La démocratie familiale

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Michel Fize

L a d é m o c r a t i e f a m i l i a l e

Évolution des relations parents-adolescents

Presses de la Renaissance 37, rue du Four

75006 Paris

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« Pourquoi obéissions-nous ? La question ne se posait guère ; nous avions pris l'habitude d'écouter nos parents et nos maîtres. Toutefois, nous sentions bien que c'était parce qu'ils étaient nos parents, parce qu'ils étaient nos maîtres. Donc, à nos yeux, leur autorité leur venait moins d'eux-mêmes que de leur situa- tion par rapport à nous. »

Henri BERGSON, Les deux sources de la morale et de la religion, 1932.

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Introduction

La démocratie familiale triomphe. L'égalité — idée forte ou réalité sensible — traverse les familles françaises, sans grande résistance. Juste- ment pour les unes, insolemment pour les autres, profondément pour la plupart. Aux divers points de l'Hexagone, il n'est question que de concertation, d'échange, de solidarité, de dialogue. Dialogue souvent pai- sible, parfois passionné, plus rarement conflictuel. Beaucoup de chucho- tements pour quelques cris, ainsi va la famille moderne!

Comment en est-on arrivé là? Comment est-on passé du modèle auto- ritaire de jadis au modèle démocratique d'aujourd'hui? Autrement dit, d'un fonctionnement familial fondé sur l'autorité des parents (et d'abord du père) — autorité « tombant », avec plus ou moins de vigueur, sur la tête des enfants — à ce fonctionnement démocratique, nourri abondam- ment du principe de liberté et caractérisé par davantage d'égalité entre parents et adolescents.

La dimension de la longue durée est ici fondamentale comme toile de fond. « Elle seule permet de mettre en relief les faits les plus divers du présent, d'évaluer ce qui change vraiment. »

«Ce qui change vraiment », la question est posée. Majeure, incon- tournable. Grande est d'abord la tentation de se référer à un âge d'or de la famille, à un état d'équilibre et d'harmonie qu'auraient connu nos ancê- tres. « La vieillesse ne donne ses louanges qu'au temps passé » selon un vieil adage latin. Une autre tentation est de ne voir dans le passé que ténè- bres, d'assimiler le présent à la modernité et au progrès, au nom d'une conception évolutionniste et linéaire de l'histoire. Mais toute société con- naît des actions, des réactions, des interférences, des retours en arrière, des blocages, des poussées en avant. La tradition n'est pas totalement incompatible avec le changement, pas plus que la modernité avec une cer-

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taine continuité. «Il n'y a pas de société immobile, immuable. Simple- ment les sociétés traditionnelles changent lentement ou par rares soubre- sauts après de longues périodes d'équilibre ou de stagnation. »

«Une évidence s'impose : au fil des siècles et en tous lieux, on n'a cessé de parler de "crise de la famille" (Polybe, cent cinquante ans avant J.-C., l'évoquait déjà), de "conflit de générations", de "turbulence de la jeunesse" (ainsi depuis le début du romantisme, chaque génération se plaît-elle à inventer une crise avec la génération précédente, à en faire le "mal du siècle"). En définitive, il est constant que "la pensée d'une génération paraît aussi étrangère à la génération suivante que si elle était l'expression d'une autre race humaine". »

Comment donc mettre à jour, au-delà des discours, les permanen- ces, les mutations réelles ? S'agissant de la famille, qui repose sur des for- ces inconscientes très puissantes rendant les changements moins nombreux et moins profonds qu'il ne paraît, qu'est-ce qui bouge véritablement?

Faut-il rappeler que le législateur enregistre parfois des comporte- ments qui semblent nouveaux alors qu'ils ne font que répéter ceux du passé ? Peut-on ignorer que cette illusion de nouveauté tient souvent à ce que ces comportements tranchent effectivement avec les habitudes de la génération précédente ?

La famille n'est pas une idée moderne. L'adolescence non plus. Cette famille restreinte : père, mère, enfants (autrement nommée

conjugale ou nucléaire), constamment célébrée depuis 1945, est déjà très répandue dès la fin du Moyen Age en France, mais aussi dans une grande partie de l'Europe et même au-delà. Elle est encore majoritaire — excepté au Japon — aux XVI XVII et XVIII siècles.

L'adolescence elle-même, dont l'histoire reste à écrire (« car nous ne disposons pas de synthèse sérieuse sur ce que pouvait être l'évolution de cet âge dans les modes de sociabilité, ou dans les modes de passage d'une sociabilité de l'enfance à une sociabilité de l'adulte »), n'est pas une créa- tion contemporaine. Le monde moderne n'a pas plus inventé l'adolescence qu'il n'a découvert le groupe des pairs ou le conflit des générations. « Il a toujours existé, rappelle Edgar Morin, à un moment de l'évolution juvé- nile, des composantes adolescentes qui correspondent à la puberté ou à l'intégration sociale dans l'univers adulte. » Ce qui autorise à dire que l'ado- lescence — au moins comme processus bio-psychologique — est de tous temps et de tous lieux. Ainsi en est-il également de la bande de copains, phénomène quasi universel et atemporel, comme l'observait naguère Char- les H. Cooley. «C'est un fait généralisé, en effet, que les enfants et sur- tout les garçons après douze ans, vivent des "fraternités" au sein desquelles leur sympathie, leur honneur et leur ambition sont souvent plus engagés qu'ils ne le sont au sein de la famille. » Ainsi en est-il encore du conflit de générations, si l'on admet à ce sujet que la crise est au cœur du psychisme humain et l'interrelationnel producteur de tensions.

Depuis l'aube de l'humanité l'adolescence, réalité sans nom*, figure au carrefour de l'Histoire et de la Littérature. Platon, Philippe de Novare,

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Rousseau en parlent avec émotion ou inquiétude. Les Anciens y voient le siège des passions, l'âge des turbulences et des irrésolutions, le fruit amer de l'enfance. Quant aux heurts entre jeunes et adultes (dont l'enjeu est — formulé ou non — une lutte de pouvoir), ils dominent déjà les sociétés antiques. Sans les inquiéter sérieusement ou durablement. Le corps social dispose alors de remarques défenses immunitaires pour se protéger de sa jeunesse, absorbée finalement sans douleur excessive. En ce temps-là, cha- que génération vient à son heure et sait l'attendre sans trop d'impatience. Un homme a sa place marquée, son avenir même tracé dans une société peu mouvante.

Pendant des siècles, l'adolescence est donc restée simple parenthèse — court passage entre l'enfance et l'âge adulte, réservé aux enfants des milieux favorisés. La plupart du temps, les sociétés traditionnelles «opé- raient par les rites d'initiation le passage brutal de l'enfance à l'âge d'homme ».

Quid novi alors ? La découverte peut-être des adolescents, comme classe d'âge et fait social. La naissance, dans la seconde moitié du XIX siècle, d'un phénomène qui va d'abord inquiéter. D'une classe dangereuse, dont le XX siècle s'efforcera de faire une classe heureuse... Avec plus ou moins de bonheur.

Hippocrate, cependant, paraît utiliser ce terme pour caractériser garçons et filles de 14 à 21 ans. L'adolescent est, à ses yeux, le troisième stade de la vie humaine (qui en comporte huit de sept ans chacun). Il vient après « le petit enfant » (jusqu'à 7 ans) et l'enfant (de 7 à 14 ans).

Sous le Bas-Empire romain étaient pareillement distinguées l'enfance jusqu'à 7 ans, la pueritia de 7 à 14 ans, l 'adolescence de 14 à 21 ans (voire 35 ans), la jeunesse (qui s'achevait à 45 ou 50 ans), enfin la vieillesse.

