La disparition des marins d'Arles - Revue Provence...

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LA DISPARITION DES MARINS D'ARLES Le destin d'Arles a toujours été étroitement lié à celui du Rhône '. La richesse et le prestige passé d'Arles correspondent à des périodes d'intense exploitation du fleuve. A l'époque romaine, Arles est un relais entre mer et fleuve par lequel passe toute la puissance de l'Empire; le Rhône est une des voies de pénétration en Gaule et Arles est ville impériale'. Lorsque le Rhône ne sert plus de voie de communication mais de frontière comme c'est le cas aux XIV' et XV' siècles', Arles,privée en grande partie de sa fonction portuaire. se replie sur elle-même. Au contraire, à partir du XVIIe siècle, le Rhône retrouve une certaine activité qui profite à la ville et redonne quelque à sa marine. Dans la première moitié du XIX!: siècle. la révolution industrielle anime des centres proches du fleuve. Saint-Etienne, les mines de la Loire, et, plus au sud, la Grand-Combe. De même, la conquête de l'Algérie après 1830, stimule le négoce méditerranéen; Marseille, après les années médiocres de la Révolution et de l'Empire, retrouve tout son dynamisme commercial et Toulon avec son arsenal est l'indispensable port militaire. Le Rhône, véritable artère reliant les régions industrielles du Centre au marché méditerranéen semble promis à un bel avenir. 1. (( Arles ne pourra se: rdeve:r e:t s'agrandir qu'en s'appuyant sur son fleuve: et e:n appelant dans Ie:s eaux de celui-ci le commerce: du monde ». Cette phrase, extraite: d'une brochure: écrite: par Hippolyte CORNILLON, La mer à Arles, Imprimerie Cerf. Arle:s, 1853, résume bie:n l'attitude des Arlésiens vers le milieu du siècle dernier. Arles est. avant tout, un port lié au fleuve qui lui ouvre la route: maritime 2. Arles devient résidence impériale vers 392. Les hudits arlésiens citent volontie:rs au XIX e siècle: l'édit d'Honorius de 418 qui re:nd hommage à l'importance d'Arles : «( L'heureuse assie:tte d'Arle:s la rend le lieu d'un commerce si florissant ... Arles est enfin le lie:u que: la me:r Méditerranée et le Rhône semblent avoir choisi pour y réunir leurs eaux et pour en faire: le rendez.-vous des nations qui habitent sur les rivages qu'ils baignent. ») Ici la citation est extraite d'un article du comte Remacle: paru e:n 1898 dans la Revlfe deJ deux Mondes. On ne peut mieux faire que de renvoyer aux innombrables articles et ouvrages de Fernand BENOIT et en particulier à sa contribution à l'encyclopédie Les BolKhes-du-RhO,lt publiée sous la direction de P. MASSON pour la partie consacrée à Arles. 3. Cf. l'article supra de Louis STOUFF

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LA DISPARITION DES MARINS D'ARLES

Le destin d'Arles a toujours été étroitement lié à celui du Rhône '. La richesse et le prestige passé d'Arles correspondent à des périodes d'intense exploitation du fleuve. A l'époque romaine, Arles est un relais entre mer et fleuve par lequel passe toute la puissance de l'Empire; le Rhône est une des voies de pénétration en Gaule et Arles est ville impériale'. Lorsque le Rhône ne sert plus de voie de communication mais de frontière comme c'est le cas aux XIV' et XV' siècles', Arles,privée en grande partie de sa fonction portuaire. se replie sur elle-même. Au contraire, à partir du XVIIe siècle, le Rhône retrouve une certaine activité qui profite à la ville et redonne quelque lu~tre à sa marine.

Dans la première moitié du XIX!: siècle. la révolution industrielle anime des centres proches du fleuve. Saint-Etienne, les mines de la Loire, et, plus au sud, la Grand-Combe. De même, la conquête de l'Algérie après 1830, stimule le négoce méditerranéen; Marseille, après les années médiocres de la Révolution et de l'Empire, retrouve tout son dynamisme commercial et Toulon avec son arsenal est l'indispensable port militaire. Le Rhône, véritable artère reliant les régions industrielles du Centre au marché méditerranéen semble promis à un bel avenir.

1. (( Arles ne pourra se: rdeve:r e:t s'agrandir qu'en s'appuyant sur son fleuve: et e:n appelant dans Ie:s eaux de celui-ci le commerce: du monde ». Cette phrase, extraite: d'une brochure: écrite: par Hippolyte CORNILLON, La mer à Arles, Imprimerie Cerf. Arle:s, 1853, résume bie:n l'attitude des Arlésiens vers le milieu du siècle dernier. Arles est. avant tout, un port lié au fleuve qui lui ouvre la route: maritime

2. Arles devient résidence impériale vers 392. Les hudits arlésiens citent volontie:rs au XIXe siècle: l'édit d'Honorius de 418 qui re:nd hommage à l'importance d'Arles : «( L'heureuse assie:tte d'Arle:s la rend le lieu d'un commerce si florissant ... Arles est enfin le lie:u que: la me:r Méditerranée et le Rhône semblent avoir choisi pour y réunir leurs eaux et pour en faire: le rendez.-vous des nations qui habitent sur les rivages qu'ils baignent. »)

Ici la citation est extraite d'un article du comte Remacle: paru e:n 1898 dans la Revlfe deJ deux Mondes.

On ne peut mieux faire que de renvoyer aux innombrables articles et ouvrages de Fernand BENOIT et en particulier à sa contribution à l'encyclopédie Les BolKhes-du-RhO,lt publiée sous la direction de P. MASSON pour la partie consacrée à Arles.

3. Cf. l'article supra de Louis STOUFF

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De fait, durant cette période, la navigation sur le Rhône s'accroît considérablement. Point de jonction de la navigation fluviale et de la navigation maritime côtière, le port d'Arles connaît une expansion remarquable de son activité qui passe de 88.000 tonnes de trafic en 1817 à 160.000 tonnes en 1837 et même 430.000 tonnes en 1847, année exceptionnelle par les importations de blé destinées à pallier les effets des mauvaises récoltes en France '. En 1837, Arles est au l3' rang national devant Brest, Lorient, Saint-Malo, Cherbourg. Sa prospérité semble assurée.

Pourtant, en 1848, la mise en service de la ligne de chemin de fer Avignon-Marseille met un terme brutal à cette prospérité naissante. En quelques mois, la ligne réussit à capter une bonne part du trafic de marchandises du Bas-Rhône provoquant l'inquiétude puis le désespoir des marins arlésiens. De ce coup. la marine arlésienne ne se remit jamais et, engagée sur la voie d'un déclin rapide, dIe cessa pratiquement d'exister à la fin du XIX' siècle; à ce moment-là, Arles n'était plus qu'un port fluvial parmi d'autres.

Ainsi en quelques années une activité multiséculaire a-t-elle presque entièrement disparu, ne laissant pour seule trace qu'un quartier. La Roquette, dont toutes les rues, au contraire des autres rues de la ville, convergent vers le Rhône et des quais aujourd'hui désertés. La disparition de toute une population riche de traditions. évoquées entre autres par Mistral et, de manière érudite, par Fernand Benoit, a profondément modifié la vie de la cité qui a dû trouver des activités de remplacement s.

