La littérature africaine et les paramètres du canon · Ngugi wa Thiong’o, Decolonising the...

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Études françaises

La littérature africaine et les paramètres du canonKom Ambroise

La littérature africaine et ses discours critiquesVolume 37, Number 2, 2001

URI: https://id.erudit.org/iderudit/009006arDOI: https://doi.org/10.7202/009006ar

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Publisher(s)Les Presses de l'Université de Montréal

ISSN0014-2085 (print)1492-1405 (digital)

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Article abstractAs we know, modern African literature is a product of an encounter betweenimperial Europe and the Black Continent. That new tradition has yet to createits institutions as well as its own canons. The following article is an attempt todeal with the controversies that oppose writers and critics on the subject of thestatus of African literature. It also points to a certain number of possibilitiesregarding its autonomy.

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Face aux littératures dûment instituées d’Europe et surtout des ancienspays impériaux, la France et la Grande-Bretagne en l’occurrence, leslittératures dites émergentes d’Afrique, d’Asie, des Caraïbes, et mêmede la diaspora européenne des Amériques et d’Australie, ont du mal àse faire reconnaître et surtout à dégager des classiques représentatifs dela culture dont se réclament leurs auteurs. Malgré l’immensité du cor-pus, malgré les nombreux prix engrangés, on sait le mal qu’ont dû etdoivent encore parfois se donner les spécialistes de la littérature desÉtats-Unis d’Amérique pour faire entendre leur voix dans les départe-ments d’anglais des maisons d’enseignement, autant en Europe qu’unpeu partout dans le monde, y compris parfois aux États-Unis même.Pour pas mal de spécialistes, les départements d’anglais sont moins unlieu d’enseignement des littératures de langue anglaise qu’un espaceréservé à l’enseignement de la littérature britannique.

Toujours est-il qu’au regard des institutions qui se sont créées dansnombre de pays industrialisés certaines querelles hégémoniques pren-nent un caractère de plus en plus feutré. Bien que certains combattantsd’arrière-garde n’aient pas baissé les bras, oser mettre en questionl’importance du corpus des États-Unis face à la littérature de Grande-Bretagne est une bataille bien dérisoire. Pareil phénomène peut s’ob-server au Canada où l’on constate aisément qu’au Québec même, parexemple, la littérature québécoise a pour ainsi dire gagné la guerre quil’opposa naguère à la littérature française. Depuis quelque temps déjà,au Québec, la légitimité passe de moins en moins par Paris.

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Mais si les littératures émergentes des pays du Nord ont presque tiréleur épingle du jeu, du fait sans doute qu’elles ont développé des stra-tégies institutionnelles d’inspiration européenne, pas mal reste à faireen ce qui concerne les pays du Sud, l’Afrique en particulier, et l’Afriquefrancophone de manière plus précise encore. Alors que, dans les paysdu Nord, des politiques volontaristes permettent d’encourager la pro-duction culturelle locale et nationale et de favoriser la création d’insti-tutions littéraires autonomes, les responsables de la plupart des paysafricains, sous prétexte de donner la priorité à un hypothétique dévelop-pement économique, se préoccupent peu de l’avenir culturel de leurespace. À telle enseigne qu’il n’est pas évident, près de soixante-dix ansaprès le mouvement de la négritude (1933), de dire ce qui, en réalité,définit l’africanité de la littérature africaine.

