La foi est-elle absurde
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La foi est-elle absurde ?
« Tout ce qui est incompréhensible ne laisse pas d’être » dit Pascal. Toute science repose,
en effet, sur des propositions incompréhensibles. Ainsi la géométrie suppose que l’espace
est infiniment divisible ou qu’il est infini, que l’espace a trois dimensions, elle suppose
l’idée de temps.… Toutes les mathématiques seraient ruinées si on niait l’idée d’infini. Il
n’est donc pas absurde d’affirmer ce qui est incompréhensible, les mathématiciens ne font
pas autre chose.
« Il n’y a point de géomètre qui ne croie l’espace divisible à l’infini. On ne peut non plus
l’être sans ce principe qu’être homme sans âme. Et néanmoins il n’y en a point qui
comprenne une division infinie ; et l’on ne s’assure de cette vérité que par cette seule
raison, mais qui est certainement suffisante, qu’on comprend parfaitement qu’il est faux
qu’en divisant un espace on puisse arriver à une partie indivisible, c’est-à-dire qui n’ait
aucune étendue.
Car qu’y a-t-il de plus absurde que de prétendre qu’en divisant toujours un espace, on
arrive enfin à une division telle qu’en la divisant en deux, chacune des moitiés reste
indivisible et sans aucune étendue, et qu’ainsi ces deux néants d’étendue fissent en semble
une étendue ? » Ainsi de l’idée d’infini: elle outrepasse les limites de notre entendement
et est en cela «incompréhensible», et cependant toutes les mathématiques seraient ruinées
si on niait l’idée d’infini. Ainsi il n’est pas déraisonnable d’affirmer ce qui est
inconcevable, les mathématiciens ne font pas autre chose.
Certes les vérités religieuses sont incompréhensibles mais elles ne remettent jamais en
cause les principes fondamentaux de la logique. Qu'il y ait pour nous de
l'incompréhensible ne signifie pas qu'il y ait pour nous de l'absurde : croire en un mystère
religieux n'équivaut pas, comme le souligne Leibniz (Discours de la conformité de la
raison et de la foi) à refuser par exemple le principe de non-contradiction.
Le philosophe ne peut cependant se contenter d’affirmer que l’affirmation de l’existence
de Dieu n’est pas absurde. L’idéal serait de pouvoir le prouver. C’est ce qu’exige du moins
le déisme :
-Le déisme, qui se développera principalement au XVIIIe siècle quand la philosophie se
mettra en quête d’une «religion naturelle », naît au XVIIe siècle. Il affirme l’existence
d’un Dieu dont les propriétés peuvent être connues par la raison hors de toute
révélation et, par là, de toute Eglise. Ce Dieu est celui que Pascal appellera «le Dieu des
philosophes », principe abstrait qui permet une explication du monde, mais qu’on ne peut
prier et qui ne peut sauver.
- L’athéisme affirme que Dieu n’existe pas. L’athée est celui qui croit que Dieu
n’existe pas (il ne prétend pas savoir)
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-L’agnostique lui, ne croit rien : ni que Dieu existe, ni qu'il n'existe pas. C'est comme un
athéisme négatif ou par défaut. Il ne nie pas l'existence de Dieu (comme fait l'athée) ; il
laisse la question en suspens. Agnôstos, en grec, c'est l'inconnu ou l'inconnaissable.
Personne ne sait, au sens fort et vrai du mot, si Dieu existe ou non. Mais le croyant affirme cette existence (c'est ce qu'on appelle une profession de foi); l'athée la nie;
l'agnostique ni ne l'affirme ni ne la nie : il refuse de trancher ou s'en reconnaît incapable.
1) La preuve physico-théologique :
La preuve la plus célèbre de l’existence de Dieu est la preuve physico-théologique. C'est
la plus populaire. C'est la plus simple. C'est la plus évidente et la plus discutable. On
la trouvait déjà chez Platon, chez les stoïciens, chez Cicéron. On la retrouve chez
Malebranche, Fénelon, Leibniz, Voltaire, Rousseau...
C'est une preuve a posteriori, fondée sur les idées d'ordre et de finalité (ce pourquoi il
m'arrive de l'appeler la preuve physico-téléologique, du grec telos, la fin, le but). La
démarche en est simple, presque naïve. On part de l'observation du monde ; on y
constate un ordre, d'une complexité indépassable; on conclut de là à une intelligence
ordonnatrice. C'est ce qu'on appelle aujourd'hui la théorie du « dessein intelligent ».
Le monde serait trop ordonné, trop complexe, trop beau, trop harmonieux pour que ce
puisse être le fait du hasard ; une telle réussite supposerait, à son origine, une intelli-
gence créatrice et ordonnatrice (analogue à celle de l’homme), qui ne peut être que Dieu.
