. 37)
Au-dessous de ces deux photographies, l’auteure cite son journal de 1979 : « [j]’ai regardé les
photos et ça ne m’apprend rien, c’est par la mémoire et l’écriture que je retrouve, les photos
disent à quoi je ressemblais, non ce que je pensais, sentais, elles disent ce que j’étais pour les
autres, rien de plus ». (EV, p. 37) Cette réflexion d’Ernaux coïncide avec ce que Julia Hirsch note
dans son texte Family Photographs : content, meaning, and effect : « […] family photography is
also provoking. It invites our curiosity about personalities and relationships but cannot fully
287
satisfy it733 ». Elle explique aussi que : « [t]he person who has kept the picture may not have
been there at all. For him, reading the photograph becomes an imaginative exercise which he
may well second-guess reality734 ». En effet, la plupart des photographies privées dévoilent
seulement la scène qui a eu lieu devant l’appareil photo, alors que le reste des observations ne
sortent pas de la sphère des déductions et des hypothèses. C’est la raison pour laquelle, certaines
images peuvent inciter des interprétations variables ; tout dépend de la sensibilité personnelle et
des associations du spectateur.
En 1983, sur les pages de son journal intime, Annie Ernaux note : « [r]elu les cahiers
précédents. Pour la première fois, une impression curieuse, d’une terrible identité : toujours le
mal-être, la « question » et la solitude. » (EV, p. 62) L’écrivaine retrouve donc l’essence de soi à
la fois dans le déchirement permanent, dans l’incompatibilité avec l’environnement et dans
l’impossibilité de regagner la paix intérieure. Devenue femme, mère, enseignante, Annie Ernaux
se sont toujours piégée dans son existence, elle est toujours aux prises avec soi. Claire-Lise
Tondeur l’explique de façon pointue :
[c]’est le mariage dans un milieu bourgeois, puis la maternité et le maternage ainsi que
son activité professionnelle, comme professeur de lycée, qui finalement lui ont fait
prendre pleinement conscience de sa nouvelle identité. […] La lente élaboration de son
identité l’amène à découvrir le degré d’aliénation que cette quête identitaire représente
pour elle. Elle se sont dupée. Ayant endossé le rôle qu’on attendait d’elle, celle de mère
de famille, elle ressent une perte complète d’identité735.
Ce malaise intérieur semble constituer la partie la plus importante de son identité et de sa
perception de soi. Cependant, les images photographiques d’accompagnement du texte n’ont pas
pour but d’illustrer ce côté sombre de l’identité de l’auteure, mais au contraire, elles font voir les
moments de rare allégresse dont l’importance dans la vie de l’écrivaine est absolument
733 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 6. 734 Hirsch, Family photographs: content, meaning and effect, op. cit., p. 9. 735 Tondeur, op. cit., p. 49.
288
indéniable : « [e]t c’est ce dont je ne parle pas qui me sauve, la littérature, mes enfants, par
exemple. » (EV, p. 62)
Figure 32 : « À Bordeaux-Caudéran », et 33 : « Dans la Nièvre, préparant le Capes et
l’agrégation, été 1965. » (EV, p. 63)
En effet, ces deux photographies représentent une femme entièrement concentrée sur l’enfant
qu’elle tient dans ses bras. Nous pouvons supposer qu’elle est bien consciente de la présence de
l’appareil photographique, mais elle ne s’en préoccupe pas, toute son attention focalisée sur ses
fils. Si on compare ces images aux cinq photographies analysées précédemment, on notera
d’emblée la différence : c’est la première fois que l’auteure a l’air d’être vraiment heureuse.
Nous ne voyons pas de trace de malaise ici, mais le simple bonheur de partager un moment
d’intimité tellement naturelle entre une mère et ses enfants. La juxtaposition de ces
photographies et de l’extrait qui les précède expose toute la complexité de l’expérience et la
relativité de la perception de soi. Séparément, ni le texte, ni les photographies ne dévoilent la
vérité objective, chaque mode d’expression saisissant souvent les instants à sens contradictoire.
289
Seulement ensemble, ces deux médias créent un portrait un peu plus complet, bien qu’il ne soit
pas sans brisure.
Le retour qu’Ernaux effectue sur son passé à partir des photos de famille et de ses
journaux intimes permet de suivre de façon incomplète et fragmentaire, mais sans aucun doute
attachante, son évolution personnelle dès l’enfance, au travers de l’adolescence jusqu’à l’âge
adulte. Même si les photographies d’Annie Ernaux en tant que femme mûre sont assez rares, le
nombre restreint des photos récentes ne surprend pas, si on tient compte qu’un texte à vocation
autobiographique doit se concentrer sur la représentation des moments charnières du
développement personnel de l’autobiographe. Annie Ernaux précise dans ce texte qui se situe
hors de la définition générique, qu’un principe identique préside au choix des images qui sont
intégrées : « [p]armi les photos de moi, j’ai privilégié, bien que les moins nombreuses, celles des
années d’enfance et de jeunesse, c’est-à-dire la période des hasards et des choix qui ont engagé
durablement ma vie ». (EV, p. 8-9) De ce point de vue, la transformation d’une fillette en une
femme, une mère, une professeure et une écrivaine est clairement présentée. Cependant, la
juxtaposition des images photographiques et des extraits des notes personnelles forme un collage
d’éléments indépendants dont la coexistence dans le même espace construit une histoire
personnelle, racontée de façon unique, mais lacunaire. L’éclatement formel de ce
« photojournal » met en relief la nature complexe et plurielle du soi auctorial, et paradoxalement,
la cohérence du soi représenté est retrouvée dans la rupture identitaire incurable736 dont la
présence dans la vie de l’auteure est indéniable et constante.
736 Si dans le cas d’Anny Duperey, nous pouvons observer un certain soulagement ressenti à la fin de l’écriture du
Voile noir et Je vous écris…, cet effet n’est pas si évident dans les textes d’Annie Ernaux. Les années et le
« photojournal » n’ont pas les mêmes visées que les textes de Duperey. En revanche, L’usage de la photo, L’autre
fille et Mémoire de fille sont plus proches de cette dimension thérapeutique.
290
Sa forte identification avec l’humanité et surtout avec ses contemporains, mène Annie
Ernaux à concevoir un autre texte, à savoir Les années, qui récrée, de façon extraordinaire, un
sens de partage, d’appartenance à une communauté, de complicité, et d’interdépendance entre les
êtres humains. À travers son texte, l’écrivaine dépeint non seulement sa propre vie, mais aussi
celle de ses pairs, des autres qui vivent un sort similaire.
Les premières photos, présentées sous forme de descriptions, qui marquent les années
quarante n’entretiennent pas de lien avec la suite du texte, ou plutôt, restent isolées. Elles
introduisent le personnage d’une petite fille – « elle », sans indiquer clairement qu’il s’agit de
l’auteure elle-même. Au fur et à mesure que le récit progresse, cette petite fille grandira et
mûrira, et le lecteur sera capable de l’identifier avec l’écrivaine, mais cette identification n’est
pas évidente à l’initial :
[i]l n’y a de sûr que son désir d’être grande. Et l’absence de ce souvenir :
Celui de la première fois où on lui a dit, devant la photo d’un bébé assis en chemise sur
un coussin, parmi d’autres identiques, ovales et de couleur bistre, « c’est toi », obligée de
regarder comme elle-même cette autre de chair potelée ayant vécu dans un temps disparu
une existence mystérieuse. (LA, p. 37)
Les descriptions des photographies sur la réalité de la période après la guerre, placées au début
du texte, ne permettent pas de discerner des liens l’enfant saisi sur la photo, le texte et l’auteure.
Les descriptions ekphrastiques rejoindront petit à petit le texte dans lequel on pourra retrouver
par la suite des réflexions plus personnelles et des détails de la vie privée d’Annie Ernaux. La
première photo, qui indique le moment de cette transition, ou de ce rapprochement entre « elle »
et l’auteure, a été prise en 1957 :
[s]ur celle-ci, une grande fille aux cheveux foncés, mi-longs et raides, visage plein, les
yeux clignant à cause du soleil, se tient de biais, légèrement déhanchée de manière à faire
saillir la courbe de ses cuisses, serrées dans une jupe droite descendant à mi-jambe, tout
en les amincissant. La lumière effleure la pommette droite, souligne la poitrine pointant
sous un pull d’où dépasse un col Claudine blanc. Un bras est caché, l’autre pend, la
manche retroussée au-dessus d’une montre et d’une main large. La dissemblance avec la
291
photo dans le jardin de l’école est frappante. En dehors des pommettes et de la forme des
seins, plus développés, rien ne rappelle la fille d’il y a deux ans, avec ses lunettes. Elle
pose dans une cour couverte sur la rue, devant une remise basse, à la porte rafistolée
comme en voit à la campagne et dans les faubourgs des villes. En fond, trois troncs
d’arbres plantés sur un haut talus se détachent sur le ciel. Au dos, 1957, Yvetot. (LA, p.
65)
Cette photographie a été par la suite publiée dans le « photojournal » :
Figure 34 : « En 1957 », (EV, p. 36)
La description très précise de cette image qui se trouve dans Les années, nous permet de la
reconnaître facilement parmi plusieurs photos qui représentent l’écrivaine en tant que jeune fille.