Cet épisode de l'histoire d'Arles est un bel exemple des transforma­tions silencieuses qui ont affecté nombre de villes moyennes au XIxe siècle soumises aux exigences d'une modernisation souvent imposée de l'extérieur, et obligées, pour survivre, de s'adapter. Cela ne s'est pas fait sans que, quelquefois. disparaissent des activités séculaires qui avaient fait la richesse et la gloire de certaines cités.

Dans la première moitié du xrxe sièle, le quartier d'inscription maritime d'Arles s'étendait de Vallabrègues, située un peu au nord de Tarascon, jusqu'à l'embouchure du Grand Rhône. Il comprenait deux ports principaux, Arles et Beaucaire. Ce dernier marquait la limite extrême de la

4. us &uchts·du-Rhônt, sous la direction de Paul MASSON. t. IX. Paris-Marseille. 1922. p. 810-816

j. Frédéric MISTRAL. Mimoim rt récits, 1906 De l'œuvre riche et extrrmement abondante de Fernand BENOIT. conservate::ur du

Muse::on Arlate::n. retc::nons, La Provence et le Comtat Venaissin, Paris. 1949. e::t ( L'Ancienne marine:: à voile:: du Rhône:: ». dans Rtvue d'Arles, juillet.août 1941.

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navigation maritime sur le Rhône. C'était aussi le point d'arrivée par le canal du Midi du charbon du bassin d'Alès, pour lequel Talabot créa en 1840 une ligne de chemin de fer, Alès-Beaucaire. Un sous-commissaire de la Marine était chargé à Arles de tenir le registre des classes des marins de 18 à 50 ans. Pour assurer la formation des maîtres du cabotage, la Marine appointait également un professeur qui dirigeait une école d'hydrographie. Une vingtaine de diplômes étaient ainsi délivrés chaque année aux marins qui suivaient les cours. La Marine possédait également des magasins sur la rive droite du Rhône, à Trinquetaille, dans lesquels transitaient les bois et les produits métallurgiques destinés à l'arsenal de Toulon et provenant en général de la région du Centre.

Le quartier d'Arles représentait donc un intérêt vital pour la Marine, il servait également également de réserves de marins. Pendant la période révolutionnaire, près de 600 d'entre eux servirent sur des navires de guerre en Méditerrannée et, jusqu'en 1850, près de 100 marins, chaque année , étaient appelés à Toulon '.

La Marine n'était pas la seule administration qui s'intéressait à la navigation sur le Rhône maritime, les Douanes veillaient également et la plupart des voyages qui empruntaient la voie maritime se faisaient sous scellés. Un poste de douane, réputé pour son insalubrité était d'ailleurs installé au sud de la Camargue, près de l'embouchure où le paludisme faisait des ravages

La marine arlésienne devait son existence à la spécificité de la navigation sur le Bas-Rhône, tâche difficile qui requérait des navires adaptés et des marins expérimentés. En effet, la navigation fluviale chantée par Mistral dans le poème du Rhône " s'arrêtait à Arles. Elle était contrôlée par les mariniers lyonnais qui, jusqu'à l'apparition du bateau à vapeur, ont continué de haler les lourdes péniches avec des attelages de quarante chevaux pour remonter le fleuve '. En aval de Beaucaire la marine arlésienne régnait; cenes, les navires étrangers et surtout les Niçois, les Gênois et les Catalans remontaient-ils jusqu'à Beaucaire, notamment lors de la célèbre foire durant la dernière semaine du mois de juillet. mais seuls les pilotes arlésiens, organisés en corps depuis 1806 9, connaissaient les passes changeantes qui permettaient de franchir la barre qui se forme à l'embouchure du Rhône maritime dont la profondeur n'excédait souvent guère plus d'un mètre ce qui ne laissait le passage qu'aux navires de petite taille, aptes seulement à la navigation côtière.

6. Archives du pon de Toulon, D P2 49 7. F. MISTRAL. Lou Pouèmo dou Rost, 1897 8. F. RIVET. La navigatioTl à vaptur sur la 5aMu tt It Rhont, 17/0-/863, Paris.

1962. 9. Décret du 12 décembre 1806. le règlement et les tarifs étaient établis de concen

avec le tribunal de commerce. Archives du Pon de Toulon. D P2 43

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Naufragt dt l'al/ègt Anniba~ du capitaine Houort Imbert, le 27 janvitr /815. b::-votoJur papitr. Ar/es, Musion Arla/tn. Cltché du musù

Le cabotage arlésien avait surtout pour destination Marseille et Toulon. Les voyages étaient longs et soumis à bien des aléas. Le Rhône pouvait être impraticable jusqu'à six mois par an 10, et en moyenne il l'était durant 120 jours ". Le temps de navigation variait de \0 à 40 jours, parfois plus lorsque les navires restaient bloqués plusieurs semaines à Bouc ou à la Tour Saint-Louis, selon le caprice des vents et la hauteur des eaux. Lorsque le mistral était par trop contraire, il fallait parfois tirer le navire à la force des bras, grâce à la maille, sur 48 kilomètres entre l'embouchure et Arles. La présence de la barre et des hauts fonds obligeait les marins à des efforts considérables. Le bois, par exemple, venu de Bourgogne ou des Alpes et destiné à l'arsenal de Toulon, descendait le Rhône sous forme de radeaux que les bateaux arlésiens remorquaient jusqu'au delà des passes , dans la Baie du Repos. Là. les marins hissaient le bois à bord des navires avant d'affronter la navigation maritime 12. De même les marchandises les plus lourdes devaient-elles descendre le Rhône sur des penelles, barques à fond

10. SURELL. Mémoire sur J'amélioration des embouchurtS du Rhot/e, Nîmes, 1847. 11 . « Am~lioration du Rhône maritime et du port d'Arles >J, extrait du registre des

délibérations du Conseil Municipal de la ville d'Arles, Avignon, 1860 12. Archives du POrt de Toulon, 11 P2 43

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plat qui soulagaient d'une partie de leur chargement les navires arlésiens. Le canal d'Arles à Bouc projeté depuis longtemps et mis en chantier seulement en 1802 devait pallier quelques-uns des inconvénients de la navigation sur le Bas-Rhône, mais il ne fut mis en service qu'en 1834 Il. Conçu au XVIII' siècle. il ne pouvait accueillir les navires à vapeur. la cherté de son péage et surtout le halage nécessaire à la remontée sur les 47 kilomètres de son parcours. en limitaient l'intérêt pour la navigation maritime.

