La Gloire de Mon Pere

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  • La gloire de mon pre

    Tome 1 - Souvenirs d'enfance

    de

    Marcel Pagnol

  • Avant-propos

    Voici que pour la premire fois - si je ne compte pas quelques modestes essais - j'cris en prose. Il me semble en effet qu'il y a trois genres littraires bien diffrents : la posie, qui est chante, le thtre, qui est parl, et la prose, qui est crite. Ce qui m'effraie, ce n'est point tant le choix des mots ou des tournures, ni les subtilits grammaticales - qui sont, finalement, la porte de tout le monde : mais c'est la position du romancier, et celle, plus dangereuse encore, du mmorialiste. Il est bien difficile de parler de soi : tout le mal qu'un auteur dira de lui-mme, nous le croyons de fort bon cur; tout le bien nous ne l'admettons que preuves en main, et nous regrettons qu'il n'ait pas laiss ce soin d'autres. Dans ces Souvenirs, je ne dirai de moi ni mal ni bien; ce n'est pas de moi que je parle, mais de l'enfant que je ne suis plus. C'est un petit personnage que j'ai connu et qui s'est fondu dans l'air du temps, la manire des moineaux qui disparaissent sans laisser de squelette. D'ailleurs, il n'est pas le sujet de ce livre, mais le tmoin de trs petits vnements. Cependant, c'est moi qui vais rdiger son rcit. Il est bien imprudent, vers la soixantaine, de changer de mtier. La langue du thtre sonne au sortir de la bouche d'un acteur, elle doit paratre improvise, la rplique doit tre comprise du premier coup, car une fois passe, elle est perdue. D'autre part, elle ne peut pas tre un modle de style littraire : ce n'est pas la langue d'un crivain, c'est celle du personnage. Le style d'un auteur dramatique est dans le choix des personnages, dans les sentiments qu'il leur prte, dans la dmarche de l'action. Quant sa position personnelle, elle doit rester modeste. Qu'il se taise ! Ds qu'il veut faire entendre sa propre voix, le mouvement dramatique tombe : qu'il ne sorte pas de la coulisse : nous n'avons que faire de ses opinions, s'il veut les formuler lui-mme : ses acteurs nous parlent pour lui, et ils nous imposeront ses motions et ses ides, en nous faisant croire que ce sont les ntres.La position de l'crivain est sans doute plus difficile. Ce n'est plus Raimu qui parle : c'est moi. Par ma seule faon d'crire, je vais me dvoiler tout entier, et si je ne suis pas sincre - c'est--dire sans aucune pudeur - j'aurai perdu mon temps gcher du papier. Il va donc falloir sortir des coulisses, et m'asseoir en face du lecteur qui me regardera fixement pendant deux ou trois heures : voil une ide bien inquitante, et qui m'a longtemps paralys.Cependant, j'ai examin l'autre face de la question. Le spectateur de thtre porte un col et une cravate, et ce costume anonyme que les Anglais nous ont impos. Il n'est pas chez lui : il a pay fort cher pour venir chez moi. Enfin, il n'est pas seul, et il observe ses voisins, qui l'observent. C'est pourquoi il ne s'intresse pas seulement aux rles jous par mes comdiens, mais au sien propre, et il joue lui-mme le personnage du spectateur intelligent et distingu. Il manifeste toujours : souvent il rit, ou il applaudit, et l'auteur dans la coulisse en est agrablement mu. Mais d'autres fois il tousse, il se mouche, il murmure, il siffle, il sort. L'auteur n'ose plus regarder personne, et il coute, constern, les explications toujours ingnieuses de ses amis : il n'ira pas souper dans une bote de nuit. Le lecteur - je veux dire le vrai lecteur - est presque toujours un ami. Il est all choisir le livre, il l'a emport sous son bras, il l'a invit chez lui.

  • Il va le lire en silence, install dans le coin qu'il aime, entour de son dcor familier.Il va le lire seul, et ne supportera pas qu'une autre personne vienne lire par-dessus son paule. Il est sans doute en robe de chambre ou en pyjama, sa pipe la main : sa bonne foi est entire.Cela ne veut pas dire qu'il aimera ce livre : il va peut-tre, la trentime page, hausser les paules, il va peut-tre dire avec humeur : Je me demande pourquoi on imprime de pareilles sottises ! Mais l'auteur ne sera pas l, et il n'en saura jamais rien. Sa famille, et quelques amis fidles, auront tendu devant ses yeux un rideau d'loges qui tempre la chaleur du four . Enfin, le succs d'un ouvrage de thtre est clairement mesurable par le chiffre des recettes - que contrle chaque soir un comptable de l'Assistance publique - et par le nombre des reprsentations. Il serait tout fait vain d'offrir une fte de centime au soir de la trentime; tandis qu'un diteur complice peut gayer une catastrophe romanesque en imprimant 15e mille sur les couvertures du troisime et dernier. Ainsi, quoique le grand succs d'un livre ait autant de mrite que celui d'une pice, le four du prosateur est moins cruel.Ce sont ces considrations, peu honorables, mais rassurantes, qui m'ont dcid publier cet ouvrage, qui n'a, au surplus, que peu de prtentions : ce n'est qu'un tmoignage sur une poque disparue, et une petite chanson de pit filiale, qui passera peut-tre aujourd'hui pour une grande nouveaut. Je suis n dans la ville d'Aubagne, sous le Garlaban couronn de chvres, au temps des derniers chevriers. Garlaban, c'est une norme tour de roches bleues, plante au bord du Plan de l'Aigle, cet immense plateau rocheux qui domine la verte valle de l'Huveaune.La tour est un peu plus large que haute : mais comme elle sort du rocher six cents mtres d'altitude, elle monte trs haut dans le ciel de Provence, et parfois un nuage blanc du mois de juillet vient s'y reposer un moment. Ce n'est donc pas une montagne, mais ce n'est plus une colline : c'est Garlaban, o les guetteurs de Marius, quand ils virent, au fond de la nuit, briller un feu sur Sainte-Victoire, allumrent un bcher de broussailles : cet oiseau rouge, dans la nuit de juin, vola de colline en colline, et se posant enfin sur la roche du Capitole, apprit Rome que ses lgions des Gaules venaient d'gorger, dans la plaine d'Aix, les cent mille barbares de Teutobochus. Mon pre tait le cinquime enfant d'un tailleur de pierres de Valras, prs d'Orange. La famille y tait tablie depuis plusieurs sicles. D'o venaient-ils ? Sans doute d'Espagne, car j'ai retrouv, dans les archives de la mairie, des Lespagnol, puis des Spagnol. De plus, ils taient armuriers de pre en fils, et dans les eaux fumantes de l'Ouvze, ils trempaient des lames d'pes : occupation, comme chacun sait, noblement espagnole. Cependant, parce que la ncessit du courage a toujours t inversement proportionnelle la distance qui spare les combattants, les tromblons et les pistolets remplacrent bientt les espadons et les colichemardes : c'est alors que mes aeux se firent artificiers, c'est--dire qu'ils fabriqurent de la poudre, des cartouches et des fuses.L'un d'eux, un arrire-grand-oncle, jaillit un jour de sa boutique travers une fentre ferme, dans une apothose d'tincelles, entour de soleils tournoyants, sur une gerbe de chandelles romaines.Il n'en mourut pas, mais sur sa joue gauche, la barbe ne repoussa plus. C'est pourquoi, jusqu' la fin de sa vie, on l'appela Lou Rousti , c'est--dire Le Rti. C'est peut-tre cause de cet accident spectaculaire que la gnration suivante dcida - sans renoncer aux cartouches ni aux fuses - de ne plus les garnir de poudre, et ils devinrent cartonniers , ce qu'ils sont encore aujourd'hui. Voil un bel exemple de

  • sagesse latine : ils rpudirent d'abord l'acier, matire lourde, dure, et tranchante; puis la poudre, qui ne supporte pas la cigarette, et ils consacrrent leur activit au carton, produit lger, obissant, doux au toucher, et en tout cas non explosible. Cependant mon grand-pre, qui n'tait pas monsieur l'an , n'hrita pas de la cartonnerie, et il devint, je ne sais pourquoi, tailleur de pierres. Il fit donc son tour de France, et finit par s'tablir Valras, puis Marseille. Il tait petit, mais large d'paules, et fortement muscl. Lorsque je l'ai connu, il portait de longues boucles blanches qui descendaient jusqu' son col, et une belle barbe frise. Ses traits taient fins, mais trs nets, et ses yeux noirs brillaient comme des olives mres. Son autorit sur ses enfants avait t redoutable, ses dcisions sans appel. Mais ses petits-enfants tressaient sa barbe, ou lui enfonaient, dans les oreilles, des haricots. Il me parlait parfois, trs gravement, de son mtier, ou plutt de son art, car il tait matre appareilleur. Il n'estimait pas beaucoup les maons : Nous, disait-il, nous montions des murs en pierres appareilles, c'est--dire qui s'embotent exactement les unes dans les autres, par des tenons et des mortaises, des embrvements, des queues d'aronde, des traits de Jupiter... Bien sr, nous coulions aussi du plomb dans des rainures, pour empcher le glissement. Mais c'tait incrust dans les deux blocs, et a ne se voyait pas ! Tandis que les maons ils prennent les pierres comme elles viennent, et ils bouchent les trous avec des paquets de mortier... Un maon, c'est un noyeur de pierres, et il les cache parce qu'il n'a pas su les tailler. Ds qu'il avait un jour de libert - c'est--dire cinq ou six fois par an - il emmenait toute la famille djeuner sur l'herbe, cinquante mtres du pont du Gard. Pendant que ma grand-mre prparait le repas, et que les enfants pataugeaient dans la rivire, il montait sur les tabliers du monument, prenait des mesures, examinait des joints, relevait des coupes, caressait des pierres. Aprs le djeuner, il s'asseyait dans l'herbe, devant la famille en arc de cercle, en face du chef-d'uvre millnaire, et jusqu'au soir, il le regardait.C'est pourquoi, trente ans plus tard, ses fils et ses filles, au seul nom du pont du Gard, levaient les yeux au ciel, et poussaient de longs gmissements.J'ai sur ma table de travail un prcieux presse-papiers. C'est un cube allong, en fer, perc en son centre d'un trou ovale. Sur chacune des faces extrmes, un entonnoir assez profond est creus dans le mtal refoul. C'est la massette du grand-pre Andr, qui frappa pendant cinquante ans la dure tte des ciseaux d'acier. Cet homme habile n'avait reu qu'une instruction sommaire. Il savait lire et signer, mais rien de plus. Il en souffrit secrtement toute sa vie, finit par croire que l'instruction tait le Souverain Bien, et il s'imagina que les gens les plus instruits taient ceux qui enseignaient les autres. Il se saigna donc aux quatre veines , pour tablir ses six enfants dans l'enseignement, et c'est ainsi que mon pre, vingt ans, sortit de l'cole normale d'Aix-en-Provence, et devint instituteur public. Les coles normales primaires taient cette poque de vritables sminaires, mais l'tude de la thologie y tait remplace par des cours d'anticlricalisme. On laissait entendre ces jeunes gens que l'glise n'avait jamais t rien d'autre qu'un instrument d'oppression, et que le but et la tche des prtres, c'tait de nouer sur les yeux du peuple le noir bandeau de l'ignorance, tout en lui chantant des fables, infernales ou paradisiaques.La mauvaise foi des curs tait d'ailleurs prouve par l'usage du latin, langue mystrieuse, et qui avait, pour les fidles ignorants, la vertu perfide des formules magiques. La Papaut tait dignement reprsente par les deux Borgia, et les rois n'taient pas mieux traits que les papes : ces tyrans libidineux ne s'occupaient gure que de leurs concubines quand ils ne jouaient pas au bilboquet; pendant ce temps, leurs suppts percevaient des impts crasants, qui atteignaient jusqu' dix pour

  • cent des revenus de la nation. C'est--dire que les cours d'histoire taient lgamment truqus dans le sens de la vrit rpublicaine. Je n'en fais pas grief la Rpublique : tous les manuels d'histoire du monde n'ont jamais t que des livrets de propagande au service des gouvernements. Les normaliens frais moulus taient donc persuads que la grande Rvolution avait t une poque idyllique, l'ge d'or de la gnrosit, et de la fraternit pousse jusqu' la tendresse : en somme, une explosion de bont. Je ne sais pas comment on avait pu leur exposer - sans attirer leur attention - que ces anges laques, aprs vingt mille assassinats suivis de vol, s'taient entre-guillotins eux-mmes. Il est vrai, d'autre part, que le cur de mon village, qui tait fort intelligent, et d'une charit que rien ne rebutait, considrait la Sainte Inquisition comme une sorte de Conseil de famille : il disait que si les prlats avaient brl tant de Juifs et de savants, ils l'avaient fait les larmes aux yeux, et pour leur assurer une place au Paradis.Telle est la faiblesse de notre raison : elle ne sert le plus souvent qu' justifier nos croyances.