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Première Partie

Le déclin de l'autorité paternelle

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En près d'un demi-siècle, la France a enregistré plus de changements qu'elle n'en avait connu depuis le début de sa révolution industrielle, entre 1830 et 1850. La mutation économique, en particulier, a été « plus rapide et plus radicale que depuis le néolithique ». Ajoutez à cette mutation l'urba- nisation, la scolarisation massive, l'extension de la classe salariée et vous avez un tableau de la transformation morphologique de la France depuis 1945. Une vision en quelque sorte de cette « accélération » sociale dont parlait Paul Valéry dans les années trente, pour en dénoncer aussitôt les dangers. « Le monde n'ajamais moins su où il allait », écrivait-il alors. « Aujourd'hui, les choses vont très vite... rien ne se fait de stable, car rien ne se fait pour le stable... Secousses perpétuelles, nouveautés, nouvelles, instabilité essen- tielle devenue un véritable besoin, nervosité généralisée par tous les moyens que l'esprit a lui-même créés », telle est la société moderne.

Cette transformation morphologique, dont nous avons rapidement tracé les grands traits, s'est accompagnée d'importants changements moraux, culturels et idéologiques, dont les Français — Jean Fourastié le soulignait naguère — n'ont pas toujours une conscience claire. Et puis, souvent, « la majorité de ceux qui en ont une conscience vague les consi- dèrent comme allant de soi ».

Depuis 1945, la famille elle aussi a été le théâtre de profondes muta- tions. Mais de quelles mutations s'agit-il ? En d'autres termes, qu'est-ce qui change véritablement dans le groupe familial ? Les fonctions ? La struc- ture ? Les rôles et les relations ? Les comportements, les conditions de vie, les modèles culturels ?

De tout temps, nous l'avons vu, il a été question de crise, de conflit ou de divorce des générations. A chaque fois pour en souligner le carac- tère plus aigu. En 1957 encore, on pouvait écrire : « Ce conflit est peut- être plus marqué de notre temps, parce qu'en effet, les événements, les modes, les mentalités évoluent très vite. Il y a certainement plus de dis- tance en 1957 entre un jeune et ses parents qu'il n'y en avait en 1900. »

De tout temps également, on a fait état d'une démocratisation des

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relations familiales, parents-enfants en particulier. Tocqueville, en 1835, observait, non sans une certaine inquiétude : « Tout le monde a remar- qué que, de nos jours, il s'était établi de nouveaux rapports entre les dif- férents membres de la famille, que la distance qui séparait jadis le père de son fils était diminuée. » Un constat que fera Tourgueniev pour la Russie de l'abolition du servage, en montrant par exemple dans Pères et fils (roman écrit en 1862) un père qui essaie d'établir de nouveaux rapports (plus éga- litaires) avec son fils.

Pourtant, chacun en a conscience, des changements familiaux, par- fois brutaux, se sont effectivement accomplis durant le dernier demi-siècle. Il reste à les mettre au jour. Délicate entreprise, si l'on veut bien admet- tre avec Hegel que ce qui est familier n'est pas pour cela connu !

Du changement de la relation conjugale au changement de la relation parentale. Du connu à l'inconnu

Les relations entre époux constituent l'aspect de la vie familiale qui a été le plus étudié en France (et dans les pays occidentaux en général). Il ressort de toutes ces études une même conclusion : le passage d'une structure autoritaire à une structure de coopération. Sans que l'on puisse faire état d'une véritable égalité des sexes au sein de la famille. Nous aurons l'occasion d'en reparler à propos du partage des tâches ménagères par exemple.

Dès 1945, dans un ouvrage désormais classique : The Family : From Institution to Companionship, Burgess, Locke et Thomes distinguent la famille- institution (la famille traditionnelle) et la famille-compagnonnage (la famille moderne). Ce qui caractérise la famille-institution selon ces auteurs, c'est, d'une part un mariage « arrangé » par les parents, d'autre part une pré- dominance des objectifs économiques (transmission du patrimoine, divi- sion du travail), enfin un fonctionnement de type autoritaire et un assujettissement de la famille à des règles de conduite dictées de l'exté- rieur. La famille-compagnonnage, au contraire, met en avant le mariage d'amour fondé sur le libre choix des conjoints et accorde une priorité aux objectifs affectifs : il s'agit d'abord de réaliser l'épanouissement person- nel des membres du groupe. Cette famille, enfin, installe la démocratie comme principe de fonctionnement. Cette analyse est reprise par T. Par- sons en 1955 et Goode en 1963, qui insistent l'un et l'autre sur la dimen- sion affective de la famille. Comme le précise le premier, par rapport aux rôles professionnels, basés sur la compétition, la mise à l'écart des émo- tions, la famille assure une stabilité émotionnelle indispensable. Elle per- met à l'individu, principalement dans les catégories socio-professionnelles inférieures, de compenser les tensions, les frustrations nées du travail indus- triel. Devenue refuge, la famille lui apporte tout ce que la société lui refuse. « En ce sens, "l'expressivité" familiale est un complément indispensable de "l'instrumentalité" économique. »

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La démocratisation de la vie familiale — faut-il le rappeler ? — est contemporaine de la révolution industrielle et de l'urbanisation. On parle alors plutôt de « crise de l'autorité », en des termes indignés ou avec des accents de profonde inquiétude. A partir de là, l'émiettement croissant du travail, lié à la production industrielle de masse, à une administration compliquée, la disjonction entre l'habitation et le lieu de travail, la trans- formation de l'artisan ou du petit producteur en ouvrier ou employé admis au marché de la consommation, n'ont cessé de contribuer à vider de son contenu (et de sa légitimité) l'autorité du père et à réduire son pouvoir à l'intérieur comme à l'extérieur de la famille.

A partir de 1945 et dans les décennies qui vont suivre, la famille va connaître une mutation, sans doute aussi profonde que la mutation éco- nomique. Qu'il nous soit permis de penser que le passage d'une structure familiale autoritaire à une structure démocratique constitue une révolu- tion fondamentale, comparable à celle que représente le passage d'une société de pénurie à une société d'abondance.

Mais cette démocratie familiale est-elle totale ? Autrement dit, s'applique-t-elle à tous les domaines, concerne-t-elle tous les rapports de la vie familiale ?

Toutes les transformations de la famille contemporaine ne sont pas encore connues. Tant en France qu'à l'étranger. Marc Leblanc, évoquant récemment le cas du Québec, rappelait le peu de données disponibles sur ces transformations. On a eu tendance, en effet, à n'étudier que le seul pouvoir conjugal, négligeant ainsi le pouvoir parental, les relations entre frères et sœurs... Or, il est indéniable que les systèmes d'éducation, au même titre que les relations conjugales, ont subi d'importants boulever- sements depuis la fin de la guerre. Les rapports parents-adolescents, en particulier, qui s'inscrivent dans le cadre de cette famille-compagnonnage que nous évoquions plus haut, sont probablement le noyau dur, le coeur de la révolution familiale silencieuse d'après-guerre. Changements pro- fonds donc, sous l'effet conjugué de l'affirmation d'une classe-jeune et d'une démocratisation sociale toujours plus accentuée. Mais changements au déchiffrage parfois délicat. En effet, compte tenu de l'affectivité dont est chargée la relation parentale, l'on ne saurait passer sous silence, à côté des domaines de mutations, les domaines de stabilité. Le repérage est, là aussi, particulièrement délicat.

Quel découpage de la période ?