L'argument, c'est le moins que l'on puisse dire, n'est pas nouveau. C'était déjà celui de
Cicéron, dans le De natura deorum. C'était celui de Voltaire, à la fois libre-penseur et
déiste : « Tout ouvrage qui nous montre des moyens et une fin annonce un ouvrier; donc cet
univers, composé de ressorts, de moyens dont chacun a sa fin, découvre un ouvrier très
puissant, très intelligent. » Ce que le même Voltaire résuma en deux vers fameux : « L'univers
m'embarrasse, et je ne puis songer que cette horloge existe et n'ait point d'horloger. »
L'argument de l'horloge, qui est traditionnel, doit être pris au sérieux. Ce n'est bien sûr qu'une
analogie, mais suggestive. Imaginons qu'un de nos astronautes découvre, sur une planète
apparemment inhabitée, une montre. Nul ne pourrait imaginer qu'un mécanisme aussi
complexe soit le résultat du hasard : nous serions tous certains, en vérité, que cette
montre a été fabriquée par un être doué d'intelligence et de volonté. Or l'univers, ou l'une quelconque de ses parties (la moindre fleur, le moindre insecte, le moindre de nos
organes...), est d'une complexité bien plus grande que cette montre : il faut donc leur
supposer, comme dans le cas de la montre et a fortiori, un auteur intelligent et
volontaire, qui ne peut être - puisqu'il s'agit d'expliquer l'univers entier - que Dieu
(infiniment puissant…etc.).
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L'argument a posteriori est destiné à prouver à la fois l'existence d'une Divinité et sa
similitude avec l'esprit et l'intelligence humaine ». La ressemblance entre l'univers et
une machine nous autorise à inférer la similitude de leurs causes respectives.
*Objections à la preuve physico-théologique :
Pour suggestive qu'elle soit, l'analogie n'est pourtant pas sans faiblesses. C'est d'abord
qu'elle n'est qu'une analogie (l'univers, d'évidence, n'est pas fait de ressorts et d'engrenages). C'est ensuite qu'elle fait peu de cas, j'y reviendrai, des désordres, des
horreurs, des dysfonctionnements, qui sont innombrables. Une tumeur cancéreuse est
aussi une espèce de minuterie (comme dans une bombe à retardement) ; un
tremblement de terre, si l'on veut filer la métaphore horlogère, fait comme une sonnerie ou
un vibreur planétaires. En quoi cela prouve-t-il que tumeurs ou cataclysmes relèvent d'un
dessein intelligent et bienveillant? Enfin, et surtout, l'analogie de Voltaire ou Rousseau a
vieilli : parce qu'elle se donne un modèle mécanique (telle était la physique du XVIIIe
siècle), alors que la nature, telle que nos scientifiques la décrivent, relève plutôt de la
dynamique (l'être est énergie), de l'indéterminisme (la Nature joue aux dés : c'est en quoi
elle n'est pas Dieu) et de l'entropie générale (que dirait-on d'une horloge qui tendrait vers
un désordre maximal?). La vie crée de l'ordre, de la complexité, du sens ? Certes. Mais cette
néguentropie du vivant, outre qu'elle reste locale et provisoire (elle ne survivra pas, sur Terre, à l'extinction du Soleil), s'explique, depuis Darwin, de mieux en mieux : l'évolution
des espèces et la sélection naturelle remplacent avantageusement - par une hypothèse plus
simple - le plan providentiel d'un naturelle, on n'a plus besoin d'un Dieu pour expliquer
l'apparition de l'homme. La nature y suffit. Cela ne prouve pas que Dieu n'existe pas, mais
retire un argument aux croyants.
Méfions-nous des analogies. La vie est plus complexe qu'une horloge, mais aussi plus
féconde (avez-vous déjà vu une montre faire des petits?), plus évolutive, plus sélective, plus
créatrice. Cela change tout ! Si nous trouvions une montre sur une planète jusque-là
inexplorée, nul ne douterait qu'elle résulte d'une action volontaire et intelligente.
Mais si nous y trouvions une bactérie, une fleur ou un animal, aucun scientifique, même
croyant, ne douterait que cet être vivant, aussi complexe fût-il, résulte des seules lois de
la nature. On m'objectera que cela n'explique pas ces lois elles-mêmes. J'en suis d'accord.
C'est en quoi l'existence de Dieu reste pensable, tout autant - mais pas davantage - que son
inexistence.