Cependant, ce qui attire le plus l’attention dans cette description est la façon dont l’auteure met
en relief une grande transformation physique qu’elle a subie à l’époque qui semble coïncider
avec une certaine maturité émotionnelle et intellectuelle. C’est la première fois que le texte qui
suit la description de l’image photographique n’en soit pas entièrement disjoint, et porte, en plus,
sur une expérience personnelle de l’auteure. Ainsi, on apprend qu’à l’âge de 17 ans, Annie
Ernaux est déjà consciente de sa condition dans la société :
292
[e]lle connaît maintenant le niveau de sa place sociale – il n’y a chez elle ni Frigidaire, ni
salle de bains, les vécés sont dans la cour et elle n’est toujours pas allée à Paris –,
inférieur à celui de ses copines de classe. Elle espère que celles-ci ne s’en aperçoivent
pas, ou le lui pardonnent, dans la mesure où elle est « marrante » et « relaxe », dit « ma
piaule » et « j’ai les pétoches ». (LA, p. 66)
Les photographies de l’écrivaine décrites précédemment, celles qui indiquent seulement
l’écoulement du temps, sont donc des preuves de son existence, quelque peu passive, dans le
monde : « [c]e n’était pas soi non plus qu’on voyait dans le bébé de sexe indistinct à demi nu sur
un coussin mais quelqu’un d’autre, une créature appartenant à un temps muet et inaccessible ».
(LA, p. 30) Cet état d’inconscience et d’innocence, pareil pour tous les êtres humains à ce stade
du développement, est aussi un moment de partage et de rapprochement entre l’auteure et les
autres. Cette inclusion inconditionnelle lui permet donc de devenir automatiquement une
représentante de sa génération et de son espèce. Cependant, au début, l’impossibilité de
comprendre ou d’analyser la réalité extérieure l’exclut de la communauté sociale. Cette situation
change au fur et à mesure que la jeune fille entame le processus de la formation de son identité
largement comprise. Une partie importante de son identité sous-tendent donc ses opinions
politiques. Comme nous l’avons déjà mentionné, Annie Ernaux a découvert assez tôt qu’il
existait la classe dominante et la classe dominée. Cette réalisation était pénible, car elle a été
gagnée à travers des expériences honteuses et humiliantes pour l’auteure. Ainsi, n’est-il donc pas
surprenant que ses vues politiques soient de gauche :
[ê]tre de gauche, c’est un regard sur soi et sur le monde, sur soi dans le monde : voir
l’Autre, qu’il soit malien ou chinois, hétéro ou homo, catholique, juif ou musulman,
gitan, SDF, voire criminel, pédophile, comme d’abord semblable à soi et non pas d’abord
différent, d’abord étranger. C’est, au fond, le regard de Térence – ancien esclave, est-ce
un hasard ? « Je suis homme et rien de ce qui est humain ne m’est étranger.737 »
737 Kantcheff, Christophe, « C’est quoi, être de gauche ? Annie Ernaux : “Ce que je veux pour moi, tout le monde y
a droit” » (17 novembre 2014 [En ligne, 30 octobre 2014]),
[https://www.politis.fr/articles/2014/10/cest-quoi-etre-de-gauche-annie-ernaux-ce-que-je-veux-pour-moi-tout
lemonde-y-a-droit-28784/]
293
Cette position transparait très clairement dans ses textes, notamment dans Les années, où
l’histoire individuelle ne peut pas être séparée de l’histoire collective, et où le soi de l’auteure se
construit grâce à l’autre, par rapport à l’autre et à travers l’interaction avec l’autre. En effet, ce
récit incarne, d’une certaine façon, l’idée d’égalité, et comme le remarque Kantcheff, « sa
conception de la littérature, [est] hautement politique. Contre les académismes et toutes les
formes de domination738 ». C’est ainsi qu’Ernaux dénonce la situation des femmes et revendique
leur droit à la liberté sexuelle :
[l]e plus défendu, ce qu’on n’avait jamais cru possible, la pilule contraceptive, était
autorisé par une lois. On n’osait pas la réclamer au médecin, qui ne la proposait pas,
surtout quand on n’était pas mariée. C’était une démarche impudique. On sentait bien
qu’avec la pilule la vie serait bouleversée, tellement libre de son corps que c’en était
effrayant. Aussi libre qu’un homme. (LA, p. 92)
Dans la production littéraire d’Ernaux, se manifeste aussi nettement son refus d’accepter
passivement l’état actuel des choses :
[ê]tre de gauche, fondamentalement, c’est ne pas prendre son parti de ce qui existe, de
l’injustice du hasard de la naissance, de l’inégalité des conditions, des dominations
sociales, culturelles, sexistes. C’est être convaincu que les sociétés sont perfectibles et
non pas fondées sur un ordre naturel inéluctable739.
En effet, l’écrivaine n’hésite pas à exposer la réalité telle quelle la voit ou telle qu’elle l’a vécue.
Ernaux est une auteure engagée qui se sert de l’écriture pour déclencher une discussion sur les
phénomènes souvent passés sous silence, pour promouvoir le changement, ou du moins, pour
738 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux : La place de l’écriture », (17 novembre 2014 [En ligne, 6 novembre
2014]), [https://www.politis.fr/articles/2014/11/annie-ernaux-la-place-de-lecriture-28846/] 739 Kantcheff, Christophe, « C’est quoi, être de gauche ? Annie Ernaux : “Ce que je veux pour moi, tout le monde y
a droit” » (17 novembre 2014 [En ligne, 30 octobre 2014]),
[https://www.politis.fr/articles/2014/10/cest-quoi-etre-de-gauche-annie-ernaux-ce-que-je-veux-pour-moi-tout
lemonde-y-a-droit-28784/]
294
inspirer une réflexion plus approfondie sur notre condition dans le monde. Pour Ernaux, écrire
équivaut à vivre740, à agir et son engagement social ne lui permet pas de prendre sa retraite.
La problématique de la construction de soi suscite beaucoup d’intérêt de la part de
l’auteure depuis le début de sa carrière ; car elle y revient dans ses réflexions à plusieurs
reprises et elle la considère de diverses perspectives. La photographie de 1957 sert de jalon qui
marque le commencement de la construction de sa propre image et de son individualité. La
narratrice entreprend la tentative de se situer parmi ses pairs ce qui la mène à la réflexion plus
approfondie sur soi, sur ses goûts et ses besoins et par la suite, sur sa condition dans le monde
qui l’entoure. Mais le soi se construit à travers toutes sortes d’expériences et à différentes étapes
de sa vie :
[s]i l’une des grandes questions susceptibles de faire avancer la connaissance de soi est la
possibilité, ou non, de déterminer comment, à chaque âge, chaque année de son existence,
on se représente le passé, quelle mémoire prêter à cette fille du deuxième rang? Peut-être
n’en a-t-elle plus d’autre que celle de l’été d’avant, mémoire presque sans images,
incorporation en elle d’un corps manquant, un corps d’homme. (LA, p. 77)
Ce processus de la découverte et du mûrissement personnels sera suivi d’une prise de conscience
générale. Sa vie s’entrecroisera par la suite avec celle des autres, et sera régie par les mêmes
règles ou mécanismes que la leur. Elle n’échappera donc pas à son sort, mais elle fera partie
d’une plus grande communauté, telle que sa famille, sa génération, son sexe, la classe ouvrière,
la société française, ou le genre humain. Elle deviendra un membre de plus en plus conscient de
chacun de ces groupes. Mais le soi, en général, n’est jamais accompli et la représentation de
toutes ses fluctuations se dévoile toujours comme un grand défi. En effet, Annie Ernaux
n’échappe pas à ce problème et elle en est bien consciente. Son identité, forgée au cours des
années et à travers toutes sorte d’épreuves est extrêmement éclatée : « [e]lle voudrait réunir ces
740 « Parce que, au fond, tant que je n’ai pas écrit sur quelque chose, ça n’existe pas ». Ernaux, Le vrai lieu, op. cit.,
p. 19
295
multiples images d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence,
depuis sa naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui ». (LA, p. 179)
Cela a à voir avec une multitude d’expériences et toutes les transformations vécues, et il n’y a
pas de moyen de représentation qui permettrait de réunir ces « images de soi » pour en créer une
représentation totale. Akane Kawakami établit une analogie intéressante entre cette
représentation de soi élatée et « a composite photograph741 » :
[…] to create a composite portrait – or rather, a composite photograph – of Ernaux’s self
at that point in time. Composite photographs, popular towards the end of the nineteenth
and the beginning of the twentieth century, were made up of separate semi-transparent
images of a group of individuals which were superimposed on one another to produce a
single image, with the aim of revealing the ‘type’ to which the individuals belonged.2
The practice was used to detect family resemblances and shared traits, and is an apt
metaphor, in my view, for Ernaux’s multiple and synoptic self-portraits which become
superimposed upon one another in the consciousness of her reader742.
Il est donc juste de noter que ces « self-portraits743 » peuvent se multiplier à l’infini (ce dont
nous sommes témoins en tant que lecteurs de chaque texte consécutif publié par Ernaux) sans se
contredire. En conséquence, l’image globale qui émerge de ces textes n’est jamais complète et
accomplie, mais plutôt actualisée.