L'historien du temps présent ne peut que multiplier les précautions. Que lui demande-t-on en effet ? Rien de moins que de frayer, dans le maquis de l'événement, quelques avenues qui rendent intelligible l'aven- ture de la famille contemporaine. L'exercice est périlleux car les embû- ches nombreuses. La première réside dans le découpage de la période. L'on sait, en effet, que les transformations des comportements et des repré-

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sentations sont lentes, diffuses et souvent contradictoires. Il est donc excep- tionnel qu'à une évolution ou à une innovation on puisse assigner une date précise ou que l'on soit en mesure de l'associer à un événement sin- gulier.

Ainsi, faut-il faire un découpage par décennies ? Par périodes politi- ques (IV Ve Républiques) ? Par grands événements (« révolution » étu- diante de 1968, généralisation de la télévision, de la contraception, abaissement de l'âge de la majorité...) ? Par générations ? Mais, dans ce cas, quel sens donner à cette notion ? Et comment apprécier la durée sépa- rant une génération d'une autre ? Il existe, disait Marc Bloch, des « géné- rations longues » et des « générations courtes », selon la cadence plus ou moins vive du mouvement social. Il existe aussi des générations très struc- turées, à forte substance culturelle et idéologique (celle de mai 1968 en étant peut-être l'exemple type), et des générations plus conjoncturelles, éphémères, unies sur un projet précis, pour un combat particulier (les jeunes lycéens et étudiants du mouvement de 1986 en étant sans doute l'une des illustrations les plus récentes).

Le domaine de la vie privée, « ce continent noir protégé par une lourde chape de silence », selon la judicieuse formule d'Alain Corbin, se prête mal au découpage, à plus forte raison sur une très courte période.

Au risque de schématiser, et conscient que tout découpage est arbi- traire, il nous semble cependant qu'un découpage croisé (par décennies, grands événements sociaux, économiques ou culturels) est à même de faire apparaître les évolutions et ruptures les plus marquantes des relations intra- familiales. Quelques dates nous paraissent, à cet égard, particulièrement significatives : 1953-55 qui coïncide avec l'entrée de la France dans le néo- capitalisme de croissance et l'engagement des Français dans la société de consommation ; 1963 qui révèle l'existence d'une importante classe-jeune, dotée d'une culture spécifique et d'une volonté de rejet des valeurs paren- tales ; 1973 qui marque le début de la crise économique et l'enracinement progressif de la jeunesse dans une sorte de lassitude, avec opposition con- juguée à la famille et à la société ; les années 1980, enfin, qui consacrent la prédominance du modèle familial démocratique (dans un contexte d'affai- blissement du mythe de la croissance à partir de 1983).

On peut donc schématiquement distinguer trois âges dans l'histoire des relations parents-adolescents depuis 1945 :

1. L'âge du modèle autoritaire et néo-autoritaire (1945-1973); 2. L'âge du modèle libéral (1973 /1980-1983); 3. L'âge du modèle démocratique (années 1980).

Sources : le trop-plein ? Le difficile cheminement des représentations à la réalité familiale

Différentes sources imprimées ont été « interrogées » : revues scien- tifiques ou de vulgarisation (Population, Economie et Humanisme, Futuribles,

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Pour, Informations sociales, Ecole des Parents, Le Groupe familial, Revue française de sociologie...) ; des sondages ont été effectués dans la grande presse, quo- tidienne ou hebdomadaire (Le Monde, Libération, Paris-Match, Marie-Claire, Elle, Le Nouvel Observateur, Le Point...). Un certain nombre d'oeuvres roma- nesques ont également été consultées. Lecture faite avec les précautions d'usage, en raison de « l'importance de la médiation esthétique et de la spécificité du travail textuel ». Mais toujours avec grand profit. Support majeur des représentations sociales, le roman est, en effet, le lieu par excel- lence où l'imaginaire se donne libre cours. Un imaginaire qui loin de se détacher de la réalité peut au contraire la révéler. « Fiction plus "vraie" que les sécrétions du vécu », le roman « emprisonne une plus grande part de réalité (en entendant celle-ci au sens large) que des textes réputés plus "objectifs". » En d'autres termes, il n'inflige de violence au réel que pour mieux faire apparaître avec plus de vérité une réalité toujours complexe.

L'audiovisuel n'a pas été non plus négligé. La télévision d'abord. Nous avons ainsi visionné la centaine de documentaires réunis par l'Ins- titut de l'Enfance et de la Famille, soucieux de mieux connaître le regard de la télévision française sur la famille depuis trente ans. Et bien entendu des émissions plus récentes telles que « Aujourd'hui madame » ou « Les Dossiers de l'Ecran » ou bien encore « La marche du siècle ». Une ques- tion se pose immédiatement : quelle est la valeur de ces images ? De quoi témoignent-elles ? De quoi sont-elles le reflet ? Un colloque organisé à Avi- gnon en 1987 par la Vidéothèque de Paris apporte à ces interrogations un certain nombre de réponses. Plutôt négatives. Pour de nombreux par- ticipants, les magazines télévisés ont été jugés trop soigneusement mis en scène ou trop savamment dramatisés pour refléter la réalité. Quand ils n'ont pas, tout simplement, été soupçonnés d'avoir occulté, sous la pres- sion du pouvoir politique, des pans entiers de l'actualité. « L'image ne montre rien », devait même conclure l'historien Michel Winock. Au cours de ce colloque, l'on s'est efforcé de montrer que la vraie vie était ailleurs, que le cinéma reflétait mieux l'air du temps, que l'on y retrouvait plus sûrement les grandes interrogations collectives et l'évolution des mentali- tés. Plus que toute autre, devait-on observer, la génération des cinéastes de la nouvelle vague a su capter l'époque. L'émergence de la génération du baby-boom, la libération du corps féminin, le bouleversement des rap- ports dans le couple, la prémonition de mai 1968, si perceptible après coup dans les films d'Agnès Varda, de Jean Rouch ou de Jean-Luc Godard, rien n'échappe au regard perçant des cinéastes. Peut-être « l'art parle-t-il mieux de la vie que le reportage » ? Nous avons, de ce fait, porté une atten- tion particulière à la production cinématographique, très riche notamment sur le thème de l'adolescence. Depuis les années soixante, en effet, ce thème a suscité l'intérêt de nombre de cinéastes 1 au point que certains n'ont

1. Françoise Dolto, dans son dernier ouvrage La cause des adolescents, donne une liste des principales œuvres cinématographiques (françaises et étrangères) relatives à la jeunesse.

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pas hésité à parler d' « adophilie ». Le mouvement cinématographique centré sur l'adolescence s'est accéléré, il est vrai, à partir du milieu des années soixante-dix : au moins une cinquantaine de films français pro- duits depuis 1971, parmi lesquels (les plus connus) A nous les petites Anglai- ses ou La Boum.

Démarche parallèle, pendant deux ans (1985 et 1986), nous avons poursuivi nos investigations en sollicitant, dans toute la France, quelque 4300 familles. 1 100 d'entre elles (pères et mères d'enfants de 13 à 21 ans) ont accepté de répondre à un questionnaire et de s'exprimer sur leurs atti- tudes et leurs pratiques éducatives. Une quarantaine, à Paris, ont bien voulu prolonger et enrichir leur réflexion au cours d'entretiens approfon- dis. Enfin, une cinquantaine d'adolescents — principalement parisiens — se sont, dans le même temps, exprimés sur leurs rapports avec leur famille.