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Il n'en reste pas moins que la preuve physico-théologique a beaucoup souffert des
progrès des sciences : ce qu'il y a d'ordre et d'apparente finalité (le mouvement des planètes,
la téléonomie des êtres vivants) s'explique de mieux en mieux ; ce qu'il y a de désordre et de
hasard se constate de plus en plus. Le jour où le Soleil va s'éteindre, dans 5 milliards
d'années, la preuve physico-théologique aura perdu, selon toute vraisemblance, la plupart de
ses partisans.
2) La science contemporaine peut-elle répondre à la question de l’origine (l’existence de
Dieu):
Depuis la fin du XXe et début du XXIe siècle un basculement s'est opéré. Au
XIXe siècle, les physiciens se passaient volontiers de Dieu : ils n'y voyaient, comme
Laplace, qu'une hypothèse inutile. En biologie et dans les sciences de la pensée, au
contraire, les scientifiques se sentaient incapables d'expliquer le miracle de la vie et de la
conscience, qui semblaient relever de la religion. Aujourd'hui si Dieu est persona non
grata chez les biologistes (Le darwinisme s'est imposé) (il faut chercher longtemps pour
dénicher un neurobiologiste qui ne considère pas la pensée comme le produit d'un organe
matériel, le cerveau, et non d'une âme immatérielle), Dieu peut sembler de retour, au
moins comme question, en physique et en astrophysique. Avec d'un côté la théorie du
big bang, qui porte en elle l'hypothèse d'un commencement de l'Univers, donc d'un avant
(ce qui peut faire songer à une création). Et, de l'autre, la mécanique quantique, qui nous
plonge dans de déroutantes interrogations.
Si la majorité des scientifiques sont convaincus que la science ne pourra jamais
prouver l'existence ou la non-existence d'un principe créateur, beaucoup, notamment
parmi les physiciens et astrophysiciens, n'hésitent plus à s'interroger ouvertement.
Pourquoi ? Parce que les nouveaux outils que les chercheurs ont entre les mains leur
permettent de scruter les deux infinis….
(1) Dans l’infiniment petit : les nouveaux outils, comme le LHC1, que les chercheurs
ont entre les mains pour scruter l'infiniment petit ouvrent une trappe sur un monde
subatomique gouverné par des lois qui nous échappent. Telle cette matière noire qui forme 1 On l'appelle le grand collisionneur de hadrons. A 100 mètres sous terre, les physiciens ont construit une machine à remonter le temps. Un monstre de 27 kilomètres de diamètre dans lequel se percutent à des vitesses folles des morceaux d'atome. De ces millions de collisions jaillit une énergie fabuleuse qui recrée l'état de l'Univers un millième de milliardième de seconde après le big bang. Quand, à peine plus gros qu'une orange, il s'est mis à enfler démesurément jusqu'à atteindre, 13,7 milliards d'années plus tard, sa taille actuelle, d'une quinzaine de milliards de kilomètres. Grâce au Large Hadron Collider (LHC), c'est son nom (voir p. 45), les chercheurs du CERN de Genève se sont mis en tête ni plus ni moins que de percer le mystère de l'origine de l'Univers ! L'anagramme en anglais du grand collisionneur n'est-elle pas " Eclipsera l'éclat du Créateur " ? Du coup, la tentation est forte de replacer Dieu dans le débat, ce qui revient à poser la question : " Dieu existe-t-il ? "
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96 % de l'Univers. Une terra incognita où la physique classique, celle de Newton, ne
fonctionne plus et où la réalité paraît beaucoup plus complexe que les scientifiques
n'osaient l'imaginer. Dans ce monde quantique, la matière se dématérialise. Elle se
livre à des tours de passe-passe renversants, à l'image de ces particules qui communiquent entre elles, quelle que soit la distance qui les sépare. Au point que tout
ce qui arrive à l'une se répercute instantanément à l'autre, comme si un fil mystérieux les
reliait au mépris du temps et de l'espace.
La mécanique quantique a démontré l'existence d'un autre niveau de réalité. Ainsi,
deux particules qui ont interagi restent en contact, même si elles sont à deux bouts de
l'Univers. La mécanique quantique élimine l'idée de localisation. Les notions d'"ici"
et de "là" n'ont plus de sens, car "ici" est identique à "là". Les physiciens appellent
cela la "non-séparabilité". Cette constatation devrait avoir des conséquences
immenses sur la compréhension qu'ont les physiciens de la réalité. Or la plupart
évitent les réflexions philosophiques pour se pencher uniquement sur les applications
pratiques, telle la téléportation quantique.
Depuis la révolution quantique, nous savons que la lumière et la matière sont à la fois
onde et particule. Elles n'ont pas d'existence intrinsèque, leur apparence dépendant
de la façon dont on les observe. Cette dualité rejoint le concept bouddhique de la
vacuité, qui ne signifie pas le néant mais l'absence d'existence propre. Les chercheurs
qui baignent dans la culture occidentale ont du mal à admettre l'idée que quelque
chose puisse ne pas avoir d'existence intrinsèque.
