La constitution des Américains africains comme minorité · 2011. 10. 13. · les donn?es qui...
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La constitution des Américains africains comme minoritéAuthor(s): Earl Lewis and Sophie DulucqSource: Annales. Histoire, Sciences Sociales, 52e Année, No. 3 (May - Jun., 1997), pp. 569-592Published by: EHESSStable URL: http://www.jstor.org/stable/27585427 .Accessed: 10/10/2011 19:59
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LA CONSTRUCTION DES MINORITES
LA CONSTITUTION DES AMERICAINS AFRICAINS COMME MINORIT?
Earl Lewis
Si j'ai tant ?crit sur ma condition de Noir, ce n'est pas que je consid?rais tenir l? mon seul et unique sujet, mais parce qu'il me fallait d? verrouiller cette porte avant de pouvoir esp?rer ?crire sur un autre th?me. Je ne pense pas que l'on puisse v?ritablement d?battre du probl?me noir aux ?tats-Unis sans avoir ? l'esprit son contexte ; par contexte, j'entends l'histoire, les
traditions, les coutumes, les valeurs morales et
les pr?occupations nationales. James Baldwin,
Notes of a Native Son, Boston, Beacon Press, 1955. R??d. 1988, p. 8.
Peu d'?crivains am?ricains africains ont autant exig? de leur pays que James Baldwin. Celui-ci se consid?rait comme un fils du pays. Et alors
m?me que certains lui auraient volontiers crach? au visage, Baldwin re
* Les trois articles de ce dossier ont ?t? pr?sent?s dans le cadre d'un colloque sur la
constitution des minorit?s organis? par les Annales et Comparative Studies in Society and
History, qui s'est tenu ? Paris les 12 et 13 juin 1995. Comparative Studies publie dans sa
livraison d'avril 1997 trois contributions fran?aises ? ce colloque. ** L'auteur de l'article use tout au long de son texte de l'expression
? African-American ?
en tant qu'adjectif ou d'? African American ? en tant que nom. Cette d?nomination d'African
American n'est pas indiff?rente puisqu'elle prend parti dans le d?bat que l'article s'efforce de
retracer. Elle pose n?anmoins au traducteur de redoutables difficult?s. Sa traduction mot ? mot,
qui tiendrait compte du rapport entre nom et adjectif dans le nom compos? ainsi que du fait
qu'en anglais, contrairement ? la pratique fran?aise, la majuscule affecte aussi bien les adjectifs
que les noms de groupes collectifs, serait ? Am?ricains africains ? mais elle est inusit?e. Il est
par ailleurs impossible de proposer ? Afro-am?ricains ?, incontestablement ?l?gant, puisqu' Afro-Americans existe et rel?ve d'un autre parti pris, tandis qu'? Am?ricains de souche africaine ?
?dulcorerait le propos. Contrairement ? l'usage adopt? par certaines publications sp?cialis?es, nous avons pr?f?r? conserver les expressions
? Am?ricain africain ? (nom) et ? am?ricain
africain ? (adjectif) plus conformes ? la langue originale et qui respectent la notion d'identi
fication nationale. Par ailleurs la question est si sensible que nous avons suivi rigoureusement les variations de ce type de d?signation tout au long du texte, rendant Black par ? Noir ?, etc., ? l'exception de Negroe (non p?joratif) qu'il a fallu traduire par ? Noir ?, ? n?gre ? ?tant
r?serv? ? nigger (N.d.T.).
569 Annales HSS, mai-juin 1997, n? 3, pp. 569-592.
LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
vendiquait haut et fort sa naissance am?ricaine : il critiqua, essaya de
convaincre, interpella ou sermonna ceux qui lui d?niaient tout droit d'ex
pression sur sa terre natale. Comme beaucoup de gens de sa race et de son
milieu, Baldwin se figurait que les Am?ricains africains ?taient les remparts de la d?mocratie am?ricaine. Dans leur chair, dans leurs actes, l'Am?rique
accomplirait un jour son ambition : devenir une cit? de lumi?re, un phare d'esp?rance et de d?mocratie guidant le reste du monde.
Fait significatif, nulle part dans ses Notes of a Native Son Baldwin n'a
explicitement abord? la question de son appartenance ? une minorit?. Force est de nous demander pourquoi. Le terme ? minorit? ? ?tait ? coup s?r en
usage au milieu des ann?es 1950, m?me si le concept manquait encore de toute l'?paisseur th?orique dont il se chargea dans la d?cennie suivante.
Peut-?tre Baldwin consid?rait-il que le mot minorit? manquait de force,
compar? ? negro, ? noir ? parce que le mot ? negro ? en avait de plus en
plus? Sans aucun doute, l'ann?e 1955 fut une ann?e charni?re. La Cour Su
pr?me des ?tats-Unis pronon?a un second arr?t dans le cas Brown : la
d?s?gr?gation s'appliquerait ? l'ensemble des ?coles am?ricaines avec ? toute la c?l?rit? voulue ?]. Cette m?me ann?e, des hommes et des femmes, ? Montgomery en Alabama, s'inspirant des actions d'?mancipation entre
prises par les Noirs dans d'autres villes, organis?rent un boycott d?cisif des autobus. Plus fortement qu'ailleurs, ils firent valoir leurs revendications
aupr?s des relais de l'opinion nationale et internationale, venus ? Mont
gomery pour ?couter un jeune orateur brillant, un certain Martin Luther
King2. Parmi les ?v?nements de cette m?me ann?e, bien peu provoqu?rent une
aussi grande prise de conscience dans le pays, soud?rent ? ce point les solidarit?s chez les Noirs, que la d?couverte du corps supplici? et mutil? d'Emmett Till. Till ?tait un adolescent de quatorze ans, originaire de
Chicago, qui, parti passer ses vacances d'?t? dans le Mississippi, le paya de sa vie. Enhardi par le feu de la jeunesse, il oublia toute prudence par une chaude journ?e d'ao?t et, selon des t?moins, lan?a ? au revoir, ch?rie ! ?
? la jolie femme blanche qui se tenait derri?re le comptoir de l'?picerie boucherie des Bryant, ? Money. Trois jours plus tard, le mari de Carolyn Bryant, accompagn? de son demi-fr?re, jeta ? bas de son lit le jeune homme, dans la petite maison de son grand-oncle Mose Wright. Le tandem a soutenu
avoir simplement voulu lui arracher des excuses et des regrets ; n'y par
1. Brown v. Board of Education of Topeka, 347 U.S. 483 ; 74 S. Ct. 686 ; 98 L. Ed. 873
(1954) ; 349 U.S. 294 ; 75 S. Ct 753 ; 99 L. Ed. 1083 (1955). 2. Richard H. King, ?
Citizenship and Self-Respect : The Experience of Politics in the Civil
Rights Movement ?, Journal of American Studies, 22, 1988, p. 7. Robert Korstad et Nelson
Lichtenstein, ? Opportunities Found and Lost : Labor, Radicals, and the Early Civil Rights
Movement?, Journal of American History, 75, d?cembre 1988, pp. 786-811. Earl Lewis, In
Their Own Interests, Berkeley, University of California Press, 1991, pp. 173-198. Robin D. G.
Kelley, ? " We Are Not What We Seem
" : Rethinking Black Working Class Opposition in
Jim Crow South ?, Journal of American History, 80, juin 1993, pp. 75-112. Aldon Morris,
Origins of the Civil Rights Movement, New York, The Free Press, 1984, chapitre 2.
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E. LEWIS LES AMERICAINS AFRICAINS
venant pas, ils frapp?rent, tortur?rent et abattirent ? bout portant le jeune gar?on sans d?fense. Puis apr?s avoir lest? son corps avec un ventilateur de 70 livres, ils le jet?rent dans la rivi?re Tallahatchie. Bien que le corps ait ?t? ensuite d?couvert et expos?, bien que Bryant et Milam aient ?t?
poursuivis ? mais jamais condamn?s pour meurtre ?, bien qu'Emmett
Till ne f?t qu'un nom de plus sur la longue liste de Noirs ayant perdu la
vie dans les couloirs de l'horreur au Mississippi, cette affaire laissa une
trace profonde. Comme le fait ?loquemment valoir Ann Moody dans son
autobiographie intitul?e Coming of Age in Mississippi (Grandir au Missis
sippi), ? avant le meurtre d'Emmett Till, j'avais connu la peur de la faim, la peur de l'enfer et du diable. Mais d?sormais, je connus une nouvelle sorte de peur : la peur d'?tre tu?e parce que j'?tais noire ?3.
Le meurtre de Till, le mouvement de boycott de Montgomery et l'arr?t de la Cour Supr?me faisaient partie int?grante du v?cu des Noirs, un v?cu
qu'il faut replacer dans son contexte, comme y insiste Baldwin. Plus encore, ces ?v?nements engendr?rent, du moins en partie, de nouvelles formes de relations sociales : aux ?tats-Unis, pour certains citoyens, l'existence s'in vestissait d'un sens nouveau. Ces ?v?nements parlent d'eux-m?mes et
illustrent bien le statut domin? des Noirs. Que Baldwin n'ait pas explici tement d?sign? comme tel ce qui allait devenir une minorit? ne signifie pas
qu'il ait ignor? le ph?nom?ne. En effet, le besoin qu'il ressentait d'insister sur sa qualit? de fils du pays ?tait une fa?on de souligner son appartenance ? une minorit?.
En un sens, Baldwin nous presse de r?fl?chir sur ce qu'implique l'ap partenance ? une minorit? raciale dans un pays d?mocratique. Ou, pour dire
les choses plus directement, il demande ce que signifie ?tre un Am?ricain
africain aux ?tats-Unis. Ces deux questions nous am?nent ? analyser les
processus par lesquels les Am?ricains africains se sont constitu?s ? et se
constituent aujourd'hui ? comme minorit?. Ces interrogations nous
obligent aussi ? ?tudier les multiples sens du mot race, ? analyser les
incarnations linguistiques de l'inf?riorit? de statut, bref ? prendre en compte les donn?es qui informent les repr?sentations sociales et modifient les
significations collectives. Cet essai se propose donc de d?busquer le pouvoir du langage, sa capacit? ? faire coh?rence ou divergence, en examinant les
?tapes historiques de la construction d'une repr?sentation des Am?ricains
africains comme minorit?. L'id?e force en est que, avant de pouvoir se
d?finir comme une minorit? dot?e de droits sp?cifiques, il fallait que les
Am?ricains africains soient per?us comme des citoyens l?s?s, porteurs de
griefs l?gitimes ? rencontre de la nation. Et l'on observe qu'une fois ceux
3. Charles M. Payne, I've Got the Light of Freedom, Berkeley, University of California
Press, 1995, pp. 53-55. John Dittmer, Local People : The Struggle for Civil Rights in Mis
sissippi, Urbana, University of Illinois Press, 1995, pp. 55-58. Juan Williams, Eyes on the
Prize : America's Civil Rights Years, 1954-1965, New York, Viking Penguin, 1987, pp. 39
45. Et Ann Moody, Coming of Age in Mississippi, New York, Dell Publishing, 1976 (?dition originale : 1968), p. 125.
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LA CONSTRUCTION DES MINORITES
ci identifi?s comme minorit?, ce sont les d?cideurs institutionnels, plut?t que les Am?ricains africains eux-m?mes, qui firent surtout usage de ce
concept.