Ainsi, en gardant une partie de soi bien distincte et unique, la narratrice commence- en
même temps à se dissoudre dans les autres744: « [l]a photo pourrait dater de la fin des années
quarante ou du début des années soixante. Aux yeux de tous ceux qui sont nés après, elle est
741 Kawakami, Akane, « Annie Ernaux, 1989: Dairies, Photographic Writing and Self-Vivisection », Nottingham
French Studies, vol. 53, no 2, 2014, p. 232. 742 Ibidem, p. 232-233. 743 Ibidem, p. 233. 744 Katarzyna Ruchel-Stockmans observe un phénomène pareil quand elle analyse les travaux de Chriastian
Boltansky qui vise une représentation de soi: « [i]n what follows I will focus on four aspects of Boltanky’s variating
self-representation, which I group in two opposing pairs: preservation of his life and annihilation of it, the idea of an
artist as a unique individual and the dissolving of the self in the collective. » Ruchel-Stockmans, Katarzyna,
« Impossible self-representation », (15 octobre 2008 [En ligne, juillet 2006]),
[http://www.imageandnarrative.be/inarchive/painting/kasia_ruchel.htm]
296
simplement ancienne, appartient à la préhistoire de soi où s’aplanissent toutes les vies qui ont
précédé ». (LA, p. 55) Elle devient juste un petit élément d’une réalité, d’un monde, impossible à
être identifié dès que la mémoire de ceux qui la connaissent disparaît. Contrairement à L’usage
de la photo, qui est un enregistrement d’une épreuve bien individuelle illustré de façon plutôt
symbolique, et au « photojournal », qui par une collection de portraits photographiques se réfère
à un parcours existentiel d’une personne bien spécifique, Les années racontent une expérience
individuelle qui est dépersonnalisée et généralisée. Quand l’auteure remplace l’image à caractère
privé par une description ekphrastique sans indiquer le nom de la personne représentée, elle
gagne un anonymat complet. Toutefois, il ne s’agit pas ici uniquement de cacher sa propre
identité, mais de l’universaliser, car ce texte a pour but de représenter une trajectoire
individuelle, non isolée, mais intrinsèquement liée aux autres. C’est ainsi que Michèle Bacholle-
Bošković explique et justifie l’usage de l’ekphrasis dans Les années :
De bébé à grand-mère, Ernaux écrit son album familial, réunit « ces multiples images
d’elle, séparées, désaccordées, par le fil d’un récit, celui de son existence, depuis sa
naissance pendant la Seconde Guerre mondiale jusqu’à aujourd’hui. Une existence
singulière donc mais fondue aussi dans le mouvement d’une génération » (LA 179). Elles
appuient la dimension autobiographique du texte – rappelons ces mots de Sylvie Jopeck :
« Le premier souci autobiographique consiste à exhumer des ‘moi’ anciens,
méconnaissables, voire oubliés. La photographie autorise l’exploration la plus profonde »
(43). La nature des Années, à la fois personnelle et collective, est conforme au rôle «
archéologique » que Jopeck attribue à la photographie, « trace d’un passé personnel
dévoilé par l’écrivain, mais elle est aussi à la fois trace du passé au sens large, récit
historique et fragment de l’histoire » (93). Ces photos doivent toutefois demeurer des
photos en prose ; leur présence visuelle risquerait de menacer le frêle équilibre entre
historique et personnel, celui-ci pouvant aisément prendre le pas sur celui-là745.
745 Bacholle-Bošković, « ph-auto•bio•graphie : Écrire la vie par des photos (Annie Ernaux) », op.cit., p. 81.
297
En effet, elle confirme cette idée de dépersonnalisation des photos afin de les rendre plus
universelles. Ce récit ne cherche donc pas à aliéner, mais à reconstruire ce qu’elle a en
commun avec la société746 dans laquelle elle a grandi :
[u]n héritage invisible sur les photos qui, par-delà les dissemblances individuelles, l’écart
entre la bonté des uns et la mauvaiseté des autres, unissait les membres de la famille, les
habitants du quartier et tous ceux dont il était dit ce sont des gens comme nous. Un
répertoire d’habitudes, une somme de gestes façonnés par des enfances aux champs, des
adolescences en atelier, précédées d’autres enfances […] (LA, p. 31)
L’auteure ressent ce sens d’appartenance et de partage sur un niveau plus général de façon si
intense qu’elle déclare que « [r]écit familial et récit social c’est tout un ». (LA, p. 28)
En vertu de ces observations, nous avons donc l’impression que Les années est un texte
autobiographique quelque peu atypique747, car écrit à la troisième personne, mais qui se
conforme à la définition fournie par Philippe Lejeune dans son ouvrage Je est un autre :
[l]e recours au système de l’histoire et à la « non-personne » qu’est la troisième personne
fonctionne ici comme une figure d’énonciation à l’intérieur d’un texte qu’on continue à
lire comme discours à la première personne. L’auteur parle de lui-même comme si c’était
un autre qui en parlait, ou comme s’il parlait d’un autre748.
Cependant, cette impression est trompeuse. Bien que certaines remarques théoriques de Lejeune
puissent être utiles pour l’analyse des Années, il semble néanmoins que ce texte est encore plus
complexe. L’écrivaine ne se limite pas à l’usage du pronom « elle » dont elle se sert le plus
souvent pour raconter les événements spécifiques pour sa vie individuelle. En revanche, quand
elle parle d’une expérience qu’elle a partagée avec ses paires, elle utilise plutôt les pronoms
« nous » et « on » : « [n]ous, le petit monde, rassis pour le dessert, on restait à écouter les
746 Voir Ben Salah, op. cit., p. 182 : « Il serait donc difficile de chercher à distinguer l’individuel du social dans
l’œuvre d’Annie Ernaux. Tout en déposant sa vie sur le papier, cette dernière essaie de réaliser une « mise au jour de
la réalité ». Elle tente de dire son histoire et celle du monde autour d’elle, les deux étant indissociable selon elle. Le
sentiment d’avoir vécu des choses, d’avoir été témoin de circonstance, d’événements, lui fait sentir que sa vie a un
« caractère historique », ainsi qu’elle le confie à la parution des Années, sorte de synthèse de cette expérience ». 747 Il importe de remarquer que les textes des deux autobiographes, d’une façon ou d’une autre, dépassent les
exigences génériques. 748 Lejeune, Je est un autre, op. cit., p. 34.
298
histoires lestes […] » (LA, p. 30) Cependant, ses parents à elle et leur génération sont représentés
par le pronom « ils » : « [m]ais ils ne parlaient de ce qu’ils avaient vu, qui pouvaient se revivre
en mangeant et buvant. » (LA, p. 24) C’est en jouant avec les pronoms749 qu’Annie Ernaux
dépersonnalise son récit, pour pouvoir parler non seulement d’elle-même. En revanche, Alain
Rabatel ne parle pas de la dépersonnalisation du texte, mais d’une certaine « fictionnalisation750
» qui permet d’élargir les possibilités expressives et significatives du personnel dans Les années:
[j]e voudrais explorer l’hypothèse que, dans Les Années, le traitement stylistique des voix
et des gestes est une sorte d’opérateur de fiction, dans la mesure où toute fictionnalisation
repose sur une mise à distance du réel, pour mieux en explorer les possibles, en
échappant aux tyrannies de l’instant ou des visions stéréotypées. La fiction est une
attitude cognitive (Schaeffer, 1999) qui envisage les choses par la puissance de
l’imagination. Cette dernière n’est pas en opposition au réel : au contraire, la fiction
interroge ses soi-disant limites à partir de ses potentialités en empruntant les voies du
vraisemblable (comme le roman historique), en explorant des virtualités en devenir dans
le réel (comme le fantastique et la science-fiction, sur des registres différents)751.
Cette dépersonnalisation ou fictionnalisation est expliqué par Ernaux ainsi : « [d]ans Les années,
il y a une espèce de transsubstantiation continuelle entre les individus – « elle », « nous » – et la
société752 ». Dès lors, le visage qui apparaît sur les photos décrites peut appartenir à n’importe
quelle personne qui se retrouve dans les événements et les situations racontés. Par conséquent,
même si on se rend compte que les photographies représentent Annie Ernaux elle-même, il
devient évident que son expérience personnelle ne peut pas être déconnectée de l’expérience
collective. Comme elle l’explique :
[c]e n’est pas parce que les choses me sont arrivées que je les écris, c’est parce qu’elles
sont arrivées, qu’elles ne sont donc pas uniques. Dans La honte, La place, Passion
749 Voir Ben Salah, op. cit., p. 182 : « Au fond, dans l’écriture d’Annie Ernaux, même à la première personne, il
s’agit toujours de cette identification avec une collectivité : Le destin individuel étant contenu dans le social, celui-ci
prime chez l’individu. Le « je serait non pas une individualité à part, mais le dépositaire d’une expérience qu’il a en
partage avec une communauté d’hommes ». 750 Rabatel, Alain, « La fictionnalisation des paroles et des gestes : Les Années d’Annie Ernaux », Poétique, 2013,
no 173, p. 105. 751 Ibidem, p. 105. 752 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 101.
299
simple, ce n’est pas la particularité d’une expérience que j’ai voulu saisir mais sa
généralité indicible. Quand l’indicible devient écriture, c’est politique. Bien sûr, on vit les
choses personnellement. Personne ne les vit à votre place. Mais il ne faut pas les écrire de
façon qu’elles ne soient que pour soi. Il faut qu’elles soient transpersonnelles, c’est ça753.
