La recherche de l’autosuffisance chez Aristote
Transcript of La recherche de l’autosuffisance chez Aristote
Universiteacute de Montreacuteal
La recherche de lrsquoautosuffisance chez Aristote
La rencontre entre lrsquoeacutethique et la politique
par
Jean-Nicholas Audet
Deacutepartement de philosophie
Faculteacute des Arts et des Sciences
Meacutemoire preacutesenteacute agrave la Faculteacute des Arts et des Sciences
en vue de lrsquoobtention du grade de maicirctre egraves art (MA)
en philosophie
option recherche
Aoucirct 2010
copy Jean-Nicholas Audet 2010
ii
Universiteacute de Montreacuteal
Faculteacute des Arts et des Sciences
Ce meacutemoire intituleacute
La recherche de lrsquoautosuffisance chez Aristote
La rencontre entre lrsquoeacutethique et la politique
preacutesenteacute par
Jean-Nicholas Audet
a eacuteteacute eacutevalueacute par un jury composeacute des personnes suivantes
M David Picheacute
preacutesident-rapporteur
M Louis-Andreacute Dorion
directeur de recherche
M Richard Bodeacuteuumls
membre du jury
Reacutesumeacute
Ce meacutemoire vise agrave mieux comprendre lutilisation du concept dautarcie agrave loeuvre
dans les eacutecrits dAristote et ce faisant agrave nous amener agrave une meilleure compreacutehension du
lien entre leacutethique et la politique dans la penseacutee aristoteacutelicienne Pour ce faire nous
commenccedilons tout dabord par distinguer deux types dautarcie agrave savoir ce que nous
appellerons dans la suite lautarcie divine et lautarcie humaine Lautarcie divine doit ecirctre
comprise comme le fait de se suffire pleinement agrave soi-mecircme de la maniegravere la plus
rigoureuse qui soit et cette autarcie nest agrave proprement parler attribuable quau divin
Lautarcie humaine quant agrave elle est celle qui est agrave loeuvre dans la deacutefinition que donne
Aristote de la citeacute agrave savoir quelle est un regroupement autarcique de personnes visant agrave
vivre et agrave bien vivre Par la suite nous montrons que la pratique de la philosophie qui est
deacutecrite comme une pratique autarcique en EN X est difficilement conciliable avec les
activiteacutes de la citeacute et la constitution dune communauteacute politique En effet comme cest le
besoin qui doit jouer le rocircle de ciment de la citeacute il est difficile de voir comment la
philosophie peut sinseacuterer dans le cadre eacutetatique de la citeacute eacutetant donneacute quelle nest daucune
utiliteacute et quelle est rechercheacutee pour elle-mecircme Toutefois puisquAristote ne preacutesente
jamais la cohabitation de la philosophie avec les autres activiteacutes de la citeacute comme
probleacutematique nous tentons de voir comment il est possible de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute pour lindividu de vivre en citeacute Cest en examinant la notion
de loisir que nous en venons agrave conclure que la philosophie doit y ecirctre releacutegueacutee afin de
pouvoir ecirctre pratiqueacutee Cest aussi en associant la philosophie au loisir et en eacutetudiant le rocircle
que celui-ci doit jouer au sein de la citeacute que nous sommes en mesure de voir se dessiner le
lien entre leacutethique et la politique
Mots-cleacutes Aristote autarcie autosuffisance eacutethique politique loisir
Abstract
This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia
which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer
idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve
this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and
the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of
being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine
that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency
is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient
grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice
of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as
an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in
the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and
considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is
totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to
conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis
because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called
problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a
human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure
that we can draw the link between ethics and politics
Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure
Table des matiegraveres
0 Introduction 1
1 Autarcie divine et autarcie humaine 6
11 Autarcie divine 7
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29
15 Lrsquoautarcie humaine 37
16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53
21 Lamitieacute politique 53
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57
221 Linutiliteacute de la philosophie57
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60
223 Lessence de la philosophie 66
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69
24 Lami philosophe 74
3 Philosophie loisir et politique78
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84
32 Vie totale et vie partielle90
33 Eacuteducation loisir et limite du politique98
4 Conclusion112
Bibliographie 117
Textes et traductions 117
Eacutetudes 118
Agrave ma sœur Joannie
que jrsquoaurais aimeacute voir grandir
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute
lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer
Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique
mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener
mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes
parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont
pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci
sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute
0 Introduction
Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous
plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et
dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent
tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant
donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations
quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement
On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains
eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman
nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement
notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme
est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est
hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre
deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de
lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque
La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre
humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-
nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le
faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos
congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui
y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus
1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin
2
difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la
philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la
charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous
sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre
vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus
de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin
decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses
Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui
donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est
quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir
dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee
dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre
cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement
jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de
cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement
Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que
se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient
pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du
neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes
eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas
le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de
Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la
philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)
Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part
de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos
contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la
tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans
besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire
par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se
suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave
quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux
ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en
scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias
mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est
de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel
(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout
simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour
Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves
lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour
assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La
Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)
vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un
chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail
3
4
augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire
Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la
diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique
individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se
fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est
prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une
autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est
eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures
en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos
besoins
Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que
pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne
laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois
il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de
maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne
doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera
donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre
travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire
quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave
lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de
type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave
reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute
peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle
Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va
donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en
viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte
que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de
reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de
reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter
lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver
nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres
diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la
recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec
les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue
comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave
chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de
la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y
parviendrons
5
6
1 Autarcie divine et autarcie humaine
Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts
drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2
Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)
tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la
θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de
deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon
lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee
drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin
Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous
basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte
nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute
nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction
nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la
mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet
lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors
que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique
2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere
Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au
deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans
la cadre politique de la citeacute
11 Autarcie divine
Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord
on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact
En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette
conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la
plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest
eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote
conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer
toute lrsquoincompatibiliteacute
Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et
bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie
neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui
permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de
plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule
quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et
le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7
Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur
6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls
7
8
Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces
laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive
parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le
mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de
physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier
moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)
Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie
[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce
de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui
est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30
1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est
ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-
35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine
En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit
parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant
eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun
apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est
inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son
activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier
drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander
dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ
8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)
1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire
un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous
laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune
activiteacute intellectuelle parfaite
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est
important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique
dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir
la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort
exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas
pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de
10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)
9
10
tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le
sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus
autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence
majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre
Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de
ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir
que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme
qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas
pleinement autosuffisant
Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain
et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que
dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que
comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence
provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement
une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)
Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en
acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes
que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous
sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque
faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce
13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo
de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions
qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus
grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen
cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il
faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par
lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela
implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il
y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais
franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre
entiegraverement conserveacutee
La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil
est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote
affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De
lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation
en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels
Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il
semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu
Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de
montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que
lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y
15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20
11
12
avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en
puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela
en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection
Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une
forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait
influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une
trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note
Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave
bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave
lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute
des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest
ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest
effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes
nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)
Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave
lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave
pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans
lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun
objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave
quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)
comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il
est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est
17 Bernardete 1975
exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur
du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure
puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus
haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune
fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA
429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective
srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage
se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18
Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau
deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme
nous souhaitions le deacutemontrer
La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du
premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse
que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave
Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en
partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere
traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN
1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre
Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a
18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie
13
14
entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose
drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave
percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ
αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous
soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de
soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier
laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune
certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces
choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et
le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de
vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet
objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison
qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire
parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)
Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce
que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet
de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se
connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un
objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme
maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que
lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la
forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil
est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de
connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour
Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de
lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la
preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21
Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit
agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme
qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son
ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la
connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait
que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique
aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il
est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi
par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de
perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette
activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit
le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas
neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que
lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais
nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de
rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-
mecircme sans avoir recours agrave ses amis
Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage
nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance
21 Bodeacuteuumls 1975 p68
15
16
requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans
lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui
est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-
mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut
conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut
se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de
cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont
exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest
pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une
question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas
comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par
le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais
bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne
pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple
diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre
les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de
degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs
activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest
jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats
semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir
qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont
exteacuterieures
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de
lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie
divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de
la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est
eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines
au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident
quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en
sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne
constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en
venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes
de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de
la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce
nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave
pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la
recherche de lautarcie divine
Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme
chez Aristote
laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une
certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions
rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses
œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement
accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien
17
18
humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus
lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent
se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette
vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui
deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22
Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre
eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de
lrsquohomme
Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme
est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office
avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On
pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις
na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du
reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave
cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus
que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz
a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de
concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans
problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de
ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est
extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave
22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990
Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi
que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages
laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)
Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action
nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave
fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat
et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est
subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme
de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce
passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le
Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre
les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme
le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin
en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage
de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le
philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα
quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la
deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci
se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction
(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui
19
20
permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index
que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous
laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne
consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un
synonyme de ἐνέργεια
Voici le deuxiegraveme passage
laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)
Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce
qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote
une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui
dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement
relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN
1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de
cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour
nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est
intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous
voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par
lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain
qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non
pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique
dans lutilisation de πρᾶξις
Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le
sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct
que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur
humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement
neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois
pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)
Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une
telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest
donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un
exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct
que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas
exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6
traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est
sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette
activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y
participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une
21
22
partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la
signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la
pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme
Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait
quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la
pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite
semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici
laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)
laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)
Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)
sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux
eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que
daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous
avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines
occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela
soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage
qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de
comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet
argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que
sur lui
Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue
pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement
intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que
lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que
cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce
critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus
parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain
est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence
majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous
pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave
laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία
ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere
toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant
quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave
nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur
une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le
divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN
23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74
23
24
1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la
θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote
Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas
lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave
lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que
du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous
en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons
pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent
particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour
peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune
preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur
attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous
apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que
toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de
lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de
preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de
lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία
Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est
inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil
appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le
26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432
traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec
lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in
addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis
that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of
happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres
utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec
ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le
bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par
examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce
qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais
utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord
la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que
laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans
can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])
X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human
abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo
(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives
ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer
suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29
a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute
28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428
25
26
b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif
b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes
d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30
e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu
il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31
Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous
lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut
donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain
Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de
la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas
en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun
eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait
qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui
permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave
lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette
association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme
devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour
30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer
ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil
partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la
vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce
nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la
pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En
combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de
conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons
pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son
caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en
tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία
serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser
pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela
32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le
27
28
nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la
diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela
ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de
puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un
passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait
la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la
vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc
deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)
Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose
la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle
Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous
en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi
explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-
1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se
trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la
σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de
lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On
pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de
deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une
part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme
comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain
sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)
Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme
deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait
quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave
part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence
humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse
sans activiteacute theacuteoreacutetique
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux
critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons
ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un
humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi
correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve
Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu
morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible
en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus
morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la
φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque
de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-
20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux
animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur
confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA
753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le
29
30
lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui
laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de
phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005
p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine
sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques
sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)
Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle
accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes
dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis
animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait
quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait
que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en
zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie
biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre
conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer
que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment
propre agrave lhomme
Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave
lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple
drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare
sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera
simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la
φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute
est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question
Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant
la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme
dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que
lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu
lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira
lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la
deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant
le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-
b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute
drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus
morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose
lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les
moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les
moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait
lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un
parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol
1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune
constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens
Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime
deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave
31
32
lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime
tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter
que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un
φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en
disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu
importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin
bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre
lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de
maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou
mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une
citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence
deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de
la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses
Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du
meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder
dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις
est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de
τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait
notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et
permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion
agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre
traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant
de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question
laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)
Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de
complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est
qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct
impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune
comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme
laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de
mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit
clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut
est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que
lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien
comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une
interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice
versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait
donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas
35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls
33
34
simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote
exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)
Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce
qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est
reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son
exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave
Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par
beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu
moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que
lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle
jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la
sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat
atteignable et effectivement atteint par certains hommes
Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant
en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il
nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute
autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave
autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction
plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que
lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par
Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique
autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose
Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible
dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure
en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος
dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici
Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele
laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain
quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le
bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce
passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un
autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)
36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail
35
36
Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent
Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le
bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-
mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy
attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si
donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut
regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que
renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour
eacuteclairer cela
laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)
En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest
pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le
meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une
puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est
capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave
laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur
theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre
laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais
pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)
En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en
lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est
aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite
dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu
cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la
maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec
Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de
lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie
divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon
laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi
nous allons maintenant nous attarder
15 Lrsquoautarcie humaine
Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus
haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est
beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie
Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce
37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie
37
38
dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme
Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris
comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est
proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type
drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut
pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce
nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme
chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30
1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y
a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest
pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre
de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-
35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur
humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie
humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment
le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)
Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa
quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I
6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la
vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine
38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)
eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur
humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN
I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest
pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est
inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette
activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas
parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le
mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une
activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui
inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales
humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste
donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans
son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire
en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)
Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere
collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous
lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au
contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves
39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes
39
40
lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte
tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration
omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que
lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc
en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept
proprement humain et politique
Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous
posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne
drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo
(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine
compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans
cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner
puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute
humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a
besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont
des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils
nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus
speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur
exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au
sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus
bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN
42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici
1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit
ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de
lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait
de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou
encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont
drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux
drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des
dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent
tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine
On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces
exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que
lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave
lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le
courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par
exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave
une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors
drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste
lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et
crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-
44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux
41
42
32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez
Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication
des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore
la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la
justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46
De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes
mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et
en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]
il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes
drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous
46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute
soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en
possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN
X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la
neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont
des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer
16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre
aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant
est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre
connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute
Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des
individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre
Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont
les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme
est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne
soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave
49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien
43
44
lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour
qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave
montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui
nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote
attribue agrave la citeacute
Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour
que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous
contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun
commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui
de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier
argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de
dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des
textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que
puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une
substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on
conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest
que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui
influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune
substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres
qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces
50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329
ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce
texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres
ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire
partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il
faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute
Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet
nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui
nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5
1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le
cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous
lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il
faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute
Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que
le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous
contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de
srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se
pencher sur les autres arguments de Mayhew
Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est
rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que
critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo
52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329
45
46
(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et
drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun
individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de
la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu
nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la
citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces
parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre
Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante
laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par
exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon
lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes
ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est
reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques
selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee
drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement
lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par
continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute
et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que
Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de
regarder cette position plus en profondeur
54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330
Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues
du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons
lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait
reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil
nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme
si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux
morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par
continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus
Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol
1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de
continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes
composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de
maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la
forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par
Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient
regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela
une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On
pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest
pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce
qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir
du siegravege (Pol 1276a24-30)
56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions
47
48
On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon
(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un
organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure
Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est
supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique
On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y
attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait
tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que
conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On
pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience
part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que
chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre
perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit
serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une
citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au
courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le
contexte est aussi fort plausible
Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport
toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au
tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne
57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux
cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote
affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que
ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre
faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la
fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de
demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de
voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En
mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais
que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν
πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas
dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre
suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs
(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre
faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non
directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut
pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on
comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante
Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la
possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien
dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens
58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315
49
50
du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo
[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots
De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)
On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai
que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer
une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous
permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui
empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]
cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les
objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette
deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les
citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol
1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)
Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature
anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme
ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une
partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his
life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo
(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal
problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche
de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est
de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la
citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus
preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous
lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or
ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce
sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la
recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN
1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en
quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre
comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer
quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute
tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure
de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de
luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir
que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does
not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait
juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront
pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut
exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne
sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment
nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la
philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire
ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et
51
52
divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette
recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee
puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela
dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere
individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses
besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens
que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en
branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu
et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que
donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont
remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse
dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60
laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)
21 Lamitieacute politique
Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence
drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en
60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot
53
54
mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le
temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie
srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du
fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir
pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il
nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types
drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute
qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute
Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique
(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme
eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude
amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction
entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la
personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude
amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun
qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce
qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est
beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de
comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute
la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste
maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le
philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation
laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les
concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions
communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur
lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est
ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il
faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils
sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et
comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la
philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord
quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme
le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires
que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la
fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce
agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres
consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave
cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera
neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas
drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave
le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la
veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la
philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de
lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un
61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron
55
56
objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest
cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de
lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire
que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche
Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une
eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord
se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la
concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par
inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute
politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce
que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE
1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent
exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol
1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif
eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie
comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui
deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le
moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres
citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute
pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure
ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce
que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la
mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous
attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne
peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la
philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec
toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun
eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas
passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas
decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi
la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme
221 Linutiliteacute de la philosophie
Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la
vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un
manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le
tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de
relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en
termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un
62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)
57
58
besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient
qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que
lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la
communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de
profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute
essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type
drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le
besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)
Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine
coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial
pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un
besoin des autres individus
Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme
chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64
63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la
En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil
eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la
sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la
philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune
citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait
que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ
τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons
avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-
5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves
aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre
ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles
stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo
(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la
philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans
le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire
une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui
srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie
eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta
Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux
besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65
politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)
59
60
Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles
doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote
distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute
de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la
sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de
deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien
deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer
montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les
choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations
Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une
amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-
20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en
veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que
la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui
partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct
fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la
philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la
philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle
relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE
1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de
valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee
par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de
recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet
parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN
1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute
de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un
rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un
cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du
cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet
exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur
consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de
lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN
1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une
maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire
quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le
critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un
eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si
uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)
On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le
nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas
aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette
61
62
position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins
nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison
de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent
ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel
eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de
besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct
Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi
seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent
quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut
aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent
possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier
avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune
pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave
transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)
Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien
au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il
semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi
tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute
drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend
les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas
66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)
drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN
1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que
quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur
moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le
critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange
Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une
distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute
de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais
il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique
regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo
Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est
politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute
souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN
1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance
soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la
proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est
compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute
morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par
inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus
67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)
63
64
difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange
fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette
maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des
amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le
choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute
politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale
est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la
seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par
inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent
Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se
comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait
cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons
pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee
aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons
justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour
ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par
exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut
68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui
examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour
chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)
Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique
nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne
peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest
principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il
est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la
philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave
largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que
leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute
est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave
aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme
raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X
qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il
doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les
produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe
dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne
peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est
totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit
il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na
nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent
65
66
rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la
philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que
lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)
Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer
dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau
de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN
1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi
humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique
que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes
223 Lessence de la philosophie
Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit
decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont
deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol
1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela
est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave
tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si
Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages
quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se
chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger
en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici
cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est
donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-
mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une
chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie
Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et
agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun
de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule
de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue
cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-
mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne
de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS
165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur
des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les
sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit
moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun
savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le
dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais
le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la
rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que
lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi
neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans
le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de
rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur
70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion
67
68
avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave
lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)
Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit
comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son
usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur
profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave
laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en
effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre
un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la
production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux
Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994
p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la
maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes
tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite
soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine
ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est
une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie
Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22
Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however
similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure
que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature
mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens
nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un
eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la
description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre
compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le
deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct
et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel
quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont
nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre
ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que
le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN
1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou
dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau
de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas
non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la
conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme
le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune
simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la
communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)
Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons
69
70
deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si
lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct
des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses
membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie
humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute
Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune
certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que
la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette
direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune
certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute
Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut
pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une
amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute
politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest
en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree
with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned
for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to
ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such
general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)
Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de
surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par
contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre
partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des
genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la
bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre
de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre
partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance
afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de
nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup
de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens
dune citeacute
Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au
sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui
vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest
impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est
donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la
bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable
laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)
On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu
comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur
lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait
nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation
71
72
deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de
former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave
souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins
du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce
genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit
le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car
il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement
avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere
En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut
donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct
de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest
exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle
permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre
La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la
citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui
peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la
bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles
et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard
de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest
devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la
bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis
politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable
une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique
Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci
de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique
se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait
naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte
de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres
dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On
peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de
citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme
coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela
on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple
amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais
preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des
magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote
affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol
1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que
laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an
extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise
Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are
fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of
different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les
73
74
deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute
en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la
concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance
24 Lami philosophe
Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute
politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable
Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe
Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de
faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux
sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans
lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas
qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo
(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature
cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la
reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la
proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut
Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les
deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une
relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave
lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra
aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune
utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour
Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du
partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN
1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir
reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une
attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)
Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage
laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)
Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que
philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier
avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son
activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la
fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est
clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui
ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave
combler
Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y
avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur
eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν
75
76
σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such
as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses
provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo
(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de
sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute
Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre
indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses
besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis
de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le
bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc
dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance
mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche
toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil
recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)
Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet
pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or
laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo
(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle
exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute
On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant
donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de
faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de
Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite
histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la
philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse
de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe
ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se
limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire
Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de
stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe
celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet
eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant
quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas
elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de
laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus
dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves
lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe
Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre
solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche
de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la
philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la
philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la
politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique
de la philosophie
77
78
3 Philosophie loisir et politique
Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer
pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question
consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le
producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire
eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet
nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la
citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout
en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine
Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que
la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe
Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement
deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave
pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme
devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il
simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les
surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des
activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il
serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au
loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font
quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere
servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est
souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)
Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de
commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol
1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute
desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee
par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles
activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les
citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent
mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la
vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave
lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la
pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune
pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement
associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des
activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement
79
80
Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement
toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En
effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure
de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses
populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave
toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des
vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans
la besogne (Pol 1334a15-25)
Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice
dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol
1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine
maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui
quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La
vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et
travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-
11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas
honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En
effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs
manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre
71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes
agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a
pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de
distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du
fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme
qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est
soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre
desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave
personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et
lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui
dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la
fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest
pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en
deacutetail cela un peu plus loin
Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil
faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit
dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre
les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol
1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou
lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave
savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit
celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]
81
82
rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise
davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau
fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la
soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun
homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait
dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre
individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue
guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et
les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique
leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15
et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse
[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute
qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple
particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour
celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique
que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres
besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura
ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite
permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les
72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute
activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer
car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de
proportionnaliteacute dans lamitieacute politique
Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de
lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous
lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la
communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute
Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des
activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre
ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent
sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute
de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette
quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira
ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de
terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production
bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les
besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la
reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui
autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave
faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie
mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et
73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo
83
84
permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation
resterait une pratique noble
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef
nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type
dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes
freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la
philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui
qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute
que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne
peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave
celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi
cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser
Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend
pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la
mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup
de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un
travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au
soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que
se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu
(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a
(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote
pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette
raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun
cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de
comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au
contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir
et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait
davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon
choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais
en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui
pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce
sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est
priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en
fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne
soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote
rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop
pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)
Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de
tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du
loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir
est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote
des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces
deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart
74Voir aussi EN 1176b35-1177a1
85
86
des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques
laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol
1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de
participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit
quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave
ces paysans davoir du loisir
Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait
totalement diffeacuterent
laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)
Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le
plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol
1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la
pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par
contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir
dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct
agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela
nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose
Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se
demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie
philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence
suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne
neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme
individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire
que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne
decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute
sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour
les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution
agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]
pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans
les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement
conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie
na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les
capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car
cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere
Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de
reacutemuneacuteration eacutetatique
En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela
Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes
pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave
lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute
87
88
en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette
activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et
sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut
relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante
ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous
avons parleacute plus haut
Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale
En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple
navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait
Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille
(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la
capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus
grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il
faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote
pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la
description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la
campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas
directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant
exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il
nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de
vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs
que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol
75Voir par exemple Pol 1325a7-14
1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne
comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous
Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples
cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent
mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps
tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol
fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme
pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave
lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui
loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens
dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que
ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance
et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers
lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves
inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de
deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens
est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette
maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces
paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait
dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux
76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production
89
90
[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo
(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche
davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour
les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les
oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que
laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des
ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre
cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux
qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote
laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration
suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile
elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais
plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute
32 Vie totale et vie partielle
La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut
comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos
besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique
de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il
est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un
individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a
trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous
nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte
Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce
que nous appelons la vie totale
laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)
Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des
laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons
qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles
que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une
chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres
dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant
lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc
laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest
agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination
de vie partielle
De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du
moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que
si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a
besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on
91
92
comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest
neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question
nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne
permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage
permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant
place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se
divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est
indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas
interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait
diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres
de contraintes et visant le beau
Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir
quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du
bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et
de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)
What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the
happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)
Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse
pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui
qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens
mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman
formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur
lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait
meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui
consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous
lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question
soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme
Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour
ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa
pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave
une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la
dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette
pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce
nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol
1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique
parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)
En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun
moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa
forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont
la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave
montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement
implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la
colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le
peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement
93
94
doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son
mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-
mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant
agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre
quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui
forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre
geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN
1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun
terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer
par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme
nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut
pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera
aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre
cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle
Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une
chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non
agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire
plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La
question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans
La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par
sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce
qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses
vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait
de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est
vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi
diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le
deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les
domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas
chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la
nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien
que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que
ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des
ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc
quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la
sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour
advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant
Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour
Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la
nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel
et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune
avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre
sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette
faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois
sagace et sage ou utile et sage
95
96
Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit
certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant
pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient
telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne
eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu
morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun
homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait
voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile
peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont
pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des
actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere
de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-
mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela
implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer
cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni
vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant
de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la
reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la
pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les
actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce
au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon
est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se
distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes
et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu
morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de
lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce
faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans
une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi
de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre
et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur
attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que
lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes
dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre
la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il
malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas
accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit
naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour
le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol
1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant
intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes
utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces
deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas
neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel
pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale
97
98
Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer
plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la
speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable
de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre
capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo
(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la
plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que
les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes
ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo
(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les
ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant
plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol
1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute
de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la
philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se
doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces
diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles
33 Eacuteducation loisir et limite du politique
laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des
tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes
jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les
individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et
non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la
conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du
moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la
tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs
car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes
dougrave limportance de leacuteducation
laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non
pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre
et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit
aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus
sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune
part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol
1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison
est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que
fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut
jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en
assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en
ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur
perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ
ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que
celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper
99
100
dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans
cette mecircme veine Aristote affirme que le fait
laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)
Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique
et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue
du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la
pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere
instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre
eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave
comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est
essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas
autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la
santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle
donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)
Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur
pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais
que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit
cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour
faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme
le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de
lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs
neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de
la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)
En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose
aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens
du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la
diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος
κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler
la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu
de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au
politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance
au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que
lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par
leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie
On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque
chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee
comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur
delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme
maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas
tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord
Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir
101
102
fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les
citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des
hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient
jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut
que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit
en soutenant que
laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)
Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner
justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour
laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait
selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les
hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol
1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait
dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La
pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous
meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique
au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en
placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will
77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)
necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best
life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over
all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre
limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme
lexplique Mara
laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)
En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie
entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique
En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps
de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour
ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-
25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes
politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol
1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la
philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle
dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas
agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que
politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir
maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs
103
104
Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune
citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la
philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique
autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de
ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce
neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens
exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est
aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne
demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude
dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans
ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave
fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on
peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire
Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce
rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles
pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]
suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science
or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)
Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la
philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet
78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves
important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la
philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire
ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote
du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens
strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de
leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire
remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous
et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise
en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera
renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de
chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the
way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo
(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la
grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la
musique [μουσική]80
laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)
79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement
105
106
Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative
dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la
θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une
chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere
ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle
peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique
une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait
quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc
que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de
Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation
laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)
On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la
philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la
Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de
la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct
cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre
compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour
acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il
est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une
extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il
importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la
population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de
rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est
manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave
ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et
comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les
Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que
donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement
une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir
des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)
Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance
aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs
laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux
disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)
Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que
ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave
notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il
pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler
(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen
retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela
107
108
laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)
En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique
comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que
si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est
un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens
ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave
jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant
au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise
lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque
individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration
dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique
De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers
ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil
peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la
musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens
restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure
En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de
81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques
ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons
normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave
une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des
caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette
restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit
pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux
exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que
ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la
musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et
excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit
que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les
reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de
la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous
En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre
que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte
Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la
pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte
politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il
faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part
de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens
propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves
109
110
lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si
cest
laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)
En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune
citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des
activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que
lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre
dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil
semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie
contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par
exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas
leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne
semble pas lappuyer particuliegraverement
Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et
que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν
ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine
accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote
conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les
activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait
tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour
lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors
une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la
pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du
mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen
rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin
111
112
4 Conclusion
En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre
eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme
nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de
lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette
autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent
non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien
vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu
morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes
utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet
dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que
lhomme libre pratique ces activiteacutes
Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre
consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans
le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute
politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener
agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest
aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute
Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de
la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas
82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)
de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement
profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία
telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire
partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins
que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment
elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors
quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours
nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir
avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui
elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme
coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre
de lhomme
Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et
vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus
parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par
un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous
empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet
quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable
pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la
citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de
lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil
113
114
nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de
lessence humaine
De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous
rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice
de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans
lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte
la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est
important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la
philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou
deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de
passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le
temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν
σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous
soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble
indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute
tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du
loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance
et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans
labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage
cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux
qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car
la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)
Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-
deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et
tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)
se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun
sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo
(Pol 1334a26-28)
Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance
et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les
reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie
Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-
mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na
besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux
des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit
que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit
autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne
chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi
quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave
savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens
mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite
la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de
philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance
115
116
requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort
entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit
Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et
de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui
constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et
lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique
comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie
comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance
requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la
philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux
porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee
ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a
conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere
ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere
que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les
besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de
bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute
ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu
laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre
ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les
ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)
Bibliographie
Textes et traductions
ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993
--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004
--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978
--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992
--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000
--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)
--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)
--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction
--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000
--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990
--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894
--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007
--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004
--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004
117
118
PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)
--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008
Eacutetudes
ADKINS AWH laquo Theoria versus Praxis in the Nicomachean Ethics and the Republic raquo Classical Philology Vol 73 No 4 (Oct 1978) pp 297-313
AMBLER Wayne H laquo Aristotle on Acquisition raquo Canadian Journal of Political Science Revue canadienne de science politique Vol 17 No 3 (Sep 1984) pp 487-502
ANNAS Julias laquo Plato and Aristotle on Friendship and Altruism raquo Mind New Series Vol 86 No 344 (Oct 1977) pp 532-554
--- Comments on J Cooper Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
ARNOLD Peter laquo On the Relationship between Education Work and Leisure Past Present and Future raquo British Journal of Educational Studies Vol 37 No 2 (May 1989) pp 136-146
AUBENQUE Pierre La prudence chez Aristote Presses universitaires de France Paris 2004 4e eacuted (1963)
BERNARDETE Seth laquo Aristotle De Anima III3-5 raquo The Review of Metaphysics Vol 28 No 4 (Jun 1975) pp 611-622
BICKFORD Susan laquo Beyond Friendship Aristotle on Conflict Deliberation and Attention raquo The Journal of Politics Vol 58 No 2 (May 1996) pp 398-421
BODEacuteUumlS Richard laquo Notes sur quelques aspects de la conscience dans la penseacutee aristoteacutelicienne raquo Phronesis Vol 20 No 1 (1975) pp 63-74
--- laquo Philosophie et politique raquo Politique et philosophie chez Aristote Socieacuteteacute des eacutetudes classiques Namur 1991 chapitre II pp57-69
--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78
--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165
BROWN Eric laquo Aristotle on the Choice of Lives Two Concepts of Self-Sufficiency raquo Quel choix de vie Eacutetudes sur les rapports entre theōria et praxis chez Aristote ed Pierre Destreacutee (Louvain Peeters agrave paraicirctre) disponible agrave httpwwwartsciwustledu~eabrownresearchhtml