L'histoire d'un concept
A traquer son origine, la r?f?rence aux Am?ricains africains en tant que minorit? appara?t d'usage relativement r?cent. Philip Glearson en fixe l'ap parition dans le lexique ? 1932, date de la parution du livre de Donald
Young, American Minority Peoples : A Study in Racial and Cultural
Conflicts in the United States. Jusqu'alors, le concept de minorit? avait ?t? ?troitement associ? ? la situation socio-politique de certaines populations dans divers pays europ?ens, par exemple celle des Juifs. De ce fait, Glearson conclut que jusqu'au d?but des ann?es trente, le mot minorit? renvoyait le
plus souvent aux probl?mes d'une Europe que les Am?ricains consid?raient, en grand nombre, comme plut?t d?cadente4.
Le d?bat sur la race, les relations raciales, et le statut des minorit?s, ?tait rare mais non inexistant aux ?tats-Unis avant 1932. De grandes figures de l'historiographie des relations interraciales, tel le sociologue Robert Park, font ?? et l? r?f?rence aux Noirs comme ? une minorit?. Il en va de m?me
pour le c?l?bre professeur de philosophie am?ricain africain Alain Locke. C'est Young, cependant, qui a d?montr? le lien entre relations interraciales et statut minoritaire. Craignant que les ?tudes monographiques sur les
couples mixtes Blanc-autre race (par exemple Blanc-Asiatique, Blanc-Noir, etc.) ne masquent tous les traits communs du ph?nom?ne, il fit valoir que ? les principes et les probl?mes des relations interraciales [?taient] remar
quablement semblables, quel que soit le groupe envisag? ?. Young conclut donc que ? seule l'?tude globale de l'ensemble des minorit?s aux ?tats
Unis peut amener ? une compr?hension et ? une analyse sociologique compl?tes des ph?nom?nes sociaux en question ?5.
De plus, Young d?c?le une ?troite corr?lation entre le statut minoritaire de l'individu et sa sensibilit? ? la notion de race. Tout d'abord, il ?tablit une distinction entre minorit?s nationales et minorit?s raciales : les Turcs, les Grecs, les Polonais, les Arm?niens, etc., font partie de la liste des
minorit?s nationales ; les Noirs, les Am?rindiens (native Americans), les
Asiatiques, etc., appartiennent ? des minorit?s raciales. Les pr?jug?s rendent ais?e la confusion entre ces deux cat?gories. Mais aux ?tats-Unis, conclut
Young, ce sont les facteurs raciaux qui donnent naissance ? certains groupes
4. Philip Gleason, ? Minorities (Almost) All : The Minority Concept in American Social
Thought?, American Quarterly, 43, septembre 1991, pp. 392-424, notamment pp. 393-394.
Donald Ramsay Young, American Minority Peoples : A Study in Racial and Cultural Conflicts in the United States, New York, 1932.
5. Pour une ?tude d?taill?e des premiers usages du concept, voir P. Gleason, ? Minorities
(Almost) All : The Minority Concept in American Social Thought ?, art. cit?. Voir aussi Robert
E. Park, Race and Culture, Glencoe, Illinois, 1950, pp. 233, 249, 368-369 et D. Ramsay
Young, American Minority Peoples..., op. cit., p. XIII.
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E. LEWIS LES AMERICAINS AFRICAINS
dot?s d'un statut de minorit?, groupes qui auraient aussi bien pu sinon
compter parmi les groupes nationaux.
Cependant, il y a une diff?rence entre l'introduction du mot minorit? et son usage g?n?ralis?. Avant la fin des ann?es soixante, Negro (noir), colored
(de couleur), sepia (s?pia) et m?me Afro-American (Afro-am?ricain) conf? raient une forme de reconnaissance sociale ; nigger (n?gre), coon (raton), rascal (bandit), etc., d?signaient quant ? eux une r?alit? tout aussi concr?te.
Pourtant, jusque dans les ann?es 1960, rares ?taient ceux ? ? la notable
exception du parti communiste ? qui parlaient de minorit? ? propos des
Am?ricains africains. De plus, les Am?ricains africains n'usaient pas du terme minorit? pour d?crire leur communaut? ou leur situation. Les grands ?crivains noirs n'ont certes jamais ignor? leur inf?riorit? sociale ou nu
m?rique, mais ils la d?finissaient tout simplement en d'autres termes. De la p?riode coloniale aux ann?es 1960, une bonne partie du d?bat
tourna autour de la fa?on dont les populations d'ascendance africaine devaient s'auto-d?signer. A des moments divers, Anglo-africain (Anglo African), Afro-am?ricain (Afro-American), Noir (negro), personne de cou leur (colored), Noir-am?ricain (black American) et Africain-am?ricain (Afri can American) prirent tour ? tour l'avantage. Tout au long de cette controverse sur la d?nomination, l'emploi du mot minorit? pour d?signer les Noirs semblait trop g?n?ral6. Certes, ce mot d?signait sans doute les
Am?ricains africains, mais bien d'autres aussi. Dans le vocabulaire des relations sociales am?ricaines o?, jusqu'aux ann?es 1960, correspondait pour chaque p?riode une appellation embl?matique, les Am?ricains africains ne constituaient pas encore une minorit?.
C'est notamment la g?nante juxtaposition des termes ? minorit? ? et ? probl?me ? qui frappait certains esprits et rendait l'emploi de ce terme
inad?quat. Comme le c?l?bre intellectuel W. E. B. Du Bois le soulignait ?l?gamment en 1903, personne n'a envie d'?tre assimil? ? un probl?me.
De plus, comme le d?montre Gunnar Myrdal dans son ?tude exhaustive sur les relations interraciales et la d?mocratie am?ricaine (An American
Dilemma), le mot minorit? n'a pas de signification universelle. ? Aux ?tats
Unis, le terme "
minorit? "
a une connotation diff?rente de celle qu'il a ailleurs dans le monde [...] ? ?crivait-il vers la fin de la deuxi?me guerre
mondiale. ? Les minorit?s, aux ?tats-Unis, se battent pour obtenir un statut au sein de la soci?t? ; en Europe, les minorit?s se mobilisent principalement pour s'affranchir du reste de la soci?t? ?7. En th?orie du moins, une telle d?finition de la situation am?ricaine portait atteinte au sens m?me de mi
norit?, puisque Noirs et Blancs parlaient d'un avenir o? la race n'aurait
plus d'importance, o? la minorit? se fondrait avec le tout et formerait une nouvelle majorit?. Quand cela se produirait, le mot minorit? ne voisinerait
plus avec ? probl?me ?.
6. Sterling Stuckey, Slave Culture : Nationalist Theory and the Foundation of Black Ame
rica, New York, Oxford University Press, 1987, chapitre 4.
7. W. F. B. Du Bois, The Souls of Black Folk in Three Negro Classics, New York, Avon
Books, 1965 (?dition originale : 1903), pp. 213-214. Gunnar Myrdal, An American Dilemma, New York, Pantheon, r??dition 1972 (?dition originale : 1944), p. 50.
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LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
Si juste qu'ait ?t? Myrdal dans son analyse, il a n?glig? un point
important: avec l'esclavage, l'?mancipation, les lois ?Jim Crow?*, les Noirs ont constitu? une menace, un danger social, qui d?mentaient leur statut de minorit?. Certains voyaient en eux un germe si puissamment contagieux que seules pouvaient le combattre 1'eradication ou la quaran taine. Ainsi, avant de devenir membres d'une minorit? aux yeux de la
majorit? ? et ne serait-ce qu'? leurs propres yeux ?, il leur fallait d'abord
?tre innocent?s sur le plan social. De ce fait, s'ils voulaient faire valoir leur appartenance ? une minorit? et jouir des droits et privil?ges aff?rents ? ce statut, ils devaient d'abord se faire reconna?tre comme citoyens l?s?s.
Jusqu'aux ann?es 1950 et ? l'?poque des Droits Civiques, rares ?taient ? hors de la communaut? noire ? les intellectuels, les hommes politiques
ou les citoyens ? professer ce type de conception. Par un ?trange biais de l'histoire am?ricaine, c'est la reconnaissance du pr?judice caus? aux Am? ricains africains qui leur permit, en tant que citoyens, de se constituer en
minorit?. Ce dernier point fut une cons?quence ? et non une cause ? du
premier : ce sont les raisons de cet encha?nement qui permettent de
comprendre le processus par lequel les Noirs se sont transform?s en une minorit? raciale.
La d?mographie ancienne d'une minorit?
Processus ? la fois complexe et r?v?lateur que celui qui a conduit les Am?ricains africains au statut de minorit?. Certes, les chiffres r?cents montrant que les Noirs am?ricains ont repr?sent? 10 ? 14 % de la population totale du pays au cours du 20e si?cle, poussent ? des conclusions d'une
logique implacable : les Noirs formaient une minorit? sur le plan num?rique. Mais au-del? de ces chiffres, longue est l'histoire de la pr?sence des Afri
cains, longue histoire qu'occultent les statistiques globales. Et il est indu bitable que, de l'?poque coloniale ? nos jours, certains Noirs ont v?cu et sont morts en ayant appartenu ? la majorit?. Ils vivent ? ou vivaient ?
dans des endroits si ?loign?s des Blancs et autres non-Noirs que le statut de minorit? ?tait non seulement une fiction, mais le fondement d'un v?ritable
mythe national. Le mythe de la minorit? num?rique s'est en effet r?v?l? d?cisif dans la
construction de la repr?sentation collective des Noirs comme minorit?. En
1660, les Am?ricains africains repr?sentaient ? peine 1,7 % de la population de la Nouvelle-Angleterre, atteignaient g?n?reusement les 11,5% dans les colonies situ?es plus au sud, et tout juste 3,6 et 2 % dans celles du Sud
moyen (Maryland, Virginie) et du grand Sud (Caroline du Sud). A titre de
comparaison, aux Antilles, o? le terme de minorit? n'a pas la m?me r? sonance historique, les Noirs repr?sentaient 42 % de la population totale.
A l'?poque de la r?volution am?ricaine (vers 1780), une r?volution
d?mographique ?tait amorc?e : les populations africaines constituaient tou
* N.d.T. : Jim Crow est le nom du personnage noir invent? ? la fin du 19e si?cle par un
humoriste blanc, caricature du Noir infantile et ridicule.
