L Equilibre Des Opposes-du Taiji Quan Comme Principe d Harmonisation_These2012_495pages

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1 UNIVERSITÉ PARIS OUEST NANTERRE LA DÉFENSE Xavier PIETROBON L’ÉQUILIBRE DES OPPOSÉS DU TAIJI QUAN COMME PRINCIPE D’HARMONISATION Doctorat de Philosophie sous la direction de Catherine DESPEUX (INALCO) Jean SEIDENGART (Université de Paris Ouest Nanterre La Défense) soutenue en Janvier 2012

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équilibre dans le Tai Chi

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    UNIVERSIT PARIS OUEST NANTERRE LA DFENSE

    Xavier PIETROBON

    LQUILIBRE DES OPPOSS

    DU TAIJI QUAN COMME PRINCIPE DHARMONISATION

    Doctorat de Philosophie sous la direction de

    Catherine DESPEUX (INALCO) Jean SEIDENGART (Universit de Paris Ouest Nanterre La Dfense)

    soutenue en Janvier 2012

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    Long is the way and hard, that out of Hell leads up to Light.

    John MILTON, Paradise lost, Book II, 432-433

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    Le chemin de lharmonie

    Un lan qui parcourt dix mille tres sans nombre

    Voyage dans le vide o dj nat le rai Qui point dedans lubac o dj germe

    lombre En trou noir inconscient au centre de

    ladret

    La voie na pas de voix effaant lineffable En quilibre sur les opposs unis

    La vacuit divise en silences affables Les entrelacs rejoints dans la pure

    harmonie

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    INTRODUCTION Nous avons tous le mme corps et les lois de lesprit sont supposes universelles. Cependant, les conceptions dveloppes lgard de lun et de lautre, comme de leur relation/interaction, diffrent selon les cultures. Lcart entre philosophies occidentales et philosophies chinoises pose ainsi une contradiction quant ce postulat initial. Do vient la diversit de ces modes de conceptualisation qui oppose, pour schmatiser, un corps contre lesprit en Occident, une unit dialectique en Chine ? Comment comprendre la hirarchie du premier face lharmonie de la seconde ? Notre hypothse suggre que cest dans la pratique que se fonde et slabore la rflexion chinoise sur le problme corps/esprit, l o la perspective occidentale prfre sancrer dans la thorie. Une pratique telle que le Taiji quan , art martial chinois, permet ainsi denvisager ce problme plus prs du contexte chinois. Dans un premier mouvement, cette confrontation entre deux horizons de pense devra tre prcise, afin den dgager les termes et les domaines ; dans un deuxime mouvement, le Taiji quan sera prsent dans ses spcificits pour dgager son intrt philosophique ; dans un troisime mouvement, les perspectives philosophiques mobilises seront dtermines pour prciser la mthode employe ; suivra, dans un quatrime et dernier mouvement, lexpos dtaill de la problmatique et de la thse qui en dcoule.

    1. Le rapport entre corps et esprit

    1.1 Chine et Occident : une rencontre Au commencement tait le corps. Cette assertion soppose immdiatement une tradition exacerbant trop souvent le Logos 1 . Cest une ide convenue dans lhistoire de la philosophie de poser une dichotomie plaant lesprit au-dessus du corps, ft-il toutefois incarn. Pourtant, tel est le problme : le corps appartient aux vidences silencieuses qui constituent lexistence, rarement interrog tant quil convient et ne pose aucun problme. Or cest partir du corps que surviennent des questions mtaphysiques majeures. Le corps ne se rduit pas lorganisme : il constitue un vecteur culturel essentiel. Que ce soit sur le plan social, psychologique, scientifique, thique, conomique ou encore religieux, le corps interpelle car cest avec lui et partir de lui que se dploie le verbe. Le corps intresse la rflexion car il en est lorigine. Tout la fois tre naturel et objet social, le corps est pris dans la trame culturelle et en reflte les mtamorphoses comme les significations. Il ne concerne pas quune lite culturelle, et le monde actuel lui accorde une importance grandissante, allant jusqu lui vouer un vritable culte. Un culte qui se raccourcit souvent en une simple prosternation devant les apparences. Or, le corps nest ni pur dehors, ni pur dedans. Il est penser comme vivre incarn, corps vcu. Dj conscientis, pens. Corps et esprit sappellent lun lautre et posent la question de leur rapport comme participations mutuelles. Ce thme a travers lhistoire de la philosophie occidentale depuis ses origines grecques, et semble prendre une nouvelle