(2) Dans l’infiniment grand : A l'autre extrême, dans l'infiniment grand, les télescopes
spatiaux permettent de passer au tamis le cosmos et de saisir des détails autrefois
imperceptibles. Ils moissonnent régulièrement des découvertes sur les origines de
l'Univers. En 1992, " COBE ", le satellite de la Nasa, " photographie " le
rayonnement fossile, la lumière la plus ancienne du cosmos jaillie de l'explosion primordiale, apportant ainsi le bout de preuve qui manquait pour confirmer le big
bang (voir p. 50). Cette théorie donne un commencement à l'Univers et sème la
zizanie chez les astrophysiciens, parce que derrière elle, en ombre chinoise, se dessine
quelque chose qui ressemble vaguement à une " création ". Quand il rend public la
découverte du rayonnement fossile, George Smoot, le père de " COBE ", prix Nobel
de physique, lâche, emporté par l'émotion : " Pour les esprits religieux, c'est comme voir le visage de Dieu ! " Une formule maladroite qui va déclencher un tollé dans la
communauté des scientifiques, chez tous ceux qui estiment que la science doit rester laïque
et que le chercheur n'a pas à s'aventurer sur le terrain de la métaphysique. Mais la science
repousse toujours plus loin les frontières. Actuellement, deux satellites, " Planck " et "
Herschel ", lancés en mai 2009 par l'Agence spatiale européenne, sondent les vestiges des
premiers rayons de lumière émis après le big bang.
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En effet, l'immense majorité des astrophysiciens parvient aujourd'hui, après de
savants calculs, à la conviction que l'Univers n'a pas existé de toute éternité, mais
qu'il est né d'un événement gigantesque qui aurait, en quelques infimes fragments
d'une seule seconde, créé toute la matière à partir de rien, fait exister les premiers
éléments chimiques et disséminé le tout aux quatre coins de l'univers! De là seraient nées
les galaxies et les étoiles, il y a quelque treize milliards d'années. L'univers aurait donc
été « créé », et n'est-ce pas là, déjà, une formidable « confirmation » scientifique des
Ecritures saintes ? Qui dit « créé » ne dit-il pas, en effet, « Créateur » ?
D'autant que l'idée selon laquelle l'univers serait fabriqué, comme dans un jeu de
Meccano ou de Lego, à partir d'atomes bien fermes et bien « solides » a fait long feu.
Nous savons aujourd'hui que les particules élémentaires de la matière, tels les
électrons, sont des entités à double visage qui apparaissent tantôt comme des grains
de matière solide, tantôt comme des ondes immatérielles, et que le physicien a besoin
de ces deux descriptions qui, pourtant, paraissent contradictoires entre elles. C'était là, au
fond, la thèse centrale du « Dieu et la science » des Bogdanov et de Guitton : la physique
moderne nous inviterait à considérer le monde, selon le mot d’Einstein, davantage
comme « une vaste pensée » que comme « une grande machine ». En serions-nous ainsi
revenus, avec l'appui de la science moderne elle-même, à une nouvelle forme de
réhabilitation des anciennes « preuves de l'existence de Dieu », auxquelles, aujourd'hui
comme hier, l'Eglise reste étrangement attachée ?».
A force de se cogner à une réalité déroutante, qui multiplie les points de contact avec les
questions fondamentales, certains chercheurs sont pris d'une sorte d'ivresse métaphysique.
Prenez la poignée de lois intangibles qui orchestrent l'Univers. Des règles tellement
précises que, si l'on en modifie une d'un iota, notre monde n'existe pas. Certains en
ont déduit l'idée d'un monde ajusté pile poil pour que la vie apparaisse. Ce scénario
"anthropique", qui décrit un Univers avec des lois millimétrées et une évolution
inéluctable vers l'homme, au fur et à mesure que la matière se complexifie, n'est pas
pour déplaire au Vatican. D'autant qu'il raccourcit la baguette magique du hasard. Celle qui a permis, un temps, aux matérialistes de chasser Dieu de la science. Pour
l'Eglise, la théorie du big bang est une " interprétation acceptable de la création biblique ". Certains la soupçonnent de préparer une OPA sur la science. Et d'avoir choisi
comme nouvelles terres d'évangélisation la physique et l'astrophysique, autrefois fiefs des
matérialistes.
La science peut-elle pour autant répondre à la grande question métaphysique : " Pourquoi
y a-t-il quelque chose plutôt que rien ?