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    Cependant, les tudes de ces normaliens ne se bornaient pas l'anticlricalisme, et l'histoire lacise. Il y avait un troisime ennemi du peuple, et qui n'tait point dans le pass : c'tait l'Alcool.De cette poque datent l'Assommoir , et ces tableaux effrayants qui tapissaient les murs des classes. On y voyait des foies rougetres et si parfaitement mconnaissables, cause de leurs boursouflures vertes et de leurs tranglements violacs qui leur donnaient la forme d'un topinambour : mais pour clairer ce dsastre, l'artiste avait peint, au beau milieu du tableau, le foie apptissant du bon citoyen, dont la masse harmonieuse et le rouge triomphal permettaient de mesurer la gravit des catastrophes circonscrites. Les normaliens, poursuivis jusque dans les dortoirs par cet horrible viscre (sans parler d'un pancras en forme de vis d'Archimde, et d'une aorte gaye de hernies) taient peu peu frapps de terreur, et la seule vue d'un verre de vin leur donnait des frissons de dgot.La terrasse des cafs, l'heure de l'apritif, leur paraissait une assemble de candidats au suicide. Un ami de mon pre, ivre d'eau filtre, en renversa un jour les tables, comme un Polyeucte laque qu'il tait. Ils pensaient que ces malheureux verraient bientt des rats grimper aux murs, ou qu'ils rencontreraient des girafes sur le cours Mirabeau, et l'on citait le cas d'un violoniste de grand talent, rduit jouer de la mandoline cause d'un tremblement spasmodique d au fait que sa moelle pinire trempait dans un bain de vermouth-cassis. Mais ce qu'ils hassaient le plus farouchement, c'taient les liqueurs dites digestives , les bndictines et les chartreuses, avec privilge du Roy , qui runissaient, dans une trinit atroce, l'glise, l'Alcool et la Royaut. Au-del de la lutte contre ces trois flaux, le programme de leurs tudes tait trs vaste, et admirablement conu pour en faire les instructeurs du peuple, qu'ils pouvaient comprendre merveille, car ils taient presque tous fils de paysans ou d'ouvriers. Ils recevaient une culture gnrale, sans doute plus large que profonde, mais qui tait une grande nouveaut; et comme ils avaient toujours vu leur pre travailler douze heures par jour, dans le champ, dans la barque ou sur l'chafaudage, ils se flicitaient

  • de leur heureux destin, parce qu'ils pouvaient sortir le dimanche, et qu'ils avaient, trois fois par an, des vacances qui les ramenaient la maison. Alors le pre et le grand-pre, et parfois mme les voisins - qui n'avaient jamais tudi qu'avec leurs mains -, venaient leur poser des questions, et leur soumettre de petites abstractions dont jamais personne au village n'avait pu trouver la clef. Ils rpondaient, les anciens coutaient, gravement, en hochant la tte... C'est pourquoi, pendant trois annes, ils dvoraient la science comme une nourriture prcieuse dont leurs aeux avaient t privs : c'est pourquoi, pendant les rcrations, M. le directeur faisait le tour des salles de classe pour en chasser quelques trop bons lves, et les condamner jouer au ballon. la fin de ces tudes, il fallait affronter le brevet suprieur, dont les rsultats prouvaient que la promotion tait parvenue maturit. Alors, par une sorte de dhiscence, la bonne graine tait projete aux quatre coins du dpartement, pour y lutter contre l'ignorance, glorifier la Rpublique, et garder le chapeau sur la tte au passage des processions.Aprs quelques annes d'apostolat laque dans la neige des hameaux perdus, le jeune instituteur glissait mi-pente jusqu'aux villages, o il pousait au passage l'institutrice ou la postire. Puis il traversait plusieurs de ces bourgades dont les rues sont encore en pente, et chacune de ces haltes tait marque par la naissance d'un enfant. Au troisime ou au quatrime, il arrivait dans les sous-prfectures de la plaine, aprs quoi il faisait enfin son entre au chef-lieu, dans une peau devenue trop grande, sous la couronne de ses cheveux blancs. Il enseignait alors dans une cole huit ou dix classes, et dirigeait le cours suprieur, parfois le cours complmentaire. On ftait un jour, solennellement, ses Palmes acadmiques : trois ans plus tard, il prenait sa retraite , c'est--dire que le rglement la lui imposait. Alors, souriant de plaisir, il disait : Je vais enfin pouvoir planter mes choux ! Sur quoi, il se couchait, et il mourait. J'en ai connu beaucoup, de ces matres d'autrefois. Ils avaient une foi totale dans la beaut de leur mission, une confiance radieuse dans l'avenir de la race humaine. Ils mprisaient l'argent et le luxe, ils refusaient un avancement pour laisser la place un autre, ou pour continuer la tche commence dans un village dshrit. Un trs vieil ami de mon pre, sorti premier de l'Ecole normale, avait d cet exploit de dbuter dans un quartier de Marseille : quartier pouilleux, peupl de misrables o nul n'osait se hasarder la nuit. Il y resta de ses dbuts sa retraite, quarante ans dans la mme classe, quarante ans sur la mme chaise. Et comme un soir mon pre lui disait : Tu n'as donc jamais eu d'ambition ? - Oh mais si ! dit-il, j'en ai eu ! Et je crois que j'ai bien russi ! Pense qu'en vingt ans, mon prdcesseur a vu guillotiner six de ses lves. Moi, en quarante ans, je n'en ai eu que deux, et un graci de justesse. a valait la peine de rester l.

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    Car le plus remarquable, c'est que ces anticlricaux avaient des mes de missionnaires. Pour faire chec Monsieur le cur (dont la vertu tait suppose feinte), ils vivaient eux- mmes comme des saints, et leur morale tait aussi inflexible que celle des premiers puritains. M. l'inspecteur d'Acadmie tait leur vque, M. le recteur, l'archevque, et leur pape, c'tait M. le ministre : on ne lui crit que sur grand papier, avec des formules rituelles. Comme les prtres, disait mon pre, nous travaillons pour la vie future : mais nous, c'est pour celle des autres.

  • C'est parce qu'il tait sorti, lui aussi, dans un bon rang, que la dhiscence de la promotion ne l'avait pas projet trop loin de Marseille, et qu'il tait tomb Aubagne. C'tait une bourgade de dix mille habitants, niche sur les coteaux de la valle de l'Huveaune, et traverse par la route poudreuse qui allait de Marseille Toulon. On y cuisait des tuiles, des briques et des cruches, on y bourrait des boudins et des andouilles, on y tannait, en sept ans de fosse, des cuirs inusables. On y fabriquait aussi des santons coloris, qui sont les petits personnages des crches de la Nol. Mon pre, qui s'appelait Joseph, tait alors un jeune homme brun, de taille mdiocre, sans tre petit. Il avait un nez assez important, mais parfaitement droit, et fort heureusement raccourci aux deux bouts par sa moustache et ses lunettes, dont les verres ovales taient cercls d'un mince fil d'acier. Sa voix tait grave et plaisante et ses cheveux, d'un noir bleut, ondulaient naturellement les jours de pluie. Il rencontra un dimanche une petite couturire brune qui s'appelait Augustine, et il la trouva si jolie qu'il l'pousa aussitt. Je n'ai jamais su comment ils s'taient connus, car on ne parlait pas de ces choses-l la maison. D'autre part, je ne leur ai jamais rien demand ce sujet, car je n'imaginais ni leur jeunesse ni leur enfance.Ils taient mon pre et ma mre, de toute ternit, et pour toujours. L'ge de mon pre, c'tait vingt-cinq ans de plus que moi, et a n'a jamais chang. L'ge d'Augustine, c'tait le mien, parce que ma mre, c'tait moi, et je pensais, dans mon enfance, que nous tions ns le mme jour. De sa vie prcdente, je sais seulement qu'elle fut blouie par la rencontre de ce jeune homme l'air srieux, qui tirait si bien aux boules, et qui gagnait infailliblement cinquante-quatre francs par mois. Elle renona donc coudre pour les autres, et s'installa dans un appartement d'autant plus agrable qu'il touchait l'cole, et qu'on n'en payait pas le loyer. Dans les mois qui prcdrent ma naissance, comme elle n'avait que dix-neuf ans - et elle les eut toute sa vie - elle conut de graves inquitudes, et dclara en sanglotant que son bb ne natrait jamais, parce qu'elle sentait bien qu'elle ne savait pas le faire .Mon pre essaya de la raisonner. Mais alors, elle disait, furieuse : Quand je pense que c'est toi qui m'as fait a ! Et elle fondait en larmes.Quand le survenant se mit bouger, elle eut des accs de fou rire, entre deux crises de sanglots. Effray par ce comportement draisonnable, mon pre appela au secours sa sur ane. C'tait elle qui l'avait lev. Elle tait (naturellement) directrice d'cole La Ciotat, et clibataire.La grande sur fut tout fait ravie, et dcida qu'il fallait sur-le-champ installer ma mre chez elle, sur le bord de la mer latine : ce qui fut fait le soir mme. On m'a dit que Joseph en fut charm, et qu'il profita de sa libert pour conter fleurette la boulangre, dont il mit en ordre la comptabilit : voil une ide dplaisante, et que je n'ai jamais accepte.Pendant ce temps, la future maman se promenait le long des plages, sous le tendre soleil de janvier, en regardant au loin les voiles des pcheurs, qui partaient trois heures vers le soleil couchant. Puis, prs du feu o sifflotait la flamme bleue des souches d'olivier, elle tricotait le trousseau de sa bondissante progniture, tandis que la tante Marie ourlait des langes, en chantant d'une jolie voix claire :

    Sur le brick lger que le flot balance,Quand la nuit tend son grand voile noir...