Elle parle donc de soi comme si elle parlait des autres avec un grand naturel : « [a]ucun ‘je’ dans
ce qu’elle voit comme une sorte d’autobiographie impersonnelle – mais ‘on’ et ‘nous’ – comme
si, à son tour, elle faisait le récit des jours d’avant ». (LA, p. 240) C’est d’ailleurs ainsi que
l’écrivaine élabore, si nous pouvons le dire : un « soi collectif754 », anonyme et bien
reconnaissable en même temps, un soi qui ajoute encore à l’éclatement755 déjà subi au niveau
individuel756. Tout comme dans le cas d’une autobiographie rédigée à la troisième personne,
l’usage des pronoms différents complique dans ce texte la notion de l’identité : « [p]lus
autobiographe fait le grand écart, plus il a besoin qu’à un autre niveau ce par rapport à quoi (à
l’intérieur de quoi) il y a écart soit établi. On ne saurait échapper au problème de l’identité, mais
seulement le déplacer, et le mettre en scène comme problème757 ». La construction de soi à partir
de multiples éléments, parfois contradictoires est une tentation de joindre l’individuel et le
753 Ibidem, p. 108. 754 Fabien Arribert Narce semble partager cette opinion. Voir Arribert Narce, Fabien. Photobiographies : pour
écriture de notation de la vie : Roland Barthes, Denis Roches, Annie Ernaux, Paris, Champion, Génève, Diffusion
hors France, Slatkine, 2014, p. 246 : « Une nouvelle fois, la description de la photo ne sert donc pas une démarche
introspective, mais tend au contraire vers le collectif, et en particulier vers une lecture sociale (pour ne pas dire
sociologique), exprimant un sentiment de classe ». Et Michèle Bacholle-Bošković utilise même un term pareil, celui
d’« un moi collectif, impersonnel ». Bacholle-Bošković, « Annie Ernaux Ph-Auto-Biographe », op. cit., p. 73. 755 Maryse Fauvel semble partager cet avis quand elle remarque : « [v]arier les pronoms, c’est aussi affirmer que
l’être humain est toujours divisé, dispersé (RB 146), scindé, à la fois structuré et aliéné par la langue ». Maryse
Fauvel, « Photographie et autobiographie : Roland Barthes par Roland Barthes et l’Amant de Marguerite Duras »,
op. cit., p. 201. 756 L’analyse des photographies dans Les années fait par Fabien Arribert Narce est de nouveau, à certains égards,
similaire : « [l]a seule forme d’identité qu’elle puisse à la rigueur transmettre est par conséquent celle d’une altérité
continue du moi et une discontinuité, une fragmentation du sujet sans cesse renouvelées. En d’autres termes,
extériorisant l’image de soi (que l’on a soi-même et qu’ont les autres), la photo est davantage un signe de différence
que d’identité pour Ernaux ». Arribert Narce, op. cit., p. 311. 757 Lejeune, Je est un autre, op. cit., p. 49.
300
collectif758. Une telle conception ne semble pas être fausse, ou inouïe, car comme le remarque
Marianne Hirsch : « […] the self-portrait always includes the other, not only because the self
never coincident, is necessarily other to itself, but also because it is continued by multiple and
heteronomous relations759 ». Ce récit d’Ernaux sous-entend donc un échange incessant entre le
soi et l’autre, car d’une part, comme l’explique l’auteure : « [e]lle ne regardera en elle-même
pour y retrouver le monde […] » (LA, p. 239). D’autre part, comme le remarque Élise Hugueny-
Léger : « [c]ette construction de soi à travers la parole des autres est un aspect essentiel de la
conception de l’identité chez Ernaux, qui a toujours défendu l’idée que chaque être est constitué
de ses relations et rencontres avec les autres760 ». La création d’Annie Ernaux permet donc
d’observer parfaitement cette transformation : « […] shift from the self-portrait to the allo-
portrait : the portrait of the other, defined as the other within761 ». Selon Ernaux, on est donc
pour toujours traversé et marqué par le contact avec les autres.
En bref, le processus de devenir soi passe par des étapes différentes qui, ensemble,
forment une identité unique, mais non uniforme :
[e]lle se ressent dans plusieurs moments de sa vie, flottant les uns par-dessus les autres.
C’est un temps d’une nature inconnue qui s’empare de sa conscience et aussi de son
corps, un temps dans lequel le présent et le passé se superposent sans se confondre, où il
lui semble réintégrer fugitivement toutes les formes de l’être qu’elle a été. (LA, p. 204)
758 Nous voudrons souligner ici que détour vers les autres vise aussi une découverte de soi : « [l]’insertion des voix
multiples, le souci d’évoquer un « nous » au-delà du « je » situent l’œuvre d’Annie Ernaux hors la simple
récapitulation égotiste. Mais la subjectivité n’est pas niée : le « je » demeure présent, fût-ce dans le discours
historique ou ethnographique, comme médiateur incontournable du texte. On retrouve les analyses
phénoménologiques, reprises par Sartre : la finalité n’est pas l’introspection pour elle-même, mais l’exploration de
soi comme conscience inséparable de ce qui la fait exister ». Dugast-Portes, Francine, Annie Ernaux : Études de
l’œuvre, Paris, Bordas, 2008. p. 46. 759 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op. cit., p. 83. 760 Hugueny-Léger, Élise, « ‘En dehors de la fête’ : entre présence et absence, pour une approche dialogique de
l'identité dans Les Années d'Annie Ernaux », French Studies, A Quarterly Review, vol. 66, no 3, p. 371. 761 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op cit., p. 85.
301
En conséquence, chaque tentative de représenter un soi en tant qu’entité totalement accomplie,
ou complète, surtout dans les récits autobiographiques, échoue malgré leur inventivité formelle et
tous les efforts qui sont investis :
[t]he illusion of the self’s wholeness and plenitude is perpetuated by the photographic
medium, as well as by the autobiographical act […] Autobiography and photography
share, as well, a fragmentary structure and an incompleteness that can be only partially
concealed by narrative and conventional connections762.
Le moyen, qui permet de remédier tant bien que mal à cette incapacité, est pour Ernaux cette
recherche du soi à travers l’autre : « [s]eul le regard de l’autre peut me donner le sentiment que je
forme une totalité »763. (LA, p. 373) Mais en ce sens, la « totalité » retrouvée ne peut être perçue
que métaphoriquement : « […] afin de saisir dans sa totalité, et comprendre en quoi son parcours
est le reflet d’évolutions ayant touché les autres, l’auteure-narratrice doit prendre la mesure de la
part des autres laissée en elle, en nous764 ». En bref, il semble juste de remarquer que le texte Les
années exprime cette impossibilité de la représentation, cet éclatement identitaire et cette
expérience humaine, multiple, et en même temps, formatrice, de façon bien illustrative et
puissante. Philippe Lejeune remarque que « [l]’autobiographie à la troisième personne fournit un
merveilleux terrain de recherche, puisque par définition (par contrat) elle impose au lecteur de
faire, au moins implicitement, une opération de traduction, les procédés étant tous employés de
manière figurée765 ». C’est aussi vrai quant au récit d’Annie Ernaux, même si comme le souhaite
l’auteure, ne peut pas être classés selon les critères des genres traditionnels :
[i]l ne s’agit ni d’une littérature féminine (« je ne suis pas une femme qui écrit, je suis
quelqu’un qui écrit »), ni d’autofiction ou d’autobiographie au sens strict (un moi fermé
762 Hirsch, Family frames: photography, narrative, and postmemory, op cit., p. 84. 763 Nous pouvons remarquer un certain parallèle entre le processus de la re-construction du moi vécu par Anny
Duperey qui se réalise à travers son propre regard, mais aussi celui de son père et de sa mère, et encore celui du
lecteur. 764 Hugueny-Léger, op.cit., p. 372. 765Lejeune, Je est autre, op.cit., p. 43.
302
sur lui-même), ni d’une littérature à message délaissant la forme (« c’est la forme qui
bouscule, qui fait voir les choses autrement »)766.
Elle s’oppose nettement à la catégorisation de l’écriture selon le sexe de l’auteur : « [q]uand je
me suis mise à écrire, je n’ai pas eu l’impression d’écrire avec ma peau, mes seins, mon utérus
mais avec ma tête, avec ce que cela suppose de conscience, de mémoire, de lutte avec les mots
!767 » Cependant, la voix d’Annie Ernaux est importante dans la discussion sur la situation des
femmes et de leurs droits dans le monde contemporain. L’auteure explique plus tard : « [j]e ne
suis pas une femme qui écrit, je suis quelqu’un qui écrit. Mais quelqu’un qui a une histoire de
femme, différente de celle d’un homme768 ». Alors, la façon dont elle vit, décrit et partage cette
expérience de féminité vise à changer la perspective sur ce qui, à l’heure actuelle semble
socialement acceptable :
[p]articularly for women readers, in a culture where the naming of women’s physical and
sexual experiences leads to accusations of impudeur (shamelessness), Ernaux’s and
Cardinal’s texts represent a crucial questioning of gender-differentiated conventions. The
fact that both writers break the rules and speak the unspeakable – in a literary form which
is widely comprehensible and accessible – seems to give many women readers the sense
that they too can find the words to express their experience, and that they are entitled to
do so769.
En bref, la forme et le contenu, sont donc les éléments qui s’inspirent et qui se nourrissent et
cette interaction donne naissance à de nouvelles formes littéraires qui distinguent l’écriture
d’Annie Ernaux de la création d’autres auteurs contemporains.
La mise en relation de ces trois textes, qui révèlent, chacun à leur façon, la complexité de
l’expérience personnelle, met en exergue chez Ernaux une représentation du soi narratif très
766 Kantcheff, Christophe, « Annie Ernaux : La place de l’écriture », (17 novembre 2014 [En ligne, 6 novembre
2014]), [https://www.politis.fr/articles/2014/11/annie-ernaux-la-place-de-lecriture-28846/] 767 Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 57. 768 Ibidem, p. 57. 769 Thomas, Lyn, « Writing from experience », Feminist Review, no 61, Spring 1999, p. 43.