En quoi est-elle spécifique, ou autonome, puisque ni son écriture, nisa critique, ni ses institutions, ni les instances qui la légitiment n’ont deprétention à l’autonomie ? Certes, on parle de plus en plus d’une litté-rature francophone d’origine africaine, mais s’agit-il d’une littératurefrançaise d’Afrique ou d’une littérature africaine de langue française ?Le débat est loin d’être tranché et je ne m’attarderai pas sur la polémi-que qu’anime le Kényan Ngugi wa Thiong’o au sujet de ce qu’il ap-pelle la langue de la littérature africaine. D’autres se sont demandé sil’écriture dans une langue étrangère peut traduire les réalités d’unautre monde, d’une autre culture. Ngugi leur emboîte un peu le pas etpose la question fondamentale de savoir si la littérature africaine doits’écrire dans la langue maternelle de l’auteur (gikuyu, swahili, yoruba,hosa, etc.) ou si on peut appeler littérature africaine des textes qui s’éla-borent dans la langue de l’Autre, une langue qui, comme les religionsétrangères, fut introduite en Afrique comme un moyen de déportationspirituelle. Ngugi croit avoir trouvé la solution puisqu’il a résolu de neplus créer qu’en kikuyu. Mais il se charge immédiatement de se tra-duire en anglais avant de conclure, un peu rêveur :

The future of the African novel is then dependent on a willing writer(ready to invest time and talent in African languages) ; a willing translator(ready to invest time and talent in the art of translating from one Africanlanguage into another) ; a willing publisher (ready to invest time and money)or a progressive state which would overhaul the current neo-colonial lin-guistic policies and tackle the national question in a democratic manner ;and finally, and most important, a willing and widening readership1.

1. Ngugi wa Thiong’o, Decolonising the Mind : The Politics of Language in AfricanLiterature, Londres, James Currey/Heinemann, 1986, p. 85.

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Contrairement aux littératures européennes, qui reposent sur dessouches culturelles repérables, des préoccupations historiquement iden-tifiables, et qui bénéficient des instances confirmées de consécration, laproduction africaine est parfaitement hybride, d’autres parleraientmême d’inauthentique. Non seulement elle ne s’appuie sur aucune ins-tance légitimante (enseignement institué, maisons d’éditions dignes dece nom, public identifiable, prix institués, etc.) à « domicile », à l’intérieurdu continent, mais elle est enseignée, publiée et même distribuée dansla plupart des cas par nombre d’enseignants/chercheurs, d’éditeurs etde distributeurs — africains et non africains — venus d’ailleurs, je veuxdire d’autres disciplines, c’est-à-dire dont la formation de base ne relèvepas du domaine proprement africain. Jusqu’à une date récente, la plupartdes enseignants de littérature africaine étaient des transfuges d’autreslittératures, anglaise et française notamment, et toute la critique étaitpour ainsi dire subordonnée aux pratiques en cours dans ces autreschamps. Ainsi s’explique le dialogue de sourds et les polémiques qui ontmarqué les rapports entre écrivains, entre critiques, ou même entre desécrivains et des critiques de la littérature africaine.

Un malentendu originel

On se souviendra à ce propos de la violente diatribe de Mongo Beticontre Camara Laye qu’il trouvait trop peu engagé : « Laye, écrit-il,ferme obstinément les yeux sur les réalités les plus cruciales […]. CeGuinéen […] n’a-t-il donc rien vu d’autre qu’une Afrique paisible, belle,maternelle ? Est-il possible que pas une seule fois Laye n’ait été témoind’une seule petite exaction de l’administration coloniale2 ? » Sur un tonplus conciliant, Jacques Rabemananjara tient le même discours queMongo Beti puisqu’il affirme :

Le temps n’est pas encore né où [les Africains] auraient loisir de […]s’adonner au culte de l’art pour l’art. Toujours est-il que, pour notre part,notre conviction est faite et elle est simple. C’est à la seule situation de sonpeuple dans les circonstances présentes que le poète noir doit sa distinc-tion des autres poètes, la manière spéciale de son inspiration et la diffé-rence inéluctable de son accent dans le concert poétique de notre temps3.

Pareil débat entre artistes va se retrouver au niveau de la critique ouplutôt entre les défenseurs de la vision eurocentrique de la littérature

2. Mongo Beti, Trois écrivains noirs, Paris, Présence Africaine, 1954, p. 420.3. Jacques Rabemananjara, « Le poète noir et son peuple », Présence Africaine, no 16,

oct-nov. 1957, p. 29.