Pour naviguer sur le Rhône et longer la Côte jusqu'à Toulon, et parfois jusqu'à Nice, les Arlésiens utilisaient des navires d'un type particulier, les allèges à fond plat, qui dépassaient parfois les 100 tonneaux. Après 1830, les tartanes, plus petites. mais plus stables sur mer, grâce à leur quille, les remplacèrent progressivement ". Toute cette flotille était en pleine expansion dans la première moitié du XIX' siècle, passant de 86 navires en 1816 à ln en 1846. A cette époque, le capital représenté par les navires à voiles s'élevait à plus de 2 millions de francs". C'était beaucoup à l'échelle d'Arles, mais à la même époque les compagnies de navigation lyonnaises avaient remplacé depuis plus de 10 ans les célèbres coches du Rhône par une quarantaines de navires à vapeur dont la valeur excédait les 9 millions de francs , réduisant au chômage nombre de mariniers, notamment ceux de Condrieu 16 . La marine à voile arlésienne aurait pu succomber elle aussi, mais encore une fois la panicularité de la navigation sur le Rhône maritime l'avait sauvée. Les navires à vapeur, en effet. étaient incapables. pour la plupart, d'effectuer régulièrement le voyage direct de Marseille à Lyon et le transbordement des marchandises à Arles demeurait la règle. En 1848, seuls 5 vapeurs, rattachés au pOrt d'Arles, assuraient la liaison avec Marseille sans toutefois se risquer à remonter le Rhône, Il leur suffisait de 6 heures pour aller jusqu'à Marseille et 8 heures pour en revenir. Cetu vitesse leur permettait de très nombreuses rotations durant l'année. plus de 50, contre

13. SURELL dans son mrmoi re. op. àl. , en donne une description chiffrée. us travaux avaient été suspendus de 1813 à 1822. C'est une compagnie financi~re qu i percevait les droits et assurait l'entretien des écluses et le dragage régulier car il n'y avait que 2 mêtrts de fond. Entrt 1840 et 18461(' canal a rapporté en moyenne 153.700 francs par an

14. Pour une description plus complète des navires arlésiens et en particulier du détail de leur voilure voir F. BENOIT, L'ancienne marine à voile du Rhône, op. cit. Et aussi F. BEAUDOUIN. Battaux des cotes dt France, Grenoble, 1975. M . DURON, Encycloptdie du ba/taux, Paris , 1978.

15 . SURELL dans son mémoire estime la valeur totale des navires arlésiens à 3 millions de francs, ce qui représente une valeur moyenne par navire de 20.()(X) francs. Frédéric Billot, à partir d'un calcul plus détaillé arrive au total de 2,375 millions de francs en 1847. Chiffre qui parait plus conforme à la réalité. En effet, un mémoire de 1816 détaille le prix de revient d'un navire qui est de 140 francs le tonneau (Archives du Port de Toulon, 15 P2 43). En 1846 le coût moyen du tonneau s'é1tve à 166 francs (Archives du POrt de Toulon, 15 P2 43), comme la flotte arlésienne représente alors 10.400 tonneaux, la valeur totale est de 1.727.894 francs, si l'on tient compte des frais d'armement on peut considérer que l'estimation de Billot tst proche dt la réalité

16. RIVET. op, dt. Archives du Pan de Toulon. 15 P2 49,

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une dizaine pour une allège; à eux seuls, ils transportaient près du quart du tonnage tOtal.

Malgré tout, la navigation à voile demeurait très compétitive, surtout à la descente car les frais d'armement étaient inférieurs, ainsi que les frais de fonctionnement; les vapeurs, par contre, consommaient 5 tonnes de charbon pour faire l'aller-retour Arles-Marseille, ce qui revenait à près de 150 francs. En outre, les salaires des marins sur les navires à vapeur étaient mensuels, le surcroît de spécialisation demandé au capitaine se payait cher, et la présence d'un mécanicien se révélait indispensable pour faire fonctionnner la délicate machine à vapeur. Or ces spécialistes étaient rares; pour les attirer, il fallait leur verser des salaires souvent supérieurs à ceux du capitaine. D'après les registres de désarmement un capitaine de vapeur gagnait 100 francs par mois, le chauffeur et les matelots 60 francs, les novices 40 francs et les mousses 30 francs. le mécanicien, lui. pouvait toucher jusqu'à 150 francs par mois "-

Un des moyens de réduire les coûts d'exploitation consistait à n'utiliser que l'équipage strictement nécessaire. chaque fois que le navire restait au port ou lorsque le chargement n'imposait pas un équipage complet. Aussi les marins ne faisaient-ils, en général, que passer. Durant le temps d'un armement, 40 à 60 marins pouvaient se succéder pour occuper une des 8 places disponibles 18. Seuls le capitaine et son second restaient en permanence pour s'occuper du navire et embaucher l'équipage nécessaire.

Dans le cas de la marine à voile le recrutement était d'aussi courte durée, rares étaient les marins qui effectuaient plus de deux ou trois voyages consécutifs sur le même navire. La rémunération était calculée d'après un système de parts sur les bénéfices réels. ainsi chacun, propriétaire, capitaine. marin, supportait-il les risques du voyage. Le capital des navires était divisé en 24 quirats ou actions possédés par des particuliers. D'après les registres de désarmement, environ 1 capitaine sur 5 possédait intégralement son navire et 1 sur 4 ne possédait qu'une participation sur le bâtiment qu'il commandait ". Cela signifie qu'un peu plus de la moitié des capitain« étaient des employés des propriétaires des navires, ce que confirme l'examen des fortunes décrites dans les inventaires après décès 20.

La propriété des navires était donc largement partagée entre les maîtres du cabotage et des particuliers, en général des négociants. Quelques veuves de capitaines conservaient leurs actions pour s'assurer ainsi une sorte de pension de vieillesse. Par contre, peu de matelots possédaient des quirats.

17. Archives du POTt de Toulon, registre de désarmement pour le quartier d'Arles pour l'année 1847 . 1 ~ P4 18

18. Idem 19. Idtm 20. P. ALLARD, Fortunes et dasses sodalts a Ar/es au XIX' sitde, thèse de 3~ cycle,

dactylographiée, Aix-en-Provence. 1978

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Après chaque voyage, le bénéfice servait à rémunérer le capital et les marins selon un système de parts. Les actionnaires prélevaient la moitié des revenus moins une part réservée au capitaine. Ce dernier touchait également une pan sur la moitié du bénéfice qui allait aux 4 marins. Le capitaine avait aussi « droit de chapeau ». c'est-à-dire qu'il pouvait transporter quelques marchandises pour son propre compte et accroître ainsi ses revenus. La répartition entre les marins se faisait selon une stricte hiérarchie, le matelot avait droit à une part entière, le novice à trois quarts de part et les mousses à seulement deux tiers de part.

Il est difficile de calculer ce que rapportait un navire, le rapport annuel semble être d'environ 10 à 20 % pour le capital li . Sur un nolis de 1.000 francs, le bénéfice s'élevait en moyenne à 300 francs, qu'il fallait partager comme indiqué précédemment 22.