    Elle tait maintenant rassure, d'autant que son cher Joseph venait tous les

  • samedis, sur la bicyclette du boulanger. Il apportait des croquants aux amandes, des tartes la frangipane, et un sachet de farine blanche pour faire des crpes ou des beignets, ce qui prouve bien que la boulangre n'avait pas se plaindre de lui. Ces gteries, ce long repos, et l'air salubre de la douce Mditerrane transformrent la jeune Augustine : elle avait pris de belles couleurs, et il parat qu'elle chantait tous les matins, ds son rveil. Tout s'annonait donc le mieux du monde, lorsqu'au petit matin du 28 fvrier, elle fut rveille par quelques douleurs. Elle appela aussitt la tante Marie, qui dcrta que ce n'tait rien, puisque le docteur avait annonc la naissance d'une fille pour la fin du mois de mars; puis, elle ralluma le feu, pour mettre en route une tisane. Mais la patiente affirma que les docteurs n'y comprenaient rien, et qu'elle voulait retourner tout de suite Aubagne. Il faut que l'enfant naisse la maison ! Il faut que Joseph me tienne la main ! Marie, Marie, partons vite ! Je suis sre qu'il veut sortir ! La douce Marie essaya de la calmer, avec du tilleul et des paroles. La passoire la main, elle dclara que si l'vnement se confirmait, elle irait en informer le poissonnier, qui descendait chaque jour Aubagne vers les huit heures, et que Joseph viendrait, aussi vite que le vent, sur la machine pdales. Mais Augustine repoussa la tasse fleurs, et se tordit les mains en pleurant grosses larmes. Alors, la tante Marie alla frapper aux volets d'un voisin, qui possdait un boghey et un petit cheval. C'tait une poque bnie, o les gens se rendaient service : il n'y avait qu' demander.Le voisin attela son cheval, la tante enveloppa Augustine dans des chles, et nous voil partis au petit trot, tandis que sur la crte des collines la moiti d'un grand soleil rouge nous regardait travers les pins.

    Mais en arrivant la Bedole, qui est tout juste mi-chemin, les douleurs recommencrent, et la tante, son tour, s'affola. Elle serrait dans ses bras ma mre emmitoufle, et lui donnait des conseils : Augustine , disait-elle, retiens-toi , car elle tait vierge. Mais Augustine, toute ple, ouvrait des yeux noirs normes, et transpirait en gmissant. Heureusement, nous avions franchi le col et la route descendait sur Aubagne. Le voisin desserra son frein, qu'on appelait la mcanique, et fouetta le petit cheval, qui n'eut qu' se laisser emporter par le poids de l'quipage. Nous arrivmes tout juste temps, et Mme Ngrel, la sage-femme, vint en hte dlivrer ma mre, qui avait enfin plant ses ongles dans le bras puissant de Joseph.

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    Cette histoire n'est pas trs tonnante; mais attendez une minute, car elle va le devenir. Au dbut du XVIIIe sicle, il y avait Aubagne une trs riche et trs ancienne famille de commerants, qui s'appelaient Barthlmy. Ses mrites taient si clatants que le roi devait un jour l'anoblir. Or, dans la nuit du 19 au 20 janvier 1716, Mme Barthlmy, qui tait trs jeune, qui habitait Aubagne, et dont le mari s'appelait Joseph, ressentit les premires douleurs . Elle monta prcipitamment en voiture, pour se rendre auprs de sa mre, dans la maison familiale, qui tait la plus jolie maison de Cassis. Cassis tait un petit port de pche, une lieue de La Ciotat, et sur les trois quarts du voyage, la mme route conduit Aubagne.Mme Barthlmy passa donc par les gorges, puis par le col de la Bdoule, gmissante sous des couvertures... Elle arriva Cassis, pme de douleur, et

  • pendant qu'on la mettait au lit, elle donna le jour un petit garon . Cet enfant d'Aubagne devait tre l'abb Barthlmy, auteur illustre du Voyage du jeune Anacharsis en Grce, et qui fut lu l'Acadmie franaise le 5 mars 1789, au vingt-cinquime fauteuil : c'est ce fauteuil mme que j'ai l'honneur d'occuper, depuis le 5 mars d'une autre anne.On pourrait tirer, de cette double anecdote, une conclusion singulire : c'est que l'un des moyens de faire un jour partie de l'Illustre Compagnie, c'est d'tre le fils d'un Joseph, et d'essayer de natre, par un petit matin d'hiver, dans une carriole doublement gmissante, sur la route de la Bdoule. Mes souvenirs d'Aubagne sont peu nombreux, parce que je n'y vcus que trois ans.Je vois d'abord une trs haute fontaine, sous les platanes du Cours, juste devant notre maison. C'est le monument que ses compatriotes levrent notre abb Barthlmy, considr comme un homme de gauche, cause du Voyage du jeune Anacharsis. Peu de personnes l'avaient lu, et beaucoup disaient, en toute bonne foi : Le Jeune Anarchiste. Je l'ignorais, videmment, cette poque, mais j'coutais avec ravissement la petite chanson de la fontaine, qui ppiait avec les moineaux. Je vois ensuite un plafond qui tombe sur moi une vitesse vertigineuse, pendant que ma mre, horrifie, crie : Henri ! Tu es idiot ! Henri, je te dfends... C'est que mon oncle Henri, le frre de ma mre, me lance en l'air, et me rattrape au vol. Je hurle d'angoisse, mais quand ma mre m'a repris dans ses bras, je crie : Encore ! Encore ! Mon oncle Henri avait trente ans, une jolie barbe brune, et il tait mcanicien de machines vapeur : il travaillait leur construction dans les Ateliers des Forges et Chantiers, comme avait fait son pre, ce grand-pre maternel que je n'ai jamais connu. Celui-l tait n Coutances, vers 1845, et il s'appelait Guillaume Lansot. Normand de pure race, il tait venu Marseille en faisant son tour de France. Ma grand-mre marseillaise lui plut : il y resta. vingt-quatre ans, il avait dj trois enfants, dont ma mre tait la petite dernire. Comme il savait bien son mtier, et que la mer ne lui faisait pas peur, on l'envoya un jour Rio de Janeiro, pour dpanner un navire vapeur dont la machine ne voulait plus repartir. Il arriva dans ce pays encore sauvage, sans vaccin d'aucune sorte. Il vit des gens qui mouraient de la fivre jaune, et tout btement, il fit comme eux... Ses enfants n'avaient pas eu le temps de le connatre, et ma grand-mre, qui ne fut sa femme que pendant quatre annes, n'a pas pu nous dire grand-chose, sinon qu'il tait trs grand, qu'il avait des yeux bleu de mer, des dents trs blanches, qu'il tait d'un blond tirant sur le roux et qu'il riait d'un rien, comme les enfants. Je n'ai mme pas sa photographie. Parfois, le soir, la campagne, au coin du feu, je l'appelle, mais il ne vient pas. Il doit tre encore dans les Amriques. Alors tout seul, en regardant danser les flammes, je pense mon grand-pre de vingt-quatre ans, qui mourut sans lunettes, avec toutes ses dents, sous une paisse chevelure dore, et je m'tonne d'tre le si vieux petit- fils d'un grand jeune homme de Coutances. Un autre souvenir d'Aubagne, c'est la partie de boules sous les platanes du Cours. Mon pre, parmi d'autres gants, faisait des bonds prodigieux, et lanait une masse de fer des distances inimaginables. Parfois, il y avait de grands applaudissements, puis les gants finissaient toujours par se disputer, cause d'une ficelle qu'ils s'arrachaient des mains, mais ils ne se battaient jamais. D'aubagne nous passmes Saint-Loup, qui tait un gros village dans la banlieue de Marseille. En face de l'cole, il y avait l'abattoir municipal : ce n'tait qu'une sorte de hangar, o deux bouchers immenses opraient toutes portes ouvertes. Pendant que ma mre faisait son petit mnage, je grimpais sur une chaise,

  • devant la fentre de la salle manger, et je regardais l'assassinat des bufs et des porcs avec le plus vif intrt. Je crois que l'homme est naturellement cruel : les enfants et les sauvages en font la preuve chaque jour. Lorsque le malheureux buf recevait le coup de merlin entre ses cornes, et tombait sur les genoux, j'admirais simple- ment la force du boucher, et la victoire de l'homme sur la bte. La mise mort des porcs me faisait rire aux larmes parce qu'on les tirait par les oreilles, et qu'ils poussaient des cris stridents. Mais le spectacle le plus intressant, c'tait l'assassinat du mouton.Le boucher lui tranchait lgamment le gosier, tout en continuant une conversation avec son assistant, et sans accorder la moindre attention ce qu'il faisait. Quand il en avait gorg trois ou quatre, il plaait les cadavres, les pattes en l'air, sur des sortes de berceaux. Puis, avec un soufflet, il les gonflait prodigieusement, pour dcoller la peau de la chair : je croyais qu'il essayait d'en faire des ballons, et j'esprais les voir s'envoler : mais ma mre, qui survenait toujours au meilleur moment, me faisait descendre de mon observatoire, et tout en coupant des cubes de viande pour le pot-au-feu familial elle me tenait des propos incomprhensibles sur la douceur du pauvre buf, la gentillesse du petit mouton fris, et la mchancet de ce boucher. Lorsqu'elle allait au march, elle me laissait au passage dans la classe de mon pre, qui apprenait lire des gamins de six ou sept ans. Je restais assis, bien sage, au premier rang et j'admirais la toute-puissance paternelle. Il tenait la main une baguette de bambou : elle lui servait montrer les lettres et les mots qu'il crivait au tableau noir, et quelquefois frapper sur les doigts d'un cancre inattentif. Un beau matin, ma mre me dposa ma place, et sortit sans mot dire, pendant qu'il crivait magnifiquement sur le tableau :

    La maman a puni son petit garon qui n'tait pas sage. Tandis qu'il arrondissait un admirable point final, je criai :

    Non ! Ce n'est pas vrai ! Mon pre se retourna soudain, me regarda stupfait, et s'cria :

    Qu'est-ce que tu dis ?- Maman ne m'a pas puni ! Tu n'as pas bien crit ! Il s'avana vers moi : Qui t'a dit qu'on t'avait puni ?- C'est crit.

    La surprise lui coupa la parole un moment. Voyons, voyons, dit-il enfin, est-ce que tu sais lire ? - Oui.- Voyons, voyons... Rptait-il.

    Il dirigea la pointe du bambou vers le tableau noir. Eh bien, lis. Je lus la phrase haute voix.Alors, il alla prendre un abcdaire, et je lus sans difficult plusieurs pages...Je crois qu'il eut ce jour-l la plus grande joie, la plus grande fiert de sa vie.Lorsque ma mre survint, elle me trouva au milieu des quatre instituteurs, qui avaient renvoy leurs lves dans la cour de rcration, et qui m'entendaient dchiffrer lentement l'histoire du Petit Poucet... Mais au lieu d'admirer cet exploit, elle plit, dposa ses paquets par terre, referma le livre, et m'emporta dans ses bras, en disant : Mon Dieu ! Mon Dieu !... Sur la porte de la classe, il y avait la concierge, qui tait une vieille femme corse : elle faisait des signes de croix. J'ai su plus tard que c'tait elle qui tait alle chercher ma mre, en l'assurant que ces messieurs allaient me faire clater le cerveau . table, mon pre affirma qu'il s'agissait de superstitions ridicules, que je n'avais fourni aucun effort, que j'avais appris lire comme un perroquet apprend parler, et

  • qu'il ne s'en tait mme pas aperu. Ma mre ne fut pas convaincue, et de temps autre elle posait sa main frache sur mon front et me demandait : Tu n'as pas mal la tte ? Non, je n'avais pas mal la tte, mais jusqu' l'ge de six ans, il ne me fut plus permis d'entrer dans une classe, ni d'ouvrir un livre, par crainte d'une explosion crbrale. Elle ne fut rassure que deux ans plus tard, la fin de mon premier trimestre scolaire, quand mon institutrice lui dclara que j'tais dou d'une mmoire surprenante, mais que ma maturit d'esprit tait celle d'un enfant au berceau.