Toute explication scientifique consiste à montrer comment un effet déterminé résulte
d’une cause déterminée (la dilatation d’une barre de métal de son échauffement, l’état
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gazeux de l’eau de son ébullition, etc.). Ce qui signifie que la science ne peut expliquer
quelque chose à partir de rien. La science ne peut travailler qu'à partir du moment où il y a
quelque chose. Zéro n'est pas un chiffre physique. La question du passage du néant à l’être
est définitivement sans réponse, puisqu'on ne pourrait expliquer l'existence de l'être que
par un être, ce qui laisserait l'être lui-même inexpliqué. Pourquoi l'être ? Certains
répondent : " A cause du big bang. " Mais pourquoi le big bang plutôt que rien ? D'autres
rétorquent : " A cause de Dieu. " Mais pourquoi Dieu plutôt que rien ? On ne répond
jamais, on ne fait que déplacer la question... Dès lors, le passage de rien à quelque chose
est en dehors du champ de la physique. Du point de vue de la science le néant ne peut
produire de l’être. L'origine de l'être échappe, par définition, à la connaissance
scientifique.
A supposer que l’on puisse prouver qu’il y a à l’origine du big bang une entité intelligente,
encore faudrait-il déterminer quelle autre entité est à l’origine de cette nouvelle
entité…etc. L’explication scientifique est condamnée à régresser de cause en causes
indéfiniment. La raison (scientifique) ne peut donc (logiquement) déterminer l’origine
du monde, répondre à la question de savoir si l’univers a ou non un commencement.
Elle peut éventuellement répondre à la question de savoir ce qu’il y a avant le big
bang, mais elle ne pourra dire si cet évènement qui précède est l’origine absolue. La
question de l’origine est scientifiquement insoluble (c’est une question définitivement
théologique ou métaphysique…).
4) La vraie place de la religion par rapport à la science (voir avec la dissertation sur la
compatibilité de la religion et de la science
a) La foi est-elle utile à l’explication scientifique ?
Dans un ouvrage collectif intitulé Le savant et la foi, des physiciens, des chimistes et des
biologistes contemporains appartenant à plusieurs confessions religieuses se sont efforcés
d'expliquer en quoi pour chacun d'eux, leur travail scientifique n'est pas incompatible avec
leur foi religieuse. Deux séries d'arguments reviennent régulièrement dans leurs
témoignages.
En premier lieu, ces contributions insistent sur le fait que l'explication scientifique de
tel ou tel phénomène ne peut prendre appui sur la foi religieuse. Le physicien ou le
biologiste, qu'il soit chrétien ou musulman, n'est -dans sa recherche de l'objectivité-
ni favorisé, ni perturbé par sa foi en Dieu : quand on mesure le trajet d'une particule
ou une longueur d'onde on ne doit compter que sur la rigueur du protocole expérimental.
La vérité d'une hypothèse ne pourra dépendre de la ferveur de l'expérimentateur. Nous pouvons rapprocher cette idée des analyses de Kant dans la 3ème section du Canon
de la Raison pure. La science, dans ses investigations, unit ce qui est «subjectivement
suffisant » (la conviction du savant) et ce qui est objectivement suffisant » (la certitude
fondée sur des preuves et universellement partageable). La foi religieuse ne peut opérer
cette liaison : elle est subjectivement suffisante mais objectivement insuffisante car
elle reste de l'ordre d'une conviction intime sans portée universelle relativement à ses
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« articles ». La foi religieuse est bien totalement inutile pour expliquer les
phénomènes : «je suis plutôt obligé de me servir de ma raison comme si tout n'était que
nature ». Il n'est donc pas nécessaire de poser comme une nécessité la présence d'une
foi en un créateur du monde pour pouvoir progresser dans l'étude des phénomènes.
Si la foi peut être utile à la science ce n’est pas au sens où elle expliquerait le
phénomène mais au sens où elle orienterait le travail de recherche. En effet l’idée
qu’il existe un être suprêmement intelligent qui a créé l’univers pousse le savant à
aller toujours plus loin dans la recherche des causes et dans l’accroissement sans fin des connaissances. Si un tel être existe, si le monde a été créé par lui, alors il doit y avoir
un point de vue à partir duquel tout devient intelligible, une science achevée, une théorie
unifiée ou une équation fondamentale par laquelle l’univers devient pleinement
compréhensible. L’Idée de Dieu doit être, subjectivement entendue non seulement comme
le terme ultime auquel la quête des causes et des raisons ne peut que s’arrêter, mais aussi
comme le point de vue à partir duquel la totalité de l’univers constituerait un ensemble
cohérent, transparent et rationnel, bref, un système. La foi procure donc au savant reçoit
une confiance accrue dans le sens, la valeur de son travail. Parce que si le monde était
en lui-même inintelligible ou incompréhensible ce travail n’aurait aucun sens. Mais si
la foi est subjectivement suffisante elle reste objectivement insuffisante : elle ne
garantit nullement au savant des progrès réels en matière de connaissance des
phénomènes. L'approfondissement de nos connaissances en embryologie n'a pas dépendu
de la croyance en l'existence, dès l'œuf, d'un programme précis selon lequel vont
s'effectuer la différenciation des tissus les plus variés et leur agencement en divers organes
du futur organisme, mais de l'exploration de plus en plus fine de ces tissus et de leurs
propriétés physico-chimiques.