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E. LEWIS LES AM?RICAINS AFRICAINS
jours une part significative de la population totale, mais leur r?partition ?tait in?gale. Alors qu'un habitant sur 50 en Nouvelle-Angleterre ?tait
comptabilis? comme Noir, ils ?taient d?sormais 38,6 % des habitants du Sud moyen et 41,2 % dans le grand Sud ? descendre d'Africains. Si l'on
compare avec les Antilles, o? 91,1 % de la population revendiquaient des anc?tres africains, les populations noires des ?tats-Unis restaient encore
minoritaires ; n?anmoins, elles constituaient d?sormais un sous-ensemble non n?gligeable de la population8.
Les conditions impos?es par l'esclavage encourageaient une telle ?vo lution. La grande culture de plantation (canne ? sucre, riz et dans une
moindre mesure tabac) ?tait en effet fond?e sur des ?conomies d'?chelle : les r?coltes pluri-journali?res de canne et de riz, notamment, et la cueillette ? peine moins fr?quente du tabac, exigeaient une main-d' uvre stable et abondante. Comme la valeur courante des esclaves africains baissait et que celle des mati?res premi?res am?ricaines augmentait, le co?t de la main d' uvre africaine se stabilisa et parfois m?me d?clina. Dans le m?me temps, les co?ts relatifs du travail forc? europ?en grimp?rent, ce qui contribua aux ?volutions d?mographiques constat?es et ? l'emploi d'esclaves au lieu de salari?s9.
Cette ?volution concomitante eut ?galement de profondes r?percussions culturelles. En Caroline du Sud par exemple, la population noire cr?t ? un
rythme si rapide entre 1660 et 1740 que, d?s 1710, ce groupe nagu?re minoritaire constituait d?sormais une nette majorit?. Certains observateurs
trouv?rent le visage de la colonie si chang? que l'un d'eux l'assimila ? un ? pays de Noirs ? (a Negro country). Si la Caroline du Sud s'?tait m?ta
morphos?e en un ? pays de Noirs ?, c'est que, dans la mesure du possible, les populations d'origine africaine y avaient reconstruit le monde ? leur
image. Ces immigrants forc?s venus d'Afrique de l'Ouest et leurs descen dants introduisirent leurs propres techniques de riziculture, firent appel ? des savoir-faire pastoraux acquis en Afrique, d?velopp?rent un syst?me religieux complexe et cr??rent un cr?ole (appel? gullah) afin de commu
niquer en d?pit de leurs diff?rences. Peu de Blancs parmi eux, et alentour des Blancs indiff?rents ? leurs mis?res : les Noirs vivaient dans un univers o? la notion de minorit? n'avait gu?re de signification10. Ils ?taient esclaves, et majoritaires.
Tout aussi importantes, enfouies au plus profond des esprits, existent au c ur des actions quotidiennes ce que l'on a appel? les ? d?cisions inconscientes ?. Withrop Jordan a utilis? cette expression, il y a plus de
vingt ans, en ?laborant ses r?ponses aux questions alors primordiales : celles
8. John J. McCusker et Russell R. Menard, The Economy of British America, Chapel Hill,
University of North Carolina Press, 1985, p. 222.
9. Id., pp. 18-32 et chapitres 11-13. Russell Menard, ? From Servants to Slaves ?, Southern
Studies, 16 (1977), pp. 355-390. David Galenson, White Servitude in Colonial America,
Cambridge, 1981. A. Leon Higginbotham Jr., In the Matter of Colour : Race and the American
Legal Process : The Colonial Period, New York, 1978.
10. Peter Wood, Black Majority : Negroes in Colonial South Carolina from 1670 through the Stono Rebellion, New York, 1974, chapitre 5.
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LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
du racisme et de l'esclavage. Jordan a r?ussi ? montrer le processus par
lequel le sens du mot ? noirceur ? a ?volu?, ? mesure que les Europ?ens multipliaient leurs relations avec les Noirs. Au gr? des r?cits de voyage, des pi?ces de Shakespeare et du langage de tous les jours, les Europ?ens ont commenc? ? en donner une d?finition qui assimilait cette notion ? celle de danger ; dans le contexte de l'Angleterre ?lizab?thaine et de l'Am?rique coloniale, l'association ?troite entre race et langage a donn? le signal de
d?part ? une d?rive malheureuse vers une signification sociale. L'Oxford English Dictionary, par exemple, donnait pour ?quivalents de ? noirceur ? : ? salet? ?, ? crasse ?, ? mal ?, ? mort ? et ? danger ?. Avec le temps, les lieux o? se regroupaient les Noirs pass?rent pour d'?pouvantables foyers
de d?linquance, de crasse et de maladie. Ce sentiment de danger s'est
d?velopp? ? mesure qu'apparaissaient des majorit?s noires et que se mul
tipliaient les r?voltes arm?es contre l'esclavage11.
Les cons?quences politiques de ?Incarnation du Mal
L'?poque de la guerre de S?cession et celle de la reconstruction firent finalement peu de choses pour effacer l'image du p?ril noir. Pendant un
temps, les n?grophobes du Sud soutinrent que, sans la houlette paternaliste de leurs ma?tres, les Noirs mourraient bient?t, tandis que des journalistes, comme celui de la Southern Review, proph?tisaient solennellement : ? La race africaine court ? sa perte ?12.
Tr?s peu d'ann?es apr?s, la crainte que les Noirs ne d?g?n?rent, ne sombrent dans la mis?re et ne s'?teignent, fit place ? une autre peur : que les Noirs d?passent en nombre les Blancs. Sur ce sujet d?j? abord? dans la presse populaire, le premier scientifique ? donner le signal d'alarme fut le Dr Edward Gilliam dans un num?ro de 1883 de la revue Popular Science
Monthly. La presse populaire a longuement d?battu de la place des Noirs dans un monde comp?titif. Si les calculs de Gilliam ?taient exacts et si les Noirs avaient effectivement un taux de reproduction de 30 % tous les dix
ans, leur f?condit? laissait entrevoir une capacit? r?elle ? concurrencer les Blancs. Selon Gilliam, une telle concurrence ne faisait que rendre plus urgente l'exigence d'?galit? sociale. Il ?crivait alors : ? Ces masses noires,
qui gonflent, [...] accumulent des forces en s'instruisant et qui aspirent ?
s'?lever, ne cesseront de s'agiter, de s'opposer ? la r?pression, jusqu'? ce
11. Winthrop Jordan, White Over Black: American Attitudes Toward the Negro, 1550
1812, Chapel Hill, University of North Carolina Press, 1968, chapitre 2 : l'auteur consid?re
que l'esclavage ?tait une forme de ? d?cision inconsciente ? ; dans le chapitre 1, il souligne
l'usage vernaculaire de ? noir ?. P. Wood, Black Majority..., op. cit., pp. 285-326. Eugene D. Genovese, From Rebellion to Revolution, New York, Vintage Books, 1981, pp. 21, 42-43.
La crainte des soul?vements et des r?voltes d'esclaves ne se limitait toutefois pas ? ce seul
exemple, comme l'ont montr?, entre autres, les travaux de Herbert Aptheker, Genovese, John
Blassingame et Vincent Harding. 12. George Frederickson, The Black Image in the White Mind, New York, Harper, 1971,
pp. 238-240. Margo J. Anderson, A Social History of the American Census, New Haven, Yale
University Press, 1988, pp. 89-90, sur la sous-estimation des Noirs.
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E. LEWIS LES AM?RICAINS AFRICAINS
que [...], r?alisant leur sup?riorit? num?rique, elles revendiquent par la force le pouvoir qui leur est d?, et, d?truisant tout sur leur passage comme une
foule en col?re, apaisent leur vengeance dans le tumulte et le d?sordre,
apr?s avoir foul? aux pieds la loi sociale qui les opprime?13. Une fois
encore, le danger incarn? par une potentielle majorit? noire jouait sur la corde sensible de la peur.
Puisque les Noirs, durant la reconstruction, s'?taient montr? d?cid?s ? exercer pleinement leurs droits de citoyens libres, tout le pass? ?tait remis en cause : ? diff?rentes ?chelles, la pr?sence noire repr?sentait un danger pour le statu quo d'avant la guerre de S?cession. Au niveau national, par
exemple, vingt Noirs entr?rent au Congr?s entre 1869 et 1901, la majorit? d'entre eux venant des ?tats de Caroline du Nord, Caroline du Sud et
d'Alabama. Hiram Revels et Blanche Bruce, tous deux originaires du Mis
sissippi, ont m?me pr?t? serment en tant que s?nateurs14. M?me au niveau des Etats ou des municipalit?s, certains Am?ricains africains ont eu un r?le
politique de premier plan. Deux cent cinquante-cinq Noirs ont fait partie de l'assembl?e de Caroline du Sud entre 1868 et 1876, tandis que pr?s de trente-six Am?ricains africains devinrent membres du conseil municipal de
Richmond, en Virginie, entre 1871 et 1898. Et l? ne se bornait pas leur activit? politique. A Richmond, hommes et
femmes noirs firent valoir leur droit ? participer ? la Convention en charge de la r?daction de la nouvelle constitution de Virginie, dans l'apr?s-guerre. Ils vinrent en grand nombre et, bien que n'?tant pas des repr?sentants officiels, particip?rent aux d?bats depuis les galeries r?serv?es au public. Ils vivaient dans une communaut? o? l'action politique prenait racine dans
l'appartenance au groupe : tous pouvaient y prendre part, puisque tous
appartenaient de fait ? la communaut?15. La croissance de la population noire et le d?veloppement concomitant
de ses activit?s politiques suscit?rent une r?action puissante, fondamentale dans l'histoire de la construction d'une repr?sentation des Noirs comme
minorit?. Dans les salles de r?unions, dans les bureaux, sous les v?randas et dans les cuisines des Blancs du Sud, un consensus ?mergea en effet dans
les ann?es 1890 : il fallait ? s'occuper des Noirs ?. Certains en arriv?rent ? cette conclusion plus tardivement, d'autres encore avaient des convictions
diff?rentes, mais en g?n?ral cette analyse ?tait largement partag?e. Partout dans le Sud, sur les traces des progr?s du parti d?mocrate au cours des
ann?es 1890, on proc?da donc ? une nouvelle r?daction des constitutions
13. G. Frederickson, The Black Image in the White Mind, op. cit., pp. 228-255 (citation
p. 239). 14. John Hope Franklin et Alfred Moss, From Slavery to Freedom, New York, McGraw
Hill, 1988, pp. 221-223. P. B. S. Pinchback, de Louisiane, fut ?lu mais ne si?gea pas au S?nat.
