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  • 8/3/2019 La Crise Du Roman

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    [Le Correspondant]. Le Correspondant, Janvier-Mars. 1902.

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    TUDES LITTRAIRES

    LA CRISE DU ROMAN

    1

    Les diteurs se lamentent. L'un d'eux me confiait ses dolancesen ces termes:

    La librairie subit une crise. C'est indniable. On &voulu enrendre responsables la bicyclette, l'automobile, en un mot le gotdvelopp des sports. N'en croyez rien. Les exercices physiquesn'exigent pas l'abandon de toute culture. Enfin, l'instruction r-

    pandue flots devrait produire chaque jour de nouveaux lecteurs,ce qui, dans tous les cas, serait une compensation plus que suffi-

    sante. Quelle est la cause de ce dchet? La politique? EUe nepassionne les esprits qu'en apparence; comptez les abstentions,signe d'indiffrence, chaque manifestation du suffrage universel.D'ailleurs nous respectons les priodes lectorales, accidents rgu-liers dans la vie de la nation. Dj nous nous proccupons de nerien publierdurant le mois de mai prochain, nous cdons la placeau journal dont les lections sont un fiefet un bnfice. La science?L'histoire? Il est vrai que la crise frappe plus spcialement la litt-rature proprement dite, le roman. Mais le public auquel s'adressent

    les ouvrages de science et d'histoire est un public spcial ce n'estpas le grand public.Cependant, fis-je observer, souvenez-vous du succs rcent

    et prodigieux de Quo Vadis.Oui, je sais bien, reprit mon interlocuteur. Ce fut un engoue-

    ment, une mode. D'abord, vous l'avez dit, il s'agissait d'un tranger;un auteur, franais n'et point recueilli pareil triomphe. Cherchez,

    je vous prie, parmi les romanciers de France, ceux qui sont envoiede conqurir la rputation vous seriez stupfait si vous con-naissiez le chiffre restreint de leurs tirages. Ah l y a la porno-graphie. C'est vUent; cela se vend toujours; cela mme nousfait une jolie clbrit l'tranger. Maisce n'est pas de la librairie,

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    je ne puis le considrer comme tel. En dehors de la pornographie,le roman est en baisse.

    C'est peut-tre, dis-je, qu'Alphonse Daudet n'a pas t

    remplac.Des Alphonse Daudet Il y en a beaucoup aujourd'hui; seule-

    ment on ne les connat pas, ils ne se vendent pas. Fromont, NumaRoumestan, Le Nabab n'auraient maintenant ni presse ni succs.

    En tes-vous bien sr?Absolument.

    Sur cette affirmation, mon homme s'loigna, visiblement amigde mon ignorance.

    D'autre part, les romanciers se plaignent.La vie

    littraire,m'assurait l'un

    d'eux,et non des

    moindres,devient intolrable. On nous demande plus detravail et, permettez-moi de le dire, plus de talent qu' nos ans. H a suiE Guy deMaupassant de publier Boule-de-Suif, Pierre Loti d'crire

    Aziyad, Paul Bourget de faire paratre Cruelle nigme, JulesLematre de maltraiter Georges Ohnet et de s'tonner candidementde la joie de Renan, pour devenir illustres d'emble, presque du

    jour au lendemain. La gnration qui suivit eut dj plus de peine.Paul Margueritte, Edouard Rod, Paul Hervieu, marqurent le pasdavantage. Et maintenant on n'avance plus au choix, mais

    l'anciennet.Je ripostai par l'exemple de M. Pierre Louys.

    Succs de mauvais aloi, me dit-on, sinon de mauvais got.Les jeunes, je le rpte, doivent entasser les volumes pour forcerl'attention. Leur gnie (sic) doit encore se doubler d'un sens mer-veilleux des affaires. It faut qu'ils songent eux-mmes leur rclame.Comment pntrer jusqu'au public? La critique n'existe plus; onne parle plus des livres.

    Il est toujours dsagrable, lorsqu'on est soi-mme un critique,de s'entendre dire

    quela

    critiquen'existe

    plus.Mais

    jene

    pusretenir mon auteur que l'injustice du sort piquait au vif.Le moindre vaudeville est immdiatement clbr par tous

    les journaux; les plus beaux romans passent presque inaperus.Quand je publie un volume, j'attends parfois quinze jours avant derecevoir une coupure du Courrier de la Presse, et je crains tou-

    jours qu'elle ne soit la simple reproduction de la petite notice quel'on intercale dans les exemplaires de publicit. Pourquoi une tellediffrence de rgime entre le thtre et le roman? Pourquoi tout l'un et rien l'autre?