Les frais étaient très élevés. en particulier les droits de douane qui représentaient environ 40 % du total du nolis; à cela s'ajoutaient les droits de navigation sur le canal de Bouc, soit JO a 15 % des frais. La tonne de marchandise à la descente était facturée entre 8 et 10 francs, à la remontée le trafic était moins dense, un tiers des navires rentraient sur lest, la tonne transportée se payait 5 a 6 francs. En 1846 et surtout 1847, l'urgence des besoins en ravitaillement avaient fait monter les prix à plus de 30 francs la tonne, mais il s'agissait d'années exceptionnelles qui marquent le sommet de la prospérité du port. Les revenus tels qu'on peut les estimer n'étaient pas très élevés, mais dans une ville rurale où la plupart des paysans étaient des journaliers agricoles aux revenus incertains, gagner 400 à 500 francs par an comme les marins n'était pas négligeable. Les capitaines, qui dépassaient pour nombre d'entre eux les 1.<XXl francs de revenus annuels, faisaient figure de privilégiés. Leur fortune personnelle les plaçait d'ailleurs au niveau des classes moyennes constituées par les commerçants et les employés publics". Ils plaçaient leur argent dans des navires et dans l'immobilier urbain; la location des maisons était une de leur grande source de revenus. Les maltres du cabotage. au contraire de tous les autres Arlésiens, étaient peu attirés par l'achat de terres et de domaines. C'étaient avant tout des citadins et ils entretenaient peu de rapport avec le milieu rural pourtant si proche. Le maître de cabotage était un personnage de la vie arlésienne.

21. C'est ce que rapporte une allège de 102 tonneaux construite en 1797, son coût toul de 13.17llivtts est partagé en 24 quirats de 548 livres 16 sots 6 deniers . Durant les six années suivantes le navire rapporte en moyenne 20 % par an. Source : Emile F ASSIN, us marins d'Arlts duran/la périodt révo/uJionnairt, Valence, 1907.

22. Lettre du sous-prHc:t du 20 août 1842 à propos d'un naviI'( qui a brûlé, « 270 francs c'est la somme qu'il ~ste à partager après un voyage ordinaire de 1.(X)() francs d'Arles à Marseille ou à Toulon ». Arch. dép. B.-du-Rh., VI S 54/1.

23. P. ALLARD, op. cil. La fortune au décès des classes moyennes s'élève à environ 6.000 francs sous le Second Empitt.

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C'était un« monsieur », dont le type est le patron Gafet décrit par Mistral dans « Mémoires et récits» ".

Tous ces marins formaient une population fort nombreuse regroupée dans le quartier dda Roquette, au sud de la ville, où ils représentaient deux habitants sur trois. Certaines rues de Trinquetaille, faubourg d'Arles situé sur la rive droite du Rhone, étaient également peuplées de marins. Un simple pont de bateaux permenait de passer d'une rive à l'autre. L'estimation de la population vivant du port varie d'une source à l'autre entre 4.000 et 6.000 personnes ". En réalité, les registres de la Marine indiquent pour 1846 un total de 1.649 marins appartenant au quartier d'Arles, environ le quart de ceux -ci résidaient à Beaucaire et à Tarascon. Il reste donc pour Arles 1.237 marins, auxquels il faut ajouter 50 ou 60 charpe ntiers de marine, plus des portefaix et quelques négociants qui travaillaient sur le port. Si l'on tient compte des familles , on peut considérer que la population du port approchait les 5.000 personnes. Or, à cette époque, Arles ne comptait guère plus de 1 5.000 habitants dans l'agglomération et une bonne partie de ces citadins. environ 40 %, étaient en réalité des cultivateurs, journaliers ou petits possesseurs de terres proches de la ville. On comprend mieux, dans ces conditions . l'animation, voire la violence de la vie politique arlésienne. Pendant la Révolution, les monaidiers. venus de la Roquette . de undance républicaine. guerroyaient avec les chiffonniers. royalistes ct grands propriétaires terriens qui habitaient le quartier de la Hamute. Cette rivalité farouche a subsisté d'ailleurs durant la premiére moitié du XIX' siècle ". Pendant les Cent Jours. les royalistes furent contraints de fuir dans les marais, pourchassés par les marins, mais as ne tardèrent pas à se venger et lors de la seconde Restauration ils vinrent ravager la Roquette. Paradoxalement. ces marins si ouverts sur le monde extérieur et si sensibles aux idées nouvelles venues de Lyon ou de Marseille formaient un noyau urbain extrêmement stable. alors qu'un tiers des Arlésiens naissaient hors d'Arles, 5 % des capitaines seulement n'étaie nt pas des Arlésiens de souche. En outre, la plupart des marins se mariaient avec des filles de marins, et assez rarc:ment avec des filles de cultivateurs. L'inverse était encore plus rare, pour les filles de la Roquette, il n'y avait pas de retour à la terre. Les Roquettières étaient

24. F. MISTRAL, op. cil . 2S . Après 18 10 , lorsque des plaintes s'~l~vero nt pour essayer d'attirer j'attention sur le

drame de la marine arlrsienne les chiffres les plus couramment avancts sont de 4,()(X) pour Frédéric BILWT. Conseil à la Marine d'Arles, Arles, 18j 1. à 6.000 dans la «lettre au ministre des maîtres du cabotage, armateurs, charpentiers. cordiers et ouvriers du pon d'Arks _, Arch. dip. B.-du-Rh.,XIV M2/58

26. Cf. M .-F. EMERY. Dts dibuts dt la RivolutÎon au fidiralismt, mémoire de maîtrise. Faculté des Lettres d'Aix, 1969. J.-W . JOYCE, La vit localt dans lts Bouchts-du­Rhônt sous la monarcbit ctnsitairt, thèse de 3( cycle, polycopiée, Faculté des Lettres d'Aix, 19j 1. R. TROUCHE, CauStritS arlisitnnts, actualitis walts, politiquts et antcdotiquts, Arles, 1876.

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d'ailleurs réputées pour leur beauté sans mélange et le type grec de leur visage 21,

Tout ce petit monde était strictement hiérarchisé en fonction de la qualification professionnelle de chacun. Tout au sommet se trouvaient les capitaines au longs cours, détenteurs d'une spécialité rare dans le port d'Arles qui ne pratiquait pas la navigation lointaine; ils n'étaient que 3 en 1846 28 . Par contre les maîtres du cabotage, formés dans l'école hydrographique de la Marine, étaient nombreux: 182 sont recensés dans les registres de l'inscription maritime. Leur situation était enviable. comme nous l'avons vu leur fortune les plaçait au niveau le plus élevé des classes moyennesarlésiennes . A terre, ils pottaient la tedingote, le gilet et le gibus qui faisaient d'eux des « messieurs n, Les pilotes qui aidaient les navires à franchir la barre formaient un petit groupe à part, leur formation était contrôlée par la Marine et ils dépendaient de l'officier du pOtt. Ils étaient au nombre de 8 en 1816 et 33 vers 1846 car l'accroissement du trafic avait rendu nécessaire l'augmentation des effectifs.

Au-dessous d'eux se trouvaient les maîtres en second et plus de 600 matdots dont le niveau de vie était très médiocre; nombre d'entre eux étaient d'allleurs illettrés et n'avaient, de ce fait, aucune chance d'accès à l'école d'hydrographie qui aurait pu leur permenre d'arriver au niveau de maître du cabotage.