CHIBA Shin laquo Hannah Arendt on Love and the Political Love Friendship and Citizenship raquo The Review of Politics Vol 57 No 3 (Summer 1995) pp 505-535
CLARK Stephen laquo The Use of `Mans Function in Aristotle raquo Ethics Vol 82 No 4 (Jul 1972) pp 269-283
COLLINS Susan D laquo Moral Virtue and the Limits of the Political Community in Aristotles Nicomachean Ethics raquo American Journal of Political Science Vol 48 No 1 (Jan 2004) pp 47-61
COOPER John M laquo Friendship and the Good in Aristotle raquo The Philosophical Review Vol 86 No 3 (Jul 1977) pp 290-315
--- laquo Aristotle on the Forms of Friendship raquo The Review of Metaphysics Vol 30 No 4 (Jun 1977) pp 619-648
--- laquo Political animals and civic friendship raquo Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
CORDERO Ronald A laquo Aristotle and Fair Deals raquo Journal of Business Ethics Vol 7 No 9 (Sep 1988) pp 681-690
CURZER Howard J laquo Criteria for Happiness in Nicomachean Ethics 17 and X 6-8 raquo The Classical Quarterly New Series Vol 40 No 2 (1990) pp 421-432
GRAMM Warren S laquo Labor Work and Leisure Human Well-Being and the Optimal Allocation of Time raquo Journal of Economic Issues Vol 21 No 1 (Mar 1987) pp 167-188
119
120
HARDIE WFR laquo Aristotle on the Best Life for a Man raquo Philosophy Vol 54 No 207 (Jan 1979) pp 35-50
HEINAMAN Robert laquo Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics raquo Phronesis Vol 33 No 1 (1988) pp 31-53
HENAFF Marcel laquo Le Philosophe et le marchand raquo MLN Vol 102 No 4 French Issue (Sep 1987) pp 761-781 KAPLAN Andrew laquo Work Leisure and the Tasks of Schooling raquo Curriculum Inquiry Vol 27 No 4 (Winter 1997) pp 423-451
KEYT David laquo Intellectualism in Aristotle raquo Paideia Special Aristotle Issue (1978) pp138-157
LABARRIEgraveRE Jean-Louis La condition animale eacutetudes sur Aristote et les Stoiumlciens Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve 2005
LORD Carnes Education and culture in the political thought of Aristotle Cornell University Press Ithaca and London 1982
MARA Gerald M laquo The Role of Philosophy in Aristotles Political Science raquo Polity Vol 19 No 3 (Spring 1987) pp 375-401
MAYHEW Robert laquo Aristotle on the self-sufficiency of the city raquo History of political thought VolXVI No4 Winter 1995 pp488-502
--- laquo Part and Whole in Aristotles Political Philosophy raquo The Journal of Ethics Vol 1 No 4 (1997) pp 325-340
MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73
--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44
--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151
MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218
READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136
SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128
TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262
--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21
121
- 0 Introduction
- 1 Autarcie divine et autarcie humaine
-
- 11 Autarcie divine
- 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
- 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
- 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
- 15 Lrsquoautarcie humaine
- 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
-
- 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
-
- 21 Lamitieacute politique
- 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
-
- 221 Linutiliteacute de la philosophie
- 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
- 223 Lessence de la philosophie
-
- 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
- 24 Lami philosophe
-
- 3 Philosophie loisir et politique
-
- 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
-
- 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
- 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
-
- 32 Vie totale et vie partielle
- 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
-
- 4 Conclusion
- Bibliographie
-
- Textes et traductions
- Eacutetudes
-
ii
Universiteacute de Montreacuteal
Faculteacute des Arts et des Sciences
Ce meacutemoire intituleacute
La recherche de lrsquoautosuffisance chez Aristote
La rencontre entre lrsquoeacutethique et la politique
preacutesenteacute par
Jean-Nicholas Audet
a eacuteteacute eacutevalueacute par un jury composeacute des personnes suivantes
M David Picheacute
preacutesident-rapporteur
M Louis-Andreacute Dorion
directeur de recherche
M Richard Bodeacuteuumls
membre du jury
Reacutesumeacute
Ce meacutemoire vise agrave mieux comprendre lutilisation du concept dautarcie agrave loeuvre
dans les eacutecrits dAristote et ce faisant agrave nous amener agrave une meilleure compreacutehension du
lien entre leacutethique et la politique dans la penseacutee aristoteacutelicienne Pour ce faire nous
commenccedilons tout dabord par distinguer deux types dautarcie agrave savoir ce que nous
appellerons dans la suite lautarcie divine et lautarcie humaine Lautarcie divine doit ecirctre
comprise comme le fait de se suffire pleinement agrave soi-mecircme de la maniegravere la plus
rigoureuse qui soit et cette autarcie nest agrave proprement parler attribuable quau divin
Lautarcie humaine quant agrave elle est celle qui est agrave loeuvre dans la deacutefinition que donne
Aristote de la citeacute agrave savoir quelle est un regroupement autarcique de personnes visant agrave
vivre et agrave bien vivre Par la suite nous montrons que la pratique de la philosophie qui est
deacutecrite comme une pratique autarcique en EN X est difficilement conciliable avec les
activiteacutes de la citeacute et la constitution dune communauteacute politique En effet comme cest le
besoin qui doit jouer le rocircle de ciment de la citeacute il est difficile de voir comment la
philosophie peut sinseacuterer dans le cadre eacutetatique de la citeacute eacutetant donneacute quelle nest daucune
utiliteacute et quelle est rechercheacutee pour elle-mecircme Toutefois puisquAristote ne preacutesente
jamais la cohabitation de la philosophie avec les autres activiteacutes de la citeacute comme
probleacutematique nous tentons de voir comment il est possible de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute pour lindividu de vivre en citeacute Cest en examinant la notion
de loisir que nous en venons agrave conclure que la philosophie doit y ecirctre releacutegueacutee afin de
pouvoir ecirctre pratiqueacutee Cest aussi en associant la philosophie au loisir et en eacutetudiant le rocircle
que celui-ci doit jouer au sein de la citeacute que nous sommes en mesure de voir se dessiner le
lien entre leacutethique et la politique
Mots-cleacutes Aristote autarcie autosuffisance eacutethique politique loisir
Abstract
This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia
which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer
idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve
this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and
the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of
being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine
that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency
is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient
grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice
of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as
an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in
the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and
considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is
totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to
conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis
because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called
problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a
human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure
that we can draw the link between ethics and politics
Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure
Table des matiegraveres
0 Introduction 1
1 Autarcie divine et autarcie humaine 6
11 Autarcie divine 7
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29
15 Lrsquoautarcie humaine 37
16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53
21 Lamitieacute politique 53
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57
221 Linutiliteacute de la philosophie57
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60
223 Lessence de la philosophie 66
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69
24 Lami philosophe 74
3 Philosophie loisir et politique78
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84
32 Vie totale et vie partielle90
33 Eacuteducation loisir et limite du politique98
4 Conclusion112
Bibliographie 117
Textes et traductions 117
Eacutetudes 118
Agrave ma sœur Joannie
que jrsquoaurais aimeacute voir grandir
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute
lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer
Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique
mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener
mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes
parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont
pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci
sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute
0 Introduction
Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous
plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et
dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent
tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant
donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations
quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement
On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains
eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman
nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement
notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme
est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est
hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre
deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de
lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque
La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre
humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-
nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le
faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos
congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui
y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus
1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin
2
difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la
philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la
charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous
sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre
vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus
de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin
decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses
Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui
donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est
quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir
dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee
dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre
cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement
jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de
cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement
Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que
se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient
pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du
neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes
eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas
le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de
Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la
philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)
Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part
de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos
contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la
tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans
besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire
par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se
suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave
quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux
ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en
scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias
mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est
de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel
(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout
simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour
Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves
lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour
assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La
Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)
vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un
chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail
3
4
augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire
Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la
diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique
individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se
fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est
prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une
autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est
eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures
en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos
besoins
Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que
pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne
laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois
il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de
maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne
doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera
donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre
travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire
quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave
lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de
type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave
reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute
peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle
Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va
donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en
viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte
que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de
reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de
reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter
lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver
nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres
diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la
recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec
les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue
comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave
chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de
la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y
parviendrons
5
6
1 Autarcie divine et autarcie humaine
Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts
drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2
Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)
tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la
θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de
deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon
lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee
drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin
Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous
basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte
nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute
nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction
nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la
mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet
lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors
que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique
2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere
Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au
deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans
la cadre politique de la citeacute
11 Autarcie divine
Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord
on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact
En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette
conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la
plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest
eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote
conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer
toute lrsquoincompatibiliteacute
Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et
bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie
neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui
permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de
plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule
quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et
le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7
Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur
6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls
7
8
Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces
laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive
parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le
mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de
physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier
moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)
Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie
[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce
de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui
est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30
1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est
ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-
35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine
En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit
parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant
eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun
apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est
inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son
activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier
drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander
dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ
8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)
1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire
un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous
laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune
activiteacute intellectuelle parfaite
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est
important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique
dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir
la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort
exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas
pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de
10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)
9
10
tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le
sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus
autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence
majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre
Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de
ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir
que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme
qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas
pleinement autosuffisant
Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain
et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que
dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que
comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence
provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement
une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)
Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en
acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes
que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous
sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque
faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce
13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo
de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions
qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus
grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen
cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il
faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par
lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela
implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il
y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais
franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre
entiegraverement conserveacutee
La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil
est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote
affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De
lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation
en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels
Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il
semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu
Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de
montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que
lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y
15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20
11
12
avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en
puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela
en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection
Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une
forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait
influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une
trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note
Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave
bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave
lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute
des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest
ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest
effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes
nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)
Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave
lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave
pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans
lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun
objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave
quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)
comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il
est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est
17 Bernardete 1975
exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur
du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure
puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus
haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune
fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA
429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective
srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage
se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18
Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau
deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme
nous souhaitions le deacutemontrer
La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du
premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse
que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave
Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en
partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere
traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN
1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre
Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a
18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie
13
14
entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose
drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave
percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ
αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous
soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de
soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier
laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune
certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces
choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et
le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de
vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet
objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison
qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire
parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)
Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce
que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet
de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se
connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un
objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme
maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que
lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la
forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil
est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de
connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour
Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de
lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la
preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21
Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit
agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme
qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son
ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la
connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait
que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique
aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il
est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi
par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de
perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette
activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit
le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas
neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que
lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais
nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de
rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-
mecircme sans avoir recours agrave ses amis
Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage
nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance
21 Bodeacuteuumls 1975 p68
15
16
requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans
lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui
est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-
mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut
conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut
se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de
cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont
exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest
pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une
question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas
comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par
le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais
bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne
pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple
diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre
les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de
degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs
activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest
jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats
semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir
qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont
exteacuterieures
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de
lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie
divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de
la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est
eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines
au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident
quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en
sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne
constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en
venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes
de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de
la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce
nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave
pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la
recherche de lautarcie divine
Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme
chez Aristote
laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une
certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions
rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses
œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement
accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien
17
18
humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus
lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent
se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette
vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui
deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22
Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre
eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de
lrsquohomme
Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme
est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office
avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On
pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις
na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du
reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave
cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus
que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz
a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de
concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans
problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de
ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est
extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave
22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990
Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi
que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages
laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)
Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action
nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave
fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat
et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est
subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme
de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce
passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le
Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre
les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme
le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin
en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage
de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le
philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα
quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la
deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci
se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction
(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui
19
20
permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index
que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous
laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne
consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un
synonyme de ἐνέργεια
Voici le deuxiegraveme passage
laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)
Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce
qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote
une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui
dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement
relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN
1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de
cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour
nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est
intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous
voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par
lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain
qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non
pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique
dans lutilisation de πρᾶξις
Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le
sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct
que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur
humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement
neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois
pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)
Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une
telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest
donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un
exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct
que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas
exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6
traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est
sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette
activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y
participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une
21
22
partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la
signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la
pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme
Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait
quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la
pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite
semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici
laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)
laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)
Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)
sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux
eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que
daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous
avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines
occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela
soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage
qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de
comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet
argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que
sur lui
Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue
pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement
intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que
lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que
cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce
critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus
parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain
est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence
majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous
pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave
laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία
ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere
toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant
quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave
nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur
une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le
divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN
23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74
23
24
1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la
θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote
Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas
lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave
lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que
du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous
en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons
pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent
particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour
peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune
preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur
attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous
apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que
toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de
lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de
preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de
lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία
Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est
inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil
appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le
26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432
traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec
lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in
addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis
that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of
happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres
utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec
ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le
bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par
examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce
qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais
utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord
la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que
laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans
can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])
X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human
abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo
(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives
ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer
suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29
a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute
28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428
25
26
b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif
b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes
d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30
e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu
il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31
Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous
lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut
donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain
Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de
la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas
en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun
eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait
qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui
permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave
lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette
association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme
devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour
30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer
ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil
partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la
vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce
nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la
pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En
combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de
conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons
pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son
caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en
tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία
serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser
pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela
32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le
27
28
nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la
diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela
ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de
puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un
passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait
la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la
vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc
deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)
Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose
la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle
Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous
en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi
explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-
1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se
trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la
σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de
lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On
pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de
deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une
part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme
comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain
sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)
Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme
deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait
quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave
part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence
humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse
sans activiteacute theacuteoreacutetique
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux
critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons
ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un
humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi
correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve
Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu
morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible
en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus
morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la
φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque
de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-
20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux
animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur
confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA
753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le
29
30
lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui
laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de
phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005
p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine
sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques
sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)
Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle
accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes
dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis
animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait
quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait
que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en
zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie
biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre
conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer
que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment
propre agrave lhomme
Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave
lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple
drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare
sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera
simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la
φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute
est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question
Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant
la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme
dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que
lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu
lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira
lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la
deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant
le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-
b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute
drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus
morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose
lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les
moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les
moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait
lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un
parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol
1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune
constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens
Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime
deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave
31
32
lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime
tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter
que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un
φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en
disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu
importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin
bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre
lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de
maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou
mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une
citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence
deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de
la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses
Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du
meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder
dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις
est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de
τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait
notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et
permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion
agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre
traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant
de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question
laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)
Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de
complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est
qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct
impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune
comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme
laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de
mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit
clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut
est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que
lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien
comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une
interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice
versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait
donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas
35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls
33
34
simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote
exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)
Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce
qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est
reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son
exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave
Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par
beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu
moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que
lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle
jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la
sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat
atteignable et effectivement atteint par certains hommes
Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant
en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il
nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute
autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave
autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction
plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que
lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par
Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique
autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose
Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible
dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure
en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος
dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici
Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele
laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain
quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le
bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce
passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un
autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)
36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail
35
36
Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent
Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le
bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-
mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy
attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si
donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut
regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que
renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour
eacuteclairer cela
laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)
En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest
pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le
meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une
puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est
capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave
laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur
theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre
laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais
pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)
En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en
lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est
aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite
dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu
cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la
maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec
Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de
lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie
divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon
laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi
nous allons maintenant nous attarder
15 Lrsquoautarcie humaine
Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus
haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est
beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie
Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce
37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie
37
38
dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme
Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris
comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est
proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type
drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut
pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce
nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme
chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30
1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y
a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest
pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre
de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-
35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur
humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie
humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment
le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)
Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa
quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I
6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la
vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine
38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)
eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur
humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN
I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest
pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est
inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette
activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas
parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le
mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une
activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui
inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales
humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste
donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans
son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire
en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)
Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere
collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous
lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au
contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves
39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes
39
40
lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte
tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration
omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que
lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc
en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept
proprement humain et politique
Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous
posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne
drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo
(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine
compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans
cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner
puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute
humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a
besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont
des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils
nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus
speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur
exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au
sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus
bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN
42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici
1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit
ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de
lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait
de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou
encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont
drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux
drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des
dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent
tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine
On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces
exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que
lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave
lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le
courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par
exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave
une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors
drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste
lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et
crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-
44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux
41
42
32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez
Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication
des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore
la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la
justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46
De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes
mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et
en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]
il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes
drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous
46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute
soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en
possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN
X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la
neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont
des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer
16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre
aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant
est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre
connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute
Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des
individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre
Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont
les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme
est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne
soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave
49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien
43
44
lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour
qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave
montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui
nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote
attribue agrave la citeacute
Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour
que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous
contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun
commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui
de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier
argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de
dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des
textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que
puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une
substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on
conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest
que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui
influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune
substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres
qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces
50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329
ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce
texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres
ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire
partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il
faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute
Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet
nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui
nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5
1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le
cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous
lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il
faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute
Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que
le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous
contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de
srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se
pencher sur les autres arguments de Mayhew
Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est
rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que
critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo
52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329
45
46
(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et
drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun
individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de
la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu
nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la
citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces
parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre
Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante
laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par
exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon
lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes
ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est
reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques
selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee
drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement
lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par
continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute
et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que
Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de
regarder cette position plus en profondeur
54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330
Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues
du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons
lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait
reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil
nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme
si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux
morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par
continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus
Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol
1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de
continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes
composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de
maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la
forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par
Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient
regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela
une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On
pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest
pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce
qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir
du siegravege (Pol 1276a24-30)
56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions
47
48
On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon
(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un
organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure
Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est
supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique
On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y
attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait
tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que
conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On
pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience
part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que
chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre
perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit
serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une
citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au
courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le
contexte est aussi fort plausible
Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport
toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au
tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne
57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux
cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote
affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que
ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre
faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la
fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de
demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de
voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En
mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais
que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν
πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas
dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre
suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs
(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre
faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non
directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut
pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on
comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante
Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la
possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien
dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens
58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315
49
50
du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo
[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots
De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)
On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai
que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer
une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous
permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui
empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]
cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les
objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette
deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les
citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol
1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)
Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature
anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme
ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une
partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his
life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo
(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal
problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche
de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est
de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la
citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus
preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous
lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or
ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce
sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la
recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN
1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en
quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre
comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer
quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute
tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure
de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de
luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir
que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does
not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait
juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront
pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut
exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne
sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment
nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la
philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire
ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et
51
52
divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette
recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee
puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela
dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere
individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses
besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens
que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en
branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu
et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que
donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont
remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse
dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60
laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)
21 Lamitieacute politique
Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence
drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en
60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot
53
54
mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le
temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie
srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du
fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir
pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il
nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types
drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute
qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute
Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique
(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme
eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude
amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction
entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la
personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude
amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun
qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce
qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est
beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de
comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute
la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste
maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le
philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation
laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les
concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions
communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur
lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est
ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il
faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils
sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et
comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la
philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord
quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme
le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires
que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la
fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce
agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres
consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave
cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera
neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas
drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave
le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la
veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la
philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de
lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un
61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron
55
56
objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest
cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de
lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire
que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche
Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une
eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord
se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la
concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par
inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute
politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce
que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE
1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent
exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol
1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif
eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie
comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui
deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le
moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres
citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute
pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure
ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce
que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la
mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous
attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne
peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la
philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec
toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun
eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas
passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas
decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi
la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme
221 Linutiliteacute de la philosophie
Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la
vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un
manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le
tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de
relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en
termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un
62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)
57
58
besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient
qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que
lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la
communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de
profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute
essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type
drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le
besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)
Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine
coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial
pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un
besoin des autres individus
Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme
chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64
63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la
En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil
eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la
sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la
philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune
citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait
que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ
τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons
avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-
5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves
aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre
ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles
stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo
(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la
philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans
le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire
une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui
srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie
eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta
Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux
besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65
politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)
59
60
Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles
doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote
distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute
de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la
sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de
deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien
deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer
montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les
choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations
Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une
amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-
20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en
veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que
la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui
partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct
fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la
philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la
philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle
relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE
1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de
valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee
par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de
recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet
parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN
1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute
de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un
rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un
cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du
cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet
exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur
consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de
lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN
1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une
maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire
quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le
critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un
eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si
uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)
On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le
nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas
aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette
61
62
position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins
nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison
de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent
ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel
eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de
besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct
Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi
seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent
quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut
aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent
possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier
avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune
pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave
transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)
Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien
au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il
semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi
tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute
drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend
les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas
66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)
drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN
1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que
quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur
moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le
critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange
Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une
distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute
de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais
il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique
regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo
Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est
politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute
souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN
1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance
soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la
proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est
compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute
morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par
inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus
67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)
63
64
difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange
fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette
maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des
amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le
choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute
politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale
est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la
seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par
inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent
Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se
comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait
cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons
pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee
aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons
justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour
ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par
exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut
68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui
examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour
chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)
Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique
nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne
peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest
principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il
est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la
philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave
largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que
leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute
est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave
aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme
raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X
qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il
doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les
produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe
dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne
peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est
totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit
il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na
nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent
65
66
rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la
philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que
lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)
Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer
dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau
de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN
1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi
humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique
que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes
223 Lessence de la philosophie
Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit
decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont
deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol
1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela
est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave
tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si
Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages
quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se
chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger
en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici
cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est
donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-
mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une
chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie
Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et
agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun
de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule
de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue
cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-
mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne
de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS
165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur
des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les
sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit
moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun
savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le
dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais
le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la
rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que
lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi
neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans
le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de
rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur
70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion
67
68
avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave
lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)
Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit
comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son
usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur
profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave
laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en
effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre
un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la
production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux
Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994
p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la
maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes
tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite
soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine
ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est
une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie
Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22
Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however
similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure
que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature
mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens
nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un
eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la
description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre
compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le
deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct
et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel
quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont
nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre
ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que
le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN
1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou
dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau
de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas
non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la
conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme
le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune
simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la
communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)
Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons
69
70
deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si
lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct
des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses
membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie
humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute
Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune
certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que
la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette
direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune
certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute
Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut
pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une
amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute
politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest
en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree
with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned
for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to
ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such
general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)
Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de
surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par
contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre
partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des
genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la
bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre
de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre
partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance
afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de
nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup
de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens
dune citeacute
Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au
sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui
vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest
impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est
donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la
bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable
laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)
On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu
comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur
lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait
nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation
71
72
deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de
former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave
souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins
du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce
genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit
le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car
il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement
avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere
En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut
donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct
de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest
exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle
permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre
La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la
citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui
peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la
bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles
et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard
de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest
devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la
bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis
politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable
une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique
Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci
de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique
se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait
naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte
de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres
dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On
peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de
citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme
coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela
on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple
amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais
preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des
magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote
affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol
1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que
laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an
extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise
Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are
fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of
different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les
73
74
deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute
en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la
concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance
24 Lami philosophe
Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute
politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable
Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe
Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de
faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux
sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans
lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas
qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo
(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature
cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la
reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la
proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut
Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les
deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une
relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave
lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra
aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune
utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour
Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du
partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN
1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir
reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une
attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)
Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage
laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)
Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que
philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier
avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son
activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la
fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est
clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui
ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave
combler
Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y
avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur
eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν
75
76
σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such
as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses
provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo
(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de
sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute
Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre
indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses
besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis
de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le
bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc
dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance
mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche
toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil
recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)
Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet
pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or
laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo
(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle
exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute
On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant
donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de
faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de
Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite
histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la
philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse
de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe
ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se
limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire
Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de
stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe
celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet
eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant
quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas
elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de
laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus
dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves
lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe
Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre
solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche
de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la
philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la
philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la
politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique
de la philosophie
77
78
3 Philosophie loisir et politique
Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer
pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question
consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le
producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire
eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet
nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la
citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout
en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine
Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que
la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe
Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement
deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave
pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme
devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il
simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les
surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des
activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il
serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au
loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font
quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere
servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est
souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)
Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de
commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol
1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute
desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee
par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles
activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les
citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent
mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la
vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave
lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la
pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune
pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement
associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des
activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement
79
80
Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement
toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En
effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure
de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses
populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave
toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des
vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans
la besogne (Pol 1334a15-25)
Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice
dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol
1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine
maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui
quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La
vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et
travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-
11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas
honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En
effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs
manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre
71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes
agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a
pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de
distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du
fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme
qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est
soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre
desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave
personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et
lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui
dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la
fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest
pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en
deacutetail cela un peu plus loin
Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil
faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit
dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre
les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol
1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou
lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave
savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit
celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]
81
82
rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise
davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau
fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la
soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun
homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait
dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre
individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue
guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et
les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique
leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15
et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse
[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute
qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple
particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour
celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique
que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres
besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura
ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite
permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les
72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute
activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer
car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de
proportionnaliteacute dans lamitieacute politique
Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de
lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous
lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la
communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute
Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des
activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre
ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent
sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute
de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette
quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira
ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de
terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production
bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les
besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la
reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui
autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave
faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie
mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et
73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo
83
84
permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation
resterait une pratique noble
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef
nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type
dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes
freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la
philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui
qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute
que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne
peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave
celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi
cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser
Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend
pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la
mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup
de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un
travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au
soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que
se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu
(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a
(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote
pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette
raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun
cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de
comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au
contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir
et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait
davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon
choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais
en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui
pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce
sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est
priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en
fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne
soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote
rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop
pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)
Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de
tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du
loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir
est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote
des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces
deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart
74Voir aussi EN 1176b35-1177a1
85
86
des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques
laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol
1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de
participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit
quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave
ces paysans davoir du loisir
Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait
totalement diffeacuterent
laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)
Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le
plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol
1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la
pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par
contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir
dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct
agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela
nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose
Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se
demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie
philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence
suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne
neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme
individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire
que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne
decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute
sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour
les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution
agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]
pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans
les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement
conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie
na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les
capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car
cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere
Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de
reacutemuneacuteration eacutetatique
En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela
Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes
pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave
lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute
87
88
en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette
activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et
sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut
relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante
ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous
avons parleacute plus haut
Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale
En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple
navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait
Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille
(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la
capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus
grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il
faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote
pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la
description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la
campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas
directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant
exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il
nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de
vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs
que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol
75Voir par exemple Pol 1325a7-14
1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne
comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous
Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples
cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent
mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps
tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol
fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme
pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave
lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui
loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens
dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que
ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance
et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers
lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves
inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de
deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens
est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette
maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces
paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait
dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux
76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production
89
90
[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo
(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche
davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour
les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les
oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que
laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des
ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre
cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux
qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote
laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration
suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile
elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais
plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute
32 Vie totale et vie partielle
La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut
comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos
besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique
de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il
est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un
individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a
trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous
nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte
Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce
que nous appelons la vie totale
laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)
Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des
laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons
qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles
que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une
chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres
dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant
lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc
laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest
agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination
de vie partielle
De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du
moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que
si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a
besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on
91
92
comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest
neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question
nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne
permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage
permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant
place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se
divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est
indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas
interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait
diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres
de contraintes et visant le beau
Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir
quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du
bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et
de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)
What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the
happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)
Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse
pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui
qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens
mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman
formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur
lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait
meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui
consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous
lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question
soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme
Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour
ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa
pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave
une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la
dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette
pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce
nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol
1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique
parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)
En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun
moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa
forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont
la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave
montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement
implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la
colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le
peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement
93
94
doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son
mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-
mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant
agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre
quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui
forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre
geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN
1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun
terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer
par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme
nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut
pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera
aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre
cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle
Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une
chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non
agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire
plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La
question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans
La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par
sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce
qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses
vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait
de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est
vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi
diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le
deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les
domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas
chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la
nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien
que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que
ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des
ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc
quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la
sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour
advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant
Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour
Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la
nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel
et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune
avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre
sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette
faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois
sagace et sage ou utile et sage
95
96
Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit
certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant
pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient
telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne
eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu
morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun
homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait
voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile
peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont
pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des
actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere
de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-
mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela
implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer
cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni
vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant
de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la
reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la
pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les
actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce
au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon
est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se
distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes
et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu
morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de
lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce
faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans
une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi
de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre
et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur
attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que
lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes
dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre
la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il
malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas
accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit
naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour
le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol
1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant
intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes
utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces
deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas
neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel
pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale
97
98
Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer
plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la
speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable
de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre
capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo
(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la
plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que
les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes
ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo
(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les
ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant
plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol
1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute
de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la
philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se
doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces
diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles
33 Eacuteducation loisir et limite du politique
laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des
tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes
jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les
individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et
non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la
conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du
moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la
tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs
car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes
dougrave limportance de leacuteducation
laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non
pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre
et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit
aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus
sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune
part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol
1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison
est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que
fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut
jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en
assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en
ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur
perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ
ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que
celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper
99
100
dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans
cette mecircme veine Aristote affirme que le fait
laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)
Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique
et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue
du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la
pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere
instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre
eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave
comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est
essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas
autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la
santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle
donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)
Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur
pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais
que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit
cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour
faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme
le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de
lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs
neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de
la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)
En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose
aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens
du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la
diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος
κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler
la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu
de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au
politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance
au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que
lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par
leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie
On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque
chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee
comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur
delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme
maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas
tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord
Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir
101
102
fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les
citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des
hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient
jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut
que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit
en soutenant que
laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)
Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner
justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour
laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait
selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les
hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol
1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait
dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La
pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous
meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique
au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en
placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will
77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)
necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best
life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over
all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre
limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme
lexplique Mara
laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)
En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie
entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique
En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps
de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour
ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-
25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes
politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol
1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la
philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle
dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas
agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que
politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir
maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs
103
104
Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune
citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la
philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique
autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de
ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce
neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens
exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est
aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne
demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude
dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans
ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave
fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on
peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire
Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce
rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles
pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]
suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science
or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)
Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la
philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet
78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves
important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la
philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire
ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote
du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens
strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de
leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire
remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous
et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise
en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera
renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de
chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the
way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo
(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la
grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la
musique [μουσική]80
laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)
79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement
105
106
Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative
dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la
θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une
chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere
ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle
peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique
une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait
quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc
que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de
Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation
laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)
On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la
philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la
Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de
la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct
cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre
compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour
acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il
est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une
extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il
importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la
population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de
rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est
manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave
ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et
comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les
Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que
donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement
une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir
des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)
Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance
aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs
laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux
disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)
Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que
ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave
notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il
pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler
(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen
retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela
107
108
laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)
En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique
comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que
si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est
un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens
ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave
jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant
au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise
lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque
individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration
dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique
De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers
ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil
peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la
musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens
restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure
En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de
81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques
ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons
normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave
une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des
caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette
restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit
pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux
exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que
ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la
musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et
excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit
que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les
reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de
la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous
En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre
que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte
Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la
pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte
politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il
faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part
de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens
propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves
109
110
lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si
cest
laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)
En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune
citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des
activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que
lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre
dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil
semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie
contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par
exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas
leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne
semble pas lappuyer particuliegraverement
Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et
que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν
ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine
accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote
conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les
activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait
tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour
lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors
une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la
pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du
mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen
rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin
111
112
4 Conclusion
En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre
eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme
nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de
lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette
autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent
non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien
vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu
morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes
utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet
dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que
lhomme libre pratique ces activiteacutes
Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre
consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans
le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute
politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener
agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest
aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute
Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de
la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas
82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)
de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement
profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία
telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire
partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins
que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment
elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors
quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours
nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir
avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui
elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme
coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre
de lhomme
Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et
vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus
parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par
un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous
empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet
quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable
pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la
citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de
lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil
113
114
nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de
lessence humaine
De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous
rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice
de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans
lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte
la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est
important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la
philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou
deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de
passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le
temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν
σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous
soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble
indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute
tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du
loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance
et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans
labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage
cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux
qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car
la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)
Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-
deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et
tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)
se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun
sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo
(Pol 1334a26-28)
Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance
et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les
reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie
Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-
mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na
besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux
des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit
que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit
autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne
chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi
quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave
savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens
mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite
la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de
philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance
115
116
requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort
entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit
Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et
de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui
constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et
lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique
comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie
comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance
requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la
philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux
porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee
ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a
conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere
ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere
que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les
besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de
bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute
ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu
laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre
ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les
ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)
Bibliographie
Textes et traductions
ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993
--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004
--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978
--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992
--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000
--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)
--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)
--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction
--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000
--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990
--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894
--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007
--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004
--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004
117
118
PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)
--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008
Eacutetudes
ADKINS AWH laquo Theoria versus Praxis in the Nicomachean Ethics and the Republic raquo Classical Philology Vol 73 No 4 (Oct 1978) pp 297-313
AMBLER Wayne H laquo Aristotle on Acquisition raquo Canadian Journal of Political Science Revue canadienne de science politique Vol 17 No 3 (Sep 1984) pp 487-502
ANNAS Julias laquo Plato and Aristotle on Friendship and Altruism raquo Mind New Series Vol 86 No 344 (Oct 1977) pp 532-554
--- Comments on J Cooper Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
ARNOLD Peter laquo On the Relationship between Education Work and Leisure Past Present and Future raquo British Journal of Educational Studies Vol 37 No 2 (May 1989) pp 136-146
AUBENQUE Pierre La prudence chez Aristote Presses universitaires de France Paris 2004 4e eacuted (1963)
BERNARDETE Seth laquo Aristotle De Anima III3-5 raquo The Review of Metaphysics Vol 28 No 4 (Jun 1975) pp 611-622
BICKFORD Susan laquo Beyond Friendship Aristotle on Conflict Deliberation and Attention raquo The Journal of Politics Vol 58 No 2 (May 1996) pp 398-421
BODEacuteUumlS Richard laquo Notes sur quelques aspects de la conscience dans la penseacutee aristoteacutelicienne raquo Phronesis Vol 20 No 1 (1975) pp 63-74
--- laquo Philosophie et politique raquo Politique et philosophie chez Aristote Socieacuteteacute des eacutetudes classiques Namur 1991 chapitre II pp57-69
--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78
--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165
BROWN Eric laquo Aristotle on the Choice of Lives Two Concepts of Self-Sufficiency raquo Quel choix de vie Eacutetudes sur les rapports entre theōria et praxis chez Aristote ed Pierre Destreacutee (Louvain Peeters agrave paraicirctre) disponible agrave httpwwwartsciwustledu~eabrownresearchhtml
CHIBA Shin laquo Hannah Arendt on Love and the Political Love Friendship and Citizenship raquo The Review of Politics Vol 57 No 3 (Summer 1995) pp 505-535
CLARK Stephen laquo The Use of `Mans Function in Aristotle raquo Ethics Vol 82 No 4 (Jul 1972) pp 269-283
COLLINS Susan D laquo Moral Virtue and the Limits of the Political Community in Aristotles Nicomachean Ethics raquo American Journal of Political Science Vol 48 No 1 (Jan 2004) pp 47-61
COOPER John M laquo Friendship and the Good in Aristotle raquo The Philosophical Review Vol 86 No 3 (Jul 1977) pp 290-315
--- laquo Aristotle on the Forms of Friendship raquo The Review of Metaphysics Vol 30 No 4 (Jun 1977) pp 619-648
--- laquo Political animals and civic friendship raquo Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
CORDERO Ronald A laquo Aristotle and Fair Deals raquo Journal of Business Ethics Vol 7 No 9 (Sep 1988) pp 681-690
CURZER Howard J laquo Criteria for Happiness in Nicomachean Ethics 17 and X 6-8 raquo The Classical Quarterly New Series Vol 40 No 2 (1990) pp 421-432
GRAMM Warren S laquo Labor Work and Leisure Human Well-Being and the Optimal Allocation of Time raquo Journal of Economic Issues Vol 21 No 1 (Mar 1987) pp 167-188
119
120
HARDIE WFR laquo Aristotle on the Best Life for a Man raquo Philosophy Vol 54 No 207 (Jan 1979) pp 35-50
HEINAMAN Robert laquo Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics raquo Phronesis Vol 33 No 1 (1988) pp 31-53
HENAFF Marcel laquo Le Philosophe et le marchand raquo MLN Vol 102 No 4 French Issue (Sep 1987) pp 761-781 KAPLAN Andrew laquo Work Leisure and the Tasks of Schooling raquo Curriculum Inquiry Vol 27 No 4 (Winter 1997) pp 423-451
KEYT David laquo Intellectualism in Aristotle raquo Paideia Special Aristotle Issue (1978) pp138-157
LABARRIEgraveRE Jean-Louis La condition animale eacutetudes sur Aristote et les Stoiumlciens Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve 2005
LORD Carnes Education and culture in the political thought of Aristotle Cornell University Press Ithaca and London 1982
MARA Gerald M laquo The Role of Philosophy in Aristotles Political Science raquo Polity Vol 19 No 3 (Spring 1987) pp 375-401
MAYHEW Robert laquo Aristotle on the self-sufficiency of the city raquo History of political thought VolXVI No4 Winter 1995 pp488-502
--- laquo Part and Whole in Aristotles Political Philosophy raquo The Journal of Ethics Vol 1 No 4 (1997) pp 325-340
MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73
--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44
--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151
MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218
READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136
SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128
TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262
--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21
121
- 0 Introduction
- 1 Autarcie divine et autarcie humaine
-
- 11 Autarcie divine
- 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
- 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
- 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
- 15 Lrsquoautarcie humaine
- 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
-
- 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
-
- 21 Lamitieacute politique
- 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
-
- 221 Linutiliteacute de la philosophie
- 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
- 223 Lessence de la philosophie
-
- 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
- 24 Lami philosophe
-
- 3 Philosophie loisir et politique
-
- 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
-
- 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
- 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
-
- 32 Vie totale et vie partielle
- 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
-
- 4 Conclusion
- Bibliographie
-
- Textes et traductions
- Eacutetudes
-
Reacutesumeacute
Ce meacutemoire vise agrave mieux comprendre lutilisation du concept dautarcie agrave loeuvre
dans les eacutecrits dAristote et ce faisant agrave nous amener agrave une meilleure compreacutehension du
lien entre leacutethique et la politique dans la penseacutee aristoteacutelicienne Pour ce faire nous
commenccedilons tout dabord par distinguer deux types dautarcie agrave savoir ce que nous
appellerons dans la suite lautarcie divine et lautarcie humaine Lautarcie divine doit ecirctre
comprise comme le fait de se suffire pleinement agrave soi-mecircme de la maniegravere la plus
rigoureuse qui soit et cette autarcie nest agrave proprement parler attribuable quau divin
Lautarcie humaine quant agrave elle est celle qui est agrave loeuvre dans la deacutefinition que donne
Aristote de la citeacute agrave savoir quelle est un regroupement autarcique de personnes visant agrave
vivre et agrave bien vivre Par la suite nous montrons que la pratique de la philosophie qui est
deacutecrite comme une pratique autarcique en EN X est difficilement conciliable avec les
activiteacutes de la citeacute et la constitution dune communauteacute politique En effet comme cest le
besoin qui doit jouer le rocircle de ciment de la citeacute il est difficile de voir comment la
philosophie peut sinseacuterer dans le cadre eacutetatique de la citeacute eacutetant donneacute quelle nest daucune
utiliteacute et quelle est rechercheacutee pour elle-mecircme Toutefois puisquAristote ne preacutesente
jamais la cohabitation de la philosophie avec les autres activiteacutes de la citeacute comme
probleacutematique nous tentons de voir comment il est possible de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute pour lindividu de vivre en citeacute Cest en examinant la notion
de loisir que nous en venons agrave conclure que la philosophie doit y ecirctre releacutegueacutee afin de
pouvoir ecirctre pratiqueacutee Cest aussi en associant la philosophie au loisir et en eacutetudiant le rocircle
que celui-ci doit jouer au sein de la citeacute que nous sommes en mesure de voir se dessiner le
lien entre leacutethique et la politique
Mots-cleacutes Aristote autarcie autosuffisance eacutethique politique loisir
Abstract
This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia
which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer
idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve
this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and
the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of
being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine
that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency
is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient
grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice
of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as
an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in
the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and
considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is
totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to
conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis
because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called
problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a
human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure
that we can draw the link between ethics and politics
Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure
Table des matiegraveres
0 Introduction 1
1 Autarcie divine et autarcie humaine 6
11 Autarcie divine 7
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29
15 Lrsquoautarcie humaine 37
16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53
21 Lamitieacute politique 53
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57
221 Linutiliteacute de la philosophie57
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60
223 Lessence de la philosophie 66
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69
24 Lami philosophe 74
3 Philosophie loisir et politique78
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84
32 Vie totale et vie partielle90
33 Eacuteducation loisir et limite du politique98
4 Conclusion112
Bibliographie 117
Textes et traductions 117
Eacutetudes 118
Agrave ma sœur Joannie
que jrsquoaurais aimeacute voir grandir
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute
lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer
Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique
mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener
mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes
parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont
pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci
sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute
0 Introduction
Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous
plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et
dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent
tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant
donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations
quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement
On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains
eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman
nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement
notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme
est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est
hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre
deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de
lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque
La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre
humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-
nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le
faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos
congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui
y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus
1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin
2
difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la
philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la
charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous
sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre
vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus
de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin
decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses
Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui
donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est
quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir
dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee
dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre
cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement
jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de
cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement
Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que
se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient
pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du
neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes
eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas
le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de
Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la
philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)
Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part
de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos
contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la
tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans
besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire
par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se
suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave
quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux
ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en
scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias
mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est
de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel
(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout
simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour
Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves
lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour
assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La
Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)
vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un
chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail
3
4
augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire
Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la
diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique
individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se
fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est
prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une
autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est
eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures
en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos
besoins
Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que
pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne
laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois
il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de
maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne
doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera
donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre
travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire
quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave
lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de
type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave
reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute
peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle
Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va
donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en
viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte
que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de
reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de
reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter
lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver
nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres
diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la
recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec
les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue
comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave
chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de
la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y
parviendrons
5
6
1 Autarcie divine et autarcie humaine
Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts
drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2
Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)
tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la
θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de
deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon
lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee
drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin
Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous
basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte
nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute
nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction
nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la
mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet
lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors
que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique
2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere
Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au
deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans
la cadre politique de la citeacute
11 Autarcie divine
Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord
on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact
En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette
conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la
plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest
eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote
conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer
toute lrsquoincompatibiliteacute
Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et
bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie
neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui
permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de
plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule
quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et
le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7
Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur
6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls
7
8
Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces
laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive
parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le
mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de
physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier
moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)
Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie
[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce
de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui
est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30
1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est
ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-
35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine
En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit
parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant
eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun
apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est
inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son
activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier
drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander
dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ
8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)
1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire
un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous
laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune
activiteacute intellectuelle parfaite
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est
important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique
dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir
la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort
exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas
pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de
10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)
9
10
tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le
sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus
autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence
majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre
Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de
ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir
que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme
qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas
pleinement autosuffisant
Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain
et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que
dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que
comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence
provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement
une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)
Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en
acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes
que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous
sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque
faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce
13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo
de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions
qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus
grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen
cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il
faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par
lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela
implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il
y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais
franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre
entiegraverement conserveacutee
La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil
est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote
affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De
lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation
en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels
Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il
semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu
Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de
montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que
lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y
15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20
11
12
avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en
puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela
en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection
Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une
forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait
influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une
trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note
Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave
bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave
lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute
des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest
ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest
effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes
nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)
Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave
lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave
pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans
lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun
objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave
quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)
comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il
est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est
17 Bernardete 1975
exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur
du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure
puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus
haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune
fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA
429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective
srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage
se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18
Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau
deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme
nous souhaitions le deacutemontrer
La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du
premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse
que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave
Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en
partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere
traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN
1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre
Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a
18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie
13
14
entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose
drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave
percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ
αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous
soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de
soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier
laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune
certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces
choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et
le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de
vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet
objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison
qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire
parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)
Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce
que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet
de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se
connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un
objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme
maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que
lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la
forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil
est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de
connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour
Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de
lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la
preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21
Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit
agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme
qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son
ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la
connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait
que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique
aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il
est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi
par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de
perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette
activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit
le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas
neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que
lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais
nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de
rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-
mecircme sans avoir recours agrave ses amis
Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage
nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance
21 Bodeacuteuumls 1975 p68
15
16
requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans
lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui
est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-
mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut
conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut
se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de
cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont
exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest
pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une
question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas
comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par
le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais
bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne
pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple
diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre
les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de
degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs
activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest
jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats
semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir
qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont
exteacuterieures
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de
lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie
divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de
la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est
eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines
au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident
quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en
sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne
constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en
venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes
de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de
la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce
nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave
pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la
recherche de lautarcie divine
Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme
chez Aristote
laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une
certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions
rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses
œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement
accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien
17
18
humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus
lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent
se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette
vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui
deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22
Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre
eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de
lrsquohomme
Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme
est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office
avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On
pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις
na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du
reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave
cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus
que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz
a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de
concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans
problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de
ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est
extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave
22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990
Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi
que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages
laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)
Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action
nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave
fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat
et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est
subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme
de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce
passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le
Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre
les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme
le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin
en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage
de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le
philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα
quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la
deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci
se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction
(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui
19
20
permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index
que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous
laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne
consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un
synonyme de ἐνέργεια
Voici le deuxiegraveme passage
laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)
Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce
qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote
une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui
dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement
relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN
1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de
cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour
nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est
intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous
voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par
lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain
qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non
pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique
dans lutilisation de πρᾶξις
Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le
sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct
que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur
humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement
neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois
pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)
Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une
telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest
donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un
exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct
que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas
exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6
traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est
sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette
activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y
participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une
21
22
partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la
signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la
pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme
Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait
quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la
pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite
semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici
laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)
laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)
Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)
sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux
eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que
daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous
avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines
occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela
soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage
qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de
comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet
argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que
sur lui
Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue
pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement
intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que
lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que
cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce
critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus
parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain
est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence
majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous
pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave
laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία
ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere
toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant
quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave
nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur
une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le
divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN
23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74
23
24
1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la
θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote
Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas
lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave
lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que
du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous
en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons
pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent
particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour
peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune
preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur
attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous
apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que
toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de
lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de
preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de
lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία
Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est
inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil
appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le
26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432
traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec
lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in
addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis
that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of
happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres
utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec
ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le
bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par
examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce
qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais
utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord
la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que
laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans
can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])
X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human
abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo
(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives
ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer
suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29
a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute
28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428
25
26
b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif
b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes
d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30
e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu
il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31
Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous
lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut
donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain
Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de
la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas
en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun
eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait
qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui
permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave
lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette
association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme
devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour
30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer
ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil
partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la
vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce
nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la
pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En
combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de
conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons
pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son
caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en
tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία
serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser
pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela
32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le
27
28
nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la
diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela
ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de
puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un
passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait
la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la
vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc
deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)
Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose
la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle
Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous
en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi
explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-
1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se
trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la
σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de
lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On
pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de
deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une
part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme
comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain
sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)
Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme
deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait
quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave
part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence
humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse
sans activiteacute theacuteoreacutetique
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux
critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons
ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un
humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi
correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve
Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu
morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible
en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus
morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la
φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque
de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-
20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux
animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur
confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA
753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le
29
30
lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui
laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de
phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005
p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine
sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques
sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)
Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle
accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes
dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis
animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait
quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait
que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en
zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie
biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre
conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer
que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment
propre agrave lhomme
Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave
lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple
drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare
sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera
simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la
φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute
est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question
Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant
la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme
dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que
lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu
lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira
lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la
deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant
le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-
b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute
drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus
morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose
lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les
moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les
moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait
lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un
parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol
1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune
constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens
Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime
deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave
31
32
lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime
tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter
que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un
φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en
disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu
importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin
bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre
lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de
maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou
mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une
citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence
deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de
la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses
Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du
meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder
dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις
est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de
τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait
notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et
permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion
agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre
traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant
de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question
laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)
Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de
complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est
qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct
impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune
comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme
laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de
mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit
clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut
est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que
lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien
comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une
interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice
versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait
donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas
35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls
33
34
simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote
exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)
Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce
qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est
reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son
exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave
Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par
beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu
moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que
lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle
jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la
sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat
atteignable et effectivement atteint par certains hommes
Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant
en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il
nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute
autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave
autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction
plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que
lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par
Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique
autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose
Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible
dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure
en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος
dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici
Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele
laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain
quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le
bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce
passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un
autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)
36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail
35
36
Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent
Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le
bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-
mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy
attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si
donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut
regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que
renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour
eacuteclairer cela
laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)
En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest
pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le
meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une
puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est
capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave
laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur
theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre
laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais
pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)
En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en
lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est
aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite
dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu
cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la
maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec
Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de
lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie
divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon
laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi
nous allons maintenant nous attarder
15 Lrsquoautarcie humaine
Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus
haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est
beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie
Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce
37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie
37
38
dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme
Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris
comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est
proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type
drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut
pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce
nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme
chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30
1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y
a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest
pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre
de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-
35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur
humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie
humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment
le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)
Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa
quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I
6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la
vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine
38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)
eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur
humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN
I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest
pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est
inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette
activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas
parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le
mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une
activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui
inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales
humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste
donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans
son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire
en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)
Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere
collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous
lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au
contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves
39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes
39
40
lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte
tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration
omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que
lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc
en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept
proprement humain et politique
Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous
posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne
drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo
(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine
compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans
cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner
puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute
humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a
besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont
des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils
nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus
speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur
exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au
sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus
bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN
42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici
1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit
ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de
lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait
de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou
encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont
drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux
drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des
dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent
tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine
On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces
exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que
lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave
lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le
courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par
exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave
une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors
drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste
lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et
crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-
44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux
41
42
32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez
Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication
des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore
la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la
justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46
De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes
mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et
en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]
il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes
drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous
46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute
soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en
possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN
X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la
neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont
des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer
16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre
aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant
est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre
connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute
Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des
individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre
Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont
les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme
est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne
soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave
49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien
43
44
lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour
qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave
montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui
nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote
attribue agrave la citeacute
Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour
que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous
contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun
commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui
de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier
argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de
dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des
textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que
puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une
substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on
conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest
que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui
influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune
substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres
qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces
50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329
ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce
texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres
ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire
partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il
faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute
Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet
nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui
nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5
1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le
cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous
lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il
faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute
Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que
le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous
contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de
srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se
pencher sur les autres arguments de Mayhew
Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est
rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que
critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo
52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329
45
46
(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et
drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun
individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de
la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu
nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la
citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces
parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre
Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante
laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par
exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon
lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes
ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est
reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques
selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee
drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement
lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par
continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute
et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que
Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de
regarder cette position plus en profondeur
54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330
Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues
du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons
lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait
reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil
nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme
si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux
morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par
continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus
Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol
1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de
continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes
composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de
maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la
forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par
Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient
regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela
une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On
pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest
pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce
qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir
du siegravege (Pol 1276a24-30)
56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions
47
48
On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon
(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un
organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure
Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est
supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique
On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y
attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait
tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que
conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On
pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience
part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que
chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre
perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit
serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une
citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au
courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le
contexte est aussi fort plausible
Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport
toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au
tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne
57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux
cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote
affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que
ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre
faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la
fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de
demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de
voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En
mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais
que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν
πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas
dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre
suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs
(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre
faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non
directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut
pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on
comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante
Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la
possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien
dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens
58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315
49
50
du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo
[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots
De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)
On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai
que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer
une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous
permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui
empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]
cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les
objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette
deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les
citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol
1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)
Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature
anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme
ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une
partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his
life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo
(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal
problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche
de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est
de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la
citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus
preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous
lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or
ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce
sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la
recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN
1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en
quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre
comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer
quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute
tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure
de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de
luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir
que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does
not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait
juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront
pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut
exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne
sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment
nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la
philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire
ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et
51
52
divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette
recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee
puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela
dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere
individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses
besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens
que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en
branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu
et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que
donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont
remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse
dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60
laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)
21 Lamitieacute politique
Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence
drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en
60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot
53
54
mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le
temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie
srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du
fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir
pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il
nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types
drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute
qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute
Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique
(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme
eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude
amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction
entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la
personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude
amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun
qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce
qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est
beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de
comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute
la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste
maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le
philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation
laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les
concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions
communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur
lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est
ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il
faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils
sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et
comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la
philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord
quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme
le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires
que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la
fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce
agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres
consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave
cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera
neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas
drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave
le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la
veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la
philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de
lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un
61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron
55
56
objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest
cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de
lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire
que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche
Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une
eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord
se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la
concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par
inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute
politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce
que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE
1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent
exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol
1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif
eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie
comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui
deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le
moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres
citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute
pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure
ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce
que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la
mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous
attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne
peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la
philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec
toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun
eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas
passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas
decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi
la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme
221 Linutiliteacute de la philosophie
Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la
vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un
manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le
tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de
relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en
termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un
62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)
57
58
besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient
qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que
lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la
communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de
profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute
essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type
drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le
besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)
Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine
coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial
pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un
besoin des autres individus
Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme
chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64
63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la
En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil
eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la
sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la
philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune
citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait
que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ
τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons
avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-
5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves
aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre
ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles
stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo
(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la
philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans
le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire
une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui
srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie
eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta
Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux
besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65
politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)
59
60
Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles
doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote
distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute
de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la
sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de
deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien
deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer
montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les
choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations
Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une
amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-
20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en
veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que
la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui
partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct
fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la
philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la
philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle
relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE
1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de
valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee
par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de
recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet
parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN
1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute
de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un
rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un
cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du
cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet
exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur
consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de
lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN
1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une
maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire
quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le
critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un
eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si
uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)
On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le
nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas
aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette
61
62
position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins
nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison
de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent
ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel
eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de
besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct
Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi
seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent
quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut
aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent
possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier
avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune
pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave
transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)
Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien
au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il
semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi
tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute
drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend
les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas
66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)
drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN
1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que
quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur
moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le
critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange
Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une
distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute
de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais
il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique
regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo
Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est
politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute
souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN
1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance
soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la
proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est
compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute
morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par
inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus
67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)
63
64
difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange
fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette
maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des
amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le
choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute
politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale
est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la
seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par
inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent
Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se
comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait
cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons
pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee
aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons
justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour
ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par
exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut
68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui
examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour
chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)
Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique
nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne
peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest
principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il
est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la
philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave
largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que
leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute
est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave
aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme
raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X
qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il
doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les
produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe
dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne
peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est
totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit
il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na
nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent
65
66
rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la
philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que
lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)
Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer
dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau
de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN
1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi
humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique
que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes
223 Lessence de la philosophie
Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit
decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont
deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol
1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela
est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave
tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si
Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages
quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se
chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger
en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici
cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est
donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-
mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une
chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie
Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et
agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun
de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule
de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue
cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-
mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne
de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS
165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur
des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les
sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit
moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun
savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le
dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais
le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la
rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que
lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi
neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans
le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de
rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur
70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion
67
68
avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave
lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)
Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit
comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son
usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur
profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave
laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en
effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre
un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la
production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux
Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994
p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la
maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes
tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite
soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine
ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est
une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie
Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22
Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however
similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure
que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature
mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens
nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un
eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la
description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre
compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le
deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct
et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel
quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont
nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre
ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que
le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN
1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou
dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau
de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas
non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la
conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme
le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune
simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la
communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)
Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons
69
70
deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si
lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct
des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses
membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie
humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute
Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune
certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que
la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette
direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune
certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute
Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut
pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une
amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute
politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest
en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree
with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned
for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to
ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such
general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)
Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de
surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par
contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre
partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des
genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la
bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre
de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre
partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance
afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de
nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup
de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens
dune citeacute
Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au
sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui
vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest
impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est
donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la
bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable
laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)
On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu
comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur
lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait
nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation
71
72
deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de
former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave
souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins
du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce
genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit
le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car
il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement
avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere
En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut
donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct
de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest
exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle
permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre
La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la
citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui
peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la
bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles
et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard
de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest
devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la
bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis
politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable
une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique
Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci
de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique
se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait
naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte
de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres
dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On
peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de
citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme
coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela
on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple
amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais
preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des
magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote
affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol
1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que
laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an
extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise
Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are
fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of
different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les
73
74
deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute
en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la
concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance
24 Lami philosophe
Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute
politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable
Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe
Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de
faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux
sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans
lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas
qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo
(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature
cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la
reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la
proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut
Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les
deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une
relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave
lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra
aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune
utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour
Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du
partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN
1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir
reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une
attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)
Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage
laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)
Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que
philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier
avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son
activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la
fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est
clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui
ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave
combler
Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y
avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur
eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν
75
76
σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such
as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses
provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo
(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de
sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute
Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre
indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses
besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis
de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le
bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc
dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance
mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche
toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil
recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)
Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet
pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or
laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo
(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle
exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute
On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant
donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de
faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de
Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite
histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la
philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse
de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe
ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se
limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire
Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de
stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe
celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet
eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant
quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas
elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de
laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus
dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves
lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe
Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre
solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche
de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la
philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la
philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la
politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique
de la philosophie
77
78
3 Philosophie loisir et politique
Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer
pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question
consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le
producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire
eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet
nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la
citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout
en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine
Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que
la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe
Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement
deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave
pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme
devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il
simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les
surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des
activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il
serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au
loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font
quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere
servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est
souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)
Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de
commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol
1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute
desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee
par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles
activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les
citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent
mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la
vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave
lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la
pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune
pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement
associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des
activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement
79
80
Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement
toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En
effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure
de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses
populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave
toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des
vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans
la besogne (Pol 1334a15-25)
Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice
dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol
1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine
maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui
quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La
vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et
travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-
11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas
honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En
effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs
manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre
71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes
agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a
pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de
distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du
fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme
qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est
soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre
desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave
personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et
lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui
dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la
fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest
pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en
deacutetail cela un peu plus loin
Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil
faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit
dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre
les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol
1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou
lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave
savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit
celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]
81
82
rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise
davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau
fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la
soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun
homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait
dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre
individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue
guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et
les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique
leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15
et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse
[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute
qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple
particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour
celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique
que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres
besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura
ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite
permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les
72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute
activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer
car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de
proportionnaliteacute dans lamitieacute politique
Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de
lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous
lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la
communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute
Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des
activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre
ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent
sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute
de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette
quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira
ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de
terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production
bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les
besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la
reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui
autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave
faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie
mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et
73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo
83
84
permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation
resterait une pratique noble
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef
nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type
dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes
freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la
philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui
qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute
que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne
peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave
celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi
cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser
Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend
pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la
mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup
de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un
travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au
soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que
se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu
(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a
(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote
pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette
raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun
cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de
comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au
contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir
et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait
davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon
choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais
en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui
pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce
sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est
priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en
fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne
soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote
rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop
pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)
Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de
tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du
loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir
est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote
des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces
deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart
74Voir aussi EN 1176b35-1177a1
85
86
des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques
laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol
1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de
participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit
quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave
ces paysans davoir du loisir
Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait
totalement diffeacuterent
laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)
Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le
plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol
1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la
pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par
contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir
dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct
agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela
nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose
Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se
demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie
philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence
suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne
neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme
individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire
que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne
decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute
sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour
les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution
agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]
pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans
les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement
conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie
na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les
capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car
cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere
Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de
reacutemuneacuteration eacutetatique
En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela
Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes
pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave
lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute
87
88
en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette
activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et
sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut
relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante
ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous
avons parleacute plus haut
Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale
En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple
navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait
Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille
(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la
capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus
grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il
faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote
pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la
description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la
campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas
directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant
exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il
nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de
vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs
que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol
75Voir par exemple Pol 1325a7-14
1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne
comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous
Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples
cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent
mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps
tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol
fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme
pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave
lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui
loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens
dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que
ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance
et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers
lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves
inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de
deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens
est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette
maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces
paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait
dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux
76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production
89
90
[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo
(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche
davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour
les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les
oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que
laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des
ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre
cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux
qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote
laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration
suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile
elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais
plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute
32 Vie totale et vie partielle
La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut
comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos
besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique
de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il
est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un
individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a
trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous
nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte
Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce
que nous appelons la vie totale
laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)
Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des
laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons
qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles
que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une
chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres
dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant
lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc
laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest
agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination
de vie partielle
De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du
moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que
si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a
besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on
91
92
comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest
neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question
nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne
permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage
permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant
place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se
divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est
indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas
interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait
diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres
de contraintes et visant le beau
Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir
quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du
bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et
de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)
What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the
happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)
Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse
pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui
qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens
mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman
formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur
lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait
meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui
consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous
lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question
soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme
Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour
ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa
pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave
une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la
dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette
pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce
nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol
1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique
parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)
En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun
moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa
forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont
la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave
montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement
implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la
colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le
peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement
93
94
doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son
mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-
mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant
agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre
quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui
forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre
geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN
1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun
terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer
par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme
nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut
pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera
aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre
cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle
Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une
chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non
agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire
plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La
question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans
La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par
sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce
qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses
vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait
de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est
vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi
diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le
deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les
domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas
chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la
nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien
que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que
ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des
ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc
quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la
sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour
advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant
Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour
Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la
nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel
et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune
avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre
sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette
faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois
sagace et sage ou utile et sage
95
96
Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit
certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant
pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient
telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne
eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu
morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun
homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait
voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile
peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont
pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des
actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere
de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-
mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela
implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer
cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni
vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant
de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la
reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la
pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les
actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce
au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon
est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se
distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes
et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu
morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de
lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce
faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans
une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi
de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre
et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur
attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que
lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes
dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre
la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il
malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas
accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit
naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour
le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol
1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant
intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes
utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces
deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas
neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel
pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale
97
98
Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer
plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la
speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable
de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre
capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo
(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la
plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que
les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes
ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo
(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les
ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant
plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol
1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute
de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la
philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se
doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces
diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles
33 Eacuteducation loisir et limite du politique
laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des
tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes
jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les
individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et
non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la
conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du
moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la
tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs
car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes
dougrave limportance de leacuteducation
laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non
pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre
et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit
aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus
sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune
part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol
1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison
est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que
fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut
jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en
assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en
ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur
perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ
ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que
celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper
99
100
dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans
cette mecircme veine Aristote affirme que le fait
laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)
Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique
et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue
du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la
pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere
instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre
eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave
comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est
essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas
autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la
santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle
donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)
Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur
pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais
que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit
cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour
faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme
le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de
lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs
neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de
la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)
En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose
aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens
du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la
diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος
κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler
la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu
de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au
politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance
au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que
lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par
leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie
On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque
chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee
comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur
delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme
maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas
tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord
Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir
101
102
fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les
citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des
hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient
jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut
que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit
en soutenant que
laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)
Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner
justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour
laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait
selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les
hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol
1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait
dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La
pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous
meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique
au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en
placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will
77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)
necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best
life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over
all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre
limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme
lexplique Mara
laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)
En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie
entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique
En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps
de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour
ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-
25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes
politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol
1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la
philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle
dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas
agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que
politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir
maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs
103
104
Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune
citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la
philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique
autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de
ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce
neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens
exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est
aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne
demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude
dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans
ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave
fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on
peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire
Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce
rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles
pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]
suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science
or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)
Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la
philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet
78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves
important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la
philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire
ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote
du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens
strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de
leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire
remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous
et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise
en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera
renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de
chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the
way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo
(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la
grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la
musique [μουσική]80
laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)
79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement
105
106
Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative
dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la
θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une
chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere
ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle
peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique
une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait
quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc
que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de
Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation
laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)
On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la
philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la
Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de
la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct
cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre
compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour
acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il
est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une
extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il
importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la
population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de
rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est
manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave
ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et
comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les
Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que
donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement
une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir
des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)
Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance
aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs
laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux
disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)
Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que
ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave
notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il
pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler
(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen
retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela
107
108
laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)
En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique
comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que
si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est
un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens
ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave
jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant
au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise
lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque
individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration
dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique
De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers
ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil
peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la
musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens
restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure
En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de
81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques
ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons
normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave
une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des
caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette
restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit
pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux
exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que
ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la
musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et
excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit
que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les
reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de
la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous
En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre
que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte
Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la
pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte
politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il
faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part
de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens
propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves
109
110
lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si
cest
laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)
En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune
citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des
activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que
lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre
dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil
semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie
contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par
exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas
leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne
semble pas lappuyer particuliegraverement
Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et
que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν
ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine
accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote
conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les
activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait
tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour
lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors
une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la
pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du
mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen
rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin
111
112
4 Conclusion
En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre
eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme
nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de
lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette
autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent
non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien
vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu
morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes
utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet
dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que
lhomme libre pratique ces activiteacutes
Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre
consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans
le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute
politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener
agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest
aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute
Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de
la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas
82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)
de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement
profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία
telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire
partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins
que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment
elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors
quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours
nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir
avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui
elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme
coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre
de lhomme
Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et
vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus
parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par
un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous
empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet
quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable
pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la
citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de
lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil
113
114
nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de
lessence humaine
De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous
rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice
de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans
lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte
la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est
important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la
philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou
deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de
passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le
temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν
σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous
soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble
indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute
tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du
loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance
et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans
labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage
cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux
qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car
la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)
Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-
deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et
tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)
se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun
sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo
(Pol 1334a26-28)
Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance
et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les
reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie
Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-
mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na
besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux
des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit
que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit
autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne
chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi
quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave
savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens
mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite
la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de
philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance
115
116
requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort
entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit
Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et
de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui
constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et
lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique
comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie
comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance
requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la
philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux
porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee
ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a
conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere
ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere
que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les
besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de
bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute
ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu
laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre
ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les
ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)
Bibliographie
Textes et traductions
ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993
--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004
--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978
--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992
--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000
--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)
--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)
--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction
--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000
--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990
--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894
--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007
--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004
--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004
117
118
PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)
--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008
Eacutetudes
ADKINS AWH laquo Theoria versus Praxis in the Nicomachean Ethics and the Republic raquo Classical Philology Vol 73 No 4 (Oct 1978) pp 297-313
AMBLER Wayne H laquo Aristotle on Acquisition raquo Canadian Journal of Political Science Revue canadienne de science politique Vol 17 No 3 (Sep 1984) pp 487-502
ANNAS Julias laquo Plato and Aristotle on Friendship and Altruism raquo Mind New Series Vol 86 No 344 (Oct 1977) pp 532-554
--- Comments on J Cooper Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
ARNOLD Peter laquo On the Relationship between Education Work and Leisure Past Present and Future raquo British Journal of Educational Studies Vol 37 No 2 (May 1989) pp 136-146
AUBENQUE Pierre La prudence chez Aristote Presses universitaires de France Paris 2004 4e eacuted (1963)
BERNARDETE Seth laquo Aristotle De Anima III3-5 raquo The Review of Metaphysics Vol 28 No 4 (Jun 1975) pp 611-622
BICKFORD Susan laquo Beyond Friendship Aristotle on Conflict Deliberation and Attention raquo The Journal of Politics Vol 58 No 2 (May 1996) pp 398-421
BODEacuteUumlS Richard laquo Notes sur quelques aspects de la conscience dans la penseacutee aristoteacutelicienne raquo Phronesis Vol 20 No 1 (1975) pp 63-74
--- laquo Philosophie et politique raquo Politique et philosophie chez Aristote Socieacuteteacute des eacutetudes classiques Namur 1991 chapitre II pp57-69
--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78
--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165
BROWN Eric laquo Aristotle on the Choice of Lives Two Concepts of Self-Sufficiency raquo Quel choix de vie Eacutetudes sur les rapports entre theōria et praxis chez Aristote ed Pierre Destreacutee (Louvain Peeters agrave paraicirctre) disponible agrave httpwwwartsciwustledu~eabrownresearchhtml
CHIBA Shin laquo Hannah Arendt on Love and the Political Love Friendship and Citizenship raquo The Review of Politics Vol 57 No 3 (Summer 1995) pp 505-535
CLARK Stephen laquo The Use of `Mans Function in Aristotle raquo Ethics Vol 82 No 4 (Jul 1972) pp 269-283
COLLINS Susan D laquo Moral Virtue and the Limits of the Political Community in Aristotles Nicomachean Ethics raquo American Journal of Political Science Vol 48 No 1 (Jan 2004) pp 47-61
COOPER John M laquo Friendship and the Good in Aristotle raquo The Philosophical Review Vol 86 No 3 (Jul 1977) pp 290-315
--- laquo Aristotle on the Forms of Friendship raquo The Review of Metaphysics Vol 30 No 4 (Jun 1977) pp 619-648
--- laquo Political animals and civic friendship raquo Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
CORDERO Ronald A laquo Aristotle and Fair Deals raquo Journal of Business Ethics Vol 7 No 9 (Sep 1988) pp 681-690
CURZER Howard J laquo Criteria for Happiness in Nicomachean Ethics 17 and X 6-8 raquo The Classical Quarterly New Series Vol 40 No 2 (1990) pp 421-432
GRAMM Warren S laquo Labor Work and Leisure Human Well-Being and the Optimal Allocation of Time raquo Journal of Economic Issues Vol 21 No 1 (Mar 1987) pp 167-188
119
120
HARDIE WFR laquo Aristotle on the Best Life for a Man raquo Philosophy Vol 54 No 207 (Jan 1979) pp 35-50
HEINAMAN Robert laquo Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics raquo Phronesis Vol 33 No 1 (1988) pp 31-53
HENAFF Marcel laquo Le Philosophe et le marchand raquo MLN Vol 102 No 4 French Issue (Sep 1987) pp 761-781 KAPLAN Andrew laquo Work Leisure and the Tasks of Schooling raquo Curriculum Inquiry Vol 27 No 4 (Winter 1997) pp 423-451
KEYT David laquo Intellectualism in Aristotle raquo Paideia Special Aristotle Issue (1978) pp138-157
LABARRIEgraveRE Jean-Louis La condition animale eacutetudes sur Aristote et les Stoiumlciens Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve 2005
LORD Carnes Education and culture in the political thought of Aristotle Cornell University Press Ithaca and London 1982
MARA Gerald M laquo The Role of Philosophy in Aristotles Political Science raquo Polity Vol 19 No 3 (Spring 1987) pp 375-401
MAYHEW Robert laquo Aristotle on the self-sufficiency of the city raquo History of political thought VolXVI No4 Winter 1995 pp488-502
--- laquo Part and Whole in Aristotles Political Philosophy raquo The Journal of Ethics Vol 1 No 4 (1997) pp 325-340
MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73
--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44
--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151
MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218
READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136
SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128
TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262
--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21
121
- 0 Introduction
- 1 Autarcie divine et autarcie humaine
-
- 11 Autarcie divine
- 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
- 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
- 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
- 15 Lrsquoautarcie humaine
- 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
-
- 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
-
- 21 Lamitieacute politique
- 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
-
- 221 Linutiliteacute de la philosophie
- 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
- 223 Lessence de la philosophie
-
- 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
- 24 Lami philosophe
-
- 3 Philosophie loisir et politique
-
- 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
-
- 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
- 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
-
- 32 Vie totale et vie partielle
- 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
-
- 4 Conclusion
- Bibliographie
-
- Textes et traductions
- Eacutetudes
-
Abstract
This dissertation tries to gain a better understanding of the concept of autarkeia
which is present in the writings of Aristotle Doing this we are also able to get a clearer
idea of the link between ethics and politics in the aristotelian thought In order to achieve
this we start by distinguishing two types of self-sufficiency the divine self-sufficiency and
the human self-sufficiency The divine self-sufficiency is to be understood as the fact of
being fully self-sufficient in the most rigorous way Strictly speaking it is only the divine
that can be granted of such a self-sufficiency On the other hand the human self-sufficiency
is the one effective in the aristotelian definition of the polis which is the self-sufficient
grouping of persons aiming at living and good living After that we show that the practice
of philosophy which is described as a self-sufficient activity in NE X is hardly possible as
an activity of the polis and cannot participate in bringing a polis to life This is founded in
the fact that for Aristotle it is the needs that keep people together united in a polis and
considering that it is difficult to see how philosophy could be part of this because it is
totally useless and searched for itself However we try to see how it would be possible to
conciliate the practice of philosophy with the necessity for a human to live in a polis
because Aristotle never speaks of it as being problematic The answer of this so-called
problem is to be found in the notion of leisure by relegating philosophy to this part of a
human life in order for it to be practiced It is also by associating philosophy and leisure
that we can draw the link between ethics and politics
Keywords Aristotle autarkeia self-sufficiency ethics politics leisure
Table des matiegraveres
0 Introduction 1
1 Autarcie divine et autarcie humaine 6
11 Autarcie divine 7
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29
15 Lrsquoautarcie humaine 37
16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53
21 Lamitieacute politique 53
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57
221 Linutiliteacute de la philosophie57
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60
223 Lessence de la philosophie 66
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69
24 Lami philosophe 74
3 Philosophie loisir et politique78
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84
32 Vie totale et vie partielle90
33 Eacuteducation loisir et limite du politique98
4 Conclusion112
Bibliographie 117
Textes et traductions 117
Eacutetudes 118
Agrave ma sœur Joannie
que jrsquoaurais aimeacute voir grandir
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute
lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer
Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique
mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener
mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes
parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont
pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci
sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute
0 Introduction
Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous
plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et
dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent
tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant
donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations
quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement
On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains
eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman
nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement
notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme
est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est
hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre
deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de
lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque
La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre
humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-
nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le
faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos
congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui
y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus
1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin
2
difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la
philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la
charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous
sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre
vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus
de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin
decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses
Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui
donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est
quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir
dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee
dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre
cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement
jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de
cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement
Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que
se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient
pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du
neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes
eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas
le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de
Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la
philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)
Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part
de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos
contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la
tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans
besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire
par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se
suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave
quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux
ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en
scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias
mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est
de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel
(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout
simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour
Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves
lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour
assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La
Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)
vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un
chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail
3
4
augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire
Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la
diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique
individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se
fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est
prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une
autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est
eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures
en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos
besoins
Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que
pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne
laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois
il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de
maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne
doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera
donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre
travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire
quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave
lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de
type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave
reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute
peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle
Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va
donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en
viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte
que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de
reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de
reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter
lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver
nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres
diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la
recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec
les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue
comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave
chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de
la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y
parviendrons
5
6
1 Autarcie divine et autarcie humaine
Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts
drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2
Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)
tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la
θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de
deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon
lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee
drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin
Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous
basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte
nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute
nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction
nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la
mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet
lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors
que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique
2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere
Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au
deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans
la cadre politique de la citeacute
11 Autarcie divine
Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord
on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact
En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette
conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la
plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest
eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote
conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer
toute lrsquoincompatibiliteacute
Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et
bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie
neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui
permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de
plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule
quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et
le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7
Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur
6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls
7
8
Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces
laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive
parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le
mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de
physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier
moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)
Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie
[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce
de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui
est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30
1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est
ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-
35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine
En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit
parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant
eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun
apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est
inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son
activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier
drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander
dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ
8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)
1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire
un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous
laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune
activiteacute intellectuelle parfaite
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est
important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique
dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir
la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort
exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas
pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de
10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)
9
10
tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le
sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus
autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence
majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre
Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de
ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir
que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme
qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas
pleinement autosuffisant
Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain
et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que
dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que
comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence
provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement
une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)
Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en
acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes
que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous
sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque
faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce
13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo
de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions
qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus
grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen
cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il
faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par
lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela
implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il
y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais
franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre
entiegraverement conserveacutee
La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil
est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote
affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De
lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation
en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels
Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il
semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu
Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de
montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que
lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y
15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20
11
12
avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en
puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela
en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection
Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une
forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait
influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une
trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note
Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave
bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave
lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute
des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest
ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest
effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes
nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)
Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave
lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave
pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans
lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun
objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave
quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)
comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il
est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est
17 Bernardete 1975
exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur
du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure
puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus
haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune
fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA
429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective
srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage
se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18
Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau
deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme
nous souhaitions le deacutemontrer
La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du
premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse
que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave
Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en
partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere
traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN
1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre
Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a
18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie
13
14
entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose
drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave
percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ
αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous
soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de
soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier
laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune
certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces
choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et
le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de
vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet
objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison
qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire
parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)
Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce
que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet
de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se
connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un
objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme
maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que
lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la
forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil
est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de
connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour
Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de
lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la
preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21
Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit
agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme
qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son
ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la
connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait
que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique
aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il
est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi
par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de
perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette
activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit
le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas
neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que
lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais
nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de
rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-
mecircme sans avoir recours agrave ses amis
Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage
nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance
21 Bodeacuteuumls 1975 p68
15
16
requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans
lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui
est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-
mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut
conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut
se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de
cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont
exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest
pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une
question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas
comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par
le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais
bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne
pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple
diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre
les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de
degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs
activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest
jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats
semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir
qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont
exteacuterieures
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de
lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie
divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de
la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est
eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines
au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident
quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en
sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne
constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en
venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes
de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de
la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce
nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave
pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la
recherche de lautarcie divine
Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme
chez Aristote
laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une
certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions
rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses
œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement
accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien
17
18
humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus
lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent
se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette
vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui
deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22
Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre
eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de
lrsquohomme
Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme
est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office
avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On
pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις
na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du
reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave
cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus
que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz
a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de
concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans
problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de
ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est
extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave
22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990
Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi
que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages
laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)
Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action
nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave
fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat
et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est
subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme
de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce
passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le
Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre
les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme
le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin
en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage
de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le
philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα
quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la
deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci
se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction
(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui
19
20
permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index
que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous
laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne
consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un
synonyme de ἐνέργεια
Voici le deuxiegraveme passage
laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)
Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce
qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote
une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui
dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement
relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN
1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de
cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour
nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est
intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous
voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par
lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain
qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non
pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique
dans lutilisation de πρᾶξις
Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le
sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct
que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur
humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement
neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois
pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)
Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une
telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest
donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un
exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct
que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas
exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6
traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est
sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette
activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y
participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une
21
22
partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la
signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la
pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme
Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait
quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la
pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite
semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici
laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)
laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)
Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)
sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux
eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que
daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous
avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines
occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela
soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage
qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de
comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet
argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que
sur lui
Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue
pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement
intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que
lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que
cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce
critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus
parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain
est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence
majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous
pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave
laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία
ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere
toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant
quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave
nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur
une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le
divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN
23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74
23
24
1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la
θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote
Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas
lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave
lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que
du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous
en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons
pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent
particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour
peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune
preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur
attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous
apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que
toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de
lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de
preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de
lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία
Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est
inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil
appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le
26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432
traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec
lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in
addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis
that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of
happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres
utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec
ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le
bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par
examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce
qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais
utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord
la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que
laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans
can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])
X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human
abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo
(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives
ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer
suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29
a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute
28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428
25
26
b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif
b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes
d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30
e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu
il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31
Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous
lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut
donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain
Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de
la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas
en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun
eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait
qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui
permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave
lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette
association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme
devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour
30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer
ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil
partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la
vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce
nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la
pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En
combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de
conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons
pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son
caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en
tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία
serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser
pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela
32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le
27
28
nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la
diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela
ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de
puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un
passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait
la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la
vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc
deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)
Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose
la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle
Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous
en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi
explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-
1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se
trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la
σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de
lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On
pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de
deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une
part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme
comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain
sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)
Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme
deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait
quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave
part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence
humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse
sans activiteacute theacuteoreacutetique
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux
critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons
ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un
humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi
correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve
Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu
morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible
en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus
morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la
φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque
de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-
20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux
animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur
confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA
753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le
29
30
lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui
laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de
phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005
p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine
sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques
sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)
Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle
accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes
dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis
animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait
quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait
que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en
zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie
biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre
conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer
que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment
propre agrave lhomme
Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave
lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple
drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare
sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera
simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la
φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute
est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question
Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant
la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme
dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que
lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu
lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira
lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la
deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant
le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-
b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute
drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus
morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose
lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les
moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les
moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait
lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un
parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol
1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune
constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens
Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime
deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave
31
32
lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime
tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter
que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un
φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en
disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu
importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin
bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre
lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de
maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou
mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une
citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence
deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de
la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses
Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du
meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder
dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις
est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de
τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait
notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et
permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion
agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre
traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant
de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question
laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)
Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de
complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est
qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct
impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune
comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme
laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de
mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit
clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut
est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que
lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien
comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une
interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice
versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait
donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas
35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls
33
34
simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote
exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)
Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce
qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est
reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son
exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave
Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par
beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu
moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que
lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle
jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la
sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat
atteignable et effectivement atteint par certains hommes
Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant
en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il
nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute
autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave
autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction
plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que
lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par
Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique
autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose
Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible
dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure
en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος
dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici
Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele
laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain
quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le
bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce
passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un
autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)
36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail
35
36
Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent
Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le
bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-
mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy
attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si
donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut
regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que
renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour
eacuteclairer cela
laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)
En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest
pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le
meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une
puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est
capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave
laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur
theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre
laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais
pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)
En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en
lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est
aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite
dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu
cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la
maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec
Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de
lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie
divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon
laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi
nous allons maintenant nous attarder
15 Lrsquoautarcie humaine
Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus
haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est
beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie
Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce
37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie
37
38
dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme
Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris
comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est
proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type
drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut
pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce
nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme
chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30
1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y
a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest
pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre
de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-
35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur
humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie
humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment
le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)
Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa
quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I
6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la
vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine
38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)
eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur
humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN
I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest
pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est
inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette
activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas
parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le
mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une
activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui
inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales
humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste
donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans
son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire
en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)
Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere
collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous
lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au
contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves
39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes
39
40
lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte
tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration
omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que
lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc
en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept
proprement humain et politique
Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous
posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne
drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo
(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine
compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans
cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner
puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute
humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a
besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont
des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils
nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus
speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur
exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au
sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus
bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN
42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici
1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit
ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de
lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait
de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou
encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont
drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux
drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des
dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent
tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine
On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces
exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que
lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave
lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le
courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par
exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave
une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors
drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste
lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et
crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-
44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux
41
42
32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez
Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication
des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore
la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la
justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46
De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes
mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et
en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]
il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes
drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous
46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute
soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en
possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN
X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la
neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont
des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer
16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre
aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant
est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre
connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute
Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des
individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre
Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont
les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme
est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne
soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave
49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien
43
44
lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour
qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave
montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui
nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote
attribue agrave la citeacute
Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour
que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous
contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun
commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui
de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier
argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de
dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des
textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que
puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une
substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on
conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest
que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui
influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune
substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres
qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces
50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329
ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce
texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres
ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire
partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il
faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute
Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet
nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui
nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5
1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le
cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous
lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il
faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute
Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que
le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous
contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de
srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se
pencher sur les autres arguments de Mayhew
Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est
rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que
critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo
52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329
45
46
(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et
drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun
individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de
la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu
nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la
citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces
parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre
Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante
laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par
exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon
lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes
ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est
reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques
selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee
drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement
lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par
continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute
et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que
Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de
regarder cette position plus en profondeur
54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330
Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues
du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons
lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait
reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil
nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme
si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux
morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par
continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus
Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol
1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de
continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes
composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de
maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la
forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par
Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient
regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela
une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On
pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest
pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce
qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir
du siegravege (Pol 1276a24-30)
56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions
47
48
On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon
(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un
organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure
Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est
supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique
On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y
attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait
tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que
conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On
pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience
part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que
chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre
perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit
serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une
citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au
courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le
contexte est aussi fort plausible
Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport
toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au
tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne
57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux
cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote
affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que
ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre
faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la
fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de
demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de
voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En
mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais
que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν
πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas
dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre
suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs
(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre
faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non
directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut
pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on
comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante
Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la
possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien
dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens
58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315
49
50
du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo
[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots
De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)
On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai
que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer
une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous
permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui
empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]
cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les
objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette
deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les
citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol
1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)
Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature
anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme
ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une
partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his
life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo
(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal
problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche
de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est
de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la
citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus
preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous
lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or
ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce
sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la
recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN
1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en
quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre
comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer
quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute
tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure
de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de
luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir
que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does
not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait
juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront
pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut
exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne
sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment
nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la
philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire
ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et
51
52
divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette
recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee
puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela
dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere
individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses
besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens
que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en
branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu
et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que
donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont
remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse
dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60
laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)
21 Lamitieacute politique
Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence
drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en
60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot
53
54
mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le
temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie
srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du
fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir
pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il
nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types
drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute
qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute
Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique
(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme
eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude
amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction
entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la
personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude
amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun
qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce
qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est
beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de
comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute
la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste
maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le
philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation
laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les
concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions
communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur
lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est
ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il
faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils
sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et
comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la
philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord
quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme
le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires
que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la
fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce
agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres
consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave
cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera
neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas
drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave
le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la
veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la
philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de
lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un
61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron
55
56
objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest
cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de
lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire
que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche
Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une
eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord
se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la
concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par
inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute
politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce
que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE
1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent
exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol
1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif
eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie
comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui
deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le
moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres
citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute
pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure
ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce
que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la
mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous
attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne
peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la
philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec
toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun
eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas
passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas
decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi
la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme
221 Linutiliteacute de la philosophie
Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la
vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un
manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le
tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de
relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en
termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un
62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)
57
58
besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient
qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que
lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la
communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de
profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute
essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type
drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le
besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)
Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine
coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial
pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un
besoin des autres individus
Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme
chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64
63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la
En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil
eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la
sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la
philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune
citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait
que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ
τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons
avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-
5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves
aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre
ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles
stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo
(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la
philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans
le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire
une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui
srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie
eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta
Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux
besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65
politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)
59
60
Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles
doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote
distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute
de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la
sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de
deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien
deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer
montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les
choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations
Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une
amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-
20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en
veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que
la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui
partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct
fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la
philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la
philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle
relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE
1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de
valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee
par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de
recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet
parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN
1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute
de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un
rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un
cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du
cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet
exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur
consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de
lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN
1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une
maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire
quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le
critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un
eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si
uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)
On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le
nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas
aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette
61
62
position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins
nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison
de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent
ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel
eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de
besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct
Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi
seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent
quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut
aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent
possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier
avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune
pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave
transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)
Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien
au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il
semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi
tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute
drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend
les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas
66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)
drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN
1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que
quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur
moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le
critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange
Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une
distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute
de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais
il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique
regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo
Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est
politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute
souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN
1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance
soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la
proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est
compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute
morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par
inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus
67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)
63
64
difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange
fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette
maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des
amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le
choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute
politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale
est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la
seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par
inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent
Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se
comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait
cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons
pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee
aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons
justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour
ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par
exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut
68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui
examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour
chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)
Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique
nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne
peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest
principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il
est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la
philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave
largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que
leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute
est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave
aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme
raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X
qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il
doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les
produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe
dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne
peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est
totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit
il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na
nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent
65
66
rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la
philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que
lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)
Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer
dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau
de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN
1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi
humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique
que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes
223 Lessence de la philosophie
Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit
decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont
deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol
1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela
est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave
tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si
Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages
quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se
chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger
en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici
cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est
donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-
mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une
chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie
Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et
agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun
de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule
de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue
cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-
mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne
de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS
165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur
des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les
sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit
moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun
savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le
dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais
le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la
rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que
lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi
neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans
le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de
rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur
70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion
67
68
avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave
lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)
Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit
comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son
usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur
profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave
laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en
effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre
un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la
production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux
Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994
p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la
maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes
tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite
soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine
ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est
une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie
Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22
Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however
similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure
que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature
mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens
nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un
eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la
description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre
compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le
deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct
et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel
quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont
nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre
ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que
le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN
1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou
dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau
de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas
non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la
conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme
le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune
simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la
communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)
Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons
69
70
deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si
lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct
des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses
membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie
humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute
Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune
certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que
la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette
direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune
certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute
Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut
pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une
amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute
politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest
en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree
with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned
for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to
ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such
general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)
Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de
surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par
contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre
partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des
genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la
bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre
de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre
partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance
afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de
nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup
de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens
dune citeacute
Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au
sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui
vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest
impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est
donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la
bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable
laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)
On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu
comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur
lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait
nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation
71
72
deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de
former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave
souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins
du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce
genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit
le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car
il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement
avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere
En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut
donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct
de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest
exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle
permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre
La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la
citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui
peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la
bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles
et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard
de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest
devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la
bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis
politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable
une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique
Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci
de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique
se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait
naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte
de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres
dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On
peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de
citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme
coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela
on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple
amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais
preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des
magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote
affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol
1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que
laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an
extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise
Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are
fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of
different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les
73
74
deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute
en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la
concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance
24 Lami philosophe
Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute
politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable
Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe
Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de
faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux
sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans
lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas
qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo
(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature
cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la
reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la
proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut
Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les
deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une
relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave
lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra
aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune
utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour
Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du
partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN
1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir
reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une
attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)
Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage
laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)
Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que
philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier
avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son
activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la
fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est
clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui
ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave
combler
Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y
avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur
eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν
75
76
σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such
as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses
provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo
(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de
sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute
Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre
indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses
besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis
de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le
bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc
dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance
mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche
toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil
recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)
Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet
pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or
laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo
(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle
exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute
On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant
donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de
faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de
Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite
histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la
philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse
de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe
ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se
limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire
Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de
stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe
celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet
eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant
quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas
elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de
laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus
dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves
lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe
Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre
solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche
de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la
philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la
philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la
politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique
de la philosophie
77
78
3 Philosophie loisir et politique
Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer
pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question
consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le
producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire
eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet
nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la
citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout
en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine
Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que
la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe
Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement
deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave
pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme
devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il
simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les
surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des
activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il
serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au
loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font
quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere
servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est
souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)
Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de
commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol
1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute
desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee
par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles
activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les
citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent
mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la
vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave
lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la
pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune
pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement
associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des
activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement
79
80
Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement
toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En
effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure
de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses
populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave
toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des
vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans
la besogne (Pol 1334a15-25)
Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice
dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol
1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine
maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui
quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La
vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et
travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-
11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas
honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En
effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs
manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre
71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes
agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a
pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de
distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du
fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme
qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est
soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre
desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave
personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et
lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui
dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la
fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest
pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en
deacutetail cela un peu plus loin
Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil
faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit
dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre
les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol
1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou
lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave
savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit
celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]
81
82
rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise
davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau
fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la
soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun
homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait
dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre
individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue
guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et
les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique
leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15
et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse
[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute
qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple
particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour
celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique
que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres
besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura
ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite
permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les
72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute
activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer
car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de
proportionnaliteacute dans lamitieacute politique
Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de
lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous
lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la
communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute
Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des
activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre
ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent
sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute
de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette
quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira
ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de
terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production
bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les
besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la
reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui
autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave
faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie
mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et
73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo
83
84
permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation
resterait une pratique noble
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef
nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type
dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes
freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la
philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui
qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute
que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne
peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave
celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi
cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser
Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend
pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la
mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup
de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un
travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au
soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que
se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu
(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a
(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote
pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette
raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun
cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de
comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au
contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir
et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait
davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon
choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais
en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui
pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce
sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est
priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en
fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne
soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote
rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop
pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)
Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de
tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du
loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir
est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote
des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces
deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart
74Voir aussi EN 1176b35-1177a1
85
86
des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques
laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol
1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de
participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit
quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave
ces paysans davoir du loisir
Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait
totalement diffeacuterent
laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)
Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le
plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol
1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la
pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par
contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir
dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct
agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela
nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose
Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se
demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie
philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence
suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne
neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme
individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire
que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne
decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute
sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour
les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution
agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]
pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans
les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement
conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie
na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les
capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car
cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere
Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de
reacutemuneacuteration eacutetatique
En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela
Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes
pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave
lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute
87
88
en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette
activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et
sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut
relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante
ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous
avons parleacute plus haut
Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale
En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple
navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait
Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille
(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la
capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus
grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il
faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote
pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la
description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la
campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas
directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant
exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il
nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de
vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs
que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol
75Voir par exemple Pol 1325a7-14
1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne
comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous
Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples
cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent
mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps
tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol
fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme
pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave
lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui
loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens
dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que
ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance
et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers
lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves
inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de
deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens
est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette
maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces
paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait
dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux
76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production
89
90
[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo
(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche
davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour
les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les
oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que
laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des
ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre
cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux
qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote
laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration
suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile
elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais
plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute
32 Vie totale et vie partielle
La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut
comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos
besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique
de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il
est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un
individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a
trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous
nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte
Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce
que nous appelons la vie totale
laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)
Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des
laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons
qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles
que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une
chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres
dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant
lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc
laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest
agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination
de vie partielle
De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du
moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que
si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a
besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on
91
92
comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest
neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question
nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne
permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage
permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant
place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se
divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est
indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas
interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait
diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres
de contraintes et visant le beau
Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir
quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du
bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et
de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)
What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the
happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)
Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse
pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui
qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens
mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman
formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur
lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait
meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui
consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous
lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question
soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme
Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour
ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa
pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave
une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la
dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette
pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce
nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol
1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique
parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)
En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun
moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa
forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont
la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave
montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement
implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la
colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le
peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement
93
94
doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son
mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-
mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant
agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre
quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui
forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre
geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN
1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun
terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer
par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme
nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut
pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera
aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre
cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle
Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une
chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non
agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire
plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La
question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans
La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par
sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce
qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses
vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait
de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est
vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi
diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le
deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les
domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas
chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la
nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien
que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que
ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des
ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc
quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la
sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour
advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant
Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour
Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la
nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel
et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune
avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre
sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette
faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois
sagace et sage ou utile et sage
95
96
Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit
certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant
pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient
telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne
eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu
morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun
homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait
voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile
peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont
pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des
actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere
de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-
mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela
implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer
cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni
vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant
de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la
reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la
pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les
actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce
au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon
est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se
distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes
et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu
morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de
lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce
faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans
une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi
de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre
et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur
attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que
lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes
dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre
la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il
malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas
accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit
naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour
le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol
1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant
intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes
utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces
deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas
neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel
pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale
97
98
Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer
plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la
speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable
de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre
capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo
(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la
plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que
les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes
ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo
(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les
ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant
plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol
1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute
de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la
philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se
doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces
diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles
33 Eacuteducation loisir et limite du politique
laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des
tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes
jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les
individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et
non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la
conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du
moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la
tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs
car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes
dougrave limportance de leacuteducation
laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non
pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre
et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit
aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus
sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune
part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol
1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison
est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que
fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut
jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en
assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en
ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur
perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ
ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que
celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper
99
100
dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans
cette mecircme veine Aristote affirme que le fait
laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)
Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique
et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue
du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la
pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere
instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre
eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave
comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est
essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas
autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la
santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle
donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)
Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur
pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais
que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit
cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour
faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme
le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de
lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs
neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de
la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)
En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose
aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens
du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la
diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος
κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler
la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu
de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au
politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance
au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que
lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par
leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie
On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque
chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee
comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur
delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme
maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas
tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord
Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir
101
102
fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les
citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des
hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient
jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut
que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit
en soutenant que
laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)
Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner
justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour
laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait
selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les
hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol
1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait
dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La
pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous
meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique
au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en
placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will
77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)
necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best
life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over
all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre
limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme
lexplique Mara
laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)
En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie
entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique
En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps
de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour
ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-
25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes
politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol
1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la
philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle
dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas
agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que
politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir
maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs
103
104
Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune
citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la
philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique
autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de
ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce
neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens
exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est
aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne
demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude
dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans
ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave
fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on
peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire
Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce
rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles
pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]
suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science
or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)
Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la
philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet
78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves
important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la
philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire
ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote
du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens
strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de
leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire
remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous
et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise
en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera
renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de
chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the
way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo
(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la
grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la
musique [μουσική]80
laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)
79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement
105
106
Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative
dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la
θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une
chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere
ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle
peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique
une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait
quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc
que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de
Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation
laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)
On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la
philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la
Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de
la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct
cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre
compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour
acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il
est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une
extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il
importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la
population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de
rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est
manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave
ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et
comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les
Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que
donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement
une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir
des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)
Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance
aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs
laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux
disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)
Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que
ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave
notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il
pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler
(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen
retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela
107
108
laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)
En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique
comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que
si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est
un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens
ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave
jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant
au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise
lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque
individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration
dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique
De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers
ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil
peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la
musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens
restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure
En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de
81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques
ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons
normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave
une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des
caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette
restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit
pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux
exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que
ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la
musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et
excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit
que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les
reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de
la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous
En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre
que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte
Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la
pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte
politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il
faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part
de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens
propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves
109
110
lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si
cest
laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)
En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune
citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des
activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que
lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre
dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil
semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie
contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par
exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas
leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne
semble pas lappuyer particuliegraverement
Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et
que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν
ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine
accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote
conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les
activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait
tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour
lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors
une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la
pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du
mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen
rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin
111
112
4 Conclusion
En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre
eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme
nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de
lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette
autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent
non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien
vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu
morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes
utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet
dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que
lhomme libre pratique ces activiteacutes
Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre
consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans
le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute
politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener
agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest
aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute
Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de
la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas
82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)
de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement
profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία
telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire
partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins
que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment
elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors
quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours
nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir
avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui
elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme
coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre
de lhomme
Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et
vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus
parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par
un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous
empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet
quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable
pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la
citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de
lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil
113
114
nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de
lessence humaine
De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous
rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice
de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans
lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte
la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est
important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la
philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou
deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de
passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le
temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν
σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous
soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble
indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute
tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du
loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance
et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans
labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage
cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux
qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car
la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)
Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-
deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et
tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)
se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun
sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo
(Pol 1334a26-28)
Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance
et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les
reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie
Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-
mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na
besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux
des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit
que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit
autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne
chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi
quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave
savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens
mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite
la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de
philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance
115
116
requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort
entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit
Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et
de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui
constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et
lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique
comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie
comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance
requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la
philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux
porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee
ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a
conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere
ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere
que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les
besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de
bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute
ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu
laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre
ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les
ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)
Bibliographie
Textes et traductions
ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993
--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004
--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978
--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992
--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000
--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)
--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)
--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction
--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000
--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990
--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894
--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007
--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004
--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004
117
118
PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)
--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008
Eacutetudes
ADKINS AWH laquo Theoria versus Praxis in the Nicomachean Ethics and the Republic raquo Classical Philology Vol 73 No 4 (Oct 1978) pp 297-313
AMBLER Wayne H laquo Aristotle on Acquisition raquo Canadian Journal of Political Science Revue canadienne de science politique Vol 17 No 3 (Sep 1984) pp 487-502
ANNAS Julias laquo Plato and Aristotle on Friendship and Altruism raquo Mind New Series Vol 86 No 344 (Oct 1977) pp 532-554
--- Comments on J Cooper Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
ARNOLD Peter laquo On the Relationship between Education Work and Leisure Past Present and Future raquo British Journal of Educational Studies Vol 37 No 2 (May 1989) pp 136-146
AUBENQUE Pierre La prudence chez Aristote Presses universitaires de France Paris 2004 4e eacuted (1963)
BERNARDETE Seth laquo Aristotle De Anima III3-5 raquo The Review of Metaphysics Vol 28 No 4 (Jun 1975) pp 611-622
BICKFORD Susan laquo Beyond Friendship Aristotle on Conflict Deliberation and Attention raquo The Journal of Politics Vol 58 No 2 (May 1996) pp 398-421
BODEacuteUumlS Richard laquo Notes sur quelques aspects de la conscience dans la penseacutee aristoteacutelicienne raquo Phronesis Vol 20 No 1 (1975) pp 63-74
--- laquo Philosophie et politique raquo Politique et philosophie chez Aristote Socieacuteteacute des eacutetudes classiques Namur 1991 chapitre II pp57-69
--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78
--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165
BROWN Eric laquo Aristotle on the Choice of Lives Two Concepts of Self-Sufficiency raquo Quel choix de vie Eacutetudes sur les rapports entre theōria et praxis chez Aristote ed Pierre Destreacutee (Louvain Peeters agrave paraicirctre) disponible agrave httpwwwartsciwustledu~eabrownresearchhtml
CHIBA Shin laquo Hannah Arendt on Love and the Political Love Friendship and Citizenship raquo The Review of Politics Vol 57 No 3 (Summer 1995) pp 505-535
CLARK Stephen laquo The Use of `Mans Function in Aristotle raquo Ethics Vol 82 No 4 (Jul 1972) pp 269-283
COLLINS Susan D laquo Moral Virtue and the Limits of the Political Community in Aristotles Nicomachean Ethics raquo American Journal of Political Science Vol 48 No 1 (Jan 2004) pp 47-61
COOPER John M laquo Friendship and the Good in Aristotle raquo The Philosophical Review Vol 86 No 3 (Jul 1977) pp 290-315
--- laquo Aristotle on the Forms of Friendship raquo The Review of Metaphysics Vol 30 No 4 (Jun 1977) pp 619-648
--- laquo Political animals and civic friendship raquo Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
CORDERO Ronald A laquo Aristotle and Fair Deals raquo Journal of Business Ethics Vol 7 No 9 (Sep 1988) pp 681-690
CURZER Howard J laquo Criteria for Happiness in Nicomachean Ethics 17 and X 6-8 raquo The Classical Quarterly New Series Vol 40 No 2 (1990) pp 421-432
GRAMM Warren S laquo Labor Work and Leisure Human Well-Being and the Optimal Allocation of Time raquo Journal of Economic Issues Vol 21 No 1 (Mar 1987) pp 167-188
119
120
HARDIE WFR laquo Aristotle on the Best Life for a Man raquo Philosophy Vol 54 No 207 (Jan 1979) pp 35-50
HEINAMAN Robert laquo Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics raquo Phronesis Vol 33 No 1 (1988) pp 31-53
HENAFF Marcel laquo Le Philosophe et le marchand raquo MLN Vol 102 No 4 French Issue (Sep 1987) pp 761-781 KAPLAN Andrew laquo Work Leisure and the Tasks of Schooling raquo Curriculum Inquiry Vol 27 No 4 (Winter 1997) pp 423-451
KEYT David laquo Intellectualism in Aristotle raquo Paideia Special Aristotle Issue (1978) pp138-157
LABARRIEgraveRE Jean-Louis La condition animale eacutetudes sur Aristote et les Stoiumlciens Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve 2005
LORD Carnes Education and culture in the political thought of Aristotle Cornell University Press Ithaca and London 1982
MARA Gerald M laquo The Role of Philosophy in Aristotles Political Science raquo Polity Vol 19 No 3 (Spring 1987) pp 375-401
MAYHEW Robert laquo Aristotle on the self-sufficiency of the city raquo History of political thought VolXVI No4 Winter 1995 pp488-502
--- laquo Part and Whole in Aristotles Political Philosophy raquo The Journal of Ethics Vol 1 No 4 (1997) pp 325-340
MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73
--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44
--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151
MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218
READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136
SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128
TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262
--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21
121
- 0 Introduction
- 1 Autarcie divine et autarcie humaine
-
- 11 Autarcie divine
- 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
- 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
- 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
- 15 Lrsquoautarcie humaine
- 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
-
- 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
-
- 21 Lamitieacute politique
- 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
-
- 221 Linutiliteacute de la philosophie
- 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
- 223 Lessence de la philosophie
-
- 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
- 24 Lami philosophe
-
- 3 Philosophie loisir et politique
-
- 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
-
- 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
- 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
-
- 32 Vie totale et vie partielle
- 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
-
- 4 Conclusion
- Bibliographie
-
- Textes et traductions
- Eacutetudes
-
Table des matiegraveres
0 Introduction 1
1 Autarcie divine et autarcie humaine 6
11 Autarcie divine 7
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage 9
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme17
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme29
15 Lrsquoautarcie humaine 37
16 La citeacute comprise par lanalogie du tout organique43
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine53
21 Lamitieacute politique 53
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie 57
221 Linutiliteacute de la philosophie57
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie60
223 Lessence de la philosophie 66
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute69
24 Lami philosophe 74
3 Philosophie loisir et politique78
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile 78
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires79
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir 84
32 Vie totale et vie partielle90
33 Eacuteducation loisir et limite du politique98
4 Conclusion112
Bibliographie 117
Textes et traductions 117
Eacutetudes 118
Agrave ma sœur Joannie
que jrsquoaurais aimeacute voir grandir
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute
lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer
Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique
mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener
mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes
parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont
pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci
sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute
0 Introduction
Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous
plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et
dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent
tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant
donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations
quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement
On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains
eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman
nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement
notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme
est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est
hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre
deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de
lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque
La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre
humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-
nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le
faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos
congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui
y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus
1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin
2
difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la
philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la
charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous
sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre
vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus
de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin
decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses
Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui
donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est
quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir
dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee
dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre
cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement
jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de
cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement
Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que
se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient
pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du
neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes
eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas
le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de
Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la
philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)
Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part
de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos
contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la
tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans
besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire
par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se
suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave
quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux
ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en
scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias
mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est
de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel
(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout
simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour
Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves
lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour
assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La
Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)
vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un
chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail
3
4
augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire
Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la
diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique
individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se
fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est
prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une
autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est
eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures
en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos
besoins
Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que
pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne
laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois
il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de
maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne
doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera
donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre
travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire
quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave
lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de
type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave
reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute
peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle
Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va
donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en
viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte
que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de
reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de
reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter
lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver
nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres
diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la
recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec
les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue
comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave
chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de
la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y
parviendrons
5
6
1 Autarcie divine et autarcie humaine
Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts
drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2
Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)
tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la
θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de
deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon
lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee
drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin
Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous
basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte
nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute
nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction
nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la
mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet
lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors
que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique
2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere
Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au
deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans
la cadre politique de la citeacute
11 Autarcie divine
Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord
on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact
En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette
conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la
plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest
eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote
conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer
toute lrsquoincompatibiliteacute
Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et
bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie
neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui
permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de
plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule
quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et
le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7
Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur
6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls
7
8
Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces
laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive
parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le
mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de
physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier
moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)
Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie
[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce
de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui
est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30
1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est
ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-
35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine
En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit
parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant
eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun
apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est
inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son
activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier
drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander
dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ
8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)
1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire
un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous
laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune
activiteacute intellectuelle parfaite
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est
important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique
dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir
la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort
exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas
pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de
10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)
9
10
tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le
sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus
autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence
majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre
Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de
ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir
que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme
qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas
pleinement autosuffisant
Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain
et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que
dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que
comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence
provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement
une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)
Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en
acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes
que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous
sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque
faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce
13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo
de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions
qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus
grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen
cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il
faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par
lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela
implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il
y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais
franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre
entiegraverement conserveacutee
La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil
est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote
affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De
lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation
en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels
Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il
semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu
Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de
montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que
lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y
15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20
11
12
avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en
puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela
en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection
Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une
forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait
influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une
trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note
Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave
bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave
lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute
des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest
ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest
effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes
nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)
Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave
lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave
pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans
lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun
objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave
quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)
comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il
est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est
17 Bernardete 1975
exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur
du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure
puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus
haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune
fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA
429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective
srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage
se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18
Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau
deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme
nous souhaitions le deacutemontrer
La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du
premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse
que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave
Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en
partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere
traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN
1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre
Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a
18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie
13
14
entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose
drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave
percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ
αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous
soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de
soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier
laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune
certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces
choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et
le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de
vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet
objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison
qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire
parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)
Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce
que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet
de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se
connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un
objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme
maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que
lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la
forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil
est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de
connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour
Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de
lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la
preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21
Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit
agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme
qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son
ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la
connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait
que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique
aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il
est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi
par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de
perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette
activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit
le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas
neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que
lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais
nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de
rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-
mecircme sans avoir recours agrave ses amis
Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage
nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance
21 Bodeacuteuumls 1975 p68
15
16
requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans
lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui
est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-
mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut
conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut
se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de
cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont
exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest
pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une
question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas
comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par
le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais
bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne
pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple
diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre
les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de
degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs
activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest
jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats
semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir
qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont
exteacuterieures
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de
lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie
divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de
la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est
eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines
au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident
quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en
sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne
constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en
venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes
de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de
la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce
nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave
pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la
recherche de lautarcie divine
Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme
chez Aristote
laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une
certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions
rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses
œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement
accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien
17
18
humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus
lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent
se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette
vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui
deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22
Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre
eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de
lrsquohomme
Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme
est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office
avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On
pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις
na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du
reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave
cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus
que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz
a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de
concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans
problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de
ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est
extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave
22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990
Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi
que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages
laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)
Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action
nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave
fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat
et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est
subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme
de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce
passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le
Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre
les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme
le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin
en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage
de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le
philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα
quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la
deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci
se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction
(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui
19
20
permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index
que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous
laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne
consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un
synonyme de ἐνέργεια
Voici le deuxiegraveme passage
laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)
Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce
qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote
une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui
dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement
relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN
1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de
cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour
nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est
intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous
voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par
lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain
qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non
pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique
dans lutilisation de πρᾶξις
Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le
sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct
que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur
humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement
neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois
pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)
Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une
telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest
donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un
exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct
que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas
exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6
traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est
sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette
activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y
participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une
21
22
partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la
signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la
pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme
Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait
quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la
pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite
semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici
laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)
laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)
Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)
sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux
eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que
daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous
avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines
occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela
soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage
qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de
comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet
argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que
sur lui
Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue
pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement
intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que
lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que
cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce
critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus
parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain
est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence
majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous
pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave
laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία
ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere
toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant
quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave
nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur
une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le
divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN
23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74
23
24
1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la
θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote
Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas
lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave
lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que
du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous
en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons
pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent
particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour
peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune
preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur
attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous
apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que
toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de
lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de
preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de
lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία
Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est
inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil
appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le
26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432
traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec
lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in
addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis
that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of
happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres
utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec
ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le
bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par
examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce
qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais
utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord
la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que
laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans
can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])
X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human
abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo
(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives
ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer
suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29
a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute
28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428
25
26
b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif
b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes
d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30
e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu
il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31
Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous
lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut
donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain
Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de
la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas
en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun
eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait
qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui
permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave
lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette
association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme
devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour
30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer
ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil
partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la
vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce
nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la
pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En
combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de
conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons
pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son
caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en
tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία
serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser
pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela
32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le
27
28
nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la
diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela
ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de
puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un
passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait
la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la
vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc
deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)
Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose
la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle
Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous
en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi
explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-
1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se
trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la
σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de
lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On
pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de
deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une
part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme
comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain
sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)
Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme
deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait
quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave
part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence
humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse
sans activiteacute theacuteoreacutetique
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux
critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons
ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un
humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi
correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve
Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu
morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible
en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus
morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la
φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque
de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-
20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux
animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur
confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA
753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le
29
30
lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui
laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de
phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005
p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine
sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques
sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)
Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle
accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes
dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis
animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait
quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait
que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en
zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie
biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre
conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer
que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment
propre agrave lhomme
Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave
lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple
drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare
sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera
simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la
φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute
est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question
Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant
la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme
dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que
lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu
lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira
lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la
deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant
le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-
b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute
drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus
morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose
lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les
moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les
moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait
lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un
parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol
1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune
constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens
Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime
deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave
31
32
lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime
tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter
que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un
φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en
disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu
importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin
bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre
lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de
maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou
mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une
citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence
deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de
la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses
Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du
meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder
dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις
est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de
τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait
notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et
permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion
agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre
traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant
de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question
laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)
Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de
complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est
qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct
impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune
comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme
laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de
mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit
clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut
est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que
lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien
comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une
interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice
versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait
donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas
35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls
33
34
simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote
exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)
Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce
qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est
reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son
exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave
Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par
beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu
moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que
lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle
jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la
sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat
atteignable et effectivement atteint par certains hommes
Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant
en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il
nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute
autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave
autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction
plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que
lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par
Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique
autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose
Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible
dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure
en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος
dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici
Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele
laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain
quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le
bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce
passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un
autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)
36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail
35
36
Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent
Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le
bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-
mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy
attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si
donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut
regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que
renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour
eacuteclairer cela
laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)
En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest
pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le
meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une
puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est
capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave
laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur
theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre
laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais
pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)
En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en
lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est
aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite
dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu
cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la
maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec
Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de
lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie
divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon
laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi
nous allons maintenant nous attarder
15 Lrsquoautarcie humaine
Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus
haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est
beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie
Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce
37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie
37
38
dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme
Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris
comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est
proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type
drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut
pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce
nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme
chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30
1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y
a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest
pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre
de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-
35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur
humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie
humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment
le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)
Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa
quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I
6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la
vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine
38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)
eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur
humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN
I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest
pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est
inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette
activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas
parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le
mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une
activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui
inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales
humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste
donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans
son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire
en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)
Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere
collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous
lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au
contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves
39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes
39
40
lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte
tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration
omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que
lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc
en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept
proprement humain et politique
Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous
posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne
drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo
(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine
compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans
cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner
puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute
humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a
besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont
des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils
nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus
speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur
exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au
sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus
bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN
42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici
1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit
ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de
lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait
de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou
encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont
drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux
drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des
dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent
tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine
On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces
exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que
lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave
lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le
courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par
exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave
une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors
drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste
lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et
crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-
44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux
41
42
32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez
Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication
des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore
la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la
justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46
De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes
mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et
en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]
il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes
drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous
46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute
soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en
possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN
X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la
neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont
des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer
16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre
aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant
est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre
connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute
Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des
individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre
Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont
les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme
est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne
soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave
49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien
43
44
lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour
qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave
montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui
nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote
attribue agrave la citeacute
Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour
que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous
contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun
commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui
de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier
argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de
dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des
textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que
puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une
substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on
conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest
que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui
influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune
substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres
qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces
50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329
ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce
texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres
ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire
partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il
faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute
Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet
nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui
nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5
1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le
cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous
lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il
faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute
Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que
le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous
contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de
srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se
pencher sur les autres arguments de Mayhew
Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est
rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que
critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo
52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329
45
46
(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et
drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun
individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de
la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu
nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la
citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces
parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre
Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante
laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par
exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon
lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes
ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est
reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques
selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee
drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement
lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par
continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute
et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que
Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de
regarder cette position plus en profondeur
54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330
Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues
du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons
lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait
reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil
nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme
si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux
morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par
continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus
Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol
1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de
continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes
composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de
maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la
forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par
Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient
regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela
une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On
pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest
pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce
qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir
du siegravege (Pol 1276a24-30)
56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions
47
48
On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon
(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un
organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure
Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est
supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique
On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y
attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait
tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que
conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On
pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience
part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que
chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre
perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit
serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une
citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au
courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le
contexte est aussi fort plausible
Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport
toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au
tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne
57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux
cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote
affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que
ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre
faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la
fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de
demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de
voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En
mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais
que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν
πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas
dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre
suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs
(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre
faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non
directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut
pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on
comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante
Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la
possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien
dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens
58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315
49
50
du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo
[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots
De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)
On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai
que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer
une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous
permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui
empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]
cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les
objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette
deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les
citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol
1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)
Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature
anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme
ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une
partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his
life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo
(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal
problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche
de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est
de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la
citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus
preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous
lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or
ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce
sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la
recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN
1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en
quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre
comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer
quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute
tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure
de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de
luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir
que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does
not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait
juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront
pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut
exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne
sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment
nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la
philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire
ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et
51
52
divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette
recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee
puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela
dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere
individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses
besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens
que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en
branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu
et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que
donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont
remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse
dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60
laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)
21 Lamitieacute politique
Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence
drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en
60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot
53
54
mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le
temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie
srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du
fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir
pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il
nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types
drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute
qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute
Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique
(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme
eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude
amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction
entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la
personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude
amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun
qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce
qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est
beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de
comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute
la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste
maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le
philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation
laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les
concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions
communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur
lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est
ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il
faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils
sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et
comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la
philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord
quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme
le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires
que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la
fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce
agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres
consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave
cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera
neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas
drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave
le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la
veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la
philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de
lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un
61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron
55
56
objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest
cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de
lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire
que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche
Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une
eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord
se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la
concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par
inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute
politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce
que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE
1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent
exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol
1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif
eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie
comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui
deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le
moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres
citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute
pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure
ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce
que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la
mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous
attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne
peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la
philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec
toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun
eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas
passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas
decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi
la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme
221 Linutiliteacute de la philosophie
Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la
vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un
manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le
tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de
relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en
termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un
62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)
57
58
besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient
qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que
lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la
communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de
profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute
essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type
drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le
besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)
Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine
coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial
pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un
besoin des autres individus
Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme
chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64
63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la
En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil
eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la
sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la
philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune
citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait
que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ
τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons
avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-
5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves
aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre
ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles
stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo
(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la
philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans
le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire
une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui
srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie
eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta
Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux
besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65
politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)
59
60
Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles
doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote
distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute
de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la
sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de
deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien
deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer
montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les
choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations
Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une
amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-
20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en
veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que
la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui
partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct
fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la
philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la
philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle
relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE
1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de
valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee
par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de
recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet
parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN
1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute
de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un
rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un
cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du
cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet
exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur
consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de
lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN
1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une
maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire
quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le
critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un
eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si
uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)
On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le
nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas
aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette
61
62
position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins
nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison
de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent
ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel
eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de
besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct
Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi
seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent
quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut
aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent
possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier
avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune
pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave
transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)
Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien
au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il
semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi
tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute
drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend
les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas
66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)
drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN
1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que
quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur
moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le
critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange
Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une
distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute
de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais
il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique
regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo
Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est
politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute
souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN
1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance
soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la
proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est
compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute
morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par
inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus
67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)
63
64
difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange
fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette
maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des
amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le
choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute
politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale
est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la
seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par
inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent
Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se
comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait
cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons
pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee
aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons
justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour
ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par
exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut
68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui
examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour
chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)
Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique
nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne
peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest
principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il
est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la
philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave
largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que
leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute
est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave
aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme
raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X
qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il
doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les
produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe
dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne
peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est
totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit
il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na
nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent
65
66
rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la
philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que
lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)
Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer
dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau
de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN
1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi
humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique
que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes
223 Lessence de la philosophie
Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit
decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont
deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol
1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela
est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave
tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si
Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages
quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se
chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger
en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici
cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est
donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-
mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une
chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie
Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et
agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun
de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule
de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue
cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-
mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne
de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS
165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur
des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les
sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit
moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun
savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le
dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais
le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la
rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que
lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi
neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans
le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de
rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur
70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion
67
68
avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave
lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)
Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit
comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son
usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur
profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave
laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en
effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre
un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la
production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux
Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994
p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la
maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes
tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite
soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine
ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est
une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie
Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22
Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however
similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure
que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature
mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens
nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un
eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la
description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre
compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le
deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct
et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel
quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont
nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre
ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que
le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN
1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou
dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau
de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas
non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la
conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme
le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune
simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la
communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)
Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons
69
70
deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si
lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct
des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses
membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie
humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute
Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune
certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que
la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette
direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune
certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute
Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut
pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une
amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute
politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest
en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree
with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned
for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to
ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such
general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)
Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de
surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par
contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre
partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des
genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la
bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre
de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre
partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance
afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de
nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup
de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens
dune citeacute
Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au
sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui
vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest
impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est
donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la
bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable
laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)
On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu
comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur
lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait
nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation
71
72
deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de
former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave
souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins
du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce
genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit
le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car
il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement
avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere
En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut
donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct
de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest
exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle
permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre
La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la
citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui
peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la
bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles
et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard
de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest
devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la
bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis
politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable
une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique
Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci
de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique
se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait
naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte
de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres
dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On
peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de
citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme
coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela
on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple
amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais
preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des
magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote
affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol
1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que
laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an
extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise
Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are
fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of
different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les
73
74
deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute
en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la
concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance
24 Lami philosophe
Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute
politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable
Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe
Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de
faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux
sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans
lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas
qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo
(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature
cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la
reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la
proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut
Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les
deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une
relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave
lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra
aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune
utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour
Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du
partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN
1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir
reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une
attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)
Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage
laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)
Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que
philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier
avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son
activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la
fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est
clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui
ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave
combler
Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y
avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur
eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν
75
76
σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such
as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses
provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo
(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de
sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute
Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre
indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses
besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis
de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le
bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc
dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance
mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche
toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil
recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)
Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet
pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or
laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo
(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle
exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute
On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant
donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de
faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de
Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite
histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la
philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse
de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe
ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se
limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire
Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de
stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe
celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet
eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant
quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas
elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de
laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus
dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves
lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe
Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre
solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche
de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la
philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la
philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la
politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique
de la philosophie
77
78
3 Philosophie loisir et politique
Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer
pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question
consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le
producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire
eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet
nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la
citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout
en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine
Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que
la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe
Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement
deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave
pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme
devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il
simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les
surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des
activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il
serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au
loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font
quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere
servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est
souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)
Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de
commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol
1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute
desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee
par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles
activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les
citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent
mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la
vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave
lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la
pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune
pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement
associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des
activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement
79
80
Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement
toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En
effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure
de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses
populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave
toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des
vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans
la besogne (Pol 1334a15-25)
Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice
dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol
1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine
maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui
quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La
vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et
travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-
11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas
honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En
effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs
manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre
71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes
agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a
pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de
distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du
fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme
qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est
soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre
desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave
personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et
lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui
dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la
fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest
pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en
deacutetail cela un peu plus loin
Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil
faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit
dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre
les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol
1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou
lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave
savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit
celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]
81
82
rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise
davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau
fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la
soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun
homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait
dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre
individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue
guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et
les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique
leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15
et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse
[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute
qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple
particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour
celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique
que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres
besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura
ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite
permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les
72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute
activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer
car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de
proportionnaliteacute dans lamitieacute politique
Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de
lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous
lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la
communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute
Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des
activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre
ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent
sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute
de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette
quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira
ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de
terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production
bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les
besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la
reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui
autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave
faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie
mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et
73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo
83
84
permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation
resterait une pratique noble
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef
nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type
dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes
freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la
philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui
qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute
que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne
peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave
celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi
cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser
Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend
pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la
mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup
de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un
travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au
soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que
se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu
(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a
(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote
pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette
raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun
cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de
comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au
contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir
et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait
davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon
choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais
en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui
pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce
sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est
priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en
fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne
soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote
rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop
pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)
Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de
tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du
loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir
est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote
des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces
deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart
74Voir aussi EN 1176b35-1177a1
85
86
des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques
laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol
1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de
participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit
quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave
ces paysans davoir du loisir
Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait
totalement diffeacuterent
laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)
Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le
plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol
1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la
pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par
contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir
dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct
agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela
nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose
Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se
demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie
philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence
suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne
neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme
individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire
que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne
decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute
sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour
les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution
agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]
pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans
les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement
conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie
na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les
capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car
cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere
Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de
reacutemuneacuteration eacutetatique
En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela
Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes
pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave
lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute
87
88
en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette
activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et
sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut
relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante
ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous
avons parleacute plus haut
Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale
En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple
navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait
Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille
(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la
capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus
grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il
faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote
pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la
description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la
campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas
directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant
exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il
nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de
vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs
que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol
75Voir par exemple Pol 1325a7-14
1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne
comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous
Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples
cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent
mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps
tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol
fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme
pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave
lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui
loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens
dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que
ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance
et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers
lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves
inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de
deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens
est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette
maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces
paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait
dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux
76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production
89
90
[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo
(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche
davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour
les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les
oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que
laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des
ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre
cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux
qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote
laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration
suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile
elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais
plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute
32 Vie totale et vie partielle
La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut
comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos
besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique
de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il
est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un
individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a
trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous
nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte
Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce
que nous appelons la vie totale
laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)
Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des
laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons
qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles
que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une
chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres
dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant
lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc
laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest
agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination
de vie partielle
De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du
moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que
si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a
besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on
91
92
comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest
neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question
nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne
permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage
permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant
place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se
divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est
indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas
interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait
diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres
de contraintes et visant le beau
Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir
quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du
bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et
de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)
What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the
happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)
Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse
pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui
qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens
mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman
formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur
lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait
meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui
consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous
lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question
soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme
Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour
ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa
pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave
une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la
dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette
pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce
nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol
1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique
parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)
En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun
moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa
forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont
la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave
montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement
implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la
colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le
peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement
93
94
doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son
mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-
mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant
agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre
quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui
forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre
geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN
1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun
terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer
par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme
nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut
pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera
aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre
cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle
Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une
chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non
agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire
plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La
question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans
La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par
sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce
qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses
vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait
de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est
vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi
diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le
deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les
domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas
chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la
nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien
que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que
ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des
ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc
quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la
sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour
advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant
Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour
Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la
nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel
et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune
avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre
sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette
faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois
sagace et sage ou utile et sage
95
96
Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit
certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant
pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient
telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne
eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu
morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun
homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait
voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile
peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont
pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des
actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere
de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-
mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela
implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer
cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni
vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant
de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la
reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la
pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les
actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce
au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon
est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se
distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes
et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu
morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de
lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce
faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans
une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi
de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre
et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur
attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que
lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes
dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre
la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il
malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas
accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit
naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour
le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol
1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant
intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes
utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces
deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas
neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel
pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale
97
98
Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer
plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la
speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable
de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre
capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo
(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la
plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que
les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes
ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo
(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les
ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant
plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol
1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute
de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la
philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se
doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces
diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles
33 Eacuteducation loisir et limite du politique
laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des
tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes
jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les
individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et
non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la
conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du
moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la
tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs
car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes
dougrave limportance de leacuteducation
laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non
pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre
et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit
aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus
sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune
part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol
1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison
est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que
fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut
jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en
assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en
ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur
perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ
ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que
celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper
99
100
dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans
cette mecircme veine Aristote affirme que le fait
laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)
Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique
et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue
du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la
pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere
instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre
eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave
comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est
essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas
autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la
santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle
donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)
Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur
pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais
que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit
cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour
faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme
le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de
lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs
neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de
la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)
En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose
aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens
du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la
diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος
κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler
la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu
de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au
politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance
au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que
lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par
leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie
On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque
chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee
comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur
delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme
maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas
tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord
Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir
101
102
fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les
citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des
hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient
jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut
que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit
en soutenant que
laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)
Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner
justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour
laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait
selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les
hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol
1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait
dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La
pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous
meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique
au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en
placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will
77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)
necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best
life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over
all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre
limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme
lexplique Mara
laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)
En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie
entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique
En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps
de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour
ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-
25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes
politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol
1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la
philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle
dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas
agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que
politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir
maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs
103
104
Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune
citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la
philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique
autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de
ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce
neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens
exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est
aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne
demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude
dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans
ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave
fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on
peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire
Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce
rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles
pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]
suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science
or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)
Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la
philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet
78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves
important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la
philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire
ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote
du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens
strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de
leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire
remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous
et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise
en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera
renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de
chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the
way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo
(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la
grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la
musique [μουσική]80
laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)
79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement
105
106
Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative
dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la
θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une
chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere
ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle
peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique
une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait
quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc
que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de
Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation
laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)
On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la
philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la
Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de
la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct
cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre
compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour
acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il
est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une
extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il
importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la
population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de
rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est
manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave
ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et
comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les
Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que
donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement
une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir
des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)
Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance
aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs
laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux
disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)
Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que
ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave
notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il
pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler
(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen
retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela
107
108
laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)
En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique
comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que
si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est
un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens
ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave
jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant
au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise
lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque
individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration
dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique
De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers
ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil
peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la
musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens
restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure
En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de
81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques
ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons
normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave
une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des
caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette
restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit
pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux
exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que
ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la
musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et
excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit
que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les
reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de
la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous
En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre
que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte
Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la
pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte
politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il
faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part
de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens
propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves
109
110
lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si
cest
laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)
En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune
citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des
activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que
lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre
dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil
semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie
contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par
exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas
leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne
semble pas lappuyer particuliegraverement
Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et
que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν
ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine
accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote
conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les
activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait
tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour
lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors
une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la
pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du
mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen
rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin
111
112
4 Conclusion
En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre
eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme
nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de
lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette
autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent
non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien
vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu
morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes
utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet
dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que
lhomme libre pratique ces activiteacutes
Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre
consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans
le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute
politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener
agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest
aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute
Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de
la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas
82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)
de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement
profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία
telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire
partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins
que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment
elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors
quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours
nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir
avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui
elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme
coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre
de lhomme
Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et
vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus
parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par
un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous
empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet
quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable
pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la
citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de
lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil
113
114
nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de
lessence humaine
De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous
rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice
de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans
lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte
la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est
important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la
philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou
deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de
passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le
temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν
σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous
soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble
indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute
tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du
loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance
et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans
labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage
cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux
qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car
la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)
Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-
deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et
tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)
se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun
sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo
(Pol 1334a26-28)
Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance
et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les
reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie
Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-
mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na
besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux
des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit
que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit
autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne
chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi
quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave
savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens
mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite
la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de
philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance
115
116
requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort
entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit
Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et
de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui
constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et
lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique
comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie
comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance
requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la
philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux
porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee
ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a
conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere
ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere
que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les
besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de
bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute
ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu
laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre
ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les
ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)
Bibliographie
Textes et traductions
ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993
--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004
--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978
--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992
--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000
--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)
--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)
--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction
--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000
--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990
--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894
--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007
--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004
--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004
117
118
PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)
--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008
Eacutetudes
ADKINS AWH laquo Theoria versus Praxis in the Nicomachean Ethics and the Republic raquo Classical Philology Vol 73 No 4 (Oct 1978) pp 297-313
AMBLER Wayne H laquo Aristotle on Acquisition raquo Canadian Journal of Political Science Revue canadienne de science politique Vol 17 No 3 (Sep 1984) pp 487-502
ANNAS Julias laquo Plato and Aristotle on Friendship and Altruism raquo Mind New Series Vol 86 No 344 (Oct 1977) pp 532-554
--- Comments on J Cooper Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
ARNOLD Peter laquo On the Relationship between Education Work and Leisure Past Present and Future raquo British Journal of Educational Studies Vol 37 No 2 (May 1989) pp 136-146
AUBENQUE Pierre La prudence chez Aristote Presses universitaires de France Paris 2004 4e eacuted (1963)
BERNARDETE Seth laquo Aristotle De Anima III3-5 raquo The Review of Metaphysics Vol 28 No 4 (Jun 1975) pp 611-622
BICKFORD Susan laquo Beyond Friendship Aristotle on Conflict Deliberation and Attention raquo The Journal of Politics Vol 58 No 2 (May 1996) pp 398-421
BODEacuteUumlS Richard laquo Notes sur quelques aspects de la conscience dans la penseacutee aristoteacutelicienne raquo Phronesis Vol 20 No 1 (1975) pp 63-74
--- laquo Philosophie et politique raquo Politique et philosophie chez Aristote Socieacuteteacute des eacutetudes classiques Namur 1991 chapitre II pp57-69
--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78
--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165
BROWN Eric laquo Aristotle on the Choice of Lives Two Concepts of Self-Sufficiency raquo Quel choix de vie Eacutetudes sur les rapports entre theōria et praxis chez Aristote ed Pierre Destreacutee (Louvain Peeters agrave paraicirctre) disponible agrave httpwwwartsciwustledu~eabrownresearchhtml
CHIBA Shin laquo Hannah Arendt on Love and the Political Love Friendship and Citizenship raquo The Review of Politics Vol 57 No 3 (Summer 1995) pp 505-535
CLARK Stephen laquo The Use of `Mans Function in Aristotle raquo Ethics Vol 82 No 4 (Jul 1972) pp 269-283
COLLINS Susan D laquo Moral Virtue and the Limits of the Political Community in Aristotles Nicomachean Ethics raquo American Journal of Political Science Vol 48 No 1 (Jan 2004) pp 47-61
COOPER John M laquo Friendship and the Good in Aristotle raquo The Philosophical Review Vol 86 No 3 (Jul 1977) pp 290-315
--- laquo Aristotle on the Forms of Friendship raquo The Review of Metaphysics Vol 30 No 4 (Jun 1977) pp 619-648
--- laquo Political animals and civic friendship raquo Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
CORDERO Ronald A laquo Aristotle and Fair Deals raquo Journal of Business Ethics Vol 7 No 9 (Sep 1988) pp 681-690
CURZER Howard J laquo Criteria for Happiness in Nicomachean Ethics 17 and X 6-8 raquo The Classical Quarterly New Series Vol 40 No 2 (1990) pp 421-432
GRAMM Warren S laquo Labor Work and Leisure Human Well-Being and the Optimal Allocation of Time raquo Journal of Economic Issues Vol 21 No 1 (Mar 1987) pp 167-188
119
120
HARDIE WFR laquo Aristotle on the Best Life for a Man raquo Philosophy Vol 54 No 207 (Jan 1979) pp 35-50
HEINAMAN Robert laquo Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics raquo Phronesis Vol 33 No 1 (1988) pp 31-53
HENAFF Marcel laquo Le Philosophe et le marchand raquo MLN Vol 102 No 4 French Issue (Sep 1987) pp 761-781 KAPLAN Andrew laquo Work Leisure and the Tasks of Schooling raquo Curriculum Inquiry Vol 27 No 4 (Winter 1997) pp 423-451
KEYT David laquo Intellectualism in Aristotle raquo Paideia Special Aristotle Issue (1978) pp138-157
LABARRIEgraveRE Jean-Louis La condition animale eacutetudes sur Aristote et les Stoiumlciens Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve 2005
LORD Carnes Education and culture in the political thought of Aristotle Cornell University Press Ithaca and London 1982
MARA Gerald M laquo The Role of Philosophy in Aristotles Political Science raquo Polity Vol 19 No 3 (Spring 1987) pp 375-401
MAYHEW Robert laquo Aristotle on the self-sufficiency of the city raquo History of political thought VolXVI No4 Winter 1995 pp488-502
--- laquo Part and Whole in Aristotles Political Philosophy raquo The Journal of Ethics Vol 1 No 4 (1997) pp 325-340
MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73
--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44
--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151
MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218
READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136
SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128
TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262
--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21
121
- 0 Introduction
- 1 Autarcie divine et autarcie humaine
-
- 11 Autarcie divine
- 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
- 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
- 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
- 15 Lrsquoautarcie humaine
- 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
-
- 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
-
- 21 Lamitieacute politique
- 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
-
- 221 Linutiliteacute de la philosophie
- 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
- 223 Lessence de la philosophie
-
- 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
- 24 Lami philosophe
-
- 3 Philosophie loisir et politique
-
- 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
-
- 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
- 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
-
- 32 Vie totale et vie partielle
- 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
-
- 4 Conclusion
- Bibliographie
-
- Textes et traductions
- Eacutetudes
-
Agrave ma sœur Joannie
que jrsquoaurais aimeacute voir grandir
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute
lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer
Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique
mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener
mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes
parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont
pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci
sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute
0 Introduction
Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous
plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et
dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent
tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant
donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations
quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement
On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains
eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman
nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement
notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme
est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est
hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre
deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de
lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque
La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre
humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-
nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le
faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos
congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui
y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus
1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin
2
difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la
philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la
charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous
sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre
vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus
de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin
decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses
Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui
donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est
quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir
dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee
dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre
cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement
jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de
cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement
Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que
se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient
pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du
neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes
eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas
le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de
Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la
philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)
Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part
de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos
contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la
tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans
besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire
par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se
suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave
quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux
ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en
scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias
mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est
de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel
(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout
simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour
Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves
lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour
assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La
Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)
vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un
chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail
3
4
augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire
Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la
diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique
individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se
fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est
prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une
autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est
eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures
en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos
besoins
Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que
pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne
laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois
il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de
maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne
doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera
donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre
travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire
quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave
lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de
type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave
reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute
peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle
Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va
donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en
viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte
que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de
reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de
reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter
lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver
nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres
diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la
recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec
les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue
comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave
chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de
la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y
parviendrons
5
6
1 Autarcie divine et autarcie humaine
Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts
drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2
Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)
tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la
θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de
deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon
lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee
drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin
Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous
basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte
nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute
nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction
nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la
mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet
lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors
que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique
2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere
Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au
deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans
la cadre politique de la citeacute
11 Autarcie divine
Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord
on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact
En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette
conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la
plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest
eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote
conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer
toute lrsquoincompatibiliteacute
Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et
bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie
neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui
permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de
plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule
quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et
le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7
Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur
6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls
7
8
Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces
laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive
parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le
mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de
physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier
moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)
Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie
[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce
de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui
est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30
1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est
ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-
35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine
En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit
parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant
eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun
apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est
inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son
activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier
drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander
dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ
8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)
1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire
un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous
laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune
activiteacute intellectuelle parfaite
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est
important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique
dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir
la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort
exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas
pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de
10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)
9
10
tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le
sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus
autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence
majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre
Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de
ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir
que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme
qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas
pleinement autosuffisant
Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain
et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que
dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que
comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence
provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement
une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)
Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en
acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes
que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous
sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque
faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce
13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo
de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions
qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus
grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen
cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il
faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par
lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela
implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il
y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais
franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre
entiegraverement conserveacutee
La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil
est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote
affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De
lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation
en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels
Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il
semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu
Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de
montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que
lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y
15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20
11
12
avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en
puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela
en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection
Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une
forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait
influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une
trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note
Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave
bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave
lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute
des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest
ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest
effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes
nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)
Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave
lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave
pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans
lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun
objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave
quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)
comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il
est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est
17 Bernardete 1975
exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur
du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure
puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus
haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune
fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA
429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective
srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage
se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18
Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau
deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme
nous souhaitions le deacutemontrer
La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du
premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse
que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave
Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en
partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere
traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN
1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre
Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a
18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie
13
14
entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose
drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave
percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ
αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous
soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de
soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier
laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune
certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces
choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et
le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de
vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet
objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison
qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire
parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)
Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce
que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet
de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se
connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un
objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme
maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que
lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la
forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil
est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de
connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour
Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de
lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la
preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21
Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit
agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme
qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son
ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la
connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait
que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique
aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il
est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi
par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de
perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette
activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit
le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas
neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que
lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais
nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de
rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-
mecircme sans avoir recours agrave ses amis
Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage
nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance
21 Bodeacuteuumls 1975 p68
15
16
requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans
lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui
est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-
mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut
conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut
se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de
cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont
exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest
pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une
question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas
comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par
le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais
bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne
pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple
diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre
les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de
degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs
activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest
jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats
semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir
qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont
exteacuterieures
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de
lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie
divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de
la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est
eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines
au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident
quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en
sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne
constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en
venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes
de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de
la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce
nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave
pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la
recherche de lautarcie divine
Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme
chez Aristote
laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une
certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions
rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses
œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement
accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien
17
18
humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus
lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent
se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette
vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui
deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22
Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre
eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de
lrsquohomme
Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme
est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office
avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On
pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις
na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du
reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave
cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus
que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz
a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de
concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans
problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de
ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est
extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave
22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990
Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi
que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages
laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)
Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action
nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave
fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat
et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est
subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme
de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce
passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le
Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre
les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme
le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin
en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage
de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le
philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα
quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la
deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci
se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction
(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui
19
20
permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index
que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous
laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne
consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un
synonyme de ἐνέργεια
Voici le deuxiegraveme passage
laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)
Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce
qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote
une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui
dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement
relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN
1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de
cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour
nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est
intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous
voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par
lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain
qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non
pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique
dans lutilisation de πρᾶξις
Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le
sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct
que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur
humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement
neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois
pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)
Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une
telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest
donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un
exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct
que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas
exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6
traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est
sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette
activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y
participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une
21
22
partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la
signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la
pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme
Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait
quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la
pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite
semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici
laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)
laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)
Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)
sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux
eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que
daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous
avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines
occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela
soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage
qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de
comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet
argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que
sur lui
Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue
pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement
intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que
lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que
cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce
critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus
parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain
est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence
majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous
pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave
laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία
ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere
toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant
quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave
nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur
une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le
divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN
23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74
23
24
1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la
θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote
Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas
lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave
lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que
du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous
en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons
pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent
particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour
peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune
preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur
attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous
apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que
toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de
lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de
preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de
lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία
Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est
inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil
appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le
26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432
traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec
lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in
addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis
that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of
happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres
utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec
ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le
bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par
examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce
qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais
utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord
la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que
laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans
can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])
X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human
abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo
(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives
ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer
suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29
a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute
28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428
25
26
b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif
b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes
d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30
e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu
il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31
Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous
lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut
donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain
Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de
la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas
en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun
eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait
qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui
permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave
lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette
association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme
devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour
30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer
ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil
partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la
vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce
nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la
pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En
combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de
conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons
pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son
caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en
tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία
serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser
pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela
32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le
27
28
nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la
diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela
ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de
puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un
passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait
la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la
vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc
deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)
Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose
la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle
Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous
en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi
explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-
1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se
trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la
σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de
lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On
pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de
deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une
part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme
comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain
sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)
Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme
deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait
quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave
part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence
humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse
sans activiteacute theacuteoreacutetique
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux
critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons
ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un
humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi
correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve
Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu
morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible
en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus
morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la
φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque
de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-
20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux
animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur
confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA
753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le
29
30
lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui
laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de
phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005
p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine
sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques
sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)
Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle
accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes
dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis
animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait
quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait
que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en
zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie
biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre
conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer
que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment
propre agrave lhomme
Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave
lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple
drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare
sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera
simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la
φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute
est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question
Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant
la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme
dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que
lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu
lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira
lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la
deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant
le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-
b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute
drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus
morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose
lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les
moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les
moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait
lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un
parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol
1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune
constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens
Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime
deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave
31
32
lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime
tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter
que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un
φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en
disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu
importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin
bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre
lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de
maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou
mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une
citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence
deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de
la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses
Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du
meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder
dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις
est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de
τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait
notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et
permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion
agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre
traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant
de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question
laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)
Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de
complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est
qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct
impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune
comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme
laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de
mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit
clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut
est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que
lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien
comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une
interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice
versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait
donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas
35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls
33
34
simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote
exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)
Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce
qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est
reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son
exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave
Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par
beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu
moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que
lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle
jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la
sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat
atteignable et effectivement atteint par certains hommes
Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant
en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il
nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute
autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave
autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction
plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que
lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par
Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique
autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose
Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible
dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure
en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος
dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici
Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele
laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain
quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le
bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce
passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un
autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)
36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail
35
36
Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent
Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le
bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-
mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy
attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si
donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut
regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que
renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour
eacuteclairer cela
laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)
En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest
pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le
meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une
puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est
capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave
laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur
theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre
laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais
pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)
En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en
lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est
aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite
dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu
cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la
maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec
Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de
lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie
divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon
laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi
nous allons maintenant nous attarder
15 Lrsquoautarcie humaine
Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus
haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est
beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie
Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce
37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie
37
38
dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme
Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris
comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est
proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type
drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut
pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce
nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme
chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30
1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y
a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest
pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre
de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-
35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur
humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie
humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment
le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)
Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa
quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I
6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la
vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine
38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)
eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur
humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN
I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest
pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est
inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette
activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas
parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le
mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une
activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui
inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales
humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste
donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans
son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire
en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)
Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere
collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous
lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au
contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves
39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes
39
40
lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte
tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration
omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que
lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc
en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept
proprement humain et politique
Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous
posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne
drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo
(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine
compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans
cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner
puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute
humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a
besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont
des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils
nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus
speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur
exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au
sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus
bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN
42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici
1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit
ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de
lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait
de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou
encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont
drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux
drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des
dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent
tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine
On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces
exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que
lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave
lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le
courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par
exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave
une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors
drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste
lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et
crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-
44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux
41
42
32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez
Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication
des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore
la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la
justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46
De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes
mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et
en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]
il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes
drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous
46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute
soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en
possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN
X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la
neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont
des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer
16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre
aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant
est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre
connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute
Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des
individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre
Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont
les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme
est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne
soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave
49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien
43
44
lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour
qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave
montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui
nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote
attribue agrave la citeacute
Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour
que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous
contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun
commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui
de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier
argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de
dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des
textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que
puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une
substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on
conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest
que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui
influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune
substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres
qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces
50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329
ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce
texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres
ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire
partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il
faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute
Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet
nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui
nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5
1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le
cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous
lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il
faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute
Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que
le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous
contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de
srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se
pencher sur les autres arguments de Mayhew
Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est
rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que
critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo
52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329
45
46
(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et
drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun
individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de
la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu
nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la
citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces
parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre
Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante
laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par
exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon
lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes
ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est
reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques
selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee
drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement
lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par
continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute
et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que
Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de
regarder cette position plus en profondeur
54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330
Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues
du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons
lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait
reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil
nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme
si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux
morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par
continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus
Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol
1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de
continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes
composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de
maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la
forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par
Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient
regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela
une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On
pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest
pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce
qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir
du siegravege (Pol 1276a24-30)
56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions
47
48
On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon
(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un
organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure
Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est
supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique
On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y
attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait
tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que
conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On
pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience
part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que
chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre
perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit
serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une
citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au
courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le
contexte est aussi fort plausible
Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport
toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au
tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne
57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux
cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote
affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que
ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre
faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la
fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de
demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de
voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En
mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais
que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν
πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas
dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre
suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs
(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre
faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non
directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut
pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on
comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante
Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la
possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien
dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens
58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315
49
50
du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo
[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots
De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)
On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai
que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer
une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous
permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui
empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]
cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les
objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette
deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les
citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol
1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)
Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature
anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme
ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une
partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his
life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo
(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal
problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche
de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est
de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la
citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus
preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous
lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or
ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce
sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la
recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN
1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en
quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre
comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer
quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute
tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure
de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de
luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir
que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does
not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait
juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront
pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut
exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne
sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment
nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la
philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire
ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et
51
52
divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette
recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee
puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela
dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere
individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses
besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens
que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en
branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu
et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que
donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont
remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse
dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60
laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)
21 Lamitieacute politique
Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence
drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en
60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot
53
54
mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le
temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie
srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du
fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir
pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il
nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types
drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute
qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute
Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique
(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme
eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude
amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction
entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la
personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude
amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun
qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce
qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est
beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de
comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute
la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste
maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le
philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation
laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les
concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions
communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur
lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est
ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il
faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils
sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et
comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la
philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord
quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme
le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires
que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la
fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce
agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres
consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave
cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera
neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas
drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave
le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la
veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la
philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de
lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un
61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron
55
56
objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest
cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de
lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire
que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche
Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une
eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord
se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la
concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par
inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute
politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce
que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE
1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent
exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol
1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif
eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie
comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui
deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le
moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres
citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute
pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure
ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce
que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la
mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous
attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne
peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la
philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec
toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun
eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas
passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas
decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi
la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme
221 Linutiliteacute de la philosophie
Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la
vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un
manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le
tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de
relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en
termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un
62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)
57
58
besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient
qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que
lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la
communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de
profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute
essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type
drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le
besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)
Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine
coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial
pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un
besoin des autres individus
Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme
chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64
63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la
En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil
eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la
sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la
philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune
citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait
que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ
τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons
avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-
5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves
aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre
ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles
stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo
(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la
philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans
le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire
une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui
srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie
eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta
Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux
besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65
politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)
59
60
Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles
doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote
distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute
de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la
sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de
deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien
deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer
montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les
choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations
Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une
amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-
20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en
veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que
la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui
partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct
fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la
philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la
philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle
relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE
1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de
valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee
par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de
recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet
parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN
1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute
de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un
rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un
cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du
cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet
exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur
consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de
lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN
1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une
maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire
quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le
critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un
eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si
uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)
On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le
nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas
aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette
61
62
position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins
nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison
de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent
ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel
eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de
besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct
Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi
seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent
quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut
aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent
possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier
avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune
pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave
transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)
Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien
au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il
semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi
tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute
drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend
les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas
66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)
drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN
1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que
quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur
moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le
critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange
Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une
distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute
de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais
il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique
regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo
Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est
politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute
souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN
1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance
soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la
proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est
compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute
morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par
inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus
67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)
63
64
difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange
fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette
maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des
amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le
choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute
politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale
est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la
seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par
inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent
Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se
comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait
cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons
pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee
aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons
justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour
ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par
exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut
68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui
examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour
chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)
Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique
nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne
peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest
principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il
est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la
philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave
largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que
leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute
est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave
aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme
raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X
qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il
doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les
produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe
dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne
peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est
totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit
il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na
nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent
65
66
rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la
philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que
lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)
Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer
dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau
de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN
1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi
humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique
que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes
223 Lessence de la philosophie
Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit
decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont
deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol
1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela
est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave
tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si
Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages
quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se
chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger
en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici
cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est
donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-
mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une
chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie
Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et
agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun
de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule
de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue
cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-
mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne
de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS
165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur
des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les
sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit
moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun
savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le
dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais
le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la
rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que
lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi
neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans
le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de
rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur
70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion
67
68
avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave
lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)
Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit
comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son
usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur
profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave
laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en
effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre
un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la
production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux
Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994
p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la
maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes
tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite
soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine
ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est
une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie
Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22
Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however
similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure
que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature
mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens
nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un
eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la
description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre
compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le
deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct
et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel
quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont
nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre
ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que
le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN
1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou
dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau
de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas
non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la
conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme
le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune
simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la
communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)
Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons
69
70
deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si
lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct
des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses
membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie
humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute
Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune
certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que
la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette
direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune
certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute
Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut
pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une
amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute
politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest
en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree
with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned
for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to
ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such
general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)
Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de
surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par
contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre
partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des
genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la
bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre
de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre
partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance
afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de
nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup
de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens
dune citeacute
Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au
sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui
vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest
impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est
donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la
bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable
laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)
On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu
comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur
lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait
nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation
71
72
deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de
former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave
souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins
du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce
genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit
le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car
il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement
avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere
En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut
donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct
de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest
exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle
permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre
La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la
citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui
peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la
bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles
et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard
de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest
devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la
bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis
politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable
une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique
Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci
de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique
se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait
naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte
de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres
dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On
peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de
citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme
coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela
on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple
amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais
preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des
magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote
affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol
1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que
laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an
extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise
Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are
fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of
different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les
73
74
deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute
en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la
concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance
24 Lami philosophe
Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute
politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable
Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe
Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de
faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux
sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans
lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas
qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo
(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature
cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la
reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la
proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut
Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les
deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une
relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave
lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra
aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune
utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour
Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du
partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN
1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir
reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une
attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)
Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage
laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)
Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que
philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier
avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son
activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la
fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est
clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui
ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave
combler
Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y
avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur
eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν
75
76
σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such
as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses
provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo
(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de
sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute
Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre
indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses
besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis
de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le
bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc
dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance
mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche
toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil
recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)
Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet
pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or
laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo
(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle
exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute
On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant
donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de
faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de
Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite
histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la
philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse
de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe
ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se
limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire
Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de
stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe
celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet
eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant
quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas
elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de
laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus
dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves
lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe
Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre
solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche
de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la
philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la
philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la
politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique
de la philosophie
77
78
3 Philosophie loisir et politique
Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer
pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question
consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le
producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire
eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet
nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la
citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout
en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine
Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que
la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe
Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement
deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave
pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme
devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il
simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les
surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des
activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il
serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au
loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font
quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere
servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est
souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)
Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de
commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol
1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute
desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee
par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles
activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les
citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent
mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la
vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave
lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la
pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune
pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement
associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des
activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement
79
80
Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement
toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En
effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure
de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses
populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave
toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des
vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans
la besogne (Pol 1334a15-25)
Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice
dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol
1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine
maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui
quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La
vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et
travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-
11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas
honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En
effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs
manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre
71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes
agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a
pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de
distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du
fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme
qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est
soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre
desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave
personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et
lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui
dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la
fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest
pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en
deacutetail cela un peu plus loin
Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil
faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit
dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre
les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol
1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou
lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave
savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit
celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]
81
82
rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise
davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau
fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la
soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun
homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait
dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre
individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue
guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et
les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique
leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15
et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse
[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute
qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple
particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour
celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique
que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres
besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura
ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite
permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les
72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute
activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer
car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de
proportionnaliteacute dans lamitieacute politique
Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de
lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous
lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la
communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute
Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des
activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre
ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent
sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute
de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette
quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira
ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de
terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production
bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les
besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la
reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui
autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave
faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie
mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et
73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo
83
84
permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation
resterait une pratique noble
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef
nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type
dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes
freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la
philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui
qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute
que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne
peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave
celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi
cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser
Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend
pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la
mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup
de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un
travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au
soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que
se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu
(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a
(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote
pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette
raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun
cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de
comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au
contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir
et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait
davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon
choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais
en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui
pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce
sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est
priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en
fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne
soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote
rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop
pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)
Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de
tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du
loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir
est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote
des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces
deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart
74Voir aussi EN 1176b35-1177a1
85
86
des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques
laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol
1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de
participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit
quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave
ces paysans davoir du loisir
Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait
totalement diffeacuterent
laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)
Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le
plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol
1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la
pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par
contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir
dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct
agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela
nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose
Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se
demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie
philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence
suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne
neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme
individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire
que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne
decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute
sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour
les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution
agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]
pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans
les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement
conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie
na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les
capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car
cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere
Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de
reacutemuneacuteration eacutetatique
En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela
Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes
pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave
lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute
87
88
en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette
activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et
sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut
relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante
ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous
avons parleacute plus haut
Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale
En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple
navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait
Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille
(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la
capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus
grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il
faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote
pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la
description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la
campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas
directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant
exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il
nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de
vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs
que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol
75Voir par exemple Pol 1325a7-14
1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne
comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous
Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples
cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent
mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps
tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol
fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme
pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave
lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui
loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens
dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que
ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance
et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers
lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves
inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de
deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens
est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette
maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces
paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait
dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux
76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production
89
90
[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo
(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche
davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour
les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les
oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que
laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des
ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre
cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux
qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote
laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration
suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile
elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais
plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute
32 Vie totale et vie partielle
La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut
comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos
besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique
de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il
est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un
individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a
trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous
nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte
Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce
que nous appelons la vie totale
laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)
Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des
laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons
qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles
que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une
chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres
dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant
lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc
laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest
agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination
de vie partielle
De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du
moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que
si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a
besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on
91
92
comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest
neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question
nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne
permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage
permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant
place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se
divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est
indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas
interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait
diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres
de contraintes et visant le beau
Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir
quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du
bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et
de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)
What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the
happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)
Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse
pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui
qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens
mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman
formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur
lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait
meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui
consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous
lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question
soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme
Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour
ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa
pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave
une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la
dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette
pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce
nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol
1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique
parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)
En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun
moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa
forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont
la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave
montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement
implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la
colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le
peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement
93
94
doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son
mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-
mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant
agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre
quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui
forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre
geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN
1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun
terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer
par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme
nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut
pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera
aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre
cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle
Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une
chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non
agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire
plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La
question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans
La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par
sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce
qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses
vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait
de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est
vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi
diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le
deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les
domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas
chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la
nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien
que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que
ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des
ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc
quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la
sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour
advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant
Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour
Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la
nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel
et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune
avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre
sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette
faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois
sagace et sage ou utile et sage
95
96
Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit
certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant
pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient
telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne
eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu
morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun
homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait
voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile
peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont
pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des
actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere
de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-
mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela
implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer
cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni
vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant
de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la
reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la
pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les
actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce
au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon
est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se
distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes
et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu
morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de
lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce
faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans
une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi
de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre
et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur
attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que
lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes
dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre
la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il
malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas
accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit
naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour
le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol
1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant
intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes
utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces
deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas
neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel
pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale
97
98
Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer
plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la
speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable
de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre
capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo
(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la
plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que
les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes
ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo
(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les
ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant
plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol
1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute
de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la
philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se
doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces
diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles
33 Eacuteducation loisir et limite du politique
laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des
tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes
jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les
individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et
non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la
conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du
moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la
tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs
car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes
dougrave limportance de leacuteducation
laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non
pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre
et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit
aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus
sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune
part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol
1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison
est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que
fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut
jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en
assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en
ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur
perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ
ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que
celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper
99
100
dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans
cette mecircme veine Aristote affirme que le fait
laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)
Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique
et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue
du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la
pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere
instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre
eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave
comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est
essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas
autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la
santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle
donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)
Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur
pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais
que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit
cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour
faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme
le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de
lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs
neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de
la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)
En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose
aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens
du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la
diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος
κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler
la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu
de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au
politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance
au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que
lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par
leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie
On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque
chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee
comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur
delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme
maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas
tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord
Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir
101
102
fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les
citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des
hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient
jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut
que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit
en soutenant que
laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)
Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner
justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour
laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait
selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les
hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol
1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait
dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La
pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous
meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique
au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en
placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will
77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)
necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best
life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over
all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre
limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme
lexplique Mara
laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)
En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie
entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique
En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps
de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour
ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-
25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes
politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol
1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la
philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle
dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas
agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que
politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir
maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs
103
104
Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune
citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la
philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique
autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de
ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce
neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens
exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est
aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne
demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude
dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans
ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave
fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on
peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire
Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce
rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles
pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]
suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science
or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)
Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la
philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet
78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves
important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la
philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire
ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote
du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens
strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de
leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire
remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous
et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise
en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera
renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de
chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the
way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo
(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la
grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la
musique [μουσική]80
laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)
79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement
105
106
Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative
dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la
θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une
chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere
ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle
peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique
une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait
quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc
que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de
Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation
laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)
On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la
philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la
Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de
la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct
cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre
compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour
acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il
est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une
extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il
importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la
population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de
rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est
manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave
ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et
comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les
Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que
donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement
une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir
des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)
Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance
aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs
laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux
disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)
Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que
ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave
notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il
pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler
(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen
retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela
107
108
laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)
En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique
comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que
si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est
un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens
ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave
jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant
au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise
lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque
individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration
dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique
De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers
ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil
peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la
musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens
restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure
En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de
81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques
ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons
normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave
une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des
caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette
restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit
pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux
exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que
ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la
musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et
excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit
que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les
reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de
la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous
En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre
que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte
Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la
pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte
politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il
faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part
de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens
propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves
109
110
lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si
cest
laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)
En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune
citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des
activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que
lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre
dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil
semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie
contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par
exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas
leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne
semble pas lappuyer particuliegraverement
Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et
que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν
ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine
accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote
conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les
activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait
tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour
lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors
une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la
pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du
mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen
rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin
111
112
4 Conclusion
En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre
eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme
nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de
lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette
autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent
non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien
vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu
morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes
utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet
dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que
lhomme libre pratique ces activiteacutes
Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre
consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans
le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute
politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener
agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest
aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute
Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de
la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas
82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)
de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement
profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία
telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire
partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins
que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment
elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors
quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours
nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir
avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui
elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme
coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre
de lhomme
Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et
vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus
parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par
un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous
empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet
quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable
pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la
citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de
lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil
113
114
nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de
lessence humaine
De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous
rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice
de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans
lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte
la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est
important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la
philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou
deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de
passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le
temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν
σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous
soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble
indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute
tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du
loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance
et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans
labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage
cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux
qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car
la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)
Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-
deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et
tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)
se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun
sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo
(Pol 1334a26-28)
Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance
et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les
reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie
Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-
mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na
besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux
des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit
que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit
autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne
chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi
quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave
savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens
mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite
la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de
philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance
115
116
requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort
entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit
Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et
de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui
constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et
lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique
comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie
comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance
requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la
philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux
porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee
ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a
conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere
ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere
que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les
besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de
bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute
ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu
laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre
ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les
ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)
Bibliographie
Textes et traductions
ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993
--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004
--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978
--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992
--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000
--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)
--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)
--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction
--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000
--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990
--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894
--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007
--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004
--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004
117
118
PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)
--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008
Eacutetudes
ADKINS AWH laquo Theoria versus Praxis in the Nicomachean Ethics and the Republic raquo Classical Philology Vol 73 No 4 (Oct 1978) pp 297-313
AMBLER Wayne H laquo Aristotle on Acquisition raquo Canadian Journal of Political Science Revue canadienne de science politique Vol 17 No 3 (Sep 1984) pp 487-502
ANNAS Julias laquo Plato and Aristotle on Friendship and Altruism raquo Mind New Series Vol 86 No 344 (Oct 1977) pp 532-554
--- Comments on J Cooper Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
ARNOLD Peter laquo On the Relationship between Education Work and Leisure Past Present and Future raquo British Journal of Educational Studies Vol 37 No 2 (May 1989) pp 136-146
AUBENQUE Pierre La prudence chez Aristote Presses universitaires de France Paris 2004 4e eacuted (1963)
BERNARDETE Seth laquo Aristotle De Anima III3-5 raquo The Review of Metaphysics Vol 28 No 4 (Jun 1975) pp 611-622
BICKFORD Susan laquo Beyond Friendship Aristotle on Conflict Deliberation and Attention raquo The Journal of Politics Vol 58 No 2 (May 1996) pp 398-421
BODEacuteUumlS Richard laquo Notes sur quelques aspects de la conscience dans la penseacutee aristoteacutelicienne raquo Phronesis Vol 20 No 1 (1975) pp 63-74
--- laquo Philosophie et politique raquo Politique et philosophie chez Aristote Socieacuteteacute des eacutetudes classiques Namur 1991 chapitre II pp57-69
--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78
--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165
BROWN Eric laquo Aristotle on the Choice of Lives Two Concepts of Self-Sufficiency raquo Quel choix de vie Eacutetudes sur les rapports entre theōria et praxis chez Aristote ed Pierre Destreacutee (Louvain Peeters agrave paraicirctre) disponible agrave httpwwwartsciwustledu~eabrownresearchhtml
CHIBA Shin laquo Hannah Arendt on Love and the Political Love Friendship and Citizenship raquo The Review of Politics Vol 57 No 3 (Summer 1995) pp 505-535
CLARK Stephen laquo The Use of `Mans Function in Aristotle raquo Ethics Vol 82 No 4 (Jul 1972) pp 269-283
COLLINS Susan D laquo Moral Virtue and the Limits of the Political Community in Aristotles Nicomachean Ethics raquo American Journal of Political Science Vol 48 No 1 (Jan 2004) pp 47-61
COOPER John M laquo Friendship and the Good in Aristotle raquo The Philosophical Review Vol 86 No 3 (Jul 1977) pp 290-315
--- laquo Aristotle on the Forms of Friendship raquo The Review of Metaphysics Vol 30 No 4 (Jun 1977) pp 619-648
--- laquo Political animals and civic friendship raquo Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
CORDERO Ronald A laquo Aristotle and Fair Deals raquo Journal of Business Ethics Vol 7 No 9 (Sep 1988) pp 681-690
CURZER Howard J laquo Criteria for Happiness in Nicomachean Ethics 17 and X 6-8 raquo The Classical Quarterly New Series Vol 40 No 2 (1990) pp 421-432
GRAMM Warren S laquo Labor Work and Leisure Human Well-Being and the Optimal Allocation of Time raquo Journal of Economic Issues Vol 21 No 1 (Mar 1987) pp 167-188
119
120
HARDIE WFR laquo Aristotle on the Best Life for a Man raquo Philosophy Vol 54 No 207 (Jan 1979) pp 35-50
HEINAMAN Robert laquo Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics raquo Phronesis Vol 33 No 1 (1988) pp 31-53
HENAFF Marcel laquo Le Philosophe et le marchand raquo MLN Vol 102 No 4 French Issue (Sep 1987) pp 761-781 KAPLAN Andrew laquo Work Leisure and the Tasks of Schooling raquo Curriculum Inquiry Vol 27 No 4 (Winter 1997) pp 423-451
KEYT David laquo Intellectualism in Aristotle raquo Paideia Special Aristotle Issue (1978) pp138-157
LABARRIEgraveRE Jean-Louis La condition animale eacutetudes sur Aristote et les Stoiumlciens Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve 2005
LORD Carnes Education and culture in the political thought of Aristotle Cornell University Press Ithaca and London 1982
MARA Gerald M laquo The Role of Philosophy in Aristotles Political Science raquo Polity Vol 19 No 3 (Spring 1987) pp 375-401
MAYHEW Robert laquo Aristotle on the self-sufficiency of the city raquo History of political thought VolXVI No4 Winter 1995 pp488-502
--- laquo Part and Whole in Aristotles Political Philosophy raquo The Journal of Ethics Vol 1 No 4 (1997) pp 325-340
MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73
--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44
--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151
MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218
READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136
SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128
TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262
--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21
121
- 0 Introduction
- 1 Autarcie divine et autarcie humaine
-
- 11 Autarcie divine
- 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
- 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
- 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
- 15 Lrsquoautarcie humaine
- 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
-
- 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
-
- 21 Lamitieacute politique
- 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
-
- 221 Linutiliteacute de la philosophie
- 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
- 223 Lessence de la philosophie
-
- 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
- 24 Lami philosophe
-
- 3 Philosophie loisir et politique
-
- 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
-
- 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
- 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
-
- 32 Vie totale et vie partielle
- 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
-
- 4 Conclusion
- Bibliographie
-
- Textes et traductions
- Eacutetudes
-
Remerciements
Je tiens tout drsquoabord agrave remercier mon directeur Louis-Andreacute Dorion pour toute
lrsquoaide qursquoil a pu mrsquoapporter et pour le deacutesir de rigueur intellectuelle qursquoil a su mrsquoinculquer
Je tiens aussi agrave remercier tous ceux et celles qui au cours de mon parcours acadeacutemique
mrsquoont entendu (peut-ecirctre trop) prononcer le nom drsquoAristote sans jamais tenter de reacutefreacutener
mes eacutelans enthousiastes Comment drsquoailleurs teacutemoigner ma reconnaissance envers mes
parents qui malgreacute qursquoils ignoraient presque totalement lrsquoobjet de mes recherches nrsquoen ont
pas pour autant cesseacute de mrsquoappuyer et de mrsquoencourager Pour tout cela je leur dis merci
sachant tregraves bien que je ne pourrai jamais leur rendre tout ce qursquoils mrsquoont donneacute
0 Introduction
Dans son roman La petite fille qui aimait trop les allumettes Gaeacutetan Soucy nous
plonge dans un univers quon ne saurait trop comment deacutecrire Il deacutepeint la vie dun fregravere et
dune sœur ayant eacuteteacute coupeacutes du monde par leur pegravere et qui agrave la mort de celui-ci doivent
tenter dinteragir par eux-mecircmes avec les habitants du village pregraves duquel ils habitent Eacutetant
donneacute que ce sont leurs premiers rapports seacuterieux avec une socieacuteteacute organiseacutee les relations
quils tentent deacutetablir sont plus que difficiles et le tout tourne au drame assez rapidement
On en vient mecircme agrave se demander si les deux enfants sont bel et bien des ecirctres humains
eacutetant donneacute leur incapaciteacute flagrante agrave entrer en contact avec la laquo civilisation raquo Ce roman
nous force entre autres agrave nous demander ce qui est neacutecessaire pour atteindre pleinement
notre humaniteacute Peut-on vraiment ecirctre humain en dehors dune socieacuteteacute donneacutee laquo Lhomme
est par nature un animal politique raquo (Pol 1253a2-3)1 disait deacutejagrave Aristote et laquo celui qui est
hors-citeacute naturellement bien sucircr et non par le hasard des circonstances est soit un ecirctre
deacutegradeacute soit un ecirctre surhumain raquo (Pol 1253a3-5) Ces consideacuterations provenant de
lAntiquiteacute ne sont donc pas sans trouver eacutecho mecircme agrave notre eacutepoque
La question qui est donc poseacutee vise agrave savoir ce dont on a besoin pour reacutealiser notre
humaniteacute et la maniegravere par laquelle on peut y arriver ou autrement dit comment pouvons-
nous combler nos besoins Peut-on le faire sans apport exteacuterieur comme avaient tenteacute de le
faire les personnages du roman ou avons-nous plutocirct besoin de nous allier agrave nos
congeacutenegraveres Cette question en est une qui a eacuteteacute deacutebattue pendant lAntiquiteacute et la notion qui
y est au centre agrave savoir celle du besoin est probablement lune de celles qui est le plus
1 Sauf avis contraire nous citons la traduction des Politiques de Pellegrin
2
difficile agrave comprendre pour un lecteur contemporain Lorsque quelquun aborde la
philosophie antique pour la premiegravere fois il est freacutequent quil ne sy retrouve pas tant la
charge conceptuelle des diffeacuterents concepts agrave lœuvre est diffeacuterente de ce agrave quoi nous
sommes habitueacutes Pourtant les mots utiliseacutes se retrouvent pratiquement tous dans notre
vocabulaire de maniegravere plus ou moins courante On na quagrave penser aux termes de vertus
de justice de bonheur ou dutiliteacute Il faut savoir se replonger dans lesprit de leacutepoque afin
decirctre en mesure de bien comprendre les textes et den faire ressortir toutes leurs richesses
Cest ainsi que le concept de neacutecessiteacute ou plutocirct de besoin semble ecirctre lun des concepts qui
donnent le plus de mal aux neacuteophytes Pour nous comme pour les Grecs un besoin est
quelque chose dont on ne saurait se passer Jusque lagrave il ne semble pas y avoir
dincompatibiliteacute notable entre la compreacutehension contemporaine du mot et celle veacutehiculeacutee
dans les textes des anciens philosophes Lagrave ougrave la penseacutee grecque se diffeacuterencie de la nocirctre
cest dans la rigueur de son concept de besoin Platon ou Aristote nauraient probablement
jamais oseacute dire quils avaient besoin du tout nouvel ordinateur ou dune nouvelle coupe de
cheveux Le vocabulaire de la neacutecessiteacute se limite aux choses qui ne peuvent ecirctre autrement
Si je veux vivre je nai dautre choix que de manger boire et dormir Cest agrave ce niveau que
se situe le besoin pour les philosophes grecs Cela ne veut pas dire que les excegraves neacutetaient
pas preacutesents dans lAntiquiteacute au contraire mais simplement que le fait de se suffire du
neacutecessaire eacutetait beaucoup plus mis de lavant que de nos jours Combien de philosophes
eacutetaient vus comme des ascegravetes vivant dans la pauvreteacute bien que ce ne fucirct eacutevidemment pas
le cas de tous Rappelons-nous seulement de lanecdote quAristote rapporte au sujet de
Thalegraves de Milet et qui relate les moqueries que subissait ce dernier ducirc au fait que la
philosophie ne lui apportait pas de richesses (Pol 1259a6-9)
Dans cette conception du besoin un autre concept est venu agrave prendre une large part
de lactiviteacute philosophique dans lAntiquiteacute bien quil ne soit pas tregraves eacutetudieacute par nos
contemporains Il sagit bien sucircr du concept dautosuffisance concept tregraves cher agrave toute la
tradition ancienne Se suffire agrave soi-mecircme ecirctre autarcique cela ne signifie pas ecirctre sans
besoins -car cela nest que le fait des dieux- mais plutocirct decirctre en mesure de les satisfaire
par soi-mecircme sans laide des autres Et cest lagrave que le deacutebat samorce est-il possible de se
suffire agrave soi-mecircme et mecircme dans la neacutegative cela vaut-il la peine dessayer Pour voir agrave
quel point les opinions divergent face agrave cette question on peut sen remettre aux deux
ceacutelegravebres disciples de Socrate agrave savoir Platon et Xeacutenophon Le premier est celui qui met en
scegravene un Socrate qui se moque dHippias se targuant de tout fabriquer lui-mecircme (Hippias
mineur 368b-e) alors que le deuxiegraveme est celui qui deacutecrit un Socrate dont le but ultime est
de sassimiler agrave la diviniteacute en se suffisant pleinement agrave lui-mecircme dun point de vue mateacuteriel
(Meacutemorables I 6) Il ny a pas agrave dire le fosseacute est immense Pour Platon il est tout
simplement impossible quun homme puisse se suffire agrave lui-mecircme alors que pour
Xeacutenophon il serait possible dy arriver par lexercice de lἐγκράτεια et de la καρτερία Degraves
lors ce sont deux maniegraveres complegravetement diffeacuterentes qui seront mises de lavant pour
assurer que les besoins des individus soient combleacutes Si on prend lexemple de La
Reacutepublique on voit que Platon quoi que puisse dailleurs en penser Aristote (Pol II 2)
vise agrave eacuteriger une citeacute dans laquelle lorganisation qui y serait preacutesente permettrait agrave tout un
chacun de voir ses besoins combleacutes et cela serait permis par une speacutecialisation du travail
3
4
augmentant lefficaciteacute dans lexercice de chacune des tacircches essentielles Au contraire
Xeacutenophon met plutocirct de lavant une certaine ascegravese personnelle visant agrave sapprocher de la
diviniteacute par le fait de limiter ses besoins le plus possible de maniegravere agrave ecirctre autarcique
individuellement (Meacutemorables I 6) Dun cocircteacute la neacutecessiteacute de reacutepondre agrave ses besoins ne se
fait uniquement que par le biais de la citeacute et de son organisation alors que de lautre elle est
prise en charge par une attitude individuelle qui ne fait pas appel agrave la citeacute mais vise une
autosuffisance mateacuterielle Lexposeacute que nous venons de faire de ces deux doctrines est
eacutevidemment assez caricatural mais on peut tout de mecircme y voir deux tendances majeures
en ce qui a trait agrave la question de latteinte de lautarcie et de la possibiliteacute de subvenir agrave nos
besoins
Cest sans doute dans un tel contexte qua ducirc eacutemerger la penseacutee dAristote Bien que
pour lui lautarcie mateacuterielle individuelle ne puisse pas ecirctre atteinte il faut savoir quil ne
laisse pas pour autant de cocircteacute limportance de reacutepondre agrave nos besoins physiques Toutefois
il ne prend jamais le parti de Xeacutenophon en disant quil faut restreindre nos besoins de
maniegravere agrave sassimiler au divin Pour lui comme ceacutetait deacutejagrave le cas pour Platon la diviniteacute ne
doit pas ecirctre comprise dun point de vue mateacuteriel et lautarcie qui lui est associeacutee ne sera
donc pas de cet ordre Pour Aristote comme nous le verrons en deacutetail dans le cadre de notre
travail lautarcie dont jouit la diviniteacute est une autarcie de type intellectuel Cest-agrave-dire
quen ce qui a trait agrave la pratique de lactiviteacute intellectuelle le divin se suffit entiegraverement agrave
lui-mecircme de la maniegravere la plus rigoureuse qui soit Mais si lautarcie divine nest que de
type intellectuel il est pertinent de se demander en quoi sa recherche peut nous aider agrave
reacutepondre agrave nos besoins de tous les jours Autrement dit comment les citoyens dune citeacute
peuvent-ils survivre si lautosuffisance qui est mise de lavant nest pas mateacuterielle
Il nous semble que le geacutenie dAristote reacuteside en partie dans la reacuteponse quil va
donner agrave cette question Cest par une sorte de fusion de leacutethique et de la politique quil en
viendra agrave mieux organiser la citeacute et la vie personnelle des diffeacuterents citoyens de telle sorte
que la recherche de lautarcie divine nentre plus en contradiction avec la neacutecessiteacute de
reacutepondre agrave nos besoins mateacuteriels Cest donc agrave cette question que nous tenterons de
reacutepondre dans le preacutesent travail comment Aristote fait-il pour parvenir agrave faire cohabiter
lautarcie intellectuelle individuelle avec lautarcie mateacuterielle collective Pour y arriver
nous commencerons par montrer que lautarcie se deacutefinit bel et bien de deux maniegraveres
diffeacuterentes dans la penseacutee aristoteacutelicienne Cette distinction nous amegravenera agrave voir que la
recherche de lautarcie divine par la pratique de la θεωρία peut sembler incompatible avec
les activiteacutes de la citeacute et quil peut de ce fait sembler impossible quelle puisse ecirctre promue
comme une activiteacute leacutegitime Par la suite cette conclusion temporaire nous forcera agrave
chercher une maniegravere de reacuteconcilier la pratique de la philosophie avec le cadre politique de
la citeacute aristoteacutelicienne et cest en faisant appel agrave leacutetude que fait Aristote du loisir que nous y
parviendrons
5
6
1 Autarcie divine et autarcie humaine
Dans lrsquoœuvre eacutethique et politique drsquoAristote on peut voir se profiler deux concepts
drsquoautarcie agrave savoir un concept drsquoautarcie collective et un concept drsquoautarcie individuelle2
Vaguement disons que lrsquoautarcie collective est celle que vise la citeacute (Pol 1252b25-30)
tandis que lrsquoautarcie individuelle serait plutocirct celle que possegravede le sage qui pratique la
θεωρία (EN X 6-8)3 Ce que nous voudrions montrer en deacutebutant est qursquoil est juste de
deacutefinir deux types drsquoautarcie mais qursquoau lieu de comprendre ces deux types selon
lrsquoopposition collectifindividuel il vaudrait mieux pour bien rendre compte de la penseacutee
drsquoAristote concevoir cette diffeacuterence agrave partir de lrsquoopposition entre lrsquohumain et le divin
Crsquoest ainsi que nous parlerons plutocirct drsquoautarcie humaine et drsquoautarcie divine4 en nous
basant sur un texte de la Grande Morale5 Bien entendu vu le statut particulier de ce texte
nous montrerons que cette distinction peut se deacuteduire drsquoautres ouvrages dont lrsquoauthenticiteacute
nrsquoest pas mise en doute et nous ne lui emprunterons que la terminologie Cette distinction
nous amegravenera agrave voir que la recherche de lautarcie ne doit pas toujours se comprendre de la
mecircme maniegravere et que leur recherche commune est peut-ecirctre incompatible En effet
lautarcie divine sera lobjet dune quecircte individuelle et aura donc une viseacutee eacutethique alors
que lautarcie humaine sera lobjet dune quecircte collective et aura donc une viseacutee politique
2 Voir notamment Brown agrave paraicirctre3 Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Nicomaque de Bodeacuteuumls4 Cette distinction est aussi faite par Pierre Aubenque dans son Appendice 1 sur lrsquoamitieacute chez Aristote (dans La prudence chez Aristote 2004 pp179-183)5 laquo Notre examen ne porte pas sur lrsquoautarcie divine mais sur celle de lrsquohomme raquo MM 1213a8-10 Dans le passage qui entoure cette phrase lrsquoauteur de la Grande morale tente de montrer que mecircme si lrsquohomme sage imite le dieu et que le dieu se suffisant pleinement agrave lui-mecircme nrsquoa pas drsquoamis on ne peut pas conclure que lrsquohomme sage par conseacutequent nrsquoa pas drsquoamis non plus justement parce que lrsquoautarcie propre agrave chacun nrsquoest pas agrave comprendre de la mecircme maniegravere
Dans cette mesure nous devrons nous demander si la recherche individuelle se fait au
deacutetriment de la recherche collective et sil est possible de rechercher lautarcie divine dans
la cadre politique de la citeacute
11 Autarcie divine
Commenccedilons par deacutecrire ce que nous appelons lrsquoautarcie divine De prime abord
on pourrait penser que cette autarcie est celle deacutecrite au livre X de lrsquoEacutethique agrave Nicomaque
lorsqursquoAristote parle de la θεωρία Comme nous le verrons cela nrsquoest pas tout agrave fait exact
En effet nous tenterons de montrer que lrsquohomme ne peut pas atteindre cette autarcie Cette
conception de lrsquoautarcie divine est en fait une tentative de deacutefinir lrsquoautarcie de la maniegravere la
plus rigoureuse possible Dans toute cette rigueur nous verrons que cette autarcie nrsquoest
eacutevidemment attribuable quau divin Pour y arriver il nous faut expliquer comment Aristote
conccediloit la vie du divin puis nous la comparerons avec la vie du sage pour bien en montrer
toute lrsquoincompatibiliteacute
Comme Aristote lrsquoaffirme lui-mecircme il faut drsquoabord consideacuterer que le divin est bel et
bien vivant (Meta Λ 1072b25-30)6 au mecircme titre que les humains Le fait drsquoecirctre en vie
neacutecessite aussi une activiteacute puisque crsquoest le fait drsquoecirctre animeacute drsquoune certaine maniegravere qui
permet drsquoattribuer la vie Ainsi Aristote soutient que laquo comme le fait de vivre srsquoentend de
plusieurs faccedilons nous preacutetendons qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule
quelconque des manifestations telles que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et
le repos ou encore le mouvement nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26)7
Il faudra donc que le philosophe attribue au moins lrsquoune de ces faculteacutes au premier moteur
6Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Meacutetaphysique de Tricot7Sauf avis contraire nous citons la traduction du Traiteacute de lacircme de Bodeacuteuumls
7
8
Eacutevidemment crsquoest lrsquoactiviteacute intellectuelle qui le caracteacuterise et aucune autre de ces
laquo manifestations raquo ne peut lui ecirctre attribueacutee On ne peut pas lui donner la vie nutritive
parce que cela impliquerait un changement dans la nature eacuteternelle du premier moteur ni le
mouvement local car le premier moteur se doit drsquoecirctre immobile pour des raisons de
physique qui ne valent pas la peine drsquoecirctre expliqueacutees ici8 ni la sensation car le premier
moteur est immateacuteriel et que la sensation ne peut pas se passer de corps (DA 403a5-10)
Preacutecisons maintenant en quoi consiste cette activiteacute du premier moteur laquo Sa vie
[διαγωγή]9 agrave lui reacutealise la plus haute perfection raquo (Meta Λ 1072b14) Aristote srsquoefforce
de deacutecrire cette perfection en Λ7 et Λ9 Il y affirme que cette activiteacute a pour objet ce qui
est le meilleur et qursquoelle srsquoexerce de maniegravere continue et eacuteternelle (Meta Λ 1072b25-30
1075a5-10) Par ailleurs laquo lrsquointelligence suprecircme se pense donc elle-mecircme puisqursquoelle est
ce qursquoil y a de plus excellent et sa penseacutee est la penseacutee de la penseacutee raquo (Meta Λ 1074b25-
35) De cela on peut faire ressortir quelques aspects aidant agrave caracteacuteriser lrsquoautarcie divine
En effet srsquoayant lui-mecircme pour objet drsquointellection on peut conclure qursquoil se suffit
parfaitement agrave lui-mecircme quant agrave lrsquoexercice de son activiteacute De plus cette activiteacute eacutetant
eacuteternelle et continue on voit que le premier moteur nrsquoa absolument pas besoin drsquoaucun
apport exteacuterieur pour vivre montrant ainsi une autarcie totale agrave tous les points de vue Il est
inengendreacute eacuteternel continuellement en acte et nrsquoa besoin que de lui-mecircme pour son
activiteacute Lrsquoautarcie qui se preacutesente agrave ce niveau est bien une autarcie qursquoon peut qualifier
drsquoindividuelle et ne peut srsquoappliquer qursquoau premier moteur On pourrait aussi se demander
dans quelle mesure les astres qui sont consideacutereacutes comme divins par Aristote (eg Meta Λ
8 Agrave ce sujet voir Physique VIII9 Ce mot est aussi employeacute par Aristote pour reacutefeacuterer aux genres de vie de lrsquohomme par exemple une vie de loisir [πρὸς τὴν ἐν τῇ διαγωγῇ σχολὴν] (Pol 1338a10)
1074b1-10) possegravedent aussi une telle autarcie10 Cependant comme notre but est de faire
un lien avec le sage et que crsquoest par lrsquoactiviteacute intellectuelle que ce lien peut ecirctre fait nous
laisserons la question de cocircteacute11 eacutetant donneacute que le premier moteur est lrsquoexemple drsquoune
activiteacute intellectuelle parfaite
12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
Avant de comparer les activiteacutes du premier moteur et de lrsquohomme sage il est
important de voir que pour Aristote cet homme pris individuellement nrsquoest autarcique
dans la mesure ougrave il peut lrsquoecirctre que dans son rapport agrave lrsquoactiviteacute qui lui est propre agrave savoir
la θεωρία12 Aristote est tregraves clair agrave ce sujet affirmant qursquo laquo il faudra aussi le confort
exteacuterieur agrave celui qui est un homme Agrave elle seule en effet la nature humaine ne suffit pas
pour meacutediter Au contraire il faut encore avoir un corps sain disposer de nourriture et de
10 Contrairement agrave ce quon pourrait croire lorsquAristote affirme dans son Traiteacute du ciel que laquo les ecirctres de lagrave-bas [sont] [hellip] inalteacuterables et impassibles ils ont la meilleure et la plus autonome (ἀυταρκεστάτην) des vies raquo (279a20-22 trad DalimierPellegrin) il ne fait pas reacutefeacuterence aux astres mais bien aux laquo ecirctres qui sont disposeacutes au-dessus de la translation la plus exteacuterieure raquo (DC 279a20) Eacutetant donneacute quaucun corps nest en mesure de se trouver au-delagrave de cette limite (DC 278b25-279a18) il est clair que les astres qui ont une nature corporelle ne peuvent donc pas ecirctre deacutesigneacutes en 279a20-22 Dalimier et Pellegrin notent que trois hypothegraveses ont eacuteteacute avanceacutees depuis lAntiquiteacute quant agrave savoir agrave quoi le Stagirite fait reacutefeacuterence dans ce passage (2004 p422 n7) agrave savoir soit la sphegravere des fixes soit des reacutealiteacutes noeacutetiques ou encore le premier moteur Ces deux commentateurs croient cependant que lhypothegravese du premier moteur est difficile agrave soutenir ducirc agrave lutilisation du pluriel Toutefois en consideacuterant quAristote fait intervenir une multipliciteacute de moteurs dans sa Meacutetaphysique (1074a1-15) il nous semble plus que vraisemblable que ces moteurs soient ici ce qui est deacutesigneacute en 279a20 car dans la mesure ougrave ils sont laquo immobiles et sans eacutetendue raquo (Meta 1073a35-40) ils nont dautres choix que de se laquo situer raquo au-delagrave de la limite dont parle Aristote Cela permet aussi dexpliquer lutilisation du superlatif ἀυταρκεστάτην En effet si cet adjectif avait eacuteteacute rattacheacute aux astres on naurait pas compris comment ces astres auraient pu ecirctre plus autarciques que le premier moteur11 Il est cependant inteacuteressant de lire la note de Tricot en Λ 10 1075a20-25 laquo Dans la comparaison qui preacutecegravede les hommes libres soumis agrave une inflexible neacutecessiteacute sont les Corps ceacutelestes les esclaves et les animaux dont la plupart des actions sont peacuteneacutetreacutees de contingence sont les ecirctres sublunaires raquo (Tricot 2004 n1 p190)12 Il est important de voir que laquo θεωρία raquo est aussi le mot employeacute par Aristote pour deacutesigner lrsquoactiviteacute du premier moteur (Meta Λ 1072b23)
9
10
tous les autres moyens drsquoentretiens raquo (EN 1178b30-35)13 Ainsi en sa qualiteacute drsquohomme le
sage a besoin des mecircmes choses que tous les autres hommes et nrsquoest donc pas plus
autosuffisant qursquoeux en ce qui a trait agrave la vie courante14 ce qui est deacutejagrave une diffeacuterence
majeure avec le premier moteur qui nrsquoavait besoin drsquoaucun des biens exteacuterieurs pour vivre
Par contre laquo celui qui meacutedite (τῷ δὲ θεωροῦντι) en revanche ne requiert aucun appui de
ce genre du moins pour son activiteacute raquo (EN 1178b3-4 nous soulignons) On peut donc voir
que lrsquoautosuffisance ne srsquoapplique ici qursquoagrave lrsquoactiviteacute seule et si elle srsquoapplique agrave lrsquohomme
qui la pratique ce nrsquoest que dans la limite de cette pratique lhomme sage nest donc pas
pleinement autosuffisant
Regardons maintenant en quoi lrsquoexercice de la θεωρία est diffeacuterente entre lrsquohumain
et le divin La premiegravere diffeacuterence est le fait que le sage ne puisse exercer cette activiteacute que
dans un laps de temps restreint (Meta Λ 1072b14-15 1072b23-25 1075a5-10) alors que
comme nous lrsquoavons dit le premier moteur le fait de maniegravere eacuteternelle Cette diffeacuterence
provient du fait que lrsquohomme est composeacute de matiegravere et que cela implique neacutecessairement
une certaine puissance alors que le premier moteur nrsquoest qursquoacte (Meta Λ 1072b25-30)
Ou on peut dire plus simplement que lrsquohomme a aussi besoin de dormir et qursquoil nrsquoest pas en
acte agrave ce moment (EN 1176a30-b1) Il faut cependant noter que parmi toutes les activiteacutes
que puisse pratiquer lrsquohumain laquo crsquoest par ailleurs lrsquoactiviteacute la plus continue puisque nous
sommes capables de penser en continu plus que drsquoagir continucircment drsquoune quelconque
faccedilon raquo (EN 1177a21-25) Aristote nrsquoaffirme cependant pas ici que cette activiteacute srsquoexerce
13 On peut mecircme ajouter qursquoAristote dit que laquo lrsquoactiviteacute meacuteditative (τὸ θεωρεῖν) nuit parfois agrave la santeacute raquo (EN 1153a20)14 Aristote nuance cependant ces propos en affirmant en EN 1178a22-25 qursquo laquo on peut penser que mecircme le besoin des services exteacuterieurs est modeste dans le cas de la vertu intellectuelle ou certainement moindre que dans le cas de la vertu morale raquo
de maniegravere absolument continue mais seulement que crsquoest la plus continue des actions
qursquoon peut attribuer agrave lrsquohomme15 Malgreacute le fait que lon pourrait deacuteduire de cette plus
grande continuiteacute que cest lactiviteacute qui sapproche le plus de celle de la diviniteacute et quen
cela il ny a pas de nette distinction agrave faire entre lactiviteacute du divin et celui du philosophe il
faut toutefois convenir que la diffeacuterence entre la pratique de la θεωρία par le divin et par
lhumain persiste De plus cette diffeacuterence eacutetant due au statut corporel de lhumain cela
implique une impossibiliteacute radicale dune parfaite continuiteacute dans la pratique de lactiviteacute Il
y a donc une limite que lecirctre humain mecircme avec des anneacutees dexercice ne pourra jamais
franchir La diffeacuterence entre lrsquohumain et le divin sous ce rapport nous semble donc ecirctre
entiegraverement conserveacutee
La deuxiegraveme diffeacuterence qursquoon peut faire ressortir traite de la nature de lrsquoobjet de
lrsquoactiviteacute intellectuelle Pour le premier moteur cet objet en est un interne eacutetant donneacute qursquoil
est lui-mecircme lrsquoobjet de son activiteacute intellectuelle Dans le cas du sage par contre Aristote
affirme en plusieurs endroits que son objet est externe16 Cependant le cas du traiteacute De
lrsquoacircme peut sembler probleacutematique dans la mesure ougrave Aristote y affirme que laquo la sensation
en acte porte sur les objets particuliers alors que la science porte sur les objets universels
Or ces derniers reacutesident en quelque sorte dans lrsquoacircme elle-mecircme raquo (DA 417b20-25) Il
semble donc y avoir contradiction et cest pourquoi nous allons nous y attarder un peu
Tacircchons drsquoexpliquer ce qursquoAristote entend par intelligence dans le De Anima afin de
montrer que cette contradiction nrsquoest en fait qursquoapparente Il faut drsquoabord consideacuterer que
lrsquointellect humain comporte une certaine forme de puissance en ce sens qursquo laquo il doit donc y
15 Il est aussi inteacuteressant de noter que pour Aristote cette activiteacute est plus continue si elle est exerceacutee avec des amis (EN 1170a5-10) ce qui enlegraveve une certaine part drsquoautarcie agrave lrsquoactiviteacute du sage16 Voir entre autres Meta Λ 1075a5-10 EE 1545b15-20
11
12
avoir un principe indeacutetermineacute mais capable de recevoir la forme un principe tel en
puissance que celle-ci mais qui nrsquoest pas celle-ci raquo (DA 429b15-17) Aristote affirme cela
en se basant sur le fait qursquoil existe une certaine similariteacute entre la sensibiliteacute et lrsquointellection
Le raisonnement est le suivant si lrsquoacircme intellective doit ecirctre en mesure de srsquoaccaparer une
forme elle ne doit ecirctre que pure puissance car si elle ne lrsquoeacutetait pas ce qursquoelle serait
influencerait la forme qui est lrsquoobjet de lrsquoacte drsquointellection ce qui reacutesulterait en une
trahison de la forme et donc en un acte eacutechoueacute (DA 429a15-30) Comme le note
Bernardete17 ce raisonnement est sensiblement le mecircme que pour les autres organes ougrave
bien que ceux-ci soient corporels Aristote leur assigne une certaine laquo transparence raquo agrave
lrsquoeacutegard des eacuteleacutements dont ils doivent procurer la sensation de maniegravere agrave ce que la corporeacuteiteacute
des organes nrsquointerfegravere pas dans le processus de perception (Bernardete p614-615) Crsquoest
ainsi que le Stagirite peut se permettre de dire que lrsquointelligence de lrsquoacircme laquo nrsquoest
effectivement aucune des reacutealiteacutes avant de penser raquo (DA 429a23-25) et laquo que les formes
nrsquoy sont pas reacuteellement mais des formes potentiellement raquo (DA 429a28-29)
Degraves lors il faut rechercher ce qui permet agrave la forme de passer de la puissance agrave
lrsquoacte agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme Poser la question crsquoest presque y reacutepondre dans la mesure ougrave
pour Aristote la forme en acte est neacutecessairement anteacuterieure agrave la forme potentielle dans
lrsquointellect (DA 431a1-5) Reste agrave expliquer le processus permettant agrave la forme en acte drsquoun
objet particulier drsquoactualiser la forme en puissance de cet objet dans lrsquointellect Crsquoest ce agrave
quoi Aristote srsquoapplique par la suite en faisant intervenir la repreacutesentation (φαντασία)
comme un intermeacutediaire entre la forme en acte et lrsquointellect (DA 431a14-432a10) Ainsi il
est clair que pour Aristote le processus intellectif a pour origine quelque chose qui lui est
17 Bernardete 1975
exteacuterieur car la forme en acte preacutealable agrave toute intellection est neacutecessairement agrave lrsquoexteacuterieur
du sujet connaissant eacutetant donneacute que lrsquoacircme intellective nrsquoest par elle-mecircme que pure
puissance Avec cela on peut aussi rendre compte du passage que nous avions souleveacute plus
haut voulant que les objets de lrsquointellection se situent agrave lrsquointeacuterieur de lrsquoacircme en disant qursquoune
fois le processus drsquoassimilation de la forme accompli cette forme reste agrave lrsquointeacuterieur de
lrsquointellect et celui-ci peut srsquoen servir pour accomplir drsquoautres activiteacutes intellectuelles (DA
429b5-10) Comme lrsquoexplique Bodeacuteuumls laquo lrsquoactivation de la pure puissance intellective
srsquoopegravere lorsque la penseacutee devient les formes intelligibles qursquoelle reccediloit par lrsquoapprentissage
se creacutee alors une disposition permanente (reacutealisation premiegravere) qursquoon appelle science raquo18
Cependant le fait que la forme devienne interne agrave lrsquoacircme ne change rien au fait qursquoau
deacutepart lrsquoobjet de lrsquoactiviteacute intellectuelle qursquoest cette forme eacutetait exteacuterieur agrave lrsquoacircme comme
nous souhaitions le deacutemontrer
La derniegravere diffeacuterence que nous voulons soulever entre lrsquoactiviteacute du sage et du
premier moteur afin de mieux comprendre ce quest lautarcie divine relegraveve drsquoune analyse
que fait Aristote concernant la possibiliteacute de concilier autarcie et amitieacute19 dans lrsquoEacutethique agrave
Eudegraveme20 VII 12 Dans ce traiteacute Aristote aborde ce problegraveme dans une perspective en
partie diffeacuterente de celle de lrsquoEN dans la mesure ougrave le deacuteveloppement de cette derniegravere
traite principalement de lrsquoimportance de lrsquoamitieacute pour lrsquoexercice des vertus morales (EN
1169b29-1170a2) alors que lrsquoEE quant agrave elle propose une analyse absente de lrsquoautre
Eacutethique en ce qursquoelle aborde la connaissance et lrsquoactiviteacute intellectuelle et le rapport qursquoil y a
18 Bodeacuteuumls 1993 p224 n319 Il est important de noter que dans notre deacuteveloppement lorsque nous reacutefeacuterons agrave lrsquoamitieacute agrave moins drsquoavis contraire nous faisons eacutevidemment reacutefeacuterence agrave lrsquoamitieacute vertueuse et non pas agrave lrsquoamitieacute par utiliteacute ou par plaisir20Sauf avis contraire nous citons la traduction de lEacutethique agrave Eudegraveme de Deacutecarie
13
14
entre lrsquoami et lrsquoexercice de cette activiteacute Avant drsquoen arriver agrave ce rapport le Stagirite pose
drsquoentreacutee de jeu laquo ce qursquoest la vie en acte et comme fin manifestement elle consiste agrave
percevoir et agrave connaicirctre [hellip] Mais se percevoir (τὸ αὑτοῦ αἰσθάνεσθαι) et se connaicirctre (τὸ
αὑτὸν γνωρίζειν) sont ce qursquoil y a de plus deacutesirable pour chacunraquo (EE 1244b23-28 nous
soulignons) Un peu plus loin Aristote explique comment se passe cette connaissance de
soi et il est pertinent de citer ici le passage en entier
laquo aussi souhaiter se percevoir soi-mecircme crsquoest se souhaiter drsquoexister drsquoune
certaine maniegravere particuliegravere ndash puisqursquoalors nous ne sommes pas chacune de ces
choses par nous-mecircmes mais par participation agrave ces faculteacutes dans le percevoir et
le connaicirctre (car lorsqursquoon perccediloit on devient perccedilu de la maniegravere et du point de
vue dont on a anteacuterieurement perccedilu et en tant qursquoon perccediloit et qursquoon perccediloit cet
objet mecircme et on devient connu en connaissant) aussi crsquoest pour cette raison
qursquoon deacutesire toujours vivre parce qursquoon veut toujours connaicirctre crsquoest-agrave-dire
parce qursquoon deacutesire ecirctre soi-mecircme lrsquoobjet connu raquo (EE 1245a4-11)
Ce texte est tregraves dense mais il est assez aiseacute drsquoen faire ressortir lrsquoargumentation Ce
que le philosophe y affirme est que lrsquohomme ne peut pas ecirctre directement lui-mecircme lrsquoobjet
de sa connaissance (comme lrsquoest par ailleurs le premier moteur) mais que pour se
connaicirctre il doit se consideacuterer en tant qursquoobjet perccedilu Autrement dit lrsquoindividu nrsquoest pas un
objet privileacutegieacute de sa propre activiteacute intellectuelle mais doit ecirctre consideacutereacute de la mecircme
maniegravere que tous les objets exteacuterieurs Crsquoest en ce sens qursquoAristote soutient qursquoil faut que
lrsquohomme soit en acte afin qursquoil puisse se connaicirctre lui-mecircme car crsquoest dans lrsquoacte que la
forme drsquoune chose srsquoexprime Cela revient agrave dire que quelqursquoun ne se deacutefinit que lorsqursquoil
est en acte et que crsquoest cet acte qui peut ecirctre perccedilu par lrsquointelligence et ecirctre objet de
connaissance Bodeacuteuumls explique cela en disant que laquo puisque lrsquohomme ne se connaicirct pour
Aristote qursquoagrave travers ses actes et que lrsquoactiviteacute de lrsquointellect est deacutependante en sa source de
lrsquoactiviteacute des sens la conscience humaine est affecteacutee en son repli sur elle-mecircme par la
preacutesence du corps qui contrarie sa reacuteflexiviteacute et lrsquoempecircche drsquoecirctre radicale raquo21
Crsquoest ici qursquoon peut faire intervenir les amis pour tenter de tracer le lien qui les unit
agrave lrsquoactiviteacute cognitive Si on considegravere avec Aristote que les amis sont un autre soi-mecircme
qui plus est seacutepareacute (EE 1245a34-35) il est facile de voir agrave partir de cela que connaicirctre son
ami reviendra agrave se connaicirctre soi-mecircme De plus dans la mesure ougrave pour un individu la
connaissance de soi-mecircme ne peut se faire qursquoen se posant comme un objet exteacuterieur le fait
que lrsquoami soit justement une personne exteacuterieure agrave nous ou laquo seacutepareacutee raquo nrsquoimplique
aucunement que la connaissance qursquoon en acquiert est de moins bonne qualiteacute Degraves lors il
est aiseacute de conclure qursquoau fond il nrsquoy a pas de distinction forte entre la connaissance de soi
par lrsquointermeacutediaire drsquoun ami ou par lrsquointermeacutediaire de laquo soi-mecircme raquo comme objet de
perception Eacutevidemment comme lrsquoindique lrsquoEN laquo mieux vaut sans doute exercer cette
activiteacute [la θεωρία] avec des collaborateurs mais malgreacute tout crsquoest lui [le sage] qui se suffit
le plus agrave lui-mecircme raquo (EN 1177a34-b1) De cela il faut croire que lrsquoami nrsquoest pas
neacutecessaire agrave proprement parler pour lrsquoactiviteacute Effectivement lrsquoEE ne fait que montrer que
lrsquoami peut aussi ecirctre lrsquointermeacutediaire par lequel on passe pour se connaicirctre soi-mecircme mais
nrsquoest jamais preacutesenteacute comme un passage obligeacute ce qui permet drsquoune certaine maniegravere de
rendre compte de ce passage de lrsquoEN eacutetant donneacute qursquoun individu peut se connaicirctre lui-
mecircme sans avoir recours agrave ses amis
Lagrave ougrave nous voulons en venir avec cet argument est non pas de montrer que le sage
nrsquoest pas autosuffisant quant agrave son activiteacute mais bien de montrer que cette autosuffisance
21 Bodeacuteuumls 1975 p68
15
16
requiert tout de mecircme lrsquoapport drsquoune exteacuterioriteacute comme nous lrsquoavons soutenu dans
lrsquoargument preacuteceacutedent sauf que dans cet argument-ci crsquoest la connaissance de soi-mecircme qui
est en jeu En gardant agrave lrsquoesprit que lrsquoactiviteacute du premier moteur est de se connaicirctre lui-
mecircme et qursquoil le peut sans faire appel agrave quelque chose qui ne soit pas en lui on peut
conclure que lrsquoautarcie qursquoaurait le sage ne peut pas ecirctre du mecircme ordre parce que srsquoil peut
se connaicirctre lui-mecircme ce nrsquoest qursquoen eacutetant un objet exteacuterieur agrave lui-mecircme et la preuve de
cela est le fait qursquoon peut se connaicirctre soi-mecircme en regardant nos amis qui eux sont
exteacuterieurs agrave nous de maniegravere eacutevidente Ainsi on se rend compte que lrsquoautarcie du sage nrsquoest
pas radicale et rigoureuse comme lrsquoest celle du divin et que ce nrsquoest pas simplement une
question de degreacute qui les distingue mais bien drsquoessence Il ne faut cependant pas
comprendre cette diffeacuterence dessence comme si la pratique de la θεωρία par lhumain et par
le divin navait rien en commun et neacutetait quune appellation purement homonyme mais
bien comme le fait quune rupture est agrave loeuvre entre les deux pratiques et que lhumain ne
pourra jamais arriver agrave pratiquer la θεωρία de la mecircme maniegravere que le divin Une simple
diffeacuterence de degreacute sous entend agrave notre avis quil ny aurait pas de diffeacuterence radicale entre
les deux pratiques ce qui nest pas le cas comme nous lavons montreacute La diffeacuterence de
degreacute elle se voit en comparant les diffeacuterents humains notamment en ce qui a trait agrave leurs
activiteacutes certains parviennent mieux que dautres agrave pratiquer une activiteacute mais il nest
jamais exclu quavec beaucoup dentraicircnement chaque humain puisse arriver agrave des reacutesultats
semblables Ainsi on peut offrir une premiegravere deacutefinition de lrsquoautarcie humaine agrave savoir
qursquoelle est le fait de celui qui se suffit agrave lui-mecircme par lrsquointermeacutediaire de choses qui lui sont
exteacuterieures
13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
Agrave ce point une question meacuterite drsquoecirctre souleveacutee la θεωρία est-elle loffice de
lrsquohomme Cette question est pertinente dans la mesure ougrave notre distinction entre lrsquoautarcie
divine et lrsquoautarcie humaine repose sur la distinction que nous avons faite entre lrsquoactiviteacute de
la θεωρία par le premier moteur et par le sage De plus la reacuteponse agrave cette question est
eacutevidemment utile pour voir comment on peut coordonner les diffeacuterentes activiteacutes humaines
au sein de la citeacute Si la pratique de la θεωρία savegravere ecirctre loffice de lhomme il est eacutevident
quil faudra absolument lui trouver une place de choix au sein de la citeacute afin de faire en
sorte que chaque citoyen puisse actualiser son essence Au contraire si cette pratique ne
constitue pas loffice ou la fonction de lhomme il serait beaucoup moins grave si on en
venait agrave conclure que la recherche de lautarcie divine nest pas compatible avec les activiteacutes
de la citeacute Comme nous tenterons de le montrer plus bas il nous semble que la pratique de
la philosophie est difficilement conciliable avec la maniegravere dont la citeacute est constitueacutee et ce
nest quindirectement quon peut reacuteintroduire cette pratique au sein de la citeacute Voilagrave
pourquoi il est pertinent pour nous de montrer que loffice de lhomme ne peut pas ecirctre la
recherche de lautarcie divine
Un passage est crucial pour la compreacutehension de ce qui est le propre de lrsquohomme
chez Aristote
laquo Dans ces conditions si nous posons que lrsquooffice [ἔργον] de lrsquohomme est une
certaine forme de vie (crsquoest-agrave-dire une activiteacute de lrsquoacircme et des actions
rationnelles [πράξεις μετὰ λόγου]) mais que srsquoil est homme vertueux ses
œuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque œuvre parfaitement
accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien
17
18
humain devient un acte de lrsquoacircme qui traduit la vertu et srsquoil y a plusieurs vertus
lrsquoacte qui traduit la plus parfaite et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Ce passage a eacutevidemment fait couler beaucoup drsquoencre et les commentateurs semblent
se partager en deux camps Drsquoun cocircteacute il y a ceux qui soutiennent que lrsquoexercice de cette
vertu qui serait la plus finale ne peut ecirctre que lrsquoexercice de la θεωρία et de lrsquoautre ceux qui
deacutefendent que cela doit comprendre toutes les vertus autant morales qursquointellectuelles22
Cependant deux arguments nous font croire que dans ce passage la θεωρία ne peut pas ecirctre
eacutevoqueacutee ce qui montrerait qursquoelle nrsquoest pas ou ne fait pas partie de ce qui est le propre de
lrsquohomme
Le premier argument vise le vocabulaire utiliseacute par Aristote Si lrsquooffice de lrsquohomme
est composeacute de πράξεις μετὰ λόγου comment le philosophe pourrait-il associer cet office
avec la θεωρία sachant que celle-ci nrsquoa aucune implication pratique (EN 1139a27-28) On
pourrait toutefois objecter agrave cela que lutilisation que fait ici Aristote du concept de πρᾶξις
na pas agrave ecirctre compris selon son usage technique cest-agrave-dire comme la mise en acte du
reacutesultat dune deacutecision (EN 1139a17-35) Cest en effet le sens que veut donner Bonitz agrave
cette occurrence de πρᾶξις en EN 1098a13 puisquil affirme dans son Index Aristotelicus
que πρᾶξις doit ici ecirctre pris comme un synonyme de ἐνέργεια Si lon considegravere que Bonitz
a raison de comprendre cet usage de πρᾶξις comme il le fait rien nempecircche en effet de
concevoir que ce dont parle Aristote dans le passage de EN 1098a12-18 peut sans
problegraveme ecirctre la pratique de la θεωρία puisque la θεωρία est bel et bien une forme de
ἐνέργεια (Pol 1325b16-26) Il faut toutefois souligner que cet usage de πρᾶξις est
extrecircmement rare dans le corpus aristoteacutelicien Bonitz ne relegraveve que trois occurrences ougrave
22 Pour un reacutesumeacute de ce deacutebat et une analyse originale voir Curzer 1990
Aristote en ferait un tel usage agrave savoir le passage qui nous inteacuteresse et EN 1094a5 ainsi
que Pol 1325a32 Regardons dun peu plus pregraves ces deux autres passages
laquo Neacuteanmoins une certaine diffeacuterence apparaicirct entre les fins Tantocirct en effet ce sont des actes [ἐνέργειαι] tantocirct des oeuvres [ἔργα] qui sen distinguent Or quand certaines fins sont distinctes des actions [παρὰ τὰς πράξεις] les oeuvres [τὰ ἔργα] sont alors un bien naturellement supeacuterieur aux actes [τῶν ἐνεργειῶν] raquo (EN 1094a3-6)
Ce quAristote soutient dans ce passage-ci cest que dans le cas ougrave la fin dune action
nest pas laction elle-mecircme le reacutesultat de laction est supeacuterieur agrave cette action Cela est tout agrave
fait normal si lon considegravere que dans un tel cas la fin de laction nest autre que son reacutesultat
et que degraves lors ce reacutesultat est neacutecessairement supeacuterieur agrave laction puisque celle-ci lui est
subordonneacutee Il faut maintenant se demander si le τὰς πράξεις de 1094a3-6 est synonyme
de ἐνέργεια Agrave notre avis ce serait plutocirct le contraire qui serait juste agrave savoir que dans ce
passage le sens de ἐνέργεια se rapprocherait de celui de πρᾶξις Remarquons dabord que le
Stagirite semble bien utiliser ἐνερέγεια et πρᾶξις sans faire de distinction quelconque entre
les deux concepts ce qui peut indiquer que lun des deux termes doit ecirctre consideacutereacute comme
le synonyme de lautre Il faut aussi savoir que pour Aristote une ἐνέργεια peut avoir sa fin
en elle-mecircme ou bien dans quelque chose dexteacuterieur (Meta 1050a23-b2) Dans le passage
de lEN qui nous inteacuteresse ici il ne fait aucun doute que les ἐνέργειαι dont parle le
philosophe sont agrave prendre dans le deuxiegraveme sens du fait quil les dit infeacuterieures aux ἔργα
quelles produisent Ainsi on voit que ἐνέργεια a ici un sens beaucoup plus proche de la
deacutefinition que donne par ailleurs Aristote de la πρᾶξις dans la mesure ougrave bien que celle-ci
se distingue de la ποίησις en ce quelle ne produit rien de concret qui soit exteacuterieur agrave laction
(EN 1140b6-7) elle est tout de mecircme tourneacutee vers laction (EN 1141b14-16) lui
19
20
permettant ainsi de produire malgreacute tout un ἔργον De plus Bonitz affirme dans son Index
que ἐνέργεια est souvent associeacutee voire synonyme de πρᾶξις ou de χρῆσις ce qui nous
laisse croire que notre hypothegravese nest pas du tout impossible Cela eacutetant dit nous ne
consideacuterons donc pas quil soit neacutecessaire de prendre le πρᾶξις de EN 1094a5 comme un
synonyme de ἐνέργεια
Voici le deuxiegraveme passage
laquo Dautre part louer linaction [τὸ ἀπρακτεῖν] plus que laction [τοῦ πράττειν] ce nest pas ecirctre dans le vrai car le bonheur est action [πρᾶξις] et de plus les actions des gens justes et tempeacuterants [αἱ τῶν δικαίων καὶ σωφρόνων πράξεις] ont pour aboutissement beaucoup de belles choses raquo (Pol 1325a31-33)
Dans ce passage la πρᾶξις est associeacutee agrave lhomme juste et agrave lhomme tempeacuterant ce
qui est tout agrave fait en accord avec le fait que la pratique de la vertu morale soit pour Aristote
une πρᾶξις De plus les lignes preacuteceacutedant ce passage traitent de la distinction entre celui qui
dirige des esclaves et celui qui dirige des hommes libres Le contexte est donc directement
relieacute agrave la pratique de lactiviteacute politique exemplification parfaite de la φρόνησις (EN
1141b23-24) Il ne semble y avoir pour ainsi dire rien qui ne nuise agrave la compreacutehension de
cette occurrence de πρᾶξις dans son sens technique courant chez Aristote et donc rien pour
nous forcer agrave la faire devenir un synonyme de ἐνέργεια Rien sauf le fait que le bonheur est
intimement en lien avec la πρᾶξις ce qui est eacutevidemment probleacutematique comme nous
voulons le montrer pour qui croit que le bonheur se doit decirctre uniquement deacutefini par
lexercice de la θεωρία Toutefois si on comprend ici quAristote parle du bonheur humain
qui se deacutefinit par la pratique de la vertu morale et de la φρόνησις (EN 1178a9-22) et non
pas du bonheur absolu qui est lapanage du divin il ny a absolument rien de probleacutematique
dans lutilisation de πρᾶξις
Aucune des occurrences de πρᾶξις dont Bonitz soutient quelles doivent prendre le
sens de ἐνέργεια ne nous semble donc leacutegitime dun tel traitement Il nous apparaicirct plutocirct
que Bonitz en voulant probablement conserver lactiviteacute theacuteoreacutetique comme bonheur
humain leur affecte une charge interpreacutetative trop importante qui nest pas reacuteellement
neacutecessaire dans le contexte immeacutediat de ces passages Cette interpreacutetation semble toutefois
pouvoir se fonder sur un passage particulier que mentionne Bonitz
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute [ἐνέργεια] traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme [κατὰ τὴν κρατίστην] laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur [τοῦ ἀρίστου] Alors que cela soit lintelligence ou autre chose (ce qui semble alors naturellement gouverner et diriger en ayant une ideacutee de ce qui est beau et divin) que cela soit quelque chose de divin en lui-mecircme ou ce quil y a de divin en nous cest son activiteacute [ἡ τούτου ἐνέργεια] lorsquelle exprime la vertu qui lui est propre qui doit constituer le bonheur acheveacute [ἡ τελεία εὐδαιμονία] raquo (EN 1177a12-17)
Le parallegravele entre ce passage et celui de EN 1098a12-18 est eacutevident Devant une
telle ressemblance Bonitz a probablement cru quAristote parlait du mecircme sujet et sest
donc permis de donner le sens de ἐνέργεια au πρᾶξις de EN 1098a13 puisquil avait un
exemple dun passage ayant un contexte similaire ougrave le Stagirite employait ἐνέργεια plutocirct
que πρᾶξις Si on y regarde dun peu plus pregraves on se rend compte que le contexte nest pas
exactement le mecircme Alors quen EN X 6 il est question du bonheur en lui-mecircme EN I 6
traite plutocirct du bonheur humain ce qui nous permet de croire que le vocabulaire utiliseacute est
sciemment choisi De fait tout juste apregraves le texte de EN X 6 Aristote affirme que cette
activiteacute suprecircme est plus lapanage des dieux que des humains et que si ceux-ci peuvent y
participer dans les mesures de leurs capaciteacutes ce nest que parce quils possegravedent aussi une
21
22
partie divine en eux Il nous semble donc tout agrave fait envisageable de conserver la
signification habituelle de πρᾶξις en EN 1098a13 ce qui nous permet de soutenir que la
pratique de la θεωρία nest effectivement pas loffice de lhomme
Largumentation que nous venons dexposer eacutetait principalement fondeacutee sur le fait
quAristote nemployait jamais directement le terme de πρᾶξις pour faire reacutefeacuterence agrave la
pratique de la θεωρία Cependant certains passages que nous avons releveacutes par la suite
semblent avoir eacutechappeacute agrave lattention de Bonitz Les voici
laquo Mais la vie active [τὸν πρακτικόν] nest pas neacutecessairement en relation avec autrui comme le pensent certains pas plus que concernent seules laction [πρακτικάς] les penseacutees qui ont en vue des reacutesultats pratiques mais bien plutocirct les consideacuterations et les speacuteculations autonomes et qui se prennent elles-mecircmes pour objets [τὰς αὐτοτελεῖς καὶ τὰς αὑτῶν ἕνεκεν θεωρίας καὶ διανοήσεις] raquo (Pol 1325b16-21)
laquo Mais la partie qui a la raison est meilleure Or elle se divise en deux selon notre maniegravere habituelle de diviser il y a dune part la raison pratique dautre part la raison theacuteorique Que ce soit donc neacutecessairement de cette maniegravere que se divise cette partie rationnelle cest eacutevident Nous dirons aussi que les actions de lacircme supportent une division analogue [καὶ τὰς πράξεις δrsquo ἀνάλογον ἐροῦμεν ἔχειν][hellip] raquo (Pol 1333a23-27)
Dans ces deux passages on voit que le mot πρᾶξις (ou un mot de la mecircme famille)
sert agrave deacutesigner agrave la fois les actes eacutemanant de la partie pratique de lacircme rationnelle et ceux
eacutemanant de sa partie speacuteculative Dans ces deux textes nous navons pas dautre choix que
daccorder que lutilisation de πρᾶξις ne peut pas prendre le sens technique auquel nous
avons tenteacute de le restreindre Ainsi il semble donc possible dans labsolu que certaines
occurrences de ce terme puissent ecirctre synonymes de ἐνέργεια Cependant le fait que cela
soit possible nimplique pas quil faille neacutecessairement lui donner ce sens dans le passage
qui nous inteacuteresse Nous croyons aussi avoir montreacute quil est pour le moins coheacuterent de
comprendre le πρᾶξις de EN1098a13 dans son sens technique sachant tregraves bien que cet
argument est beaucoup trop faible pour que notre interpreacutetation ne repose uniquement que
sur lui
Le deuxiegraveme argument visant agrave montrer que la pratique de la θεωρία ne constitue
pas loffice de lhomme traite de la perfection de lrsquoacte accompli et ne fait aucunement
intervenir largument preacuteceacutedent Dans le passage qui nous inteacuteresse Aristote soutient que
lrsquooffice de lrsquohomme doit ecirctre quelque chose qursquoil accomplit de maniegravere parfaite et que
cette perfection traduit la vertu qursquoil a en propre Quand on srsquoattarde un peu plus agrave ce
critegravere on se rend compte que le Stagirite ne cherche pas ici lrsquoactiviteacute qui serait la plus
parfaite en elle-mecircme (ce qui serait eacutevidemment la θεωρία) mais bien celle que lrsquohumain
est capable de reacutealiser parfaitement23 Or comme nous lrsquoavons vu il existe une diffeacuterence
majeure entre lrsquoexercice de la θεωρία par le divin et par lrsquohumain de sorte que nous
pouvons penser que lrsquohumain ne la reacutealise pas parfaitement Crsquoest aussi la conclusion agrave
laquelle arrive Bodeacuteuumls (1975 pp70-74) en montrant que la parfaite reacutealisation de la θεωρία
ne peut ecirctre que lrsquoœuvre du divin et que lrsquohomme ne peut qursquoy aspirer et ce de maniegravere
toujours vaine laquo le νοῦς qui deacutefinit pourtant lhomme24 nappartient pas agrave celui-ci en tant
quhomme cest-agrave-dire en tant que mortel[hellip] Aussi la conscience de lhomme au sens ougrave
nous lavons entendue nest-elle jamais quun approchant de la Vie de Dieu et le bonheur
une aspiration du mortel agrave limmortel raquo25 Finalement le fait qursquoAristote soutienne que le
divin accomplit mieux lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique que lrsquohomme (Meta Λ 1072b23-26 EN
23 laquo Parfait se dit ensuite de ce qui sous le rapport de lrsquoexcellence et du bien nrsquoest pas surpasseacute dans le genre envisageacute raquo (Met Δ 1021b14-15)24 Bien que nous ne soyons pas drsquoaccord avec cette identification de lrsquohomme au νοῦς cela nrsquoa que peu drsquoimportance dans lrsquoargumentation de Bodeacuteuumls et la conclusion qursquoil tire peut srsquoappliquer malgreacute tout Pour les raisons de ce deacutesaccord voir Curzer 1990 p42825 Bodeacuteuumls 1975 p74
23
24
1178b21-24) implique que lrsquohomme ne lrsquoaccomplit pas de maniegravere parfaite et donc que la
θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme selon le critegravere mecircme drsquoAristote
Un autre texte drsquoAristote est important pour montrer que lrsquohomme ne reacutealise pas
lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique de maniegravere parfaite et cette fois sans faire appel agrave notre infeacuterioriteacute agrave
lrsquoeacutegard de la diviniteacute Une bonne partie des Parties des animaux26 I 5 vise agrave montrer que
du fait qursquoil nous est difficile drsquoobserver les reacutealiteacutes eacuteternelles les connaissances que nous
en avons sont plutocirct reacuteduites (PA 644b25-30) ce qui revient agrave dire que nous ne pouvons
pas les connaicirctre de maniegravere parfaite Agrave lrsquoopposeacute les choses qui nous entourent
particuliegraverement les animaux sont lrsquoobjet drsquoun tregraves grand nombre drsquoobservations et pour
peu qursquoon srsquoen donne la peine il est assez aiseacute drsquoamasser des connaissances drsquoune
preacutecision satisfaisante agrave leur sujet (PA 644b25-35) laquo Mais les deux eacutetudes ont chacune leur
attrait Pour les ecirctres eacuteternels les pauvres connaissances que nous en atteignons nous
apportent cependant en raison de lrsquoexcellence de cette contemplation plus de joie que
toutes les choses qui nous entourent raquo (PA 644b30-35) Ainsi on voit que lrsquoexcellence de
lrsquoobjet est un critegravere aussi important pour justifier lrsquoeacutetude de cet objet que le degreacute de
preacutecision auquel on peut arriver Crsquoest cet argument qui est drsquoune certaine maniegravere mis de
lrsquoavant en EN X 6-8 pour justifier le fait que lrsquohomme doit se livrer agrave la θεωρία
Toujours dans le but de montrer que la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme il est
inteacuteressant drsquoajouter agrave notre analyse les reacutesultats de lrsquoeacutetude qursquoa faite Curzer sur ce qursquoil
appelle laquo The ergon argument raquo27 Le reacutesultat auquel il arrive tend agrave montrer que le
26Sauf avis contraire nous citons la traduction des Parties des animaux de Le Blond27 Curzer 1990 p426-432
traitement que fait Aristote de lrsquooffice de lrsquohomme en EN I 6 nrsquoest pas compatible avec
lrsquoanalyse qursquoil fait du parfait bonheur en EN X 6-8 ce qui lrsquoamegravene agrave conclure que laquo in
addition the difference between the I 7 and the X 6-8 criteria lends support to the thesis
that X 6-8 is a reconsideration rather than a mere continuation of book Is investigation of
happiness raquo (Curzer 1990 p432) Pour arriver agrave cette conclusion il distingue trois critegraveres
utiliseacutes par Aristote pour deacuteterminer ce qursquoest le bonheur en EN I 7 et les compare avec
ceux de EN X 6-8 Le premier critegravere est celui qui nous importe ici agrave savoir que le
bonheur est quelque chose de propre agrave lrsquohomme (Ibid p426) Curzer commence par
examiner les diffeacuterentes compreacutehensions preacutesentes chez les commentateurs drsquoAristote de ce
qursquoest lrsquoἔργον propre de lrsquohomme et montre pour chacune drsquoelles que ce critegravere nrsquoest jamais
utiliseacute par Aristote lorsque ce dernier parle de la θεωρία en EN X 6-828 Il fait tout drsquoabord
la diffeacuterence entre deux types de compreacutehension de ce qui est propre le premier disant que
laquo (F[unction]) X is peculiar to humans if and only if X is an activity which only humans
can do or which humans can do best raquo (Ibid) le second que laquo (C[haracteristic] A[ctivity])
X is peculiar to humans if and only if X is an activity which exercises essential human
abilities (whether or not humans are the only or the best exercisers of these abilities) raquo
(Ibid) Ensuite ces deux interpreacutetations peuvent ecirctre combineacutees avec des vues inclusives
ou intellectualistes de lrsquoἔργον Voici briegravevement les combinaisons releveacutees par Curzer
suivies de lrsquoexamen qursquoil en fait29
a) F dans un sens geacuteneacuteral incluant toutes les activiteacutes de la raison EN X 6-8 ne fait jamais la distinction entre activiteacutes rationnelles ou irrationnelles mais ne fait que parler de la meilleure activiteacute
28 laquo Thus on the general inclusivist and intellectualist versions of interpretations (F) and (CA) of the I 7 peculiarity criterion Aristotle never mentions or uses the peculiarity criterion in X 6-8 raquo (Curzer 1990 p428)29 Toute cette section sauf avis contraire fait reacutefeacuterence agrave Curzer 1990 pp426-428
25
26
b) F dans un sens inclusif ougrave lrsquohomme peut faire abc et est le seul agrave faire c ou c) CA dans un sens inclusif
b) et c) impliquent tous deux que le bonheur est un composeacute de plusieurs activiteacutes dont au moins lrsquoactiviteacute pratique et lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique EN X 6-8 affirme que la θεωρία et lrsquoaction morale sont des bonheurs par eux-mecircmes
d) F dans un sens intellectualiste qui soutient que le propre de lrsquohomme est la θεωρία ce critegravere nrsquoest pas respecteacute en EN X 6-8 parce qursquoAristote y affirme que le divin exerce aussi cette activiteacute30
e) CA dans un sens intellectualiste provoqueacute par un changement dans la conception de la nature humaine entre EN I 6 et EN X 6-8 faisant passer lrsquohomme drsquoun ecirctre morceleacute agrave un ecirctre qui se deacutefinit uniquement par son νοῦς ce qui fait de la θεωρία lrsquoactiviteacute propre de lrsquoindividu
il est reacutefutable qursquoAristote opegravere un tel changement dans sa conception de la nature humaine et donc on ne peut pas srsquoautoriser agrave affirmer que lrsquoactiviteacute qui est le propre de lrsquohomme soit la θεωρία 31
Ainsi si lrsquoanalyse que fait Curzer est juste cela nous force agrave conclure comme nous
lrsquoavons fait que lrsquoactiviteacute de la θεωρία nrsquoest pas le propre de lrsquohomme et qursquoelle ne peut
donc pas ecirctre consideacutereacutee comme le bien de lrsquohumain en tant qursquohumain
Un autre passage est important pour cette question Aristote parlant de lrsquoexercice de
la θεωρία affirme que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nrsquoest pas
en effet en sa qualiteacute drsquohomme que quelqursquoun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur drsquoun
eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b25-30) Autrement dit lrsquohomme srsquoil nrsquoeacutetait
qursquohomme ne pourrait pas reacutealiser la θεωρία et crsquoest la partie divine qui est en lui qui le lui
permet De cette maniegravere il est difficile drsquoattacher cette activiteacute agrave ce qui est propre agrave
lrsquohomme sans associer ce qursquoest lrsquohomme uniquement agrave cette partie de lui-mecircme Or cette
association nous paraicirct impossible Aristote affirmant en EN X 8 endroit ougrave lrsquohomme
devrait ecirctre identifieacute par son νοῦς que laquo au contraire les choses exteacuterieures sont pour
30 Curzer discute lrsquoobjection qursquoon peut apporter agrave cette interpreacutetation et qui soutient que le fait que le divin partage la θεωρία avec lrsquohomme nrsquoempecircche pas celle-ci drsquoecirctre tout de mecircme le propre de lrsquohomme Nous renvoyons agrave son texte pour les deacutetails de son argumentation31 Encore une fois nous renvoyons au texte pour lrsquoargumentation preacutecise de Curzer
ainsi dire des obstacles du moins agrave sa meacuteditation Mais en tant qursquohomme et en tant qursquoil
partage la vie drsquoun assez grand nombre il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la
vertu raquo (EN 1178b4-8) Ce texte nous semble pouvoir ecirctre compris de deux faccedilons soit ce
nrsquoest pas en tant qursquohomme que lrsquohomme pratique la θεωρία soit il nrsquoy a pas seulement la
pratique de la θεωρία qui soit proprement humaine mais aussi la vertu morale En
combinant les deux passages que nous venons de citer il nous semble neacutecessaire de
conclure que bien que lrsquohomme possegravede en lui une partie divine ce que nous ne contestons
pas cette partie divine nrsquoest pas en mesure de le deacutefinir en propre justement ducirc agrave son
caractegravere divin et que ce serait plutocirct la vertu morale qui ferait de lrsquohomme ce qursquoil est en
tant que tel32 Deacutefinir en propre lrsquohomme comme eacutetant celui qui doit exercer la θεωρία
serait en fait contraindre lrsquohomme agrave toujours rester inacheveacute agrave ne jamais reacutealiser
pleinement sa nature ce qui est absurde dans le cadre de la penseacutee aristoteacutelicienne 33 Cela
32 Cest aussi ce que semble soutenir Platon dans un tregraves beau passage du Pheacutedon traitant de la transmigration des acircmes laquo -Mais reprit Socrate mecircme si on ne considegravere que ces gens-lagrave les plus heureux ceux qui sachemineront vers le lieu le meilleur ne sont-ils pas ceux qui auront cultiveacute la vertu publique et sociale celle quon appelle modeacuteration et aussi bien justice vertu qui naicirct de lhabitude et de lexercice sans que la philosophie et lintelligence y aient part -En quel sens ces gens-lagrave peuvent-ils bien ecirctre les plus heureux[ demanda Ceacutebegraves] -En ce quils ont toutes les chances de se reacuteintroduire dans une espegravece animale qui soit sociable et de moeurs douces abeilles si tu veux ou guecircpes ou fourmis ils peuvent mecircme sans changement reacuteinteacutegrer lespegravece humaine et de ce retour naicirctront des gens bien comme il faut -Probablement -Mais pour lespegravece des dieux si lon ne sest pas occupeacute agrave philosopher et si lon nest pas parfaitement pur au moment du deacutepart il nest pas permis darriver jusquagrave elle ce nest permis quagrave celui qui aime apprendre raquo (Platon Pheacutedon 82a-c trad Dixsaut nous soulignons) On voit donc que dans ce passage du Pheacutedon Platon affirme quune personne pratiquant les vertus morales pourra se reacuteincarner en humain De plus eacutetant donneacute que laquo chaque espegravece dacircme verra son lieu de destination deacutetermineacute par similitude avec son occupation ordinaire raquo (Pheacutedon 82a) il faut conclure de cela que ce qui est proprement humain est la pratique de telles vertus car lacircme de celui qui pratique la philosophie accegravedera au monde des dieux une fois seacutepareacutee de son corps Eacutevidemment cela va agrave lencontre dautres passages du Pheacutedon et dautres dialogues (Reacutepublique Alcibiade) ougrave Platon associe lhumain avec la meilleure partie de son acircme mais ce passage reste neacuteanmoins tregraves inteacuteressant pour notre propos33 On pourrait ici ajouter que la citeacute est aussi une chose naturelle qui natteint pratiquement jamais sa fin dans la mesure ougrave les citeacutes ont geacuteneacuteralement des constitutions deacutevieacutees et donc contre nature Lajout de cet exemple enlegraveverait beaucoup du caractegravere absurde de la position que nous avons preacutesenteacutee Cependant le fait que les citeacutes natteignent pas leur fin nest que contingent en ce sens que cela ne deacutepend que de la constitution mise en place et des gens qui la peuplent choses qui sont totalement en mesure de changer et non de caracteacuteristiques essentielles de la citeacute Dans le cas de lhomme le fait quil ne puisse pas pleinement reacutealiser son cocircteacute divin nest pas contingent mais est ancreacute dans sa nature corporelle La diffeacuterence entre la citeacute et le
27
28
nrsquoempecircche toutefois pas lrsquoespegravece humaine de mettre de lrsquoavant un deacutesir drsquoassimilation agrave la
diviniteacute par lrsquoexercice dans la mesure de ses capaciteacutes de lrsquoactiviteacute la meilleure mais cela
ne peut pas constituer son essence propre car cette essence serait voueacutee agrave une part de
puissance pour lrsquoeacuteterniteacute Ainsi la θεωρία serait plutocirct le propre du divin34 Toutefois un
passage affirme explicitement le contraire agrave savoir que le propre de lhomme serait en fait
la θεωρία laquo On peut mecircme penser au demeurant que chaque individu sidentifie agrave elle [la
vie intellectuelle] si tant est quelle est la chose principale et la meilleure Il serait donc
deacuteplaceacute de ne pas choisir lexistence qui est la nocirctre mais celle dun autre raquo (EN 1178a1-8)
Dans ce texte Aristote affirme queacutetant donneacute que la pratique de la philosophie est la chose
la meilleure il est permis denvisager que lhomme sidentifie agrave cette activiteacute intellectuelle
Eacutevidemment il est aiseacute de voir lagrave une affirmation de ce quest le propre de lhomme nous
en convenons Toutefois parallegravelement agrave ce passage dautres textes affirment tout aussi
explicitement que lhomme est constitueacute par la φρόνησις (EN 1139a35-b5 1168b31-
1169a2 et surtout 1144a6-7) Il nous semble aussi significatif que le premier passage se
trouve au livre VI livre dans lequel Aristote traite des vertus intellectuelles et donc de la
σοφία Il semble donc y avoir une certaine tension entre deux conceptions du propre de
lhomme Par contre il nest peut-ecirctre pas neacutecessaire dy voir une reacuteelle contradiction On
pourrait plutocirct y comprendre deux degreacutes danalyse diffeacuterents agrave savoir une volonteacute de
deacutefinir lhomme en ce quil a de proprement humain (la φρόνησις) et en ce quil possegravede une
part divine (la θεωρία) Cela est dautant plus probable consideacuterant quAristote affirme
comme nous lavons deacutejagrave dit que laquo pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain
sage est au fond quil est possible pour la citeacute datteindre parfaitement sa fin alors quil est impossible au sage dy parvenir34 Crsquoest aussi la position deacutefendue par Keyt (1978 p146)
Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme
deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui raquo (EN 1177b26-28) De plus le fait
quAristote accorde que la pratique de la vertu morale constitue une forme de bonheur agrave
part entiegravere bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10) montre que lexistence
humaine ne se reacuteduit pas agrave lexercice de la θεωρία et quelle peut ecirctre pleinement heureuse
sans activiteacute theacuteoreacutetique
14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
Tentons maintenant de voir si la vertu morale et la sagaciteacute (φρόνησις) reacutepondent aux
critegraveres de lrsquoἔργον de lrsquohomme tels que releveacutes par Curzer En faisant cela nous serons
ameneacute agrave comprendre que cest en pratiquant de telles actions que lhumain peut devenir un
humain agrave part entiegravere Agrave partir de cela nous pourrons ensuite mieux expliquer agrave quoi
correspond ce que nous avons appeleacute lautarcie humaine Le premier critegravere que relegraveve
Curzer pour deacutefinir lrsquoἔργον de lrsquohomme est celui du caractegravere propre de lrsquoactiviteacute La vertu
morale et la sagaciteacute semblent satisfaire ce critegravere de la maniegravere la plus rigoureuse possible
en ce sens que parmi tous les vivants lrsquohumain est le seul agrave pouvoir exercer les vertus
morales (EN 1145a25-27) et cette vertu intellectuelle neacutecessitant la raison quest la
φρόνησις En effet les autres animaux et le divin nrsquoy participent pas ceux-lagrave par manque
de faculteacute (Pol 1254b20-25 EN III 4) celui-ci par trop grande perfection (EN 1178b10-
20) Malgreacute ces passages ougrave Aristote refuse explicitement daccorder la sagaciteacute aux
animaux nous ne sommes pas sans savoir quil existe dautres passages ougrave le Stagirite leur
confegravere malgreacute tout une certaine forme de φρόνησις (entres autres EN 1141b25-28 GA
753a11 HA 488b15) Sans vouloir traiter agrave fond cette question puisquici nen est pas le
29
30
lieu propice nous nous en remettrons aux analyses quen a faites Labarriegravere Pour lui
laquo Aristote qualifie souvent les animaux ou du moins un certain nombre dentre eux de
phronimoi mais il ne deacutefinit jamais clairement ce quil signifie par lagrave raquo (Labarriegravere 2005
p122) Il entend aussi montrer que certaines des caracteacuteristiques de la φρόνησις humaine
sont partageacutees avec la φρόνησις que le Stagirite attribue aux animaux Ces caracteacuteristiques
sont laquo un certain rapport agrave lexpeacuterience et le caractegravere impeacuteratif (epitaktikecirc) raquo (Ibid p135)
Il nen reste pas moins que la φρόνησις accordeacutee aux animaux est diffeacuterente de celle
accordeacutee aux humains dans la mesure ougrave les animaux laquo quels quils soient sont priveacutes
dhupolecircpsis et de bouleusis Agrave strictement parler je lai deacutejagrave mentionneacute la phronecircsis
animale ne preacuteside agrave aucune praxis raquo (Ibid p132) Ce qui permet de rendre compte du fait
quAristote attribue malgreacute tout explicitement la φρόνησις agrave certains animaux vient du fait
que selon Labarriegravere Aristote naurait pas un concept de φρόνησις aussi rigoureux en
zoologie quen eacutethique (Ibid p124) et que ce nest que dun point de vue de psychologie
biologique et non pas de psychologie morale que la φρόνησις est susceptible decirctre
conceptualiseacutee selon divers degreacutes (Ibid p132) Il nous est donc toujours permis daffirmer
que la φρόνησις comprise dans sa relation agrave lactiviteacute morale et vertueuse est vraiment
propre agrave lhomme
Le deuxiegraveme critegravere est celui de lrsquoexcellence (Curzer 1990 p428) au sens ougrave
lrsquoactiviteacute en question peut ecirctre accomplie de maniegravere excellente comme dans lrsquoexemple
drsquoAristote ougrave il attribue le mecircme office au joueur de cithare et au bon joueur de cithare
sauf que lrsquooffice du bon joueur sera de bien jouer alors que celui du simple joueur sera
simplement drsquoen jouer (EN 1098a7-12) Dans le cas de la vertu morale combineacutee agrave la
φρόνησις on comprend que cette combinaison de chaque vertu particuliegravere avec la sagaciteacute
est exactement lrsquoexcellence dans le domaine qui est propre agrave la vertu morale en question
Prenons un exemple concret pour mieux comprendre ce que nous voulons dire en supposant
la situation ougrave un homme riche srsquoapprecircte agrave deacutepenser un gros montant drsquoargent Comme
dans le cas du cithariste lrsquooffice de lrsquohomme riche sera de deacutepenser cet argent alors que
lrsquooffice de lrsquohomme riche et vertueux sera de bien le deacutepenser Crsquoest ainsi qursquoentre en jeu
lrsquoanalyse que fait Aristote de la magnificence (EN IV 4-6) Lrsquohomme vertueux accomplira
lrsquoaction de deacutepenser sa richesse de maniegravere excellente alors que le riche ne fera que la
deacutepenser En effet le magnifique saura deacutepenser pour ce qursquoil convient (vertu morale fixant
le but) et avec les moyens approprieacutes (φρόνησις deacuteterminant les moyens) (EN 1139a30-
b5) et agira donc de faccedilon agrave accomplir de maniegravere excellente lrsquoaction qursquoil srsquoeacutetait proposeacute
drsquoaccomplir On pourrait eacutegalement faire le mecircme genre drsquoanalyse pour chacune des vertus
morales particuliegraveres LrsquoEE II 11 soutient aussi sensiblement la mecircme chose
lorsqursquoAristote y affirme qursquoune action est mauvaise si la fin est bonne mais pas les
moyens si la fin nrsquoest pas bonne mais que les moyens oui ou encore si agrave la fois la fin et les
moyens sont mauvais (EE 1227b19-23) On voit donc encore une fois que ce qui fait
lrsquoaction excellente crsquoest une combinaison de vertu morale et de φρόνησις Il y a un
parallegravele flagrant agrave cela dans Les Politiques ougrave Aristote dit exactement la mecircme chose (Pol
1331b25-40) Dans ce contexte politique la fin qui doit ecirctre viseacutee est la creacuteation drsquoune
constitution droite alors que les moyens pour y arriver sont des lois qui vont dans ce sens
Si toutefois la fin poseacutee par le leacutegislateur est mauvaise parce qursquoelle promeut un reacutegime
deacutevieacute les lois peuvent tout de mecircme ecirctre bonnes au sens ougrave elles peuvent ecirctre conformes agrave
31
32
lrsquoesprit du reacutegime Ainsi des lois tyranniques seront de bonnes lois dans un reacutegime
tyrannique sans pour autant ecirctre de bonnes lois de maniegravere absolue Il faut cependant noter
que lrsquoindividu qui arrive agrave reacutealiser la fin qursquoil avait poseacutee nrsquoest pas neacutecessairement un
φρόνιμος En effet Aristote fait la distinction entre lrsquohomme habile et lrsquohomme sagace en
disant que lrsquohabile est celui qui a la capaciteacute de trouver les moyens pour arriver agrave sa fin peu
importe que sa fin soit bonne ou mauvaise alors que le sagace ne peut que viser une fin
bonne (EN 1144a23-b1) Cela recoupe aussi la distinction que fait Aristote entre
lrsquoexcellence du citoyen et celle de lrsquohomme de bien disant que le citoyen excellent agit de
maniegravere conforme agrave lrsquoesprit de la constitution dans laquelle il vit que celle-ci soit bonne ou
mauvaise alors que lrsquohomme bon agit selon le bien absolu peu importe srsquoil vit dans une
citeacute droite ou deacutevieacutee (Pol 1276b15-36) On voit donc que le critegravere de lrsquoexcellence
deacuteveloppeacute par Aristote en EN I 7 est conforme agrave lrsquoeacutetude qursquoil fait de la vertu morale et de
la φρόνησις et est preacutesent dans plusieurs de ses analyses
Passons maintenant au troisiegraveme critegravere releveacute par Curzer crsquoest-agrave-dire celui du
meilleur et du plus complet Pour le versant compleacutetude du critegravere il nous faut regarder
dans quelle mesure Aristote considegravere que lrsquoexercice de la vertu morale et de la φρόνησις
est possible pour lrsquohomme Avant cela il est peut-ecirctre pertinent de justifier la traduction de
τελειοτάτην (EN 1098a18) par laquo plus complegravete raquo et non par laquo plus finale raquo comme le fait
notamment Bodeacuteuumls car dans ce cas ce critegravere devrait ecirctre compris de maniegravere diffeacuterente et
permettrait de laisser la porte ouverte agrave lrsquointerpreacutetation voulant qursquoAristote fasse ici allusion
agrave la θεωρία Eacutevidemment hors contexte il est impossible de choisir lrsquoune ou lrsquoautre
traduction Dans une telle situation il est inteacuteressant drsquoaller consulter le texte correspondant
de lrsquoEE pour voir comment est traiteacutee la question
laquo Or le bonheur aussi eacutetait le meilleur le bonheur est donc lrsquoacte drsquoune acircme bonne (ψυχῆς ἀγαθῆς) Et puisque le bonheur eacutetait quelque chose de parfait (τέλεόν τι) et qursquoil y a une vie parfaite et une vie imparfaite et qursquoil en est de mecircme pour la vertu (car lrsquoune est totale lrsquoautre partielle) et que lrsquoacte des choses imparfaites est imparfait le bonheur devrait ecirctre un acte drsquoune vie parfaite (τελείας) conforme agrave une vertu parfaite (κατrsquo ἀρετὴν τελείαν) raquo (EE 1219a35-40)
Dans ce passage Deacutecarie traduit lrsquoadjectif τέλειος par laquo parfait raquo35 au sens de
complet drsquoacheveacute Cette traduction nous semble bonne pour deux raisons La premiegravere est
qursquoAristote fait reacutefeacuterence agrave la vertu laquo totale raquo et agrave la vertu laquo partielle raquo ce qui nous paraicirct
impliquer que τέλειος est aussi agrave prendre en ce sens La deuxiegraveme raison vient drsquoune
comparaison que fait Aristote un peu plus loin entre la vertu du corps et la vertu de lrsquoacircme
laquo Et de mecircme que la bonne condition physique se compose des vertus particuliegraveres de
mecircme en est-il en tant que fin (ᾗ τέλος) de la vertu de lrsquoacircme raquo (EE 1220a1-5) On voit
clairement dans ce passage que la vertu totale dont parlait le philosophe un peu plus haut
est un agreacutegat de toutes les vertus particuliegraveres et que la vertu nrsquoest reacuteellement acheveacutee que
lorsqursquoun individu est complegravetement vertueux Un autre passage paraicirct pertinent pour bien
comprendre la compleacutetude de la vertu En EN 1178a15-22 le philosophe exprime une
interrelation entre la sagaciteacute et la vertu morale affirmant que lrsquoune traduit lrsquoautre et vice
versa et en faisant cela il finit par conclure que ces vertus forment un composeacute On pourrait
donc interpreacuteter la compleacutetude de la vertu comme eacutetant lrsquoacte de ce composeacute et non pas
35 Il est tregraves important de noter pour eacuteviter la confusion que lrsquoutilisation ici de laquo parfait raquo ne renvoie pas au mecircme mot grec que laquo la vertu la plus parfaite (τὴν ἀρίστην)raquo (EN 1098a18) de la traduction de Bodeacuteuumls
33
34
simplement de lrsquoune de ses parties En ce sens il est aussi pertinent de voir qursquoAristote
exclut lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique du composeacute (EN 1177b25-30)
Ceci eacutetant dit on peut donc comprendre le critegravere de la compleacutetude comme visant ce
qui est acheveacute ce qui est pleinement deacuteveloppeacute ou encore ce dont lrsquoessence entiegravere est
reacutealiseacutee Regardons si ce critegravere peut srsquoappliquer agrave lrsquohomme en ce qui concerne son
exercice de la vertu morale et de la φρόνησις Il semblerait que oui dans la mesure ougrave
Aristote affirme que laquo neacuteanmoins ce [le bonheur] peut ecirctre aussi un bien partageacute par
beaucoup puisqursquoil est accessible agrave tous ceux qui nrsquoont pas de handicap pour la vertu
moyennant un certain apprentissage et de lrsquoapplication raquo (EN 1099b18-20) Bien que
lrsquoacquisition drsquoun caractegravere vertueux soit difficile et rare (Pol 1301b40) Aristote nrsquoen parle
jamais comme quelque chose drsquoimpossible agrave atteindre De plus il accorde volontiers la
sagaciteacute agrave Peacutericlegraves et agrave ses semblables (EN 1140b8-11) ce qui montre qursquoil croyait cet eacutetat
atteignable et effectivement atteint par certains hommes
Pour ce qui est du critegravere de la perfection (ἄριστος) Curzer lrsquointerpregravete comme eacutetant
en fait une reprise du critegravere de lrsquoautosuffisance (Curzer 1990 p431) Dans un tel cas il
nous faut donc regarder dans quelle mesure le bonheur humain peut ecirctre deacuteclareacute
autosuffisant Que lrsquoon interpregravete cet ἄριστος de EN 1098a17 comme eacutetant eacutequivalent agrave
autarcique ou bien tout simplement comme meilleur comme le voudrait une traduction
plus litteacuterale lrsquoautosuffisance reste tout de mecircme un critegravere du bonheur et il faut donc que
lrsquoexercice de la vertu morale qui est consideacutereacute comme eacutetant un bonheur agrave part entiegravere par
Aristote bien que de maniegravere secondaire (EN 1178a8-10)36 soit une pratique
autosuffisante Dans un cas comme dans lrsquoautre le problegraveme se pose
Avant daller plus loin dans cette direction il faut savoir quil est possible
dinterpreacuteter cet adjectif de maniegravere agrave ce quil ne puisse deacutesigner que lactiviteacute la meilleure
en elle-mecircme cest-agrave-dire la θεωρία Cependant nous soutenons que lutilisation dἄριστος
dans ce passage ne peut pas renvoyer agrave lactiviteacute theacuteoreacutetique pour les raisons que voici
Commenccedilons par mettre les passages pertinents en parallegravele
laquo Dans ces conditions si nous posons que loffice [ἔργον] de lhomme est une certaine forme de vie (cest-agrave-dire une activiteacute de lacircme et des actions rationnelles) mais que sil est homme vertueux ses oeuvres seront parfaites et belles degraves lors que chaque oeuvre parfaitement accomplie traduit la vertu qui lui est propre dans ces conditions donc le bien humain devient un acte de lacircme qui traduit la vertu et sil y a plusieurs vertus lacte qui traduit la plus parfaite [ἀρίστη] et la plus finale raquo (EN 1098a12-18)
Le contexte de ce passage est tregraves clair et cest au bien proprement humain
quAristote sattarde et non pas au bien le plus excellent en lui-mecircme Sil advenait que le
bien humain diffegravere du plus excellent des biens on pourrait soutenir que lἄριστος de ce
passage doit renvoyer agrave la meilleure vertu strictement humaine Regardons maintenant un
autre passage ougrave Aristote semble affirmer pratiquement la mecircme chose
laquo Mais si le bonheur est une activiteacute traduisant la vertu il est parfaitement rationnel quil traduise la vertu suprecircme (κατὰ τὴν κρατίστην) laquelle doit ecirctre vertu de ce quil y a de meilleur (ἅυτη δrsquoἂν εἴη τοῦ ἀρίστου) raquo (EN 1177a12-13)
36Afin de mieux comprendre le caractegravere secondaire du bonheur procureacute par lactiviteacute politique il est inteacuteressant de sen remettre au texte Le bonheur parfait agrave titre secondaire de Bodeacuteuumls (2004) Il nous semble aussi fort pertinent dajouter agrave cette eacutetude de Bodeacuteuumls que le fait que lactiviteacute theacuteoreacutetique soit associeacutee au loisir implique que le traitement que fait Aristote du loisir sapplique tout aussi bien agrave cette activiteacute et que degraves lors on peut ecirctre tenteacute de lui faire jouer un rocircle politique -ce qui ne la rend donc plus uniquement rechercheacutee pour elle-mecircme- au sens ougrave elle permettrait de deacutevelopper la tempeacuterance Nous reviendrons en deacutetail sur ce sujet agrave la fin de notre preacutesent travail
35
36
Agrave premiegravere vue on retrouve ici la mecircme position que dans le passage preacuteceacutedent
Toutefois le contexte y est diffeacuterent En effet Aristote ne cherche plus agrave identifier le
bonheur humain mais le bonheur en son sens pleinement acheveacute le bonheur parfait en lui-
mecircme indeacutependamment du fait quil puisse ecirctre atteint par lhomme ou non Comme on sy
attend lactiviteacute allant de pair avec ce bonheur acheveacute sera meacuteditative (EN 1177a17-18) Si
donc le bonheur doit ecirctre lactiviteacute traduisant la vertu de ce qui est le meilleur il nous faut
regarder si cela est applicable agrave lhomme et si oui on pourra dire que cest agrave cela que
renvoie lἄριστος de EN I 1098a18 Un texte de la Meacutetaphysique est tregraves pertinent pour
eacuteclairer cela
laquo Dabord donc si lIntelligence divine nest pas la penseacutee mais une simple puissance il est logique de supposer que la continuiteacute de la penseacutee est pour elle une fatigue En outre il est clair quil y aura quelque autre chose supeacuterieure agrave lIntelligence savoir ce qui est penseacute [τὸ νοουμένον] En effet le penser lacte de la penseacutee appartiendra aussi agrave celui qui pense le pire de sorte que si on doit eacuteviter cela (et on le doit car il y a des choses quil est meilleur de ne pas voir que de voir) lacte de la penseacutee ne peut pas ecirctre ce quil y a de meilleur [τὸ ἄριστον] raquo (Meta 1074b28-35)
En se fiant agrave ce texte il est clair que dans le cas de lhomme lacte de la penseacutee nest
pas ce quil y a de meilleur ce qui implique que lhomme ne participe pas agrave ce qui est le
meilleur en soi parce que pour lui la penseacutee est cause de fatigue (EN 1153a20) et donc une
puissance et que lhomme ne peut pas seulement penser agrave lobjet le meilleur comme en est
capable le premier moteur (Meta Λ 1072b25-30 1075a5-10) Cest aussi la conclusion agrave
laquelle en vient Aristote apregraves avoir donneacute les raisons pour lesquelles le bonheur
theacuteoreacutetique est le bonheur au sens propre
laquo Dans ces conditions voilagrave donc lactiviteacute qui devrait ecirctre le bonheur acheveacute de lhomme si elle a dureacute suffisamment longtemps pour faire une existence acheveacutee Rien dinacheveacute nentre en effet dans les composantes du bonheur Mais
pareille existence deacutepasse peut-ecirctre ce qui est humain Ce nest pas en effet en sa qualiteacute dhomme que quelquun peut vivre ainsi mais comme deacutetenteur dun eacuteleacutement divin qui reacuteside en lui [οὐ γὰρ ᾗ ἄνθρωπός ἐστιν οὕτω βιώσεται ἀλλrsquo ᾗ θεῖόν τι ἐν αὐτῷ ὑπάρχει] raquo (EN 1177b24-28)
En affirmant que la pratique de lactiviteacute theacuteoreacutetique relegraveve dune partie divine en
lui Aristote soutient du mecircme coup que le bonheur associeacute agrave lactiviteacute de cette partie est
aussi divin car ce nest que le divin qui peut reacutealiser la chose la meilleure telle que deacutecrite
dans le passage de la Meacutetaphysique que nous avons citeacute Cest aussi dire que dans labsolu
cest agrave cette activiteacute que devrait correspondre le bonheur humain mais eacutetant donneacute la
maniegravere dont lhumain est constitueacute il ne peut pas y arriver pleinement Si on soutient avec
Curzer (1990 p431) que lἄριστος de EN I 1098a18 nest quun rappel du critegravere de
lautosuffisance et quon reacuteussit agrave montrer quil existe un autre type dautarcie que lautarcie
divine dans la penseacutee aristoteacutelicienne nous serons en mesure de deacutefendre la position selon
laquelle le Stagirite naurait pas en tecircte la θεωρία en EN I 1098a12-18 Cest ce agrave quoi
nous allons maintenant nous attarder
15 Lrsquoautarcie humaine
Il nous semble clair que le concept drsquoautarcie divine que nous avons exposeacute plus
haut ne peut pas rendre compte de lrsquoactiviteacute des hommes37 parce que ce concept est
beaucoup trop rigoureux et ne fait appel qursquoagrave des eacuteleacutements internes pour assurer lrsquoautarcie
Il est donc neacutecessaire pour rendre compte de la penseacutee drsquoAristote de postuler que ce
37 Eacutevidemment il est indiscutable que crsquoest lrsquoautarcie divine que recherche le sage lorsqursquoil pratique la θεωρία mais ce type drsquoautarcie ne peut pas rendre compte du caractegravere propre de lrsquohomme On ne comprendrait pas non plus comment la citeacute pourrait ecirctre dite autarcique en vue du bien [αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν] (Pol 1326b8-9) dans la mesure ougrave Aristote nrsquoaurait deacuteveloppeacute que cette seule conception de lrsquoautarcie
37
38
dernier distingue diffeacuterents types drsquoautarcie et que lrsquoun de ces types srsquoapplique agrave lrsquohomme
Crsquoest ce que nous appelons lrsquoautarcie humaine Grossiegraverement cela peut ecirctre compris
comme le fait de ne manquer de rien quant au neacutecessaire pour accomplir tout ce qui est
proprement humain ce qui va de la nourriture agrave lrsquoexercice de la vertu morale Ce type
drsquoautarcie est drsquoabord introduit par Aristote agrave partir du constat que lrsquoindividu seul ne peut
pas reacutepondre agrave ses besoins (EN 1097b5-10 EE 1242a5-10 Pol 1252a25-30) Ainsi ce
nrsquoest qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute que lrsquohomme pourra combler ses besoins vitaux et comme
chacun le sait lrsquoautarcie est toujours associeacutee avec la deacutefinition de la citeacute (Pol 1252b25-30
1261b10-15 1275b15-25 1326b1-10) Crsquoest donc dire que la citeacute permet de vivre et qursquoil y
a une part drsquoautarcie mateacuterielle comprise dans lrsquoautarcie humaine38 Eacutevidemment ce nrsquoest
pas tout et Aristote srsquoempresse drsquoajouter que la citeacute laquo srsquoeacutetant donc constitueacutee pour permettre
de vivre elle permet une fois qursquoelle existe de mener une vie heureuse raquo (Pol 1252b30-
35) Cette question de la vie heureuse est traiteacutee dans les Eacutethiques et crsquoest au bonheur
humain qursquoil nous faut maintenant nous attarder pour comprendre comment ce nrsquoest qursquoagrave
lrsquointeacuterieur de la citeacute qursquoun tel bonheur est possible et du mecircme coup en quoi lrsquoautarcie
humaine vise la suffisance agrave lrsquoeacutegard de tous les besoins proprement humains et notamment
le bonheur qui est lui-mecircme affirmeacute comme autosuffisant (EN 1097b15)
Au deacutebut de lrsquoEN Aristote insiste sur le fait que ce qursquoil lui faut rechercher dans sa
quecircte de ce qursquoest le bonheur crsquoest lrsquoexcellence humaine crsquoest lrsquooffice de lrsquohomme (EN I
6) Par la suite affirmant que laquo le bonheur est une certaine activiteacute de lrsquoacircme exprimant la
vertu finale raquo (EN 1102a5-10) il ajoute que laquo la vertu agrave examiner est la vertu humaine
38 Il devient clair que lrsquoautarcie de la citeacute nrsquoest pas seulement une autarcie mateacuterielle agrave la lecture du passage suivant laquo [la citeacute] qui a trop [de monde] est bien autarcique pour les choses indispensables comme lrsquoest une peuplade mais non comme une citeacute raquo (Pol 1326b1-5)
eacutevidemment car crsquoest preacuteciseacutement le bien humain que nous cherchions et le bonheur
humain raquo (EN 1102a13-16) Dans un tel contexte il nrsquoest pas eacutetonnant qursquoAristote en EN
I 3 diffegravere lrsquoeacutetude de la θεωρία agrave plus tard car comme nous lrsquoavons vu cette activiteacute nrsquoest
pas le propre de lrsquohomme mais plutocirct de la diviniteacute Comme le note Bodeacuteuumls il est
inteacuteressant de consideacuterer que dans ce passage aucune reacuteserve critique ne srsquoapplique agrave cette
activiteacute39 bien qursquoelle ne soit pas examineacutee sur le champ par Aristote Ce ne serait donc pas
parce qursquoelle est critiquable qursquoAristote ne la considegravere pas ici comme il le fait pour le
mode de vie visant agrave acqueacuterir la richesse mais selon nous parce qursquoelle ne serait pas une
activiteacute de lrsquohumain en tant que tel40 Crsquoest donc le bonheur proprement humain qui
inteacuteresse Aristote dans la presque totaliteacute de lrsquoEN et le fait qursquoil examine les vertus morales
humaines dans la majeure partie de cet ouvrage ne ferait que confirmer cela41 Il nous reste
donc agrave nous demander en quoi consiste le type drsquoautarcie qursquoAristote met de lrsquoavant dans
son deacuteveloppement et agrave montrer qursquoil srsquoapplique agrave lrsquohomme en tant qursquohomme crsquoest-agrave-dire
en tant que son office est de reacutealiser la vertu morale et la sagaciteacute (EN 1144a6-7)
Un passage nous semble particuliegraverement important pour montrer le caractegravere
collectif et humain de cette autarcie laquo Toutefois lrsquoautosuffisance comme nous
lrsquoentendons nrsquoappartient pas agrave une personne seule qui vivrait une existence solitaire Au
contraire elle implique parents enfants eacutepouse et globalement les amis et concitoyens degraves
39 Bodeacuteuumls 2004 p58 n240 Nous ne disons pas ici que selon Aristote lrsquohomme devrait se contenter des activiteacutes qui lui sont propres et ne pas preacutetendre agrave imiter la diviniteacute Voir entre autre EN 1177b32-1178a5 ougrave Aristote explique cela ou encore Meta 982b25-983a10 ougrave Aristote reacutefute lrsquoopinion des poegravetes selon laquelle il ne faut pas rechercher la sagesse parce qursquoeacutetant lrsquoapanage des dieux ces derniers seraient jaloux si un humain lrsquoatteignait Ainsi Aristote ne soutient pas qursquoil ne faut pas rechercher un bonheur divin mais diffeacuterant cette description il tentera de deacutefinir ce qursquoest le bonheur humain41 Cela est drsquoautant plus vrai si on tient compte que pour Aristote il est absurde de dire que les dieux possegravedent les vertus morales (EN 1178b10-20) qui sont donc de ce fait propres aux hommes
39
40
lors que lrsquohomme est naturellement un ecirctre destineacute agrave la citeacute raquo (EN 1097b8-11) Ce texte
tisse un lien tregraves eacutetroit entre lrsquoautarcie et la nature politique de lrsquohomme consideacuteration
omnipreacutesente chez Aristote42 Si crsquoest dans la nature de lrsquohomme de srsquounir en citeacute et que
lrsquoautarcie telle que lrsquoentend Aristote dans ce passage provient de cette nature il faut donc
en conclure que le concept drsquoautarcie mis ici de lrsquoavant est neacutecessairement un concept
proprement humain et politique
Aristote continue ce dernier extrait ainsi laquo Quant agrave lrsquoautosuffisance que nous
posons elle est le caractegravere de la chose qui reacuteduite agrave elle seule rend lrsquoexistence digne
drsquoeacutelection et sans le moindre besoin Or ce caractegravere appartient au bonheur croyons-nous raquo
(EN 1097b14-16) Il nous faut donc veacuterifier si la citeacute est en mesure drsquoassurer cette pleine
compleacutetude des besoins humains afin que lrsquohumain reacutealise pleinement ce qursquoil est Dans
cette optique ce sont les besoins de lrsquohomme vertueux et sagace qursquoil nous faut examiner
puisqursquoil est lrsquoexemplification parfaite de lrsquohomme ayant pleinement deacuteveloppeacute son cocircteacute
humain Pour Aristote cette vie de vertu ne se suffit pas pleinement agrave elle-mecircme et elle a
besoin des biens exteacuterieurs afin de pouvoir ecirctre exerceacutee (EN 1099a30-b10) Ces biens sont
des biens qui ne pourraient pas exister sans la citeacute (richesse pouvoir politique) parce qursquoils
nous semblent neacutecessiter certaines institutions et une certaine division des tacircches43 Plus
speacutecifiquement certaines vertus particuliegraveres sont traiteacutees par Aristote comme si leur
exercice ou du moins leur plus bel accomplissement devait neacutecessairement avoir lieu au
sein de la citeacute Crsquoest notamment le cas du courage pour lequel Aristote affirme que son plus
bel exemple est celui de ne pas craindre la plus belle mort agrave savoir la mort au combat (EN
42 Voir entre autres Pol 1253a7-8 1278b19 EN 1169b18-19 EE 1242a22-2343 Aristote ajoute aussi des choses comme laquo une famille honorable de bons enfants la beauteacute raquo (EN 1099b2-3) mais ces choses eacutetant donneacutees par la fortune il nrsquoest pas pertinent drsquoen tenir compte ici
1115a30-35) Or pour qursquoil y ait une guerre il faut qursquoau moins deux citeacutes soient en conflit
ce qui requiert eacutevidemment lrsquoexistence des citeacutes et que lrsquohomme courageux fasse partie de
lrsquoune drsquoelles44 Un autre exemple est celui de la magnificence dont lrsquoobjet peut ecirctre le fait
de payer laquo pour armer une triegravere et organiser une ambassade sacreacutee raquo (EN 1122a24-25) ou
encore pour des objets honorables comme ceux qui concernent les dieux ou ceux qui sont
drsquointeacuterecirct public (EN 1122b18-25) Degraves lors on comprend que la citeacute permet aux vertueux
drsquoexercer leurs vertus mecircmes car sans citeacute pas de triegraveres drsquoambassades ou de culte des
dieux45 La citeacute est donc autosuffisante au sens ougrave elle offre aux hommes qui la composent
tout ce dont ils ont besoin pour exercer la vertu humaine
On pourrait cependant voir ces exemples drsquoune autre maniegravere crsquoest-agrave-dire que ces
exemplifications des vertus particuliegraveres ne seraient en fait que contingentes au fait que
lrsquohomme vive en citeacute et que degraves lors lrsquoexistence de la citeacute nrsquoest pas un preacutealable agrave
lrsquoexercice de la vertu On pourrait en effet consideacuterer que cette maniegravere de deacutefinir le
courage nrsquoest que culturelle et que le courage pourrait tout aussi bien ecirctre accordeacute par
exemple agrave un homme ne vivant pas dans une citeacute mais qui ferait face laquo avec courage raquo agrave
une maladie Bien que cette perspective soit drsquoune certaine maniegravere deacutefendable en dehors
drsquoun contexte aristoteacutelicien ce nrsquoest pas la position drsquoAristote Pour lui en effet laquo le juste
lui a besoin drsquoautres personnes envers qui ou avec lesquelles il puisse exercer la justice et
crsquoest pareil drsquoailleurs pour le tempeacuterant le courageux et chacun des autres raquo (EN 1177a30-
44 Nous admettons que cet argument est discutable dans la mesure ougrave des peuplades qui ne forment pas de citeacutes peuvent aussi faire la guerre et par le fait mecircme agir de maniegravere courageuse Cependant Aristote semble reacuteticent agrave accorder la capaciteacute agrave agir vertueusement aux barbares (EN1145a30-35 Pol 1329a20-27) et donc indirectement agrave ecirctre reacuteellement courageux45 On pourrait consideacuterer que le culte des dieux peut ecirctre quelque chose de personnel et qursquoen cela il nrsquoest nul besoin de la citeacute mais ce qursquoAristote a en vue dans ce passage crsquoest lrsquohonneur qui advient agrave celui qui paie au sein de la citeacute pour honorer les dieux
41
42
32) On voit ainsi le caractegravere eacuteminemment social de lrsquoexercice de la vertu morale chez
Aristote En plus de cela le fait qursquoAristote deacutefinisse la justice comme eacutetant lrsquoapplication
des autres vertus particuliegraveres relativement agrave autrui (EN 1129b30-1130a15) montre encore
la forte deacutependance du vertueux agrave lrsquoeacutegard de la citeacute drsquoautant plus qursquoil soutient que la
justice est la vertu finale (EN 1129b30) et dans sa totaliteacute (EN 1130a9)46
De plus on voit qursquoAristote associe ces activiteacutes avec la vie de tous les hommes
mecircme celle du sage lorsqursquoil affirme en parlant de ce dernier laquo Mais en tant qursquohomme et
en tant qursquoil partage la vie drsquoun assez grand nombre [ᾗ δrsquo ἄνθρωπός ἐστι καὶ πλείοσι συζῇ]
il choisit drsquoexeacutecuter les actes qui traduisent la vertu47 Il aura donc besoin de ces sortes
drsquoappuis pour vivre en homme (πρὸς τὸ ἀνθρωπεύεσθαι)48 raquo (EN 1178b5-10 nous
46 On peut aussi ajouter agrave cette analyse leacutetude de Bodeacuteuumls La nature politique de la sagaciteacute (2004) qui montre en quoi la φρόνησις trouve son accomplissement dans la politique pratique pour laquelle la citeacute est eacutevidemment essentielle Cela sert agrave prouver que les actions humaines ne peuvent encore une fois ecirctre complegravetes quagrave linteacuterieur de la citeacute47 Ce passage peut sembler en partie contradictoire avec EN 1169a32-34 et 1170a2-4 ougrave Aristote semble affirmer comme le comprend Bodeacuteuumls que laquo cela implique la possibiliteacute pour le philosophe qui est bon drsquoecirctre pleinement heureux sans ecirctre un homme drsquoaction srsquoil a des amis eacutegalement bons qui sont eux-mecircmes hommes drsquoaction raquo (Bodeacuteuumls 2004 n1 p484) Cela est drsquoautant plus probant si lrsquoon considegravere EN 1112b25-30 ougrave Aristote dit que ce que font nos amis peut drsquoune certaine maniegravere ecirctre consideacutereacute comme fait par nous-mecircmes ce qui est aussi coheacuterent avec la position aristoteacutelicienne que lrsquoami est un autre soi-mecircme (Bodeacuteuumls soutient cependant ailleurs que laquo car si lintelligence vaut au sage son bonheur (au sens premier) il ne peut pas lorsquil agit ne pas cultiver aussi lintelligence que reacuteclame la vertu sans se priver alors de son titre au bonheur (agrave titre second) raquo (2004 p192)) Neacuteanmoins le passage de EN IX 9 nrsquoaffirme pas que le sage puisse ne jamais avoir agrave agir vertueusement mais bien que lrsquoobservation drsquoune action vertueuse de la part drsquoun ami est autant agreacuteable qursquoune action vertueuse accomplie par lui-mecircme De plus la reacuteponse que donne Aristote agrave la question de savoir concernant la musique laquo pourquoi en effet faut-il lapprendre soi-mecircme et non pas en en eacutecoutant dautres jouir de plaisirs droits et ecirctre capable de porter des jugements corrects comme le font les Laconiens raquo (Pol 1339a42-b2) semble pouvoir eacuteclairer cette question En effet en soutenant que lenfant doit apprendre lui-mecircme agrave jouer (sans devenir un parfait virtuose ce qui lui serait nuisible) et non pas seulement ecirctre capable de juger des oeuvres et en fondant cela sur le fait que laquo cest une chose impossible ou difficile de devenir des juges valables de travaux auxquels on na pas pris part raquo (Pol 1340b23-25) nous pouvons deacuteduire de cela que pour ecirctre vertueux contempler des oeuvres vertueuses ne suffit pas il faut en faire Eacutevidemment Bodeacuteuumls ne soutient pas que lon puisse ecirctre vertueux simplement en regardant des gens vertueux agir mais simplement quon pourrait ecirctre pleinement heureux ainsi Le problegraveme est justement que pour pouvoir juger du caractegravere vertueux dune action accomplie il faut soi-mecircme ecirctre vertueux ce qui implique la pratique Mais indeacutependamment de tout cela ce qui est important dans le passage de EN 1178b5-10 est le fait que lrsquoexercice de la vertu morale soit eacutevoqueacutee dans le but drsquoexpliquer ce qursquoest vivre en homme ce qui nrsquoest pas affecteacute par lrsquointerpreacutetation que fait Bodeacuteuumls du passage de EN IX 948 Le Bailly note dans la deacutefinition de ce verbe que crsquoest par opposition agrave la diviniteacute
soulignons) Ce sont ces sortes drsquoappuis (argent puissance liberteacute) qui doivent donc ecirctre en
possession de lrsquoindividu afin que celui-ci puisse ecirctre dit autarcique Cette remarque de EN
X 8 est semblable agrave ce que disait Aristote en EN I 9 1099a31-33 ougrave il affirmait la
neacutecessiteacute des biens exteacuterieurs pour le bonheur humain Or tous ces biens exteacuterieurs sont
des biens que seule lrsquoappartenance agrave une citeacute peut procurer
16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
Le problegraveme auquel nous faisons face en soutenant que la citeacute permet de reacutepondre
aux besoins de lrsquohomme vertueux et sagace ce qui le rendrait du mecircme coup autosuffisant
est le suivant jamais Aristote ne dit qursquoun tel homme est autarcique49 Agrave notre
connaissance Aristote nrsquoattribue lrsquoautarcie de maniegravere absolue qursquoaux dieux et agrave la citeacute
Ainsi si lon considegravere quAristote nattribue jamais le type dautarcie humaine agrave des
individus il serait difficile de soutenir quil la bel et bien eacutelaboreacutee dans son oeuvre
Cependant si on considegravere qursquoAristote conccediloit la citeacute comme un tout dont les parties sont
les individus de la mecircme maniegravere qursquoun corps vivant est composeacute des organes le problegraveme
est beaucoup moins grave voire absent En effet bien que dans un tel cas les parties ne
soient pas autosuffisantes en elles-mecircmes le fait qursquoelles soient neacutecessaires agrave
49 En EN 1125a11-12 Aristote attribue une certaine autarcie au magnanime Il est par contre plus que douteux qursquoil fasse reacutefeacuterence agrave autre chose qursquoagrave lrsquoautarcie mateacuterielle ou plus preacuteciseacutement au fait de ne manquer de rien vu le contexte de cet eacutenonceacute Crsquoest probablement ainsi que le comprend Bodeacuteuumls en traduisant par laquo indeacutependance raquo plutocirct que par laquo autosuffisance raquoEn EN 1160b3-4 Aristote dit aussi que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien raquo Il affirme cela dans le but de montrer que nayant besoin de rien le roi naura dautres motivations que linteacuterecirct de ses sujets lors de ses deacutecisions Dans un tel cas il y aurait toutefois une certaine association entre lautosuffisance et lexcellence du caractegravere moral mais cela est beaucoup trop isoleacute et mal deacuteveloppeacute pour quon puisse accorder agrave ce passage une trop grande importance mais nous y reviendrons agrave la fin de notre travail De plus on pourrait dire que lautosuffisance confeacutereacutee au roi nest que mateacuterielle dans la mesure ougrave le philosophe prend la peine dajouter la supeacuterioriteacute sur tous les plans du bien comme si lobjet de lautosuffisance dont il eacutetait question ici neacutetait pas agrave proprement parler un bien
43
44
lrsquoautosuffisance du tout implique un lien suffisamment eacutetroit entre le tout et ses parties pour
qursquoon comprenne que les parties profitent elles aussi de lrsquoautosuffisance du tout Reste agrave
montrer qursquoAristote deacutecrit bien la citeacute par une analogie avec un tout organique50 ce qui
nous permettra de comprendre lautarcie humaine comme eacutetant lautarcie quAristote
attribue agrave la citeacute
Eacutevidemment cette question risquerait de nous occuper pendant trop longtemps pour
que nous tentions de la traiter de maniegravere exhaustive Crsquoest pourquoi nous nous
contenterons ici de deacutefendre le caractegravere organique de la citeacute par une reacutefutation drsquoun
commentateur soutenant la position inverse Lrsquoarticle qui nous inteacuteresse donc ici est celui
de Robert Mayhew intituleacute Part and Whole in Aristotles Political Philosophy Le premier
argument de Mayhew pour rejeter le caractegravere organique du tout que forme la citeacute est de
dire qursquoune substance ne peut pas avoir pour partie drsquoautres substances en se basant sur des
textes de la Meacutetaphysique (Meta 1039a3-4 1041a4-5)51 Autrement dit il soutient que
puisqursquoune substance ne peut pas ecirctre composeacutee de substances (1) et que lrsquohomme est une
substance (2) il deacutecoule de cela que lrsquohomme ne peut pas ecirctre une partie de la citeacute si on
conccediloit celle-ci comme une substance organique (3) Le problegraveme avec cet argument crsquoest
que la preacutemisse (1) ne tient pas compte de la suite du texte sur lequel elle se base et qui
influence lrsquointerpreacutetation qursquoon peut avoir de la preacutemisse (2) laquo Il est impossible qursquoune
substance provienne de substances qursquoelle contiendrait comme en enteacuteleacutechie car des ecirctres
qui sont ainsi deux en enteacuteleacutechie ne seront jamais un seul ecirctre en enteacuteleacutechie Mais si ces
50Un indice de cela se trouve en EN IX 8 laquo Or exactement comme une Citeacute est avant tout constitueacutee semble-t-il par son instance la plus souveraine ainsi que chaque autre organisme [σύστημα] de la mecircme faccedilon lecirctre humain lui aussi est constitueacute par ce quil y a en lui de plus souverain raquo (EN 1168b31-33 nous soulignons)51 Mayhew 1997 pp328-329
ecirctres sont deux en puissance ils pourront ecirctre un raquo (Meta 1039a3-7) Comme lrsquoexplique ce
texte pour qursquoune substance puisse ecirctre composeacutee de substances il faut que ces derniegraveres
ne soient pas en enteacuteleacutechie crsquoest-agrave-dire ne soit pas pleinement reacutealiseacutees avant de faire
partie du tout auquel elles appartiennent Pour que lrsquoargument de Mayhew soit juste il
faudrait donc que lrsquohomme soit pleinement reacutealiseacute avant mecircme de faire partie drsquoune citeacute
Or cette preacutemisse est plus que douteuse52 Sans faire ici une analyse complegravete du sujet
nous nous contenterons de faire appel aux passages ougrave Aristote soutient que lrsquohomme qui
nrsquoappartient pas par nature agrave une citeacute est soit une becircte soit un dieu (Pol 1252a1-5
1253a25-30) montrant ainsi que lrsquoessence de lrsquohomme ne peut srsquoaccomplir que dans le
cadre de la citeacute De plus si la vertu morale est lrsquoaccomplissement de lrsquohomme comme nous
lrsquoavons soutenu plus haut et que la vertu morale ne se pratique qursquoagrave lrsquointeacuterieur de la citeacute il
faut en conclure qursquoun homme ne peut pas ecirctre accompli avant de faire partie drsquoune citeacute
Crsquoest en cela que nous voyons que le premier argument de Mayhew eacutechoue agrave montrer que
le tout drsquoune citeacute nrsquoest pas un composeacute organique Cependant nous ne pouvons pas nous
contenter de cela car le fait drsquoaffirmer que lrsquohomme doit faire partie de la citeacute afin de
srsquoaccomplir ne dit rien de la maniegravere dont il doit en ecirctre une partie Il faut degraves lors se
pencher sur les autres arguments de Mayhew
Son deuxiegraveme argument consiste agrave dire qursquoen Pol 1261a16-22 ougrave Aristote critique
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne crsquoest du mecircme coup lrsquouniteacute organique de la citeacute qui est
rejeteacutee par le Stagirite53 Nous ne croyons pas que ce soit effectivement le cas Ce que
critique Aristote dans ce passage crsquoest laquo le fait pour une citeacute drsquoecirctre une le plus possible raquo
52 Mayhew lui-mecircme admet plus tard dans son texte que lrsquohomme ne peut ecirctre pleinement accompli qursquoagrave lrsquointeacuterieur drsquoune citeacute (Mayhew 1997 p338)53 Ibid p329
45
46
(Pol 1261a15-16) et pas neacutecessairement decirctre un composeacute organique De plus il associe
lrsquouniteacute de la citeacute platonicienne agrave une reacutegression du statut de citeacute agrave celui de famille et
drsquoindividu et crsquoest en cela que Mayhew comprend le rejet de lrsquouniteacute organique drsquoun
individu au niveau de la citeacute Nous ne croyons cependant pas que ce soit le mouvement de
la penseacutee drsquoAristote Lorsqursquoil effectue la reacuteduction de la citeacute platonicienne agrave lrsquoindividu
nous croyons plutocirct que loin de rejeter la conception organique il vise plutocirct agrave dire que la
citeacute platonicienne est conccedilue de maniegravere agrave ce qursquoelle ne soit associeacutee qursquoagrave une seule de ces
parties Crsquoest ici que Meta Δ 6 qui porte sur lrsquouniteacute nous est utile Dans ce chapitre
Aristote soutient que lrsquoune des conceptions qursquoon peut avoir de lrsquouniteacute est la suivante
laquo crsquoest quand le sujet ne diffegravere pas speacutecifiquement [κατὰ τὸ εἶδος] [hellip] On dit par
exemple drsquoune part que le vin est un et que lrsquoeau est une en tant qursquoindivisibles selon
lrsquoespegravece raquo (Meta 1016a20-25) Lrsquoeau est donc consideacutereacutee une par Aristote parce que toutes
ses parties sont identiques quant agrave lrsquoespegravece Ainsi en disant que la citeacute platonicienne est
reacuteduite agrave lrsquoeacutetat drsquoindividu54 crsquoest dire que ses parties ne sont que des individus identiques
selon lrsquoespegravece Or pour Aristote laquo une citeacute au contraire doit ecirctre une uniteacute composeacutee
drsquoeacuteleacutements diffeacuterant speacutecifiquement [εἴδει διαφέρει] raquo (Pol 1261a29-30) Crsquoest justement
lagrave une autre des deacutefinitions de lrsquouniteacute qursquoil donne en Meta Δ 6 agrave savoir lrsquouniteacute par
continuiteacute (Meta 1015b35-1016a17) et crsquoest ce genre drsquouniteacute que nous attribuons agrave la citeacute
et que nous croyons pouvoir aussi attribuer agrave un organisme vivant Eacutetant donneacute que
Mayhew rejette le fait que la citeacute puisse ecirctre continue dans un sens fort55 il importe de
regarder cette position plus en profondeur
54 Il est important de noter qursquoAristote ne dit pas que cette citeacute est retombeacutee agrave lrsquouniteacute drsquoun organisme vivant55 Mayhew 1997 330
Avant tout nous accordons que les parties de la citeacute ne peuvent pas ecirctre continues
du fait drsquoun contact physique Cela nous importe peu dans la mesure ougrave nous comprenons
lrsquouniteacute organique de la citeacute plutocirct comme une analogie que comme le fait que la citeacute serait
reacuteellement un ecirctre vivant au mecircme titre que nrsquoimporte quel animal Cependant le fait qursquoil
nrsquoy ait pas de continuiteacute physique nrsquoempecircche pas la citeacute drsquoecirctre malgreacute tout continue mecircme
si ce nrsquoest pas au sens le plus fort Pour Aristote peuvent ecirctre dits un par continuiteacute deux
morceaux de bois relieacutes par de la colle (Meta 1016a1-2) On voit donc que lrsquouniteacute par
continuiteacute nrsquoest pas neacutecessairement le fait drsquoune uniteacute entiegraverement naturelle56 De plus
Aristote affirme que la justice (EN 1132b33-35) et lrsquoamitieacute (EN 1155a22-25 Pol
1262b5-25) de faccedilon analogue agrave la colle au sens ougrave un eacuteleacutement tiers creacutee le lien de
continuiteacute retiennent les parties de la citeacute ensemble De la mecircme maniegravere les diffeacuterentes
composantes drsquoune chaussure ne forment pas une uniteacute si elles sont mises ensemble de
maniegravere deacutesordonneacutee alors qursquoelles en forment une lorsquelles sont assembleacutees dans la
forme de la chaussure (Meta 1016b10-20) Ce mecircme genre de consideacuteration est fait par
Aristote concernant la citeacute En effet il affirme que le simple fait que des individus soient
regroupeacutes dans un mecircme lieu nrsquoentraicircne pas lrsquoexistence drsquoune citeacute Il faut en plus de cela
une structure commune qui les unifie une constitution une forme (Pol 1328b15-20) On
pourrait aussi comprendre cela agrave partir du texte ougrave Aristote parle du fait que Babylone nrsquoest
pas une citeacute mecircme si elle met une foule de gens rassembleacutes agrave lrsquointeacuterieur de murailles parce
qursquoun jour ougrave elle eacutetait assieacutegeacutee une partie de la ville prit trois jours avant de srsquoapercevoir
du siegravege (Pol 1276a24-30)
56 Cela peut eacutevidemment ecirctre remis en question du fait qursquoen affirmant que lrsquouniteacute de la citeacute est artificielle il est difficile drsquoexpliquer le fait que la citeacute soit une chose naturelle Nous renvoyons agrave lrsquoanalyse de Miller (1989) sur la maniegravere de concilier ces deux positions
47
48
On peut mettre ce passage en lien avec un texte de La Reacutepublique57 de Platon
(Reacutepublique 462c-e) texte dans lequel Platon explique qursquoune citeacute doit ecirctre semblable agrave un
organisme qui lorsqursquoune de ses parties se blesse est entiegraverement affecteacute par cette blessure
Ce paralleacutelisme peut paraicirctre eacutetrange voire contradictoire dans la mesure ougrave Aristote est
supposeacute critiquer la conception que se fait Platon de lrsquouniteacute de la citeacute dans La Reacutepublique
On peut essayer de rendre compte de cela de quelques maniegraveres mais nous ne nous y
attarderons pas trop puisque cela deacutepasse le propos de notre preacutesent travail On pourrait
tout drsquoabord dire qursquoAristote fidegravele agrave sa meacutethode diaporeacutematique ne ferait ici que
conserver ce qursquoil y aurait de bon dans lrsquoanalyse platonicienne de lrsquouniteacute de la citeacute On
pourrait aussi dire que dans le passage drsquoAristote le mouvement de prise de conscience
part drsquoun eacutevegravenement affectant le tout et doit ecirctre perccedilu par chacune des parties alors que
chez Platon le mouvement est inverse en ce qursquoil part drsquoune affection drsquoune partie pour ecirctre
perccedilu par le tout La derniegravere maniegravere pour tenter drsquoeacuteviter de dire qursquoAristote se contredit
serait de soutenir que son passage fait plutocirct reacutefeacuterence au fait que Babylone nrsquoest pas une
citeacute du fait de sa trop grande eacutetendue et que certaines parties de la ville ne soient pas au
courant du siegravege ne serait qursquoune conseacutequence de cette trop grande eacutetendue ce qui dans le
contexte est aussi fort plausible
Mayhew poursuit son argumentation en soutenant que pour que le rapport
toutpartie de la citeacute forme une uniteacute organique il faudrait que les parties appartiennent au
tout Or puisque les citoyens sont des hommes libres et qursquoils nrsquoappartiennent agrave personne
57Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Reacutepublique de Leroux
cela est impossible58 Encore une fois nous croyons que Mayhew aurait raison si Aristote
affirmait que la citeacute est un organisme vivant au sens plein mais puisque nous croyons que
ce nrsquoest plutocirct qursquoune analogie il nous est permis de croire qursquoAristote pourrait peut-ecirctre
faire reacutefeacuterence ici agrave une conception moins rigoureuse de lrsquoappartenance qui rendrait agrave la
fois compte du fait que la citeacute laquo possegravede raquo les individus tout en permettant agrave ceux-ci de
demeurer des hommes libres Avant de nous expliquer plus en deacutetails il est important de
voir quAristote lui-mecircme affirme le contraire de ce que soutient Mayhew En effet laquo En
mecircme temps il ne faut pas penser quaucun des citoyens sappartiennent agrave lui-mecircme mais
que tous appartiennent agrave la citeacute [ἅμα δὲ οὐδὲ χρὴ νομίζειν αὐτὸν αὑτοῦ τινα εἶναι τῶν
πολιτῶν ἀλλὰ πάντας τῆς πόλεως] car chacun est une partie de la citeacute Mais le soin de
chaque partie a par nature en vue le soin du tout raquo (Pol 1337a27-30) Bien quil ny ait pas
dans ce passage de verbe signifiant proprement la possession la preacutesence du verbe ecirctre
suffit ce dernier pouvant aussi en grec avoir cet usage59 tout comme en franccedilais dailleurs
(cet objet est agrave moi) De plus le fait de voir que la citeacute possegravede les citoyens serait une autre
faccedilon dexpliquer comment cest agrave la citeacute que sapplique lautosuffisance humaine et non
directement aux individus De cette maniegravere eacutetant donneacute que la citeacute possegravede ce qui lui faut
pour bien vivre agrave savoir des citoyens pouvant pratiquer la vertu morale et la sagaciteacute on
comprend mieux pourquoi elle peut ecirctre dite autosuffisante
Voyons maintenant comment Aristote traite en elle-mecircme la question de la
possession afin de montrer que le passage que vous venons de soulever sinsegravere bel et bien
dans la penseacutee aristoteacutelicienne En Meta Δ 23 Aristote en examinant les diffeacuterents sens
58 Mayhew 1997 p33359Voir Smyth Greek grammar Harvard University Press 1920 (1956 1984) 1303 p315
49
50
du verbe ἔχειν en arrive agrave dire que laquo crsquoest ainsi que nous disons que le vase laquo contient raquo
[ἔχειν] le liquide la ville les hommes [τὴν πόλιν ἀνθρώπους] et le vaisseau les matelots
De mecircme le tout laquo renferme raquo [ἔχειν] les parties raquo (Meta 1023a15-18 nous soulignons)
On voit donc bien qursquoen un certain sens la citeacute possegravede ses parties Il est cependant vrai
que ce sens de possession peut sembler ecirctre assez faible et ne pas neacutecessairement impliquer
une relation organique entre le tout et ses parties ce que la suite de Meta Δ 23 nous
permet de faire En effet ce chapitre deacutecrit aussi la possession en disant que laquo ce qui
empecircche un ecirctre de se mouvoir ou drsquoagir selon sa tendance est dit aussi laquo retenir raquo [ἔχειν]
cet ecirctre [hellip] Crsquoest encore dans le mecircme sens que lrsquoon applique ce terme agrave ce qui reacuteunit les
objets sinon ils se seacutepareraient chacun suivant sa force propre raquo (Meta 1023a18-23) Cette
deacutefinition srsquoapplique tout agrave fait agrave la citeacute en ce que la citeacute de par ses lois empecircche les
citoyens drsquoagir selon leurs penchants naturels pour plutocirct tendre vers la vertu (Pol
1263b35-40 1266b29-32 1336b20-25 EN X 10 en entier particuliegraverement 1179b31-32)
Mayhew examine aussi Pol 1253a3-29 ougrave Aristote affirme que la citeacute est par nature
anteacuterieure agrave lrsquoindividu Il comprend de cette anteacuterioriteacute que bien qursquoil soit vrai que lrsquohomme
ne peut pas se reacutealiser en tant qursquohomme en dehors de la citeacute il nrsquoen est pas pour autant une
partie de la mecircme maniegravere qursquoune main est une partie du corps car laquo That one can live his
life fully only in the city does not mean that one must live a life wholly for the city raquo
(Mayhew 1997 p338) Cet argument est tregraves inteacuteressant et est au cœur du principal
problegraveme que nous voulions soulever dans ce travail agrave savoir la tension entre la recherche
de lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine au sein de la citeacute Autrement dit la question est
de savoir comment il est possible pour lrsquohomme compris comme une partie organique de la
citeacute de participer agrave autre chose qursquoagrave la reacutealisation de lrsquoautarcie de la citeacute ou plus
preacuteciseacutement de pratiquer la philosophie La question se pose en effet car comme nous
lrsquoavons vu le propre de lrsquohomme est la reacutealisation de la vertu humaine et de la sagaciteacute Or
ces activiteacutes ne sont pas les plus excellentes en elles-mecircmes et Aristote est tregraves clair agrave ce
sujet disant que notre condition de mortel ne doit en aucun cas nous soustraire agrave la
recherche de ce qui est le meilleur en soi crsquoest-agrave-dire la pratique de la θεωρία (EN
1177b32-1178a5) Dans la prochaine partie de notre travail nous tenterons de montrer en
quoi la coexistence de lrsquoautarcie humaine et de la recherche de lrsquoautarcie divine peut ecirctre
comprise comme difficilement conciliable dans le cadre de la citeacute En arrivant agrave montrer
quil est difficile pour un individu de pratiquer la philosophie en tant quactiviteacute pour la citeacute
tout en montrant quil est neacutecessaire de pratiquer ce type dactiviteacute nous serons en mesure
de voir que Mayhew semble avoir tort de ne pas reconnaicirctre la caractegravere organique de
luniteacute de la citeacute aristoteacutelicienne En effet cette possible conclusion nous amegravenerait agrave voir
que laffirmation de Mayhew voulant que laquo one can live his life fully only in the city does
not mean that one must live a life wholly for the city raquo (1997 p338) nest pas tout agrave fait
juste dans la mesure ougrave la neacutecessiteacute de vivre en citeacute implique que les activiteacutes qui y seront
pratiqueacutees devront avoir une quelconque utiliteacute pour elle Cest donc dire que la citeacute ne peut
exister que si les citoyens sont utiles les uns pour les autres et donc que les activiteacutes qui ne
sont pas pratiqueacutees en ce sens pour la citeacute ne pourront pas ecirctre encourageacutees Eacutevidemment
nous sommes conscients quAristote ne questionne jamais la leacutegitimiteacute de la pratique de la
philosophie et le troisiegraveme et dernier chapitre de notre travail tentera justement de faire
ressortir les raisons pour lesquelles la recherche dune certaine autarcie individuelle et
51
52
divine a tout de mecircme sa place au sein des activiteacutes de la citeacute malgreacute le fait que cette
recherche ne participe pas au caractegravere utile essentiel agrave la perpeacutetuiteacute de la citeacute
2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
Tout drsquoabord il faut drsquoembleacutee affirmer que lrsquoautarcie humaine doit ecirctre preacuteconiseacutee
puisqursquoelle est la condition de possibiliteacute de toutes les autres activiteacutes On peut voir cela
dans le fait que puisque lrsquohomme nrsquoest pas autosuffisant lorsqursquoon le considegravere de maniegravere
individuelle lrsquoappartenance agrave une citeacute qui lui permet du mecircme coup de subvenir agrave ses
besoins est une condition essentielle de la pratique de toutes les autres activiteacutes en ce sens
que la citeacute lui permet de vivre tout simplement La recherche de lrsquoautarcie divine mise en
branle par la pratique de la philosophie correspond quant agrave elle au bien vivre (dans lrsquoabsolu
et pas seulement drsquoun point de vue humain) qui est preacutesent dans la deacutefinition de la citeacute que
donne Aristote et nrsquoest possible qursquoune fois que les besoins mateacuteriels de lrsquoindividu sont
remplis (EN 1178b30-35) ce qui requiert lrsquoautarcie mateacuterielle de la citeacute elle-mecircme incluse
dans lrsquoautarcie humaine On peut aussi voir cela dans un passage des Topiques60
laquo Et encore ce qui provient du superflu [τὰ ἐκ περιουσίας] est meilleur que le neacutecessaire et parfois est aussi preacutefeacuterable car bien vivre est meilleur que vivre or bien vivre est du superflu tandis que vivre est lui-mecircme une neacutecessiteacute Parfois cependant les choses meilleures ne sont pas les plus deacutesirables et ce nest pas en effet parce quune chose est meilleure quelle est neacutecessairement aussi plus deacutesirable ainsi philosopher vaut mieux que senrichir mais ce nest pas lagrave une chose preacutefeacuterable pour celui qui manque du neacutecessaire Le superflu cest quand posseacutedant le neacutecessaire on travaille agrave sassurer quelque autre belle chose Rigoureusement parlant peut-ecirctre le neacutecessaire est-il preacutefeacuterable et le superflu meilleur raquo (Top 118a5-15)
21 Lamitieacute politique
Ceci eacutetant dit il faut maintenant consideacuterer les conditions qui permettent lrsquoexistence
drsquoune citeacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne afin de voir comment le philosophe est ou non en
60Sauf avis contraire nous citons la traduction des Topiques de Tricot
53
54
mesure de srsquoinseacuterer dans la vie de la citeacute de maniegravere agrave rendre possible sa continuiteacute dans le
temps car si la citeacute srsquoeffondre la possibiliteacute pour le sage de pratiquer la philosophie
srsquoeffondre avec elle Ainsi la pratique de la philosophie deacutepend de la stabiliteacute de la citeacute du
fait que la citeacute ne cesse pas drsquoexister Cette stabiliteacute rechercheacutee semble entre autres avoir
pour cause chez Aristote une certaine forme drsquoamitieacute (EN 1155a23-29 Pol 1262b8-9) Il
nous faut par contre ecirctre plus preacutecis agrave ce sujet eacutetant donneacute qursquoil existe plusieurs types
drsquoamitieacute dans la penseacutee aristoteacutelicienne Ce que nous recherchons crsquoest la forme drsquoamitieacute
qui peut relier tous les citoyens ensemble de maniegravere agrave procurer la stabiliteacute agrave la citeacute
Comme on peut srsquoen douter ce type drsquoamitieacute est ce qursquoAristote appelle lrsquoamitieacute politique
(πολιτικὴ φιλία) ou la concorde (ὁμόνοια) Cependant la concorde nrsquoest pas deacutecrite comme
eacutetant une forme drsquoamitieacute proprement dite (EN 1155a24-25) mais plutocirct une laquo attitude
amicale raquo (EN 1167a22) tout comme la bienveillance (EN 1166b30-31) La distinction
entre attitude amicale et amitieacute se fait principalement par le degreacute drsquoimplication de la
personne dans la relation Aristote explique en effet que la bienveillance est une attitude
amicale et non pas de lrsquoamitieacute parce qursquoon peut ecirctre bienveillant agrave lrsquoeacutegard de quelqursquoun
qursquoon ne connaicirct pas ou qui nrsquoa pas conscience de notre bienveillance (EN 1166b30-32) ce
qui serait essentiel pour parler drsquoamitieacute Ainsi on conccediloit qursquoune relation drsquoamitieacute est
beaucoup plus intime qursquoune attitude amicale nous permettant du mecircme coup de
comprendre comment la concorde pourrait srsquoappliquer agrave lrsquoensemble des citoyens car toute
la rigueur drsquoune relation drsquoamitieacute nrsquoa pas agrave ecirctre respecteacutee dans une telle relation Reste
maintenant agrave deacutefinir ce que le Stagirite entend par concorde pour deacuteterminer comment le
philosophe peut preacutetendre ou non agrave une telle relation
laquo On dit des Citeacutes que la concorde y regravegne lorsque touchant leurs inteacuterecircts les
concitoyens sont du mecircme avis prennent les mecircmes deacutecisions et exeacutecutent les reacutesolutions
communes raquo (EN 1167a26-28) Crsquoest pourquoi Aristote considegravere que lrsquoaccord sur
lrsquoexplication des pheacutenomegravenes ceacutelestes nrsquoentraicircne pas la concorde (EN 1167a25-26) Il est
ici important de voir que crsquoest lrsquointeacuterecirct qui est au centre de la deacutefinition de la concorde Il
faut aussi rappeler que les corps ceacutelestes font partie de lrsquoobjet de la philosophie puisqursquoils
sont du ressort de la physique qui est elle-mecircme deacutesigneacutee comme science theacuteoreacutetique et
comme philosophie seconde (Meta 1025b17-1026a31) On voit deacutejagrave comment la
philosophie ne peut pas porter les gens agrave la concorde De plus si la concorde est un accord
quant agrave lrsquointeacuterecirct il faut aussi voir que lrsquointeacuterecirct ou lrsquoutile est objet de deacutelibeacuteration comme
le montre la distinction que fait Aristote en Rheacutetorique61 I 3 entre les trois genres oratoires
que sont le deacutelibeacuteratif le judiciaire et lrsquoeacutepidictique Le philosophe y affirme en effet que la
fin laquo pour une deacutelibeacuteration crsquoest lrsquoutile ou le nuisible (car lorsqursquoon deacutelibegravere on donne ce
agrave quoi lrsquoon exhorte comme meilleur et ce dont on dissuade comme pire) et les autres
consideacuterations que lrsquoon invoque ndash le juste ou lrsquoinjuste le bien ou le mal ndash sont rapporteacutees agrave
cette fin raquo (Rheacutet 1358b22-27) Il ajoute aussi agrave cela que laquo sur tout ce qui est ou sera
neacutecessairement sur tout ce qui ne peut ecirctre ou se produire lagrave-dessus il nrsquoy aura pas
drsquoactiviteacute de conseil raquo (Rheacutet 1359a30-35 cf aussi EN 1112a21-26) Or crsquoest justement lagrave
le propre de la philosophie que drsquoeacutetudier les choses neacutecessaires (EN 1139a5-10) et dont la
veacuteriteacute est eacuteternelle (EN 1139b20-25) Voilagrave une autre maniegravere de montrer que la
philosophie ne traite pas de lrsquointeacuterecirct On peut aussi tirer de cela que la recherche de
lrsquoautarcie divine qui passe par la pratique de la philosophie nrsquoest pas en elle-mecircme un
61Sauf avis contraire nous citons la traduction de la Rheacutetorique de Chiron
55
56
objet de concorde et qursquoelle nrsquoaide donc pas agrave lier les citoyens drsquoune citeacute Cela nrsquoest
cependant pas suffisamment fort pour affirmer lrsquoincompatibiliteacute entre la recherche de
lrsquoautarcie humaine et de lrsquoautarcie divine parce qursquoau fond notre argument ne fait que dire
que la philosophie nrsquoentraicircne pas la concorde sans dire pour autant qursquoelle lrsquoempecircche
Cependant lrsquoanalyse que nous avons faite de la concorde nrsquoest pas complegravete et une
eacutetude plus approfondie montrera lrsquoincompatibiliteacute que nous avons supposeacutee Il faut drsquoabord
se demander agrave quel genre drsquoamitieacute parmi les trois deacutecrits par Aristote se rapproche la
concorde Eacutevidemment comme nous lrsquoavons dit un peu plus haut crsquoest agrave lrsquoamitieacute par
inteacuterecirct que se compare la concorde (EN 1167b2-4 EE 1242a6-7) En effet laquo lrsquoamitieacute
politique srsquoest constitueacutee en fonction de lrsquoutiliteacute et ce tout particuliegraverement crsquoest parce
que chacun ne se suffit pas agrave soi-mecircme que les hommes croit-on se sont rassembleacutes raquo (EE
1242a6-9) laquo Ainsi il est neacutecessaire tout drsquoabord que srsquounissent les ecirctres qui ne peuvent
exister lrsquoun sans lrsquoautre [] et ce par nature en vue de leur mutuelle sauvegarde raquo (Pol
1252a25-30) Crsquoest donc dire que mecircme le philosophe doit se conformer agrave cet impeacuteratif
eacutetant donneacute que sa nature drsquohomme lrsquoempecircche de se soustraire aux neacutecessiteacutes de la vie
comme nous lrsquoavons deacutejagrave dit Dans cette perspective il est primordial pour la personne qui
deacutesire pratiquer la philosophie drsquoecirctre capable de srsquoinseacuterer dans une telle association et le
moyen de le faire semble ecirctre la possibiliteacute de se lier drsquoamitieacute politique avec les autres