    Et levant les bras au ciel comme s'il battait des ailes, ce gniemconnu se perdit dans la foule, dans la foule qui ne lit plus.

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    Etle public? Si l'on songfait un peu au public? N'a-t-il pas lieude se plaindre, lui aussi? C'est le seul dont les plaintes ne se rdi-gent point parcrit. H est vrai que son abstention est la rclama-

    tion la plus loquente. Mais ne peut-on en savoir les causes? S'il'regimbe, c'est qu'il a ses raisons, et il importe de les dcouvrir.

    Il me fait un peu l'effet, ce bon public, de ces pitons duboulevard qui attendent au bord du trottoir le moment favorablepour traverser. C'est vainement qu'ils attendent, car le momentn'est jamais favorable. Le dfil des voitures est ininterrompu.Et mlancoliquement ils sont appels constater l'infinie varitdu vhicule moderne omnibus, fiacres, landaus, victorias, cabs,automobiles, tricycles, bicyclettes; peine ont-ils le temps de lesreconnatre au

    passage.Et ils

    guettentle

    geste imprieuxet

    lent du sergent de ville qui, debout sur le refuge, va tout l'heure lever en l'air son bton blanc et, d'un seul signe qui serpercutera au loin comme les ondulations de la mer, arrterace mouvement formidable. Alors ils traverseront tranquillementla chausse.

    L'encombrement de la littrature est tout pareil. Et c'est pour-quoi le public n'ose plus s'y aventurer. De tant de volumes quise succdent avec la monotonie de la pluie, il n'a pas mme leloisir de lire les titres. Et surtout il se dfie. Il se dfie de l'ennui,

    de la banalit, de l'immoralit, de l'anarchie, de la dcadence, dustyle, du symbole, etc. Car, il faut l'avouer, sa patience a subiles plus rudes preuves depuis quelques annes. Il voudrait bienvoir le sergent de ville esquisser son geste autoritaire. Celalui donnerait le temps de passer en revue l'infinie diversit duroman moderne. Mais des sergents de ville, je veux dire descritiques, l'auteur que j'ai interrog m'a afiirm qu'il n'y en avait

    plus dans la littrature. Dans tous les cas, on a oubli de lespourvoir d'un bton blanc.

    Cependant jetenterai de

    jouerce rle

    peubrillant. J'essaierai

    de dnombrer au passage l'incessant dfil des livres. Et je suis persuad qu'en mettant un peu d'ordre dans ce chaos, si lachose est possible, nous arriverons trouver les causes de lamvente du roman.

    J'entends du roman de valeur. Et tout de suite je sens la nces-sit d'une dfinition. Carje vois venir l'objection qu'on ne man-

    querait pas de me faire, si je m'engageais l'aventure.Estimez-vous, me dirait-on, qu'il y ait . cette mvente un incon-vnient bien grave? On ne lit plus de romans, ou l'on en lit

    beaucoup moins? Rjouissons-nous de cette nouvelle. L'activitintellectuelle a sans doute dcouvert d'autres champs plus fertiles.

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    Le temps consacr la lecture de telles futilits tait du tempsperdu. Il n'y a pas lieu de se proccuper de cette aventure.

    Or, j'estime prcisment qu'il y a tout lieu de s'en proccuper.

    Cette objection que vous avez sans doute entendu formuler, lec-teur ou lectrice, lorsque vous ftes surpris ou surprise, unvolume couverture jaune sur les genoux, par quelque personnesrieuse et gnralement ge de votre entourage, ne tient pascompte d'une ncessit ou, tout au moins, d'un got invtrde la nature humaine.