Avant de devenir un matelot immatriculé sur les registres de l'inscription maritime, le marin se familiarisait avec la navigation en devenant mousse vers l'âge de 12 ans, parfois un peu avant. A 16 ans y, il accédait à l'état de novice qui durait 18 mois durant lesquels il apprenait son métier de matelot. A 18 ans il était inscrit sur les registres de la Marine, et jusqu'à l'âge de 50 ans, il pouvait être appelé à servir à tOut moment; chaque année une centaine d'entre eux étaient requis pour naviguer en Méditerranée ; sous la Révolution, comme nous l'avons vu, mais aussi lors de la conquête de l'Algérie en 1830, la Marine fit largement appel à eux ".

Les marins pratiquaient l'entraide, on retrouve pour l'année 1858 les traces d'une Société de Secours Mutuel qui avait été fondée sur le modèle de l'Association de Secours Mutuel des capitaines marins de la ville d'Arles en 1828. Mais les matelots acquittaient une cotisation de 6 francs par an contre 36 francs aux capitaines marins 30qui avaient prévu des prestations supérieures.

Les fêtes et les dévotions religieuses réunissaient phiodiquement la population de la Roquette. Saint-Nicolas, Notre-Dame du Bon Voyage

27 . F. BENOIT, « Arlts », dans Lts Bouchts-du-Rhônt. t. XIV, Marstillt, 19H. 28. Archivts du Port dt Toulon, 15 P2 49. 29. Archîvts du Port de Toulon, 15 P2 49, 15 P3 24. 30. Arch. dép. B.-du-Rh., M6/ 1000. La cotisation est de 6 francs pour les marins,

pilotes, pêcheurs et charpentiers, la société paît It médecin, les remèdes, l'indemnité

Croix dt marinitr, provient du libaneu {cabine} d'une barque du Rhône, Saint Jean et Sainte Jeanne. ArJeJ, MuJton Aria/en. Cliché du muste.

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étaient évoqués ainsi qu'une sainte locale dont la sanctification n'avait rien d'officiel, Sainte Isabele<, fille d'un capitaine marin de la Roquette; réputée pour sa piété, elle mourut au carmel en 1826. Chaque navire avait sa croix d'équipage fixée sur la poupe ou sur la cabine du patron 31, Cette dévotion était d'autant plus forte que les naufrages n'étaient pas rares, chaque année un ou deux navires s'échouaient ou disparaissaient en mer. Il y en eut 10 pour la seule année 1846. Les allèges ou les tartanes au faible tirant d'eau manquaient de stabilité et la Méditerranée est une mer redoutable même pour la navigation côtière.

En dehors des marins, d'autres travailleurs vivaient du port. Les portefaix. que l'on trouve assez nombreux dans les recensements constituaient une main-d'œuvre journalière aux revenus modestes et irréguliers en fonction du mouvement des navires.

La fabrication et la réparation des navires occupaient quelques dizaines de charpentiers. Mais les propriétaires des navires préféraient souvent acheter à Martigues ou à Toulon, ports dans lesquels les salaires étaient plus faibles. Mais bon an mal an il se construisait à Arles 4 ou 5 navires, c'est le cas, par exemple, en 1816 et en 1846. Les navires duraient un bon demi­siècle, on trouvait encore dans les années 1840 des allèges construites en 1790, les renouvellements étaient donc réguliers mais peu fréquents . Toutefois, le nombre des navires n'a cessé d'augmenter du fait de l'extension du commerce ce qui a fourni aux chantiers un travail assez soutenu. En 1816, il Y avait une vingtaine de charpentiers "et 57 en 1846 ", à cette époque, ils gagnaient 4 francs à 4,50 francs par jour soit assez nettement plus que les ouvriers des autres corps de métier 34. Les matières premières et les fournitures étaient importées. le bois venait des hautes futaies de Bourgogne, le cordage était acheté à Marseille et en 1816 les fers ouvrés s'achetaient encore à la foire de Beaucaire 3S

pécuniaire, les frais funéraires «L'Association de secours mutud des capitaines marins de la ville d'Arles », (Archives

municipales d'Arles, A 279~8), a été fondée en 1828. La cotisation est de 3 francs par mois. Au contraire de cdle des marins cette association paie une retraite. A 60 ans, apr~s 1 ~ ans de cotisation, la pension viagère prévue est de 36 francs par mois. L'Association porte également secours à la veuve et aux enfants de moins de 12 ans. La Mutuelle est placée sous le patronage de Saint-Nicolas.

31. F. BENOIT, op. cit. 32. Archives du Port de Toulon, 15 Pl 41 33. Archives du POrt de Toulon, 1 ~ Pl 43 . 34. En 1833. par exemple, une journée d'ouvrier maçon est payée 3 francs. celle d'un

maître maçon 4 francs. A.D.X2 80. En 18W, un charron. un maréchal-ferrant, un serrurier gagnaient 3 francs par jour. A.D. XIV M22/I2.

Dans l'agriculture la journée d'un faucheur pouvait dépasser 4JO francs mais l'emploi était temporaire. Les charpentiers et les calfats de marine restaient les mieux payés de tous ]es ouvriers

3~. Archives du POrt de Toulon, 15 P2 43.

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Arles était surtOut un port de transbordement et le commerce n'y tenait pas un grand rôle. En conséquence, les négociants étaient surtout des commissionnaires aux ordres des Lyonnais ou des Marseillais, ils avaient parfois pour tàche d'emmagasiner des produits de mani(re à peser sur les cours, mais la place d'Arles n'avait rien d'un grand centre voué au commerce ". Arles exportait cependant du foin de la Crau, déjà très réputé à cette époque, du blé, la célèbre tuzelle dont la qualité était reconnue mais qui commençait à souffrir de la concurrence du blé de la Mer Noire. On peut ajouter à la liste de ces productions locales, le sel de la Camargue, qui allait donner naissance à la fin du siècle à des industries chimiques florissantes, la Solvay notamment.

Par ailleurs, à Beaucaire arrivait le charbon de la Grand-Combe, d'abord par le canal du Midi puis , à partir de 1840, par le chemin de fer construit par Talabot.

Arles était donc surtout un port de transit par lequel passait à la descente toute la production de la vallée du Rhône et de la région lyonnaise H. Le bois, en particulier, jouait un grand rôle, il provenait de la Bourgogne mais aussi de la Drôme, il arrivait a Arles sous forme de radeaux. il était destiné aux chantiers navals de Martigues ou de Bouc et surtout a l'arsenal de Toulon. Des fers provenant des forges de la Chaussade et des bouches à feu fabriquées à Saint-Gervais descendaient le Rhône, la Marine les stockait dans les magasins à Arles avant de les expédier sur Toulon.

A la remontée, le blé russe, les savons de Marseille, l'huile, le coton, étaient les principaux produits qui prenaient la voie rhodanienne jusqu'à Lyon et ensuite remontaient parfois la Saône ou empruntaient la voie terrestre. Mais pour aller jusqu'à Strasbourg, le port de Rotterdam et la voie rhinant revenaient meilleur marché.