    1 , U , . (La Bible, Nouveau Testament, Jean, I, 1)

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    tournure aujourdhui. Malgr les avances dans les domaines de la technique et de la connaissance, lhomme se contente de faire progresser lnigme quil est pour lui-mme. Cela tient lambigut qui se manifeste parler dun rapport entre corps et esprit, comme si leur distinction et leur hirarchisation allait de soi. Le problme tourne autour de cette question devenue classique : sommes-nous ou avons-nous notre corps ? La difficult de cette question est que quelque chose en chacun semble rsister lidentification pure et simple avec le corps ; et pourtant, sans ce corps, la question ne se poserait pas. Penser la personne humaine requiert-il de renvoyer la dichotomie dune interaction psychophysique ? Nulle intention ici de caricaturer toute la philosophie occidentale en la rduisant un dualisme radical. Linteraction psychophysique y est souvent envisage de manire extrmement complexe voire ambigu. Do cette motivation dobserver ce quun autre univers de sens propose comme perspective. Ne serait-ce que par le dcoupage linguistique quelle propose, la pense chinoise sort de la sparation parfois radicale entre corps et esprit. Ces deux termes sont manier avec dautant plus de prcaution que la tradition philosophique occidentale les hirarchise en dnigrant le premier et/ou sur-valorisant le second. Certes, les pistes de rflexion des dernires dcades (cognitivisme, neurobiologie, etc.) interrogent dun il neuf cette problmatique. Elles invitent aussi repenser le rle du corps, son importance, notamment vis--vis de la connaissance. Toutefois, elles restent inscrites dans un univers culturel qui ne permet pas de prendre suffisamment de recul sur les impenss de notre tradition. La philosophie issue de la Chine prsente cet avantage et cet intrt douvrir un nouvel angle de vision pour envisager une autre tradition de pense, mais aussi pour remettre en perspective celle qui est la ntre. La conception chinoise trouve son point de dpart dans les origines de la mdecine traditionnelle chinoise et les prsupposs philosophiques quelle contient. Par consquent, la question de cette interaction psychophysique est fermement ancre dans les acquis conceptuels de la Chine. Corps et esprit y sont dfinis dans une unit dialectique, comme les deux manifestations dun seul et mme principe vital, le qi , traduit au gr des interprtations comme souffle ou nergie. La personne humaine, dans lapproche chinoise, est essentiellement caractrise comme dynamique. Plus encore, cette dynamique soppose une forme de hirarchisation, au profit dune harmonisation, poser de manire inchoative. Mais quels sont alors les risques de comparer ltre humain, compris dans sa globalit matrielle et spirituelle, selon des rfrentiels si loigns lun de lautre ? Le risque, principalement, dtre tent de comparer ce qui nest pas comparable, et par l mme de superposer des schmas qui ne peuvent se recouvrir. Cependant, lintrt dune telle confrontation est aussi dexaminer les limites et les russites de ces tentatives de superposition. Le corps humain est partout le mme, aussi doit-il tre possible de mettre en lumire des points communs entre les diffrentes conceptions labores son gard. De fait, considrer deux visions aussi diffrentes permettra dapprhender de manire plus globale la problmatique qui est celle de linteraction psychophysique. Telle confrontation fera surgir des propositions indites pour des regards occidentaux. Car ce corps, avec lequel est entretenu pourtant un certain rapport de connivence, sera soumis ltranget, une opacit nouvelle, sans pour autant cesser dtre ce quil est depuis toujours. Un tel changement de perspective permettra une remise en question