    Si Peaud'tinem'tait conte,J'y prendraisun plaisirextrme,

    avouait La Fontaine. Ds que son intelligence s'ouvre la connais-sance de l'univers et sa beaut, l'homme se plat ajouter aumonde cr le monde imaginaire de ses illusions, de ses mirages,de ses fantaisies. L'ei.fant qui joue sort aussitt de la ralit

    pour pntrer dans la ferie merveilleuse qu'engendre avec unespontanit de grand artiste son petit cerveau. Il fait d'un btonun cheval, d'une pierre une maison, et d'une fleur une fort,avec une ngligence adorable, et n'allez pas mettre en doute seschimres il rirait de votre ignorance, et il aurait raison. A toutge, l'homme a besoin d'entendre les rcits de cette histoire

    universelle qui est celle des sensibilits, des passions et desmoeurs, et qui relie les gnrations les unes aux autres. Le butfondamental de l'art est de donner des visions d'ensemble sur lavie et sur la nature, et par cette communaut de vues de runirles hommes dans un sentiment gnral; par l, il !ve l'meau-dessus du particulier et de l'accidentel, il sert rvlfr la viedans sa plnitude. Les artistes, a crit excellemmpnt M. LonDaudet, ont leur mission qui n'est pas celle des soldats, ni celledes prtres, des professeurs ni des juges, qui n'en est pas moinsadmirable et utile. Ils donnent la vie, toute la vie, son inten-sit, son charme et sa valeur. Ils introduisent entre les humainsnon point une fraternit, chose impossible, mais une parentd'motions, brve, miraculeuse et sans but dfini qui augmente indirectement ta somme de la bont et de la joie sur terre. Ilsdonnent au rel de l'espace, et au rve de la consistance.

    Un essayiste, frapp, comme je le suis, de la dchance duroman contemporain, parlait dernirement de la mort prochainede cette forme de littrature. Mais cette forme littraire ne peut

    pas mourir; comme le phnix, elle renatrait plutt de ses cendres.

    Elle e~t ne avec l'humanit et ne mourra qu'avec elle. Qu'ellese confonde aux premiers ges avec les contes et les lgendes,

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    puis avec les popes, il n'importe c'est dj le roman. Qu'auxpoques trop civilises, elle fasse concurrence la philosophie, l'histoire, la psychologie, et trop souvent aussi la physiologie,

    il n'importe encore c'est toujours le roman. C'est un genremallable et flexible qui s'adapte aux temps et aux pays. Par le

    moyen d'une fiction, il contient la ralit et y joint le rve.Puisqu'il nous faut des romans, car les hommes ne s'adres-

    sent au pass que dans un certain tat de culture et prfrentaux anciens les livres modernes qu'ils sentent plus prs d'eux,en contact plus direct, plus immdiat avec leur intelligence,

    puisqu'il nous faut des romans, nous avons donc le plus grandintrt ce qu'ils soient bons. Les ntres, ceux d'aujourd'hui, lesont-ils? Pourquoi les lit-on moins? Et que lit-on la place?Autant de questions auxquelles il faut rpondre.

    Il

    Vasari, dans son Histoire des peintres, conte cette anecdote

    plaisanteLe peintre Mariotto Albertinelli, qui fut l'ami de Baccio della

    Porta et eut l'honneur d'tre charg par celui-ci, devenu FrBartolommeo, de terminer son tableau du yMyc?KeK

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    durant une anne. Je crois me souvenirqu'il dpassequarante mille.Nous sommes submergs sous le papier imprim. Tous les doigtssont tachs d'encre, et mme la plupart de ces petits doigts roses

    quel'on n'osera bientt

    plus porteraux lvres. Car les dames se

    sont mises rsolument la littrature, et avec cette facilit quiles autorise prononcer dans le mme temps deux fois plus de paroles que les avocats les plus verbeux.

    D'o vient cette manie d'crire? De la vanit des uns et del'industrie des autres. Autrefois, les auteurs, plus rares et d'ail-leurs pousss par une vocation irrsistible qui rencontrait pours'affirmer les obstacles les plus pnibles, tels que la faim, l'hpital,le mpris public et la haine des sots, finissaient par grouperautour de leurs uvres, dans l'ensemble du pays, une classe

    d'amateurs instruits et intelligents, qui savouraient dans la lectureun plaisir de dilettante et se contentaient d'avoir du got. Aujour-d'hui, il n'y a plus d'amateurs. Tous les amateurs, sans exception,crivent et portent triomphalement leurs manuscrits chez lelibraire. De sorte que maintenant les crivains se lisent entreeux. On devine avec quelle sympathie.