303
diversifiée. À travers son écriture, l’auteure présente ce « soi multiple770 » et divisé qui se réalise
par le biais d’une multitude d’épreuves individuelles qui incluent aussi des aspects sociaux et qui
sont communes à l’ensemble de l’espèce humaine : « [l]a vie, avec ses contenus qui sont les
mêmes pour tous mais que l’on éprouve de façon individuelle : le corps, l’éducation,
l’appartenance et la condition sexuelles, la trajectoire sociale, l’existence des autres, la maladie,
le deuil ». (EV, p. 7) Tous ces facteurs constituent des êtres uniques qui dévoilent de multiples
facettes du soi en fonction du contexte dans lequel ils se retrouvent. Comme nous l’avons déjà
mentionné, le soi n’est jamais une entité stable, mais il se forge à travers chaque événement
vécu, chaque expérience subie, chaque succès et chaque échec ; il se caractérise par une certaine
fluidité771. Chaque facette est donc vraie et nécessaire, et même si elle semble être dissimulée à
certains moments, elle ne disparaît pas. C’est à l’image des rôles sociaux que nous jouons dans la
vie privée ou publique : nous sommes en même temps des filles, des mères, des partenaires etc.,
mais pas nécessairement en même temps dans chaque situation et avec la même intensité. Dans
ces trois textes, Annie Ernaux arrive à montrer de façon remarquable toute la diversité et toute la
complexité qui caractérisent la problématique de la représentation et de la perception du soi. En
effet, cette déconstruction de soi faite par Ernaux dans ces trois textes confirme seulement ce que
remarque Inga Litvinaviciene : « […] la psychanalyse et les sciences humaines ont ébranlé le
système du « moi » cohérent qui se dissout dans l’incertitude des instants vécus, dans
l’imaginaire personnel qui emporte sur la réalité. La vie n’est pas perçue comme un tout mais
plutôt comme des fragments772 ». C’est pourquoi l’image du soi véhiculée dans les textes
770 Haverty Rugg, op. cit., p. 2. 771 C’est exactement ce qu’Annie Ernaux vise à saisir dans ses textes : « [c]e qui me requiert, c’est le temps dans la
mesure où il change continuellement les êtres, leurs pensées, leurs croyances, leurs goûts, d’où l’impossibilité de
parler d’une identité fixe ». Ernaux, Le vrai lieu, op. cit., p. 8. 772 Litvinaviciene, Inga, « De l’autobiographique vers le ‘je’ transpersonnel : L’écriture ‘plate’ d’Annie Ernaux »,
Darbar ir dienos, vol. 32, 2002, p. 154.
304
d’Ernaux semble être extrêmement éclatée, pleine de contradictions et à chaque fois différente.
L’écriture d’Annie Ernaux, de façon bien caractéristique, dépeint la partie individuelle du vécu,
car elle permet au lecteur de s’approcher de ce qui ne peut en réalité être partagé que
partiellement.
Entre-deux : du soi vers les autres – un certain
universalisme
En analysant l’œuvre d’Annie Ernaux, il faut mentionner le dévouement que l’écrivaine
porte à l’authenticité et à la véridicité de la représentation de la réalité dans ses textes. L’usage
d’images photographiques, qui se fait dans plusieurs de ses récits, prend une importance majeure
en tant que moyen supportant une représentation réaliste, surtout dans les textes les plus récents.
Selon André Bazin, l’emploi du médium photographique trouve dans ce contexte sa pleine
justification : « [p]hotography and the cinema on the other hand are discoveries that satisfy, once
and for all and in its very essence, our obsession with realism773 ». En effet, à la langue simple,
mais utilisée de façon puissante, s’ajoute une représentation picturale dont la fiabilité et la valeur
documentaire ne peuvent pas être niées. Dans un tel cas, l’impression d’une représentation
véridique s’impose d’emblée. Cet effet est naturellement renforcé par notre approche générale
envers la photographie :
[t]his production by automatic means has radically affected our psychology of the image.
The objective nature of photography confers on it a quality of credibility absent from all
other picture-making. In spite of any objections our critical spirit may offer, we are
forced to accept as real the existence of the object reproduced, actually, re-presented, set
773 Bazin, op. cit., p. 242. En effet, dans le chapitre théorique, nous avons présenté les recherches concernant la
valeur documentaire et référentielle de la photographie.
305
before us, that is to say, in time and space. Photography enjoys a certain advantage in
virtue of this transference of reality from the thing to its reproduction774.
Pour nous, comme pour l’écrivaine, les photos ont une dimension documentaire. Les images
confirment que certains événements ont eu lieu, que certaines expériences ont été vécues. Dans
L’usage de la photo, elles sont un témoignage des moments vécus à deux, mais aussi des
symboles d’une union des deux êtres dans un acte profondément intime. Elles sont donc un signe
métonymique d’un tendre contact physique, d’une entente des désirs, et de l’union des deux
entités humaines. Cependant, dans Les années, les descriptions ekphrastiques des photos de
famille sont des symboles d’une expérience de vie partagée avec une certaine collectivité. Elles
ont comme but d’exprimer un sens de communauté et d’appartenance à une société. Dans son
« photojournal », les photos de famille récréent les liens avec les proches et aident à retrouver du
sens dans ce qui appartient déjà à l’histoire personnelle passée. À travers sa création hybride,
Annie Ernaux fait face à l’irrémédiable de la condition humaine, soit une solitude indépassable.
Aussi, essaie-t-elle d’alléger ce poids de l’esseulement par des moments de partage, si illusoires
soient-ils, avec son partenaire, sa famille ou ses contemporains. Il serait donc faux de limiter la
valeur des photographies qui apparaissent dans l’écriture d’Annie Ernaux uniquement à leur
dimension documentaire. Ce qu’elles montrent est, en effet, restreint, mais le sens qu’elles
acquièrent ou qu’elles transmettent grâce à leurs interactions avec le texte, va au-delà de leur
valeur référentielle. Elles sont non seulement des preuves d’une réalité passée, mais aussi des
signes d’une vérité universelle.
Dans les trois textes, les images photographiques sont aussi dotées par l’auteure d’une
valeur ou d’une impossible dimension magique mentionnée dans le chapitre théorique : « [d]e
même qu’elles permettent aux gens de posséder en imagination un passé irréel, les photographies
774 Ibidem, p. 241.
306
les aident aussi à prendre possession d’un espace dans lequel ils ne se sentent pas à l’aise775 ». En
effet, ces trois récits permettent à l’auteure de renouveler sa perception de soi, ou plutôt, de la
présenter sous différentes perspectives, et encore d’apprivoiser, d’une certaine façon, la peur de
la maladie, du vieillissement et de la mort. Il n’existe pas de moyens pour arrêter le temps et
toutes nos tentatives de représentation du passé échouent :
[c]’était à chaque fois une surprise. On ne reconnaissait pas d’emblée la pièce de la
maison où la photo avait été prise, ni les vêtements. Ce n’était plus la scène que nous
avions vue, que nous avions voulu sauver, bientôt perdue, mais un tableau étrange, aux
couleurs souvent somptueuses, avec des formes énigmatiques. L’impression que l’acte
amoureux de la nuit ou du matin – dont on avait du mal, déjà, à se rappeler la date – était
à la fois matérialisé et transfiguré, qu’il existait maintenant ailleurs, dans un espace
mystérieux. (LUP, p. 15)
C’est pourquoi on peut avancer l’hypothèse selon laquelle dans la création d’Annie Ernaux, la
question de la représentation objective, véridique ou réaliste de l’existence ainsi que la quête des
solutions formelles sont juste un prétexte pour mettre en avant la vraie préoccupation de
l’auteure, à plusieurs reprises soulignée dans ses écrits: « [j]e ne suis pas culturelle, il n’y a
qu’une chose qui compte pour moi, saisir la vie, le temps, comprendre et jouir », (EV, p. 47) ; et
encore : « [r]ien ne compte plus, c’est le temps retrouvé, la vraie vie ». (EV, p. 57) Les textes
d’Ernaux, ont donc pour but de saisir et de sauvegarder, dans la mesure du possible, ce qui est
soumis inévitablement à la disparition, de retenir des bribes du passé et de les réintroduire dans
la mémoire de ses lecteurs pour les faire se perpétuer.
775 Sontag, op. cit., p. 22.
307
Conclusion culminante : Duperey, Ernaux : regards croisés
The biography of a writer – or even the autobiography –
will always have this incompleteness.
V.S. Naipaul
Dans la présente thèse nous avons analysé les textes de deux auteures contemporaines
françaises : Anny Duperey et Annie Ernaux. Notre étude avait comme but d’explorer la relation
et les interactions entre les photographies, l’écriture autobiographique et la mémoire dans Le
voile noir d’Anny Duperey et dans quelques textes d’Annie Ernaux, à savoir L’usage de la
photo, Les années et le « photo-journal », paru dans le recueil Écrire la vie. Pour bien saisir la
complexité de cette problématique et pour organiser notre recherche, la présente thèse a été
divisée en deux parties : théorique et analytique. Dans le premier chapitre, nous avons introduit
les concepts théoriques requis pour une analyse des rapports entre l’écrit, le visuel et la faculté de
mémoire alors que deux autres chapitres ont été consacrés à l’étude des textes choisis.