Tout cela n'alimentait pas une grande activité commerciale et les négociants arlésiens étaient à la fois peu nombreux )8 et de fonune modeste, un négociant arlésien n'était pas plus riche en moyenne qu'un boutiquier

36. Déjà, en 181 S, dans son mêmoirt' annud , le sous-commissaire de la marint' à Arles faisait remarquer que « La place d'Arles ne prêst'ntt' point de maison de commerce : il n'y a absolument que des commissionnairt's». Archives du POrt de Toulon, U P2 43. La situation n'a guère changé trente plus tard, la seule fonction commt'rciale d'Arles était de stockt'r les marchandist's en fonction des cours à Marseille ou à Lyon. Mais tout cda se faisait à l'initiative dt's négociants de ces deux plact's, les Arlésiens n'étaient que les commissionnaires. RIVET, op. cil.

37. Cf. Rivet, op, cit, ; Les &ucbts-du-Rhbne, t. IX, « le commerce »,

38. VILLENEUVE, « 51almique du département des &ucht.s-du-Rh6ne J), 4 tomes, MArstil/., 1821 à 1829.

Pour l'annét' 1820, 27 commt'rçants ont demandé leur passeport contrt' 1 S4 à Aix-en­Provenct'. L'almanach de 1827 n'en compte qut' 20 (Almanach dt 1827, Avignon, 1827).

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parisien à la même époque n. Cette faiblesse commerciale allait peser lourd dans le destin des marins arlésiens qui, au contraire des mariniers du Rhône, ne trouvèrent point pour les soutenir un négoce puissant, riche et influent.

Cette marine arlésienne qui marquait si fort de son empreinte la vie urbaine d'Arles, devait pourtant sombrer en quelques mois lorsque fut inaugurée, le 15 janvier 1848, la ligne de chemin de fer Avignon-Marseille, construite par Talabot. Il s'en était pourtant fallu de peu que le train n'évitât Arles. Lors de la discussion à la Chambre sur le tracé du réseau, l'avocat marseillais Berryer, soutenu indirectement par les mines de la Loire, s'opposa au détour par Arles proposé par Talabot. Ce dernier, en effet, cherchait à défendre les intérêts des mines d'Alès qui avaient besoin d'un débouché sur Marseille et la Méditerranée. Les Lyonnais voulaient eux aussi ce tracé, pourtant plus long, car ils comptaient bien embarquer leurs marchandises à la gare d'Arles qui était le point ultime de la navigation fluviale sur le Rhône. Ce fut Lamartine qui le 30 avril 1842 emporta l'adhésion dans un discours plus lyrique que véritablement démonstratif: a A un point pareil du cours du fleuve, la nature a écrit le plan d'une ville. Elle s'y fonde nécessairement et pour peu que les circonstances violentes ne viennent pas la neutraliser, elle y grandit, elle y prospère ... »'0.

Comme pour donner raison à la grandiose vision de Lamartine. l'année même ou le chemin de fer entrait en service, Arles fut choisie par Talabot pour recevoir les ateliers de réparation et de construction de la ligne. Redoutable honneur qui allait coûter à la ville un de ses plus sites, celui des Alyscamps. inexorablement sacrifié aux intérêts industriels.

Sitôt la ligne ouverte, le chemin de fer, rapide, régulier et sûr fit ressortir par contraste tous les inconvénients. jusque-là tant bien que mal acceptés, du Rhône maritime. Les compagnies lyonnaises, lasses de payer cher des services médiocres par leur lenteur et leur irrégularité embarquèrent directement leurs marchandises à la gare pour laquelle, comble d'ironie, Arles avait aménagé un port. Outre sa rapidité, le chemin de fer bénéficiait d'un cenain nombre d'avantages: par exemple il n'était pas astreint à transporter les marchandises sous douane. ce qui diminuait d'autant ses coûts de revient. Mais, surtour, il disposait de capitaux qui permirent dès le début à la compagnie de proposer des tarifs avantageux aux

39. La fonune moyenne des négociants en 1860 s'élève à 26.800 francs au moment du décès. Les négociants SOnt un peu moins riches que les propriétaires. 32.900 francs et surtout que les professions libérales. 123.800 francs. P. ALLARD. op. cil. A Paris. en 1847, la fortune moyenne des boutiquiers est de 27.000 francs au moment du déâs. A titre de comparaison les négociants parisiens laissent à leur mort 383.100 francs en moyenne. A . DAUMARD. dans Le, [orton" fran,ai", ao XIX' Jii,u. Paris-La Haye, 1973.

A Lyon, en 1869. les négociants LUssent en moyenne 296.()(x) francs à leur mort. P. LEON, GiQgraphi, dt la [orton, ,t JlrllClld" ,.aau, à Lyon ao XIX' Jilel, (1815-1914). Centre d'Histoire économique et sociale de la région lyonnaise. 1974.

40. Pour plus de déwls, cf. RNET, op. cit.

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compagnies lyonnaises de navigation qui s'engageaient à prendre le train à partir d'Arles.

La concurrence s'exerçait aussi sur les exportations locales comme le foin que le chemin de fer pouvait prendre directement là où il était produit, c'est-à-dire en Crau. évitant ainsi le transport jusqu'à Arles par charroi.

En outre, pour gagner plus rapidement les clients à ce nouveau mode de transport, la compagnie faisait voyager le foin en dessous des tarifs fixés par la loi du 24 juillet 1843 : les marchands ne payaient que 6 francs la tonne de voyage jusqu'à Marseille, au lieu de 14,6 francs. Or, les marins arlésiens ne pouvaient pas travailler à ce tarif, les frais de douanes s'élevaient déjà à 3,50 francs la tonne auxquels il fallait ajouter le péage du canal d'Arles à Bouc et le coût de l'armement: le prix de revient était alors très voisin des 6 francs ". Et c'est sur ce point que se noua le drame de la marine arlésienne. Dès le début, la volonté des dirigeants de la Compagnie des chemins de fer fut de détourner à tout prix les marchandises de la voie maritime afin de s'assurer un véritable monopole. La Compagnie allait pousser son cynisme commercial jusqu'à augmenter ses tarifs lorsque la navigation sur le Rhône maritime était impossible! 42 Les Lyonnais. un moment bénéficiaires de la situation, déchantèrent rapidement lorsque la ligne Lyon-Avignon fut mise en service, le même traitement fut appliqué à leurs compagnies de navigation qui malgré la puissance de leurs navires à vapeur perdirent plus des deux tiers du trafic des marchandises. Après 1856, la création du P.L.M. ne fit qu'aggraver la situation car désormais la Compagnie put perdre de l'argent sur le transport des marchandises dans la vallée du Rhône et en regagner par ailleurs, par exemple sur le tronçon Paris-Lyon.

Pour Arles le résultat ne se fit pas attendre. Dès 1849 seuls travaillaient les navires qui transportaient du bois, marchandise que le chemin de fer ne pouvait pas encore charger sur ses wagons. D'après F. Billot, 20 à 25 bateaux tout au plus travaillèrent cette année-là. Au lieu de 8 à 10 voyages par an les navires n'en effectuèrent que 3, et encore remontaient-ils à vide de Marseille.

Le port d'Arles qui bénéficiait auparavant d'une véritable rente de situation payait ainsi brutalement les difficultés de navigation sur le Bas­Rhône. Ce qui auparavant faisait sa force, était désormais sa faiblesse , le double transbordement à Arles et à Marseille coûtait trop cher. Il fallait que le Rhône débouchât sur un véritable port de mer qui pouvait être Arles, à condition d'aménager très sérieusement'la navigation sur le Rhône maritime avec un tirant d'eau de trois mètres, pour laisser le passage à des navires de

41. F. BILLOT, Conseils à la Marine d'Arles, Arles, 1851. 42. Réunion du Conseil municipal d'Arles du 5 février 1850. discours du maire. Arch.

dép. Bouch.-du-Rh., V S5/l.