    Ces amateurs qui, jadis, achetaient les livres, prtendent aujour-d'hui les recevoir gratuitement des auteurs avec de belles ddi-caces leur louange. L'impt du livre est devenu trs onreux.Le malheureux crivain

    qui comptesur ses

    amis,surses

    relations,sur ses admirateurs, pour placer un certain nombre de volumes,ne doit pas tarder comprendre qu'admirateurs, relations et amisn'achtent plus, mais reoivent. Et comme sa vanit dpasse sonpret, il donne. Il donne avec fureur, mais il donne. Ajoutezque ces amateurs, rpandus un peu partout sur le territoire,taient les guides naturels et autoriss des autres lecteurs. Ilsfaisaient la loi. Ils contribuaient imposer les rputations. Oncomprend quels prcieux services ils rendaient aux lettres. Quand

    je dis qu'il n'y en a plus, j'exagre. Mais il y en a beaucoup

    moins, et ceux qui subsistent encore tendent revtir l'augusteoriginalit des types disparus. Nous devons cette disparition regret-table au sot esprit d'galit que rpand une dmocratie. Chacunse croit aujourd'hui capable de diriger l'Etat et d'crire un chef-d'oeuvre immortel.

    Dans notre temps utilitaire, cette vanit devait susciter uneindustrie. C'tait invitable. Nous avons vu cette industrie sedvelopper d'une faon inquitante. Cependant elle n'est pas

    prospre, et elle tue la noble industrie du livre. Que doit faireun diteur

    lorsqu'unde ces amateurs vient le trouver dans

    son cabinet, un manuscrit la main? Il n'y a pas de doute

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    possible il doit le soumettre an rgime commun, c'est--direprendre le manuscrit et le remettre son lecteur ou son comitde lecture. Si l'ouvrage est bon, que l'diteur le publie ses

    risques; alors il a intrt la vente, au succs, et par ce risquemme, sa profession s'ennoblit, cesse d'tre un commerce ordi-naire, devient une sorte de collaboration enicace de la littrature.Au lieu de cela, que se passe-t-il? Je ne veux pas citer de noms

    propres, et je me hte de rendre l'hommage qu'ils mritent auxditeurs qui ont gard le fier orgueil de leur maison, et dont lenom seul est pour un auteur une garantie. Mais ceux-l. serontles premiers m'approuver, car les procds mercantiles de leursconfrres moins scrupuleux les atteignent par contre-coup. Onfait donc payer l'amateur l'dition de son livre. Et ds lors,

    qu'importe que ce livre soit bon ou mauvais, qu'il se vende ouqu'il ne se ven~e pas? L'opration est purement commerciale.Elle ne procure pas de trs gros bnfices, mais elle en donnede certains, et le commerant franais a toujours craint les risques.

    Nous sommes aujourd'hui encombrs de romans d'amateurs. Sil'on connaissait tous les secrets des libraires, on serait stupfaitde leur nombre. Et ce nombre s'accrot chaque jour, en proportiondirecte de l'accroissement de la vanit. Le bourgeois ne se contente

    plus d'tre gemithomme; il veut tre artiste, et croit que cela

    s'achte.Si la rage d'tre imprim ne causait de prjudice qu' la boursede celui qu'on imprime, le mal ne serait pas grand. Mais lersultat est beaucoup plus considrable. Les beaux livres sont

    aujourd'hui perdus dans le ut grossissant des non-valeurs. Les

    critiques le savent bien; mais nous verrons dans un instant qu'onne les coute gure. Dans la pile des nouveauts, ils ont bienvite fait de dcouvrir les quelques romans durables, ou tout aumoins intrfssants lire. Ils peuvent en omettre, et la plupartdu temps, c'est le nombre qui en est ta cause. Du moins, ils n'en

    proposent pas la lecture de franchement mauvais. Par l, ils nediscrditent pas les lettres.