Dans une sorte d'étude longitudinale à l'envers, les parents ont été invités à rassembler les souvenirs qu'ils avaient conservés de leurs rela- tions avec leurs propres parents quand ils étaient eux-mêmes adolescents (dans les années 1950 ou 1960 le plus souvent). Ces témoignages ont été confrontés à ceux de jeunes produits au cours de ces mêmes années, le croisement des discours permettant une meilleure approche de la « réa- lité » familiale. Bref, des enfants aux parents (voire aux grands-parents), dans une remontée périlleuse vers le passé. Comparaison difficile de deux ou trois générations (la plus ancienne pouvant avoir connu la grande crise économique des années trente, la génération intermédiaire la seconde guerre mondiale). D'où le risque de « majorer artificiellement l'ampleur des dis- semblances entre la nouvelle génération et la précédente ». On sait, en effet, que des résultats qui portent sur des comportements, des attitudes vieux d'une vingtaine ou d'une trentaine d'années doivent être utilisés avec la plus grande prudence pour tenir compte des déformations, cons- cientes ou inconscientes, du souvenir. « La mémoire est artiste, disait Char- les Baudouin, elle constitue les images significatives, comme le peintre qui, d'une foule de visages entrevus, crée un type expressif, fiction plus vraie que la réalité même, parce qu'elle la condense et la sature d'être. » Boris Vian disait même : « Il n'y a pas de souvenir, c'est une autre vie revécue avec une autre personnalité qui résulte pour partie de ces souve- nirs eux-mêmes... Notre personnage actuel d'adulte et même notre per- sonnalité sont le fruit d'un enchevêtrement d'une histoire réelle et d'une vie imaginaire. » Il n'est pas douteux, en effet, que les parents se sou- viennent de moments recomposés, arrangés par les nécessités de la refonte globale et permanente de leur propre image, expérience commune à tous. La plupart des moments clefs de leur adolescence sont soumis aux mêmes refoulements que lors de la petite enfance. Les parents n'ont plus de vrais souvenirs de ces temps-là, ils se sont éloignés le plus vite possible de ces temps d'errance, de trouble, de vide, de doute, de dépression, de gêne

2. L'attitude étant définie comme « la disposition à penser et agir durablement dans une même direction ».

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en compagnie des autres. Ils ont refoulé les conflits, les révoltes, les des- tructions, les peurs et beaucoup de passions. Et cela est simplement néces- saire... A la place du souvenir, ou plutôt de ce qui a été vraiment vécu, on trouve une reconstruction, une nouvelle version tenant lieu de recons- titution, où le fait d'être sorti d'affaire, de se croire sorti d'affaire, donne à cette période de trouble l'aspect d'un combat héroïque. « Ainsi l'ado- lescence racontée par les parents n'est qu'un versant idéalisé des fonda- tions mêmes de leur vie. »

Quid des représentations actuelles ? L'observation directe d'une famille dans son milieu naturel étant,

méthodologiquement (voire déontologiquement) impensable, quel sens don- ner aux multiples paroles recueillies ? Sachant par ailleurs qu'il n'existe pas de procédure d'appréciation de la sincérité des discours, comment déter- miner la distance de la parole à la réalité ? Faut-il croire, comme on l'affirme, ici ou là, que les témoignages « obéissent à des règles de savoir- vivre et de mise en scène de soi par soi... qu'il n'y a rien de moins spon- tané qu'une lettre, rien de moins transparent qu'une autobiographie, faite pour sceller autant que pour révéler » ? Faut-il croire que toute représen- tation ne peut être qu'une non-réalité ? Assurément, « il faut sortir de cette fausse opposition entre représentation et réalité ; les représentations des structures familiales dans lesquelles vivent les individus ont autant de réalité que ces structures elles-mêmes qu'elles contribuent pour leur part à produire ». (A. Le Gall.)

Toute représentation s'avère être un processus qui, prenant appui sur des images, des attitudes, influe sur des comportements, oriente des conduites. Les résultats de nombreux travaux psychologiques menés au cours des vingt dernières années paraissent confirmer l'hypothèse que la stratégie d'un sujet vis-à-vis d'un objet est assez largement déterminée par les représentations que le sujet se fait dudit objet. En ce sens, on peut admettre que « la manière de percevoir et de penser l'enfant influe sur ses conditions de vie, sur son statut et sur les comportements des adultes à son égard » et que « quel que soit son rapport avec les pratiques, une structure idéologique est un élément de la réalité sociale ».

L'acteur « en représentation » ne fait pas qu'exprimer des rapports sociaux, il contribue à les constituer. Il façonne en quelque sorte la réalité sociale, « réalité mi-physique, mi-imaginaire », selon l'expression de Mos- c o v i c i

Peut-être est-il temps de rappeler que chaque source « se situe à un certain niveau d'authenticité, que chacune construit — ce qui revient au même — sa propre fiction ».

Après tout, l'histoire fait-elle autre chose ? L'historien ne reconstruit-il pas sa propre vision de l'événement ?

3. La réalité sociale, dit quelque part Bruno Bettelheim, est faite non seulement des relations objectives entre les hommes, mais aussi de la manière dont les hommes pensent ces relations.

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CHAPITRE 1

L'ÂGE DU MODÈLE AUTORITAIRE ET NÉO-AUTORITAIRE

(1945-1973)

Durant l'Occupation, une nouvelle fois, le jeu normal de l'autorité a été troublé. Des familles se sont vues subitement désorganisées.

« Des millions d'hommes adultes se trouvaient retenus prison- niers à l'étranger et donc ne tenaient pas leur rôle au sein de la famille ; la division des esprits régnait ; des persécutions se déroulaient ouvertement auxquelles collaboraient légalement la police en uniforme ; alertes, bombardements et privations ali- mentaires et de toute nature étaient le lot quotidien. Le moins qu'on puisse dire est que le climat moral dans lequel l'adoles- cent fut élevé était générateur d'un profond sentiment d'insécu- rité » (G. Mendel.)

L'absence du père — c'est certain — s'est fait sentir dans de nom- breux foyers. Les garçons en particulier se sont opposés à leur mère, cer- tains n'hésitant pas à adopter à leur égard un comportement d'homme autoritaire et brutal (rappelons-nous l'attitude de Lacombe Lucien, le jeune héros du film de Louis Malle). D'une manière générale, les jeunes ont

4. Selon un rapport du docteur Heuyer, il y a eu au cours de cette période 1 915 000 prisonniers de guerre (dont 1600000 sont restés absents de leur foyer pendant 5 ans), 200 000 déportés politiques et 780 000 travailleurs requis (« L'accroissement de la crimi- nalité juvénile devant le Conseil de la République », dans Informations sociales, n° 7, avril 1948, p. 385-394).

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alors manifesté un désir d'indépendance et d'évasion qui a conduit les uns à s'engager dans le combat (soit dans les rangs de la Résistance, soit aux côtés de l'occupant), les autres — difficultés économiques aidant — à se livrer à la délinquance (trafics au marché noir, vol, prostitution...). Au cours de cette période le vol, par exemple, a augmenté de plus de 400 %. Cette délinquance qui, globalement, se développe à partir de 1941 et paraît concerner très largement la jeunesse urbaine n'a pas épargné totale- ment les filles. Le docteur Heuyer enregistre une augmentation des cas de prostitution durant la guerre.