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et ceux qui croient en l’idée d’une création africaine originale. PourNoureini Tidjani Serpos, le colonisé « n’écrit pas pour dire que la vieest belle parce que, quand on la trouve belle, on en jouit sans perdre desminutes précieuses à l’écrire4 ». Senghor, quant à lui, vole au secours deCamara Laye, au nom de l’étymologie du genre : « Lui reprocher den’avoir pas fait le procès du colonialisme, c’est lui reprocher de n’avoirpas fait un roman à thèse, ce qui est le contraire du romanesque, c’estlui reprocher d’être resté fidèle à sa race, à sa mission d’écrivain5. » Plusrécemment, Catherine Ndiaye a emboîté le pas à Senghor en affirmant :« Il serait temps que l’écrivain du tiers-monde se comporte en esthète —qu’il abandonne l’œil du sociologue, qu’il laisse tomber le ressassementde l’historien et qu’il se détourne de la réduction de l’économiste6. »

Du côté de la critique non africaine, c’est avec une certaine per-plexité que la littérature africaine a été d’abord perçue. Reléguée à lapériphérie, la littérature africaine bénéficie d’un statut pour le moinsproblématique dans les institutions françaises. C’est plusieurs annéesaprès l’élection de Léopold Sédar Senghor à l’Académie française queses poèmes ont été inscrits aux programmes officiels de certains ensei-gnements. Mais la meilleure illustration qu’on peut donner de l’accueilde la littérature africaine dans les anciennes métropoles impériales estcelle de Wole Soyinka, que Bart Moore-Gilbert nous résume en cestermes : « […] the 1988 Nobel Laureate Wole Soyinka […] records how,as a visiting fellow of Churchill College, Cambridge, 1973, he offered togive some lectures on contemporary African writing. The EnglishFaculty declined his proposal, directing him instead to the Faculty ofAnthropology as a more suitable venue7. »

Le traitement réservé à Soyinka est symptomatique du destin de lalittérature du continent. Dans un article fort perspicace intitulé « TheUse of Mongo Beti » (1981), Robert Sherrington a analysé la perceptionque le monde occidental peut avoir de la littérature africaine. L’auteurrappelle pertinemment :

What’s the point of teaching French-African literature […] ? What’s theuse of it ? Is there much African literature in French ? Is it any good ?

In short, people’s interest spontaneously raises the whole business ofthe links between literary value and the use of literature. In our western

4. Noureini Tidjani Serpos, Aspects de la critique africaine, Paris, Silex, 1987, p. 69.5. Léopold Sédar Senghor, Liberté 1, Paris, Seuil, 1964, p. 157.6. Alain Rouch et Gérard Clavreuil, Littératures nationales d’écriture française, Paris,

Bordas, 1986, p. 5.7. Bart Moore-Gilbert, Postcolonial Theory, New York, Verso, 1997, p. 26.

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European tradition we have a strong tendency to assume that literaryvalue is inherent in literary works, that once « discovered » and acknowl-edged in a work it’s a universal and there for good ; and since this value isconfidently known to be present in our classics, those are the works whichit seems most appropriate to teach and to study8.

Ce débat demeure d’actualité et il le sera tant et aussi longtemps que lalittérature africaine, comme ce fut le cas dans les années 1930, serapubliée pour une bonne part dans les capitales occidentales, con-sommée surtout par un public vivant hors de l’Afrique, un public dontla culture et les codes d’appréhension de l’œuvre littéraire n’ont qu’unlointain rapport avec la création dans le contexte africain. À propos desœuvres appartenant à la littérature africaine, Sherrington expliqueencore que « they are therefore just as appropriate for acculturationpurposes as novels by Sartre or Flaubert, to whom they in any casetake a tokenistic second place in the curriculum9 ».