    Maisla critique a d cder le pas la rclame de librairie. C'estencore un phnomne moderne, et il le faut dplorer. La critiquelittraire est exile des journaux ou relgue dans les bas-fonds.Elle se maintient graud peine dans les Revues. Or, dans les

    priodiques, la rclame s'tale sans honte. Elle crochte la mmoiredu lecteur qui, passant devant un talage de librairie, s'arrtant,en voyage, devant les bibliothques des gares, cherche d'instinct levolume dont il a

    djvu le titre

    imprim.Et

    qu'arrive-t-il?Ce

    lecteur dup jure qu'on ne l'y reprendra plus. Le volume qu'on lui

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    LA.CR)SEDUMM~

    vantait avec ce cynisme particulier la fatuit de notre tempsd'arrivistes l'a ennuy. Au lieu d'acheter deux, trois, quatreromans nouveaux, il achtera des mmoires historiques, ou il aura

    recours ces rputations de tout repos qui ne le tromperont pas; ilprendra un roman de Balzac ou d'Alphonse Daudet, un recueil denouvelles de Maupassant, et il laissera lesjeunes dans leur obscurit.En agissant ainsi, il fera preuve d'intelligence.

    Le livre d'amateur et la rclame sont donc extrmement funestes,l'un au livre d'crivain et l'autre la critique. Pour enrayer lesmaux qu'ils occasionnent, il faudrait, d'une part, que les diteursse rendissent cette vrit la surproduction nuit la ventedes livres, comme la production mauvaise; il y a plus d'argent gagner, puisqu'il s'agit d'argent, publier peu de romans, aprsles avoirsoigneusement tris, et les suivre dans leurs voyages Paris, en province et l'tranger, au lieu de s'en dsintressertotalement, aprs en avoirretir un mince profit. D'autre part,et ceci est plus difficile,parce que la dfense de la beaut ne peuty apporter d'argument pratique, il faudrait obtenir des direc-teurs de journaux que la rclame ne prcdt pas la critique, ne sesubstitut pas elle, et les persuader qu'il est de l'honneur d'un

    journal franais d'avoir des opinions morales et littraires toutcomme des opinions politiques. Un syndicat d'diteurs pourrait

    peut-tre obtenir une publicit plus efEcace, une protection de laproduction fittraire. Mais ces diteurs devraient videmmentcommencerpar s'imposer des guides eux-mmespour le choix deleurs auteurs, avant d'en rclamerpour ces lecteurs dont ils vivent,

    dont ils meurent aujourd'hui, et que chacun prend tched'aveugler.

    Surproduction et rclame voil deux maladies de notre librairie.Nous avons trop d'auteurs. Que ne peut-on en licencier une bonnemoiti, ou mme les trois quarts, et les exhorter dfricher, coloniser, utiliser, enfin, en des professions plus pratiques, une

    intelligence qui n'tait pas de toute ncessit voue l'art Ils ytrouveraient plus de bonheur. Et quel plaisir ils nous feraient parsurcrot en cessant d'crire 1 De plus, nos meilleurs auteurscrivent trop. Ils publient tour de bras. Leurs ouvrages sontlchs, bc)s. Ils ne marchent mme plus l'heure, mais lacourse. Ils me rappellent un trait de la vie du Prugin. Celui-citait parvenu une telle rapidit dans l'excution des commandes,qu'un soir, du haut de l'chafaudage, il rpondit sa femme quil'appelait pour dner Sers la soupe; moi, pendant ce temps-l, jevais encore

    peindreun saint.

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    !!t

    J'arrive une autre plaie du roman contemporain. Elle esthideuse, et je n'en parlerai pas sans prudence. Il s'agit, hfas!Ioui, de la pornographie. Comment la passer sous silence quandelle envahit les talages et racoUeles passants par le moyen destitres et des couvertures? Vous flnez au boulevard, vous vousarrtez un instant devant une librairie pour regarder les nou-veauts, qu'apercevez-vous aux meilleuresplaces? l'Orgie romaine,la Proie, Rires, sang et wo/)

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    morale, o le journal et le livre vont chercher des lecteurs jusquedans les villages. Un des penseurs les plus sincres de notre temps,M. Izoulet, l'a dit Il faut craindre de forger des ttes pensantes

    des mes dloyales. Avant d'armer les bras, il faut changer lescoeurs. Il n'y a gure de littrature o l'on ne puisse releverd'ouvrages de cette catgorie. Maisautrefois, leurs ditions taientrserves ce public blas qui trouve dans la corruption mme ungalant lment d'art. Leur influence ne s'exerait gure au deld'un public restreint. Le danger actuel rside prcisment dansl'extension de cette influence. Ces ouvrages s'adressent au grand

    public, cherchent le succs populaire. Et, symptmes fcheux dedcadence, ils trouvent ce public et ce succs. De mme qu'ilss'taient sans honte aux devantures, on les achte sans pudeur. Ils

    nervent les caractres, ils dgradent les sentiments; ils tuentcette vertu des peuples forts et des individualits nergiques, lachastet.