b) Ce que la science ne peut comprendre
Si la science a le devoir de rechercher la vérité dans l'explication phénomènes, ce qui
exige rigueur méthodologique et partage du savoir avec autrui, elle est muette sur la
question de savoir pourquoi il y a un monde ou en vue de quoi ce monde -et l'homme en
ce monde- existe. Cette question ne motive pas un projet d'explication objective, ou un
projet de maîtrise du réel mais la recherche d'un sens pour l'action humaine. Ainsi si le
panneau indicateur a un « sens », ce n’est pas seulement parce qu’il indique une direction,
mais parce qu’il a été intentionnellement créé par quelqu’un (fût-ce un « quelqu’un
anonyme, tel qu’une administration) qui veut communiquer avec nous et nous transmettre
certaines informations. On doit donc admettre l’axiome suivant : fait sens ce qui est l’effet
d’une volonté. Pour qu’il y ait du sens il faut qu’il y ait un projet ou un but, et que ce but
ou ce projet soit posé par une volonté….
Poser la question du sens c’est poser la question de la raison (raison d’être) et du but de
mes actions ou de mon existence: « Pourquoi travailler ? » (« A quoi bon ?»), « pourquoi
cette injustice ? », « Pourquoi cette souffrance ? ». Le « pourquoi ?» ici n’est pas une
demande rationnelle d’explication causale. En effet d’un point de vue scientifique tout
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pourrait bien s’expliquer. Tout s’enchaine nécessairement et s’explique naturellement,
la douleur par la physiologie, la pluie de sauterelles par le climat, les tremblements de terre
et les milliers de morts qu’ils entraînent par la tectonique des plaques, etc. La science peut
même expliquer n’importe crime. Si on demande « pourquoi ce crime? », si monstrueux
ou démesuré qu’il apparaisse, on peut toujours lui trouver des causes objectives, qu’elles
soient psychologiques, sociologiques ou historiques. Mais il est évident que pour la
victime, pour celui ou celle qui a perdu un proche ce type d’explication n’est pas suffisant.
Quand on demande « Pourquoi ce mal ? », « Pourquoi ça m’arrive à moi ? », « Pourquoi
je souffre tant… ?», ou encore « pourquoi cette vie ? » je ne cherche pas seulement une
explication mais je cherche à comprendre (se demander en vue de quoi).
Quand nous souffrons, lorsque un père ou une mère perd un enfant, il se pose la question
du sens de son existence : pourquoi éduquer des enfants et les perdre dans un accident
tragique et absurde, ou encore quand on fait l’expérience de la déception, de la souffrance
et de l’ennui, on peut se demander « à quoi bon vivre ? ». Pour le chrétien comme pour le
bouddhiste c’est face au scandale que représente d’une part la précarité et la fragilité de
l’existence (l’homme est voué à mourir et à voir disparaître ses proches) et d’autre part
l’injustice présente dans le monde (des innocents qui souffrent, et des méchants qui sont
heureux…) que se pose la question du sens. Si nous sommes nés pour mourir, n'être qu'un
passage sur terre (quelques dizaines d'années), si la vie est fondamentalement injuste,
comment peut-elle valoir la peine d’être vécue ? Le réel tel que nous le découvre
l'expérience est profondément injuste et angoissante. C’est cette angoisse et ce sentiment
d’injustice que les dogmes de la foi doivent apaiser et surmonter. L'angoisse légitime de
l'homme devant les dangers de la vie s'apaise à la pensée du règne bienveillant de la
providence divine et la prolongation de l'existence terrestre par une vie future : il n’est pas
absurde de penser que le monde dans lequel nous vivons n’est que provisoire et qu’il y a
un autre monde où les justes seront récompensés et les méchants punis; il est même
raisonnable d’espérer l’existence d’un autre monde (autre que celui dans lequel nous
vivons) sans lequel notre existence pourrait sembler désespérément absurde. C’est la
raison elle-même qui exige que notre existence ait un sens et la religion réalise cette
exigence, même si elle le fait de manière irrationnelle.