Eu égard au volume du corpus et même à l’apparent engouementque connaît la littérature africaine dans nombre d’universités de par lemonde, il ne fait aucun doute qu’une nouvelle tradition littéraire ayantses origines sur le continent noir est en train de naître. Toujours est-ilque les critères de sa canonisation méritent d’être pensés, puisqu’il fau-dra bien qu’ils s’organisent en marge et même en dehors de ce queSherrington appelle la tradition occidentale européenne. Comme l’écritMongo Beti, en effet, « l’écriture n’est plus en Europe que le prétextede l’inutilité sophistiquée, du scabreux gratuit, quand, chez nous, ellepeut ruiner des tyrans, sauver les enfants de massacres, arracher unerace à un esclavage millénaire, en un mot servir. Oui, pour nous, l’écri-ture peut servir à quelque chose, donc doit servir à quelque chose10 ».Comme il le suggère par ailleurs, les préoccupations sont tellementdifférentes qu’on pourrait difficilement croire que les écrivains afri-cains et européens font le même métier.

De ce point de vue, il paraît dérisoire que, plus de quarante ans aprèsla colonisation, on en soit encore à célébrer comme un événement latimide apparition de quelques textes d’auteurs africains dans les pro-grammes d’enseignement en France, comme on peut le lire dans unerécente livraison d’un magazine que finance le ministère français des

8. Stephen H. Arnold (dir.), Critical Perspectives on Mongo Beti, Boulder, Lynne RiennerPublishers, 1998, p. 393.

9. Ibid., p. 339.10. Mongo Beti, « Choses vues au festival des arts africains de Berlin-Ouest », Peuples

noirs-Peuples africains, no 11, sept-oct. 1979, p. 91.

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Affaires étrangères pour promouvoir, à sa manière, la littérature afri-caine : « Après le Caribéen Césaire et l’Africain Senghor, c’est au tourdu Marocain Tahar Ben Jelloun de faire son entrée au programme dubaccalauréat de français. En espérant que de nombreux auteurs franco-phones du Sud suivent le même chemin11. »

Être ou s’inféoder

Malgré un effort évident d’ouverture aux cultures des anciens pays del’Empire, qu’est-ce qui permet de penser que la France ira jamais au-delàde ce que Sherrington a appelé très justement un traitement « tokenis-tique » de la littérature africaine ? Les institutions métropolitaines sontsans doute disposées à « intégrer », mais pas nécessairement à accueillirune tradition qui aurait des velléités d’autonomie. D’ailleurs, pourquoile leur demanderait-on ? Ainsi, lorsque vers la fin des années 1970 j’aicompilé au Centre d’étude des littératures d’expression française del’Université de Sherbrooke les recensions du premier volume du Diction-naire des œuvres littéraires de langue française en Afrique au sud du Sahara(1983)12, j’ai soumis à nombre d’éditeurs parisiens le descriptif du projetpour voir lequel d’entre eux pourrait s’intéresser à la publication del’ouvrage.

Presque unanimement, les éditeurs intéressés m’ont proposé delimiter mes entrées aux « grands auteurs », sans jamais préciser ce querecouvrait cette expression. Aussi ai-je supposé que la notion de grandsauteurs ou écrivains consacrés renvoyait à des pratiques éditoriales pré-cises et des traditions universitaires connues. Mais en métropole, laconsécration obéit-elle à des critères esthétiques et institutionnelsapplicables à la littérature africaine telle qu’elle s’est écrite, sous laplume de Mongo Beti, de Wole Soyinka, de Tahar Ben Jelloun et de tantd’autres ? On se souviendra à ce propos du pamphlet de Mongo Beti,encore lui, contre Robert Cornevin suite à la plainte d’une étudianteen thèse qui voulait travailler sur l’œuvre de l’écrivain camerounais.Dans le style qui lui est propre, Mongo Beti rapporte :

Il y a deux ans à peu près, une jeune fille de couleur qui rédigeait unethèse de troisième cycle s’aventura dans un organisme de documentationoù officie l’inévitable Robert Cornevin, qui passe, même à l’étranger où

11. Notre Librairie, no 140, avril-juin 2000, p. 142.12. Ambroise Kom, Dictionnaire des œuvres littéraires de langue française en Afrique au sud

du Sahara, Sherbrooke, Naaman, 1983.