    J'ai dit que la sparation de la vie sociale et de la littrature taitnuisible la vie sociale, j'ajoute qu'elle ne l'est pas moins lalittrature. Dans une tude gnre sur le ~/OMMweM

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    U CRISEDUMMAN

    gloire ne fnt pas sans alliage. Elle se maintint quelque temps,tandis que paraissaient les Chansons de Bilitis, de date plusancienne, et la Femmeet le Pantin, roman d'une chaude couleur

    espagnole. Elle vientde sombrer avecles Aventures du roi Pausole.Certes, ce dernier livre ne le cde en rien ses ans sous lerapport de la libert et de l'audace voluptueuses. Mais il sert dmontrer la monotonie et la pauvret de l'inspiration qui prend ladbauche pour muse. H est effroyablement ennuyeux. Il renfermeen lui-mme la punition des lecteurs qui l'achtent. A parlerfranc, il est insipide. Aucune autre pithte ne peut lui con-venir davantage, et c'est prcisment celle qu'il pensait le moinsmriter. On ne sait qu'en dire, except ce mot. M. Pierre Louysdevra

    beaucouptravailler

    pourretrouver l'estime des lettrs. C'est

    la seule, je suppose, laquelle il tient, et voici qu'il la perd. Cetrait est fort significatif chose inattendue, sa moralit est svre.

    Le mal date de loin. A la fin du second Empire, les honntesgens se plaignaient dj des talages scandaleux des libraires. Quedoivent-ils dire aujourd'hui? L'cole raliste, en matrialisant l'artsystmatiquement, en substituant en quelque sorte la physiologie la psychologie, l'homme physique et ses maladies l'hommemoral et ses nobles douleurs, en faisant aux sens enfin une part

    prpondrante, favorisa, peut-tre inconsciemment, cette spcula-

    tion sur la sensualit humaine qui devient aujourd'hui l'une des branches de l'industrie et envahit la littrature transforme enmarch.

    L'exemple vient de haut. Le Lys rouge de M. Anatole France,~tM

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    I,ACR)SEDnROMAN

    IVLe problme commence s'claircir. Nous avons touch du doigt

    la faute lourde des diteurs qui publient trop de romans, et nousavons cart cette foule d'amateurs et de mchants crivains quitransforment la littrature en un vritable champ de foire. Enfinnous avons isol comme il convenait cette littrature spciale dontla publicit malsaine est regrettable.

    Et maintenant mettons face face le pubiic et les auteurs devaleurqui ont rsist aux prcdentes liminations. Pourquoi l'ac-

    tion de ceux-ci a-t-elle diminu sur celui-l? Le phnomne estd'une vrit incontestable, si l'on examine de haut le romancontemporain. Alphonse Daudet, M. Zola, avant sa dcadence

    prsente, ont connu des succs plus considrables que Maupas-sant, que M. Anatole France, M. Pierre Loti ou M. Paul Bourget.Ceux-ci ont dpass les Edouard Rod, les Paul Margueritte, lesPaul Hervicu, dont les tirages dpassent ceux des Maurice Barrs,des Paul Adam aprs qui l'on ne voit aucun nom s'imposer avecclat. Les matres du roman disparaissent ou s'puisent; ils ne sont

    pas remplacs. Leur gloire s'miette en cent glorioles. On peutinvoquer, m'objectera-t-on, une diffrence de talent? Mais, d'abord,on ne peut l'invoquer dans tous les cas. Et puis, le talent ne serait

    pas encore une explication. L'influence des lettres depuis deuxsicles s'accroit, se propage, et tout coup la voil qui diminue.Pourquoi?P