15. J. H. Franklin et A. Moss, From Slavery to Freedom, op. cit., pp. 218-220. Michael
B. Chesson, ? Richmond's Black Councilmen, 1871-1896 ?, dans Howard Rabinowitch ?d., Southern Black Leaders of the Reconstruction Era, Urbana, University of Illinois Press, 1982,
pp. 191-222. Elsa Barkley Brown, ? Negotiating and Transforming the Public Sphere : African
American Political Life in the Transition from Slavery to Freedom ?, Public Culture, 1, automne
1994, pp. 107-146.
577
LA CONSTRUCTION DES MINORITES
d'?tat. La majorit? des r?dacteurs aspirait ? ?liminer compl?tement les
?lecteurs noirs. Peu d'entre eux ?taient aussi carr?s que Carter Glass ; le
futur s?nateur de Virginie participa, en tant que repr?sentant de Lynchburg, ? la convention constituante de Virginie et d?clara :
Discrimination ! Eh bien, c'est exactement ce que nous proposons ; c'est exactement pour cela que cette convention a ?t? r?unie : pour mettre en place la discrimination, dans toute la mesure de ce que nous permettent les limites de la Constitution f?d?rale, avec pour objectif d'?liminer tout ?lecteur noir dont on pourra se d?barrasser l?galement sans affaiblir subs tantiellement le corps ?lectoral blanc16 ?
De la Virginie au Texas, ? l'?chelle de r?gions enti?res, les r?sultats de ces modifications furent consid?rables. Dans la seule Louisiane, le nombre
d'?lecteurs noirs inscrits passa de 130 344 en 1896 ? 5 320 en 190017. L'acc?s des Noirs au suffrage
? puis leur ?viction ? eut un impact
profond sur les relations sociales et sur la fa?on dont les Noirs am?ricains sont devenus une minorit?. En premier lieu, les principes de libert? ?
13e, 14e et 15e amendements de la Constitution ? avaient ?t? con?us pour
garantir une position inattaquable aux Am?ricains africains. Les amende ments proscrivaient en effet l'esclavage, faisaient des Am?ricains africains des citoyens am?ricains et ?tendaient le droit de vote aux hommes noirs. Une fois assur?s de leurs droits civiques sur le plan constitutionnel, les Noirs particip?rent activement ? tous les diff?rents aspects de la vie pu
blique, d?termin?s ? n'? ?tre plus esclaves ?18. Dans un second temps, diverses actions furent entreprises pour faire
valoir que les Am?ricains africains, qui venaient d'?tre reconnus comme
citoyens, ?taient des citoyens l?s?s. Bien s?r, ? la fin du 19e si?cle, la chose ne sautait pas aux yeux. De fait, apr?s l'?lection ? la pr?sidence de Rutheford B. Hayes en 1876, qui aboutit ? un retrait des troupes f?d?rales des r?gions occup?es du Sud, il devenait clair que le gouvernement f?d?ral s'appr?tait ? tourner le dos aux Noirs du Sud. Plus encore, la Cour Supr?me des ?tats
Unis, ? l'occasion de deux arr?ts qui firent date ? d?cision sur les Droits Civils (1883) et d?cision Plessy (1896)
? manifesta qu'elle aussi d?sirait circonscrire les droits politiques et sociaux des Noirs. Dans la d?cision de
1883, elle ?tablit que le 14e amendement interdisait seulement la discri mination ? l'?chelle des ?tats, mais non la discrimination individuelle19. Avec ce jugement, la Cour cr?ait un espace juridique et social qui permit
16. Report of the Proceedings and Debates of the Constitutional Convention, State of
Virginia, 1901-1902, Richmond, 1906, pp. 2958-2993, cit? dans The Negro in Virginia, New
York, Hastings House, 1940, p. 239.
17. J. H. Franklin et A. Moss, From Slavery to Freedom, op. cit., p. 237.
18. Ira Berlin et al., Slaves No More : Three Essays on Emancipation and the Civil War,
Cambridge, Cambridge University Press, 1992. Eric Foner, Reconstruction, America's Unfi nished Revolution, 1863-1877, New York, Harper and Row, 1988, notamment les chapitres 6
? 8.
19. Hayes remporta les ?lections en promettant de mettre fin ? l'occupation du Sud par les
troupes f?d?rales et, plus g?n?ralement, en s'engageant ? all?ger le contr?le exerc? par l'?tat
f?d?ral. The Civil Rights Cases, 109 US 3 ; 3 St. C. 18 ; 27 L. Ed. 835 (1883).
578
E. LEWIS LES AM?RICAINS AFRICAINS
la mise en place de la s?gr?gation raciale. De fait, cet arr?t contribuait aussi ? faire entrer la notion de ? race ? dans la vie courante, en officialisant le droit pour un groupe de citoyens de porter pr?judice ? un autre (en le traitant de fa?on discriminatoire) sur la seule base de sa couleur de peau.
L'arr?t Plessy de 1896 s'av?ra d?cisif. Homer Adolph Plessy ?tait un cr?ole de la Nouvelle-Orl?ans, impossible ? distinguer, dans son appa rence physique, des Louisianais ? blancs ?. Mais dans l'Am?rique de l'?ge d'or, la race n'?tait pas inscrite dans le corps, elle ?tait imprim?e dans le
sang. Selon l'arithm?tique de la l?gislation louisianaise, Plessy, qui ?tait
pour 7/8 blanc et pour 1/8 noir, fut d?clar? ? Noir ?. M?me si d'autres ?tats avaient ?labor? des bar?mes diff?rents, il suffisait en pratique d'une goutte de sang noir. En tant que ? Noir ?, Plessy se retrouva ? avec d'autres ?
d?savantag? par la nouvelle l?gislation qui lui interdisait de prendre place dans certains compartiments des trains en Louisiane. Cet ?tat avait embo?t? le pas ? ses voisins et, tentant de s?parer les races, excluant les Noirs de toutes les activit?s importantes de la vie publique, avait encourag? l'id?e
que leur pr?sence constituait une source de contamination, un danger. La Cour Supr?me confirma le droit, pour la Louisiane et d'autres ?tats, de
pratiquer la s?gr?gation raciale ? la condition que les modes de vie seraient ? s?par?s mais ?gaux ?. Ainsi, l'?tat joua-t-il un r?le actif dans la consti tution d'une repr?sentation des Am?ricains africains comme groupe dan
gereux, v?ritable antith?se des Blancs20. A la fin du 19e si?cle, ce danger rev?tait une dimension raciale et sexuelle.
Sur la toile de fond d'exemples ponctuels de coop?ration interraciale au sein de l'organisation syndicale des Knights of Labour, sur les docks de la
Nouvelle-Orl?ans, dans les syndicats agricoles (Farmers Alliances) ou au
Parti populiste, on vit se d?velopper une nouvelle imagerie de plus en plus irr?sistiblement sinistre21. La fin de l'esclavage mena?ait la hi?rarchie so
ciale qui avait durablement pr?sid? aux relations interraciales. Une bonne
partie des actions entreprises ? la fin du 19e si?cle et au d?but du 20e visaient au r?tablissement de cette hi?rarchie. Joel Williamson a qualifi? cette id?o
logie dominante et revancharde de v?ritable ? furie de l'ordre ?. Au centre de ces repr?sentations, on trouve l'image du pourvoyeur noir diabolique.
La culture populaire a jou? un r?le central en donnant chair ? ces nouveaux clich?s. En lieu et place de l'image des citoyens noirs, ou des
citoyens l?s?s apr?s l'arr?t Plessy, des ?crivains comme Thomas Dixon immortalis?rent celle du violeur noir, sensuel et bestial, dans des uvres comme The Leopard's Spots (1902) et The Clansman (1905). Les th?mes
20. L'arr?t Plessy est ?voqu? ? maintes reprises. Voir notamment Charles Lofgren, The
Plessy Case, New York, Oxford University Press, 1987 et Eric J. Sundquist, To Wake The
Nations : Race in the Making of American Literature, Cambridge, Harvard University Press,
1993, chapitre 3.
21. Voir par exemple Peter Rachleff, Black Labor in the South, Philadelphie, Temple
University Press, 1984 ; Eric Foner, Nothing But Freedom : Emancipation and its Legacy, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1983 ; Joe William Trotter Jr., Coal, Class
and Color : Blacks in Southern West Virginia, Urbana, University of Illinois Press, 1990 ; Eric
Arnesen, Waterfront Workers of New Orleans, New York, Oxford University Press, 1991.
579
LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
des deux ouvrages sont similaires : le noir primitif et diabolique (souvent
d?sign? par l'expression ? m?le noir ?) et la vertueuse femme blanche, faible et sans d?fense. Dans le Sud, mal ? l'aise vis-?-vis de ses citoyens noirs, et dans un pays globalement pr?t ? prendre pour argent comptant la vision sudiste des Noirs, les promoteurs d'une image de Noirs hors-la-loi, violeurs et monstrueux, furent l?gion. ?tant donn? l'h?ritage historique de deux si?cles de relations ? avec toute son imagerie ?, un grand nombre de gens se repr?sentait les Noirs comme l'incarnation supr?me du danger22.
Le portrait type du violeur noir constituait une vraie nouveaut? aux yeux de la plupart des Am?ricains africains. Ida B. Wells-Barnett et Frederick
Douglass estiment l'un et l'autre que sa cr?ation remonte ? une ?poque o? le pays ?tait encore peu habitu? et peu enclin ? consid?rer les Noirs comme
des citoyens ?gaux. Et Douglass de le d?plorer : ? Cette accusation n'a ?t?
prof?r?e que depuis l'acc?s ? la citoyennet? et au suffrage des Noirs ?.
Dans le m?me temps, Wells-Barnett ?crit : ? Durant toute la p?riode de
l'esclavage, nul n'a jamais port? une telle accusation, m?me pas aux heures sombres des r?voltes. [...] Tandis que le ma?tre s'absentait pour aller mater
les esclaves et les mettre aux fers, il laissait sa femme sans autres protecteurs que les Noirs eux-m?mes [...] ?23. Wells-Barnett, Douglass et beaucoup d'autres ont cherch? ? savoir si la criminalit? avait effectivement augment?, ou si c'?tait une fa?on d'essayer de limiter les relations entre hommes noirs et femmes blanches. Ainsi, en d?pit d'?loquents appels ? la raison, femmes et hommes de la communaut? noire se retrouv?rent accus?s de tous les
maux. Les hommes, parce qu'ils ?taient des violeurs ; les femmes, parce qu'elles donnaient naissance aux hommes noirs, parce que leur hypersexua lit? ? embrasait ? les hommes, surtout les Noirs, et parce qu'elles ne par venaient pas ? combattre le penchant ? la luxure de leurs cong?n?res24.