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les universitaires sont pourtant plus exigeants en matière d’africanisme,pour un grand spécialiste de l’Afrique, et qui appartient surtout à un typeformidablement accompli du mandarin français, dont le pouvoir et latyrannie désinvolte n’ont d’égale que son arrogance boursouflée doubléed’un déphasage hilarant à l’égard de son temps. Apprenant que la jeuneétudiante qui venait par hasard de lui être présentée travaillait sur les œu-vres de Mongo Beti, le Pontifex Maximus, qui ne peut se trouver en pré-sence d’un intellectuel noir sans succomber aussitôt à la tentationpaternaliste s’il en fut de le réduire au rôle de disciple admiratif et docileavant de le prendre sous son aile, n’hésita pas à adresser une sévère miseen garde à la jeune universitaire contre un auteur sur lequel il désapprou-vait, quant à lui, toute recherche, pour deux raisons surtout : Mongo Betin’était pas encore mort et, plus grave encore, ce romancier s’opposait àson président13.

Par la suite, Robert Cornevin se défendra d’avoir tenu pareils propos,mais nous savons que pendant longtemps on ne pouvait, dans l’univer-sité française, donner des cours et entreprendre des recherches que surdes écrivains disparus. Raison pour laquelle les littératures contempo-raines, qu’elles soient française ou étrangères n’avaient pour ainsi direpas place dans les programmes d’enseignement et dans les projets derecherches. Entreprendre des travaux sur un écrivain disparu permet-tait, disait-on, d’en avoir une vue d’ensemble et de pouvoir en propo-ser une évaluation définitive. Dès lors, on comprend pourquoi la thèsed’État était souvent appelée grand œuvre.

Comment dans ce contexte s’attendre à voir les littératures africai-nes, de date récente, prétendre à être canonisées au même titre que lesécrits métropolitains ? André Lefebvre a montré comment toute littéra-ture est liée à son contexte d’élaboration :

A literature […] can be described as a system, embedded in the environ-ment of a civilization/culture/society, call it what you will. The system isnot primarily demarcated by a language, or any ethnic group, or a nation,but by a poetics, a collection of devices available for use by writers at acertain moment in time […]. The environment exerts control over thesystem, by means of patronage. Patronage combines both an ideologicaland an economic component. It tries to harmonize the system with othersystems it has to co-exist with in the wider environment — or it simplyimposes a kind of harmony. It provides the producer of literature with alivelihood, and also with some kind of status in the environment14.

13. Mongo Beti, « Pourquoi Peuples noirs–Peuples africains », Peuples noirs–Peuples afri-cains, no 1, janvier-février 1978, p. 18-19.

14. Bill Ashcroft et al., The Postcolonial Studies Reader, New York, Routledge, 1995, p. 465.

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Or nous savons que la littérature africaine, qu’elle soit anglophone oufrancophone, est toujours intégrée à un ensemble qui, bien souvent, nepeut que l’étouffer. Pas mal d’enseignants de littérature britannique con-temporaine sont heureux d’annoncer — quel progrès ! — que ThingsFall Apart de Chinua Achebe fait partie de leur corpus. Les enseignantsféministes de toutes origines s’approprient allègrement Une si longuelettre de Mariama Bâ, roman considéré à tort ou à raison comme unbeau prétexte pour faire passer le message d’une sororité transnationale,oubliant que, comme l’écrit Kirsten Holst Petersen : « Western feministsdiscuss the relative importance of feminist versus class emancipation,the African discussion is between emancipation versus the fight againstneo-colonialism, particularly in its cultural aspect. In other words, whichis the more important, which comes first, the fight for female equalityor the fight against Western cultural imperialism15 ? »