« C'est, observe-t-il, la prostitution de jeunes filles intelligentes, quelquefois cultivées, de famille honorable que l'on appelle bour- geoises, restées, après l'absence du père, en présence de leur mère qui travaillait et tâchait de maintenir les habitudes sociales de la famille ; par une réaction d'opposition, la fille s'est dressée contre l'autorité de la mère, la volait, s'enfuyait avec un soldat allemand. »

Les séparations familiales ont également provoqué un accroissement du vagabondage et de l'errance en général. Entre 1939 et 1944, le nom- bre de mineurs vagabonds confiés à des œuvres privées a été multiplié par deux et demi (environ 1000 cas signalés en 1939, près de 2 600 en 1944). Ajoutons que, depuis la fin de 1942, « de plus en plus nombreux les jeunes gens refusaient d'aller travailler en Allemagne et se réfugiaient dans les montagnes ou les forêts, formant des bandes à la recherche d'un chef, vivant le plus souvent de la générosité de l'habitant et quelquefois du pillage ».

Les tensions familiales — voire des oppositions radicales — se sont alors développées. Des parents furent mis au banc des accusés. Certains jeunes (de « bons » milieux par exemple : médecins, professeurs, avocats, commerçants aisés) firent preuve de la plus grande sévérité à leur égard.

« C'était leur faute, disaient-ils, qu'ils se débrouillent. Il faut dire, précise R. Deforges, qu'ils avaient bonne mine, les pauvres vieux, à moraliser sur leurs vestons trop longs, leurs pantalons trop courts, leurs cheveux dans le cou, leurs épaules tombantes ou exagérément carrées, leurs bas rayés, leurs grosses chaussures mal cirées et l'indispensable parapluie qu'ils n'ouvraient jamais, alors qu'ils étaient prêts, eux, à faire n'importe quoi pour une cartouche de cigarettes ou des bas de soie. Ils avaient perdu la guerre et la face, ils n'avaient plus rien à dire et surtout pas à par- ler de la grandeur de la France ou de celle de l'Allemagne selon le cas... Sur les Champs-Elysées, à Saint-Germain-des-Prés, ils ignoraient superbement l'occupant, ne s'écartant jamais quand ils se trouvaient sur le passage de l ' un d ' eux : ils n ' existaient pas. »

5. 35 000 mineurs comparaissent devant un tribunal pour enfants en 1942 (dont 93,4 % originaires des villes) contre 21 400 en 1938 et moins de 10000 en 1930.

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Le conflit parents-enfants prenait un tour particulier en cas de diver- gence politique 6 Ainsi, Pierre jugeait-il sévèrement son père, l'avocat Luc Delmas, collaborateur notoire : « Lui et mon frère me dégoûtent, dit-il, com- plètement soumis au vieux et à la botte des Boches. »

Il était moins aigu dans le cas contraire. Ainsi, le Jacquiot de Jacques Lanzmann, un adolescent de 16 ans, partageait-il les vues de son père et l'avait-il rejoint dans un maquis qu'il commandait. Sans toutefois accepter sa bonne vieille autorité de naguère. Il lui en voulait notamment de l'avoir placé comme domestique dans une ferme à 12 ans. Et donc il n'était plus disposé à recevoir des raclées sans sourciller. Un jour, à son père qui l' avait giflé devant tous les camarades du maquis rassemblés, il répliqua par un « merde », avant de s'en aller.

Lajeunesse de l'Occupation s'engagea dans le combat, parfois d'abord pour « jouer au grand » comme Jacquiot ou Lacombe Lucien. Parfois aussi sans grande connaissance de cause (au sens propre). Jacquiot « ne connaissait pas l'heure. Ne savait ni soustraire ni additionner ». Quant à Lucien, employé dans un hospice de vieillards, il nous apparaît bien fruste, son engagement dans la milice n'étant, semble-t-il, qu'une simple réaction épidermique à son rejet du maquis (qui le juge trop jeune pour l'enrôler).

Beaucoup de jeunes, au contact de l'âpreté de la guerre, plongés dans les difficultés de la vie quotidienne, devaient acquérir très vite une maturité d'adulte.

« Notre maturité, se souvient Raymond Ruffin, éclate très tôt et nous la porterons en nous tout au long de notre adolescence. A dix-huit ans, certains empoigneront les rênes de la vie avec un sens des responsabilités et de l'initiative que les autres générations ne connaissent généralement que beaucoup plus tardivement. »

Le témoignage de Michel Hérubel, élève au lycée Henri-IV, en juin 1941, confirme ce propos.

Après l'invasion de la Russie par les troupes allemandes, le jeune Michel annonce à son père, professeur d'université, catholique, son désir d'entrer dans la Résistance. La discussion devient rapidement orageuse.

« Avant que le Quicherat (vieux dictionnaire latin) ne volât, dit- il, mon père m'avait traité de "petit crétin", de "fieffé imbécile", de "bougre d'idiot", m'ordonnant de continuer mes études en laissant de côté la guerre, la politique, et surtout la peinture qui n'était qu'un métier de "crève-la-faim"... Au moment de cla- quer la porte de son cabinet, je lui criai "que le temps auquel il appartenait était révolu", qu'il était devenu "un réactionnaire bourgeois de la triste espèce, un chrétien demeuré, doublé d'un primate qui aurait la honte des grottes des Eyzies..." »

6. Beaucoup de conflits familiaux « ont été une conséquence de la Résistance » (Hubert Touzard, « L'avenir de la famille », Ecole des Parents, n° 8, septembre-octobre 1968, p. 8).

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Finalement, conclut le garçon, « une entente tacite s'établit entre mon père et moi, fondée sur deux concessions mutuelles : je poursuivrai mes études et aban- donnerai ma vocation de peintre, qu'il trouvait finalement plus dangereuse pour mon avenir que la politique ! En retour, il m'octroyait de penser ce que je voulais et une mini-liberté d'action dans le cadre de quelques libertés que la rigueur des temps nous laissait. Comme tous les compromis qui paraissent basés toujours sur la raison et ne sont en fait que des constats de lâcheté et de faiblesse, celui-ci ne faillit pas à la règle et fut un marché de dupes aux effets désastreux. »

Jusqu'à son terme, les jeunes participeront au combat. On les retrouve, fougueux résistants, lors des journées de la libération de Paris. Un jour de la fin août 1944, raconte R. Deforges « un groupe d'adolescents passa en courant sur le quai portant une vieille mitrailleuse que Franck identifia comme étant une Hotchkiss. L'un d'eux avait autour du cou une bande de cartou- ches. Il s'appelait Jeannot, il avait quinze ans et il ne savait pas qu'il allait mourir un peu plus tard, quai de Montebello, le cou déchiré par une balle explosive ».

Au cours de ces années d'Occupation, les jeunes trouvèrent tout de même un peu de temps pour les distractions. A Paris certains, habillés comme des zazous, fréquentaient le Pam-Pam et le Colisée, dansaient dans les bals clandestins sur la musique d'Alex Combelle et de Django Reinhardt. D'autres se contentaient d'écouter la radio.

« Comme la plupart des Français, raconte R. Deforges, Lisa subis- sait la tyrannie de la radio encore neuve et mystérieuse. Ces voix qui venaient on ne savait d'où et susurraient tour à tour conseils culinaires, recommandations diverses, informations du monde entier ou bien qui grondaient, invectivaient, prophétisaient, flat- taient, malaxaient si bien les cerveaux, pouvaient aussi facilement y imprimer la haine que l'espoir. Les auditeurs dans leur fauteuil les écoutaient avec la même dévotion que Jeanne la Pucelle écou- tait les siennes. »

La paix revenue, l'on commença à s'interroger sur le devenir de la famille. Tous les bouleversements nés de la guerre, tous ceux attendus ou redoutés à la Libération rendaient les pronostics bien fragiles.