Plus encore, une fois pr?sent?s comme des bourreaux, les Noirs ne
pouvaient plus passer pour des citoyens l?s?s. On prescrit comme rem?des le lynchage, les ?meutes et la violence ; les Blancs, qu'ils fussent du Nord ou du Sud, furent les patients dociles et parfois demandeurs de ce genre d'ordonnances. Prenons l'exemple de Rebecca Latimer Felton, femme ? la r?ussite exceptionnelle et dont les vues ?taient plut?t progressistes. N?e dans une famille de propri?taires d'esclaves, elle atteignit l'?ge adulte dans les ann?es qui suivirent la guerre de S?cession et fit carri?re comme f?
ministe, prohibitionniste, femme politique et journaliste. Apr?s la mort de Tom Watson, en Virginie, elle devint la premi?re femme des ?tats-Unis ?
22. Joel Williamson, A Rage for Order, New York, Oxford University Press, 1986, pp. 98
116. G. Frederickson, The Black Image and the White Mind, op. cit., chapitre 9, notamment
pp. 280-282.
23. Douglass, cit? par Martha Hodes, ? The Sexualisation of Reconstruction Politics : White
Women and Black Men in the South after the Civil War ?, dans John C. Fout et Muara Shaw
Tantillo ?ds, American Sexual Politics, Chicago, University of Chicago Press, 1993, p. 73.
Ida B. Wells Barnett, ? A Red Record ?, dans Gerda Lerner ?d., Black Women in White
America : A Documentary History, New York, Vintage, 1973, p. 203.
24. Peter L. Berger et Thomas Luckmann, The Social Construction of Reality, Garden City, Anchor Books, 1966.
580
E. LEWIS LES AM?RICAINS AFRICAINS
entrer au S?nat. En 1897, elle imputa la recrudescence des viols ? l'?man
cipation politique des Noirs : ? J'ai soutenu que l'augmentation de ces
crimes ?tait due ? la corruption et l'avilissement du droit de vote ; cette
augmentation s'amplifiera ? chaque fois que, dans une ?lection, des Blancs se placeront sur un pied d'?galit? avec des hommes de race inf?rieure ?.
Elle donnait m?me ce conseil : ? S'il faut recourir au lynchage pour prot?ger le bien le plus pr?cieux d'une femme de l'avidit? de ces b?tes avin?es, oui,
je le proclame : lynchez-en mille par semaine [...] ?25. Felton n'?tait pas une illumin?e. A ses yeux, et aux yeux de milliers de gens, les Noirs ?taient
devenus, dans la p?riode de l'apr?s-guerre de S?cession, de dangereux criminels.
La construction d'une d?mocratie sociale
Les Am?ricains africains n'ont support? ni la restriction de leur droit de vote, ni l'octroi d'une citoyennet? de second ordre. Ils mont?rent opi ni?trement ? l'assaut et organis?rent leur d?fense, s'engouffrant dans la br?che ouverte dans cet univers ? la Jim Crow o? l'on renfor?ait et l'on rationalisait la s?gr?gation. Francis Grimk?, un pasteur en vue ? Washington, se fit le porte-parole de beaucoup d'Am?ricains africains lorsqu'en 1898 il
d?clara, dans un sermon : ? Nous ne garantirons pas nos droits dans ce
pays sans devoir livrer combat. Il nous faut nous battre, nous battre avec
constance, pour obtenir notre part. La victoire ne viendra pas autrement ?26. Des milliers d'autres, ? mi-voix, ? tue-t?te, ont profess? les m?mes opinions. Il faut aussi compter les millions de personnes qui ont quitt? les r?gions rurales du Sud entre 1900 et 1920 ?
1,5 million entre ces deux dates ?, dont la plupart entre 1916 et 1918. Ils forment la g?n?ration d'hommes et de femmes qui ont b?ti l'infrastructure sociale am?ricaine africaine des
?coles, des ?tablissements d'enseignement sup?rieur, des fraternit?s, des
?glises et des organisations d'opposition. La volont? de changement trouva
m?me son expression dans les paroles du blues, les airs de jazz, les romans, les essais et la presse ?tudiante.
Chaque nouvelle organisation ?tait une pierre de plus ? l'?difice, et
quelques-unes eurent un r?le d?terminant. Prises globalement ou indivi
duellement, ces diff?rentes organisations ont lutt? pour faire valoir la qualit? de citoyens l?s?s des Noirs, pour combattre cette image de bourreaux. Deux
organisations m?ritent de retenir notre attention. La premi?re est la National Association for the Advancement of Colored People (Association Nationale
pour la Promotion des Gens de Couleur) cr??e en r?action aux ?meutes de
Springfield (Illinois) en 1908, qui avaient caus? la mort de plusieurs citadins
25. J. Williamson, A Rage for Order, op. cit., pp. 90-95 (citation p. 95). La persistance de
l'image diabolique du Noir provoqua des ?meutes jusqu'? la fin des ann?es 1950. Voir par
exemple Howard Smead, Blood Justice : The Lynching of Mack Charles Parker, New York, Oxford University Press, 1986.
26. Cit? par Philip S. Foner ?d., The Voice of Black America, New York, Capricorn Books,
1972, p. 55.
581
LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
noirs. Choqu? par ces ?meutes, un groupe interracial s'?tait r?uni pour d?battre des conditions de vie scandaleuses faites aux Noirs aux ?tats-Unis.
Paradoxalement, dans une organisation ouvertement associ?e au combat
pour la justice raciale, la plupart de ceux qui particip?rent en 1909 au
premier Congr?s National Noir (National Negro Congress ou NCC) ap
partenaient ? la communaut? blanche. C'est en cela que, dans ses origines, la NAACP diff?ra du Niagara Movement, cr?? par et pour les Am?ricains
africains afin de lutter contre la domination qu'ils subissaient dans la soci?t?
am?ricaine27. La NAACP, fond?e en 1910 pour am?liorer des relations interraciales
de plus en plus tendues, devint la principale organisation de lutte pour les
droits civiques aux ?tats-Unis. Adoptant une ligne politique offensive en
mati?re de droits civiques, la NAACP et son groupe d'avocats lanc?rent une attaque frontale et syst?matique contre tous les vestiges de la s?gr?
gation. En trois d?cennies, une ?quipe de juristes ?
parmi lesquels William
Hastie, Thurgood Marshall, Jack Greenberg, Leon Ransom, etc. ? fit abolir la s?gr?gation dans le logement et les services de transport public, obtinrent la d?s?gr?gation de l'ensemble des ?tablissements d'enseignement sup?rieur et professionnel, mirent fin ? la pratique des primaires blanches et multi
pli?rent les proc?s pour obtenir, ? travail ?gal, l'?galit? de traitement pour les enseignants noirs28.
Le combat pour une justice ?galitaire fit aussi augmenter le nombre de ses membres. Chicago fut la premi?re ville ? ouvrir une branche locale de la NAACP, apr?s l'adoption de la charte de l'organisation en 1911. D?s
1921, la NAACP comptait plus de 400 branches locales dans tout le pays. Leur nombre progressa : 481 branches locales, 77 groupes de jeunes et 22 sections estudiantines, pour environ 85 000 membres en 194029.
Dans le m?me temps, un peu partout, des milliers de personnes s'affi li?rent ? l'UNIA, la Universal Negro Improvement Association fond?e par
Marcus Garvey, d'origine jama?caine. Garvey gagna les ?tats-Unis en 1915 avec l'espoir de s'entretenir avec Booker T. Washington mais celui-ci rnou
rut avant qu'il ne puisse le rencontrer. Garvey fit une tourn?e aux ?tats
Unis, plusieurs tourn?es en Am?rique latine et en Grande-Bretagne, et
d?couvrit que les populations d'origine africaine avaient en commun d'?tre en position domin?e. Il se r?solut ? changer cet ?tat de fait et fit de l'UNIA une caisse de r?sonance puissante au service de ses talents oratoires.
Parmi les plus grands apports de Garvey, on peut signaler sa capacit? ? construire un discours d'esp?rance et de lib?ration ? destination d'une
27. Voir entre autres ?tudes celles de Gunnar Myrdal, An American Dilemma, op. cit., vol. II, pp. 819-836 ; Richard Kluger, Simple Justice, New York, Vintage Books, 1977 ; et
David Levering Lewis, W. E. B. Du Bois : Biography of A Race, New York, Henry Holt &
C?, 1993, chapitres 12 et 14.
28. Charles Kellogg, NAACP, Baltimore, Johns Hopkins University Press, 1967. Robert
Zangrando, The NAACP Campaign Against Lynching, 1909-1950, Philadelphie, Temple
University Press, 1980. G. Myrdal, An American Dilemma, op. cit., vol. II, pp. 819-836.
R. Kluger, Simple Justice, op. cit., pp. 95-104.
29. G. Myrdal, An American Dilemma, op. cit., vol. II, pp. 820-826 et 1402.
582
E. LEWIS LES AM?RICAINS AFRICAINS
population qui croyait en sa propre r?demption. Les intellectuels ont qualifi? l'action de Garvey d'effort de ? revitalisation ? : cette formule rend compte en partie de sa port?e. Quand il tonna : ? Debout, race puissante ! ? et
pr?cha pour que les Noirs forment des arm?es, des royaumes et forgent leur propre vision de l'avenir, il proposa une alternative ? la dialectique victime/bourreau. Garvey introduisit un langage de croyance qui fit du
garveyisme une esp?ce de religion la?que. M?me les observateurs conser
vateurs reconnaissent que Garvey a mis sur pied un des plus grands mou
vements collectifs du 20e si?cle. Des sections garveyistes essaim?rent aux
?tats-Unis et dans le monde. Gr?ce ? un m?lange ?labor? de marketing et
de rituel (c'est-?-dire de grands d?fil?s et de r?unions hebdomadaires qui ressemblaient ? des services religieux), des milliers de gens prirent le contre
pied du paradigme collectif qui affirmait l'inf?riorit? des Noirs. Deux g? n?rations avant le succ?s du slogan ? Black is Beautiful ?, les disciples de
Garvey ne disaient pas autre chose30.
Les Am?ricains africains ont donc pris la mesure des multiples cons?
quences du racisme en Am?rique bien avant le reste du pays. Ce faisant, ils se sont fait une place dans la soci?t? am?ricaine en partageant la m?me foi dans les valeurs de la d?mocratie. Leur capacit? ? se consid?rer comme
la derni?re chance de salut pour l'Am?rique a ?t? un ?l?ment central : ils ont en effet construit une repr?sentation d'eux-m?mes qui faisait d'eux des ?lus parmi les ?lus31.