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    salvatrice de conceptions sur lesquelles il est facile et rapide de sadosser parfois aveuglment, jusqu ignorer leur complexit. Laltrit de la philosophie et de la culture chinoises doit inviter remettre en perspective laltrit immanente la conception occidentale, permettant de faire face des concepts trop triqus qui sont devenus des vidences et ne correspondent plus forcment la vision actuelle, notamment scientifique. De plus, un fonds commun toute lhumanit semble prexister, qui tient ensemble des considrations radicalement diffrentes, puisque jaillissant de mmes racines la personne humaine. Nanmoins, en conjuguant concepts occidentaux et concepts chinois, autant dans leurs ressemblances que dans leurs diffrences, lobjectif est de faire merger une perspective indite sur lhomme, au-del des concepts de corps et d esprit. Dans cette optique, se rfrer une praxis apparat une ncessit pour confronter ces deux univers de sens en les enracinant dans une activit concrte, mobilisant toutes les modalits de ltre. Ainsi, faire du Taiji quan lhorizon commun de ces deux univers thoriques distincts permet de disposer une autre approche de lhomme, tout en comparant plus rigoureusement les deux systmes tudis. Et mme si cette pratique chinoise ancre ses concepts dans un mode de pense spcifique, elle peut tre apprhende par des pratiquants non-chinois, qui en fondent leur comprhension sur des rfrentiels diffrents. Art martial intgrant lensemble de ltre dans sa pratique, le Taiji quan offre quiconque un bnfice certain, et quels que soient ses rfrentiels. Ainsi, prendre cette pratique pour point de dpart permet de mettre en rapport des systmes de pense, et de comprendre linteraction psychophysique partir dun vcu. Le vcu dune pratique personnelle de plus de vingt ans, dont la dimension empirique vite plusieurs problmes de traductibilit, quoi quelle soit claire tour tour par les penses chinoise et occidentale. Cette approche situera donc les zones dombre et de lumire propres chaque clairage, dterminera aussi quelles zones communes peuvent exister, tout en mettant en perspective chacun de ces points de vue. Cest un renouvellement indit des approches de lhomme qui est en jeu, commencer par les termes mmes de corps et desprit, qui emprisonnent la ralit humaine dans une conception donne plutt quils ne la refltent avec assurance.

    1.2 Corps et esprit : une terminologie redfinir

    Le problme lexical du corps et de lesprit nest pas anodin. Une langue sinscrit toujours dans une certaine reprsentation du monde. Pour autant que le corps humain soit le mme partout, la personne humaine na pas t structure, cest--dire verbalise et pense de la mme manire. Lhomme fait lobjet de conceptions dissemblables, que les seuls termes de corps et desprit sont bien incapables de retranscrire leur juste mesure. La structure de ltre humain a t envisage sur des axes distincts, qui ne se rduisent pas la dichotomie matriel / immatriel, y compris dans la tradition occidentale. Rduire cette problmatique aux termes de corps et desprit, cest maintenir une ambigut et une distance vis--vis de la ralit telle quelle peut tre vcue. Or, cest le vcu concret et non le systme thorique qui importe pour examiner une pratique corporelle, a fortiori lorsque celle-ci consiste galement en une voie spirituelle. Le berceau linguistique du Taiji quan, le chinois,

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    cre une certaine rupture avec le vocabulaire des langues occidentales. Quoiquil puisse exister des termes correspondant ceux de corps et esprit, ceux-ci sont plutt une adaptation dcoulant de la confrontation avec la pense occidentale. Le chinois classique donne ainsi dautres termes qui ne recouvrent jamais compltement la terminologie de lOccident, mme si les diffrentes occurrences prsentes en phnomnologie montre quil existe dautres termes que ceux de corps et desprit. Le lexique chinois sappuie donc sur une perspective autre, proposant une conception de lhomme (et du monde) intensment dynamique, le dfinissant comme activit. Une ide qui se retrouve dans les diffrentes occurrences voquant le corps dans la langue chinoise, tout en lassociant galement une dimension plus immatrielle : xing dsigne ainsi le corps-objet, mais toujours li une dtermination spirituelle, le ming ; shen renvoie autant lide de corps qu lide de moi, de personne ; ti voque le corps propre, tymologiquement racine de lhomme, dont lusage verbal prend lide de comprendre par le corps. Devant cette diversit, qui sera dtaille, les termes de corps et desprit sont-ils encore pertinents pour dcrire la ralit de la nature humaine ? Trs gnrique, ce couple notionnel pose un panel de significations particulirement vaste. Il permet certes de donner un angle global, mais son caractre sommaire devient handicapant ds quil sagit de penser des domaines plus subtils de lactivit humaine, notamment une pratique comme le Taiji quan qui mobilise diffrents aspects de la personne, de par un travail tour tour interne, martial, spirituel Est-il seulement possible de prolonger la dichotomie entre corps et esprit dans le cadre dune telle pratique ? La diffrence qui existe entre ces deux termes est trop complexe pour se rduire une opposition, dautant que la pratique de cet art implique une harmonisation plus quune distinction. Sans les bannir tout fait, leur usage devra rester parcimonieux, en leur prfrant dautres concepts plus prcis, emprunts autant au lexique de la pense chinoise quau lexique occidental. Linteraction psychophysique pourra ainsi tre envisage dans une optique trs diffrente : non plus opposition et hirarchisation, mais complmentarit, participation mutuelle, et harmonie. Ainsi, le binme corps/esprit nest plus comprendre selon le modle dun couple notionnel o chaque terme exclut lautre, selon une antinomie statique, mais plutt comme un entrelacement dynamique. Un des piliers conceptuels de la pense chinoise, le couple yin / yang , dtermine ce dynamisme inhrent lhomme, ainsi qu toute forme de vie. La reprsentation graphique traditionnelle de ces deux termes prcise la logique de cette alternative, qui est bien plus quune simple alternance : la dualit est pense non selon un schma linaire, o les opposs sexcluent de manire radicale, mais selon un schma circulaire, o chaque terme renvoie lautre et rciproquement, dans un mouvement cyclique perptuel. Le yin contient dj le yang, qui contient dj le yin. Un tel schma pose aussi la dualit en mouvement, en processus inchoatif, de par lide de diffrenciation en cours. Plus prcisment, la fin de son cycle, toujours en suivant sa dynamique propre, le yin en vient devenir yang, tandis que le yang devient yin. Dialectiques par essence, yin et yang sont doubles par nature : ils sont la fois la description dun processus luvre et aussi la proposition de la stratgie la plus consonante avec la particularit du moment. 1 De