    De Saint-Loup, mon pre fit un bond de comte : car franchissant d'un seul coup les faubourgs, il fut nomm - sa grande surprise - instituteur titulaire l'cole du chemin des Chartreux, la plus grande cole communale de Marseille. Elle tait gouverne par un directeur sans classe , qui tait une sorte de proviseur. Il pouvait aller voir M. l'inspecteur d'Acadmie sans la moindre convocation, il tait membre du jury du brevet lmentaire et mme, parfois, du brevet suprieur !D'ailleurs, le concierge avait dit devant moi, mon pre charm, que les douze instituteurs des Chartreux taient l'lite des matres , et qu'au bout de quatre ou cinq ans de service, ceux qui le dsiraient taient immdiatement nomms directeurs, et souvent Marseille mme. Cette dclaration du concierge de l'cole du chemin des Chartreux fut souvent cite dans la famille, et ma mre - qui en tait toute glorieuse - la rpta devant Mme Mercier et Mlle Guimard, en ajoutant qu'aprs tout, ce concierge exagrait peut-tre un peu : mais elle n'avait pas l'air de le croire, elle tait toujours ple et frle, mais heureuse, entre son Joseph, ses deux garons, et sa machine coudre toute neuve. Cette prodigieuse invention moderne me permettait de l'aider dans ses travaux. Agenouill sous la petite table, devant sa robe, je faisais, avec mes mains, osciller la large pdale que j'arrtais net au commandement.Mon frre Paul tait un petit bonhomme de trois ans, la peau blanche, les joues rondes, avec de grands yeux d'un bleu trs clair, et les boucles dores de notre grand-pre inconnu. Il tait pensif, ne pleurait jamais, et jouait tout seul, sous une table, avec un bouchon ou un bigoudi; mais sa voracit tait surprenante : de temps autre, il y avait un drame-clair : on le voyait tout coup s'avancer, titubant, les bras carts, la figure violette. Il tait en train de mourir suffoqu. Ma mre affole frappait dans son dos, enfonait un doigt dans sa gorge, ou le secouait en le tenant par les talons, comme fit jadis la mre d'Achille.Alors dans un rle affreux, il expulsait une grosse olive noire, un noyau de pche, ou une longue lanire de lard. Aprs quoi, il reprenait ses jeux solitaires, accroupi comme un gros crapaud.Joseph tait devenu magnifique. Il avait un costume neuf bleu marine, digne de l'cole des Chartreux : ses lunettes, jadis cercles de fer, brillaient maintenant dans une monture d'or, et leurs verres s'taient arrondis : enfin, il portait une cravate d'artiste, une ganse noire aux deux bouts pendants. Mais cette prtention tait justifie par le fait qu'il s'tait associ son collgue Arnaud, pour travailler le jeudi et le dimanche matin, la reproduction des cartes murales de gographie, que les ditions Vidal-Lablache leur payaient jusqu' cent francs l'une, dans le budget familial, Vidal-Lablache tait compt pour vingt-cinq francs par mois, et ce nom double tait deux fois bni.

    J'approchais de mes six ans, et j'allais l'cole dans la classe enfantine que dirigeait Mlle Guimard. Mlle Guimard tait trs grande, avec une jolie petite mous- tache brune, et quand elle parlait, son nez remuait : pourtant je la trouvais laide, parce qu'elle tait jaune comme un Chinois, et qu'elle avait de gros yeux bombs. Elle apprenait patiemment leurs lettres mes petits camarades, mais elle ne s'occupait

  • pas de moi, parce que je lisais couramment, ce qu'elle considrait comme une inconvenance prmdite de la part de mon pre. En revanche, pendant les leons de chant, elle disait, devant toute la classe, que je chantais faux, et qu'il valait mieux me taire, ce que je faisais volontiers.

    Pendant que la marmaille s'poumonait suivre sa baguette, je restais muet, paisible, souriant; les yeux ferms, je me racontais des histoires, et je me promenais au bord de l'tang du parc Borly, qui est une sorte de parc de Saint-Cloud, au bout du Prado de Marseille.

    Le jeudi et le dimanche, ma tante Rose, qui tait la sur ane de ma mre, et qui tait aussi jolie quelle, venait djeuner la maison, et me conduisait ensuite, au moyen d'un tramway, jusqu'en ces lieux enchants.

    On y trouvait des alles ombrages par d'antiques platanes, des bosquets sauvages, des pelouses qui vous invitaient vous rouler dans l'herbe, des gardiens pour vous le dfendre, et des tangs o naviguaient des flottilles de canards. On y trouvait aussi, cette poque, un certain nombre de gens qui apprenaient gouverner des bicyclettes : le regard fixe, les mchoires serres, ils chappaient soudain au professeur, traversaient l'alle, disparaissaient dans un fourr, et reparaissaient, leur machine autour du cou. Ce spectacle ne manquait pas d'intrt, et j'en riais aux larmes. Mais ma tante ne me laissait pas longtemps dans cette zone dangereuse : elle m'entranait - la tte tourne en arrire - vers un coin tranquille, au bord de l'tang.

    Nous nous installions sur un banc, toujours le mme, devant un massif de lauriers, entre deux platanes; elle sortait un tricot de son sac, et j'allais vaquer aux travaux de mon ge. Ma principale occupation tait de lancer du pain aux ca- nards. Ces stupides animaux me connaissaient bien. Ds que je montrais un croton, leur flottille venait vers moi, force de palmes, et je commenais ma distribution. Lorsque ma tante ne me regardait pas, tout en leur disant, d'une voix suave, des paroles de tendresse, je leur lanais aussi des pierres, avec la ferme intention d'en tuer un. Cet espoir, toujours du, faisait le charme de ces sorties, et dans le grinant tramway du Prado, j'avais des frmissements d'impatience.

    Mais un beau dimanche, je fus pniblement surpris lorsque nous trouvmes un monsieur assis sur notre banc. Sa figure tait vieux rose; il avait une paisse moustache chtain, des sourcils roux et bien fournis, de gros yeux bleus, un peu saillants. Sur ses tempes, quelques fils blancs. Comme de plus, il lisait un journal sans images, je le classai aussitt parmi les vieillards. Ma tante voulut m'entraner vers un autre campement; mais je protestai : c'tait ntre banc, et ce monsieur n'avait qu' partir.

    Il fut poli et discret. Sans mot dire, il glissa jusqu'au bout du sige, et tira prs de lui son chapeau melon, sur lequel tait pose une paire de gants de cuir, signe incontestable de richesse, et d'une bonne ducation.

    Ma tante s'installa l'autre bout, sortit son tricot et je courus, avec mon petit sac de crotons, vers le bord de l'tang. Je choisis d'abord une trs belle pierre, grande comme une pice de cinq francs, assez plate, et merveilleusement tranchante. Par malheur, un garde me regardait : je la cachai donc dans ma poche, et je commenai ma distribution, avec des paroles si plaisantes et si affectueuses que je fus bientt en face de toute une escadre range en demi-cercle.

    Le garde - un blas - me parut peu intress par ce spectacle : il tourna simplement le dos, et s'en alla pas compts. Je sortis aussitt ma pierre, et j'eus la joie - un peu inquite - d'atteindre en pleine tte le vieux pre canard. Mais au lieu de chavirer et de couler pic - comme je l'esprais - ce dur cuire vira de bord, et s'enfuit toutes palmes, en poussant de grands cris d'indignation. dix mtres du

  • bord, il s'arrta et se tourna de nouveau vers moi; debout sur l'eau et battant des ailes, il me lana toutes les injures qu'il savait, soutenu par les cris dchirants de toute sa famille. Le garde n'tait pas bien loin : je courus me rfugier auprs de ma tante. Elle n'avait rien vu, elle n'avait rien entendu, elle ne tricotait pas : elle faisait la conversation avec le monsieur du banc.

    Oh ! Le charmant petit garon ! dit-il. Quel ge as-tu ?- Six ans.- Il en parat sept ! Dit le monsieur.

    Puis il fit compliment sur ma bonne mine, et dclara que j'avais vraiment de trs beaux yeux.

    Elle se hta de dire que je n'tais pas son fils, mais celui de sa sur, et elle ajouta qu'elle n'tait pas marie. Sur quoi l'aimable vieillard me donna deux sous, pour aller acheter des oublies au marchand qui tait au bout de l'alle. On me laissa beaucoup plus libre que d'ordinaire. J'en profitai pour aller chez les cyclistes. Debout sur un banc - par prudence - j'assistai quelques chutes inexplicables. La plus franchement comique fut celle d'un vieillard d'au moins quarante ans : en faisant de plaisantes grimaces, il arracha le guidon de la machine, et s'abattit tout coup sur le ct, en serrant toujours de toutes ses forces les poignes de caoutchouc. On le releva, couvert de poussire, ses pantalons dchirs aux genoux, et aussi indign que le vieux canard. J'esprais une bataille de grandes personnes, lorsque ma tante et le monsieur du banc arrivrent et m'entranrent loin du groupe vocifrant, car il tait l'heure de rentrer. Le monsieur prit le tramway avec nous : il paya mme nos places, malgr les trs vives protestations de ma tante qui en tait, mon grand tonnement, toute rougissante. J'ai compris, beaucoup plus tard, qu'elle s'tait considre comme une vritable courtisane, parce qu'un monsieur encore inconnu avait pay trois sous pour nous. Nous le quittmes au terminus, et il nous fit de grandes salutations, avec son chapeau melon bout de bras. En arrivant sur la porte de notre maison, ma tante me recommanda - voix basse - de ne parler jamais personne de cette rencontre. Elle m'apprit que ce monsieur tait le propritaire du parc Borly, que si nous disions un seul mot de lui, il le saurait certainement, et qu'il nous dfendrait d'y retourner. Comme je lui demandais pourquoi, elle me rpondit que c'tait un secret . Je fus charm de connatre, sinon un secret, du moins son existence. Je promis, et je tins parole. Nos promenades au parc devinrent de plus en plus frquentes, et l'aimable propritaire nous attendait toujours sur notre banc. Mais il tait assez difficile de le reconnatre de loin, car il n'avait jamais le mme costume. Tantt c'tait un veston clair avec un gilet bleu, tantt une veste de chasse sur un gilet de tricot; je l'ai mme vu en jaquette. De son ct, ma tante Rose portait maintenant un boa de plumes, et une petite toque de mousseline sous un oiseau bleu aux ailes ouvertes, qui avait l'air de couver son chignon. Elle empruntait l'ombrelle de ma mre, ou ses gants, ou son sac. Elle riait, elle rougissait, et elle devenait de plus en plus jolie.