En tant qu'?lus parmi les ?lus, les Am?ricains africains ont finalement retourn? la ? victimisation ?. Dans le courrier envoy? aux organes de presse, dans les prises de position publiques, jusque dans les joutes oratoires, ils ne cess?rent, durant toute cette p?riode, de rappeler ? l'Am?rique son
incapacit? ? rendre universels les b?n?fices de la citoyennet?. Comme le faisait remarquer le responsable de la NAACP William Pickens, en 1917, ainsi que cet autre responsable, l'?crivain James Weldon Johnson, en 1919 et 1923 : une d?mocratie qui s'appuie sur les libert?s et les droits individuels en excluant les Noirs n'est qu'une d?mocratie de pacotille32.
30. Pour un ?chantillon des travaux sur Garvey, voir E. David Cronon, Black Moses : The
Story of Marcus Garvey and the Universal Negro Improvement Association, Madison, Uni
versity of Wisconsin Press, 1955 ; Tony Martin, Race First : The Ideological and Organi zational Struggles of Marcus Garvey and the Universal Negro Improvement Association,
Wesport, Conn., Greenwood Press, 1976 ; Lawrence Levine, ? Marcus Garvey and the Politics
of Revitalization ?, dans John Hope Franklin et August Meier ?ds, Black Leaders in the
Twentieth Century, Urbana, University of Illinois Press, 1982, pp. 104-138 ; Robert A. Hill
?d., The Marcus Garvey and the Universal Negro Improvement Association Papers, 8 volumes en 1983, Berkeley, University of California Press, 1983 ; enfin Judith Stein, The World of
Marcus Garvey, Baton Rouge, Louisiana State University Press, 1986.
31. David Howard-Pitney, The Afro-American Jeremiad : Appeals for Justice in America,
Philadelphie, Temple University Press, 1990, p. 15.
32. Perry Miller, Errand in the Wilderness, New York, Harper, 1964. Sacvan Berkovitch, The American Jeremiad, Madison, University of Wisconsin Press, 1978. Voir aussi William
Pickens, ? The Kind of Democracy the Negro Race Expects ? et James Weldon Johnson, ? Our Democracy and the Ballot ?, dans P. S. Foner ?d., The Voice of Black America, op. cit., vol. 2, pp. 99-103 et pp. 141-147.
583
LA CONSTRUCTION DES MINORITES
Les Noirs n'?taient pas des poup?es d'argile fa?onn?es par les Blancs.
C'?taient des citoyens aux droits incontestables, capables de d?cider comment agir, d'exprimer leur pens?e, de formuler leurs exigences et
d'imaginer la place qui devait ?tre la leur ? la table de la nation. Selon
eux, m?conna?tre les droits des Noirs portait pr?judice ? l'ensemble de la
nation et rendait caduques toutes les fi?res proclamations sur la d?mocratie et la libert?. Eux aussi, apr?s tout, chantaient l'Am?rique, tel Langston
Hugues dans son po?me : /, Too, Sing America (Moi aussi, je chante
l'Am?rique)33.
Vers un statut de minorit?
Les questions concernant la race ne furent pas totalement occult?es dans
la soci?t? des ann?es 30 et l'on n'ignora pas compl?tement les Noirs.
Les responsables officiels prirent bonne note de l'attitude d'une partie des
Noirs am?ricains durant la premi?re guerre mondiale et les ann?es qui sui
virent. Apr?s la guerre, et en particulier apr?s la R?volution bolchevique en
Russie, beaucoup craignaient une double contamination : les ? dangereux ?
Noirs, si pleins d'? indolence ?, seraient la proie des communistes. Dans les conceptions du FBI de J. Edgar Hoover, rouge et noir allaient de pair.
Hoover ?tait sans doute parano?aque, mais une relation historique entre
Noirs et communistes se noua effectivement. Cette relation influa ?galement sur la repr?sentation des Noirs comme minorit?. En r?ponse au succ?s sans
partage de Marcus Garvey dans la mobilisation et la formation des membres de la diaspora africaine, L?nine envisagea avec des yeux neufs la question de la race dans le communisme international. Au d?but des ann?es vingt, la notion de race apparaissait comme une tare bourgeoise de plus, un moyen
suppl?mentaire de d?voyer le potentiel r?volutionnaire des travailleurs.
Mais, comme l'a montr? Robin Kelley, ? un changement-cl? [...] intervint en 1928 ?. Au 6e congr?s mondial du Komintern, les d?l?gu?s firent voter une r?solution qui faisait des Noirs de la Black Belt du Sud des ?tats-Unis une nation opprim?e, ayant le droit ? l'auto-d?termination. Pour la premi?re fois, un mouvement international de non-Noirs reconnaissait la situation
critique des Noirs am?ricains.
Ce faisant, le parti communiste fit de la ? question noire ? un corollaire
des probl?mes de minorit?s. Avant le congr?s de 1928, L?nine et les autres
th?oriciens discutaient et d?battaient sur la place des minorit?s dans les
cadres nationaux europ?ens. L'id?e d'une ? nation dans la nation ? avait
pris forme dans ce contexte. Ainsi, en reconnaissant aux Noirs du Sud les caract?res d'une nation au sein des ?tats-Unis, le parti communiste contri -
bua-t-il ? internationaliser les probl?mes des Am?ricains africains en les
33. Cit? par Arnold Rampersad, The Life of Langston Hughes, vol. 1: 1902-1941 : I, Too,
Sing America, New York, Oxford University Press, 1986. Ce po?me est cit? p. 95.
584
E. LEWIS LES AM?RICAINS AFRICAINS
pr?sentant comme une minorit?, ce qui revenait ? gommer les diff?rences entre minorit?s raciales et minorit?s nationales34.
Cependant, jusqu'aux ann?es 40, l'usage du terme ? minorit? ? aux
?tats-Unis demeura limit? et tr?s circonscrit sur le plan th?orique. Les Am?ricains parvenaient ? s'illusionner eux-m?mes sur la r?alit? du melting pot. A la diff?rence des pays europ?ens et de leurs nationalit?s incapables de fusionner, on pr?tendait que les ?tats-Unis accueillaient des millions d'individus issus d'horizons divers qui deviendraient, au bout du compte, des Am?ricains, toutes particularit?s ethniques oubli?es. La devise nationale,
apr?s tout, le disait clairement : out of many, one, ? de plusieurs au d?part, ne faire plus qu'un ?. De plus, les horreurs de l'Allemagne nazie confir
maient les dangers engendr?s par les probl?mes de minorit?s. Selon certains, le succ?s du nazisme ?tait largement imputable au fait que les soci?t?s tendent ? exclure et ? cr?er des minorit?s qui se retrouvent marginalis?es et vuln?rables.
L'holocauste europ?en dessina une nouvelle perspective dans l'Am?
rique de l'apr?s-deuxi?me guerre mondiale, perspective dans laquelle les Noirs pouvaient ?tre ? la fois per?us comme des citoyens bafou?s et comme les membres d'une minorit?. Alors que la nation se retrouvait confront?e aux dangers de l'agression sovi?tique et de la menace communiste, elle avait parall?lement pris conscience des dangers insondables de la haine entre les hommes. C'?tait la haine qui avait pr?par? le terrain ? l'exter
mination de milliers de gens, sous le pr?texte qu'ils ?taient Juifs, Tziganes, Nord-Africains ou autres que ? Blancs ? et Aryens. Les haines produites et reproduites au niveau national contribuaient ? ? naturaliser ? des cat?
gories que d'aucuns consid?raient d?j? comme de pures constructions so ciales. Apr?s tout, dans l'Allemagne nazie, il suffisait d'un seul grand parent juif pour que vous soyiez consid?r? comme juif, et donc sans valeur. Aux ?tats-Unis, il suffisait d'une seule goutte de sang africain pour ?tre consid?r? comme Noir, et donc soumis aux rigueurs de la loi et des usages.
Les dures r?alit?s de la guerre forc?rent de nombreux intellectuels ? se pencher sur les questions sociales importantes. Selon Elaine Tyler, ? l'Am?rique d'apr?s-guerre consacra l'av?nement de l'?re des experts ?.
Les Am?ricains se tourn?rent vers Benjamin Spock pour les conseiller dans l'?ducation de leurs enfants, vers Norman Vincent Peale pour les guider vers la spiritualit?. Ils se tourn?rent aussi vers des psychologues sociaux comme Gordon Allport pour les aider ? affronter le racisme et la discri
mination. Comme d'autres, Allport ne les d??ut pas : dans son livre intitul? The Nature of Prejudice, les lecteurs d?couvrirent que l'intol?rance ?tait une r?alit? sociale qu'on pouvait amender. On enseignait ainsi aux individus ? prendre en main leur existence, en affirmant qu'il ?tait possible d'?radiquer le racisme, la discrimination et les pr?jug?s35.
34. Voir Robin Kelley, Race Rebels, New York, The Free Press, 1994, pp. 103-109.
R. Kelley, Hammer n' Hoe : Black Radicalism and the Comunist party in Alabama, 1929
1941, Th?se (Ph D) de l'UCLA, 1987, pp. 25-42. 35. Elaine Tyler May, ? Cold War, Warm Hearth : Politics and the Family in Postwar
America ?, dans Steven Fraser et Gary Gerstle ?ds, The Rise and Fall of the New Deal
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LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
Ailleurs, bien loin de la une des journaux et des listes des meilleures ventes en librairie, Kenneth et Mamie Clark travaillaient ? comprendre l'impact du racisme sur les enfants noirs. M?me si, par la suite, des cher
cheurs ont critiqu? leurs m?thodes, le couple accumula les indices qui tendaient ? prouver que les jeunes Noirs int?riorisaient leur position d'in
f?riorit?. Quand on leur demandait de d?signer les poup?es blanches et les
poup?es de couleur sur une table, les trois quarts des enfants y arrivaient facilement. Quand on leur demandait de montrer la ?jolie? poup?e, la
poup?e avec laquelle ils avaient le plus envie de jouer, les enfants choisis
saient dans leur immense majorit? les poup?es ? blanches ? et rejetaient les
poup?es noires ou de couleur. Apr?s avoir observ? et ?tudi? des enfants ?
Philadelphie, Boston et dans 1'Arkansas, les Clark conclurent que la s?gr?
gation, la discrimination et le racisme enseignaient aux enfants noirs ? se
ha?r eux-m?mes. Tel ?tait l'h?ritage du fameux ? s?par?s mais ?gaux ?36. La Cour Supr?me des ?tats-Unis en arriva peu ? peu ? partager l'id?e
que la s?gr?gation juridique ?tait nocive. Au d?but des ann?es 50, les avocats de la NAACP ajout?rent les d?couvertes des Clark ? l'arsenal des connaissances en sciences sociales mettant en cause les effets d'une longue s?gr?gation dans l'enseignement public. Quand la Cour rendit son premier avis sur le cas Brown en 1954, la question juridique pos?e ?tait la suivante : ? Est-ce que la s?gr?gation des enfants dans l'enseignement public, sur la seule base de la race, [...] emp?che les enfants des groupes minoritaires d'acc?der ? un niveau d'?ducation ?gal ? ? La Cour r?pondit ? la question qu'elle s'?tait elle-m?me pos?e : ? Nous pensons que oui ?. Le premier juge, Earl Warren, porte-parole d'une Cour unanime, poursuivit : ? Nous concluons que, dans le secteur de l'enseignement public, la doctrine
" s?
par?s mais ?gaux "
n'a pas sa place. L'existence de fili?res d'?ducation
s?par?es est fonci?rement in?galitaire ?.