    1 Javary (C.), Les deux versants de la montagne, in Le monde des religions HS n7, p.14

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    plus, la forme spirale lintrieur du cercle, qui apparat partir des Ming dans la reprsentation picturale de ce couple notionnel, montre que les deux principes ne passent pas de lun lautre dans un simple retour du mme. Lide dune progression est dterminante. Le yin et le yang renvoient tymologiquement lubac et ladret, et la clef de la colline sur la gauche de chacun des caractres rappelle quils renvoient une seule et mme colline. Yin et yang forment ainsi une unit, posant une thorie bien plus moniste que dualiste. Ils drivent en effet de cette unit, et sinterpntrent dans un processus la source de lmergence des autres tres. Cette ide de gnration est centrale dans le taosme, et trouve une expression trs nette au chapitre 42 du Daodejing de Laozi avec la formule suivante : La Voie donne vie en Un, Un donne vie en Deux, Deux donne vie en Trois, Trois donne vie aux Dix mille tres. 1 Autrement dit, linteraction psychophysique sengage ici sur la voie de possibles probablement indits pour la pense occidentale. Le recensement et la distinction des diffrents termes et notions qui se retrouvent autant dans la pense occidentale que dans la pense chinoise permettront daborder la personne humaine dans sa globalit et dans sa complexit. Toujours dans loptique dune confrontation entre deux manires dinterprter la ralit, il sera ncessaire de voir quels aspects de quels termes peuvent trouver un point de jointure, mais aussi quels en sont les points de rupture. Lide qui servira de fil directeur est que le lexique propos par lune et lautre se recouvre sur certains pans. Ds lors, il nest pas question de mettre distance les concepts manant de la langue chinoise, sous couvert dune impossible traduction. Certes, plusieurs de ses termes ne peuvent trouver un quivalent direct en franais, mais en prcisant leur contexte dutilisation, il semble possible de donner accs leur sens. Le contexte est dautant plus essentiel que le chinois, et particulirement le chinois classique, est minemment polysmique et source de nuances, selon sa logique combinatoire. Cest le contexte qui dtermine la meilleure traduction possible, donnant accs lclairage chinois, sans le tenir distance, dans une altrit incomprhensible trop souvent utilise, et qui ne parat pas lgitime. Il est en fait possible daccder au moins en partie au sens vhicul par la pense chinoise, condition de revoir compltement le problme du passage entre deux systmes de pense, en tenant compte des questions de tradition, de transmission et de traductibilit. Mais une telle rvaluation des termes de corps et desprit ncessite de dlimiter un champ dtudes bien prcis : la pratique du Taiji quan. Cet objet sera analys en traversant diffrents champs culturels possdant chacun une terminologie propre : le taosme et la phnomnologie. La transversalit ne constitue pas un problme. En prenant appui sur une pratique concrte, et donc sur des donnes empiriques, une base contextuelle se forme. Elle permet dillustrer et de donner sens des concepts difficilement traduisibles, de les mettre en rapport les uns avec les autres, sans pour autant les opposer de manire radicale.