    Ds que nous arrivions, le propritaire me confiait d'abord au berger des nes que je chevauchais pendant des heures, puis l'omnibus tran par quatre chvres, puis au patron du toboggan : je savais que ces largesses ne lui cotaient rien, puisque tout le parc lui appartenait, mais je n'en tais pas moins trs reconnaissant, et j'tais fier d'avoir un ami si riche, et qui me prouvait un si parfait amour. Six mois plus tard, en jouant aux cachettes avec mon frre Paul, je m'enfermai dans le bas du buffet, aprs avoir repouss les assiettes. Pendant que Paul me

  • cherchait dans ma chambre, et que je retenais mon souffle, mon pre, ma mre et ma tante entrrent dans la salle manger. Ma mre disait :

    - Tout de mme, trente-sept ans, c'est bien vieux ! - Allons donc ! dit mon pre, j'aurai trente ans la fin de l'anne, et je me considre comme un homme encore jeune. Trente-sept ans, c'est la force de l'ge ! Et puis, Rose n'a pas dix-huit ans !

    - J'ai vingt-six ans, dit la tante Rose. Et puis il me plat. - Qu'est-ce qu'il fait, la prfecture ? - Il est sous-chef de bureau. Il gagne deux cent vingt francs par mois.- H h ! dit mon pre.- Et il a de petites rentes qui lui viennent de sa famille.- Ho ho ! dit mon pre.- Il m'a dit que nous pouvions compter sur trois cent cinquante francs par mois.

    J'entendis un long sifflement, puis mon pre ajouta :- Eh bien, ma chre Rose, je vous flicite !Mais au moins, est-ce qu'il est beau ?- Oh non ! dit ma mre. a, pour tre beau, il n'est pas beau.Alors, je poussai brusquement la porte du buffet, je sautai sur le plancher, et je

    criai : Oui ! Il est beau ! Il est superbe ! Et je courus vers la cuisine, dont je fermai la porte clef. C'est la suite de tous ces vnements que le propritaire vint un jour la maison, accompagn de ma tante Rose. Il montrait un large sourire, sous les ailes d'un chapeau melon, qui tait d'un noir lustr. La tante Rose tait toute rose, vtue de rose des pieds la tte, et ses beaux yeux brillaient derrire une voilette bleue accroche au bord d'un canotier. Ils revenaient tous deux d'un court voyage, et il y eut de grandes embrassades : oui, le propritaire, sous nos yeux stupfaits, embrassa ma mre, puis mon pre ! Ensuite, il me prit sous les aisselles, me souleva, me regarda un instant, et dit : Maintenant, je m'appelle l'oncle Jules, parce que je suis le mari de tante Rose. Le plus tonnant, c'est qu'il ne s'appelait pas Jules. Son vritable prnom tait Thomas. Mais ma chre tante ayant entendu dire que les gens de la campagne appelaient Thomas leur pot de chambre, avait dcid de l'appeler Jules, ce qui est encore beaucoup plus usit pour dsigner le mme objet. L'innocente crature, faute d'avoir fait son service militaire, l'ignorait, et personne n'osa l'en informer, mme pas Thomas- Jules, qui l'aimait trop pour la contredire, surtout quand il avait raison ! L'oncle Jules tait n au milieu des vignes, dans ce Roussillon dor o tant de gens roulent tant de barriques. Il avait laiss le vignoble ses frres, et il tait devenu l'intellectuel de la famille, car il avait fait son droit : mais il tait rest firement Catalan, et sa langue roulait les r comme un ruisseau roule des graviers. Je l'imitais, pour faire rire mon frre Paul. Nous pensions en effet que l'accent provenal tait le seul accent franais vritable, puisque c'tait celui de notre pre, examinateur au certificat d'tudes, et que les r de l'oncle Jules n'taient que le signe extrieur d'une infirmit cache. Mon pre et lui faisaient une paire d'amis, quoique l'oncle Jules, plus vieux et plus riche, prt parfois des airs protecteurs. Il protestait de temps autre contre la dure abusive des vacances scolaires. J'admets, disait-il, que les enfants aient besoin d'un si long repos. Mais pendant ce temps, on pourrait employer les instituteurs autre chose !

    - Eh oui ! disait ironiquement mon pre, ils pourraient aller remplacer, pendant deux mois, les fonctionnaires de la prfecture, puiss par leurs longues siestes, et meurtris par le rond de cuir !

  • Mais ces escarmouches amicales s'arrtaient l, et jamais on n'abordait le grand sujet, sinon par des allusions discrtes : l'oncle Jules allait la messe ! Lorsque mon pre apprit - par une confidence de tante Rose ma mre - qu'il communiait deux fois par mois, il en fut positivement constern, et dclara que c'tait un comble . Ma mre alors le supplia d'admettre cet tat de choses, et de renoncer, devant l'oncle, son petit rpertoire de plaisanteries sur les curs, et en particulier, une chansonnette qui clbrait les exploits aronautiques du vnrable pre Dupanloup.

    Crois-tu qu'il se fcherait vraiment ?- Je suis sre qu'il ne remettrait plus les pieds chez nous, et qu'il dfendrait

    ma sur de me frquenter. Mon pre secoua tristement la tte, et soudain, d'une voix furieuse, il s'cria :

    Voil ! Voil l'intolrance de ces fanatiques ! Est-ce que je l'empche, moi, d'aller manger son Dieu tous les dimanches ? Est-ce que je te dfends de frquenter ta sur parce qu'elle est marie un homme qui croit que le Crateur de l'Univers descend en personne, tous les dimanches, dans cent mille gobelets ? Eh bien, je veux lui montrer ma largeur d'esprit. Je le ridiculiserai par mon libralisme. Non, je ne lui parlerai pas de l'Inquisition, ni de Calas, ni de Jean Huss, ni de tant d'autres que l'glise envoya au bcher; je ne dirai rien des papes Borgia, ni de la papesse Jeanne ! Et mme s'il essaie de me prcher les conceptions puriles d'une religion aussi enfantine que les contes de ma grand-mre, je lui rpondrai poliment, et je me contenterai d'en rigoler doucement dans ma barbe ! Mais il n'avait pas de barbe, et il ne rigolait pas du tout. Cependant, il tint parole, et leur amiti ne fut pas trouble par les quelques mots qui leur chappaient de temps autre, et que leurs femmes vigilantes escamotaient aussitt par de grands cris de surprise, ou des clats de rire stridents dont elles inventaient ensuite le motif. Mon oncle Jules devint trs vite mon grand ami. Il me flicitait souvent d'avoir tenu la parole donne, et d'avoir gard le secret, au temps des rendez-vous au parc Borly; il disait qui voulait l'entendre, que cet enfant ferait un grand diplomate ou un officier de premier ordre (cette prophtie, qui avait pourtant une alternative, ne s'est pas encore ralise).

    Il tenait beaucoup voir mes bulletins scolaires, et me rcompensait (ou me consolait) par des jouets ou des sachets de berlingots. Cependant, comme je lui conseillais un jour de faire construire une petite maison dans son admirable parc Borly, avec un balcon pour voir les cyclistes, il m'avoua, sur le mode badin, qu'il n'en avait jamais t le propritaire. Je fus constern par la perte instantane d'un si beau patri- moine, et je regrettai d'avoir si longtemps admir un imposteur.De plus, je dcouvris ce jour-l que les grandes personnes savaient mentir aussi bien que moi, et il me sembla que je n'tais plus en scurit parmi elles. Mais d'un autre ct, cette rvlation, qui justifiait mes propres mensonges passs, prsents et futurs, m'apporta la paix du cur, et lorsqu'il tait indispensable de mentir mon pre, et que ma petite conscience protestait faiblement, je lui rpondais : Comme l'oncle Jules ! ; alors, l'il naf et le front serein, je mentais admirablement. Un beau jour, nous changemes de maison, car mon pre jugeait que notre appartement tait devenu trop petit : il obtint une indemnit de logement , et nous allmes habiter, dans la rue Ternisse, un grand rez-de-chausse, que compltait un sous-sol, clair, sur le derrire, par un petit jardin. Ce fut l'une des grandes tapes de notre vie. Ma mre, toute rouge d'orgueil, blouit la tante Rose en lui montrant qu'elle disposait dsormais de huit placards et penderies; quant moi, je racontais

  • ce palais l'cole, et pour donner une ide de sa richesse, j'affirmai, sans mentir, qu'on pouvait y jouer aux cachettes ! Un tel luxe me fit pas mal d'envieux : il y eut, heureusement, des incrdules, qui restrent mes amis.

    Deux annes passrent : je triomphai de la rgle de trois, j'appris - avec une joie inpuisable - l'existence du lac Titicaca, puis Louis X le Hutin, hibouchougenou et ces rgles dsolantes, qui gouvernent les participes passs. Mon frre Paul, de son ct, avait jet son abcdaire, et il abordait le soir dans son lit, la philosophie des Pieds Nickels. Une petite sur tait ne, et tout justement pendant que nous tions tous les deux chez ma tante Rose, qui nous avait gards deux jours, pour faire sauter les crpes de la Chandeleur. Cette invitation malencontreuse m'empcha de vrifier pleinement l'hypothse audacieuse de Mangiapan, qui tait mon voisin en classe, et qui prtendait que les enfants sortaient du nombril de leur mre. Cette ide m'avait d'abord paru absurde : mais un soir, aprs un assez long examen de mon nombril, je constatai qu'il avait vraiment l'air d'une boutonnire, avec, au centre, une sorte de petit bouton : j'en conclus qu'un dboutonnage tait possible, et que Mangiapan avait dit vrai. Cependant, je pensai aussitt que les hommes n'ont pas d'enfants : ils n'ont que des fils et des filles, qui les appellent papa, mais les enfants venaient srement de la mre, comme les chiens et les chats. Donc, mon nombril ne prouvait rien. Tout au contraire, son existence chez les mles affaiblissait grandement l'autorit de Mangiapan. Que croire ? Que penser ?En tout cas, puisqu'une petite sur venait de natre, c'tait le moment d'ouvrir les yeux et les oreilles, et de percer le grand secret.

    C'est en revenant de chez la tante Rose, comme nous traversions la Plaine, que je fis, dans le pass, une importante dcouverte : depuis trois mois, ma mre avait chang de forme, et elle marchait le buste pench en arrire comme le facteur de la Nol. Un soir Paul, avec un air d'inquitude, m'avait demand : Qu'est-ce qu'elle a, notre Augustine, sous son tablier ? Je n'avais su que lui rpondre...

    Nous la retrouvmes, souriante, mais ple et sans force, dans le grand lit. Auprs d'elle, dans un berceau, une petite crature grimaante poussait des cris de mirliton. L'hypothse de Mangiapan me parut dmontre, et j'embrassai ma mre tendrement en songeant ses souffrances au moment o il avait fallu dboutonner son nombril.

    La petite crature nous parut d'abord trangre. De plus, notre mre lui donnait le sein, ce qui me choquait beaucoup et qui effrayait Paul. Il disait : Elle nous la mange quatre fois par jour. Mais quand elle se mit tituber et bgayer, elle nous rvla notre force et notre sagesse, et nous l'adoptmes dfinitivement.

    ** *

    L'oncle Jules et la tante Rose venaient nous voir le dimanche et j'allais - avec Paul - djeuner chez eux presque tous les jeudis.Ils habitaient un bel appartement, la rue des Minimes; il tait clair au Gaz, la tante faisait la cuisine au Gaz, et elle avait une femme de mnage.

    Je remarquai un jour avec surprise que ma chre tante Rose se gonflait son tour, et je conclus immdiatement un prochain dboutonnage.Ce diagnostic fut bientt confirm par une conversation dont je surpris quelques bribes, entre ma mre et Mlle Guimard.

  • Pendant que le boucher dcoupait un beau beefsteak de quatre sous dans la pice noire , elle dit avec inquitude : Les enfants de vieux, c'est toujours dlicat... - Rose n'a que vingt-huit ans ! protesta ma mre. - Pour un premier enfant, c'est dj beaucoup. Et n'oubliez pas que son mari en a quarante !