Dans le premier chapitre, nous avons présenté de façon concise la recherche sur l’écriture
de soi, la photographie et la mémoire. Quant à la théorie de l’autobiographie, nous avons fait
recourt aux théoriciens suivants : Philippe Lejeune, George Gusdorf, Jean Starobinsky, Paul de
Man, Timothy Dow Adams, etc. Actuellement, le genre autobiographique réunit sous son nom
des textes tellement distincts que ceux de Duperey et d’Ernaux, qui sont, en plus, illustrés de
photographies. Notre analyse du corpus ne pourrait donc se passer de l’étude des images
photographiques. Par conséquent, une partie importante du premier chapitre est consacrée à la
théorie de la photographie et de l’ekphrasis photographique. Nous avons fait alors appel aux
308
travaux qui traitent du médium photographique tels de Roland Barthes, Philippe Dubois, Daniel
Grojnowski, John Berger et Jean Mohr, Michel Frizot, Susan Sontag et Pierre Bourdieu ainsi
qu’aux textes qui portent sur la description ekphrastique de Murray Krieger, Liliane Louvel,
Véronique Montémont, Marta Caraion et d’autres. Ce cadre théorique permet de comprendre le
fonctionnement du médium photographique en général, son histoire, ses usages et la perception
évoluante des critiques envers ses qualités. Il est également indispensable pour étudier des
images photographiques insérées dans les textes des auteures privilégiées. Cependant, pour
analyser en profondeur le rôle que les photos jouent dans les récits choisis, nous nous référons
aussi aux travaux des critiques qui se spécialisent en étude des rapports entre le texte et l’image.
Il s’agit ici, entre autres, de Liliane Louvel, Danièle Méaux et Jean-Bernard Vray, Sylvie Jopeck,
et Linda Haverty-Rugg. Une grande partie du premier chapitre est aussi consacrée à la mémoire.
Pour présenter la complexité de cette faculté nous nous servons des textes de Paul Ricœur,
Maurice Halbwachs, Jean-Yves Tadié et Léon Michaux.
Ce survol de la recherche théorique dévoile un trait important que l’écriture
autobiographique et la photographie ont en commun. Le genre autobiographique était au départ
considéré comme la forme d’expression fiable et objective ; de même, le médium
photographique, grâce à ses capacités de représenter la réalité avec une exactitude avant
inconnue. Et pourtant, ces deux médias ont été reconnus par la suite comme la création
subjective conditionnée de façon considérable par les goûts, les choix et les compétences
individuels. Ce rapport quelque peu incertain à l’authenticité caractérise également la faculté de
la mémoire dont la capacité de sauvegarder les souvenirs de façon fidèle est limitée. Cependant,
ces trois éléments, qui dans aucun cas ne garantissent l’exactitude de la représentation, sont
essentiels dans la construction de l’histoire de vie. En revanche, l’impossibilité potentielle de la
reconstruction fidèle de la réalité n’empêche quand même pas de transmettre une vérité de
309
l’expérience personnelle et du vécu. Cette conclusion ainsi que certains concepts théoriques
concernant l’écriture autobiographique, la photographie et la mémoire présentés dans le premier
chapitre nous ont permis d’étudier en profondeur les textes choisis. Par conséquent, nous avons
réussi à distinguer quelques similarités et dissemblances entre les récits des deux auteures. Cette
analyse des particularités structurales et thématiques des textes en question était possible grâce à
notre approche pluridisciplinaire et comparative. Toutes ces observations ont été formulées dans
deux chapitres analytiques consacrés respectivement à chaque écrivaine : tout d’abord à Duperey
et ensuite à Ernaux.
Le deuxième chapitre se concentre donc sur l’analyse du Voile noir d’Anny Duperey.
C’est une relation touchante d’une femme qui a perdu ses parents en tant que petite fille. Ce récit
est un enregistrement de sa confession et de sa lutte contre l’amnésie dont elle souffre dès
l’enfance. Dans notre analyse, nous avons recouru également à ses autres textes qui fournissent
du contexte supplémentaire et intéressant pour notre analyse. Il s’agit de Je vous écris… et
Lucien Legras, photographe inconnu qui, avec Le voile noir, composent une sorte de trilogie.
Dans notre étude du Voile noir, il était nécessaire de faire appel aux travaux des critiques de
divers champs de spécialisation : Gérard Genette, François Soulages, James Olney, Marianne
Hirsch, et d’autres. Les réflexions sur l’autobiographie, la photographie et la mémoire étaient la
base théorique pour notre analyse, cependant, nous avons introduit également quelques nouveaux
concepts, par exemple : l’hypermnésie (Jean-Marc Dupeu) et le deuil (Sigmunt Freud), ou
l’ekphrasis complétive (Véronique Montémont) et l’ekphrasis moderne (Dictionnaire des termes
littéraires) qui nous ont permis de mieux comprendre et de retracer les changements psycho-
émotionnels éprouvés par la narratrice, ainsi que d’analyser de plus près le processus
thérapeutique et créatif vécu à travers l’écriture du Voile noir. Pour Duperey, l’écriture est avant
tout un outil de remémoration et de recherche sur soi. L’écrivaine se lance dans cette entreprise
310
autobiographique pour regagner l’accès à sa mémoire, pour retrouver l’enfant insouciante qu’elle
était avant la mort de ses parents. L’oubli, le refoulement, la perte des souvenirs n’ont jamais eu
d’influence apaisante dans son cas, mais révèlent bien au contraire les symptômes d’un trauma et
d’un malaise intérieur. Comme nous avons démontré dans ce chapitre, toutes les stratégies
utilisées par l’écrivaine ont comme but non seulement de re-construire le vécu de l’auteure, mais
aussi de provoquer une transformation salutaire interne. C’est donc grâce aux échanges et à toute
sorte d’interactions entre l’écrit, les photos et la mémoire que certains processus dans le
psychisme de l’auteure sont mis en marche. Notre étude confirme que l’effet curatif de cette
écriture autobiographique repose sur le travail interprétatif des images photographiques et sur la
re-construction des bribes de souvenirs. Les photos de famille, et notamment le seul portrait
photographique de l’écrivaine en tant que petite fille ainsi que la photo de mariage de ses parents
minutieusement scrutés et contextualisés par l’auteure ont joué un rôle essentiel dans le
processus de la re-construction identitaire du sujet écrivant ainsi que dans le rétablissement des
liens familiaux détruits. En conséquence, notre analyse des rapports entre le texte, les images et
la mémoire a permis de discerner quelques étapes de ce processus guérisseur dont l’une des plus
importante est justement la redéfinition de l’image du moi de l’écrivaine.
Le travail sur les textes d’Anny Duperey nous a apporté beaucoup de satisfaction. Sur le
plan intellectuel, Le voile noir est un texte stimulant et exigeant, car la conception initiale de ce
livre est complexe et problématique en même temps. La richesse et la dimension innovatrice de
ce récit sont si abondantes que nous n’étions pas capables de toucher à chaque aspect qui nous
paraissait intéressant. Il nous fallait par exemple sélectionner uniquement ces photographies qui
étaient les plus pertinentes pour notre analyse. Pour approfondir notre étude des rapports entre le
texte, les images et la mémoire, il faudrait donc examiner le reste des photos afin d’évaluer leur
signification et leur contribution à ce projet. En plus, le deuxième volume, Je vous écris…, sorte
311
de bilan du progrès du travail de deuil, mérite aussi une analyse plus détaillée qui pourrait
enrichir de façon considérable notre recherche. Il serait particulièrement intéressant d’étudier
l’échange qui a lieu entre la narratrice et le lecteur dans les deux volumes ainsi que d’examiner
plus en profondeur le rôle de l’Autre dans le processus curatif vécu par l’écrivaine. Les lettres
des lecteurs dans Je vous écris… constituent également un matériau important et elles pourraient
être analysées non seulement comme la « deuxième voix », la voix de l’Autre, mais aussi comme
des éléments picturaux qui coupent la narration principale. En bref, plusieurs aspects du projet
autobiographique d’Anny Duperey demeurent encore inexplorés, et par conséquent, notre
tentative interprétative est loin d’être exhaustive.
Notre réflexion concernant les rapports entre le texte, les images et la mémoire ont
néanmoins une suite dans le troisième chapitre qui porte sur la production littéraire d’Annie
Ernaux. Dans le troisième chapitre, nous nous servons des concepts explorés dans les chapitres
précédents pour analyser la spécificité des autres textes de notre corpus. Tout comme dans le
deuxième chapitre, notre intention était d’examiner comment la mémoire et les photographies
participent à la construction du sujet autobiographique. Trois textes sont ici d’importance
cruciale : L’usage de la photo, le « photojournal » et Les années. Les deux premiers récits sont
généreusement illustrés de photographies personnelles et de photos de famille. En revanche, dans
le troisième texte, les images photographiques apparaissent uniquement sous forme de
descriptions. Cette différence influe de façon considérable sur la signification de ce récit. Notre
analyse révèle donc comment Annie Ernaux repousse les limites du genre autobiographique et
met en relief le caractère innovateur de la création de l’écrivaine. Son originalité repose surtout
sur l’usage de différentes formes d’expression et sur la relation que son écriture maintient avec la
réalité. Annie Ernaux est une écrivaine engagée qui cherche à dévoiler la réalité telle qu’elle la
voit ou la ressent, ou encore à dénoncer les injustices qu’elle observe ou dont elle souffre. Ainsi,
312
dans L’usage de la photo, l’auteure explore l’inévitabilité du destin et la solitude face à la mort.
En conséquence, ce texte devient une confession sincère et intime. Dans le « photojournal »,
forme hybride composée de photos de famille, de photos privées (dans la plupart non publiées
avant) et d’extraits des journaux intimes, l’auteure se situe avant tout dans le contexte familial.