Pas mal d’exégètes de la poésie moderne n’hésitent pas à s’attaquerà l’une ou à l’autre pièce de Senghor. Évidemment, il est facile d’arguerque les sortir ainsi de leur environnement naturel est une manière dereconnaissance, une façon de les intégrer au cercle restreint des pro-ductions de valeur universelle. Il en va de même des prix littéraires. Lespays africains n’ayant créé aucune instance de consécration de leursartistes, les écrivains sont pris en compte dans l’attribution des prixmétropolitains. Le Nigérian Ben Okri a remporté le meilleur prix duCommonwealth. Ainsi en est-il du prix Renaudot qu’obtint Ouologuem,du Grand Prix de l’Académie française attribué à Lopes et à Beyala, duprix du Livre Inter décerné à Ahmadou Kourouma. W. J. T. Mitchellécrit encore à propos de la Grande-Bretagne : « The British seem to havejoined the game as well. The Booker Prize no longer seems to go rou-tinely to an Englishman. When Keri Hume, a Maori-Scottish feministmystic from the remote west coast of New Zealand’s south island,wins Britain’s most prestigious literary prize with her first novel, weknow that familiar cultural maps are being redrawn16. »

Citant Naguib Mahfouz et Wole Soyinka, auxquels on devrait ajou-ter Derek Walcott, Mitchell constate également qu’eu égard au nom-bre de prix Nobel accordés aux ressortissants des pays anciennementdominés on dirait que ce sont eux qui dictent le rythme, bien quel’Occident cherche désespérément à conserver sa mainmise par le détourdes théories critiques : « It is easy to find evidence to support the idea

15. Ibid., p. 251-252.16. Ibid., p. 476.

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that the former imperial centers today excel in criticism while formercolonial nations are producing the most exciting literature17. » Et plusloin il écrit encore : « If the balance of literary trade has shifted fromthe First to the Second and Third Worlds, the production of criticismhas become a central activity of the culture industries of the imperialcenters, especially in institutions of higher education18. »

L’imaginaire sous contrôle

On le voit, aujourd’hui comme hier, le monde occidental développedes stratégies de légitimation de manière à s’assurer qu’il continuera àdétenir les critères de canonisation de l’œuvre littéraire. Malgré les in-dépendances des anciennes colonies françaises, c’est encore le GrandPrix littéraire d’Afrique Noire, prix créé pour récompenser les écrivainsd’Outre-Mer comme on le disait autrefois, qui continue de consacrerles écrivains francophones d’Afrique noire. Et ce sont bien sûr les ins-tances métropolitaines qui tirent les ficelles. De ce point de vue, lalittérature africaine vit et même s’épanouit en exil. Publiée, distribuéeet consacrée presque exclusivement par des instances d’ailleurs, instal-lées ailleurs, on pourrait en arriver à s’interroger sur son identité réelle.À l’heure de la mondialisation des échanges, nombreux sont ceux quipensent qu’un produit culturel qui est apprécié en dehors de son terreaud’origine témoigne de la qualité qu’il recèle et de l’intérêt qu’il suscite.Mais il s’agit là d’une bien maigre consolation.

Devrait-on en arriver à conclure que le critique est dépourvu detout moyen de juger du niveau de reconnaissance de l’écrivain africainà l’intérieur même du continent ? En l’absence des instances de canoni-sation venues d’ailleurs, n’est-il pas souhaitable de rechercher de nou-veaux instruments, si imparfaits soient-ils, pour consacrer les artistesdu continent ? Ce faisant, on serait tout simplement en phase avec leprocessus de consécration des autres littératures marginales.