    1 Dao De Jing : le livre de la voie et de la vertu, trad. fr. C. Larre, 42, p.137.

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    1.3 Taiji quan, phnomnologie, taosme : une transversalit culturelle Lobjet de cette rvaluation de la problmatique de linteraction psychophysique est donc le Taiji quan, art martial chinois dit interne, puisquil consiste galement en une voie spirituelle. Choisir cette pratique, plutt que la tradition des exercices spirituels en Occident, permet la confrontation entre diffrentes univers de sens. La prfrer des pratiques religieuses ou de culture de soi (mditation, calligraphie, gymnastique taoste, etc.) permet en outre de penser la spcificit martiale dune telle discipline. Le Taiji quan offre un point de vue trs particulier sur linteraction psychophysique, savoir celui dune activit en crise, qui doit par consquent prparer au combat, quelles quen soient les modalits. Alors que dautres pratiques se restreignent au souci de soi, le Taiji quan pose une confrontation et invite ainsi dpasser une perspective sinon statique, au moins sans danger rel. En effet, le monde qui nous entoure et nous affecte doit tre affront. Et une poque o la politique fonde souvent ses discours sur linscurit ambiante, cette ide est loin dtre saugrenue. Lintrt du Taiji quan est de proposer un affrontement qui ne se limite pas de simples techniques de combat. En tant que voie spirituelle sa dimension interne il invite penser ce rapport de crise non seulement entre le pratiquant et lautre homme, mais encore face au monde et surtout face lui-mme. Ces diverses facettes font intervenir diverses modalits de linteraction psychophysique, qui conjuguent autant un travail physique quun travail psychique. Lide de crise trouve ainsi son motif principal avec la peur, qui part du sentiment dun dsquilibre fondamental dans le rapport laltrit lautre homme, mais aussi le monde et ltranget inhrente chaque tre. Or, de cette instabilit premire qui est constater avant tout en soi, dans le rapport du corps et de lesprit pour ainsi dire, doit merger une harmonisation, afin que le conflit trouve son point dquilibre. Par consquent, il ne sagit pas de sarrter sur une pratique corporelle et/ou spirituelle quelconque, mais sur une voie ancre dans une tradition spcifique, avec pour objectif la rconciliation de lindividu avec ce qui lentoure et le compose.

    Lautre rfrentiel, qui prolonge le cadre donn par le Taiji quan, est celui du contexte philosophique dans lequel cette pratique sinscrit. Le Taiji quan est pourtant son origine une discipline populaire, diffus par transmission orale, et dpourvu dun discours thorique crit. Mais, par la suite, une littrature relativement vaste sest constitue sur le sujet, en traits souvent assez courts, et plutt techniques. Lintellectualisation de cet art la alors mis sur la voie dune forme de spiritualit. Aussi renvoie-t-il dans ses principes plusieurs thories propres lcole chinoise du taosme, se rfrant majoritairement son versant religieux, sans ngliger pour autant son versant philosophique. Lancrage taoste du Taiji quan est un aspect essentiel qui a particip au choix de cette pratique, car cela a le mrite de poser assez clairement les principes fondamentaux qui soutiennent linteraction psychophysique. Qui plus est, le taosme a normment investi, mme indirectement, la question du corps, apportant une attention toute particulire la culture de soi ainsi quaux pratiques de longue vie. De fait, la direction engage par les exercices spirituels se retrouve sa manire dans la pratique du Taiji quan, art taoste par excellence. Enfin, lapport de la phnomnologie a paru prcieux pour complter ces perspectives et en