    - Trente-neuf, dit ma mre.- Vingt-huit et trente-neuf font soixante-sept ! Dit Mlle Guimard.

    Et elle hochait la tte, pensive et malfique... Un soir, mon pre nous annona que maman ne rentrerait pas la maison, parce qu'elle tait reste auprs de sa sur qui n'tait pas bien . Nous dnmes tous les quatre en silence, puis j'aidai mon pre coucher la petite sur. Ce fut une opration difficile, cause du pot, des langes, et de notre peur de la casser. Tout en tirant sur mes chaussettes, je dis Paul : La tante Rose, ils sont en train de la dboutonner. Il lisait dans son lit ses chers Pieds Nickels, et il ne me rpondit pas. Mais j'avais rsolu de l'initier aux grands mystres, et j'insistai : Est-ce que tu sais pourquoi ? Il ne bougea pas davantage, et je m'aperus qu'il dormait. Alors, je tirai doucement son livre de ses mains, j'aplatis ses genoux et, du premier coup, je soufflai la lampe. Le lendemain, qui tait un jeudi, mon pre nous dit : Allez ouste ! Levez-vous : nous allons chez la tante Rose et je vous promets une belle surprise !

    - Moi, dis-je, ta surprise, je la sais dj...- Ho ho ! dit-il. Et que sais-tu ?- Je ne veux pas te le dire, mais je te promets que j'ai tout compris.

    Il me regarda en souriant, mais il n'insista pas. Nous partmes tous les quatre le long des rues. La petite sur tait drlement attife, dans une robe que nous avions boutonne par-devant, et nous n'avions pas pu la coiffer, cause de ses hurlements. Une grande inquitude me tourmentait. Nous allions voir un enfant de vieux : Mlle Guimard l'avait dit; mais elle n'avait rien prcis, sauf qu'il aurait soixante-huit ans. J'imaginai qu'il serait tout rabougri, et qu'il aurait sans doute des cheveux blancs, avec une barbe blanche comme celle de mon grand- pre - plus petite videmment, et plus fine - une barbe de bb. a ne serait pas beau. Mais il allait peut-tre parler tout de suite, et nous dire d'o il venait ! a, ce serait intressant. Je fus tout fait du. On nous mena embrasser la tante Rose dans sa chambre. Elle avait l'air parfaitement reboutonne, quoiqu'un peu ple. Ma mre tait assise sur le bord du lit, et entre elles, il y avait un bb, un bb sans barbe ni moustache et sa grosse figure joufflue dormait paisiblement, sous une crte de cheveux blonds. Voil votre cousin ! dit ma mre voix basse. Toutes les deux le regardaient, mues, merveilles, ravies, avec une adoration si exagre, et l'oncle Jules - qui venait d'entrer - tait si rouge de fiert, que Paul, cur, m'entrana dans la salle manger, o nous dgustmes les quatre bananes qu'il avait repres au passage dans le compotier de cristal.

    Un beau soir du mois d'avril, je rentrais de l'cole avec mon pre et Paul. C'tait un mercredi, le plus beau jour de la semaine, car nos jours ne sont beaux que par leur lendemain. Tout en marchant le long du trottoir de la rue Tivoli, mon pre me dit :

    Crapaud, j'aurai besoin de toi demain matin.- Pour quoi faire ?- Tu le verras bien. C'est une surprise.- Moi aussi, tu as besoin de moi ? demanda Paul, inquiet.- Bien sr, dit mon pre. Mais Marcel viendra avec moi, et toi tu resteras la

    maison, pour surveiller la femme de mnage, qui va balayer la cave. C'est trs important. - Moi, d'habitude, dit Paul, j'ai peur d'aller dans la cave. Mais avec la femme

  • de mnage, je n'aurai pas peur. Le lendemain, vers huit heures, mon pre vint me rveiller, en imitant une sonnerie de clairon, puis il rejeta mes couvertures au pied de mon lit.

    Il faut que tu sois prt dans une demi-heure. Je vais me raser. Je frottai mes yeux poings ferms, je m'tirai, je me levai. Paul avait disparu

    sous ses draps, il n'en sortait qu'une boucle de cheveux dors.

    ** *

    Le jeudi tait un jour de grande toilette, et ma mre prenait ces choses-l trs au srieux. Je commenai par m'habiller des pieds la tte, puis je fis semblant de me laver grande eau : c'est--dire que vingt ans avant les bruiteurs de la radiodiffusion, je composai la symphonie des bruits qui suggrent une toilette. J'ouvris d'abord le robinet du lavabo, et je le mis adroite- ment dans une certaine position qui faisait ronfler les tuyaux : ainsi mes parents seraient informs du dbut de l'opration. Pendant que le jet d'eau bouillonnait bruyamment dans la cuvette, je regardais, bonne distance. Au bout de quatre ou cinq minutes, je tournai brusquement le robinet, qui publia sa fermeture en faisant, d'un coup de blier, trembler la cloison.J'attendis un moment, que j'employai me coiffer. Alors je fis sonner sur le carreau le petit tub de tle et je rouvris le robinet - mais lentement, trs petits coups. Il siffla, miaula et reprit le ronflement saccad. Je le laissai couler une bonne minute, le temps de lire une page des Pieds Nickels. Au moment mme o Croquignol, aprs un croche-pied l'agent de police, prenait la fuite au-dessus de la mention suivre , je le refermai brusquement.

    Mon succs fut complet, car j'obtins une double dtonation, qui fit onduler le tuyau. Encore un choc sur la tle du tub et j'eus termin, dans le dlai prescrit, une toilette plausible, sans avoir touch une goutte d'eau. Je trouvai mon pre assis devant la table de la salle manger. Il tait en train de compter de l'argent; en face de lui, ma mre buvait son caf. Ses nattes noires, qui avaient des reflets bleus, pendaient jusqu' terre derrire sa chaise. Mon caf au lait tait servi. Elle me demanda : Tu t'es lav les pieds ? Comme je savais qu'elle attachait une importance particulire cette opration futile, et dont la ncessit me paraissait inexplicable (puisque les pieds, a ne se voit pas), je rpondis avec assurance : Tous les deux.

    - Tu t'es coup les ongles ? Il me sembla que l'aveu d'un oubli confirmerait la ralit du reste.

    Non, dis-je, je n'y ai pas pens. Mais je les ai taills dimanche.- Bien , dit-elle.

    Elle parut satisfaite. Je le fus aussi. Pendant que je croquais mes tartines, mon pre dit : Tu ne sais pas o nous allons ? Eh bien, voil. Ta mre a besoin d'un peu de campagne. J'ai donc lou, de moiti avec l'oncle Jules, une villa dans la colline, et nous y passerons les grandes vacances. Je fus merveille. Et o est-elle, cette villa ?

    - Loin de la ville, au milieu des pins.- C'est trs loin ?

  • - Oh oui, dit ma mre. Il faut prendre le tramway, et marcher ensuite pendant des heures.

    - Alors, c'est sauvage ?- Assez, dit mon pre. C'est juste au bord d'un dsert de garrigue, qui va

    d'Aubagne jusqu' Aix. Un vrai dsert ! Paul arrivait, pieds nus, pour savoir ce qui se passait et il demanda : Est-ce qu'il y a des chameaux ?

    - Non, dit mon pre. Il n'y a pas de chameaux.- Et des rhinocros ?- Je n'en ai pas vu.

    J'allais poser mille questions, lorsque ma mre me dit : Mange. Et comme j'oubliais ma tartine, elle poussa ma main vers ma bouche.Puis, elle se tourna vers Paul : Toi, va d'abord mettre tes pantoufles, sinon tu vas nous faire encore une angine. Allez, file ! Il fila.Je demandai : Alors, tu m'emmnes dans la colline, ce matin ?

    - Non ! dit-il. Pas encore ! Cette villa est toute vide, et il va falloir la meubler. Seulement, les meubles neufs cotent trs cher : alors, nous allons ce matin chez le brocanteur des Quatre-Chemins. Mon pre avait une passion : l'achat des vieilleries chez les brocanteurs. Chaque mois, lorsqu'il revenait de toucher son mandat la mairie, il rapportait quelques merveilles : une muselire creve (0 fr. 50), un compas diviseur point (1 fr. 50), un archet de contrebasse (1 fr.), une scie de chirurgien (2 fr.), une longue-vue de marine o l'on voyait tout l'envers (3 fr.), un couteau scalper (2 fr.), un cor de chasse un peu ovalis, avec une embouchure de trombone (3 fr.), sans parler d'objets mystrieux, dont personne n'avait jamais pu trouver l'usage, et qui tranaient un peu partout dans la maison. Ces arrivages mensuels taient, pour Paul et pour moi, une vritable fte. Ma mre ne partageait pas notre enthousiasme. Elle regardait, stupfaite, l'arc des les Fidji, ou l'altimtre de prcision, dont l'aiguille, monte un jour 4 000 mtres ( la suite d'une ascension du mont Blanc, ou d'une chute dans un escalier) n'en voulut jamais redescendre. Alors, elle disait avec force : Surtout, que les enfants ne touchent pas a ! Elle courait la cuisine, et revenait avec de l'alcool, de l'eau de Javel, des cristaux de soude, et elle frottait longuement ces paves. Il faut dire qu' cette poque, les microbes taient tout neufs, puisque le grand Pasteur venait peine de les inventer, et elle les imaginait comme de trs petits tigres, prts nous dvorer par l'intrieur. Tout en secouant le cor de chasse, qu'elle avait rempli d'eau de Javel, elle disait, d'un air navr :

    Je me demande, mon pauvre Joseph, ce que tu veux faire de cette salet ! Le pauvre Joseph, triomphant, rpondait simplement :

    Trois francs ! J'ai compris plus tard que ce qu'il achetait, ce n'tait pas l'objet : c'tait son prix.

    Eh bien, voil trois francs de gaspills !- Mais, ma chrie, si tu voulais fabriquer ce cor de chasse, pense l'achat du

    cuivre, pense l'outillage spcial qu'il te faudrait, pense aux centaines d'heures de travail indispensables pour la mise en forme de ce cuivre... Ma mre haussait doucement les paules, et on voyait bien qu'elle n'avait jamais song fabriquer ce cor de chasse, ni aucun autre.