Pendant l’année 1999-2000, une expérience significative a eu coursdans la ville de Worcester, dans le Maine, aux États-Unis. Une deslibrairies les plus fréquentées de la ville se rend compte que son rayond’ouvrages afro-américains (écrivains hommes surtout) n’est pas parti-culièrement fourni. Le gérant s’adresse alors au responsable des étudesafro-américaines d’une université de l’endroit pour lui demander de

17. Ibid., p. 475.18. Ibid., p. 476.

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suggérer des titres à commander. Plutôt que de recourir à l’omni-science du spécialiste pour fournir une liste au libraire, le collègue enprofite pour demander à ses étudiants quels seraient les titres qui,d’après eux, mériteraient d’être retenus en priorité. Et c’est à la suitede débats, de réunions et d’échanges qui durent trois mois que legroupe s’entend sur une liste d’une dizaine d’ouvrages. La méthoden’est pas parfaite, loin s’en faut, mais elle peut permettre, à terme, decontourner les diktats de l’establishment littéraire américain et de don-ner aux personnes véritablement concernées la possibilité de participerà la canonisation des œuvres engendrées par les membres de leur com-munauté.

De ce point de vue, on peut penser que la consécration d’un textelittéraire africain devrait nécessairement passer par la prise en comptede l’accueil que lui réserve le public lecteur présent sur le continent. Etce public, constitué en grande majorité de jeunes élèves et d’étudiants,juge l’œuvre en fonction de son enracinement, c’est-à-dire en fonctionde la place que l’auteur accorde aux problèmes, sociaux, culturels, politi-ques, économiques, éthiques et autres, qui sont les leurs. Ainsi, Senghorest peu connu comme poète, mais il reste dans les mémoires commegrand chantre de la négritude et surtout comme ancien chef de l’Étatsénégalais. En revanche, son homologue Césaire, le Nègre fondamen-tal, est lu et apprécié non seulement à cause de la puissance de sonCahier d’un retour au pays natal, mais aussi du fait de ses pièces de théâ-tre, qui s’inspirent de l’histoire du continent et des mésaventures de ladiaspora noire. Dans presque toutes les librairies ambulantes ou librai-ries du poteau des capitales de l’Afrique francophone au sud du Sahara,on trouvera facilement des textes de Birago Diop, qui a transcrit lescontes de l’Afrique d’antan, de Sembène Ousmane, considéré commel’avocat des victimes de l’establishment colonial et postcolonial, deMongo Beti, l’homme de Ville cruelle.

Autant Sembène Ousmane est connu pour avoir porté nombre deses récits à l’écran de manière à se rapprocher de son public, autantMongo Beti apparaît comme le modèle de l’écrivain africain postcolo-nial. Depuis qu’il a pris sa retraite de la fonction publique française, il estretourné au Cameroun où, quotidiennement, il joint l’acte à la parole.En plus d’avoir ouvert une librairie à Yaoundé pour mettre la culture àla portée du plus grand nombre, il poursuit le militantisme que profes-sent nombre de ses écrits dans des débats publics, dans les colonnes desjournaux locaux, et il ouvre ses portes aux militants et aux hommes etfemmes des cultures les plus diverses qui viennent lui demander son

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avis sur des questions d’écriture ou sur des problèmes d’actualité politi-que. L’action de Mongo Beti s’inscrit dans le même registre que celle deWole Soyinka ou même d’Achebe avant le grave accident qui l’a forte-ment handicapé. Leur homologue Ferdinand Oyono, qui a choisi depuis1960 de servir le régime néo-colonial qui gouverne le Cameroun, semblerelégué au musée de l’histoire littéraire du pays.

Assez curieusement, Calixthe Beyala, qui a été particulièrementcélébrée en Occident et qui a même obtenu le Grand Prix de l’Aca-démie française, n’est véritablement lue que dans le cercle restreint dequelques initiés. Cet exemple illustre bien le hiatus qui existe entre lecritère métropolitain de canonisation et l’attente du public africain. Auterme de presque un siècle de production, peut-on parler d’une littéra-ture autonome ou sommes-nous en train d’assister à un phénomènesans précédent, celui d’écrits épars dont le dénominateur communserait simplement l’origine africaine de leurs auteurs ? Qu’est-ce qui faitdonc l’africanité du texte africain ? Le problème demeure entier.