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LA RESTAURATION DU MODÈLE AUTORITAIRE (1945-1953)

A la Libération chacun libère sa joie, exprime son enthousiasme. Les Français se retrouvent dans les petits bals populaires, dans ces guin- guettes que l'occupant allemand s'était empressé de fermer. Dans le Paris de 1945, le tango retrouve droit de cité, et avec lui le paso doble, la rumba. Le swing acquiert ses lettres de noblesse. La valse perd un peu les siennes. C'est l'époque de la chanson gaie. Yves Montand va de succès en succès : « Bal petit bal », « Une demoiselle sur une balan- çoire », « Les routiers », « Mon pote le gitan ». Edith Piaf illumine la chanson française avec son célèbre « Hymne à l'amour », avant d'inter- préter « Bravo pour le clown », « La goualante du pauvre Jean », « Johnny tu n'es pas un ange ». André Claveau, à son piano, chante, tour à tour, « Cerisiers roses et pommiers blancs », « Domino », « La petite diligence », « Bon anniversaire », « Deux petits chaussons », « Un petit train », « Les yeux d'Elsa ». Line Renaud triomphe avec « Etoile des Neiges », « Ma p'tite folie », « Le chien dans la vitrine » ; Mick Micheyl avec « Ma maman », « Un gamin de Paris », « Je t'aime encore plus » ; Henri Salvador avec « Maladie d'amour », « Le loup », « La biche et le chevalier » ; Ray Ventura avec « La mi-août » ; Yvette Giraud avec « Avril au Portugal » ; Félix Leclerc avec « Petit Bonheur » ; Rina Ketty avec « La roulotte des Gitans » ; Bourvil avec son inimitable « Tactique du gendarme ». Juliette Gréco chante « Si tu t'imagines », « Je hais les dimanches », Jacqueline François « Trois fois merci », « Tu ne peux pas te figurer », « Les lavandières du Portugal », Lucienne Delyle « Le Mon- sieur aux Lilas », « Jambalaya », « Ça marche » (avec Aimé Barelli), « La valse des orgueilleux ». Zizi Jeanmaire interprète « La Croqueuse de diamants », Cora Vaucaire « La complainte de la Butte », Philippe Clay « Le danseur de Charleston », Jacques Hélian « Musique en tête », « Sous un ciel orangé », « La P'tite Marie », Magali Noël « Rififi ». Char- les Trénet poursuit sa déjà longue carrière avec « L'âme des poètes », « Route nationale 7 » ; Georges Brassens commence la sienne avec « Le gorille », « La mauvaise réputation », « Les amoureux des bancs publics », « Chanson pour l'Auvergnat ». Sautant de l'écran sur la scène, Eddie Constantine livre au public « Au loin dans la plaine », « Et bâiller et dor- mir », « Ah les femmes », « Un enfant de la balle ». Après maintes diffi- cultés — sa voix rauque déplaît — Charles Aznavour s'impose avec « Viens au creux de mon épaule », « Sur ma vie ». Luis Mariano, lui, séduit immédiatement : « Mexico », « L'amour est un bouquet de vio- lettes » le consacrent pour longtemps. Plus timidement — mais avec non moins de succès — Mouloudji se fait connaître avec « Comme un p'tit coqu'licot », « Un jour tu verras », « Le déserteur ». La bouillonnante Annie Cordy triomphe avec « Bonbons caramels », le dynamique Robert Lamoureux avec « Papa, maman, la bonne et moi » — une mise en forme

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musicale de cette « famille Duraton » qui captive alors les F r a n ç a i s Musique française au zénith. Bientôt concurrencée par la musique

d'outre-Atlantique. Avec l'arrivée des Américains, la France découvre d'autres chanteurs, une autre musique. En 1948, le jazz fait une entrée remarquée dans notre pays. E. Gardner, C. Hawkins, A. Barelli, C. Luter et Boris Vian lancent à Paris la mode des caves. Un an plus tard, se tient, salle Pleyel, le Festival international du Jazz. En 1955, c'est le rock and roll qui s'introduit chez nous. Les Français découvrent Gene Vincent et son « Be Bop a Lula » ; Fats Domino et « Blueberry Hill » ; Little Richard et « Tutti Frutti » ; Chuck Berry et « Johnny B. Goode » ; Eddie Cochran, sans oublier naturellement Elvis Presley, l'auteur-interprète de « Love me tender », « Jailhouse rock », « It's now or never », pour ne citer que les titres les plus connus.

Après les sombres années de l'Occupation, les jeunes Français se veu- lent gais, résolument optimistes. Ils se retrouvent, les uns dans les p'tits bals du samedi soir, les autres, ceux de Paris plus fortunés, l'après-midi au Flore sur la Rive gauche, le soir à Saint-Germain-des-Prés, dans les caves (Le Lorientais, La Rose rouge) ou au Tabou, rue Dauphine. Le cœur léger, on se rassemble pour écouter les grands orchestres, celui de Jacques Hélian ou de Perez Prado qui fait vibrer le public au rythme du mambo. Ou bien encore pour suer sur un be-bop. Dans la journée, on se réunit devant un juke-box Avant de rentrer chez soi.

Années folles. Années d'espoir. Années grises. « Une époque en noir et blanc »

En 1945, les Français ont l'espoir de transformer ensemble la société française. La tâche est immense mais la mobilisation pour le combat éco- nomique et la défense des garanties sociales se veut générale.

« Amis, l'univers nous envie... Nos yeux sont plus clairs que le jour... », chantent les jeunes à la Libération.

« Soldats de la Reconstruction, sachons égaler nos aînés, ceux de la Révolution qui, en haillons, menèrent la France sur le chemin de la gran- deur », proclame une brochure de propagande.

Les écrivains entendent, eux aussi, participer à cette mobilisation sociale. Sartre estime en 1946 que la littérature doit être à nouveau ce qu'elle n'aurait jamais dû cesser d'être : une fonction sociale.

Grand est donc l'espoir d'un monde nouveau. « La guerre est finie et le monde commence », s'écrie Jo, jeune

7. Sans doute le feuilleton radiophonique des années cinquante. Le cinéma en fera bientôt un film, avec Fernand Ledoux dans le rôle du papa, Gaby Morlaix dans celui de la maman, Nicole Courcel dans celui de la bonne et Robert Lamoureux dans le rôle de « moi ».

8. A partir de 1954, les juke-boxes vont remplacer progressivement les piano-bars.

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garçon de 14 ans, dont le père n'est pas revenu du camp d'Auschwitz. L'une des nouveautés consiste dans le rajeunissement de la classe poli-

tique avec « l'irruption des Chaban-Delmas, Kriegel-Vabremont, Mit- terrand, Joinville, Hervé ». Dans celui des milieux agricoles, avec la création de la Jeunesse agricole catholique, du Centre d'études techni- ques agricoles, des Maisons familiales d'apprentissage rural... Les jeunes entendent prendre en main, personnellement, leur destinée.

Très rapidement cependant, la désillusion s'empare des esprits. Le rajeunissement politique cède la place à une nouvelle regérontocratisation. L'enthousiasme disparaît. Les jeunes sont désabusés. Bernanos, de retour du Brésil, se fait l'interprète de ce désenchantement.