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plus de 200 tonneaux, capables d'atteindre tous les ports m'diterranéens. Cette solution hait défendue farouchement par les Arlésiens depuis 1840 à travers les brochures et pétitions. La visite d'un sous-secrétaire d'Etat en 1843 avait échauffé les imaginations. car une première commission d'enquète avait été désignée pour recevoir les projets et choisir la meilleure solution. Certains projetaient de barrer le Rhône à la hauteur d'Arles et de dévier les eaux vers le Petit Rhône; cela aurait permis en principe à la mer d'arriver jusqu'à la ville <J. D'autres, plus réalistes, envisageaient de modifier par des digues les embouchures du Rhône de manière à créer un mouvement des eaux capable de chasser la barre : c'étaient les projets de Poulie qui voulait endiguer le Rhône à partir de Saint-Louis, et de SureU qui proposait une variante ". Fin 1846, deux projets de Surell avaient été présentés. l'un consistait à endiguer l'embouchure du Rhône, l'autre à créer un canallathal entre la Tour Saint-Louis et l'anse du Repos: préfiguration du futur canal Saint-Louis.

L'agrandissement du canal d'Arles à Bouc était aussi revenu à l'ordre du jour, deux inspecteurs des Ponts et Chaussées, GareUa et Favier y étaient favorab les. mais les coûts d'un tel ouvrage le rendaient impossible à réaliser.

Déjà une autre solution était proposée par Emile Peut de Lyon, elle consistait à déplacer le point extrême de la navigation fluviale sur le Rhône d'Arles à la Tour Saint-Louis et, de là, à rejoindre la mer grâce à un court canal maritime de 4 kilomètres qui aboutirait dans la Baie du Repos en face de Bouc ".

Ces propositions furent soumises en 1848 à l'appréciation d'une nouvelle commission d'enquête chargée d'étudier les projets pour l'amélioration des embouchures du Rhône. Cette commission était composée de deux représentants arlésiens et de représentants des compagnies lyonnaises. En définitive, deux projets furent confrontés, l'endiguement de l'embouchure proposé par SureU et le creusement d'un canal de Saint-Louis à la Baie du Repos proposé également par Surell mais surtout soutenu par Emile Peut et par les Lyonnais qui souhaitaient voir disparaître le double transbordement à Arles et à Marseille.

Inutile de dire que cette dernière solution fut violemment combattue par les Arlés iens qui y voyaient la mort de leur marine. La Tour Saint­Louis avait beau appartenir à la commune d'Arles elle en était trop éloignée, sa situation au sud du Plan du Bourg à 41 kilomètres de la ville dans des

43. Hippolyt< CORNILLON. La mer à Ar"" Ad". 18l3. 18S l ~aron RIVIERE. Endiguement, assainissement el firtilisalion de la Camargue, Nîmes.

44. 5URELL. op. cil . 4 5, Réponse de Peut à la çommission d 'e nqu ~te sur les projets pour l'embouçhure du

Rhôn,. A"h . dip. B.-du-Rh .. V 5l / !.

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terres marécageuses et malsaines où régnaient les moustiques et les fitvres

paludéennes, la rendait inhabitable. En octobre 1848, 68 capitaines marins signaient une pétition pour défendre le projet de l'embouchure et éliminer celui du canal ". Le ministre des travaux publics adopta le projet le 27 avril 1849. Il fallut attendre 18) 1 et la veille du référendum pour que le projet de Sure Il d'endiguement de l'embouchure du Rhône reçût les crédits destinés à sa réalisation; soit l,j million attribué par le décret du 7 août 18)1 ".

En juin 18)6, les travaux enfin terminés après bien des difficult<'s, le résultat dépassait les espérances des Arlésiens: au lieu des 3 mètres attendus, l'endiguement des bras parasites sur le Bas-Rhône avait repoussé la barre à 4, Il mètres de profondeur. Mais au bout de quelques mois celle-ci se remit à monter, laissant toutefois des passages à 2,50 mètres. Les marins arlésiens pouvaient la traverser mais il fallut renoncer à faire d'Arles un véritable port de mer pour des navires de plus de 300 tonneaux. Malgré tout, des tentatives de navigation au long cours eurent lieu jusqu'à Cadix ou Alger, mais ce furent des tentatives sans lendemain 41. L'ingénieur Bernard proposa de prolonger les digues, soutenu par le Conseil Municipal, mais il fallut se rendre à l'évidence, en 1860, l'endiguement du Rhône avait en grande partie échoué ". Les partisans du canal triomphaient.

Emile Peut et Hardon représentèrent leur projet de canal, soutenus par les Lyonnais désireux d'en découdre avec le P.L.M., ils trouvèrent des capitaux,ce que les Arlésiens auraient été bien incapables de faire. A partir de 1863, ils entreprirent le creusement du canal, celui-ci étant déclaré d'utilité publique le 9 mai de la même année. Il traversait, comme par hasard, les terres achetées par Emile Peut qui avait fondé quelques années auparavant l'espoir d'y créer une grande exploitation agricole 50

46. Arch. dép. B. -du-Rh"V Sl/J 47. Les intentions politiques étaient évidentes, le maire d'Arles Remacle avait écrit au

sous-préfet en juillet 1851 : «( Not~ population s'aigrît sous l'étreinte de la souffrana: et sous la mauvaise inspiration de l'oisiveté et de la passion ». Le préfet écrivait, l~ 10 déc~mbr~ 1851. au ministr~ d~s travaux publics pour débloqu~r l~s crédits déjà accordés: (1 il faudrait pr~ndr~ la décision avant l~ 20 déctmbr~. Cela aurait la plus h~ur~us~ influ~nc~ sur l'électorat ». Arch . dép. B.-du-Rh., V S5/1.

48. F. BENOIT, La marine à voile ...• op. cil. 49. Un~ d~s conséqu~nc~s inattendu~s d~ l'~ndigu~m~nt était l'~nsabl~m~nt progressif

du golf~ d~ Fos. c~ dont les pêch~urs d~ Martigu~s se plaignir~nt ~n 1859. Arch. dép. B.-du­Rh., V Sl/4.

L~ Conseil Municipal d' Arl~s demanda. mais en vain. un~ nouv~lle aide de l'Etat de 1,6 million pour prolonger les digues, l'ingénieur Bernard. ingénieur responsable du Bas­Rhône, y était favorabl~ mais il d~vait se rallier à l'idé~ du canal. Extrait du r~gistre des délibérations du Conseil Municipal de la ville d'Arles. 2 avril 1860, Avignon, 1860.