La construction verbale et picturale y dévoile un abîme entre la vie d’Annie Ernaux et celle de
ses parents, causé par l’ascension sociale vécue par l’auteure. L’écrivaine se représente donc
comme un membre d’une famille dont l’existence est perçue avant tout par le prisme des rôles
sociaux tels la fille, la mère, la femme et la grand-mère. Cependant, les stratégies verbales et
picturales utilisées dans Les années, ont comme but de construire le sujet du récit surtout en tant
qu’être social. Les photographies décrites, mais non reproduites au sein du texte, perdent en
partie leur valeur référentielle. En revanche, l’histoire personnelle présentée en bribe, dans
laquelle les changements et les phénomènes sociaux ainsi que les événements historiques
prennent une place prépondérante, se généralise et s’universalise. En conséquence, la trajectoire
personnelle sert comme un arrière-fond pour tisser un récit de partage, un récit de vie d’une
certaine collectivité. Une telle approche à l’écriture de soi permet à Ernaux de sortir des canons
génériques et d’établir une nouvelle voix autobiographique.
Tout comme dans le cas de la création d’Anny Duperey, notre analyse des textes
ernausiens se veut inachevée. Tout d’abord, notre étude se limite uniquement à trois textes
d’Ernaux et exclut plusieurs autres écrits autobiographiques de la même écrivaine qui présentent
des événements importants de sa vie : La place, Je ne suis pas sortie de ma nuit, L’Événement,
L’autre fille ou Mémoire de fille. Cependant, les trois textes qui font partie du corpus, c’est-à-
dire L’usage de la photo, Les années et le « photojournal » ont été choisis premièrement à cause
313
des éléments picturaux qu’ils incorporent776, deuxièmement parce qu’ils présentent une certaine
progression dans la représentation de soi : du plus personnel au plus social. Grâce à la diversité
des récits et la richesse de son écriture autobiographique, l’étude des textes d’Annie Ernaux s’est
avérée absolument fascinante.
L’originalité de la présente thèse repose, entre autres, sur le fait que les textes de ces deux
écrivaines n’ont jamais été mis en parallèle. La création d’Annie Ernaux est bien appréciée et
étudiée par la communauté internationale des critiques qui s’intéressent avant tout à la création
féminine777 ou féministe et la dimension sociale de son écriture. Les études qui portent sur la
construction de soi dans les trois textes privilégiés dans la présente thèse sont relativement rares.
Cependant, les récits d’Anny Duperey sont un peu moins connus, car sa renommée est due plutôt
à sa carrière de comédienne accomplie. Les publications consacrées au Voile noir sont peu
nombreuses et se concentrent plutôt sur l’étude du trauma vécu par l’écrivaine. Le caractère
interdisciplinaire de la présente thèse qui analyse les rapports entre la mémoire, la photographie
et l’écriture autobiographique nous a permis d’étudier le processus de la construction identitaire
chez les deux écrivaines et de découvrir certains recoupements entre leur expérience et leur
création.
En fait, l’imagination joue un rôle crucial dans l’écriture de soi des deux auteures : pour
Ernaux, elle dépersonnalise les événements racontés ; pour Duperey, elle raccommode le
« tissu » autobiographique. Dans chaque cas, l’effet final est bénéfique soit pour l’auteure, soit
pour son récit. Anny Duperey écrit avant tout pour elle-même, pour retrouver la paix et pour
guérir, tandis qu’Annie Ernaux, en tant qu’écrivaine, se sent vouée à partager son expérience
776 D’autres textes d’Anny Ernaux, comme par exemple La place ou Je ne suis pas sortie de ma nuit, font aussi
allusion aux photographies réelles. 777 À titre de rappel, Annie Ernaux refuse un tel classement.
314
pour avoir un certain impact sur le monde et sur les autres. Si différents soient-ils, les récits de
ces deux écrivaines ont en commun cette tentative, ou plus encore cette volonté de dépasser la
sensation accablante de solitude.
Les deux écrivaines ont aussi des relations problématiques avec leurs parents. Anny
Duperey est devenue orpheline alors qu’elle était encore une jeune enfant. Les circonstances
tragiques de l’accident qui l’ont dépourvue de ses parents ont aussi entraîné de graves
conséquences psycho-émotionnelles qui l’ont marquée pour toute la vie : la culpabilité envers ses
parents, car elle n’a pas réussi à les sauver et une amnésie post-traumatique qui l’a privée d’une
partie de sa vie et de ses origines. En conséquence, pendant des années, l’auteure a refusé
d’affronter et d’accepter la réalité. Cela a conduit à une aliénation émotionnelle, une incapacité
de parler du passé ainsi qu’en une impossibilité de nouer des relations importantes dans la vie
adulte. Des sentiments négatifs ont dominé sa vie. Toutefois, c’est finalement le besoin de
pardonner et d’être pardonnée qui l’amène à la rédaction Du voile noir. Même si ce récit n’offre
pas de soulagement total, il déclenche un travail de deuil et rend possible la réconciliation avec la
mort de ses parents. Le processus thérapeutique n’étant pas complètement accompli, une année
plus tard, l’écrivaine publie Je vous écris… Ce texte est le fruit d’un enregistrement de ses
échanges avec ses lecteurs. Cela lui procure un bienfait essentiel : elle se déculpabilise.
Quant à Annie Ernaux, elle est également tourmentée par le sentiment de la culpabilité.
Ce dernier naît, d’une part, en raison du décès de sa sœur à l’âge de 6 ans. Elle a le sentiment
d’avoir pris sa place. D’autre part, cette culpabilité prend sa source dans la relation qu’elle a
perdue avec ses parents en raison de son ascension sociale qui pourtant n’aurait pas été possible
sans leurs efforts ni leur soutien. C’est un leitmotiv qui apparaît dans la création ernausienne
avec une intensité variable, mais de façon récurrente. Ainsi, les textes d’Ernaux peuvent être
également considérés comme un espace de deuil. Parmi les textes étudiés, L’usage de la photo
315
peut être interprété comme une tentative de faire le deuil, mais dans ce cas précis, il s’agirait du
deuil que l’écrivaine fait d’elle-même et de sa vie. La rédaction de ce récit permet à la narratrice
de se préparer, dans la mesure du possible, à sa mort anticipée et de se réconcilier avec cette
éventualité. Il faudrait également mentionner d’autres textes d’Ernaux, qui n’ont pas été abordés
dans la présente thèse, mais dans lesquels apparaît le même thème du deuil ou/et de la
culpabilité. Par exemple, dans La place, l’écrivaine commémore la vie de son père, dans Je ne
suis pas sortie de ma nuit, elle fait ses adieux à sa mère, qui souffre et meurt d’Alzheimer, tandis
que le récit intitulé L’événement raconte l’avortement que l’auteure a subi dans les années 1960.
En bref, tout comme Duperey, dans plusieurs de ses textes, Ernaux tâche de retrouver et de
valider le lien qu’elle avait avec ses parents et de se débarrasser de la culpabilité envers ses
proches. L’écriture est donc pour les deux écrivaines un moyen qui facilite ce processus de
guérison affective.
Les parents des deux auteures ont également contribué de façon considérable à leurs
créations. Dans ses textes, Ernaux révèle les tabous, tente de vaincre les stéréotypes, se bat
contre l’injustice sociale en parlant de sa propre expérience. L’écriture lui permet de remédier à
sa peine et de se réaliser en tant qu’auteure engagée. Dans Atelier noir, l’un des derniers textes
qu’elle a publiés, Ernaux admet qu’elle doit son style d’écriture à sa mère. Cette écriture plate,
qu’elle a héritée de sa mère, fait partie de son milieu d’origine et de son identité qu’elle
sauvegarde ainsi au travers de ses récits. Ce style d’écriture photographique et dépouillée devient
sa signature et lui vaut des prix littéraires prestigieux ainsi qu’une reconnaissance internationale.
Pour Anny Duperey, l’héritage le plus précieux laissé par ses parents, et en particulier par
son père, ce sont les photos de famille ainsi que les images artistiques qu’il a prises pendant sa
courte carrière de photographe. Les clichés photographiques non développés ont survécu pendant
des décennies avant d’être finalement développés et rendent ainsi un hommage post-mortem à
316
leur auteur. Ils aident également Anny Duperey, leur fille à avancer vers sa guérison
émotionnelle. Ces photos font partie des deux publications ; grâce Au voile noir, le récit inspiré
par ces images photographiques, Anny Duperey se libère de son passé pour pouvoir enfin vivre
sa vie présente. Le processus d’écriture lui permet de re-construire l’image de ses parents, ce qui,
par la suite, facilite l’acceptation de leur disparition prématurée. L’album Lucien Legras :
photographe inconnu célèbre le talent de son père, mais il est aussi une forme de closure
psychologique symbolique tant pour Anny Duperey que pour sa sœur, Patricia Legras. Enfin, les
deux orphelines peuvent clore ce chapitre de leur vie et s’adonner à la construction de l’avenir,
non-oppressées par le passé traumatique. Ces images photographiques ont donc un impact réel et
bénéfique sur l’existence de celles à qui on les a léguées.
En bref, l’écriture et les photographies jouent, sans aucun doute, un rôle crucial dans la
vie des deux auteures ; nous pourrions dire que c’est seulement grâce à leur « héritage » respectif
qu’Anny Duperey et Anny Ernaux réussissent à régler leurs relations familiales et à gérer leurs
émotions dévastatrices.