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    augmenter la fois le relief et la dynamique. Non seulement il constitue un rfrentiel occidental particulirement intressant sur la question de linteraction psychophysique, mais encore il tmoigne dune mthode permettant de renouveler les approches des arts martiaux. Qui plus est, plusieurs tudes notent un lien assez fort entre la phnomnologie et le taosme, ou au moins la pense chinoise1. La production phnomnologique tant trs vaste, il ne sera retenu que certains points trs prcis, et donc certains auteurs plus que dautres. savoir : ceux qui se rfrent la problmatique du rapport entre corps et esprit. De plus, certains lments de la phnomnologie relveront dun emprunt conceptuel, dautres dun emprunt mthodologique la phnomnologie propose une mthodologie philosophique plutt quun systme organisant le monde. Ainsi, cest quelque part la jonction du Taiji quan, du taosme et de la phnomnologie, que se situera la rvaluation des termes de corps et desprit, ainsi que leur interaction. Les concepts hrits de cultures et de domaines diffrents peuvent participer, jusqu une certaine mesure, la description dune mme ralit. Il existe entre eux des points de connexion tout comme des points de rupture. Parler de rupture peut dailleurs tre ambigu, suggrant quune rencontre aurait dj eu lieu entre ces diffrents domaines culturels. Lentrevue dont procde cette recherche est au contraire indite. Il est plus juste de parler de similitudes et de diffrences car chacun des protagonistes a labor de son ct une conception bien prcise. Sil nest pas possible de relever toutes ces concordances et ces divergences dans ce qui nest prsentant que lintroduction, en relever les principales permet de poser un premier cadre. Dans ce processus de construction, le premier de ces domaines de rflexion, qui est aussi lobjet principal de cette enqute, est le Taiji quan.

    2. Le Taiji quan

    2.1 Quest-ce que le Taiji quan ?

    Quoique lobjectif ici ne soit pas laspect historique du Taiji quan, il est

    cependant ncessaire, pour le prsenter, de livrer quelques lments au sujet de sa cration et de son volution. Lorigine de cet art relve sur de nombreux aspects de la lgende, et reste soumise beaucoup dincertitudes. Lune des plus clbres histoires attribue sa cration Zhang Sanfeng , un moine et alchimiste taoste du mont Wudang (Wudangshan ). Situ dans la rgion du Hubei, ce lieu a t et continue dtre un important site taoste o les arts militaires occupent une place centrale. Vers la fin de la dynastie Song (960-1279), Zhang Sanfeng y aurait observ le combat entre un oiseau et un serpent, et aurait tir de leurs assauts les principes de lart du Taiji quan, o la souplesse prvaut sur la seule force. Zhang Sanfeng aurait ainsi compris limportance de lalternance du yin et du yang, et la supriorit de la

    1 Il faut notamment citer lapproche phnomnologique de Zhuangzi par J.-F. Billeter, mais aussi des tudes comme De lintuitionnisme chinois lintentionnalit husserlienne de F. Wang (in Le choix de la Chine aujourdhui : entre la tradition et lOccident), A comparative study of Lao-tzu and Husserl : a methodological approach de Woo (K.-Y.) (in Phenomenology of life in a dialogue between Chinese and Occidental philosophy), The constitution of Qi in traditional Chinese medecine : a phenomenological hypothesis de L. Embree (in Phnomenologie der Natur) ou encore les travaux de Zhang X. .

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    fluidit sur la rigidit. Pour ce quil en est des faits, selon deux tudes majeures sur ces perspectives historiques1, lapparition du Taiji quan diffre selon la dfinition qui en est donne. D. Wile distingue ainsi trois possibilits2 : le Taiji quan historique , comme forme avec des postures et des noms spcifiques, qui apparat avec le Classique du combat (Quanjing ) du gnral Qi Jiguang (1528-1587) ; le Taiji quan thorique , comme thorie associant entranement interne et stratgie de souplesse, qui apparat avec lpitaphe pour Wang Zhengnan (Wang Zhengnan muzhi ming ) de Huang Zongxi (1610-1695) ; le Taiji quan mythologique enfin, renvoyant des principes philosophiques gnraux et des figures taostes plus ou moins lgendaires, qui apparat avec des personnages comme Laozi, le pote Xu Xuanping et Zhang Sanfeng, dont les existences restent difficiles dater avec prcision. Au demeurant, comme le rappelle C. Despeux3, le Taiji quan est principalement apparu au XVIIe sicle dans lune des nombreuses milices paysannes que comptaient les campagnes chinoises. De par cette origine modeste et non lettre, la transmission sest majoritairement effectue par voie orale, et souvent confine lintrieur dune mme famille ou dune mme milice, pour conserver le secret de ces techniques guerrires. Par consquent, il nexiste pas ou trs peu de documents crits sur le Taiji quan avant une certaine poque : les premiers crits sur cette discipline ont vraiment commenc se diffuser entre la fin du XIXe sicle et le dbut du XXe sicle, lorsque certains pratiquants ont tch de retranscrire par crit les prceptes inculqus par leurs matres4.