50. E. PEUT. Du della du Rh6ne el de Jan amilioralion au muyen de la culturt du rit, Benard, Paris, 1848.

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Les travaux durèrent jusqu'en 1878. Entre temps, la Compagnie de Saint-Louis-du-Rhône s'était substituée à Peut et Hardon. les Arlésiens ne purent mener que des combats d'arrière-garde SI, avec l'appui des Marseillais qui voyaient d'un mauvais œil la création d'un port qui risquait de les éliminer du fructueux commerce sur le Rhône, qui ne pouvait manquer de renaître lorsque les aménagements nécessaires auraient été faits.

Dès 1875, le canal et son écluse purent fonctionner, ils avaient· coûté 20 millions à l'Etat. Mais ce n'est qu'en 1882 que la plupart des bateaux descendant le Rhône ne firent plus le transbordement à Arles et allèrent directement à Saint-Louis 51. En 188\, la Compagnie Générale du Rhône qui regroupait toute la navigation sur le Rhône quitta ses bureaux d'Arles pour aller s'installer au milieu des baraquements de Saint-Louis. Pourtant, en 1898, Saint-Louis n'atteignait pas 2.000 habitants et ne possédait ni armateur ni maison de commerce, la ( haine déraisonnable des Marseil­lais» 51 poursuivait la petite ville et empêchait le port de rayonner autant qu'il aurait dû la faire. On peut ajouter à cela que les Arlésiens, pourtant proches, n'étaient pas intéressés au développement de Saint-Louis, faute des capitaux nécessaires,ils étaient obligés de laisser la main aux Lyonnais. Plus ou moins ouvertement Arles se désintéressa toujours de Saint-Louis qui finit par acquérir son autonomie communale en 1906.

Une seule consolation pour Arles, mais de taille: Saint-Louis ne connut jamais le plein succès tant escompté par ses promoteurs, malgré les grands travaux entrepris enfin sur le Rhône dès 1878 dans le cadre de la loi Freycinet; en 1912 le port ne faisait guère que 247.000 tonnes pas plus qu'Arles au temps des allèges et des tartanes de sa glorieuse marine.

A la même époque Arles, devenue port fluvial , ne faisait que 38.000 tonnes H.

On peut suivre au travers des recensements le déclin puis la disparition de la population de marins dans leur fief du quartier de la Roquette. Entre 1851 , date à laquelle Fr'déric Billot écrivait « La marine arlésienne ne se meurt pas, elle est morte» et 1871 où, Arles qui entretient encore quelques illusions obtient une subvention pour construire les quais de pierre de T rinquetaille, un quart des habitants du quartier Ont disparu ce qui

51. En 1875 , la municipalité d'Arles se fit tirer l'oreille pour céder un terrain qui lui appartenait à Saint-Louis. n fallut deux ans à la compagnie pour exproprier la municipalité. Arch. dép. B.-du-Rh .. V 56/3

52. Arch. dép. B.-du-Rh .. VI 566/ !. j3. Comte REMACLE, article sur la marine d'Arles dans la Rtvut dts dtux mondts,

1898. Marseille à la fin du siècle projetait en passant par le Rove, l'Etang de Berre, Martigues

et Bouc d'arriver au Rhône, 5 kilomètres en amont de Saint-Louis pour capter le trafic fluvial et l'entraîner jusqu'à die.

54. P. MASSON, Les BcucbtS-du-Rbon" t . VlIl

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correspond sensiblement à la réduction de la population de marins. Fernand Benoit émet l'idée que les marins sans travail allèrent s'embaucher dans les ateliers du chemin de fer. Mais cette hypothèse n'est guère confirmée par les sources dont nous disposons. Les ouvriers des ateliers, du moins ceux de la première génération étaient presque tous originaires de villes industrielles telles que Le Creusot, Saint-Etienne, Paris ... Seuls quelques rares Arlésiens occupaient, au début surtout, des places subalternes car ils manquaient de qualification. Il semble que les départs aient été assez nombreux, certainement vers des ports côtiers, Saint-Louis pour quelques-uns. Bouc, Martigues peut-être et surtout Marseille.

Après la mise en service de Saint-Louis, le déclin s'accentua et en 1891 les trois quarts des marins avaient disparu de la Roquette. Les fils de marins, traditionnellement marins depuis des générations choisirent d'autres métiers. urbains de préférence, dans l'artisanat ou le petit commerce principalement 55.

Mais la ruine de la marine d'Arles eut d'autres conséquences d'autant qu'entre 1866 et 1890 l'agriculture connut de mauvaises années. dues en particulier à la mévente du blé, et les cultivateurs. à leur tour commencèrent à quitter la ville et la commune. La population d'Arles diminua; la commune risquait de subir le sort de Beaucaire qui perdit 4.000 habitants sur 10.000 et de maints villages à prédominance agricole, qui durant la même période perdirent une forte proportion de leur population ".

Paradoxalement. Arles fut sauvée par les deux industries qui avaient amené la ruine de sa marine: la navigation à vapeur et les chemins de fer. A Barriol, à partir de 1880, s'installèrent les ateliers Satre de Lyon qui construisaient des navires à vapeur et des dragues vendus dans le monde entier S1.

Et surtout. les emplois créés par les chemins de fer se multiplièrent. On construisit une ligne jusqu'à Saint-Louis, puis une autre vers la Camargue et les établissements d'industrie chimique de la Solvay. Les ateliers du chemin de fer ornés d'une cheminée de 35 mètres depuis 1872 employaient près de \.000 personnes qui habitaient pour la plupart un nouveau quartier hors des remparts.

Au total, en 1911, les chemins de fer faisaient travailler \.400 personnes autant que la marine à voile d'autrefois. Mais, en revanche. toutes les grandes industries arlésiennes étaient contrôlées par des capitaux extérieurs.

Il. P. ALLARD. Lafortu"" op. cit. 56. Atlas HistorÎque Provence, Comtat Venaùsin. Monaco, Orange, Comtt de Nice. sous la

d;cw;on de E. BARATIER, G. DUBY. E. HILDESHEIMER."Pac;s. 1969 n. P. MASSON. Les Bouches -du-Rhône, t. VIH.

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Que ce soient les grands domaines de la Camargue et de la Crau ou les industries chimiques installés à Salin-de-Giraud, les chantiers navals de Barriol, les ateliers des Alyscamps et les lignes de chemins de for, plus rien, en 1914, n'appartient en propre aux Arlésiens: ils ont perdu la maîtrise de leur avenir économique.

Ainsi Arles, au travers des fluctuations démographiques de faible amplitude qui donnent à l'observateur pressé l'impression de stabilité, a-t-elle connu une formidable mutation interne: une petite ville rurale exerçant une activité traditionnelle, un peu à l'écart des autres villes de la région, est devenue en quelques années une véritable cité ouvrière ce qui. d'une certaine façon, lui assure une nouvelle forme d'originalité. Paradoxalement, cette ville ouvrière qui vote à gauche depuis 1898 et va élire un député socialiste . SiXt( Quenin. en 1910. est considérée comme le conservatoire des traditions provençales à tel pnint que Mistral y créa le Museon Arlaten en 1899.

Ainsi, par-delà les profondes modifications qui ont affecté son économie, Arles a su garder intactes des traditions liées à des modes de vie en voie de disparition. Belle revanche sur le SOIt qui fut si souvent contraire.

Paul ALLARD.