    Pourquoi? Parce qu'il y a aujourd'hui sparation entre le publicet les romanciers par la faute, et par la faute unique de ces der-niers. H y a sparation, en premierlieu, dans le choix des sujets etdes personnages, et en second lieu dans les habitudes d'esprit et de

    sensibUit.Je voudrais examiner successivement ces deux

    pointsde vue.Notre poque a cr une classe nouvelle d'individus, celle des

    gens de lettres. Entendons-nous. On trouve en tout temps, et l'onadmire, des artistes qui ont vou l'art leur vie entire, et ce n'est

    pas trop d'une vie pourraliser sur la toile, le marbre ou lepapierson rve intrieur de beaut ou son observation des moeurs. Maisces artistes ne se dtachaient point des autres hommes; ils neconcevaient pas l'existence diffremment; ils taient simples,cordiaux et sans vanit. Ils se confondaient avec les artisans, les

    ouvriers, tous ceux qui, gagnant leur vie la sueur de leurfront,reprsentent la vaste et mouvante humanit. Nos hommes delettres, au contraire des peintres de l'Italie et des Flandres, des

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    crivains du dix-septime sicle, se sont constitus en classe

    part, singulireet

    arrogante.Ils traitent de

    gr

    gravec le

    monde, autre classe spciale. Ils sont devenus en quelque sortedes maniaques d'orgueil et de littrature. Rien ne les rattache

    plus la vie sociale. Ils transposent les sentiments qu'ils prouventou qu'ils observent. Ou plutt ils n'prouvent et n'observent quedes sentiments littraires. Edmond de Goncourt, avec sa courtevanit de lettr, reprsente assez bien cette petite classe. Le

    temps lui donne la majest d'un symbole. Se rappelle-t-on ce

    passage burlesque de son journal o il mentionne l'assassinat du

    prsident Carnot et y voit une malice du destin pour touffer

    le succs d'un de ses volumes qui venait de paratre? Sans doute,celui-l dpasse la commune mesure. C'est un type, une entit.Mais il tale les dfauts communs l'espce, quand la plupartles dissimulent habilement.

    Cette espce ne vit qu' Paris, c'est--dire dans un milieu sur-chauS, artificiel, o les cerveaux subissent une certaine dfor-mation. Je ne sais quel auteur du sicle dernier, amoureux de la

    campagneet ennemi des villes, comparait les hommes aux pommesqui pourrissent quand on les met en tas. Le Parisien, dit un

    chroniqueur, ne marche pas, il court; il ne boit pas. il s'empoi-sonne il ne respire pas, il s'asphyxie; il n'conomise pas, ilgaspille; il ne s'amuse pas, il s'nerve; il n'admirepas, il s'engoue;il ne rforme pas, il rvolutionne; il ne vit pas, il se tue. C'est

    pour ces motifs qu'il mprise la province qui lui demande simple-ment de la laisserrespirer, travailler, dormir, vivre en paix et saguise. L'homme de lettres s'applique tre Parisien. Bien rareest celui qui se souvient de ses origines, et peut rpter cesamoureuses paroles de Guy de Maupassant J'aime mon pays

    parce que j'y ai mes racines, ces profondes et dlicates racines qui

    attachent l'homme la terre o sont ns ses aeux, qui l'attachent ce qu'on pense et ce qu'on mange, aux usages comme auxnourritures, aux locutions locales, aux intonations des paysans,aux odeurs du sol, des villages, de l'air lui-mme. Au contraire,l'homme de lettres aspire faire partie du Tout-Paris et crit

    pour plaire au Tout-Paris, cet assemblage trange d'hommes dumonde, de critiques, de boursiers, d'artistes, de modistes, dedanseuses, d'trangers, etc., que dnombrait si plaisammentM. Alfred Capus dans une ancienne chronique.

    Les romanciers crivent pour ce public extraordinaire. Com-

    ment, ds lors, leur demander des ouvrages simples et naturels?C'est, peu prs comme si l'on voulait utiliser une mnagerie

    pour labourer la terre. Et ce sont, en effet, de vritables btes

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    de mnagerie, des curiosits, de ces monstres qu'exhibe Barnumau Champ de Mars, ces personnages que nous peignent tant de

    romans contemporains et qu'ils dcorent du beau nom d'hommes.M. Alfred Capus a. pu tudier sur lui-mme le petit travers duromanciermoderne. Car ses livres, Faux dpart, Qui perd gagne,nous promnent dans un monde stupfiant dejournalistes, d'agentsde publicit, et de coulissiers, et vont du tripot la campagne sansqu'on distingue bien nettement le changement de dcor. Veut-onla premire phrase de Qui perd gagne? La voici En 1887,Farjolle se dcirta pouser sa blanchisseuse. A l'ge de trenteans, c'est une des plus graves rsolutions que puisse prendre unhomme. Et tout le roman est crit dans ce