citoyens Il faut voir ici que pour Aristote lrsquoamitieacute politique nrsquoest pas la forme drsquoamitieacute
pleinement acheveacutee qui est lrsquoamitieacute selon la vertu Cela est tregraves important dans la mesure
ougrave une amitieacute acheveacutee ne permet pas de cultiver de nombreux amis (EN 1158a11-12) ce
que permet lrsquoamitieacute selon lrsquointeacuterecirct (EN 1158a16-18) 62
22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
En ayant toujours agrave lrsquoesprit le deacutesir de stabiliteacute de la citeacute crsquoest aux conditions de la
mise en place et du maintien de lrsquoamitieacute par inteacuterecirct qursquoil nous faut maintenant nous
attaquer Comme nous allons le voir un philosophe uniquement en tant que philosophe ne
peut pas prendre part agrave une relation drsquoamitieacute politique pour trois raisons a) lrsquoinutiliteacute de la
philosophie b) lrsquoincommensurabiliteacute de la philosophie avec les autres activiteacutes ou avec
toute production c) lrsquoimpossibiliteacute de la philosophie dans son essence agrave faire partie drsquoun
eacutechange de type marchand Si nous avons raison de soutenir quun individu ne peut pas
passer sa vie agrave faire de la philosophie parce que cette activiteacute agrave elle seule ne lui permet pas
decirctre accepteacute dans la citeacute par les autres citoyens ce sera du mecircme coup expliquer en quoi
la recherche de lautarcie divine ne peut pas constituer lensemble de la vie dun homme
221 Linutiliteacute de la philosophie
Il faut voir que pour Aristote lrsquoamitieacute par inteacuterecirct contrairement agrave lrsquoamitieacute selon la
vertu se reacutealise entre des personnes diffeacuterentes Le but de cette association est de pallier un
manque en offrant quelque chose qursquoon a en excegraves (EN 1159b12-21) Par exemple le
tisserand fournit des vecirctements au cordonnier en eacutechange de sandales Dans ce genre de
relation il faut eacutevidemment pour qursquoil y ait relation que chacun y trouve son compte en
termes drsquoutiliteacute Il faut que chacun de par la relation puisse combler une neacutecessiteacute ou un
62 Une autre diffeacuterence entre lrsquoamitieacute politique et lrsquoamitieacute acheveacutee est le fait que pour Aristote une amitieacute veacuteritable se passe de justice (EN 1155a26-27) alors qursquoil affirme que laquo ce qui est le plus juste se trouve dans lrsquoamitieacute par utiliteacute vu que crsquoest lagrave ce qui constitue la justice politique raquo (EE 1242a11-12)
57
58
besoin qursquoil nrsquoeacutetait pas en mesure de combler avant la relation En ce sens Aristote soutient
qursquoune telle amitieacute se dissout lorsque lrsquoun des individus nrsquoest plus satisfait par ce que
lrsquoautre lui procure (EN 1157a14-15 1159b11-12) Ainsi chacun des membres de la
communauteacute drsquointeacuterecircts doit fournir quelque chose drsquoutile de maniegravere agrave pouvoir continuer de
profiter de ce que les autres ont agrave offrir On voit ici apparaicirctre la notion de reacuteciprociteacute
essentielle agrave la compreacutehension de ce qursquoest lrsquoamitieacute pour Aristote peu importe le type
drsquoamitieacute dont on parle (EN 1156a5-10)63 Cela est drsquoautant plus important que crsquoest le
besoin dans la penseacutee aristoteacutelicienne qui assure la coheacutesion du tout (EN 1133a25-30)
Autrement dit crsquoest du fait que les individus ont besoin les uns des autres qursquoune certaine
coheacutesion peut srsquoeacutetablir dans le tout que forme la citeacute De cette maniegravere il est primordial
pour appartenir agrave ce tout que lrsquoactiviteacute ou la production drsquoun individu puisse reacutepondre agrave un
besoin des autres individus
Le cas de la philosophie est donc ici tregraves probleacutematique dans la mesure ougrave comme
chacun le sait la philosophie est complegravetement exteacuterieure agrave toute consideacuteration drsquoutiliteacute64
63 On pourrait ici objecter que la concorde ou lrsquoamitieacute politique ne sont pas reacuteellement de lrsquoamitieacute mais plutocirct des attitudes amicales comme nous lrsquoavons souleveacute plus haut et que de ce fait la reacuteciprociteacute effective nrsquoest pas primordiale Cela est vrai Toutefois il faut tout de mecircme comprendre qursquoun individu doit ecirctre en mesure de fournir quelque chose drsquoutile mecircme si dans les faits il ne le fait pas envers chaque individu du groupe64 Nous ne sommes pas sans savoir quun texte de lEE affirme que laquo certes rien nempecircche que par accident elles [les sciences theacuteoreacutetiques] ne nous soient utiles dans beaucoup de neacutecessiteacutes raquo (EE 1216b15-16) ce qui pourrait donner un certain caractegravere utile agrave la philosophie De plus comme le fait remarquer Bodeacuteuumls (1991 p61) cette consideacuteration est aussi preacutesente dans le De Sensu (436a19-61) ougrave Aristote explique que les naturalistes trouvent souvent des applications de leur deacutecouvertes dans le domaine de la meacutedecine ce qui leur confegravere une utiliteacute non neacutegligeable Toutefois toujours comme lexplique Bodeacuteuumls ce passage direct entre le theacuteorique et le pratique dans les sciences naturelles ne sapplique pas au lien qui semble unir la philosophie et la politique laquo Dans lordre naturel en effet se trouve une telle reacutegulariteacute des pheacutenomegravenes que le meacutedecin peut faire fond sur ce quaffirme le naturaliste pour soigner Il nen va pas de mecircme dans lordre humain ougrave la complexiteacute et la diversiteacute des pheacutenomegravenes font que la plupart des lois du bien absolu au lieu decirctre veacuterifiables le plus souvent comme celles de la santeacute sont le plus souvent prises en deacutefaut raquo (Bodeacuteuumls 1991 p61) Ainsi pour que la philosophie soit utile au niveau politique il ne faut pas se contenter decirctre philosophe mais il faut aussi posseacuteder la sagaciteacute qui permet au politique de connaicirctre le cas particulier sur lequel il doit agir ou leacutegifeacuterer Ce nest donc que par accident et lorsque combineacutes agrave la sagaciteacute que les reacutesultats de la philosophie peuvent saveacuterer utiles En elle-mecircme la philosophie demeure inutile et si elle est rechercheacutee ce nest que pour elle-mecircme Pour mieux comprendre le rapport qui est eacutetabli par Aristote entre la philosophie et la
En effet Aristote ne nomme pas la philosophie ou quoi que ce soit qui srsquoy rattache lorsqursquoil
eacutenumegravere les parties essentielles agrave la citeacute (Pol 1291a1-b1) Il ne mentionne pas non plus la
sagesse lorsqursquoil parle de ce qui rend la citeacute heureuse (Pol 1323b30-35) Pis encore la
philosophie ne fait pas partie des choses qursquoil considegravere comme neacutecessaires pour qursquoune
citeacute soit autarcique (Pol 1328b5-20) Ces consideacuterations proviennent bien sucircr toutes du fait
que de lrsquoactiviteacute theacuteoreacutetique laquo on nrsquoen tire en effet rien hors le beacuteneacutefice de meacutediter [παρὰ
τὸ θεωρῆσαι] tandis que des activiteacutes lieacutees agrave lrsquoaction [ἀπὸ δὲ τῶν πρακτικῶν] nous tirons
avantage tantocirct plus tantocirct moins en dehors de lrsquoaction [παρὰ τὴν πρᾶξιν] raquo (EN 1177b1-
5) Aristote va mecircme jusqursquoagrave dire que bien que des penseurs comme Anaxagore et Thalegraves
aient eacutetudieacute les choses les plus nobles qui soient cela ne les empecircche pas pour autant drsquoecirctre
ignorants quant agrave leur propre inteacuterecirct laquo Ils savent dit-on des choses exceptionnelles
stupeacutefiantes difficiles mais sans utiliteacute parce qursquoils ne cherchent pas les biens humains raquo
(EN 1141b2-9 cf aussi EN 1139a25-30 1143b15-20) Un autre signe de lrsquoinutiliteacute de la
philosophie et du fait qursquoelle ne peut permettre de reacutepondre agrave aucun besoin se trouve dans
le fait que le Stagirite affirme quelle est apparue tardivement dans lhistoire cest-agrave-dire
une fois que les arts utiles avaient deacutejagrave eacuteteacute deacuteveloppeacutes En effet laquo presque tous les arts qui
srsquoappliquent aux neacutecessiteacutes et ceux qui srsquointeacuteressent au bien-ecirctre et agrave lrsquoagreacutement de la vie
eacutetaient deacutejagrave connus quand on commenccedila agrave rechercher une discipline de ce genre raquo (Meta
Α 982b20-25) Crsquoest donc dire qursquoil a fallu que la citeacute soit deacutejagrave en mesure de reacutepondre aux
besoins des individus avant que la philosophie nait pu se deacutevelopper65
politique voir le chapitre II laquo Philosophie et politique raquo du livre Politique et philosophie chez Aristote65 Un argument similaire se retrouve dans le Protreptique ougrave Aristote pour montrer lrsquoinutiliteacute de la philosophie donne lrsquoexemple des Icircles des Bienheureux endroit dans lequel les individus nrsquoayant aucun besoin agrave combler pratiquent tout de mecircme la philosophie prouvant du mecircme coup que celle-ci ne vise pas agrave reacutepondre agrave un besoin puisqursquoon la pratique lorsque tous les besoins sont combleacutes (Aristote Invitation agrave la philosophie fr7 p19-20)
59
60
Il ne faut cependant pas conclure de cela que toutes les activiteacutes intellectuelles
doivent recevoir le mecircme traitement que la philosophie Dans la mesure ougrave Aristote
distingue deux vertus intellectuelles diffeacuterentes soit la sagesse et la sagaciteacute rejeter lrsquoutiliteacute
de la sagesse ne megravene pas neacutecessairement agrave rejeter lrsquoutiliteacute de la sagaciteacute Au contraire laquo la
sagaciteacute pour sa part concerne les biens humains crsquoest-agrave-dire ceux qui font lrsquoobjet de
deacutelibeacuterations puisque lrsquohomme sagace a pour principale fonction disons-nous de bien
deacutelibeacuterer raquo (EN 1141b9-10) Le fait que la sagaciteacute soit en lien avec la capaciteacute de deacutelibeacuterer
montre de maniegravere claire son utiliteacute car comme nous lrsquoavons vu plus haut ce sont les
choses utiles ou nuisibles qui sont objets de deacutelibeacuterations
Un autre aspect important agrave souligner est le fait que lrsquoamitieacute par inteacuterecirct est une
amitieacute difficile agrave maintenir dans la mesure ougrave elle est une amitieacute plaintive (EN 1162b16-
20) crsquoest-agrave-dire qursquoelle est une amitieacute ougrave les partenaires ne sont jamais satisfaits et en
veulent toujours plus En prenant cela en compte il est drsquoautant plus facile drsquoadmettre que
la pratique de la philosophie ne sera jamais lrsquoobjet drsquoune telle amitieacute puisque si ceux qui
partagent une telle relation sont toujours agrave lrsquoaffucirct de leurs moindres inteacuterecircts ils auront tocirct
fait de deacuteceler que la philosophie ne leur procure aucune utiliteacute
222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
Passons maintenant agrave la deuxiegraveme raison qui explique limpossibiliteacute de la
philosophie agrave prendre part agrave une relation damitieacute politique et de ce fait limpossibiliteacute de la
philosophie agrave avoir sa place au sein des activiteacutes de la citeacute Aristote affirme quune telle
relation est aussi une relation deacutegaliteacute ougrave les deux parties procurent une utiliteacute eacutegale (EE
1242b22) Cela ne signifie toutefois pas que ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre qualitativement de
valeur ou dutiliteacute eacutegales mais que leacutegaliteacute agrave deacutefaut decirctre quantitative doit ecirctre corrigeacutee
par un facteur de proportionnaliteacute Cette proportionnaliteacute est ce qui permet agrave chacun de
recevoir une part eacutequitable cest elle qui donne confiance dans la relation laquo Cest en effet
parce quon retourne en proportion de ce quon reccediloit que la Citeacute se maintient raquo (EN
1132b33-34) On voit donc que cette proportionnaliteacute est aussi essentielle pour la stabiliteacute
de la citeacute Le fonctionnement de cette proportionnaliteacute est tregraves simple et est au fond un
rapport arithmeacutetique Pour reprendre lexemple dAristote laquo mettons un bacirctisseur A un
cordonnier B une maison C et une chaussure D il faut donc que le bacirctisseur reccediloive du
cordonnier son travail agrave lui et quil lui donne en retour le sien raquo (EN 1133a7-9) Dans cet
exemple il est clair que dans un rapport un pour un la maison aura une valeur
consideacuterablement plus eacuteleveacutee que la chaussure mais laquorien nempecircche en effet le travail de
lun des partenaires decirctre supeacuterieur agrave celui de lautre Il faut donc les rendre eacutegaux raquo (EN
1133a12-14) Il ne sagit que de sentendre sur le nombre de chaussures que vaut une
maison (EN 1133a21-26) et le tour est joueacute Mecircme si cela peut sembler plus facile agrave dire
quagrave faire le principe demeure accessible La question est maintenant de savoir quel est le
critegravere agrave appliquer pour ecirctre en mesure deacutetablir la proportion selon laquelle doit se faire un
eacutechange afin decirctre juste consideacuterant que les choses prenant part agrave des eacutechanges sont si
uniques les unes par rapport aux autres quelles sont incommensurables (EN 1133b18-20)
On pourrait effectivement proposer plusieurs critegraveres diffeacuterents comme par exemple le
nombre dheures travailleacutees afin de reacutealiser louvrage eacutechangeacute comme cest parfois le cas
aujourdhui Pour Aristote ce critegravere est le besoin (EN 1133a26-28) Il justifie cette
61
62
position en affirmant que cest le besoin qui force les gens agrave sassocier et que sans besoins
nul eacutechange naurait lieu (EN 1133b6-10) De cette maniegravere puisque le besoin est la raison
de leacutechange et de lassociation il se doit aussi decirctre leacutetalon de mesure sur lequel se basent
ces eacutechanges66 Encore une fois la possibiliteacute pour la philosophie de faire partie dun tel
eacutechange est plus que douteux si lon tient compte du caractegravere omnipreacutesent de la notion de
besoin dans le cadre de leacutechange ayant cours dans une relation damitieacute par inteacuterecirct
Par la suite Aristote introduit aussi un moyen terme par lequel peuvent aussi
seffectuer les eacutechanges la monnaie Cest donc principalement par le biais de largent
quon peut en venir agrave rendre leacutegaliteacute agrave des choses ineacutegales Eacutevidemment le simple troc peut
aussi arriver agrave eacutegaliser les diffeacuterences entre des produits ou des services mais largent
possegravede quelques avantages qui font quune fois inventeacutee elle a eacuteteacute preacuteconiseacutee Le premier
avantage qua largent par rapport au troc cest quil permet davoir une mesure commune
pour tout (EN 1164a1-4) Ensuite il est beaucoup plus pratique parce quil est facile agrave
transporter et quil permet autant dacheter que de vendre (Pol 1257a35-41)
Troisiegravemement il permet de diffeacuterer un eacutechange dans le cas ougrave lon naurait besoin de rien
au moment de leacutechange (EN 1133b10-13) Une fois lutilisation de largent instaureacutee il
semble quAristote considegravere que tout doit sy rapporter (EN 1164a1-3) laquo Crsquoest pourquoi
tout doit avoir un prix eacutetabli car crsquoest la condition pour qursquoil y ait toujours possibiliteacute
drsquoeacutechange et partant drsquoassociation La monnaie constitue donc une sorte drsquoeacutetalon qui rend
les choses commensurables et les met agrave eacutegaliteacute Sans eacutechange en effet il nrsquoy aurait pas
66Le fait quAristote mette de lavant le besoin dans leacutechange est une des raisons qui lui permettent de critiquer la chreacutematistique dans la mesure ougrave cette derniegravere substitue le but reacuteel de leacutechange soit lutile agrave laccumulation sans limite de monnaie (Pol I 9) Pour un exposeacute sur la conception aristoteacutelicienne de la monnaie et de son rapport agrave la chreacutematistique voir larticle de Meikle (1994)
drsquoassociation ni drsquoeacutechange sans eacutegalisation ni drsquoeacutegalisation sans mesure commune raquo (EN
1133b14-18) On voit donc ici que largent joue un rocircle central dans leacutechange et pour que
quelque chose puisse ecirctre eacutechangeacute il est neacutecessaire quon puisse lui attribuer une valeur
moneacutetaire Cette valeur est cependant deacutetermineacutee par le besoin qui reste malgreacute tout le
critegravere de proportionnaliteacute dans un eacutechange
Toujours dans le but de cerner ce quest lamitieacute selon linteacuterecirct Aristote fait une
distinction entre deux formes que peut prendre cette amitieacute en gardant agrave lesprit la neacutecessiteacute
de leacutegaliteacute dans leacutechange laquo Lrsquoamitieacute politique souhaite donc ecirctre fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute Mais
il existe deux espegraveces drsquoamitieacute drsquoutiliteacute lrsquoune leacutegale lrsquoautre morale Lrsquoamitieacute politique
regarde lrsquoeacutegaliteacute et la chose comme chez les vendeurs et les acheteurs drsquoougrave le proverbe laquo
Un gage pour lrsquohomme ami raquo Donc quand elle se fonde sur une entente cette amitieacute est
politique et leacutegale mais lorsque les gens srsquoen remettent les uns aux autres lrsquoamitieacute
souhaite ecirctre morale et de lrsquoordre de la camaraderie raquo (EE 1242b31-37 cf aussi EN
1162b20-1163a1) Ce que constate Aristote dans ce passage cest quon peut faire confiance
soit agrave une sorte de contrat soit agrave la bonne foi de notre ami en ce qui a trait agrave la
proportionnaliteacute de leacutechange Cependant il ny a pour lui que lamitieacute leacutegale qui est
compatible avec lamitieacute par inteacuterecirct et donc avec lamitieacute politique67 alors que lamitieacute
morale est le fait de lamitieacute selon la vertu et le deacutesir de vouloir fonder une amitieacute par
inteacuterecirct sur une amitieacute morale na pour effet que de rendre la relation extrecircmement plus
67On peut deacuteduire de cela que lamitieacute politique est peut-ecirctre possible mecircme avec les esclaves En effet Aristote soutient quun maicirctre peut ecirctre ami de son esclave non pas en tant que celui-ci est un esclave mais en tant quil est un homme et quen tant que tel il a laquo la capaciteacute de srsquoengager comme lui sous la mecircme loi et la mecircme convention raquo (EN 1161b5-10)
63
64
difficile agrave maintenir (EE 1242b36-1243b14) Au fond il faut que les termes de leacutechange
fassent partie dune entente avant que leacutechange ne soit effectueacute (EN 1133b1-5) De cette
maniegravere si tout le monde respecte lentente aucune discorde ne peut survenir entre des
amis agissant de la sorte car ils sont conscients des conditions de leacutechange et avaient le
choix de les accepter ou non Degraves lors lamitieacute leacutegale est la maniegravere de rendre lamitieacute
politique durable puisquelle preacutevient la discorde68 En plus de cela laquo la seacuteparation leacutegale
est une question drsquoargent (car crsquoest par ce dernier qursquoon mesure lrsquoeacutegaliteacute) tandis que la
seacuteparation morale est de greacute agrave greacute raquo (EE 1243a6-8) rajoutant encore au fait que lamitieacute par
inteacuterecirct se reacutealise par le moyen de largent
Il nous reste maintenant agrave regarder de quelle maniegravere la philosophie pourrait se
comparer avec les autres activiteacutes dans le but de pouvoir eacutetablir une proportion qui aurait
cours lors dun eacutechange Eacutevidemment comme nous lavons deacutejagrave affirmeacute nous ne croyons
pas que la philosophie puisse faire partie dun tel eacutechange de type marchand dans la penseacutee
aristoteacutelicienne Malgreacute tout il est important de faire lanalyse que nous nous proposons
justement pour montrer cette impossibiliteacute Comme nous invite agrave le faire Aristote laquo pour
ceux qui ne sont pas sur une ligne droite [et dont] crsquoest lrsquoanalogue qui est la mesure par
exemple si lrsquoun se plaint drsquoavoir donneacute de la sagesse69 et lrsquoautre de lrsquoargent il faut
68Le fait que lamitieacute selon la vertu soit une amitieacute morale ne lui enlegraveve cependant pas pour autant sa stabiliteacute car la stabiliteacute de ce type damitieacute nest pas fondeacutee sur leacutegaliteacute dun eacutechange mais plutocirct sur lintention [προαίρεσις] (EE 1243a31-b5) qui traduit le caractegravere de lindividu vertueux Cela est vrai dans la mesure ougrave Aristote considegravere que lobjet de la deacutecision [προαίρεσις] est le reacutesultat de la deacutelibeacuteration (EN 1113a9-13) que la sagaciteacute est la faculteacute de deacutelibeacuterer selon une fin deacutetermineacutee par un caractegravere vertueux ( EN 1178a15-22) et donc que la deacutelibeacuteration sagace traduit le caractegravere vertueux dune personne qui lui est deacutejagrave quelque chose de stable (EN 1156b11-12)69Le fait quAristote utilise la notion de sagesse [σοφία] dans ce passage peut apparaicirctre comme probleacutematique parce quil semble suggeacuterer que la σοφία est commensurable avec largent Cependant il nest pas clair dans le contexte quAristote veuille parler de la σοφία en son sens technique De plus dautres textes que nous discuterons dans la suite nous obligent agrave neacutegliger ce passage et agrave donner agrave cet emploi de σοφία un sens large sapprochant de celui de τέχνη Il existe aussi un texte dont le parallegravele est eacutevident et ougrave le philosophe affirmant que lamitieacute selon lutiliteacute seacutetablit entre des personnes diffeacuterentes donne lexemple dun individu qui
examiner ce qursquoest la sagesse par rapport agrave lrsquoargent ensuite ce qui a eacuteteacute donneacute pour
chacun raquo (EE 1243b25-40 nous soulignons)
Il faut tout dabord savoir quAristote soutient que lenseignement philosophique
nest pas commensurable agrave largent (EN 1164b1-6 EE 1243b20-23) cest-agrave-dire quon ne
peut pas lui donner de valeur moneacutetaire Sachant cela et ayant agrave lesprit que cest
principalement par le biais de largent quon parvient agrave fixer la proportion dun eacutechange il
est de mise de conclure quil serait difficile pour un philosophe si sa seule activiteacute est la
philosophie de prendre part agrave une relation damitieacute politique Cette incommensurabiliteacute agrave
largent se justifie de deux maniegraveres qui sont toutefois lieacutees La premiegravere est le fait que
leacutetalon de mesure servant agrave deacuteterminer la valeur moneacutetaire dun produit ou dune activiteacute
est comme nous lavons dit plus haut le besoin Eacutetant donneacute que la philosophie ne reacutepond agrave
aucun besoin il est donc impossible de lui donner une quelconque valeur La deuxiegraveme
raison se trouve dans la maniegravere dont Aristote deacutecrit un eacutechange agrave savoir quun individu X
qui produit A eacutechange avec un individu Y qui produit B Pour que leacutechange soit eacutegal et il
doit lecirctre dans une relation damitieacute politique il faut trouver le coefficient qui eacutegalisera les
produits A et B si ceux-ci ne sont pas deacutejagrave eacutegaux Le problegraveme qui se pose au philosophe
dans un tel modegravele cest quil ne produit rien (EN 1139a26-29) laquo La sagesse en effet ne
peut consideacuterer aucune des choses dont lhomme puisse tirer son bonheur puisquelle est
totalement eacutetrangegravere agrave la production de quoi que ce soit raquo (EN 1143b19-20) Ceci eacutetant dit
il faut consideacuterer que lindividu Z si on le considegravere uniquement en tant que philosophe na
nrsquoa pas appris [ἀμαθὴς] et dun savant qui est un connaisseur [εἰδότι] (EN 1159b12-14) En nous fondant sur la symeacutetrie entre σοφία et εἰδότι on peut affirmer que dans le texte de lEE Aristote a en tecircte celui qui possegravede une connaissance quelconque et non pas le sage qui pratique la philosophie De toute maniegravere ce qui est important est plus la meacutethodologie qui ressort du passage que la compatibiliteacute entre cette laquo sagesse raquo et largent
65
66
rien agrave offrir ne produit aucun C qui puisse ecirctre lobjet dune eacutegalisation Le fait que la
philosophie soit eacutetrangegravere agrave toute production est bien entendu coheacuterent avec lessence que
lui donne Aristote agrave savoir de navoir aucune autre fin quelle-mecircme (EN 1177b18-21)
Ceci nous force donc encore une fois agrave conclure que la philosophie ne peut pas sinseacuterer
dans le type deacutechange requis par lamitieacute politique Ainsi puisque la reacuteciprociteacute au niveau
de lutiliteacute est impossible pour le philosophe lassociation sera aussi impossible (EN
1133b5) ce qui est plus que facirccheux parce que le philosophe du fait quil soit aussi
humain nest pas soustrait agrave la neacutecessiteacute et cest par lentremise de lassociation politique
que ses besoins peuvent ecirctre combleacutes
223 Lessence de la philosophie
Regardons maintenant comment la philosophie dans son essence mecircme se doit
decirctre exteacuterieure agrave tout eacutechange moneacutetaire Contrairement aux autres objets qui eux ont
deux usages agrave savoir leur usage propre et leur usage en terme de moyen deacutechange (Pol
1257a5-15) la philosophie ne peut avoir quun seul usage agrave savoir son usage propre Cela
est fondeacute sur le fait que la philosophie doit ecirctre rechercheacutee pour elle-mecircme sans avoir agrave
tenir compte de consideacuterations utilitaires qui de toute maniegravere lui sont eacutetrangegraveres Ainsi si
Aristote affirme que la chaussure est utiliseacutee en tant que chaussure dans les deux usages
quon peut en faire cest que lexistence de la chaussure est soumise agrave la neacutecessiteacute de se
chausser et que ce trait peut ecirctre utiliseacute soit pour se chausser soi-mecircme soit pour eacutechanger
en vue dobtenir de largent qui servira agrave combler dautres besoins Ce quon eacutechange ici
cest lutiliteacute de la chaussure Or puisque la philosophie ne procure aucune utiliteacute il est
donc impossible den faire deux usages dans lesquels elle serait preacutesente en tant quelle-
mecircme La chaussure peu importe lequel de ses deux usages on en fait demeure une
chaussure authentique ce qui ne peut pas ecirctre le cas pour la philosophie
Pour mieux comprendre cela il est pertinent de se reacutefeacuterer agrave lactiviteacute des sophistes et
agrave la description quen fait Aristote Pour lui la sophistique et la philosophie ont en commun
de traiter du mecircme genre de reacutealiteacute mais se distinguent du fait du mode de vie qui deacutecoule
de leur pratique respective (Meta Γ 2 1004b21-27) Autrement dit ce qui les distingue
cest la fin qui guide leur activiteacute Alors que le philosophe na pour fin que son activiteacute elle-
mecircme le sophiste lui a pour but le profit En effet laquo le sophiste est un homme qui gagne
de largent agrave laide de ce qui est en lapparence un savoir mais qui nen est pas un raquo (RS
165a20-25)70 et laquo ceux qui agissent de mecircme en vue de cette renommeacutee qui deacutebouche sur
des gains peacutecuniaires passent pour des sophistes raquo (RS 171b25-30) Ce que font donc les
sophistes cest modifier la fin de lactiviteacute philosophique afin den obtenir un profit
moneacutetaire Cependant cela a pour conseacutequence que le savoir quils transmettent nest quun
savoir apparent et donc que ce nest plus une pratique philosophique authentique Pour le
dire autrement le fait que le but de leur activiteacute ne soit plus la veacuteriteacute pour elle-mecircme mais
le gain deacuteforme la pratique de la philosophie en tant que telle et entraicircne une perte de la
rigueur qui doit ecirctre le fait de la philosophie en cherchant plutocirct agrave faire en sorte que
lactiviteacute paraisse attrayante pour des laquoacheteursraquo potentiels laquo Il est clair quil y a aussi
neacutecessiteacute pour [les sophistes] de paraicirctre faire oeuvre de savant plutocirct que de le faire sans
le paraicirctre [hellip] Il est donc indispensable pour ceux qui veulent jouer au sophiste de
rechercher le genre darguments dont il a eacuteteacute fait mention Cest en effet tout agrave leur
70Sauf avis contraire nous citons la traduction des Reacutefutations sophistiques de Dorion
67
68
avantage une pareille capaciteacute les fera paraicirctre savants et il se trouve que cest lagrave
lambition quils nourrissent raquo (RS 165a24-32)
Ceci fait aussi partie dune critique plus geacuteneacuterale agrave lendroit du fait de poser le profit
comme finaliteacute Dans lexemple de la chaussure dont nous venons de parler mecircme dans son
usage comme moyen deacutechange la fin de cet eacutechange reste encore lutiliteacute et non pas le pur
profit et en ce sens cet usage de la chaussure nest pas probleacutematique dans la mesure ougrave
laquo cet eacutechange-lagrave nest ni contraire agrave la nature ni une espegravece de chreacutematistique il existait en
effet pour compleacuteter lautarcie naturelle raquo (Pol 1257a25-30) Aristote envisage par contre
un autre exemple comme le fait remarquer Meikle (1994 pp29-34) ougrave la fin de la
production dun produit nest pas lutiliteacute mais le profit cest lexemple des couteaux
Delphiques (Pol 1252b1-6) Dans ce passage et Meikle en est conscient (Meikle 1994
p33) Aristote ne relie pas explicitement la recherche du profit avec la perte de la
maximisation de lutiliteacute mais cette critique est latente eacutetant donneacute que dautres textes
tendent agrave nous le faire croire Prenons pour seul exemple Pol 1258b10-15 ougrave le Stagirite
soutient que certaines personnes font du gain moneacutetaire la fin du courage et de la meacutedecine
ce qui corrompt neacutecessairement ces activiteacutes de la mecircme maniegravere que la sophistique est
une pratique deacutevieacutee de la philosophie agrave un point tel quelle nest plus de la philosophie
Comme le souligne Meikle laquo Aristotle defines actions by their ends (EN III 11 15b22
Met E 1050a22-4) If two activities aim at different ends they are different however
similar they may appear raquo (Meikle 1994 p27) Ceci eacutetant dit il nous faut donc conclure
que le fait de vouloir faire de la philosophie lobjet dun eacutechange marchand trahit la nature
mecircme de la philosophie jusquagrave devoir lui refuser le nom de philosophie ce qui en ce sens
nous empecircche de comprendre lactiviteacute du philosophe comme pouvant prendre part agrave un
eacutechange de ce type et deacutecoulant de cela agrave une amitieacute politique
23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
Nous sommes maintenant devant un problegraveme En effet si nous consideacuterons que la
description que nous venons de faire de lamitieacute politique est juste cela ne peut pas rendre
compte du fait que la citeacute est unie par ce type damitieacute Nous nous expliquons Depuis le
deacutebut nous avons insisteacute sur le fait que lamitieacute politique eacutetait une forme damitieacute par inteacuterecirct
et quelle se reacuteduisait agrave cela ne devant pas ecirctre confondue avec lamitieacute selon la vertu tel
quAristote laffirme lui-mecircme dans sa distinction entre amitieacute leacutegale et amitieacute morale dont
nous avons deacutejagrave parleacute Toutefois en prenant cela au seacuterieux il est difficile de comprendre
ce qui distingue ce type damitieacute dune simple association de marchands dautant plus que
le Stagirite affirme que lamitieacute selon linteacuterecirct est justement une amitieacute de marchands (EN
1158a21-22) De plus si lamitieacute politique se reacuteduit agrave une recherche de besoins mateacuteriels ou
dutiliteacute il est aussi difficile de voir comment on peut parler dautarcie humaine au niveau
de la citeacute car ce type dautarcie se doit de comprendre une composante morale qui nest pas
non plus le fait dun eacutechange marchand Degraves lors comment concilier cela avec la
conception de la citeacute qui deacutecoule de Pol III 9 Dans ce chapitre Aristote explique comme
le montre bien Cooper (1990 p229-230) que la communauteacute politique nest pas quune
simple association dinteacuterecircts mais quau-delagrave de linteacuterecirct particulier chaque membre de la
communauteacute a agrave coeur lexcellence du caractegravere moral de ses concitoyens (Pol 1280b1-5)
Cest dans cette exacte mesure que la conception de lamitieacute politique que nous avons
69
70
deacuteveloppeacutee nest pas capable de rendre compte agrave elle seule de ce quest la citeacute En effet si
lamitieacute politique est ce qui unit la citeacute et que cette amitieacute ne prend en compte que linteacuterecirct
des particuliers on voit mal comment elle pourrait fonder le deacutesir de chacun de ses
membres de voir les autres membres cultiver lexcellence morale et donc que lautarcie
humaine puisse ecirctre complegravetement atteinte dans la citeacute
Ainsi si on extrapole ce qui est exposeacute en Pol III 9 il est neacutecessaire quune
certaine forme damitieacute selon la vertu soit preacutesente entre chacun des citoyens si on veut que
la citeacute soit plus quune association dinteacuterecircts personnels mateacuteriels Cest un peu vers cette
direction que penche Cooper en essayant de soutenir que lamitieacute politique implique dune
certaine maniegravere un souci des qualiteacutes morales des concitoyens vivant dans une citeacute
Toutefois cette position semble difficile agrave deacutefendre parce que lamitieacute selon la vertu ne peut
pas ecirctre partageacutee par beaucoup dindividus ce qui doit eacutevidemment ecirctre le cas pour une
amitieacute entre concitoyens (EN 1171a17-20) De plus jamais Aristote nassocie amitieacute
politique et amitieacute selon la vertu allant mecircme jusquagrave les dissocier (EE 1242b35-40) Cest
en cela quAnnas affirme dans son commentaire du texte de Cooper que laquo so while I agree
with Cooper that for Aristotle it is important that all citizens should be actively concerned
for the moral qualities of all their fellow-citizens I cannot find in Aristotle any attempt to
ground this on a special friendly concern that all citizens have for one another No such
general concern could be friendship which is a personal relation raquo (Annas 1990 p246)
Nous nous accordons avec Annas lorsquelle soutient quune reacuteelle relation damitieacute de
surcroicirct selon la vertu ne peut pas sappliquer agrave lensemble des citoyens entre eux Par
contre il nous semble erroneacute daffirmer quun laquo special friendly concern raquo ne peut pas ecirctre
partageacute par tous les citoyens Comme nous lavons souleveacute plus haut Aristote en plus des
genres damitieacute proprement dits identifie aussi des laquo attitudes amicales raquo comme la
bienveillance [εὔνοια] (EN 1166b30) et la concorde [ὁμόνοια] (EN 1167a22) qui sans ecirctre
de lamitieacute agrave proprement parler en sont en fait des formes atteacutenueacutees et qui peuvent ecirctre
partageacutees par un tregraves grand nombre de gens Il est donc pertinent deacutetudier la bienveillance
afin de voir le rocircle quelle peut ecirctre ameneacutee agrave jouer dans la citeacute ce qui nous permettra de
nous conformer agrave la deacutefinition de la citeacute offerte par Aristote en Pol III 9 et du mecircme coup
de rendre compte de la possibiliteacute de la recherche de lautarcie humaine par les citoyens
dune citeacute
Tout dabord Aristote affirme clairement que la bienveillance nest pas de lamitieacute au
sens propre laquo car on peut concevoir de la bienveillance mecircme envers des personnes qui
vous sont inconnues et qui nont pas conscience de notre sentiment mais de lamitieacute cest
impossible raquo (EN 1166b31-33) Une des diffeacuterences entre la bienveillance et lamitieacute est
donc le manque de reacuteciprociteacute Toutefois ce manque nest pas condamneacute agrave persister car la
bienveillance peut se transformer en amitieacute veacuteritable
laquo Cest pourquoi par extension on peut dire que cest une amitieacute faineacuteante mais qui avec le temps et lorsquelle arrive agrave entraicircner une freacutequentation assidue devient de lamitieacute veacuteritable Elle ne conduit pas agrave lamitieacute que motive lutiliteacute ni agrave celle que motive lagreacutement car la bienveillance na pas non plus pour base ces motifs-lagrave raquo (EN 1167a10-14)
On voit donc que la bienveillance est en fait en lien avec lamitieacute selon la vertu
comme Aristote laffirmera plus explicitement ailleurs (EE 1241a4-14) De plus cest sur
lautre en tant que tel que porte la bienveillance et non pas sur lautre en tant quil pourrait
nous ecirctre profitable (EN 1167a15-18) Gracircce agrave cela on peut voir quune telle relation
71
72
deacutepasse la simple association marchande qui ne permet pas comme nous lavons dit de
former des citeacutes On peut aussi ajouter que les personnes bienveillantes laquo se bornent agrave
souhaiter du bien agrave ceux pour qui elles ont de la bienveillance mais sans vouloir le moins
du monde collaborer agrave leurs actions ni se tracasser agrave leur propos raquo (EN 1167a7-10) Ce
genre dattitude semble ecirctre encore plus pregraves de la reacutealiteacute que la maniegravere dont Cooper deacutecrit
le lien entre lamitieacute politique et linteacuterecirct pour les capaciteacutes morales de ses concitoyens car
il nous semble impossible et cest aussi la position dAristote de sinvestir personnellement
avec un grand nombre de personnes dans une relation fondeacutee sur le caractegravere
En supposant que la bienveillance est partageacutee par lensemble des citoyens on peut
donc comprendre que lassociation politique bien que mise en place en fonction de linteacuterecirct
de ses membres deacutepasse ce niveau en recherchant aussi lexcellence morale Cest
exactement le mecircme mouvement quAristote deacutecrit pour la citeacute en disant quune fois quelle
permet de vivre elle doit aussi permettre de bien vivre
La pertinence de la coexistence de la concorde et de la bienveillance au sein de la
citeacute que nous essayons de mettre ici de lavant est dautant plus fondeacutee si lon regarde ce qui
peut amener la bienveillance agrave naicirctre En effet pour Aristote laquo beaucoup ont en effet de la
bienveillance pour des gens quils nont jamais vus mais supposent ecirctre honnecirctes ou utiles
et la mecircme affection le cas eacutecheacuteant peut ecirctre eacuteprouveacutee par lune de ces personnes agrave leacutegard
de linteacuteresseacute raquo (EN 1155b34-1156a2) Ceci eacutetant dit il est clair que lami par inteacuterecirct quest
devenu le concitoyen par le biais de lamitieacute politique est sujet agrave faire naicirctre de la
bienveillance chez ses autres concitoyens En plus de cela Aristote considegravere aussi les amis
politiques comme eacutetant des gens honnecirctes (EN 1167b4-9) ce qui rend encore plus probable
une attitude de bienveillance entre ceux qui sont lieacutes damitieacute politique
Contrairement agrave Cooper pour qui lamitieacute politique impliquait en elle-mecircme le souci
de lexcellence du caractegravere de ses concitoyens nous soutenons plutocirct que lamitieacute politique
se reacuteduit bel et bien uniquement agrave une forme damitieacute par inteacuterecirct mais que cette amitieacute fait
naicirctre une autre attitude amicale agrave savoir la bienveillance qui elle permet de rendre compte
de la deacutefinition de la citeacute voulant que les citoyens ne soient pas seulement des membres
dune association marchande mais recherche aussi lexcellence du caractegravere de chacun On
peut par contre se demander pourquoi la bienveillance napparaicirct pas entre des individus de
citeacutes diffeacuterentes mais qui auraient des liens commerciaux entre elles ce qui ferait du mecircme
coup des citoyens dune autre citeacute dune certaine maniegravere des amis selon lutiliteacute Agrave cela
on peut reacutepondre que cest probablement lagrave que se distingue lamitieacute politique dune simple
amitieacute par inteacuterecirct cest-agrave-dire que lamitieacute politique serait une amitieacute par inteacuterecirct mais
preacuteciseacutement entre les membres dune mecircme citeacute entre des gens partageant des
magistratures et une constitution commune ce qui est lautre aspect faisant quAristote
affirme que les membres dune association commerciale ne forment pas une citeacute (Pol
1280a40-b1) Cela permettrait aussi deacuteclairer un peu la position de Annas qui soutient que
laquo Aristotle in talking of political foreign business etc φιλία is not talking about an
extended sense of φιλία but is rather locating where φιλία of the personnal kind can arise
Civic friendship is the kind of personal friendship that can occur between people who are
fellow-citizens just as foreign friendship is the kind that can occur between citizens of
different states raquo (Annas 1990 p247) La bienveillance et la concorde seraient donc les
73
74
deux attitudes amicales neacutecessaires agrave la recherche dune autarcie humaine au sein de la citeacute
en ce quelles permettent de rendre la citeacute autosuffisante quant aux besoins mateacuteriels par la
concorde et autosuffisante quant au besoin dexcellence morale par la bienveillance
24 Lami philosophe
Cela eacutetant dit et malgreacute le fait que nous ayons montreacute quune relation damitieacute
politique est impossible pour un philosophe une chose reste toutefois indiscutable
Aristote traite bel et bien de la possibiliteacute dune relation damitieacute avec un philosophe
Comment nous faut-il donc comprendre cela agrave la lumiegravere de lanalyse que nous venons de
faire La premiegravere chose agrave consideacuterer est le fait quagrave lexception dune relation entre deux
sages une relation damitieacute impliquant un philosophe sera neacutecessairement une relation dans
lequel lun des deux partenaires sera supeacuterieur et ce sera bien sucircr le philosophe dans le cas
qui nous concerne Or laquo lrsquoamitieacute fondeacutee sur lrsquoeacutegaliteacute est drsquoautre part lrsquoamitieacute politique raquo
(EE 1242b22-23) Dans lamitieacute politique ce qui est eacutechangeacute doit ecirctre de mecircme nature
cest-agrave-dire doit ecirctre du domaine de lutile alors que dans une relation de supeacuterioriteacute la
reacuteciprociteacute proportionnelle na pas agrave ecirctre soumise agrave la mecircme cateacutegorie Il faut voir ici que la
proportionnaliteacute dont on parle nest pas la mecircme chose que nous avons deacutecrite plus haut
Dans le cadre dune relation damitieacute par inteacuterecirct la proportionnaliteacute vise agrave rendre les
deux parties de la relation eacutegales en eacutegalisant ce quelles partagent tandis que dans une
relation de supeacuterioriteacute cest lamour donneacute et reccedilu qui devra ecirctre proportionnel agrave
lexcellence ou agrave lutiliteacute des partenaires (EN 1158b20-30) Cest ainsi quun fils devra
aimer son pegravere davantage et lui confeacuterer plus dhonneur eacutetant donneacute quil est pour lui dune
utiliteacute quil ne pourra jamais eacutegaler (EN 1163b15-20) De plus certaines relations sont pour
Aristote dune telle ineacutegaliteacute quaucun honneur ne peut compenser lexcellence du
partenaire supeacuterieur (EN 1158b33-1159a1) Cest le cas pour laquo les plus sages raquo (EN
1159a2-3) Mecircme dans ces cas cependant la relation peut persister si agrave deacutefaut de pouvoir
reacuteellement rendre lhonneur ducirc la personne infeacuterieure fait son possible et adopte une
attitude convenable agrave leacutegard du supeacuterieur (EN1163b12-18)
Cela nous amegravene agrave eacutetudier un autre passage
laquo Or il semble bien que des deux cocircteacutes les preacutetentions soient correctes et que chacun doive retirer de lrsquoamitieacute une part plus grande que lrsquoautre mais pas une part de la mecircme chose Au contraire le supeacuterieur a droit agrave plus drsquohonneur et lrsquoindigent agrave plus de beacuteneacutefices La vertu en effet ainsi que la bienfaisance ont lrsquohonneur pour reacutecompense alors que lrsquoindigence a pour secours les beacuteneacutefices raquo (EN 1163b1-5)
Nous pensons voir ici un problegraveme Si on tente de faire entrer celui qui nest que
philosophe dans ce scheacutema on se rend compte bien rapidement quil est agrave la fois agrave identifier
avec le supeacuterieur du fait de lexcellence de son activiteacute mais aussi avec linfeacuterieur car son
activiteacute ne produisant rien il est neacutecessairement indigent Il faudrait donc quil reccediloive agrave la
fois lhonneur et les beacuteneacutefices devant reacutesulter dune association Dans un tel contexte il est
clair que se lier damitieacute avec une personne diffeacuterente de lui sera impossible pour celui qui
ne fait que philosopher ce qui lui est pourtant neacutecessaire vu lexistence de besoins agrave
combler
Comme nous le voyons il semble ecirctre difficile de concilier la pratique de la
philosophie avec la neacutecessiteacute de vivre en citeacute et de se lier damitieacute politique Il ne semble y
avoir que deux maniegraveres dy arriver Dans une note du passage de Pol 1334a16-17 de leur
eacutedition du texte des Politiques Susemihl et Hicks expliquent quune vie de loisir [πρὸς τὴν
75
76
σχολὴν καὶ διαγωγήν] laquo means the occupation of leisure worthy of a really free man such
as he attains when his political duties have been performed or such as he always possesses
provided he is pecuniarily independent and leads a life of true study or contemplation raquo
(p542) ce qui est en gros les deux maniegraveres qui nous apparaissent susceptibles de
sauvegarder la pratique de la philosophie agrave linteacuterieur de la citeacute
Commenccedilons par regarder la seconde voulant que pour philosopher il faut ecirctre
indeacutependant de fortune Dans une telle position le philosophe pourra reacutepondre agrave ses
besoins sans que son activiteacute nait agrave ecirctre utile Toutefois dans un cas semblable laquo les amis
de ce genre [ie par inteacuterecirct] par conseacutequent ne peuvent ecirctre du tout un besoin pour le
bienheureux puisquil est pourvu de la pleacutenitude des biens raquo (EN 1169b23-25) Cest donc
dire quun homme de ce genre aurait atteint en quelque sorte une forme dautosuffisance
mateacuterielle et que degraves lors il naurait plus besoin de personne pour vivre Cela ne lempecircche
toutefois pas davoir besoin damis mais ce nest que des amis qui lui sont semblables quil
recherchera et non pas des amis selon linteacuterecirct ou le plaisir (EN 1169b23-1170a12)
Comme nous lavons vu toutefois ce type damitieacute nest pas lamitieacute politique et ne permet
pas de tisser des liens avec les autres concitoyens de maniegravere agrave faire partie de la citeacute Or
laquo lhomme est un ecirctre fait pour la Citeacute et pour la vie en commun de par sa nature mecircme raquo
(EN 1169b18-19) Cette solution ne semble donc pas ecirctre optimale dans la mesure ougrave elle
exclut le philosophe des activiteacutes de la citeacute
On peut aussi ajouter que cette fortune se devra decirctre le fait dun heacuteritage eacutetant
donneacute que la philosophie nest pas en mesure si elle veut demeurer de la philosophie de
faire gagner de largent et de surcroicirct une somme consideacuterable Lanecdote sur Thalegraves de
Milet et les presses agrave olives est ici assez reacuteveacutelatrice sur le sujet Sans rappeler la petite
histoire notons que lanecdote a pour fin de montrer que cest volontairement que la
philosophie est inutile et ne procure aucun revenu car en puissance elle peut ecirctre porteuse
de grandes richesses (Pol 1259a6-9) Ainsi il est clair pour Aristote quun vrai philosophe
ne deviendra pas riche par la pratique de son activiteacute Il est donc impossible quen se
limitant agrave cela il puisse devenir indeacutependant de fortune ce qui rend lheacuteritage neacutecessaire
Lindeacutependance de fortune a aussi un autre deacutesavantage agrave savoir le manque de
stabiliteacute En effet peu importe la grandeur de la fortune agrave la disposition du philosophe
celle-ci ne pourra que diminuer dans le temps jusquagrave seacutepuiser complegravetement mecircme si cet
eacutepuisement narrive pas pendant la vie de celui qui la possegravede Il serait en effet surprenant
quAristote fonde lautosuffisance mateacuterielle du philosophe sur une fortune qui nest pas
elle-mecircme stable La seule maniegravere de la rendre stable serait de lutiliser en vue de
laccroicirctre Cependant Aristote critique le fait de se servir dargent pour acqueacuterir plus
dargent soutenant que cette forme de commerce est contre nature (Pol 1258a37-b9) Degraves
lors cela ne pourra pas non plus ecirctre envisageacute par le philosophe
Ce que nous tenterons de montrer dans la suite cest quil faut se tourner vers lautre
solution proposeacutee par Susemihl et Hicks si lon veut reacutesoudre la tension entre la recherche
de lautarcie divine et la recherche de lautarcie humaine et ainsi permettre la pratique de la
philosophie dans la citeacute Cette solution se reacutesume agrave deacutefendre la position selon laquelle la
philosophie ne doit faire partie que des loisirs dune personne et que lun des rocircles de la
politique doit ecirctre de favoriser le deacutegagement dun tel espace de loisir permettant la pratique
de la philosophie
77
78
3 Philosophie loisir et politique
Bien que la philosophie ne soit pas un meacutetier il faut tout de mecircme expliquer
pourquoi elle peut ecirctre pratiqueacutee dans la citeacute ce quAristote ne remet jamais en question
consideacuterant qulaquo ils [les meacutetier] seraient en effet supprimeacutes depuis longtemps si ce que le
producteur produit en quantiteacute et en qualiteacute neacutetait pas preacuteciseacutement ce dont le beacuteneacuteficiaire
eacuteprouve le besoin en quantiteacute et en qualiteacute raquo (EN 1133a13-14) Jusquagrave preacutesent en effet
nous navons fait que montrer que la philosophie est incompatible avec les activiteacutes de la
citeacute Il est maintenant temps dexpliquer comment la penseacutee aristoteacutelicienne est malgreacute tout
en mesure de permettre sa pratique et du mecircme coup la recherche de lautarcie divine
Comme nous venons de le mentionner il nous semble que cest dans la notion de loisir que
la philosophie peut devenir acceptable aux yeux de la citeacute et des concitoyens du philosophe
Toutefois cela implique que la vie de celui qui veut lexercer ne soit pas entiegraverement
deacutevoueacutee agrave cet exercice mais quil apporte aussi quelque chose dutile agrave la citeacute de maniegravere agrave
pouvoir en faire partie et se lier damitieacute politique avec ses concitoyens
31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
Avant dexpliquer positivement comment la philosophie doit ecirctre comprise comme
devant ecirctre releacutegueacutee au statut de loisir eacutemanant dune vie comportant des activiteacutes utiles il
simpose de voir les critiques que fait Aristote de ces activiteacutes utiles et comment on peut les
surmonter En effet si on consideacuterait quAristote rejette de plein fouet la leacutegitimiteacute des
activiteacutes utiles dans la vie bonne ce que certains textes peuvent nous amener agrave deacutefendre il
serait difficile de soutenir comme nous le ferons que la philosophie doit ecirctre reacuteduite au
loisir car le loisir se deacutefinit par opposition au travail Il y a deux principales raisons qui font
quAristote est prudent agrave leacutegard de lexercice dactiviteacutes relieacutees aux neacutecessiteacutes le caractegravere
servile de telles activiteacutes et le fait quelles privent de loisir celui qui les pratique
311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
Il faut tout dabord voir que la pratique des activiteacutes visant agrave combler les besoins est
souvent associeacutee aux activiteacutes des esclaves (Pol 1254b25-30 1325a25-30 1329a25-26)
Cela est principalement ducirc au fait que de telles activiteacutes ne requiegraverent pas la capaciteacute de
commander mais plutocirct celle dobeacuteir dougrave leur caractegravere servile [ἀνδραποδῶδες] (Pol
1277a33-36) Dans le mecircme sens cest aussi pourquoi Aristote soutient quune citeacute
desclaves ne peut pas exister laquo parce quils ne participent ni au bonheur ni agrave la vie guideacutee
par un choix reacutefleacutechi raquo (Pol 1280a30-35) Plus fondamentalement encore de telles
activiteacutes ne permettent pas de deacutevelopper la vertu En effet Aristote affirme que les
citoyens eacutevidemment vertueux qui composeront la constitution excellente laquo ne doivent
mener la vie ni dun artisan ni dun marchand car une telle vie est vile et contraire agrave la
vertu raquo (Pol 1328b40-41) bien que ces deux groupes soient par ailleurs neacutecessaires agrave
lexistence de la citeacute (Pol 1329a35-40) Ainsi si lappartenance agrave une citeacute requiert la
pratique dune activiteacute utile et vise agrave la fois la vie heureuse il est probleacutematique quune
pratique de ce genre soit contraire agrave la vertu dans la mesure ougrave le bonheur est justement
associeacute agrave la vertu Mais Aristote ne semble pas aussi cateacutegorique sur le caractegravere servile des
activiteacutes indispensables et plusieurs passages le montrent clairement
79
80
Un premier signe de cela est le fait quAristote ne refuse pas systeacutematiquement
toutes les vertus aux classes se livrant agrave un travail visant agrave combler les besoins de la citeacute En
effet il considegravere que les paysans et les pacirctres du fait de leur mode de vie sont en mesure
de deacutevelopper la vertu guerriegravere (Pol 1319a20-25) et que seuls les autres sortes de masses
populaires agrave savoir les artisans les marchands et les hommes de peine sont eacutetrangers agrave
toute vertu (Pol 1319a25-30) Il va mecircme un peu plus loin en affirmant quil existe des
vertus comme le courage lendurance la justice et la tempeacuterance qui sexercent aussi dans
la besogne (Pol 1334a15-25)
Ensuite on peut voir quAristote nest pas tout agrave fait reacutefractaire agrave lexercice
dactiviteacutes utiles en ce quil en permet lintroduction dans leacuteducation des jeunes (Pol
1333a7-9) Le Stagirite semble effectivement croire quune telle pratique fait dune certaine
maniegravere partie de la formation du caractegravere des hommes libres si lon considegravere avec lui
quil faut dabord avoir eacuteteacute gouverneacute avant de gouverner soi-mecircme (Pol 1333a11-15)71 La
vertu eacutetant intimement lieacutee au caractegravere il nous est donc ici permis de voir que vertu et
travail utile ne sont pas si irreacuteconciliables De plus dans le mecircme passage (Pol 1333a9-
11) le philosophe soutient que ce nest pas en elles-mecircmes que ces activiteacutes ne sont pas
honorables mais que cest bien selon la fin quon leur attribue quelles le deviennent En
effet laquo il est certain que les tacircches accomplies par ce genre dexeacutecutants [les travailleurs
manuels] ni lhomme de bien ni lhomme politique ni le bon citoyen ne doivent apprendre
71laquo Car dabord puisquil faut prendre part agrave lexeacutecution pour juger pour cela ceux qui sont jeunes doivent recourir agrave lexeacutecution mais quand ils sont devenus plus vieux renoncer agrave cette exeacutecution capables quils sont de juger de ce qui est beau et den jouir droitement gracircce agrave leacutetude quils ont suivie dans leur jeunesse raquo (Pol 1340b35-40) Ce passage affirme toutefois que les activiteacutes utiles nont pas agrave ecirctre pratiqueacutees toute une vie mais seulement dans la jeunesse Cependant ce passage nous montre limportance de telles activiteacutes dans le deacuteveloppement moral et intellectuel dune personne ce qui met de lavant le fait que les activiteacutes utiles ne sont pas vicieuses en elles-mecircmes
agrave les accomplir sauf sils en ont besoin pour leur usage personnel car dans ce cas il ny a
pas de distinction entre le maicirctre et lesclave raquo (Pol 1277b1-10) Cette absence de
distinction maicirctreesclave dans le cas ougrave une personne reacutepond agrave ses propres besoins vient du
fait que bien que lactiviteacute puisse avoir lair servile en apparence cest lindividu lui-mecircme
qui se commande Ce qui donne sa serviliteacute aux activiteacutes utiles cest que leur exeacutecution est
soumise agrave lautoriteacute du despote du maicirctre desclave Dans leacuteventualiteacute ougrave le maicirctre
desclave reacutealise lui-mecircme lactiviteacute il demeure celui qui commande et nest subordonneacute agrave
personne dautre que lui-mecircme eacuteliminant du mecircme coup la distinction entre le maicirctre et
lesclave eacutetant donneacute que la personne qui commande se trouve ecirctre la mecircme que celle qui
dirige Cest donc dire que si laction a pour but de reacutepondre agrave un de ses propres besoins la
fin de la pratique dune activiteacute qui pourrait ecirctre critiquable dans un autre contexte ne lest
pas puisque la fin quelle poursuit est digne dun homme libre Nous discuterons plus en
deacutetail cela un peu plus loin
Un autre texte vient rendre cela encore plus explicite Aristote se demandant ce quil
faut enseigner pour devenir vertueux affirme qulaquo il nest pas douteux quil faut ecirctre instruit
dans ceux des arts utiles qui sont indispensables [τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων]raquo (Pol 1337b4) Cependant il nuance sa position en faisant une distinction entre
les tacircches laquo qui conviennent agrave un homme libre et celles qui en sont indignes raquo (Pol
1337b5-6) sans toutefois eacutenumeacuterer les tacircches quils considegraverent faire partie de lune ou
lautre cateacutegorie Le critegravere pour discriminer ces tacircches est neacuteanmoins eacutenonceacute et se reacutesume agrave
savoir si la tacircche en question rend lindividu incapable de pratiquer la vertu que ce soit
celle du corps de lacircme ou de lintelligence et cela laquo car ils [les arts gouvernant ces tacircches]
81
82
rendent la penseacutee besogneuse [ἄσχολον] et abjecte raquo (Pol 1337b14) Aristote preacutecise
davantage ce quil veut dire par la suite en montrant comme nous venons de le dire quau
fond ce nest pas tant lactiviteacute elle-mecircme qui est dommageable mais la fin agrave laquelle on la
soumet laquo si cest pour soi-mecircme ses amis ou en visant la vertu ce nest pas indigne dun
homme libre mais le faire pour dautres cela semblera souvent agir comme un homme de
peine et un esclave raquo (Pol 1337b19-21) Tout se passe comme si Aristote associait le fait
dagir pour dautres avec lesclavage ou avec la soumission aux besoins dun autre
individu72 Voilagrave ce quil affirme ailleurs en disant que laquo pour lusage on ne les distingue
guegravere laide physique en vue des tacircches indispensables nous vient des deux les esclaves et
les animaux domestiques raquo (Pol 1254b24-26) Cest peut-ecirctre cela qui explique
leacutelargissement de la critique du travail de lartisan agrave tout travail salarieacute en Pol 1337b10-15
et dans la mecircme veine le fait que le travail de lartisan rend la penseacutee besogneuse
[ἄσχολον] En soumettant son activiteacute aux besoins dautrui cest entreprendre une activiteacute
qui na plus de fin car les besoins dautrui sont beaucoup plus grands que ce dont un simple
particulier est en mesure de produire rendant ainsi impossible la preacutesence de loisir pour
celui dont le travail vise agrave combler ces besoins Au contraire si lhomme libre ne pratique
que les activiteacutes neacutecessaires parmi les choses utiles (laquo τὰ ἀναγκαῖα δεῖ διδάσκεσθαι τῶν
χρησίμων raquo Pol 1337b4) et que ces activiteacutes nont pour fin que de reacutepondre agrave ses propres
besoins et tout au plus agrave ceux de ses amis il est leacutegitime de penser que cette pratique aura
ineacutevitablement une limite ndash la satisfaction des besoins ndash et quune fois atteinte cette limite
permettra agrave cet homme de pratiquer son loisir Il est aussi important de voir que parmi les
72On peut comprendre en quoi cela correspond pour Aristote agrave lesclavage car reacutepondre aux besoins dautrui nest pas le fait de celui qui commande et la liberteacute est justement la possibiliteacute dexercer lautoriteacute
activiteacutes utiles ce nest que les neacutecessaires quAristote permet agrave lhomme libre de pratiquer
car le neacutecessaire se veut justement ecirctre la limite de la mecircme maniegravere quil eacutetait le critegravere de
proportionnaliteacute dans lamitieacute politique
Cela peut toutefois sembler aller agrave lencontre du principe de reacuteciprociteacute mis de
lavant dans la compreacutehension quAristote se fait de lamitieacute politique En effet comme nous
lavons expliqueacute il faut quau moins une partie des activiteacutes de chacun des membres de la
communauteacute politique vise agrave reacutepondre aux besoins des autres membres de la communauteacute
Dans cette mesure comment faut-il comprendre le fait quAristote limite la pratique des
activiteacutes utiles agrave la compleacutetion de ses propres besoins Il nous semble possible de rendre
ces deux ideacutees compatibles si lon comprend que ce sont les besoins de lindividu qui dictent
sa production et non les besoins dautrui Autrement dit le citoyen libre ayant une quantiteacute
de besoins X produit une quantiteacute A de pommes de terre sachant que leacutechange de cette
quantiteacute A lui procurera juste assez de ressources pour combler ses besoins X et il agira
ainsi mecircme si la personne avec qui il eacutechange avait besoin dune quantiteacute de pommes de
terre supeacuterieure agrave A Ce ne doit donc pas ecirctre uniquement le marcheacute qui dicte la production
bien quil faille que la chose produite reacuteponde agrave un besoin des concitoyens mais aussi les
besoins du producteur Compris de la sorte ce passage dAristote rend possible la
reacuteciprociteacute tout en conservant un but digne dun homme libre agrave la pratique dune activiteacute qui
autrement pourrait ecirctre servile Cela permet aussi de ne pas croire quAristote cherche ici agrave
faire de lhomme libre un homme replieacute sur lui-mecircme qui cherche agrave atteindre une autarcie
mateacuterielle de maniegravere solitaire ce que nous savons quil considegravere comme impossible73 et
73Reader propose une autre maniegravere de deacutefendre le fait que la pratique dune activiteacute visant agrave reacutepondre aux besoins nest pas servile en elle-mecircme Sa position est que laquo the proper Aristotelian conclusion is that far from being an inferior activity fit only for slaves meeting needs is the first part of Aristotles virtue raquo
83
84
permettre aussi une forme de division du travail qui malgreacute une certaine speacutecialisation
resterait une pratique noble
312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
Maintenant quil est clair que sassurer des choses indispensables de son propre chef
nest pas servile en soi-mecircme et que rien nempecircche un homme libre de sadonner agrave ce type
dactiviteacutes dans la limite de ses besoins il reste un autre aspect de ces activiteacutes
freacutequemment rappeleacute par Aristote qui les rendrait incompatibles avec la pratique de la
philosophie En effet Aristote affirme souvent que de telles activiteacutes privent de loisir celui
qui sy adonne (Pol 1291b15-30 1305a19-20 1318b10-15 1328b41-1329a1) Eacutetant donneacute
que la pratique de la θεωρία est un loisir (EN 1177b22) il semble en deacutecouler quon ne
peut pas agrave la fois ecirctre par exemple paysan et philosophe Toutefois le rejet de tout loisir agrave
celui qui soccupe dagriculture ou de toute autre activiteacute utile nest peut-ecirctre pas aussi
cateacutegorique quon pourrait le penser agrave premiegravere vue et plusieurs textes nous le font penser
Avant de nous attarder agrave cette question il convient de clarifier ce quAristote entend
pas loisir (σχολή) car la conception que nous en avons aujourdhui nest pas tout agrave fait la
mecircme que la sienne dautant plus si lon parle du loisir pour un paysan En effet beaucoup
de nos contemporains comprennent le loisir comme un moment de repos neacutecessaire ducirc agrave un
travail peacutenible On na quagrave penser agrave la quantiteacute de gens qui vont passer leurs vacances au
soleil eacutetendus sur une plage pour sen convaincre Cependant lagrave nest pas la conception que
se fait Aristote du loisir Il associe plutocirct cette vision contemporaine agrave la notion de jeu
(παιδιά) et il affirme quelle fait partie du labeur dans la mesure ougrave cest le labeur quelle a
(Reader 2005 p113) Il semble accorder une certaine valeur morale intrinsegraveque au labeur ce qui ne semble pas ecirctre conforme agrave la penseacutee dAristote
pour fin laquo car celui qui peine a besoin de deacutetente et le jeu vise agrave la deacutetente [hellip] pour cette
raison il faut introduire les jeux dans leacuteducation en y ayant recours au moment opportun
cest-agrave-dire en sen servant agrave titre de remegravede raquo (Pol 1337b35-1338a1) Le fait de
comprendre le jeu comme un remegravede est bien la preuve de lexteacuterioriteacute de sa fin 74 Au
contraire la vie de loisir [τὸ σχολάζειν] est deacutefinie comme ayant laquo en elle-mecircme le plaisir
et le bonheur de la vie bienheureuse raquo (Pol 1338a1-3) Pour le dire autrement le fait
davoir du loisir est pour Aristote un eacutetat exempt de toute neacutecessiteacute un moment ougrave lon
choisit ce que lon veut faire non pas en fonction de lutiliteacute que cela nous apportera mais
en consideacuterant laction en elle-mecircme indeacutependamment des implications externes qui
pourraient en deacutecouler Cest un eacutetat quon atteint lorsque nos besoins sont combleacutes Cest ce
sens de loisir quil faut avoir en tecircte lorsque le Stagirite affirme que la vie du paysan est
priveacutee de loisir Ce nest donc pas quil na aucun moment pour se reposer car cela est en
fait inclus dans la conception du labeur mais plutocirct quil ne dispose daucun temps qui ne
soit pas soumis agrave des activiteacutes neacutecessaires agrave la compleacutetion de ses besoins De plus Aristote
rejette le fait que le jeu puisse aussi ecirctre lobjet dune vie de loisir car laquo stupide et par trop
pueacuteril raquo (EN 1176b32-33)
Mais il faut maintenant se demander ce qui fait que le paysan ne disposerait pas de
tels moments de loisir Sur ce point Aristote est tregraves clair laquo il est impossible davoir du
loisir quand on na pas de revenus suffisants raquo (Pol 1292b32-33) On voit donc que le loisir
est en lien avec les richesses dune personne et dans cette mesure lanalyse que fait Aristote
des diffeacuterents types de deacutemocratie est ici tregraves utile pour comprendre le rapport entre ces
deux facteurs chez les paysans Dans la meilleure forme de deacutemocratie celle ougrave la plupart
74Voir aussi EN 1176b35-1177a1
85
86
des citoyens sont paysans ces derniers ne soccupent pas beaucoup des affaires publiques
laquo car du fait de la modiciteacute de son avoir cette masse populaire na pas de loisir raquo (Pol
1318b11-12) Ces gens manquent aussi du neacutecessaire et preacutefegraverent donc travailler au lieu de
participer agrave la vie politique laquo car la plupart de ces gens courent plutocirct apregraves le profit
quapregraves les honneurs raquo (Pol 1318b16-17) Cest bel et bien la pauvreteacute qui ne permet pas agrave
ces paysans davoir du loisir
Quand on compare cela avec la pire forme de deacutemocratie on perccediloit un portrait
totalement diffeacuterent
laquo Quatriegraveme espegravece de deacutemocratie celle qui est apparue chronologiquement la derniegravere dans les citeacutes Car du fait que les citeacutes sont devenues beaucoup plus importantes quagrave lorigine et plus riches de revenus tous y participent au pouvoir dans la constitution du fait de la supeacuterioriteacute de la multitude mais ils y prennent part comme citoyens parce quils peuvent mener une vie de loisir et que les gens modestes touchent une indemniteacute Et cest avant tout une masse de ce genre qui a du loisir car ces gens-lagrave ne sont pas gecircneacutes par leurs affaires priveacutees alors que les riches ont cette gecircne de sorte que ceux-ci souvent ne participent ni agrave lassembleacutee ni aux tribunaux De lagrave vient que cest la masse des gens modestes qui est souveraine dans la constitution et non pas les lois raquo (Pol 1293a1-10)
Dans un tel contexte ce sont les plus pauvres ceux qui ne travaillent pas qui ont le
plus de loisir eacutetant donneacute que la citeacute leur verse un salaire pour sieacuteger aux assembleacutees (Pol
1300a1-5) Il semble donc que plus la citeacute est riche plus elle a la capaciteacute de pallier agrave la
pauvreteacute de ses citoyens de maniegravere agrave leur permettre davoir une certaine part de loisir Par
contre ces indemniteacutes dont parle Aristote ne sont pas distribueacutees afin de donner du loisir
dans labsolu agrave ceux dont les revenus ne sont pas suffisants pour en avoir mais visent plutocirct
agrave leur deacutegager un espace afin quils puissent soccuper des affaires de la citeacute Mais cela
nempecircche pas pour autant quil soit possible que ces fonds soient utiliseacutes pour autre chose
Aristote vient en effet bien pregraves de ladmettre lorsquil affirme dans un passage ougrave il se
demande laquelle des deux vies meneacutees selon la vertu que sont la vie politique et la vie
philosophique est la plus digne decirctre choisie que laquo cela ne fait pas une petite diffeacuterence
suivant que lun ou lautre parti a raison car celui qui juge correctement ordonne
neacutecessairement tout au but qui est le meilleur et cela aussi bien chaque homme
individuellement que le corps politique collectivement raquo (Pol 1324a20-35) Cest donc dire
que si collectivement on en vient agrave croire que la philosophie est lactiviteacute la plus digne
decirctre poursuivie ou au moins aussi digne que la politique il sensuivra que la citeacute
sorganisera de maniegravere agrave permettre agrave tous de la pratiquer et le versement dindemniteacutes pour
les plus pauvres comme cest le cas pour les activiteacutes politiques est sans doute une solution
agrave envisager dautant plus quAristote soutient que laquo le bonheur personnel sans doute [ne va]
pas sans organisation domestique ni sans organisation politique raquo (EN 1142a5-10) Dans
les faits cela risque cependant fort peu de se produire et Aristote en est probablement
conscient De fait deux raisons sont assez eacutevidentes la premiegravere eacutetant que la philosophie
na peut-ecirctre pas si bonne presse et la deuxiegraveme que de toute faccedilon peu de gens ont les
capaciteacutes pour la pratiquer Nous ne voulons toutefois pas trop insister dans cette voie car
cela ne semble pas avoir eacuteteacute reacuteellement deacutefendue par le Stagirite et que de toute maniegravere
Aristote confegravere du loisir agrave ceux pratiquant une activiteacute utile malgreacute cette absence de
reacutemuneacuteration eacutetatique
En effet on se rend compte que quelques passages laissent sous-entendre cela
Comme nous lavons vu le loisir est eacutetroitement lieacute agrave lacquisition de richesses suffisantes
pour subvenir agrave ses besoins et ce dans une peacuteriode de temps assez courte pour permettre agrave
lindividu de se consacrer agrave autre chose quau labeur Toutefois il nous semble que lactiviteacute
87
88
en elle-mecircme nest pas la seule chose agrave consideacuterer quand on analyse ce que rapporte cette
activiteacute En effet Aristote est en geacuteneacuteral tregraves soucieux des contingences historiques et
sociales75 lorsquil eacutetudie les choses humaines et ce domaine ne fait pas exception On peut
relever au moins deux critegraveres qui font que lactiviteacute du paysan par exemple sera suffisante
ou non pour lui procurer du loisir et ce sans mecircme faire appel aux indemniteacutes dont nous
avons parleacute plus haut
Le premier critegravere est celui de la taille de la citeacute et de son organisation territoriale
En Pol 1305a18-22 Aristote eacutetablit clairement une correacutelation entre le fait que le peuple
navait pas de loisir ducirc agrave son travail et que les citeacutes neacutetaient pas tregraves grandes De fait
Aristote soutient quune citeacute si elle souhaite ecirctre autarcique devra avoir une certaine taille
(Pol 1326b1-10) Cest donc dire que dans les limites de ce quon pourrait appeler la
capaciteacute politique provenant de lanalyse de Pol 1326b5-6 plus la citeacute est populeuse plus
grandes sont les chances que les paysans puissent jouir dun peu de loisir En plus de cela il
faut voir que les paysans de Pol 1305a18-22 vivent exclusivement agrave la campagne Aristote
pensent aussi agrave cette maniegravere de diviser les terres de la citeacute lorsquil propose dans la
description quil fait de la citeacute excellente en Pol VII que chaque citoyen possegravede un lot agrave la
campagne et un autre agrave la ville (Pol 1330a14-16) Bien que cette mesure ne vise pas
directement agrave donner du loisir aux citoyens mais bien agrave diminuer les tensions pouvant
exister entre ceux qui habitent pregraves des frontiegraveres ennemies et ceux qui en habitent loin il
nen demeure pas moins quil est probable que ceci ait des conseacutequences sur la maniegravere de
vivre des citoyens du fait que ceux qui habitent en ville ont geacuteneacuteralement plus de loisirs
que ceux habitant en campagne (Pol 1305a15-25) On peut aussi ajouter quen Pol
75Voir par exemple Pol 1325a7-14
1305a18-22 le Stagirite parle dun temps reacutevolu dune eacutepoque qui nest plus la sienne
comme pour dire quen son temps les citeacutes eacutetaient assez grandes pour offrir du loisir agrave tous
Lautre critegravere est celui de la qualiteacute du sol En plus decirctre propice agrave de multiples
cultures laquo il doit ecirctre tel par sa superficie et son importance que ceux qui lhabitent puissent
mener une vie de loisir comme des hommes libres mais qui soient en mecircme temps
tempeacuterants raquo (Pol 1326b28-32) Eacutevidemment il est trivial quil faut preacuteconiser un sol
fertile agrave un sol steacuterile mais le plus inteacuteressant dans ce passage cest quAristote naffirme
pas ici que plus le sol est fertile mieux la citeacute sen portera Il impose une limite agrave
lexcellence du sol en disant que ce dernier doit conserver la tempeacuterance des citoyens qui
loccupent ce qui signifie quun sol trop fertile aura tendance agrave faire tomber les citoyens
dans un extrecircme et ne pas les encourager agrave la vertu Autrement dit si le sol ne fournit que
ce que les individus ont besoin pour vivre76 cela leur permettra de pratiquer la tempeacuterance
et ils ne seront pas tenteacutes de subvertir la fin de leur production pour lorienter vers
lacquisition de richesses et non plus vers la compleacutetion des besoins Cela est tregraves
inteacuteressant si lon fait un parallegravele avec la description des paysans de la premiegravere forme de
deacutemocratie Dans la description quil en fait Aristote suggegravere que cette classe de citoyens
est plus attireacutee par le gain que par les honneurs (Pol 1318b16-17) Compris de cette
maniegravere puisque cest le gain qui motive leur activiteacute et que la richesse na pas de fin ces
paysans nauront bien entendu aucun loisir et la raison nen sera pas la pauvreteacute De fait
dans les lignes qui suivent immeacutediatement le philosophe deacuteclare que laquo certains dentre eux
76Il est tout de mecircme souhaitable de produire des surplus pour fins dexportations dans la mesure ougrave il est pratiquement impossible quune citeacute puisse fournir vraiment tout ce dont les citoyens ont besoin ce qui neacutecessite limportation et donc une monnaie deacutechange(Pol 1257a30-b1) Mais ces surplus doivent tout de mecircme ecirctre soumis agrave la neacutecessiteacute et ne pas devenir lobjet de la production
89
90
[les paysans] senrichissent-ils vite alors mecircme que les autres ne sont pas dans lindigence raquo
(Pol 1318b20-21) ce qui montre clairement que ce nest pas la pauvreteacute qui les empecircche
davoir du loisir mais bien leur deacutesir de richesses Le mecircme constat peut ecirctre dresseacute pour
les ouvriers car lorsquil discute de loligarchie le philosophe affirme que laquo dans les
oligarchies par contre il est impossible quun homme de peine soit citoyen parce que
laccegraves aux magistratures deacutepend dun cens eacuteleveacute mais un artisan le peut la plupart des
ouvriers en effet sont des gens riches raquo (Pol 1278a20-25) De plus en affirmant qulaquo outre
cela [paysans artisans marchands] il y a les manoeuvres [τὸ χερνητικὸν] cest-agrave-dire ceux
qui ont trop peu de biens pour pouvoir mener une vie de loisir raquo (Pol 1291b25-30) Aristote
laisse entendre que seule lactiviteacute des manoeuvres ne procure pas une reacutemuneacuteration
suffisante pour avoir une vie de loisir Il nest donc pas si certain que ce soit lactiviteacute utile
elle-mecircme outre celle des manoeuvres qui entrave la participation agrave une vie de loisir mais
plutocirct la fin quon postule agrave cette activiteacute
32 Vie totale et vie partielle
La question qui meacuterite maintenant decirctre poseacutee est de savoir comment il faut
comprendre cette cohabitation entre la pratique dune activiteacute utile visant agrave reacutepondre agrave nos
besoins et agrave ceux de nos concitoyens de maniegravere agrave participer agrave la vie de la citeacute et la pratique
de la philosophie Lorsquon utilise des expressions comme vie de loisir ou vie de labeur il
est facile dy voir quelque chose de global qui reacutesume lentiegravereteacute des activiteacutes que megravene un
individu au cours de sa vie Cependant cette compreacutehension nest pas adeacutequate en ce qui a
trait agrave la conception aristoteacutelicienne de la vie Pour mieux saisir cette notion de vie nous
nous en remettrons agrave lanalyse quen fait Heinaman dans la premiegravere partie de son texte
Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics Voilagrave comment il deacutecrit ce
que nous appelons la vie totale
laquo Aristotle believes that the total life of a human being consists in a variety of types of activity each of which is an instance of living in a certain way and each of which is the exercise of a certain type (or types) of capacity of soul So my total life according to Aristotle consists in perceiving growing digesting walking feeling emotions thinking etc Each of these activities is living in a certain way And Aristotle uses the word life to refer to these types of activities- the perceptual life the nutritive life etc raquo (Heinaman 1988 p32)
Il est tout agrave fait vrai quAristote considegravere chacune de ces activiteacutes comme eacutetant des
laquo vies raquo ou devrait-on dire des maniegraveres dentendre le fait de vivre car laquo nous preacutetendons
qursquoil y a vie lagrave ougrave se trouve ne serait-ce qursquoune seule quelconque des manifestations telles
que lrsquointelligence la sensation le mouvement local et le repos ou encore le mouvement
nutritif deacutepeacuterissement et croissance raquo (DA 413a20-26) Le Stagirite accorde la vie agrave une
chose (une plante un ecirctre humain le premier moteur etc) degraves que lune de ces maniegraveres
dentendre la vie est preacutesente en elle Il est aussi eacutevident quil est possible en prenant
lexemple de lecirctre humain de combiner plusieurs de ces formes de vies Cest donc
laddition de toutes ces formes particuliegraveres qui composent la vie totale dun individu et cest
agrave chacune de ces formes de vie prises individuellement que nous donnons la deacutenomination
de vie partielle
De fait certains passages laissent croire que la vie dune personne est diviseacutee ou du
moins peut lecirctre On na quagrave penser au texte de Pol 1256a40-b1 ougrave Aristote explique que
si le mode de vie dun individu nest pas suffisant pour lui procurer la nourriture dont il a
besoin il peut combiner son activiteacute avec dautres afin datteindre lautosuffisance Ainsi on
91
92
comprend que la vie dun individu na pas agrave se limiter agrave une seule activiteacute mais peut si cest
neacutecessaire seacutetendre agrave plusieurs Cependant dans ce passage lautosuffisance en question
nest que mateacuterielle et la diversiteacute des activiteacutes reste deacutependante de lutiliteacute ce qui ne
permet eacutevidemment pas de faire le lien avec la philosophie Neacuteanmoins un autre passage
permet de mieux comprendre comment peut sorganiser une vie totale pour laisser autant
place aux activiteacutes utiles quagrave la pratique de la philosophie En effet laquo la vie aussi se
divise en loisir et labeur guerre et paix et parmi les actions les unes concernent ce qui est
indispensable et utile les autres ce qui est beau raquo (Pol 1333a30-35) Il nest donc pas
interdit de croire quAristote envisage reacuteellement une vie totale ougrave lindividu combinerait
diffeacuterentes vies partielles les unes utiles et visant agrave reacutepondre agrave ses besoins les autres libres
de contraintes et visant le beau
Cette distinction que fait Heinaman dans son texte lemmegravene aussi agrave faire ressortir
quatre questions diffeacuterentes que les tenants de linterpreacutetation large de la deacutefinition du
bonheur (cest-agrave-dire que le bonheur pour Aristote consiste en un agreacutegat de vertu morale et
de θεωρία) ont tendance agrave confondre laquo (1) What life is the highest kind of eudaimonia (2)
What life counts as eudaimonia (3) What components will make up the total life of the
happy man (4) What must a man have in order to be happy raquo (Heinaman 1988 p33)
Ainsi en distinguant vie totale et vie partielle cela permet de ne pas avoir la mecircme reacuteponse
pour les questions 1 et 3 et de lagrave admettre une part dactiviteacute utile dans la vie totale de celui
qui pratique la philosophie puisque la reacuteponse agrave la question 4 comprend aussi les biens
mateacuteriels neacutecessaires agrave la vie Bien que nous soyons daccord avec la critique que Heinaman
formule agrave lendroit de linterpreacutetation large du bonheur il nous semble en nous fondant sur
lanalyse que nous avons faite au chapitre 1 du preacutesent travail quune autre question aurait
meacuteriteacutee decirctre distingueacutee outre les quatre poseacutees par le commentateur agrave savoir celle qui
consiste agrave se demander quelle vie partielle constitue loffice de lhomme Comme nous
lavons vu nous ne croyons pas contrairement agrave Heinaman que la reacuteponse agrave cette question
soit la mecircme que celle agrave sa question 1 mais nous ne rencheacuterirons pas ici sur ce problegraveme
Une fois que lon considegravere que la philosophie na pas agrave constituer la vie totale pour
ecirctre pratiqueacutee ce qui de toute maniegravere est impossible il est leacutegitime de se demander si sa
pratique nest pas du mecircme coup diminueacutee en terme dexcellence puisquelle est combineacutee agrave
une activiteacute dont la noblesse est nettement moins appreacuteciable Autrement dit est-ce que la
dureacutee pendant laquelle quelquun pratique la philosophie influe sur la qualiteacute de cette
pratique ou sur le bonheur qui advient agrave celui qui la pratique Pour bien comprendre que ce
nest pas le cas il importe de se rappeler que la pratique de la θεωρία est une ἐνέργεια (Pol
1325b16-26) et que lanalyse que fait Aristote du plaisir en EN X 2-4 sy applique
parfaitement du fait quelle en procure de la maniegravere la plus excellente (EN 1177a22-26)
En parlant du plaisir le Stagirite affirme que laquo cest en effet une sorte de tout et agrave aucun
moment lon ne peut concevoir un plaisir qui devrait durer plus longtemps pour atteindre sa
forme acheveacutee raquo (EN 1174a17-19) laquo agrave chaque moment de sa dureacutee [il] est une chose dont
la forme est acheveacutee raquo (EN 1174b6-7) Pour arriver agrave cette conclusion Aristote semploie agrave
montrer que le plaisir nest pas un mouvement en faisant remarquer que tout mouvement
implique une certaine vitesse alors que laquo le plaisir en effet peut venir vite comme la
colegravere mais non ecirctre rapide mecircme relativement alors que la marche et la croissance le
peuvent ainsi que tous les mouvements semblables raquo (EN 1173a34-b2) Le mouvement
93
94
doit aussi ecirctre compris comme ayant une fin exteacuterieure agrave lui-mecircme et que le terme de son
mouvement est la reacutealisation de cette fin Or le plaisir pouvant ecirctre rechercheacute pour lui-
mecircme (EN 1174a10) il est clair quil ne peut ecirctre mouvement Le dernier argument visant
agrave montrer que le plaisir nest pas un mouvement vise agrave dire que le mouvement doit ecirctre
quelque chose qui doit pouvoir se seacuteparer en partie ce qui est impossible pour le plaisir qui
forme une sorte de tout (EN 1174b9-14) Il soutient aussi que le plaisir ne peut pas ecirctre
geacuteneacuteration du fait quil ne peut pas provenir de laquo cela dont le chagrin est corruption raquo (EN
1173b6-7) Ce passage fait sans doute reacutefeacuterence agrave la doctrine aristoteacutelicienne voulant quun
terme commun soit lintermeacutediaire entre deux extrecircmes tout comme le vinaigre doit passer
par leau avant de devenir du vin (Meta 1044b20-1045a6) Ainsi en croyant que ce terme
nexiste pas dans le cas du plaisir et du chagrin Aristote en conclut que le plaisir ne peut
pas ecirctre une geacuteneacuteration Force est donc de constater que lactiviteacute du philosophe ne sera
aucunement deacutepreacutecieacutee du fait que la vie totale de celui qui la pratique soit partageacutee entre
cette activiteacute et dautres activiteacutes utiles moins nobles quelle
Toutefois en ayant en tecircte que le philosophe croit qulaquo elle [la nature] fait une
chose pour un seul usage car chaque instrument accomplira au mieux sa tacircche sil sert non
agrave plusieurs fonctions mais agrave une seule raquo (Pol 1252b5-10) comment peut-on croire
plausible quil permettra au philosophe de pratiquer une autre activiteacute que celle-lagrave La
question revient en fait agrave se demander si Aristote adopte la mecircme position que Platon dans
La Reacutepublique (369e-370e) quant agrave la speacutecialisation du travail agrave savoir que chacun de par
sa nature propre est destineacute agrave accomplir une seule tacircche particuliegravere au sein de la citeacute ce
qui nous empecirccherait de concevoir la vie totale dun homme comme une addition de ses
vies partielles Ce ne semble pas ecirctre le cas Si lon considegravere la description quAristote fait
de la sagesse et de la sagaciteacute en EN VI on se rend compte que laquo chacune des deux est
vertu dune partie diffeacuterente de lacircme raquo (EN 1143b14-17) Le fait que ces vertus soient ainsi
diffeacuterencieacutees impliquent quelles peuvent toutes deux ecirctre deacuteveloppeacutees sans que le
deacuteveloppement de lune entraicircne un deacutepeacuterissement de lautre et ce dans la mesure ougrave les
domaines de leur excellence respective ne sont pas en compeacutetition comme ceacutetait le cas
chez Platon pour qui les diffeacuterentes parties de lacircme sont en lutte perpeacutetuelle et que la
nature dune personne est dicteacutee par la partie qui domine (La Reacutepublique IV) De plus bien
que la sagesse ninterfegravere pas avec la pratique de la sagaciteacute et inversement il semble que
ces deux vertus soient lieacutees dune certaine maniegravere puisque laquo [la sagaciteacute] donne donc des
ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a8-9) Il semble donc
quil faille interpreacuteter ce passage comme signifiant non seulement que la sagesse et la
sagaciteacute ne sont pas en compeacutetition mais aussi que la sagesse a besoin de la sagaciteacute pour
advenir Nous y reviendrons plus loin et en deacutetails et nous en resterons lagrave pour linstant
Notons toutefois que cette absence de compeacutetition est tregraves importante eacutetant donneacute que pour
Platon cest la plus grande force dune des parties par rapport aux autres qui impose la
nature de lindividu en empecircchant les autres parties de se deacutevelopper agrave leur plein potentiel
et qui donne de ce fait sa fonction agrave lindividu Si les parties de lacircme ne luttent pas lune
avec lautre cela implique aussi que chacune delles peut en arriver agrave son excellence propre
sans pour autant reacuteprimer le deacuteveloppement de lexcellence des autres parties De cette
faccedilon rien nempecircche un homme decirctre excellent dans plusieurs domaines et decirctre agrave la fois
sagace et sage ou utile et sage
95
96
Cela ne regravegle cependant peut-ecirctre pas la question parce que comme nous lavons dit
certaines activiteacutes utiles sont consideacutereacutees par Aristote comme eacutetant viles et ne permettant
pas de deacutevelopper la vertu Toutefois nous avons vu que la plupart de ces activiteacutes neacutetaient
telles que lorsque la fin quon leur posait eacutetait vicieuse En consideacuterant quune bonne
eacuteducation morale permettant agrave lindividu de poser la bonne fin ce qui est le rocircle de la vertu
morale est preacutealable agrave lapprentissage des tacircches utiles on peut sans heacutesiter soutenir quun
homme peut pratiquer ces activiteacutes sans craindre pour son excellence morale On pourrait
voir ici une sorte de peacutetition de principe si lon considegravere que la pratique dune activiteacute utile
peut pervertir lagent vertueux en deacuteviant sa fin En effet puisque les vertus morales ne sont
pas donneacutees naturellement mais proviennent du fait de lhabitude (EN 1103a19-26) des
actes contraires agrave la vertu comme un travail qui serait servile pourrait changer le caractegravere
de lhomme vertueux Cela revient agrave ramener la critique deacutejagrave souleveacutee par Aristote lui-
mecircme voulant que si la vertu sacquiert par la pratique habituelle dactiviteacutes vertueuses cela
implique quil faudrait deacutejagrave ecirctre vertueux pour le devenir (EN 1105a17-21) Pour transposer
cela au cas qui nous inteacuteresse ce serait dire que puisque lactiviteacute utile en elle-mecircme nest ni
vertueuse ni vicieuse il faut deacutejagrave savoir ce quest la maniegravere vertueuse de laccomplir avant
de deacutebuter afin de ne pas risquer de shabituer agrave une pratique fautive Eacutevidemment la
reacuteponse que donne le Stagirite agrave cette objection montre encore une fois agrave quel point la
pratique de la vertu est une pratique sociale en ce sens quagrave deacutefaut decirctre vertueux les
actions vertueuses tout comme tracer des lettres peuvent ecirctre le fait du laquo hasard ou gracircce
au soutien dautrui raquo (EN 1105a22-23) et quon ne devient vertueux que du moment ougrave lon
est capable de pratiquer ces actions par soi-mecircme De plus la pratique vertueuse se
distingue de la technique en ce que les produits de la technique sont parfaits en eux-mecircmes
et montrent lexcellence de leur producteur agrave eux seuls tandis que les oeuvres de la vertu
morale en plus de lexcellence des actes doivent aussi ecirctre lexpression dun eacutetat de
lindividu vertueux En effet laquo il doit savoir ce quil exeacutecute ensuite le deacutecider et ce
faisant vouloir les actes quil accomplit pour eux-mecircmes enfin troisiegravemement agir dans
une disposition ferme et ineacutebranlable raquo (EN 1105a30-35) Ce dernier critegravere permet aussi
de croire que lorsque quelquun est devenu vertueux il est tregraves difficile quil cesse de lecirctre
et quil nest plus risqueacute pour lui de pratiquer des activiteacutes utiles car la fin quil leur
attribuera naura dautres choix que decirctre bonne On peut aussi ajouter que le fait que
lapprentissage de la vertu se fasse sous la supervision dautrui et des lois protegravege les jeunes
dans la mesure du possible dinfluences neacutefastes Toutefois bien que la compatibiliteacute entre
la vertu morale et la sagaciteacute et la sagesse soit difficilement contestable peut-ecirctre nen est-il
malgreacute tout pas ainsi entre les capaciteacutes physiques et intellectuelles laquo car il ne faut pas
accabler en mecircme temps lesprit et le corps en effet chacun de ces deux exercices produit
naturellement leffet contraire dans lautre domaine le travail du corps est une entrave pour
le deacuteveloppement de lesprit le travail de lesprit pour le deacuteveloppement du corps raquo (Pol
1338b10) Ceci eacutetant dit on peut tout de mecircme voir que rien nempecircche le versant
intellectuel et le versant physique (qui sera plutocirct celui mis de lavant dans les activiteacutes
utiles) de se deacutevelopper de maniegravere parallegravele En effet le seul obstacle agrave ces
deacuteveloppements se pose dans le seul cas ougrave ils sont orchestreacutes en laquo mecircme temps raquo et pas
neacutecessairement dans labsolu Cela est dautant plus important quun corps sain est essentiel
pour pratiquer une activiteacute intellectuelle de maniegravere optimale
97
98
Toujours dans le but de montrer quil est possible pour un homme de pratiquer
plusieurs activiteacutes et du mecircme coup quAristote ne souscrit pas agrave lideacutee platonicienne de la
speacutecialisation du travail il est important de voir que pour le Stagirite laquo il faut ecirctre capable
de travailler et de faire la guerre mais encore plus de vivre en paix et dans le loisir ecirctre
capable daccomplir les tacircches indispensables et utiles mais encore plus les belles actions raquo
(Pol 1333a41-b3) Dans la mecircme veine il expose sans critiquer cette position que la
plupart des gens croient qulaquo en ce qui concerne les autres capaciteacutes beaucoup pensent que
les mecircmes gens peuvent les cumuler par exemple les mecircmes peuvent porter les armes
ecirctres paysans ecirctre ouvriers mais aussi membres des instances deacutelibeacuterative et judiciaire raquo
(Pol 1291b1-5) Ainsi cela na rien agrave voir avec la conception platonicienne voulant que les
ouvriers les guerriers et les dirigeants soient des classes diffeacuterentes et non mixtes dautant
plus qulaquo il arrive souvent aux mecircmes de porter les armes et de cultiver la terre raquo (Pol
1291a30) Dans la penseacutee aristoteacutelicienne chaque individu semble avoir la responsabiliteacute
de devenir un homme complet De plus comme Aristote insegravere la politique et la
philosophie dans le temps du loisir (Pol 1255b35-40) il est clair que ce temps de loisir se
doit decirctre compleacuteteacute par des activiteacutes qui ne sont pas du loisir montrant agrave la fois que ces
diffeacuterents types dactiviteacutes ne sont pas fonciegraverement incompatibles
33 Eacuteducation loisir et limite du politique
laquo Quil faille dans une citeacute qui entend ecirctre bien gouverneacutee quon soit libeacutereacute des
tacircches indispensables cest chose admise raquo (Pol 1269a35) et nous nous sommes appliqueacutes
jusquagrave preacutesent agrave montrer que cet espace de loisir est possible au sein de la citeacute si les
individus pratiquent des activiteacutes indispensables ayant pour fin la reacuteponse agrave leurs besoins et
non pas le profit Tournons-nous maintenant vers un autre aspect tregraves important de la
conception du loisir dans la penseacutee aristoteacutelicienne agrave savoir quil se doit decirctre lobjet ou du
moins un objet privileacutegieacute de leacuteducation Il nous faut voir quAristote considegravere que cest la
tacircche de leacuteducation de rendre les citoyens sensibles agrave la neacutecessiteacute de pratiquer des loisirs
car ce nest pas parce que les loisirs sont possibles quils seront effectivement pratiqueacutes
dougrave limportance de leacuteducation
laquo Quil y ait donc une certaine eacuteducation dans laquelle il faut eacutelever les enfants non
pas parce quelle serait utile ou indispensable mais parce quelle est digne dun homme libre
et belle cest manifeste raquo (Pol 1338a30-35) Sans pour autant oublier que leacuteducation doit
aussi servir agrave lapprentissage de choses utiles (Pol 1333a40-b3) et que certaines vertus
sexercent dans la besogne (Pol 1334a15-20) Aristote reste tregraves clair quant au fait quune
part de leacuteducation doit enseigner des activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin (Pol
1338a10-15) Cette caracteacuteristique est bien entendu le signe de leur noblesse et cette raison
est suffisante pour en faire la fin agrave rechercher Toutefois quand on considegravere la critique que
fait Aristote de la constitution spartiate (Pol II 9) on se rend compte que le loisir peut
jouer un rocircle quon peut presque consideacuterer comme politique et que si leacuteducation doit en
assurer lapprentissage ce nest pas simplement avec une vue deacutesinteacuteresseacutee En effet en
ayant uniquement mis laccent sur la vertu guerriegravere laquo ils [les Spartiates] couraient agrave leur
perte degraves quils avaient eacutetabli leur domination faute de savoir utiliser leur loisir [διὰ τὸ μὴ
ἐπίστασθαι σχολάζειν] eux qui navaient pratiqueacute aucun autre exercice plus important que
celui de la guerre raquo (Pol 1271b1-5 nous soulignons) Ainsi leur incapaciteacute agrave soccuper
99
100
dans une situation ougrave il ny a pas de conflit leur eacutetait politiquement deacutesavantageux Dans
cette mecircme veine Aristote affirme que le fait
laquo que le leacutegislateur doive sefforcer de preacutefeacuterence darrecircter les mesures concernant la guerre et le reste de la leacutegislation en vue du loisir et de la paix les faits teacutemoignent en faveur de cette thegravese En effet la plupart des citeacutes de ce genre assurent leur salut par la guerre mais une fois quelles ont acquis la domination elles peacuterissent Comme lacier elles perdent leur trempe en temps de paix Le responsable cest le leacutegislateur qui ne leur a pas appris agrave mener une vie de loisir raquo (Pol 1334a2-10)
Aristote eacutetablit donc une correacutelation qui semble tregraves forte entre la stabiliteacute politique
et la capaciteacute agrave pratiquer les loisirs ce que lexemple historique de Sparte du point de vue
du Stagirite vise justement agrave montrer Cela laisserait-il sous-entendre que lexhortation agrave la
pratique dactiviteacutes nayant pour but quelles-mecircmes serait dune certaine maniegravere
instrumentaliseacutee au profit de la stabiliteacute politique Bien que cette position puisse peut-ecirctre
eacutemaner de la critique spartiate dautres passages expriment plutocirct linverse nous forccedilant agrave
comprendre autrement le rapport entre la pratique du loisir et la politique Agrave ce sujet il est
essentiel de tenir compte du passage suivant laquo Et pour autant elle [la sagaciteacute] na pas
autoriteacute sur la sagesse ni sur la meilleure partie de lacircme pas plus que la meacutedecine sur la
santeacute car elle na pas celle-ci agrave son service mais voit au contraire agrave son avegravenement Elle
donne donc des ordres en vue de la sagesse mais ne la pas agrave ses ordres raquo (EN 1145a5-10)
Dans ce passage on voit que la φρόνησις et la σοφία sont indeacutependantes quant agrave leur
pratique respective cest-agrave-dire quecirctre sage naide pas agrave ecirctre sagace ni inversement mais
que la φρόνησις doit avoir pour but la possibiliteacute de la pratique de la σοφία Autrement dit
cela implique quune personne moralement vertueuse veillera agrave se deacutegager un espace pour
faire de la philosophie Mais cette relation ne semble pas ecirctre unidirectionnelle car comme
le note Bodeacuteuumls laquo LEE (VIII 1-2) laisse comprendre que la sagesse objectif supeacuterieur de
lhomme pourrait ecirctre une norme permettant de fixer la mesure des biens exteacuterieurs
neacutecessaires agrave la vie Il reviendrait ainsi agrave la sagaciteacute de prendre en compte les exigences de
la sagesse pour deacuteterminer jusquougrave par exemple senrichir raquo (Bodeacuteuumls 2004 p343 n3)
En effet Aristote parle bien dune norme dune limite que la pratique de la θεωρία impose
aux activiteacutes utiles en ce que laquo ce mode de choix et dacquisition des biens naturels ndash biens
du corps richesses amis ou autres ndash qui favorisera au mieux la contemplation de la
diviniteacute ce mode dis-je est le meilleur et cette norme est la plus belle [οὗτος ὁ ὅρος
κάλλιστος] alors que celle qui par deacutefaut ou par excegraves empecircche de servir et de contempler
la diviniteacute est mauvaise raquo (EE 1249b16-19) Dans cette perspective ce nest pas le contenu
de la pratique de la σοφία mais le simple deacutesir de la pratiquer qui fixerait la limite au
politique Il faudrait donc comprendre cette relation comme une certaine interdeacutependance
au sens ougrave la pratique de la philosophie requiert la preacutesence dune volonteacute politique et que
lactiviteacute politique ne trouve sa limite et du mecircme coup son accomplissement que par
leacutetablissement dun espace de loisir pour pratiquer la philosophie
On pourrait bien sucircr affirmer que la φρόνησις na pas agrave ecirctre reacuteguleacutee par quelque
chose qui lui soit exteacuterieur Cependant comme la politique doit aussi ecirctre consideacutereacutee
comme une activiteacute utile il est important de voir quelle doit avoir une fin agrave lexteacuterieur
delle-mecircme (EN 1177b12-18) afin de limiter ses actions (EE 1249b10-25) de la mecircme
maniegravere que les autres activiteacutes utiles devaient avoir le besoin pour limite afin de ne pas
tomber dans la mauvaise chreacutematistique Cest ici quune partie de leacutetude de Lord
Education and culture in the political thought of Aristotle devient pertinente Apregraves avoir
101
102
fait remarquer quune citeacute impose geacuteneacuteralement un reacutegime qui lui est favorable dans les
citeacutes quelle conquiert aux deacutepens des inteacuterecircts des conquis (Pol 1296a32-36) et que des
hommes sont precircts agrave infliger aux citoyens des autres citeacutes des choses quils noseraient
jamais faire subir agrave leurs concitoyens (Pol 1324b32-35) (Lord 1982 p191) il en conclut
que le laquo spiritedness raquo (θυμός) ou lardeur est la cause dun tel comportement Il poursuit
en soutenant que
laquo Aristotles awareness of the problematic character of spiritedness is I would suggest the deepest reason for his reluctance to recommend the practical or political life as the best way of life for the city To encourage the city to involve itself in the affairs of other cities with a view to the establishment of hegemonical rule is to give free rein to a passion or complex of passions which must eventually negate the very idea of hegemonical rule77 raquo (Lord 1982 p195)
Ce qui est agrave lenjeu ici cest que bien quil soit theacuteoriquement possible de gouverner
justement lhistoire montre pour Aristote que ce nest jamais le cas dans une citeacute pour
laquelle le meilleur mode de vie envisageacute en est un pratique ou politique Cela proviendrait
selon Lord du fait que laquo le goucirct du commandement et de la liberteacute vient chez tous les
hommes de cette faculteacute car le coeur [ὁ θυμός] est autoritaire et indomptable raquo (Pol
1328a6-7) Ainsi en voulant exercer sa liberteacute ce qui est tout agrave fait leacutegitime il serait
dangereux pour un homme de tomber dans le deacutesir du commandement illeacutegitime La
pratique de la politique est donc soumise agrave une tension interne dont il nous faut nous
meacutefier Cest de cette maniegravere que Lord justifie le fait quAristote neacutelegraveverait pas la politique
au rang de lactiviteacute par excellence pour la citeacute ou du moins serait heacutesitant En effet en
placcedilant lactiviteacute politique au sommet laquo the attractions of a policy of external rule will
77Ce que Lord appelle le laquo hegemonical rule raquo nest pas agrave confondre avec le gouvernement despotique dun maicirctre desclaves agrave leacutegard de ses esclaves ce quun sens contemporain du mot laisserait entendre Il est plutocirct agrave comprendre comme le gouvernement politique dhommes libres entre eux (Lord 1982 p190)
necessarily be greater than if this were not the case If a life of activity and rule is the best
life simply the perfection of that life will appear to be the exercise of laquo sovereignty over
all raquo (1324a31-41) raquo (Lord 1982 p197) Cest de cela quil faudrait comprendre
limportance quaccorde Aristote aux activiteacutes nayant quelles-mecircmes pour fin Comme
lexplique Mara
laquo Moreover for both Plato and Aristotle the most immediate practical consequence of recognizing the sublimity of philosophy would appear to be the endorsement of a certain kind of political moderation as exhibited for Aristotle by the peaceful city which is active only with regard to itself []The absolutely consummate praise of philosophy at the end of the Nicomachean Ethics in part serves to moderate the politically consummate praise of magnanimity expressed earlier (cf NE 1124 a 1-3) raquo (Mara 1987 p398)
En suivant Mara dans cette direction on voit que la pratique de la philosophie
entraicircnerait une certaine tempeacuterance neacutecessaire agrave la pratique droite de lactiviteacute politique
En ce sens Aristote explique aussi qulaquo il faut du courage et de lendurance pour le temps
de la besogne de la philosophie pour celui du loisir et de la tempeacuterance et de la justice pour
ces deux temps mais surtout pour ceux qui vivent en paix et dans le loisir raquo (Pol 1334a22-
25) Cest donc dire que le loisir ne peut pas ecirctre exclusivement consacreacute aux activiteacutes
politiques car la tendance de lhomme dans ce cas est decirctre pousseacute agrave la deacutemesure (Pol
1334a25-28) Degraves lors il nous semble juste de comprendre avec Mara et Lord que la
philosophie permet de deacutevelopper une certaine modeacuteration autant politique que mateacuterielle
dans la mesure ougrave en posant comme but ce genre dactiviteacute les citoyens ne chercheront pas
agrave acqueacuterir le plus de pouvoir possible autant individuellement au sein de la citeacute que
politiquement agrave leacutegard des autres citeacutes mais viseront plutocirct agrave se deacutegager un espace de loisir
maximal afin de pratiquer cette activiteacute Dougrave limportance dune eacuteducation aux loisirs
103
104
Ainsi on pourrait comprendre la preacutesence dune activiteacute philosophique agrave linteacuterieur dune
citeacute comme eacutetant un signe de tempeacuterance78 Cette tempeacuterance provoqueacutee par lexercice de la
philosophie est probablement lieacute au fait que la θεωρία est consideacutereacutee comme une pratique
autarcique Comme nous lavons vu elle est lactiviteacute qui requiert agrave lindividu le moins de
ressources cest-agrave-dire rien de plus que les ressources neacutecessaires agrave la survie alors que ce
neacutetait pas le cas pour la pratique des vertus morales qui elles demandent un apport de biens
exteacuterieurs parfois tregraves important comme dans le cas de la magnificence Suivant cela il est
aiseacute de comprendre quen ayant pour but une activiteacute ne produisant rien dutile et ne
demandant en elle-mecircme aucun bien exteacuterieur un individu ou une citeacute de par lhabitude
dune telle pratique en viendront tempeacuterants Ainsi la recherche de lautarcie divine sans
ecirctre atteignable pourrait avoir des conseacutequences eacutethiques notables bien que cela soit tout agrave
fait exclu du contenu de cette pratique Toutefois par lhabitude davoir besoin de peu on
peut croire quun individu serait plus en mesure de se contenter du neacutecessaire
Il faut cependant se demander dans quelle mesure la philosophie est apte agrave jouer ce
rocircle consideacuterant que ce ne sont pas tous les citoyens qui ont les capaciteacutes intellectuelles
pour la pratiquer ou comme le note Lord en parlant de Pol1333a16-30 laquo [Aristotle]
suggests in other words that a capacity for theoretical reason or for the pursuit of science
or philosophy is not to be expected in every citizen of the best regime raquo (Lord 1982 p40)
Il serait ainsi fort surprenant que la pratique par quelques individus seulement de la
philosophie comprise comme lactiviteacute theacuteoreacutetique par excellence puisse avoir un effet
78Il y a un parallegravele agrave faire avec Reacutepublique 586a-b ougrave Platon explique que ceux qui ne font pas de philosophie ou qui nen ont pas le deacutesir se laissent par conseacutequent aller dans les plaisirs terrestres avec excegraves
important sur la tempeacuterance de la citeacute dans son ensemble79 Faut-il conclure de cela que la
philosophie ne pourrait pas jouer un rocircle politique comme nous avons essayeacute de le faire
ressortir Pas neacutecessairement si lon considegravere avec Lord que lutilisation que fait Aristote
du concept de laquo philosophie raquo en Pol 1334a22-25 nest pas agrave comprendre dans son sens
strict de pratique de la θεωρία Pour en arriver agrave cela Lord examine le contenu de
leacuteducation aristoteacutelicienne telle que deacutecrite en Pol VII-VIII Il commence par faire
remarquer queacutetant donneacute que la philosophie ne semble pas pouvoir ecirctre pratiqueacutee par tous
et que leacuteducation doit ecirctre une chose commune il en deacutecoule que la philosophie comprise
en son sens strict ne sera pas lobjet de cette eacuteducation commune (ibid p49-50) mais sera
renvoyeacutee agrave une eacuteducation dans la sphegravere priveacutee qui est mieux adapteacutee aux compeacutetences de
chacun (ibid p51) En ce sens laquo Chapter 1 [of Politics VIII] addresses the question of the
way of life which is best laquo so to speak for everyone raquo (1323a19-20) or for men generally raquo
(ibid p181) Comme il faut trouver une activiteacute pouvant agrave la fois ecirctre pratiqueacutee par la
grande majoriteacute des gens et navoir quelle-mecircme pour fin Aristote se tourne vers la
musique [μουσική]80
laquo mais agrave lorigine on la introduite [la musique] dans leacuteducation parce que la nature elle-mecircme exige nous lavons souvent dit que nous soyons capables non seulement daccomplir correctement notre labeur mais aussi de mener noblement une vie de loisir car cest le principe de tout reacutepeacutetons-le encore une fois Si en effet il faut les deux il vaut mieux choisir la vie de loisir que la vie laborieuse et il faut rechercher comme but ce quil convient de faire dans cette vie de loisir raquo (Pol 1337b29-35)
79De maniegravere comparable dans La Reacutepublique pour que la citeacute soit tempeacuterante il faut que chacune des classes le soit contrairement agrave la sagesse et au courage que la citeacute pourra se vanter de posseacuteder si seulement la classe correspondante lest Cest-agrave-dire que la citeacute sera sage dans son ensemble si les dirigeants le sont et courageuse si les auxiliaires le sont (La Reacutepublique 428e-429d)80Nous nous contenterons de traduire μουσική par musique sans chercher agrave savoir ce qui est reacuteellement compris dans sa deacutefinition comme probablement la poeacutesie car ici nest pas lendroit et que de toute faccedilon cela naurait pas vraiment dinfluence sur notre deacuteveloppement
105
106
Si lon comprend la musique de cette maniegravere il est facile dy voir une tentative
dAristote de permettre une vie de loisir mecircme agrave ceux qui ne sont pas aptes agrave pratiquer la
θεωρία Cela est dautant plus vrai quAristote ne considegravere pas la musique comme une
chose indispensable ou mecircme utile (Pol 1338a10-25) et quelle peut dune certaine maniegravere
ecirctre aussi rechercheacutee pour elle-mecircme bien quelle puisse par ailleurs jouer un rocircle
peacutedagogique dans la formation agrave la vertu (Pol VIII 5-7) De plus accorder agrave la musique
une place dans le loisir des hommes libres est dautant plus pertinent tenant compte du fait
quelle plaicirct agrave tous peu importe lacircge ou le caractegravere (Pol 1339b41-1340a5) Il semble donc
que rien nempecircche deacutelargir la maniegravere de concevoir la philosophie dans les passages de
Pol ougrave Aristote traite de leacuteducation
laquo The best way of life for the city is not the speculative life simply but rather the closest approximation to that life which is possible on the level of politics What is required is an activity which provides the intrinsic satisfactions of philosophy without imposing the demands of philosophy or while being accessible to men of ordinary capacities What is required is a leisured activity which can be regarded by most men as the end or reward of political activity and hence as the genuine locus of public happiness The activity in question ndash the way of life characteristic of the best regime ndash is the leisured enjoyment of music and poetry raquo (Lord 1982 p198)
On pourrait toutefois objecter agrave cette interpreacutetation que la conception de la
philosophie que se fait le Stagirite dans les Eacutethiques et mecircme davantage dans la
Meacutetaphysique est rigoureusement opposeacutee agrave un tel affaiblissement et que la conception de
la philosophie de ces traiteacutes est aussi preacutesente dans Les Politiques Il nous apparaicirct
cependant que les contextes respectifs des diffeacuterents traiteacutes nous permettent de rendre
compte de cette diffeacuterence dans lutilisation du concept de laquo philosophie raquo Prenant pour
acquis que la viseacutee des Eacutethiques est de deacutecrire ce que serait un bonheur individuel parfait il
est eacutevident que la description que fait Aristote de la philosophie ne pourra pas avoir une
extension large dans la mesure ougrave ce qui est rechercheacute est la meilleure activiteacute et en cela il
importe peu voire pas du tout de savoir si cette activiteacute est praticable par une part de la
population aussi minime soit-elle Agrave lopposeacute le contexte de Pol VII 15 est plutocirct de
rechercher ce que serait le meilleur mode de vie pour la citeacute entiegravere En effet laquo il est
manifeste que la citeacute qui est appeleacutee agrave vivre heureuse et agrave ecirctre vertueuse doit avoir part agrave
ces vertus [ie philosophie tempeacuterance et justice] raquo (Pol 1334a34-36 nous soulignons) et
comme il est impossible agrave tous de pratiquer la philosophie telle que comprise dans les
Eacutethiques et dans la Meacutetaphysique il est peut-ecirctre preacutefeacuterable denvisager que le sens que
donne Aristote agrave cette occurrence nest pas ce sens restreint car laquo que donc neacutecessairement
une constitution excellente soit une organisation dans laquelle nimporte qui peut accomplir
des actions excellentes et mener une vie bienheureuse cest manifeste raquo (Pol 1324a23-25)
Il est aussi pertinent de voir que le Stagirite semble aussi accorder de limportance
aux capaciteacutes individuelles pour deacuteterminer la meilleure activiteacute agrave pratiquer dans les loisirs
laquo Dans chaque cas par conseacutequent lactiviteacute la plus parfaite est celle du sujet le mieux
disposeacute en preacutesence du meilleur des objets qui lui soient accessibles raquo (EN 1174b15-20)
Le fait quAristote ajoute laccessibiliteacute en tant que critegravere au meilleur objet montre bien que
ce qui est preacutefeacuterable de reacutealiser cest ce quil y a de meilleur parmi les choses qui sont agrave
notre porteacutee et non pas la chose la meilleure de maniegravere absolue Dans la mecircme veine il
pose comme critegravere agrave la reacutealisation parfaite dune activiteacute le plaisir qui doit en deacutecouler
(EN 1174b20-25) Degraves lors si quelquun nest pas en mesure de pratiquer la θεωρία il nen
retirera aucun plaisir et cessera par conseacutequent de la pratiquer Pour ajouter agrave cela
107
108
laquo Cest dailleurs aussi ce que permet de voir le lien intime qui unit chacun des plaisirs agrave lactiviteacute quil parachegraveve car le plaisir qui lui est intimement lieacute permet daccroicirctre lactiviteacute En effet lon juge mieux de chaque sorte de choses et avec plus de rigueur lorsquon se livre agrave cette activiteacute avec plaisir Ainsi deviennent geacuteomegravetres ceux qui ont de la joie agrave pratiquer la geacuteomeacutetrie et leur intelligence saisit avec plus de profondeur chaque sorte de problegravemes raquo (EN 1175a30-b1)
En ayant cela en tecircte il nest pas surprenant que le Stagirite propose la musique
comme activiteacute plaisante visant au repos (Pol 1339b25-30) Limportant ici est de voir que
si Aristote veut substituer la musique au jeu pour le temps du repos cest que la musique est
un loisir noble et qui est plaisant pour tous81 Eacutetant plaisante il serait eacutetonnant que les gens
ne veuillent pas sy adonner et eacutetant noble elle est en mesure de jouer le vrai rocircle qua agrave
jouer le loisir dans la conception aristoteacutelicienne du composeacute eacutethico-politique Limportant
au niveau des activiteacutes pratiqueacutees agrave linteacuterieur de la citeacute nest pas que chacun reacutealise
lactiviteacute parfaite par excellence qui rendrait chaque homme un dieu mais bien que chaque
individu soit en mesure de pratiquer une activiteacute en vue delle-mecircme sans consideacuteration
dutiliteacute ce que reacutealiserait dans les faits la musique
De cela deacutecoule que sans oublier que sil en est capable lhomme doit tendre vers
ce qui est le meilleur mais que laquo ce qui pour chacun est absolument preacutefeacuterable cest ce quil
peut atteindre de plus eacuteleveacute raquo (Pol 1333a25-30) il nous est permis de conclure que la
musique est tout agrave fait capable de jouer le mecircme rocircle que la philosophie comprise au sens
restreint et que dans cette mesure une conception plus large de la philosophie peut linclure
En effet neacutetant pas productive de quelque chose dutile et ne requeacuterant que peu de
81Agrave strictement parler ce nest pas au loisir en tant que tel quAristote dans ce passage met de lavant la musique comme activiteacute agrave choisir mais bien au repos et comme nous lavons vu plus haut il est important de les distinguer Cependant ce passage concerne les travailleurs qui justement ne distinguent pas loisir et repos et dans cette mesure il est peut-ecirctre pertinent de commencer agrave introduire au sein mecircme du repos des activiteacutes pouvant convenir au loisir de maniegravere agrave les amener peu agrave peu par lhabitude agrave pratiquer des loisirs authentiques
ressources pour sa pratique elle devrait normalement inciter agrave la tempeacuterance Nous disons
normalement car contrairement agrave la pratique de la θεωρία la musique doit ecirctre soumise agrave
une sorte de controcircle parce que certains types dharmonies risquent de deacutevelopper des
caractegraveres non rechercheacutes chez ceux qui les pratiquent (Pol VIII 7) Pour ajouter agrave cette
restriction notons aussi qulaquo il est donc manifeste que lapprentissage de la musique ne doit
pas ecirctre un empecircchement aux activiteacutes ulteacuterieures ni avilir le corps et le rendre inapte aux
exercices militaires et civiques aussi bien ceux quon doit pratiquer immeacutediatement que
ceux quon apprendra plus tard raquo (Pol 1341a5-10) ce que cause la pratique excessive de la
musique laquo qui megravene aux compeacutetitions professionnelles [et] aux virtuositeacutes eacutetonnantes et
excessives qui envahissent aujourdhui les compeacutetitions raquo (Pol 1341a10-15) Ainsi on voit
que la philosophie demeure preacutefeacuterable agrave la pratique de la musique mais que outre les
reacuteserves que nous avons ameneacutees cette derniegravere a un rocircle tout agrave fait comparable agrave celui de
la philosophie avec lavantage notable decirctre appreacutecieacutee de presque tous
En tenant compte de lanalyse que nous venons de faire il importe de comprendre
que la philosophie prendra une acception eacutelargie ou restreinte tout deacutependant du contexte
Dans un contexte individuel comme celui des Eacutethiques la philosophie sera reacuteduite agrave la
pratique de la θεωρία qui est eacutevidemment lactiviteacute la meilleure alors que dans un contexte
politique ougrave il importe de deacuteterminer lactiviteacute qui sera la plus approprieacutee pour tous il
faudra comprendre la philosophie comme incluant en plus de la θεωρία une certaine part
de culture geacuteneacuterale dans les arts des Muses Cest donc dire que la philosophie au sens
propre et la musique feraient partie dune certaine maniegravere du mecircme genre de vie Degraves
109
110
lors il est leacutegitime de se demander agrave quoi pense Aristote lorsquil se questionne agrave savoir si
cest
laquo la vie politique et active qui est agrave choisir ou plutocirct celle qui est affranchie de tous les soucis exteacuterieurs par exemple une vie contemplative qui seule aux dires de certains est celle du philosophe Car il ny a guegravere que ces deux genres de vie que ceux des hommes qui honorent le plus la vertu choisissent eacutevidemment aussi bien ceux du passeacute que ceux daujourdhui Deux vies je veux dire la vie politique et la vie philosophique raquo (Pol 1324a26-32)
En effet cette question est poseacutee apregraves avoir affirmeacute immeacutediatement avant quune
citeacute excellente en est une dans laquelle chacun des citoyens est en mesure de pratiquer des
activiteacutes excellentes Dans cette mesure il semble tout agrave fait leacutegitime de comprendre que
lutilisation que fait le Stagirite de laquo vie philosophique raquo dans ce passage est agrave comprendre
dans son sens large Un autre indice nous permet daller dans ce sens agrave savoir que lorsquil
semble associer une vie laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo avec la vie
contemplative du philosophe cette association puisquelle est introduite par laquo par
exemple raquo ne semble en fait quecirctre une instance particuliegravere de ce type de vie et non pas
leacutepuiser De plus cette reacuteduction nest que le fait des laquo dires de certains raquo et Aristote ne
semble pas lappuyer particuliegraverement
Consideacuterant que la musique fait partie du mecircme genre de vie que la philosophie et
que selon ce passage cette vie est laquo affranchie de tous les soucis exteacuterieurs raquo [πάντων τῶν
ἐκτὸς ἀπολελυμένος] il est tentant dy voir aussi lagrave une forme atteacutenueacutee de lautarcie divine
accessible non seulement aux sages mais aussi agrave lhomme de la rue Comme si Aristote
conscient que lactiviteacute quil preacutesente comme eacutetant la meilleure et devant reacuteguler les
activiteacutes utiles de celui qui lexerce neacutetait pas praticable par suffisamment de gens aurait
tenteacute de lui trouver un substitut qui bien que moins noble est tout de mecircme rechercheacute pour
lui-mecircme et de ce fait se qualifie pour faire partie de la vie philosophique On aurait alors
une sorte de simulacre humain de lautarcie divine Bien entendu il ne faut pas croire que la
pratique musicale est reacuteellement autarcique eacutetant donneacute que lactiviteacute mecircme requiert du
mateacuteriel pour son exercice ce que ne demande pas la θεωρία mais elle est ce qui sen
rapproche le plus en ce quelle est sa propre fin
111
112
4 Conclusion
En guise de conclusion essayons de mieux comprendre le rapport qui doit ecirctre
eacutetabli entre la recherche de lautarcie humaine et la recherche de lautarcie divine Comme
nous lavons montreacute la recherche de lautarcie humaine est en fait la fonction propre de
lhomme et en ce sens tout homme doit y participer afin de reacutealiser son essence Cette
autarcie humaine correspond agrave ce qui fait en sorte quau sein de la citeacute les citoyens peuvent
non seulement vivre ce qui ne serait le fait que dune autarcie mateacuterielle mais aussi bien
vivre en combinant agrave la fois lautarcie mateacuterielle et la possibiliteacute de pratiquer la vertu
morale et la φρόνησις82 Parallegravelement agrave cela nous avons aussi fait ressortir que les activiteacutes
utiles ne sont pas neacutecessairement toutes agrave rejeter de la vie de lhomme vertueux En effet
dans les limites de ses besoins il est tout agrave fait convenable et mecircme souhaitable que
lhomme libre pratique ces activiteacutes
Par la suite nous avons montreacute que la philosophie neacutetait pas en mesure decirctre
consideacutereacutee en elle-mecircme comme une activiteacute pouvant ecirctre pratiqueacutee au sein de la citeacute dans
le but datteindre lautarcie humaine eacutetant donneacute que la citeacute se maintient de par lamitieacute
politique qui unit les citoyens entre eux et que la pratique philosophique ne peut pas mener
agrave un tel type damitieacute Cette impossibiliteacute vient principalement du fait quelle nest
aucunement utile et que lamitieacute politique se fonde sur lutiliteacute
Agrave partir de ce moment nous devions en conclure temporairement que la pratique de
la philosophie eacutetait incompatible avec les activiteacutes de la citeacute et quelle ne pourrait donc pas
82Voir agrave ce sujet la distinction que fait Mayhew entre πρὸς ζωὴν αὔταρκες (Pol 1328b17) ἐν τοῖς ἀναγκαίοις αὐτάρκης (Pol 1326b4) et ἀπλῶς αὐτάρκη (Pol 1328b18) et αὔταρκες πρὸς το εὐ ζῆν (Pol 1326b8-9) (Mayhew 1995 p490-491)
de ce fait ecirctre leacutegitimement pratiqueacutee agrave linteacuterieur de ses murs car elle nest pas directement
profitable aux autres citoyens Ainsi selon cette analyse mecircme si la pratique de la θεωρία
telle que deacutecrite en EN X 6-8 se reacuteveacutelait ecirctre le propre de lhomme ou du moins en faire
partie comme le veulent les interpreacutetations traditionnelles il nen demeurerait pas moins
que sa preacutesence au sein de la citeacute en serait douteuse Il est en effet difficile de voir comment
elle peut sinseacuterer dans une organisation devant reacutepondre aux besoins des individus alors
quelle-mecircme ne peut rien fournir qui participerait agrave cela Eacutevidemment on pourrait toujours
nous rappeler la distinction que fait Heinaman entre vie totale et vie partielle et soutenir
avec lui que la meilleure vie totale dun philosophe comprendra aussi dautres activiteacutes qui
elles seront utiles et lui permettront de faire partie de la citeacute ce qui permettrait du mecircme
coup de continuer agrave soutenir la position selon laquelle lactiviteacute contemplative est le propre
de lhomme
Toutefois bien que nous accordions la pertinence de la distinction entre vie totale et
vie partielle et que nous ne rejetions pas le fait que la vie contemplative soit la vie la plus
parfaite qui soit -mais seulement dans la mesure ougrave elle est pratiqueacutee par un dieu et non par
un homme- il nous semble que le deacuteveloppement sur le loisir que nous avons fait nous
empecircche de soutenir que la pratique de la θεωρία reacutealise loffice de lhomme En effet
quand on considegravere que la philosophie au sens strict nest pas la seule activiteacute acceptable
pour occuper noblement lespace de loisir creacuteeacute par les activiteacutes des citoyens au sein de la
citeacute il semble risqueacute de soutenir que cette activiteacute soit la seule agrave deacutefinir le propre de
lhomme Et cela dautant plus quAristote naccorde jamais agrave la musique un statut tel quil
113
114
nous serait permis de comprendre quelle est une forme imparfaite de la reacutealisation de
lessence humaine
De plus le statut ambigu de la relation entre la politique et le loisir semble nous
rendre incapable de reacutepondre pour de bon et de maniegravere univoque agrave la question de loffice
de lhomme Bien que nous croyons quen derniegravere analyse cet office soit agrave chercher dans
lexercice des vertus morales et de la φρόνησις il apparaicirct que le loisir est en quelque sorte
la fin de cet exercice du moins tel quil est preacutesenteacute en Pol VII-VIII Toutefois il est
important de voir que dans un tel contexte cest bien le loisir qui est la fin et non pas la
philosophie (Pol VII 15) Le loisir nest donc pas compris comme devant ecirctre reacuteserveacute ou
deacutegageacute en vue de la philosophie mais plutocirct que la philosophie est la meilleure faccedilon de
passer son temps de loisir En effet laquo il faut [δεῖ] du courage et de lendurance pour le
temps de la besogne de la philosophie pour celui du loisir [φιλοσοφίας δὲ πρὸς τὴν
σχολήν] et de la tempeacuterance et de la justice pour ces deux temps raquo (Pol 1334a22-25 nous
soulignons) En plus de cela lutilisation du vocabulaire de la neacutecessiteacute (δεῖ) semble
indiquer que la philosophie dans ce contexte reacutepond agrave un besoin ce qui est aussi reacuteaffirmeacute
tout juste apregraves lorsquAristote explique que laquo ce sont ces gens-lagrave [ie ceux qui ont du
loisir] qui ont le plus besoin [μάλιστα γὰρ οὗτοι δεήσονται] de philosophie de tempeacuterance
et de justice dans la mesure ougrave ils megravenent plus que dautres une vie de loisir dans
labondance de tels biens raquo (Pol 1334a31-34) Ce qui semble devoir ecirctre tireacute de ce passage
cest que la philosophie reacutepond agrave un besoin et que ce besoin se fait plus ressentir chez ceux
qui ont du loisir que chez ceux qui nen ont pas notamment pour les peuples guerriers laquo car
la guerre contraint les gens agrave ecirctre justes et agrave vivre dans la tempeacuterance raquo (Pol 1334a25-26)
Ce besoin de philosophie -et donc dune certaine recherche de lautosuffisance divine-
deacutecoule alors du fait quaucune contrainte exteacuterieure ne vient forcer lindividu agrave ecirctre juste et
tempeacuterant Degraves lors en labsence de ce type de contrainte il faut que lindividu (et la citeacute)
se tourne vers la philosophie afin de demeurer tempeacuterant parce que laquo la jouissance dun
sort heureux et la vie de loisir en temps de paix poussent plutocirct [les gens] agrave la deacutemesure raquo
(Pol 1334a26-28)
Ceci nest pas non plus la seule maniegravere de comprendre le lien entre lautosuffisance
et le bon exercice dune activiteacute politique En effet traitant de la distinction entre les
reacutegimes droits et les reacutegimes deacutevieacutes et plus speacutecifiquement entre la royauteacute et la tyrannie
Aristote affirme en passant que laquo nest pas un roi en effet celui qui ne se suffit pas agrave lui-
mecircme et nest pas supeacuterieur sur tous les plans du bien or un homme de cette qualiteacute na
besoin de rien en plus donc les inteacuterecircts quil a en vue ne sont pas les siens agrave lui mais ceux
des sujets quil gouverne raquo (EN 1160b3-6) Ce passage est tregraves important car il y est dit
que ce qui permet au roi de rester un roi sans devenir un tyran cest le fait quil soit
autarcique Cette autarcie nous semble pouvoir ecirctre comprise comme eacutetant ce qui entraicircne
chez le roi la tempeacuterance neacutecessaire agrave ne pas rechercher son propre inteacuterecirct Cest ainsi
quapparaicirct encore une fois le rocircle important de lautosuffisance au niveau politique agrave
savoir quelle permet de favoriser un reacutegime droit et dans la mesure ougrave lacquisition de biens
mateacuteriels devant mener agrave une certaine autosuffisance mateacuterielle de lindividu a pour limite
la recherche du loisir cest peut-ecirctre par le deacutesir de la pratique dune certaine forme de
philosophie que le roi en question aura eacuteteacute ou sera capable de deacutevelopper la tempeacuterance
115
116
requise pour la conduite dune constitution droite Il semble donc y avoir un lien assez fort
entre autarcie tempeacuterance et gouvernement politique droit
Malgreacute cela le rapport que le loisir entretient avec la pratique des vertus morales et
de la φρόνησις nous empecircche deacutevacuer totalement la pratique de la philosophie de ce qui
constitue lhomme En effet comme la philosophie est ce qui limite lactiviteacute politique et
lacquisition de richesses il faut voir en cela que sa pratique est la fin de lactiviteacute politique
comme le disait deacutejagrave EN VI 13 Ainsi on peut concevoir la pratique de la philosophie
comme le signe dune activiteacute politique reacuteussie et comme devant mener agrave la tempeacuterance
requise pour la stabiliteacute de la citeacute Autrement dit si les Spartiates avaient su faire de la
philosophie -ou pratiquer un quelconque loisir noble- leur citeacute sen serait beaucoup mieux
porteacutee et son prestige aurait pu durer mais dans la mesure ougrave une fois la guerre termineacutee
ses soldats ne sachant pas comment soccuper ils ont sombreacute dans la deacutemesure ce qui les a
conduits agrave leur perte Comprise ainsi la pratique philosophique peut dune certaine maniegravere
ecirctre interpreacuteteacutee comme le signe de la reacutealisation de lessence de lhomme si lon considegravere
que lhomme sans elle ne peut pas pratiquer une politique saine qui se limite agrave combler les
besoins de la citeacute Pour le dire en dautres mots lhomme na reacutealiseacute pleinement et pour de
bon son essence que lorsquil est en mesure de chercher agrave seacutelever au niveau de la diviniteacute
ou encore que ce nest quune fois tout agrave fait humain quil peut preacutetendre agrave devenir dieu
laquo Mais le bien a plusieurs aspects et lun est beauteacute lun deux est faisable alors que lautre
ne lest pas est faisable ce bien en vue de quoi on agit ne lest pas celui qui existe dans les
ecirctres immobiles raquo (EE 1218b5-10)
Bibliographie
Textes et traductions
ARISTOTE De lacircme traduction de Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion 1993
--- Eacutethique agrave Nicomaque traduction par Richard Bodeacuteuumls Eacuteditions Flammarion Paris 2004
--- Eacutethique agrave Eudegraveme traduction par Vianney Deacutecarie Eacuteditions Vrin et Les Presses de lUniversiteacute de Montreacuteal Paris 1978
--- Les grands livres deacutethique (la grande morale) traduction par Catherine Dalimier Eacuteditions Arleacutea 1992
--- Invitation agrave la philosophie (Protreptique) traduction par Jacques Follon Eacuteditions Mille et une nuits Paris 2000
--- Meacutetaphysique Tome 1 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (1991)
--- Meacutetaphysique Tome 2 traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 1933 (2004)
--- Parties des animaux traduction par J-M Le Blond Eacuteditions Flammarion (Eacuteditions Aubier 1945) 1995 pour lintroduction
--- Petits traiteacutes dhistoire naturelle traduction par Pierre-Marie Morel Eacuteditions Flammarion 2000
--- Les Politiques traduction par Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion Paris 1990
--- Les reacutefutations sophistiques traduction par Louis-Andreacute Dorion Eacuteditions VrinPresses de lrsquoUniversiteacute Laval 1995 --- The politics of Aristotle a revised text with introduction analysis and commentary by Franz Susemihl and RD Hicks vol1 London Macmillan 1894
--- Rheacutetorique preacutesentation et traduction par Pierre Chiron Eacuteditions Flammarion Paris 2007
--- Traiteacute du ciel traduction par Catherine Dalimier et Pierre Pellegrin Eacuteditions Flammarion 2004
--- Topiques traduction par J Tricot Eacuteditions Vrin Paris 2004
117
118
PLATON La Reacutepublique traduction par Georges Leroux Eacuteditions Flammarion Paris 2002 (2e eacutedition 2004)
--- Pheacutedon traduction de Monique Dixsaut dans laquo Platon oeuvres complegravetes raquo Eacuteditions Flammarion Paris 2008
Eacutetudes
ADKINS AWH laquo Theoria versus Praxis in the Nicomachean Ethics and the Republic raquo Classical Philology Vol 73 No 4 (Oct 1978) pp 297-313
AMBLER Wayne H laquo Aristotle on Acquisition raquo Canadian Journal of Political Science Revue canadienne de science politique Vol 17 No 3 (Sep 1984) pp 487-502
ANNAS Julias laquo Plato and Aristotle on Friendship and Altruism raquo Mind New Series Vol 86 No 344 (Oct 1977) pp 532-554
--- Comments on J Cooper Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
ARNOLD Peter laquo On the Relationship between Education Work and Leisure Past Present and Future raquo British Journal of Educational Studies Vol 37 No 2 (May 1989) pp 136-146
AUBENQUE Pierre La prudence chez Aristote Presses universitaires de France Paris 2004 4e eacuted (1963)
BERNARDETE Seth laquo Aristotle De Anima III3-5 raquo The Review of Metaphysics Vol 28 No 4 (Jun 1975) pp 611-622
BICKFORD Susan laquo Beyond Friendship Aristotle on Conflict Deliberation and Attention raquo The Journal of Politics Vol 58 No 2 (May 1996) pp 398-421
BODEacuteUumlS Richard laquo Notes sur quelques aspects de la conscience dans la penseacutee aristoteacutelicienne raquo Phronesis Vol 20 No 1 (1975) pp 63-74
--- laquo Philosophie et politique raquo Politique et philosophie chez Aristote Socieacuteteacute des eacutetudes classiques Namur 1991 chapitre II pp57-69
--- laquo La nature politique de la sagaciteacute raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre IV pp65-78
--- laquo Le bonheur parfait agrave titre secondaire raquo La veacuteritable politique et ses vertus selon Aristote Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve Paris Dudley (MA) 2004 chapitre X pp181-193BOSANQUET B laquo The Place of Leisure in Life raquo International Journal of Ethics Vol 21 No 2 (Jan 1911) pp 153-165
BROWN Eric laquo Aristotle on the Choice of Lives Two Concepts of Self-Sufficiency raquo Quel choix de vie Eacutetudes sur les rapports entre theōria et praxis chez Aristote ed Pierre Destreacutee (Louvain Peeters agrave paraicirctre) disponible agrave httpwwwartsciwustledu~eabrownresearchhtml
CHIBA Shin laquo Hannah Arendt on Love and the Political Love Friendship and Citizenship raquo The Review of Politics Vol 57 No 3 (Summer 1995) pp 505-535
CLARK Stephen laquo The Use of `Mans Function in Aristotle raquo Ethics Vol 82 No 4 (Jul 1972) pp 269-283
COLLINS Susan D laquo Moral Virtue and the Limits of the Political Community in Aristotles Nicomachean Ethics raquo American Journal of Political Science Vol 48 No 1 (Jan 2004) pp 47-61
COOPER John M laquo Friendship and the Good in Aristotle raquo The Philosophical Review Vol 86 No 3 (Jul 1977) pp 290-315
--- laquo Aristotle on the Forms of Friendship raquo The Review of Metaphysics Vol 30 No 4 (Jun 1977) pp 619-648
--- laquo Political animals and civic friendship raquo Aristoteles bdquoPolitikldquo Akten des XI Symposium Aristotelicum FriedrichshafenBodense 258-391987 Herausgegeben von Guumlnther Patzig Vandenhoeck amp Ruprecht Goumltingen 1990
CORDERO Ronald A laquo Aristotle and Fair Deals raquo Journal of Business Ethics Vol 7 No 9 (Sep 1988) pp 681-690
CURZER Howard J laquo Criteria for Happiness in Nicomachean Ethics 17 and X 6-8 raquo The Classical Quarterly New Series Vol 40 No 2 (1990) pp 421-432
GRAMM Warren S laquo Labor Work and Leisure Human Well-Being and the Optimal Allocation of Time raquo Journal of Economic Issues Vol 21 No 1 (Mar 1987) pp 167-188
119
120
HARDIE WFR laquo Aristotle on the Best Life for a Man raquo Philosophy Vol 54 No 207 (Jan 1979) pp 35-50
HEINAMAN Robert laquo Eudaimonia and Self-Sufficiency in the Nicomachean Ethics raquo Phronesis Vol 33 No 1 (1988) pp 31-53
HENAFF Marcel laquo Le Philosophe et le marchand raquo MLN Vol 102 No 4 French Issue (Sep 1987) pp 761-781 KAPLAN Andrew laquo Work Leisure and the Tasks of Schooling raquo Curriculum Inquiry Vol 27 No 4 (Winter 1997) pp 423-451
KEYT David laquo Intellectualism in Aristotle raquo Paideia Special Aristotle Issue (1978) pp138-157
LABARRIEgraveRE Jean-Louis La condition animale eacutetudes sur Aristote et les Stoiumlciens Eacuteditions Peeters Louvain-la-Neuve 2005
LORD Carnes Education and culture in the political thought of Aristotle Cornell University Press Ithaca and London 1982
MARA Gerald M laquo The Role of Philosophy in Aristotles Political Science raquo Polity Vol 19 No 3 (Spring 1987) pp 375-401
MAYHEW Robert laquo Aristotle on the self-sufficiency of the city raquo History of political thought VolXVI No4 Winter 1995 pp488-502
--- laquo Part and Whole in Aristotles Political Philosophy raquo The Journal of Ethics Vol 1 No 4 (1997) pp 325-340
MEIKLE Scott laquo Aristotle and the Political Economy of the Polis raquo The Journal of Hellenic Studies Vol 99 (1979) pp 57-73
--- laquo Aristotle on Money raquo Phronesis Vol 39 No 1 (1994) pp 26-44
--- laquo Aristotle on Business raquo The Classical Quarterly New Series Vol 46 No 1 (1996) pp 138-151
MILLER Fred D Jr laquo Aristotles Political Naturalism raquo Apeiron 224 (1989Dec) pp195-218
READER Soran laquo Aristotle on Necessities and Needs raquo Royal Institute of Philosophy Supplement Vol 80 No57 (2005) pp113-136
SCHWARZENBACH Sibyl A laquo On Civic Friendship raquo Ethics Vol 107 No 1 (Oct 1996) pp 97-128
TESSITORE Aristide laquo Making the City Safe For Philosophy Nicomachean Ethics Book 10 raquo The American Political Science Review Vol 84 No 4 (Dec 1990) pp 1251-1262
--- laquo Aristotles Ambiguous Account of the Best Life raquo Polity Vol 25 No 2 (Winter 1992) pp 197-21
121
- 0 Introduction
- 1 Autarcie divine et autarcie humaine
-
- 11 Autarcie divine
- 12 Activiteacute du dieu et activiteacute du sage
- 13 La θεωρία nrsquoest pas loffice de lrsquohomme
- 14 La vertu morale et la sagaciteacute constituent loffice de lrsquohomme
- 15 Lrsquoautarcie humaine
- 16 La citeacute comprise par lrsquoanalogie du tout organique
-
- 2 Incompatibiliteacute entre autarcie divine et autarcie humaine
-
- 21 Lamitieacute politique
- 22 Lincompatibiliteacute entre lamitieacute politique et la philosophie
-
- 221 Linutiliteacute de la philosophie
- 222 Lincommensurabiliteacute de la philosophie
- 223 Lessence de la philosophie
-
- 23 Lamitieacute politique et la deacutefinition de la citeacute
- 24 Lami philosophe
-
- 3 Philosophie loisir et politique
-
- 31 Incompatibiliteacute entre vie libre et travail utile
-
- 311 Le caractegravere avilissant des activiteacutes neacutecessaires
- 312 Les activiteacutes neacutecessaires empecircchent le loisir
-
- 32 Vie totale et vie partielle
- 33 Eacuteducation loisir et limite du politique
-
- 4 Conclusion
- Bibliographie
-
- Textes et traductions
- Eacutetudes
-