Ce 17 mai 1954, la Cour jugea que les Noirs constituaient, dans l'histoire
juridique nationale, une minorit? qui m?ritait d'?tre restaur?e dans ses droits. En tournant le dos ? la doctrine du ? s?par?s mais ?gaux ?, la Cour redonna force ? l'engagement et ? l'obligation d'assurer ? tous une ?gale protection. Plus encore, dans un pays qui essayait d'?tablir un ?quilibre entre le conser
vatisme et l'?mergence d'un ?tat-Providence, l'arr?t Brown ouvrit d?fini tivement la porte aux Am?ricains africains37.
Quoi qu'il en soit, l'arr?t Brown ne fut que l'?pisode d'une longue histoire. Comme beaucoup d'auteurs l'ont not?, il fallut bien des revend?
Order, 1930-1980, Princeton, Princeton University Press, 1989, p. 164. Gordon Allport, The
Nature of Prejudice, New York, Doubleday-Anchor, 1958.
36. R. Kluger, Simple Justice, op. cit., pp. 324-330.
37. R. Kluger, Simple Justice, op. cit., pp. 779-787. Ira Katznelson, ?Was the Great
Society a Lost Opportunity ? ? et Jonathan Rieder, ? The Rise of the "
Silent Majority "
?,
dans S. Fraser et G. Gerstle ?ds, The Rise and Fall of the New Deal Order, 1930-1980, op.
cit., chapitres 7 et 9. Les sp?cialistes du droit soulignent cependant la note 4 des attendus du
proc?s US v. Carolene Products C?, 304 US 144 (1938), qui introduit l'id?e d'une minorit?
int?rieure. Sur la question des Noirs, voir John David Skrentny, The Ironies of Affirmative
Action, Chicago, University of Chicago Press, 1996, pp. 171-176.
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E. LEWIS LES AMERICAINS AFRICAINS
cations coordonn?es et d?termin?es avant que la nation n'abolisse r?ellement
la plupart des vestiges de la s?gr?gation. Dans une large mesure, cette
rupture par rapport au pass? survint entre 1954 et 1968. Il n'est pas n?
cessaire, compte tenu des objectifs de cet article, de retracer en d?tail cette
p?riode connue sous le nom d'? ?re des Droits Civiques ?. Il importe plut?t de comprendre comment cette bataille, engag?e sur la question des droits
civiques, eut pour r?sultat de renforcer l'?mergence de la repr?sentation collective des Noirs comme minorit?.
La famille noire
Daniel Patrick Moynihan, alors vice-ministre du Travail, souleva un
toll? g?n?ral quand il mit le doigt sur un ph?nom?ne nouveau : la g?n? ralisation des m?nages de m?res c?libataires chez les Noirs am?ricains.
M?me si le temps lui a donn? raison ? de plus en plus d'enfants viennent au monde sous la responsabilit? d'un unique parent ?, rares furent ceux
que sa d?couverte remplit d'aise en 1965. On ne fut pas non plus tr?s heureux de F entendre imputer les probl?mes actuels des Noirs ? l'esclavage et ? toute une ? combinaison complexe de pathologies ?. M?me s'il ne
faisait que ressusciter quelques-unes des analyses du c?l?bre sociologue noir E. Franklin Frazier, ses d?tracteurs attaqu?rent Moynihan en soutenant
qu'il avait tort, et qu'ils ?taient pr?ts ? le d?montrer38. Le d?bat sur la famille noire remit en avant la question de l'esclavage
et renfor?a le r?le des experts dans la construction sociale d'une minorit? noire. L'esclavage demeurait le paradoxe fondamental de l'histoire am? ricaine : dans une nation aussi profond?ment attach?e ? la libert?, l'esclavage avait non seulement exist? mais il avait prosp?r?. Plus encore, sans tenir
compte des vigoureux efforts des Am?ricains africains, la majorit? des historiens diffusaient alors l'image de propri?taires d'esclaves paterna listes, d'un esclavage dans l'ensemble b?nin et l'id?e que l'?tat de sous
d?veloppement des Noirs avait rendu l'esclavage n?cessaire et positif39. Dans les ann?es 1950, une nouvelle g?n?ration d'historiens modifia ces
conceptions. La plupart ?taient influenc?s par l'av?nement de la d?mocratie lib?rale et par la conviction que les Am?ricains africains ?
pour paraphraser Kenneth Stampp
? ?taient des Blancs avec une peau noire. Stampp et sa
g?n?ration r?pondaient ? l'appel lanc? par la g?n?ration pr?c?dente d'his toriens noirs, tels Carter G. Woodson, Luther Porter Jackson et Benjamin
Brawley : d?montrer toute l'humanit? ? l' uvre dans l'histoire et dans le
v?cu des Noirs. Attribuer aux Noirs les m?mes qualit?s humaines qu'aux Blancs fut une premi?re ?tape n?cessaire.
38. Pour se faire une bonne id?e du rapport Moynihan et de ses incidences sur l'historio
graphie de l'esclavage, voir August Meier et Eliott Rudwick, Black History and the Historical
Profession, Urbana, University of Illinois Press, 1986, pp. 239-276.
39. Pour une discussion sur l'?mergence du consensus, voir Earl Lewis, ? To Turn As On
A Pivot : History, Race and African American in a World of Overlapping Diasporas ?, American
Historical Review, 100, juin 1995, p. 7.
587
LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
La seconde ?tape s'enclencha peu apr?s, avec ce qui devait devenir
l' uvre tr?s influente de Stanley Elkins. Elkins avait ?tudi? dans sa jeunesse la psychologie, notamment les travaux de Bruno Bettelheim qui avait ana
lys? l'?volution des anciens d?tenus des camps de concentration allemands.
Elkins, qui ?tudiait avec Richard Hoftsader ? l'universit? de Columbia, trouva tr?s convaincant et ?clairant le travail de Bettelheim sur le d?velop
pement de la personnalit?, et pensa qu'il pouvait ?tre appliqu? ? l'esclavage. En cons?quence, Elkins soutint que l'esclavage ?tait une institution tota
lisante, semblable ? un camp de concentration. S'agissant d'un syst?me totalisant, les esclaves ?taient d?pourvus de libert? sociale et psychologique, les ma?tres exer?aient un contr?le absolu et, dans un tel cadre, les esclaves int?riorisaient leur inf?riorit?. Ce processus d'exploitation aboutissait ? les infantiliser compl?tement, ? produire ce qu'Elkins appela des Sambo : des individus dociles, infantiles, sans culture et mall?ables40.
Ignor? au d?part, Elkins exer?a ensuite une influence formidable sur
l'historiographie de l'esclavage durant pr?s de trente ans. M?me si des travaux de recherche plus complets et plus fins r?fut?rent ses d?couvertes et ses conclusions, on ne pouvait rester insensible ? la force de sa th?se.
A sa sortie en 1959, elle apporta de l'eau au moulin dans le d?bat sur les torts caus?s aux Noirs (qui tourna tr?s vite ? un d?bat sur leur qualit? de
victimes). Elkins rejetait totalement la responsabilit? du pr?judice caus? aux Noirs sur l'Am?rique blanche : le pouvoir blanc avait l?s? les Noirs am?ricains. Ce th?me ne cessait de revenir dans divers ouvrages, comme ceux de Kenneth Clark, Charles Silbermann et Moynihan. Dans le m?me
temps, les images de manifestants pour la libert? molest?s, de corps mutil?s
jet?s dans le Mississippi, d'?glises incendi?es, d'adolescents abattus et de foules blanches ?cumantes de haine raciste nourrissaient les repr?sentations collectives. En 1963, de fait, les ?lections d?montr?rent qu'une majorit? d'Am?ricains ?tait favorable ? l'extension des droits civiques aux Am?ri cains africains.
Cette fois, cependant, la plupart des commentateurs n?glig?rent la th?
matique des ? torts subis ? et insist?rent d?sormais sur la ? victimisation ?.
L'interp?n?tration des deux th?mes produisit une bonne dose de confusion. Les historiens et les sociologues cherchaient ? comprendre comment un
peuple aussi syst?matiquement pers?cut? ?tait parvenu ? r?sister ? l'insti tution de l'esclavage et aux attaques contre Jim Crow. Ils mirent l'accent sur les actes de r?sistance et de r?volte, la cr?ation de nouvelles formes de culture et sur les capacit?s de survie de la population noire. Il y eut donc un effort plus ou moins clair pour ?tablir une distinction entre les ? torts
subis ? par les Noirs et leur ? qualit? de victimes ?.
40. A. Meier et E. Rudwick, Black History and the Historical Profession, op. cit., pp. 241
247 ; Peter Novick, That Noble Dream, The ? Objectivity Question ? and the American His
torical Presession, Cambridge, Cambridge University Press, 1988, pp. 480-486. Paradoxale
ment, Phillips est arriv? ? des conclusions similaires, mettant l'accent sur l'infantilisme
cong?nital des Noirs et la domination paternaliste des Blancs. Elkins attribuait ce r?sultat ? la
nature ali?nante de l'esclavage. Stanley Elkins, Slavery : A Problem in American Institutional
and Intellectual Life, New York, Grosset & Dunlap, 1963, 3e partie.
588
E. LEWIS LES AM?RICAINS AFRICAINS
En dehors des milieux universitaires, on accueillit favorablement une
importante s?rie de lois sur les droits civiques, au moment m?me o? plu sieurs villes s'embrasaient et o? des r?voltes urbaines sporadiques ?clataient dans le pays. Mais avec le mouvement du Black Power et ses connotations
positives et n?gatives ?
qui ?vacuaient l'image impos?e par Martin Luther
King d'une communaut? noire idyllique ?, beaucoup de Blancs commen
c?rent ? se demander ? ce que les Noirs voulaient de plus ?. Un sondage effectu? en 1971 r?v?la qu'une majorit? de Blancs consid?rait que l'?galit? civile des Noirs n'?tait plus une priorit? nationale ; elle figurait au 5e rang des pr?occupations, plus loin dans la liste qu'en 1962. Au milieu des ann?es
soixante-dix, ce qui n'?tait au d?part qu'un sentiment minoritaire avait donc
peu ? peu pris de l'ampleur : les ?lecteurs, de quelque bord qu'ils soient,
craignaient que black power ne signifie ? lib?ration des Noirs au d?triment des Blancs ?. Comme le d?clarait un habitant de Detroit, il y avait eu
glissement de sens et l'expression signifiait plut?t ? prise de pouvoir par les Noirs ?41.