    stylede

    procs-verbal, o l'ironie apparat peine, se dissimule si habilement quenous finissons par ne plus nous tonner de rien, et par ne plusvoir que des nuances sans importance entre l'honntet, l'indlica-tesse et l'escroquerie, tant les patagonistes de cette aventure, qui

    peut tre bien parisienne, mais qui, coup sr, n'est pas humaine,glissent avec tfgmt et dcence de l'une l'autre.

    M. Alfred Capus n'est point du tout une exception. Je cite auhasard parmi les romans qui firent quelque bruit rcemment.Ouvrez, ou plutt n'ouvrez pas si vous aimez retrouver dans les

    livres l'mouvante beaut des sentiments profonds et sincres,ouvrez, si vous cherchez le tableau de la socit spciale et quelquepeu faisande que peut offrir tel ou tel coin de Paris, la Petiteclasse, de M. Jean Lorrain; Chez les snobs, de M. Pierre Vcber;les Souvenirs du vicomte de Courpire, de M. Abel Hermant; laCroix de Malte, de M. Marcel Boulenger; le Mari pacifique, de

    ~M. Tristan Bernard. Je prends cette liste au hasard. Je pourraisla continuer interminablement. Notez que ce sont l ouvrages trsdiiTreats, mais ouvrages de valeur. La premire moiti du dernierest mme tout fait charmante, tant que les personnages en sont

    ordinaires, et que leurs manies sont communes; ds que l'auteurcommence outrer, il cesse d'crire un roman de murs. Il acd l'attrait de la caricature, et son livre s'en ressent.

    Et ne croyez pas que ces crivains se plaisent dans la peinturedu monde spcial et abominable laquelle ils se vouent. La critiquequ'ils en font est acerbe et pointue, parfois trs amusante. Amu-sante pour le grand public? Nullement. Amusante pour les trois ou

    quatre cents personnes qui connaissent leur sujet par le menu, etlepeuvent comparer la ralit. Et comme cette ralit est parti-

    culire, elle change constamment. C'est pourquoi leurs ouvragesdatent si vite. Les honntes gens n'y comprennent goutte. Ce n'est

    pas leur affaire de comprendre en cette occasion. Voici donc des

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    romanciers qui s'tonnent de ne pas pntrer jusqu'au grandpuMic, et qui font tout ce qu'ils peuvent pour l'carter d'eux. La

    consquence est pourtant d'une aveuglante logique. Que ne mdi-tent-ils cette dfinition de Tolsto L'art est une activit humaine

    qui consiste en ce qu'un homme exprime consciemment auxautres, au moyen de certains signes extrieurs, les sentiments qu'ila ressentis, et en ce que ses semblables se pntrent de ces senti-ments et les revivent. Comment espreraient-ils que nous revi-vions des sentiments qui nous sont aussi compltement trangers,nous autres lecteurs, qui sommesparfaitement capables d'prouverdes sensations humaines, de reconnatre en nous la qualit de la

    sensibilit contemporaine et autour de nous la marque gnrale desmurs contemporaines, mais qui sommes incapables de nous int-resser une sensibilit aussi dvoye, des murs aussi spcialesdont parfois, dont souvent nous ne connaissions mme pasl'existence?

    V

    Il y a donc rupture entre le public et les romanciers dans le choixdes sujets et des personnages. Il y a rupture encore dans leurshabitudes d'esprit et de sensibilit. Je voudrais essayerde dissipertous ces malentendus.

    Quel est le ton la mode chez nos romanciers? C'est un mlange,d'ailleurs assez savoureux, d'ironie lgre ou cruelle, d'ardeursensuelle, de scheresse de sentiments, de scepticisme moral etsocial. Us prennent cette ironie pour de l'lgance, cette ardeur

    pour du temprament, cette scheresse pour de la rserve, cescepticisme pour de la philosophie. Et ils donnent au public fran-ais exactement ce que celui-ci dteste le plus. M. Anatole Francea beaucoup contribu, parson style enchanteur, mettre ce ton

    la mode; il a russi

    faire'