Aussi du fait même qu’elle procède d’une exigence de sens cette irrationalité n’est pas
contraire à la raison. Pour comprendre cela nous devons distinguer le rationnel et le
raisonnable. Rationnel veut dire démontrable, qui peut être analysé logiquement ; il s’agit
ici de la raison mathématique, la raison des Grecs. En revanche raisonnable signifie
sensé, cohérent, conforme à la raison: le discours religieux est raisonnable dans la mesure
où elle permet de comprendre ce qui est inaccessible à la raison scientifique,
mathématique. En effet si les sciences expliquent rationnellement par leurs causes la
manière dont les phénomènes naturels se produisent, les religions, pour leur part, donnent
aux hommes de comprendre les raisons de leur présence au monde; elles confèrent un
sens à leur existence, en la rattachant à celle d'un Créateur. Les démarches scientifiques
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nous éclairent sur ce qu’il est possible de faire, sur les moyens disponibles, sur les enjeux
et les risques. La foi nous dit ce qu’il faut faire pour donner à notre vie sens et cohérence,
en nous proposant des choix d’existence, des finalités des valeurs, des raisons d’espérer et
de vivre. Par exemple pour les chrétiens, le message évangélique- message d’amour,
d’espérance et de justice et de paix- éclaire l’existence et les choix qu’elle implique.
On peut même affirmer que la foi religieuse est raisonnable2 parce qu’elle est (en partie)
irrationnelle. En effet s’il était possible de fonder la croyance en l'existence de Dieu et
dans les dogmes de la foi (l’immaculée conception, la résurrection, la transformation de
l’eau en vin, etc.) sur un raisonnement. Si tout ce qu’affirme la religion nous était
démontrée en bonne et due forme, avec une rigueur et une certitude toutes scientifiques,
nul n'aurait paradoxalement plus aucune raison... d'y croire ! Nul n'aurait plus la foi, mais
on « saurait » Dieu, comme on sait que Napoléon a existé même s'il n'est plus de ce
monde. Dans ces conditions, la Révélation ne servirait plus qu'à compléter un savoir, elle
ne porterait plus, ce qui est un comble, sur l'existence même de Dieu. La croyance n’aurait
alors plus aucune raison d’être. Voilà pourquoi, il semble, que c'est malgré tout dans les
limites de la raison que se loge la croyance. Comme le disait Pascal « Qui blâmera donc
les chrétiens de ne pouvoir rendre raison de leur créance, eux qui professent une religion
dont ils ne peuvent rendre raison; ils déclarent en l’exposant au monde que c’est une
sottise, stultitiam, et puis vous vous plaignez de ce qu’ils ne la prouvent pas. S’ils la
prouvaient ils ne tiendraient pas parole. C’est en manquant de preuve qu’ils ne manquent
pas de sens» (Pensée, fragment 418, édition Lafuma). La dernière phrase est capitale: «
preuve» relève de la raison au deuxième sens, ce que nous avons appelé le rationnel; «sens
» relève de la raison au sens de ce que nous avons appelé le raisonnable, presque le «bon
sens» ici. La religion est une folie, certes, par rapport à la raison métaphysique, à la raison
des Grecs. Mais en se proclamant une folie, la religion est cohérente avec elle-même car
elle est logiquement indémontrable. « C'est le cœur qui sent Dieu, et non la raison : voilà
ce que c'est que la foi. Dieu sensible au cœur, non à la raison » (Pascal, Lettre d'ôter les
obstacles).
Conclusion :
2 Le rationnel renvoie à la raison théorique qui est logique, mathématique et métaphysique (est rationnel ce
qui est logiquement démontrable). En revanche le raisonnable renvoie à la raison pratique (du grec prattein= agir) qui oriente nos choix et détermine nos décision en fonction des buts et des valeurs que nous avons posés. La raison théorique démontre ou déduit des théorèmes ou des propositions. La raison théorique démontre, la raison pratique oriente…
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Il y a deux excès à éviter disait Pascal: « exclure la raison, n’admettre que la raison ».
Exclure la raison :
Si on exclut la raison on tombe dans l’écueil du fidéisme (la religion repose sur la seule
foi, elle n'a pas besoin du moindre secours rationnel). C'est bien parce que Leibniz est
conscient des immenses périls que le fidéisme fait courir à la foi, qu'il écrit un Discours de
la conformité de la foi avec la raison. Il y opère une distinction décisive entre ce qui est
contre la raison et ce qui est au-dessus de la raison; si les dogmes religieux ne sont pas
démontrables, ils ne doivent jamais remettre en cause les principes fondamentaux de la
logique: «Il faut prendre garde de ne jamais abandonner les vérités nécessaires et
éternelles pour soutenir les mystères, de peur que les ennemis de la religion ne prennent
droit là-dessus de décrier et la religion et les mystères». Qu'il y ait pour nous de
l'incompréhensible ne signifie pas qu'il y ait pour nous de l'absurde : croire en un mystère
religieux n'équivaut pas à refuser par exemple le principe de non-contradiction.