Ainsi, paradoxalement, les Noirs devinrent une minorit? au moment m?me o? leurs adversaires proclamaient qu'ils ?taient dangereux. Bien s?r,
l'image du Noir dangereux ?tait une vieille lune dans le discours aux ?tats Unis. La seule diff?rence, de la fin des ann?es 1960 au d?but des ann?es
1980, c'est que l'id?e que les Noirs constituaient un danger potentiel n'oc culta pas compl?tement le discours oppos? qui faisait des Noirs des citoyens bafou?s et donc d?tenteurs, en tant que minorit?, de droits l?gitimes. C'est dans ce contexte que Richard Nixon, plut?t ambigu sur la question des droits civiques, d?veloppa sous sa pr?sidence certains ?l?ments de la po
litique d'action positive en faveur des minorit?s (affirmative action). L'ana
lyse cynique des politiques ?tait la suivante : en reconnaissant le statut de minorit? opprim?e aux citoyens noirs, ils esp?raient que la majorit? des Noirs chercherait ? obtenir r?paration en empruntant la voie des r?seaux
institutionnels plut?t que celle des groupes radicaux ou celle de la r?volte urbaine42. En faire une minorit?, cela revenait ? ? re-racialiser ? les Noirs et les non-Noirs.
La d?mographie r?cente
Tandis que les gouvernants avaient bien des difficult?s ? d?finir qui appartenait ? une minorit?, ce mot resta peu employ? par les Noirs pour se
d?crire, si ce n'est dans un contexte officiel ou formel. Cette h?sitation
provenait en partie du d?bat br?lant qui avait cours ? propos du statut de minorit?. Les Am?ricains africains ?taient rares ? trouver agr?able l'?ty
41. Pour un expos? plus approfondi, voir Earl Lewis, ?Race, Equity and Democracy: African Americans and the Struggle for Civil Rights ?, dans Herrick Chapman et Reid Andrews
?ds, The Social Construction of Democracy, New York, New York University Press, 1995,
pp. 193-217.
42. Hugh Davis Graham, The Civil Rights Era : Origins and Development of National
Policy, New York, Oxford University Press, 1990, pp. 33-36 et 50-112. Nicholas Lemann, The Promised Land, New York, Alfred Knopf, 1991, pp. 148-221.
589
LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
mologie du mot minorit? : ? mineurs ?, ils ne l'?taient en aucune fa?on. Qui plus est, on ne voyait pas clairement quels groupes constituaient des minorit?s. Cette expression s'appliquait-elle aux seuls groupes raciaux ? Les femmes, pourtant la majorit?, formaient-elles ?galement une minorit? du point de vue social ? Sur cette question, le fameux intellectuel Harold Cruse d?plora, en 1987, que le concept de minorit? s'?tende aux femmes
blanches, au d?triment des Noirs qui essuyaient le gros des critiques et des
attaques de la part des opposants ? Vaffirmative action^. Pour d'autres Am?ricains africains, le mot minorit? avait plusieurs sens
qui, dans certains cas, allaient ? rencontre de l'exp?rience de tous les jours. Comme les g?n?rations pr?c?dentes, beaucoup de Noirs vivaient au sein de ? majorit?s ?. Avec l'afflux massif d'environ 5,3 millions de Noirs en
ville entre 1940 et 1960, on constatait le maintien d'une stricte s?gr?gation du peuplement. Une ?tude portant sur trente grandes villes am?ricaines r?v?la qu'en 1940 aucune n'avait d'indice de s?gr?gation inf?rieur ? 77
(l'indice de s?gr?gation est une mesure g?ographique qui prend en compte le nombre de personnes ? d?placer afin d'obtenir une r?partition homog?ne
d'une population donn?e dans une ville). La plupart des indices ?taient
sup?rieurs ? 80 et m?me ? 90, ce qui laisse ? penser que Noirs et Blancs vivaient dans des espaces urbains tr?s distincts. Les choses ont peu chang? jusqu'en 1970. A l'exception de San Francisco, o? le taux de s?gr?gation ?tait de 55,5, la s?gr?gation restait tr?s forte au niveau des groupes d'im
meubles. Avec le temps, on observe m?me une tendance nette ? la s?paration entre Noirs et Blancs : les uns et les autres se trouvent de moins en moins
fr?quemment en situation de voisinage. Les structures de peuplement ont cr?? des espaces sociaux distincts o? les Am?ricains africains se retrouvent en position majoritaire, ne constituant une minorit? qu'aux yeux des Blancs ou des salari?s des services sociaux44.
C'est dans cette mesure que l'?mergence d'une repr?sentation des Am? ricains africains comme minorit?, dans le dernier quart du 20e si?cle, a
?galement abouti ? alimenter le d?bat sur la notion de race. Dans de nombreux ouvrages, le mot minorit? est devenu le synonyme de ? noir ?.
Ainsi, les termes ? noir ? et ? minorit? ? ont-ils converg?, donnant ainsi naissance ? toute une gamme de sens possibles. D?s lors, ? noir ?, ? mi norit? ?, ? dangereux ? et ? citoyen l?s? ? se sont combin?s et structur?s diversement dans le champ des repr?sentations. Tout ceci explique en partie les images concurrentes et contradictoires qui sont donn?es de l'Am?rique noire et de cette minorit? ?lectorale dont le poids n'est pas ? n?gliger. Dans ce puzzle, on peut tout aussi bien faire tenir Colin Powell, citoyen mod?le issu d'une minorit?, Tupac Shakur, le rappeur hors-la-loi, O. J. Simpson, autrefois mod?le et d?sormais repoussoir, ainsi que l'image de la femme
43. Harold Cruse, Plural But Equal, New York, William Morrow, 1987, p. 362. P. Gleason, ? Minorities (Almost) All ?, art. cit?, pp. 405-406.
44. L'indice moyen d'isolement dans les villes du nord du pays ?tait, en 1930, de 31,7 ; en
1970, la moyenne ?tait de 73,5. Douglass Massey et Nancy Dent?n, American Apartheid,
Cambridge, Harvard University Press, 1993, pp. 60-123.
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noire vivant de l'aide sociale. Chacune de ces images souligne la force de
la repr?sentation collective des Am?ricains africains comme minorit?, dans ses dimensions positives et n?gatives.
*
Cet article avait pour objectif de cerner ? grands traits la constitution des Am?ricains africains comme minorit? aux Etats-Unis. L'histoire de ce
processus est profond?ment enracin?e dans l'histoire de la libert? et de
l'esclavage en Am?rique. En d?finitive, cette r?flexion revient ? analyser comment les Noirs am?ricains ont utilis? le vocabulaire de l'?galit? et de la justice pour se cr?er un espace prot?g? au sein du corps politique. A cette fin, la d?finition du statut de minorit? a tourn? autour des probl?mes de race et de d?mocratie.
La question touche donc non seulement ? la date de la constitution des Noirs en minorit?, mais aussi ? ses modalit?s. A l'?vidence, le premier usage de l'expression ? minorit? raciale ? en r?f?rence aux Noirs date des ann?es 1930. Un usage plus courant du terme se r?pandit avec l'av?nement du combat pour les droits civiques et avec les r?ponses gouvernementales qui en d?coul?rent dans les ann?es 1960. Avant cette date, une grande
majorit? d'Am?ricains (j'entends par l? les divers groupes d'ascendance
europ?enne qui se sont progressivement per?us ? et qui ont ?t? per?us
?
comme des Am?ricains blancs) consid?raient les Noirs comme un groupe ext?rieur au cadre national. Les Noirs ?taient source de danger et ne m? ritaient pas de b?n?ficier de la protection de l'?tat f?d?ral, ni des droits
civiques, ni d'une ?galit? des chances. Cette vision changea lorsque les Noirs furent progressivement per?us comme des citoyens l?s?s. En tant que citoyens, ils avaient certains droits, et en tant que citoyens l?s?s, ils m? ritaient certaines protections. La construction de cette image co?ncida avec
l'?re des droits civiques, ce qui a renforc? l'exigence d'une action effective. Elle permit ?galement aux Noirs de se constituer en minorit?.
Mais comme le souligne aussi notre r?flexion, le terme minorit? devint bient?t un terme cod? pour ? noir ?. Dans le contexte de l'Am?rique d'apr?s 1970, parler de minorit? ?tait une nouvelle mani?re d'?voquer le danger.
Cet emploi figur? du terme, d?terminant dans la langue ?crite, a permis d'?voquer la ? race ? m?me en l'absence des Noirs. De la m?me mani?re,
invoquer le mot minorit? a autoris? toute une g?n?ration d'hommes poli tiques et consorts ? parler de race et ? gonfler l'importance de la notion, dans toute une s?rie de circonstances. Et les Noirs eux-m?mes n'ont pas ?t? ?pargn?s par les effets n?gatifs du terme. De fait, les Am?ricains africains de la g?n?ration qui b?n?ficia largement du statut de minorit? ont peu ?
peu r?alis? qu'ils portaient une marque d'infamie : ce statut faisait de chacun
d'eux, une fois encore, l'incarnation de l'individu rat?, dangereusement incomp?tent et obs?d? par les questions raciales45.
45. Shelby Steele, Content of the Character, New York, 1990. Stephen Carter, Affirmative Action Baby, New York, 1991. Ellis Close, The Rage of a Privileged Class, New York, Harper Perennial, 1993.
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LA CONSTRUCTION DES MINORIT?S
Les Noirs ont beau ?tre des ? enfants du pays ?, ils ressentent leur
ali?nation avec autant d'intensit? et de douleur que Baldwin quatre d?cen
nies plus t?t. Plus que jamais, ils se rem?morent ses paroles :
Si j'ai tant ?crit sur ma condition de Noir, ce n'est pas que je consid?rais tenir l? mon seul et unique sujet, mais parce qu'il me fallait d?verrouiller cette porte avant de pouvoir esp?rer ?crire sur un autre th?me. Je ne pense pas que l'on puisse v?ritablement d?battre du probl?me noir aux ?tats-Unis sans avoir ? l'esprit son contexte ; par contexte, j'entends l'histoire, les
traditions, les coutumes, les valeurs morales et les pr?occupations natio
nales.
Le processus qui a conduit les Noirs ? se constituer en minorit? participe sans aucun doute ? cette compr?hension du lien entre histoire et contexte
que Baldwin appelait de ses v ux.
Earl Lewis Universit? du Michigan
Traduit par Sophie Dulucq
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