Cependant, même si la photographie occupe une place importante dans la création de ces
deux écrivaines, seules les images reproduites dans Le voile noir peuvent être considérées
comme artistiques. En tant que telles, elles ont été présentées au grand public, surtout dans
l’album Lucien Legras : photographe inconnu. Les autres photos dont il est question dans cette
thèse n’acquièrent une valeur artistique que grâce à leur insertion au sein des récits et leurs
interactions avec le texte. Ce sont des éléments importants qui construisent le sens et imposent la
structure des récits dont ils font partie. Mais en dehors de cette contextualisation au sein de la
littérature, ces images photographiques sont avant tout reconnues pour leur fonction sociale et
nostalgique, propre aux photos de famille ou aux photos privées. C’est particulièrement le cas
pour les images qui apparaissent dans le « photo-journal » d’Annie Ernaux : leur fonction
317
principale est de faire voir la vie de l’auteure et la réalité de l’époque. Quant aux descriptions des
images photographiques dans Les années, elles ont pour but de rapprocher la narratrice de son
lecteur pour que ce dernier puisse retrouver sa propre histoire dans l’histoire racontée.
Cependant, cette distinction entre la photographie plasticienne et les photos privées reste
poreuse. Malgré la qualité de ses travaux, Lucien Legras ne gagne pas de renommée nationale ni
internationale grâce à la publication de l’album qui rassemble ses photographies. De même, les
photos, qui apparaissent dans L’usage de la photo et dont la qualité de reproduction laisse à
désirer, auraient pu faire partie d’une installation artistique. Mais dans les deux cas, le sens de
ces photographies dépasse leur valeur référentielle et se comprend entièrement grâce à leur
rapport au texte. Ainsi, ce sont précisément les interactions entre l’écriture et les images qui
instaurent une nouvelle dimension de l’histoire racontée, autrement absente.
Dans les textes privilégiés, les photographies sont déchiffrées par le regard diachronique
de la narratrice. Ce regard est médiatisé par le décalage temporel qui sépare le moment de la
prise des photos et le moment de leur étude, et ipso facto, par les défauts de la mémoire de celle
qui regarde, ainsi que par son savoir limité par rapport aux scènes captées. D’une part, tous ces
facteurs entravent la possibilité de découvrir la signification véritable de ces photographies.
D’autre part, ce regard n’est pas entièrement étranger comme pourrait l’être celui de tout un
chacun. Il est parfois quelque peu extérieur, mais souvent la distance permet de voir les choses
plus clairement, de faire des rapprochements et des connections inattendus, d’identifier des
corrélations antérieurement non reconnues. Parfois, cet écart offre une autre perception ce qui
mène à de nouvelles interprétations, à l’exemple Du voile noir. Cependant, Les années et le
« photo-journal » se focalisent avant tout sur la représentation du passé et sur l’expérience déjà
vécue. De même, nous retrouvons ces thématiques dans les deux textes Le voile noir et Je vous
écris… Toutefois, ces derniers offrent une promesse d’avenir moins pénible et avec l’espoir
318
d’une guérison complète. La seule exception concerne le récit L’usage de la photo, dans lequel
Ernaux décrit les photographies dont elle est l’auteure (ou bien pour lesquelles elle a assisté à la
prise). Son texte dévoile donc un regard plus synchronique (même s’il existe toujours un
décalage temporel de quelques jours, ou de quelques semaines entre le moment de l’écriture et
celui de la prise des photos ; il semble moins frappant). Tant les photographies que le texte
qu’elles inspirent, semblent partager le même but : saisir la vie turbulente et menacée, la
célébrer, voire la mettre en ordre. Et même si l’écrit comporte des retours en arrière fréquents,
grâce aux photographies, ce récit exprime plutôt la préoccupation du présent et du futur. Les
photographies incarnent ici les moments de vie particulièrement intenses, les moments de
jouissance et de l’oubli alors que l’écriture a pour but d’apprivoiser la mort anticipée. Ainsi une
énorme tension se manifeste-elle entre la volonté de vivre et la tentative d’accepter l’inévitable,
soit ce malaise, ce déchirement vécu par l’auteure à cette période-là.
À la lumière de ces observations, il serait donc juste de mentionner que l’écriture de soi
accompagnée de photographies privées, de façon sophistiquée et intense, met en avant le
caractère fluctuant et éphémère de l’existence humaine. Dans le même ordre d’idées, l’identité
personnelle n’est ni stable ni simple à saisir. Ainsi, les autobiographes recourent-ils à toute une
multitude de techniques pour représenter leur identité, leur soi de façon cohérente, complète et
crédible.
À ce sujet, les deux auteures entreprennent des démarches aussi innovatrices que
frappantes. Duperey présente une approche centrée sur l’impact de la mort de ses parents sur sa
vie et sur ses relations avec les autres. En conséquence, l’image de soi qui émerge à travers son
écriture est profondément déchirée, brisée de sorte que toutes les tentatives de la raccommoder
semblent peu probables. Toutefois, contre toute attente, l’écrivaine réussit, tant bien que mal, à
joindre le soi d’« Avant » avec le soi d’« Après », notamment grâce à la re-invention de l’image
319
de ses parents ainsi qu’au regain du sentiment de complicité et d’intimité. En revanche, l’image
de soi, qu’Annie Ernaux construit dans les récits étudiés, expose plusieurs sphères de sa
personnalité. Des multiples expériences privées et intimes ainsi que des préoccupations de toute
sorte révélées dans ses textes, composent une image d’un soi éclaté, d’un soi à diverses facettes
qui n’est jamais accompli. Cette représentation éclectique des postures, qui forment pourtant un
amalgame bien spécifique pour chaque individu, vise à faire ressortir toute la complexité et
fluidité de l’aspect identitaire. C’est aussi une façon de faire exprimer la difficulté, voire
l’impossibilité de saisir ce phénomène de façon définitive. Dans le cas de la création
ernausienne, il s’agit donc d’une approche qui repose sur les idées de construction et d’inclusion
de divers aspects de soi. Nous la connaissons donc, entre autres, en tant que fille, femme,
auteure, mère, amante et représentante de sa classe sociale.
Si donc, dans sa quête identitaire, Duperey se concentre uniquement sur le contexte familial, la
recherche d’Ernaux acquiert une dimension plus globale. Anny Duperey entreprend son projet
autobiographique dans l’espoir de reconnecter avec ses parents décédés ; c’est son grand retour
aux origines. La rédaction Du voile noir est pour l’écrivaine un moment décisif dans sa vie. C’est
la première fois qu’elle partage son histoire avec quiconque... et d’emblée, elle le fait devant le
grand public. C’est un geste de courage assez spectaculaire. En retour, la réaction des lecteurs est
exceptionnelle. À la suite de cette publication, Duperey reçoit des centaines de lettres dans
lesquelles ceux qui ont lu sa confession lui racontent leurs propres histoires ; ils lui offrent les
mots de soutien et suggèrent des moyens pour guérir son trauma. En conséquence, elle publie sa
réponse : Je vous écris… Ce texte devient un espace de vrai partage entre l’écrivaine et ses
lecteurs. Cet échange rapproche les individus qui ont vécu un sort similaire ou bien qui ont vécu
un malheur dont la peine était jusque là indicible et accablante. C’est donc la souffrance qui met
en relation ces êtres inconnus. Les rapports familiaux prennent aussi beaucoup de place dans la
320
création d’Ernaux. Tout comme Duperey, à travers son écriture, elle tente de rétablir la
connexion et l’intimité avec ses parents qu’elle a, en quelque sorte, perdus à cause de son
ascension sociale. C’est peut-être à cause de sa situation marginalisée d’une immigrée sociale qui
est à l’origine de son besoin de se joindre, de s’identifier avec une certaine collectivité. Dans ses
textes, Annie Ernaux part toujours de son expérience personnelle, en quelque sorte schématisée,
pour parler des autres en parlant de soi-même. L’écho de cette idée d’être prédestinée à parler de
son sort, à partager son expérience dans le but de devenir une partie de quelque chose de plus
grand traverse toute sa création littéraire. C’est ainsi qu’Annie Ernaux réalise l’idée de partage.
Et comme elle explore les différents aspects de la condition humaine, ses réflexions portent sur
une variété des sujets, à commencer par l’intimité sexuelle, à travers les responsabilités et les
droits sociaux, jusqu’à l’inexorabilité de la mort.
Les deux auteures présentent sans aucun doute des styles très différents : leurs textes se
distinguent de façon évidente tant sur le plan structural que narratif. Toutefois, même si les
approches et les objectifs visés par les deux écrivaines divergent, l’image globale dépeinte dans
leurs textes autobiographiques est toujours un portrait inachevé qui ne dévoile à chaque fois
qu’une fraction de leurs personnalités ou de leurs conditions. Les deux auteures font aussi preuve
d’une grande maturité et d’un grand engagement dans l’approfondissement de la connaissance de
soi. Cette quête souvent difficile et douloureuse, fascine et touche profondément à chaque fois.
Ayant pris la décision de raconter leurs expériences, elles le font dûment sans rien omettre, c’est
pourquoi leurs textes provoquent autant d’émotions.
La complexité de la condition humaine et des particularités de la vie de chaque individu
encourage l’usage des divers moyens qui seraient en mesure de refléter dans les textes d’ordre
autobiographique, cette richesse et cet enchevêtrement qui caractérise notre existence. Anny
Duperey et Annie Ernaux prennent le risque de transgresser les normes et en sortent victorieuses.
321
Elles parviennent à bouleverser, à toucher et à conquérir les cœurs de leurs lecteurs, elles défient
toute comparaison et elles affirment leur position en tant qu’écrivaines.
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