  • Alors mon pre, avec condescendance, disait : Tu ne te rends pas compte que cet instrument, peut-tre inutile par lui-mme, est une vritable mine ! Rflchis une seconde : je scie le pavillon, et j'obtiens un cornet acoustique, un porte-voix de marine, un entonnoir, un pavillon de phonographe; le reste du tube, si je l'enroule en spirale, c'est le serpentin d'un alambic. Je puis aussi le redresser pour en faire une sarbacane, ou une conduite d'eau, en cuivre, note bien ! Si je le scie en tranches fines, tu as vingt douzaines d'anneaux de rideaux; si je le perce de cent petits trous, nous avons un collier douches; si je l'ajuste la poire lavements, c'est un pistolet bouchon... Ainsi, devant ses fils merveills, et sa chre femme navre, il transformait l'instrument inutile en mille objets tout aussi inutiles, mais plus nombreux. C'est pourquoi ma mre, au seul mot de brocanteur , avait hoch la tte plusieurs fois, avec un petit air d'inquitude. Mais elle ne formula pas sa pense et me dit seulement : As-tu un mouchoir ? Assurment, j'avais un mouchoir : il tait tout propre, dans ma poche, depuis huit jours. Pour moi, qui savais extraire de mon nez, avec l'ongle de mon index, les matriaux sifflants qui gnaient ma respiration, l'usage du mouchoir me semblait tre une superstition parentale.Il m'arrivait parfois de m'en servir, pour faire briller mes souliers, ou pour essuyer mon banc d'colier; mais l'ide de souffler du mucus dans cette toffe dlicate, et de renfermer le tout dans ma poche, me paraissait absurde et dgotante. Cependant, comme les enfants viennent trop tard pour faire l'ducation des parents, il faut respecter leurs incurables manies, et ne jamais les chagriner. C'est pourquoi, tirant mon mouchoir de ma poche, et cachant dans ma main une assez belle tache d'encre, je l'agitai comme sur un quai de gare, devant ma chre maman rassure, et je suivis mon pre dans la rue. La, au bord du trottoir, je vis une petite charrette bras qu'il avait emprunte au voisin. En grosses lettres noires, sur la ridelle, on lisait :

    BERGOUGNAS BOIS ET CHARBONS

    Mon pre entra dans les brancards, reculons. J'ai besoin de toi, me dit-il, pour serrer la mcanique quand nous descendrons la rue Tivoli. Je regardai au loin cette rue qui montait vers le ciel par une pente de toboggan.

    Mais papa, lui dis-je, elle monte, la rue Tivoli !- Oui, me dit-il. Maintenant, elle monte. Mais je suis presque sr qu'au retour,

    elle descendra. Et au retour, nous serons chargs. Pour le moment, installe-toi sur le charreton. Je pris place au beau milieu du plateau, pour en assurer l'quilibre.Ma mre, derrire la grille bombe de la fentre, nous regardait partir. Surtout, dit-elle, prenez garde aux tramways ! Sur quoi mon pre, pour exprimer sa confiance, poussa un joyeux hennissement, lana deux petites ruades et partit au galop vers l'aventure.

    ** *

    Nous nous arrtmes au bout du boulevard de la Madeleine, devant une boutique noirtre. Elle commenait sur le trottoir, qui tait encombr de meubles htroclites, autour d'une trs vieille pompe incendie laquelle tait accroch un violon. Le matre de ce commerce tait trs grand, trs maigre, et trs sale. Il portait une

  • barbe grise, et des cheveux de troubadour sortaient d'un grand chapeau d'artiste. Son air tait mlancolique, et il fumait une pipe en terre. Mon pre lui avait dj rendu visite et avait retenu quelques meubles : une commode, deux tables, et plusieurs fagots de morceaux de bois poli qui, selon le brocanteur, devaient permettre de reconstituer six chaises. Il y avait aussi un petit canap qui perdait ses entrailles comme un cheval de torador, trois sommiers crevs, des paillasses moiti vides, un bahut qui n'avait plus ses tagres, une gargoulette qui reprsentait assez schmatiquement un coq et divers ustensiles de mnage que la rouille appareillait. Le brocanteur nous aida charger tout ce fourniment sur la charrette bras, qui avait laiss tomber une bquille, comme font les nes au printemps. Le tout fut arrim avec des cordes, qu'un long usage avait rendu chevelues. Puis, on fit les comptes. Aprs une sorte de mditation, le brocanteur regarda fixement mon pre et dit : a fait cinquante francs !

    - Ho ho ! dit mon pre, c'est trop cher !- C'est cher, mais c'est beau, dit le brocanteur. La commode est d'poque !

    Il montrait du doigt cette ruine vermoulue. Je le crois volontiers, dit mon pre. Elle est certainement d'une poque, mais pas de la ntre ! Le brocanteur prit un air dgot et dit : Vous aimez tellement le moderne ?

    - Ma foi, dit mon pre, je n'achte pas a pour un muse. C'est pour m'en servir.

    Le vieillard parut attrist par cet aveu. Alors, dit-il, a ne vous fait rien de penser que ce meuble a peut-tre vu la reine Marie-Antoinette en chemise de nuit ?

    - D'aprs son tat, dit mon pre, a ne m'tonnerait pas qu'il ait vu le roi Hrode en caleons !

    - L, je vous arrte, dit le brocanteur, et je vais vous apprendre une chose : le roi Hrode avait peut-tre des caleons, mais il n'avait pas de commode ! Rien que des coffres clous d'or, et des espces de cocottes en bois. Je vous le dis parce que je suis honnte.

    - Je vous remercie, dit mon pre. Et puisque vous tes honnte, vous me faites le tout trente-cinq francs. Le brocanteur nous regarda tour tour, hocha la tte avec un douloureux sourire, et dclara : Ce n'est pas possible, parce que je dois cinquante francs mon propritaire qui vient encaisser midi. - Alors, dit mon pre indign, si vous lui deviez cent francs, vous oseriez me les demander ? - Il faudrait bien ! O voulez-vous que je les prenne ? Remarquez que si je ne devais que quarante francs, je vous demanderais quarante. Si je devais trente, a serait trente... - Dans ce cas, dit mon pre, je ferais mieux de revenir demain, quand vous l'aurez pay et que vous ne lui devrez plus rien...

    - Ah maintenant, ce n'est plus possible ! s'cria le brocanteur. Il est onze heures juste. Vous tes tomb dans ce coup-l : vous n'avez plus le droit d'en sortir. D'ailleurs, je reconnais que vous n'avez pas eu de chance de venir aujourd'hui. Mais quoi ! chacun son destin ! Vous, vous tes jeune et frais, vous tes droit comme un i, et vous avez deux yeux superbes : tant qu'il y aura des bossus et des borgnes, vous n'aurez pas le droit de vous plaindre, c'est cinquante francs !

    - Bien, dit mon pre. Dans ce cas, nous allons dcharger ces dbris, et nous irons nous servir ailleurs. Petit, dtache les cordes !

    Le brocanteur me retint par le bras en criant : Attendez ! Puis il regarda mon pre avec une tristesse indigne, secoua la tte, et me dit : Comme il est violent ! Il s'avana vers lui, et parla solennellement :

    Sur le prix, ne discutons plus : c'est cinquante francs; a m'est impossible de le raccourcir. Mais nous pouvons peut-tre allonger la marchandise.

  • Il entra dans sa boutique : mon pre me fit un clin d'il triomphal et nous le suivmes. Il y avait des remparts d'armoires, des miroirs lpreux, des casques, des pendules, des btes empailles. Il plongea son bras dans ce fouillis, et en retira divers objets. Premirement, dit-il, puisque vous aimez le Moderne, je vous donne en plus cette table de nuit en tle entaille, et ce robinet col-de-cygne, nickel par galvanoplastie. Vous ne direz pas que ce n'est pas Moderne ! Deuximement, je vous donne ce fusil arabe damasquin, qui n'est pas un fusil pierre, mais capsule. Admirez la longueur du canon ! On dirait une canne pche. Et regardez, ajouta-t-il voix basse, les initiales (en lettres arabes) qui sont graves sur la crosse ! Il nous montra des signes, qui avaient l'air d'une poigne de virgules, et chuchota :

    A et K. Avez-vous saisi ?- Vous allez m'affirmer, dit mon pre, que c'est le propre fusil d'Abd-el-Kader ?- Je n'affirme rien, dit le brocanteur avec conviction. Mais on a vu plus fort ! !

    bon entendeur, salut ! Je vous donne en plus ce pare-tincelles en cuivre dcoup, ce parapluie de berger (qui sera comme neuf si vous changez seulement la toile), ce tam-tam de la Cte d'Ivoire - qui est une pice de collection - et ce fer repasser de tailleur. Est-ce que a va ? - C'est honnte, dit mon pre. Mais je voudrais aussi cette vieille cage poules. - H h ! dit le brocanteur, je reconnais qu'elle est vieille, mais elle peut servir aussi bien qu'une neuve. Enfin, puisque c'est vous, je vous la donne. Mon pre lui tendit un billet mauve de cinquante francs. Il le prit gravement, avec un salut de la tte. Enfin, comme nous finissions de glisser notre butin sous les cordes dj tendues, pendant qu'il rallumait sa pipe, il dit tout coup :

    J'ai bien envie de vous faire cadeau d'un lit pour le petit ! Il entra dans son magasin, disparut dans la citadelle d'armoires, et reparut,

    triomphant. Il portait bout de bras un cadre fait de quatre vieilles solives si mal jointes qu'au moindre effort, ce carr devenait losange. Sur l'un de ces bois, on avait fix, avec des clous de tapissier, un rectangle de toile de jute, aux bords effilochs, qui pendait comme le drapeau de la misre. la vrit, dit-il, il manque un second cadre tout pareil pour former un X avec celui-ci. Avec quatre bouts de bois, vous en verrez la farce, et le petit dormira comme un pacha ! Il croisa ses bras sur sa poitrine, pencha doucement la tte sur le ct, et feignit de s'endormir avec un sourire bat. Nous lui fmes de grands remerciements; il en parut touch et, levant sa main droite qui nous prsenta une paume noirtre, il s'cria : Attendez ! J'ai encore une surprise pour vous !

    Et il rentra dans sa boutique en courant. Mais mon pre, qui avait pass la bricole, dmarra brusquement et descendit bonne allure le boulevard de la Madeleine, tandis que le gnreux vieillard, reparu au bord du trottoir, brandissait bout de bras un immense drapeau de la Croix-Rouge, que nous jugemes inutile d'aller chercher. Lorsque ma mre, qui nous attendait la fentre, vit arriver ce chargement, elle disparut aussitt pour reparatre sur le seuil. Joseph, dit-elle selon l'usage, tu ne vas pas rentrer toutes ces salets dans la maison ?

    - Ces salets, dit mon pre, vont tre la base d'un mobilier rustique que tu ne te lasseras pas de regarder. Laisse-nous seulement le temps d'y travailler ! Mes plans sont faits, et je sais o je vais.

    Ma mre secoua la tte et soupira, tandis que le petit Paul accourait pour aider au dchargement.

  • Nous transportmes tout le matriel la cave, o mon pre avait dcid d'installer notre atelier. Nos travaux commencrent par le vol, dont je fus charg, d'une cuillre en fer battu, dans un tiroir de la cuisine. Ma mre la chercha longtemps, et la retrouva plusieurs fois. Mais elle ne la reconnut jamais, car nous l'avions aplatie coups de marteau pour en faire une truelle. Avec cet outil, digne de Robinson Cruso, nous scellmes, dans le mur de la cave, deux bouts de fer, relis par quatre vis une flageolante table, dont ils assurrent la stabilit, et qui fut ainsi promue au rang d'tabli. Nous y installmes un tau criard, apais d'une goutte d'huile. Puis, nous fmes le classement de l'outillage. Une scie, un marteau, une paire de tenailles, des clous de tailles diffrentes, mais galement tordus par de prcdentes extractions, des vis, un tournevis, un rabot, un ciseau bois. J'admirai ces trsors, ces Machines, que le petit Paul n'osait pas toucher, car il croyait la mchancet active des outils pointus ou tranchants, et faisait peu de diffrence entre une scie et un crocodile. Cependant il comprit bien que de grandes choses se prparaient; il partit soudain en courant, et nous rapporta, avec un beau sourire, deux bouts de ficelle, de petits ciseaux en cellulod et un crou qu'il avait trouv dans la rue. Nous accueillmes ce complment d'outillage avec des cris d'enthousiasme et de reconnaissance, tandis que Paul rougissait de fiert.Mon pre l'installa sur un tabouret de bois, et lui recommanda de n'en jamais descendre. Tu vas nous tre trs utile, lui dit-il, parce que les outils ont une grande malice : ds qu'on en cherche un, il le comprend, et il se cache...