Comment conclure ?

Tout compte fait, on retrouve au niveau des paramètres de canonisa-tion des créations littéraires africaines le même type de problèmes queceux qui entravent le développement des autres secteurs d’activité dansles pays de la périphérie. Mais bien que tous les pouvoirs impériaux seressemblent, tout se passe comme si le système britannique, du faitpeut-être de l’indirect rule, avait été plus ouvert, moins mesquin que lesystème jacobin, extrêmement centralisateur, qui caractérise l’organi-sation des affaires en France. Assez tôt, en effet, la maison Heinemanna créé une structure éditoriale qui couvrait tout le Commonwealth etqui avait pignon sur rue non seulement à Londres, Édimbourg, Mel-bourne, Auckland, mais aussi à Kingston, Hong Kong, Singapour,Kuala Lumpur, New Dehli, Port of Spain, Ibadan et Nairobi. Pareillestructure a eu pour effet de mettre les textes de chaque pays ou tout aumoins de chaque région de l’Empire britannique à la portée de seslecteurs cibles, mais aussi et surtout d’avoir favorisé les initiatives loca-les en matière d’édition. Raison pour laquelle les pays anglophonesd’Afrique et même des Caraïbes disposent aujourd’hui d’une bonnelongueur d’avance pour ce qui est de la production et de la commercia-lisation de l’imprimé.

En « francophonie », en revanche, les éditeurs parisiens n’ont jamaiséprouvé le besoin d’aller s’installer dans les capitales africaines. Tout au

la littérature africaine et les paramètres du canon

Page 13: La littérature africaine et les paramètres du canon · Ngugi wa Thiong’o, Decolonising the Mind: The Politics of Language in African Literature, Londres, James Currey/Heinemann,

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plus ont-ils créé de timides collections africaines ou pris part à des pro-jets soutenus à bout de bras par les États, comme ce fut le cas, semble-t-il, pour les très éphémères Nouvelles Éditions africaines de Dakar etd’Abidjan. Une maison comme Hachette occupe pourtant une placede choix dans la distribution du livre scolaire en Afrique, mais un livrescolaire made in France ne contribue souvent qu’à entretenir l’analpha-bétisme puisqu’il est généralement d’un prix inabordable pour l’écolierafricain.

Et si l’on n’y prend garde, l’inexorable mondialisation des échangesne pourra qu’accélérer la marginalisation des pays périphériques puisqueles géants du Nord rivalisent pour assurer leur mainmise sur les espaceséconomiques, sans nécessairement tenir compte des intérêts des plusfaibles. Certes, l’édition est une industrie et publier un livre est uneopération dans laquelle éditeurs et écrivains cherchent, chacun de soncôté, à engranger un maximum d’avantages. Mais au point où en sontnombre de pays africains, il y a lieu de se demander si, à l’instar deMongo Beti qui a créé une librairie pour mettre le livre à la portée duplus grand nombre ou de Ngugi qui publie en kikuyu pour satisfairel’attente de ses congénères, les écrivains soucieux d’atteindre le publicdu continent ne devraient pas prospecter d’autres avenues. L’éditionafricaine, et surtout de l’Afrique francophone au sud du Sahara, a dumal à décoller. Même l’expérience des coéditions a montré ses limites.Pourquoi les écrivains africains, au moins les plus connus, ne négocie-raient-ils pas un « prix africain » pour un certain nombre d’exemplairesde leurs ouvrages, à la signature des contrats d’édition ? De la sorte, lepublic du continent aurait au moins l’occasion, en attendant des joursmeilleurs, de suivre l’évolution d’une littérature qu’on dit sienne maisqui, de plus en plus, naît, grandit, s’épanouit et se canonise sous d’autrescieux.