« Les jeunes Français, écrit-il, rêvent de ficher le camp. J'admets que ce désir n'a rien de flatteur pour leurs pères, leurs oncles ou leurs frères aînés, mais il est parfaitement justifiable, vous ne croyez pas ? Voilà des garçons qui, par notre faute, se trou- vent forcés de vivre aujourd'hui dans une maison de famille ouverte à tout venant depuis 1940, où le monde entier est venu décrotter ses bottes et que nous n'avons même pas eu le cou- rage de désinfecter à fond — que dis-je ! C'est tout juste si nous ne nous vantons pas d'avoir — faute de mieux, ou du moins faute de savon — rincé les draps, des draps où l'ennemi a cou- ché cinq ans. »

Le monde est vide et désincarné. Les écrivains le disent de plus en plus, sans complaisance. Roger Nimier, l'un d'eux — le plus adulé peut- être — étale, dans ses essais et ses romans, avec une grande sensibilité, désinvolture et cynisme. La plupart, avec lucidité et impertinence, dénon- cent l'absurdité des temps présents. L'heure n'est plus à l'engagement mais au délassement. Alors « ceux qui avaient souffert, pendant leurs années adolescentes, du poids des choses et du désespoir trop affiché de leurs aînés, vont s'efforcer, rejetant la consistance et la déraison du monde, d'en goûter les plaisirs, d'en railler les ridicules, de sourire de ses peines ».

La griserie de l'après-guerre est à la fois celle de la joie de la liberté retrouvée et de la déception d'un monde nouveau introuvable.

« Long printemps » ces années 1945-1950 ? Sans doute. Années folles, années d'espoir ? Assurément. Mais années grises aussi.

« Une époque en noir et blanc », en somme : celle de l'affaire Petiot, du froid, des restrictions alimentaires, tout autant que celle des bals ou de l'exal- tation politique. En 1944, les enfants rêvent devant les bocaux vides des confiseurs. Puis, de 1945 à 1948, jeunes et adultes subissent, avec douleur et désarroi, une interminable pénurie. Pénurie d'aliments, mais aussi de logements et d'écoles. Nous aurons l'occasion d'en reparler. Pour l'heure, pénétrons chez ces familles déchirées par la guerre, divisées par l'idéologie. Découvrons ces hommes et ces femmes, perdus moralement ou matérielle- ment, ces enfants que cinq années de guerre ont mûris prématurément.

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Le difficile retour des pères. L'impossible autorité ?

Les premiers prisonniers de guerre — ils sont plus d'un million et demi encore en vie — rentrent au printemps de 1945, les derniers au cours de l'été. Ils rentrent avec le souci légitime de retrouver la paix après cinq ans de séparation. Mais ce retour suscite, dans nombre de familles, la réti- cence, sinon l'hostilité des enfants, habitués à gouverner la maison. Une réaction que l'on perçoit « même dans les foyers restés soudés » : beau- coup de jeunes, en effet, ne souhaitent pas abandonner, avec la paix réta- blie, les responsabilités assumées durant la guerre. Jo est de ceux-là.

« Je ne suis pas souvent à la maison, dit-il, je viens manger, j'y dors, mais je n'y suis pas vraiment. On n'ose rien me dire puis- que pendant quatre ans je me suis débrouillé comme un homme. »

Pour ce jeune garçon, la résistance dure. Jo refuse ainsi de devenir coiffeur comme son frère aîné, Henri, et n'a pas plus envie de passer le certificat d'études :

« C'est le conflit des générations, quoi ! Faut être jeune, faut voir grand, c'est quand même fini, l'Occupation, faut voir large à présent. »

Jo rêve de devenir un grand boxeur, de parcourir l'Amérique. Lucien, de son côté, le jeune héros du film de Jacques Becker Rendez-vous de juillet (tourné en 1949), souhaite réaliser sa vocation d'explorateur. Son père s'y opposant, il quitte le domicile familial et rejoint une bande de copains qui fréquentent les caves de Saint-Germain-des-Prés.

La contestation de l'autorité paternelle est réactivée, c'est indéniable. « Je démolis patiemment la statue de mon père, affirme Fran- çois Sanders, 15 ans. Son autorité ? le goût malsain de faire trem- bler son entourage... Il adore la haine qu'il inspire. Ce Sont des épines qui s'ajoutent à ses épines naturelles. »

Dans certaines familles, le respect lui-même est mis en question. Fils de la guerre, des destructions, les jeunes s'interrogent sur la folie

du monde des adultes. Comment auraient-ils encore envie de faire confiance à leurs aînés ?

« Vous avez tout détruit en un quart de siècle, proclame l'un d'eux. Arrière, papas faiblards, retournez à votre honte, vous avez saboté votre travail, vous êtes indignes ! Il faut que quelqu'un, moi par exemple, vous plonge le nez dans votre lâcheté, dans votre irrémédiable ratage, lâches que vous étiez, poltrons que vous êtes, hypocrites par-dessus le marché. Alors de quel pouvoir voulez-vous user envers nous qui assistons impuissants à votre déchéance ? »

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A défaut de repères, expliquent ces jeunes, « Nous avons choisi les plaisirs de l'oubli, de là notre goût pour les excitants collectifs, la danse, le chant, la paresse, que la bois- son rend agréable, le cinéma, la télévision, toutes distractions qui n'exigent aucune fatigue, aucune présence intellectuelle. »

Dans l'immédiat après-guerre, autorité rime avec droite et droite avec collaboration. Méfiance donc envers le vieux principe. Dans son rapport au conseil d'administration de l'Union nationale des allocations familia- les (16 juin 1946), Paul Archambault, après avoir appelé de ses vœux une famille généreuse, ouverte, féconde, responsable, aimante, souhaite enfin que cette famille soit « affranchie de certaines servitudes qui ont pesé par- fois lourdement sur celle d'autrefois sous les noms de propriété et d'auto- rité ; la propriété qu'elle ne refuse pas, mais à laquelle elle ne veut pas subordonner la personne ; l'autorité qu'elle ne refuse pas non plus, mais veut plus tutélaire et initriatrice, et qu'elle tend à remplacer, dans les rap- ports des époux, par la notion de libre et égale association ».

L'autorité n'est donc condamnée qu'autant qu'elle est brutale et non respectueuse des droits de l'individu.

Famille exaltée, autorité demandée. Famille réalisée, autorité retrouvée

Le programme du Conseil national de la Résistance ne comportant que peu de références à la famille, on a pu craindre pour elle à la Libéra- tion. Or 1945 ouvre au contraire une période faste pour cette institution. En 1946, pour la première fois, la famille entre dans la Constitution. « La Nation assure à la famille les conditions nécessaires à son développement », est-il écrit dans le préambule. Exaltée par les pouvoirs publics, l'institu- tion familiale est valorisée par l'opinion publique. Un sondage de l'IFOP, réalisé en juin 1953, la place au troisième rang dans l'échelle des valeurs des Français — après la paix et la liberté, mais avant la patrie et la reli- gion. La littérature elle-même semble la protéger. Les écrivains assurent alors la célébration du couple et du mariage. La recherche, enfin, voit dans la famille un nouveau centre d'intérêt. De 1945 à 1956, le nombre de publications passe de 300 à 2 000. A noter que la plupart des travaux sont, soit monographiques, soit centrés sur un aspect particulier de la vie familiale : ils portent sur telle ou telle classe sociale, s'intéressent à tel ou tel membre de la famille (à la femme, le plus souvent, considérée comme agent principal des fonctions domestiques).

Dans son rapport au conseil d'administration de l'Union nationale des Allocations familiales — rapport déjà cité —, Paul Archambault ne tarit pas d'éloges sur le groupe familial. Il est, s'écrie-t-il, « un grand oui, un vrai oui, généreux et viril, dit à la vie, à la vie nationale, à la vie humaine ».