Si la foi, comme le montre Pascal, ouvre à des mystères qui dépassent la raison, elle
n’est cependant pas contraire à la raison. Il n'y a pas, il ne doit ni ne peut y avoir de
contradiction entre la « vérité que Dieu nous révèle en Jésus-Christ » et « les vérités que
l'on atteint en philosophant » ; pas d'opposition, donc, entre Révélation et Raison, entre Foi
et Pensée, mais au contraire une indispensable complémentarité.
N’admettre que la raison :
C’est ne pas être sensible à ce qui fonde la raison, car tout savoir est fondé sur une
croyance. Les principes premiers qui fondent le savoir ne sont pas eux-mêmes des objets
de savoir. N’admettre que la raison c’est se priver de la possibilité de connaître la vérité
dans la mesure où celle-ci échappe, au moins en partie, au pouvoir de la raison. Toute
démonstration, toute proposition repose en effet sur des principes indémontrables, sur une
idée de la vérité inaccessible à la raison. Tout savoir repose sur un croire. La raison doit
donc reconnaître son incapacité et son impuissance à fonder la science géométrique et
mathématique, puisque l’esprit humain ne peut ni tout définir, ni tout démontrer. La
pensée rationnelle ne semble pas pouvoir se passer d’une croyance, d’un impensé, bref
d’un dogme.
Les raisons (celles du « cœur ») qui fondent la raison échappent donc au rationaliste. Lieu
des premiers principes intuitifs, le cœur désigne précisément une relation au vrai qui est
plus de l’ordre de la réceptivité (ou de la révélation) que de la construction (ou de la
démonstration). Dans la mesure où le cœur contient les intuitions premières qui nous
relient au vrai en dépit de notre impuissance à prouver, on doit en conclure qu’il y a dans
la vérité un irréductible que le sujet connaissant peut, sans doute, développer mais non
inaugurer. La vérité ne peut être engendrée absolument et par conséquent fondée, ou ce qui
la fonde ne peut être que donné (ou révélé). « C’est une maladie naturelle à l'homme, dit
Pascal, de croire qu'il possède la vérité directement; et de là vient qu'il est toujours disposé
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à nier tout ce qui lui est incompréhensible ; au lieu qu'en effet il ne connaît naturellement
que le mensonge ».
Aussi vouloir rendre raison de tout, comme le voudrait le rationalisme, c’est oublier que
nous n’avons qu’un rapport indirect à la vérité. C’est en outre perdre le sens de la
transcendance et du mystère : « Si on soumet tout à la raison, dit Pascal, notre religion
n’aura rien de mystérieux et de surnaturel ». L’auteur des Pensées entend montrer la
cohérence d’un discours (et d’un type de vie) qui renonce explicitement à faire de la raison
classique la norme suprême. Montrer une cohérence relève encore de la raison ; et c’est la
raison raisonnable, non pas orgueilleuse mais humble, la raison instruite par le
christianisme qui va montrer que la raison doit parfois se soumettre. « Il faut savoir douter
où il faut, assurer où il faut, en se soumettant où il faut. Qui ne fait pas ainsi n’entend pas
la force de la raison » (Pensées, Fragment 170 : Edition Lafuma). La force de la raison est
réelle, mais limitée; elle indique elle-même ses propres limites: « La dernière démarche de
la raison est de reconnaître qu’il y a une infinité de choses qui la dépassent. Elle n’est que
faible si elle ne va jusqu’à connaître cela » (L. 188). Le fait de ne pouvoir prouver ce qui
la fonde est donc bien pour la raison une « impuissance » ; cette « impuissance » n’est, en
aucune façon, un argument contre la raison mais contre un certain impérialisme de la
raison qui raisonne (« Nous avons certes une impuissance à prouver, invincible à tout le
dogmatisme » mais nous avons également « une idée de la vérité invincible à tout le
pyrrhonisme » (Pensée 406, P. 18).); et, à cet égard, la géométrie donne une leçon
d’humilité à ceux qui veulent « n’admettre que la raison ». Il y a un moment où la raison
abdique, et ce faisant elle reste fidèle à elle-même: «La raison ne se soumettrait jamais si
elle ne jugeait qu’il y a des occasions où elle se doit soumettre» (L. 174). Il n’est pas
contraire à la raison de renoncer à la raison. Dans toutes les disciplines, l'homme doit
raisonner à partir de principes qu'il ne comprend pas, la raison doit accueillir, s’ouvrir aux
mystères qui lui sont inaccessibles et qui pourtant la fondent. Elle doit admettre
l’incompréhensible qui est la condition de toute compréhension.