    - Parce qu'ils ont peur des coups de marteau ! dit Paul.- Naturellement, dit mon pre. Alors, toi, sur ce tabouret, surveille-les bien : a

    nous fera gagner beaucoup de temps.

    ** *

    Chaque soir, six heures, je sortais de l'cole avec lui; nous rentrions la maison en parlant de nos travaux et nous achetions en chemin de petites choses oublies : de la colle de menuisier, des vis, un pot de peinture, une rpe bois. Nous nous arrtions souvent chez le brocanteur, devenu notre ami. L, j'entrais en pleine ferie, car j'avais maintenant la permission de fouiller partout. Il y avait tout, dans cette boutique; pourtant, on n'y trouvait jamais ce que l'on cherchait... Venus pour acheter un balai, nous repartions avec un cornet piston, ou une sagaie, celle-l mme - au dire de notre ami - qui avait tu le prince Bonaparte. Ds notre arrive la maison, ma mre, selon le rite tabli, nous dpouillait de ce butin, me lavait les mains en grande hte, et brossait nos trophes l'eau de Javel. Aprs cette toilette mdicale, je plongeais dans l'escalier de la cave, et je trouvais mon pre, en compagnie de Paul, dans l'atelier .

    Il tait clair par une lampe ptrole : elle tait en cuivre un peu caboss, et portait un bec Matador, c'est--dire que la mche circulaire sortait d'un tube de cuivre, et montait sous un petit champignon de mtal qui forait la flamme s'panouir en corolle. Cette corolle tait assez large et, pour la contenir, le verre que les Anglais appellent excellemment la chemine , avait sa base un renflement du plus bel effet : mon pre considrait cette lampe comme le dernier mot de la technique, et il est vrai qu'elle donnait une vive lumire, en mme temps qu'une violente odeur moderne. Nous commenmes par l'assemblage des chaises. C'tait un puzzle, et

  • d'autant plus difficile rsoudre que les barreaux n'entraient pas dans les trous des montants et qu'ils n'taient pas tous de la mme longueur. Nous allmes revendiquer chez l'antiquaire, qui feignit d'abord de s'tonner, puis nous donna une botte de barreaux. Il tint l'assortir d'un petit cadeau, sous la forme d'une paire d'triers mexicains. grand renfort de colle forte, dont je faisais fondre les galettes dans de l'eau tide, les six chaises furent reconstitues, puis vernies. Avec de la ficelle paisse, ma mre tissa les siges. Par un raffinement imprvu, une triple cordelette rouge en cernait le bord. Mon pre, les ayant ranges autour de la table de la salle manger, les contempla longuement; puis il dclara que ces meubles, ainsi attifs, valaient au moins cinq fois le prix qu'il les avait pays, et nous fit admirer, une fois de plus, les prodigieuses affaires qu'il savait dcouvrir chez les brocanteurs.Ce fut ensuite le tour de la commode, dont les tiroirs taient si fortement coincs qu'il fallut dmonter tout le meuble, et user longuement du rabot. Ces travaux qui ne durrent pas plus de trois mois, occupent cependant, dans ma mmoire, une place considrable, car c'est la lumire du bec Matador que j'ai dcouvert l'intelligence de mes mains, et la prodigieuse efficacit des plus simples outils.

    ** *

    Un beau jeudi matin, nous pmes installer, le long du corridor de l'immeuble, le mobilier des grandes vacances. L'oncle Jules avait t convoqu, titre d'admirateur probable, et notre ami le brocanteur tait venu en expert. L'oncle admira, le brocanteur expertisa. Il loua les tenons, il approuva les mortaises, et trouva les collages parfaits. Puis comme l'ensemble ne ressemblait rien, il dclara que c'tait du rustique provenal , ce qui fut doctoralement approuv par l'oncle Jules. Ma mre tait merveille par la beaut de ces meubles, et selon la prophtie de mon pre, elle ne pouvait se lasser de les regarder. Elle admira surtout un petit guridon, revtu par mes soins de trois couches de vernis acajou . Il tait vraiment beau voir, mais il valait mieux le regarder que le toucher, car en posant les mains plat sur la tablette, on pouvait le soulever et le transporter ailleurs, comme font les mdiums. Je crois que tout le monde s'aperut de cet inconvnient, mais personne n'en dit un seul mot qui et gt le triomphe de notre exposition.J'eus d'ailleurs le plaisir de constater plus tard qu'une petite erreur peut avoir de grands avantages, car ce guridon, plac dans un coin bien clair, comme un meuble de prix, attrapa tant de mouches qu'il assura le silence et l'hygine de la salle manger des vacances, tout au moins pendant la premire anne. Enfin, au moment de partir, le gnreux expert ouvrit une vieille valise qu'il avait apporte. Il en tira une gigantesque pipe, dont le fourneau, sculpt dans une racine, tait aussi gros que ma tte, et il l'offrit mon pre titre de curiosit . Puis, il fit prsent ma mre d'un collier de coquillages qu'avait port la reine Ranavalo et, s'excusant de n'avoir pas prvu la prsence de l'oncle Jules - qui ne perdrait rien pour attendre -, il prit cong avec des faons de grand seigneur. La premire quinzaine de juillet fut bien longue. Les meubles attendaient dans le couloir, et nous attendions l'cole, o nous ne faisions pas grand-chose. Les matres nous lisaient des contes d'Andersen ou d'Alphonse Daudet, puis nous allions jouer dans la cour pendant la plus grande partie de la journe. Mais nous poursuivions sans conviction ces jeux d'coliers, tout coup rapetisses et dsenchants par

  • l'approche, lente mais sre, des jeux ternels des grandes vacances. Je me rptais sans cesse quelques mots magiques : la villa , les pindes , les collines , les cigales . Il y en avait bien quelques-unes au bout des platanes scolaires. Mais je n'en avais jamais vu de prs, tandis que mon pre m'en avait promis des milliers, et presque toujours porte de la main... C'est pourquoi, coutant les chanteuses gares qui nous narguaient, invisibles dans les hauts feuillages, je pensais - sans la moindre posie - Toi, ma vieille, quand nous serons dans les collines, je te mettrai la paille au cul ! Telle est la gentillesse des petits anges de huit ans. Un soir, l'oncle Jules et la tante Rose vinrent dner la maison. Ce fut un dner-confrence, pour la prparation du grand dpart, qui devait avoir lieu le lendemain. L'oncle Jules, qui se flattait d'tre un organisateur, dclara d'abord qu' cause de l'tat des chemins, il n'tait pas possible de louer une voiture importante, qui aurait d'ailleurs cot une fortune, - peut-tre mme vingt francs ! Il avait donc lou deux voitures : un petit camion de dmnagement, qui transporterait ses propres meubles, ainsi que sa femme, son fils et lui-mme, au prix de sept francs cinquante. Cette somme comprenait la puissance d'un dmnageur qui serait notre service toute la journe. Pour nous, il avait trouv un paysan, qui s'appelait Franois, et dont la ferme tait quelques centaines de mtres de la villa. Ce Franois venait deux fois par semaine vendre ses fruits au march de Marseille. En remontant chez lui, il transporterait notre mobilier au prix raisonnable de quatre francs. Cet arrangement enchanta mon pre, mais Paul demanda : Et nous, nous monterons sur la charrette ? - Vous, dit l'Organisateur, vous prendrez le tramway jusqu' La Barasse, et de l, vous rejoindrez votre paysan pedibus cum jambis. Augustine aura une petite place sur le chariot, et les trois hommes suivront pied, avec le paysan. Les trois hommes acceptrent cette ide avec joie, et la conversation, qui dura jusqu' onze heures, devint absolument ferique, car l'oncle Jules parla de chasse, puis mon pre parla des insectes, si bien que jusqu' mon rveil, je tirai des coups de fusil sur des mille-pattes, des sauterelles et des scorpions. Le lendemain matin, ds huit heures, nous tions prts, et dj revtus du costume des vacances : culottes de toile crue, et chemises manches courtes, blanches, mais ornes de cravates bleues.Ces vtements taient l'ouvrage de ma mre : on avait achet dans un grand magasin nos casquettes longue visire, et nos espadrilles semelles de corde. Mon pre portait un veston martingale, avec deux grandes poches plaques, et une casquette bleu marine, tandis que ma mre tait jeune et belle dans une robe blanche petites fleurs rouges, qu'elle avait merveilleusement russie. Quant la petite sur, qui ouvrait de grands yeux noirs sous un bonnet bleu, elle paraissait inquite parce qu'elle avait compris (comme font les chats) que nous allions quitter la maison. Le paysan nous avait prvenus : l'heure de notre dpart ne dpendait point de son zle, mais de la vitesse d'coulement de ses abricots. Elle ne fut pas trs rapide ce jour-l, car midi il n'tait pas encore arriv. Nous djeunmes donc, dans la maison dj morte, de saucisson et de viande froide, et nous courions sans cesse la fentre, pour guetter l'arrive du messager des vacances. Il parut enfin.

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    C'tait une charrette bleue, d'un bleu dlav, qui laissait transparatre les fibres du bois.

  • Les roues trs hautes avaient un jeu latral considrable : quand elles arrivaient bout de jeu, c'est--dire chaque tour, il y avait un choc tintant. Les cercles de fer tressautaient sur les pavs, les brancards gmissaient, les sabots du mulet faisaient sauter des tincelles...C'tait le chariot de l'aventure et de l'espoir...

    Le paysan qui le conduisait n'avait ni veste ni blouse, mais un gilet tricot, d'une laine paisse, feutre par la crasse. Sur la tte, une casquette informe, la visire ramollie. Cependant, de belles dents blanches brillaient dans un visage d'empereur romain.Il parlait provenal, il riait et faisait claquer une longue lanire au bout d'un manche de jonc tress. Aid de mon pre, et grandement gn par les efforts du petit Paul (qui s'accrochait aux plus gros meubles en prtendant les transporter), le paysan chargea la charrette, c'est--dire qu'il y entassa le mobilier en pyramide. Il en assura ensuite l'quilibre par un treillis de cordes, cordelettes et ficelles, et jeta sur le tout une bche troue.Alors, il s'cria, en provenal : Cette fois-ci, nous y sommes ! et il alla prendre la bride du mulet, qu'il fit dmarrer au moyen de plusieurs injures blessantes, accompagnes de violentes saccades sur le mors du peu sensible animal.

    Nous suivmes nos biens meubles, comme un char funraire, jusqu'au boulevard Mrenti. L, nous quittmes le paysan, et nous allmes prendre le tramway. Dans un brillant tintamarre de ferrailles, au tremblement cliquetant de ses vitres, et avec de longs cris aigus dans les courbes, le prodigieux vhicule s'lana vers l'avenir. Comme nous n'avions pu trouver une place sur les banquettes, nous tions debout - merveille ! -sur la plate-forme avant. Je voyais le dos du wattman , qui, ses mains poses sur deux manivelles, lanait et refrnait tour tour les lans du monstre, avec une tranquillit souveraine. Je fus sduit par ce personnage tout-puissant, auquel s'ajoutait un grand mystre, car une plaque maille dfendait quiconque de lui parler, cause de tous les secrets qu'il savait. Lentement, patiemment, en utilisant les cahots et les coups de frein, je me glissai entre mes voisins, et