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Conséquence immédiate : la mise en place par l'Etat d'une politi- que de la famille. Au titre de la Sécurité sociale, diverses allocations sont instituées, destinées à faire vivre les familles : allocations familiales, allo- cation de salaire unique, allocation de logement. Et le législateur, par une loi du 29 mai 1950, rend officiellement hommage aux mères de famille en leur attribuant une journée particulière : la Fête des Mères.

Cette famille exaltée est aussitôt réalisée. On se marie beaucoup dans les années d'après-guerre : le nombre de mariages est supérieur à celui du début du siècle, supérieur aussi à celui de 1939 (273 900 à cette date contre 514 300 en 1946 et 423 400 en 1947). Les guerres, il est vrai, pro- voquent toujours à court terme une grosse influence sur le chiffre des maria- ges. Déjà, au lendemain de la première guerre mondiale, l'on avait assisté à un quasi-doublement du taux masculin de nuptialité 9 Bref, « près de 95 % des jeunes générations après 1945 se marieront ». L'âge moyen au mariage a été établi, en 1945-1946, à 27 ans pour les hommes et 24 ans pour les femmes, mais il semble que l'on se marie de plus en plus tôt — « mariages d'adolescents », dira Ariès 10 —, que l'on ait ensuite, assez rapidement, des enfants : 2,5 (statistique oblige !) par famille (soit, en moyenne, 860 000 naissances annuelles entre 1946 et 1948 contre seule- ment 600 000 avant guerre). Chiffres qui s'expliquent là aussi — en par- tie du moins — par un rattrapage des naissances retardées par la guerre. On continue après 1945 à avoir plus d'enfants dans les campagnes que dans les villes, sauf à préciser que la famille ouvrière demeure une famille nombreuse.

Cette situation démographique atteste l'existence « d'un modèle fami- lial unique, hors duquel tout est déviance ». La famille restreinte qui se met en place en 1945 a des assises solides. Selon Jean Fourastié, 10 % seulement des mariés de l'après-guerre divorceront. Dès cette époque, a- t-on observé, « le modèle des classes moyennes, fusion entre une idéolo- gie bourgeoise et les aspirations ouvrières nouvelles... semble s'imposer à toute l'Europe ».

Qu'advient-il de l'autorité au cours de cette période ? Le vieux modèle de gouvernement de la famille a été ébranlé dans

l'immédiat après-guerre, nous l'avons vu. On s'alarme alors de l'irres- pect et de l'impolitesse des enfants. On dénonce même une nouvelle « crise » de l'autorité. Les enfants, entend-on ici ou là, imposent leurs goûts. Des relations de camaraderie, notamment entre le père et le fils, s'établis- sent, surtout dans les familles urbaines. L'atmosphère lourde, sévère, puri- taine, qui dominait dans les vieilles familles, disparaît, cédant la place à un climat de plus grande égalité entre les membres des nouvelles familles. S'il en est ainsi, explique-t-on aussitôt (constat fait en 1948), c'est parce que l'on vit dans une époque dominée par l'idée de liberté, imprégnée par les thèses individualistes. Il en résulte tous les excès, de la démission

9. 12,05 en 1921 ; 10,16 en 1922 contre seulement 7,49 pour la période 1910-1912. 10. Le nombre d'étudiants pères de famille passe de 9 à 12 % de 1946 à 1949.

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des parents à l'hyper-volonté d'indépendance des enfants, qui conduisent l'une et l'autre à une nouvelle éducation — à l'extrême opposé de celle que l'on voit dans la famille Vingtras 11 — c'est-à-dire à une éducation totalement libre.

Sensiblement à la même époque, la première commission du premier Congrès du Secrétariat d'Etudes pour la liberté de l'enseignement et la défense de la culture, qui se réunit à Paris les 20 et 21 novembre 1948, dénonce l'individualisme, l'égoïsme et l'immoralité qui viennent contra- rier la tâche éducative des parents.

De nombreux parents ne cachent pas leur inquiétude. « On ne sait par quel bout les prendre », répètent amèrement ces pères et ces mères qui se disent gênés par le langage, les gestes et les manières de leurs enfants.

« Nos grands-parents disaient : je m'en moque ; nos parents ont fini par tolérer que nous disions : "je m'en fiche"; et nos enfants disent : "On s'en fout". Il y a quelques années, on aurait imprimé : "On s'en f..." ; maintenant on imprime couramment le verbe. Et si l'on n'imprimait que ce verbe ! »

On se rend compte que ces traits de langage ont une valeur de symbole, que ce qui est en cause dépasse l'évolution sémantique, que c'est le rejet d'un grand nombre de conventions considérées autrefois comme indis- pensables à la vie sociale. « Marques ou formules de politesse, contrôle de soi et retenue en public, allure vestimentaire, rapports entre filles et garçons, tout s'est modifié, et par mutation brusque. »

Il en résulte, chez les parents comme chez les enfants, l'impression que leurs générations sont étrangères l'une à l'autre et vivent dans des mondes dissemblables qui ne peuvent se comprendre. Jo l'avoue sans rete- nue, il s'entend mieux avec ses deux copains Franck et Jeannot qu'avec sa famille. Tout paraît séparer les deux générations : les conceptions poli- tiques, sociales, artistiques, philosophiques. Tel fils d'industriel ne se lasse pas de lancer de virulentes attaques contre « l'ignoble bourgeoisie » que représente son père. Telle fille ne manque pas une occasion de critiquer la décoration de l'appartement familial, telle autre de faire systématique- ment le contraire de ce qui lui est demandé — dans tous les domaines, qu'il s'agisse de l'agencement de ses cheveux, de la couleur d'une robe nouvelle ou de la disposition de sa chambre.

Les désaccords portent aussi sur les lectures, les spectacles, les fré- quentations. Geneviève déclare qu'une jeune fille de 19 ans a le droit de tout lire. Bernard n'hésite pas à emmener sa sœur et sa cousine, toutes deux âgées de 18 ans, voir « un film à la mode », l'un de ces films où l'héroïne se libère des règles morales conventionnelles, considérant que

11. Mme Vingtras, la mère de Jacques, le jeune héros de Jules Vallès, se plaisait à répéter à son fils : « Tu mangeras de l'oignon, parce qu'il te fait mal, tu ne mangeras pas de poireaux, parce que tu les adores. »

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La démocratie familiale De l'ancienne Rome à 1945, le modèle de l'autorité familiale régissant les relations parents-adolescents n'avait guère évolué. Le père régnait en maître sur la famille. Depuis un demi-siècle, les changements ont été radicaux... Ce sont ces transformations historiques, sociales et psychologiques que l'auteur analyse dans cet ouvrage passionnant. Comment et pourquoi au modèle autoritaire s'est substi- tué un modèle démocratique? L'après-guerre, la croissance ou les crises qui lui succèdent consacrent une notion « ré- volutionnaire », celle d'adolescent. Aujourd'hui, il n'y a plus ni parents ni adolescents, mais des personnes à part entière, évolution qui apporte ses propres traumatismes ou conflits. Se référant à la fois aux meilleures sources et à un travail d'enquête personnel auprès de nombreuses familles, l'auteur nous donne à voir un véritable état des lieux de notre société sous l'angle original de la relation entre parents et adolescents.

Docteur en droit, Michel Fize a tra- vaillé au Centre national d'Études et de Recherches pénitentiaires du ministère de la Justice. De 1986 à 1988, il participe au séminaire de Robert Ba- dinter et Michelle Perrot à l'École pratique des Hautes Études. Il est aujourd'hui sociologue et historien au CNRS (Centre de recherche inter- disciplinaire de Vaucresson).

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