    Ces quelques lments historiques poss, il faut ajouter que dans la cosmologie chinoise, le terme mme de Taiji est crucial. Il voque le Fate Suprme qui soutient tous les tres, le fondement originel et point de convergence de lunivers. Le Taiji est alors lorigine unique de laquelle procdent le yin et le yang. Il est ainsi lorigine de la bipolarit, de lalternance qui va caractriser toute la pense chinoise. Le Taiji dsigne le ressort premier du dynamisme universel, caractris par le principe de mutation, essentiel dans toute la pense chinoise. Il est souvent mis en relation avec le Wuji qui dsigne le Nant absolu, le Sans limites, ou Sans Fate, cest--dire ce qui est dpourvu des limitations imposes par une vie particularise. Le Wuji, dsignant le Sans Fate, est lexpression de labsolue vacuit do tout procde par le Fate Suprme, le Taiji. Celui-ci constitue une frontire de notre temps ou le point culminant de notre espace, la limite de lespace-temps. Selon la conception de Laozi, le Taiji drive du Wuji, de la mme manire que lil y a (you ) nat de lil ny a pas (wu)5. Le Taiji quan repose ainsi dans ses principes sur les ides dalternance, de mutation, mais aussi dharmonie, puisque si le Taiji est la source du yin et du yang, il est aussi ce qui va permettre leur quilibre harmonieux. Ces aspects ont pu donner une image mystique du Taiji quan, contribuant le rduire et donc le transformer en une sorte de gymnastique mditative nayant quun intrt

    1 Celles de C. Despeux, Taiji Quan : art martial, technique de longue vie, puis de D. Wile, Lost Tai-chi Classics from the Late Ching Dynasty. 2 Ibid., Introduction, pp.XV-XVIII 3 Taiji Quan : art martial, technique de longue vie, Introduction, pp.9-11 4 Citons par exemple les crits attribus Wu Yuxiang (18121880), Li Yiyu (18321892) ou encore Yang Lchan (1799-1872). 5 Dao De Jing : le livre de la voie et de la vertu, trad. fr. C. Larre, 40, p.130-131

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    prophylactique. Mme si lenseignement le plus souvent dispens actuellement aurait tendance justifier cette opinion, celle-ci demeure errone pourvu que lon sen tienne lontologie de cet art martial. Car le Taiji quan est bien un art de combat, quoiquil diffre des arts dits externes, o laspect martial est bien plus visible, mais pas ncessairement plus efficace. Son entranement peut sembler plus doux, moins physique, mais il est extrmement rigoureux lorsque loptique du pratiquant est le combat. Notamment parce quil implique un travail dordre interne. La dimension martiale est bien prsente car elle est contenue dans le nom mme de la discipline : le terme quan dsigne le poing, mais dsigne la boxe. Sen tenir la seule signification de quan comme poing est rducteur par rapport loptique du Taiji quan. Fermer la main, afin den faire un poing, a des rpercussions importantes sur laspect nergtique : frapper du poing bloque la circulation de lnergie, et diminue lefficacit. Lide de boxe et, corrlativement, toute la dynamique stratgique et martiale imprgnent donc le Taiji quan.

    Plusieurs de ces aspects valent pour les arts martiaux de manire gnrale. Quelle est alors la spcificit du Taiji quan ? Celle de runir diffrents aspects qui se trouvent dans dautres pratiques, mais rarement tous en mme temps. Cette runion nest pas un simple amalgame : ce que propose le Taiji quan est trs homogne, car il repose avant tout sur un principe dharmonie, et dquilibre des opposs. Par ailleurs, la notorit actuelle dont peut jouir le Taiji quan contribue en faire un sujet trs riche. Les diffrentes conceptions, pratiques, tudes et histoires le concernant offrent un champ de recherche relativement vaste. Dans cette optique, et en regard de ce qui a t pratiqu et expriment en premire personne, laccent se fera sur le style Yang , un des plus rpandus avec le style Chen , toutefois plus ancien, en partant dun travail visant la fois le combat et le dveloppement de soi sur un plan nergtique et spirituel. Il reste videmment possible de dire quil y a autant de styles que de pratiquants de Taiji quan. Cependant, il y a aussi beaucoup de mauvais professeurs, qui ne travaillent ni laspect interne, ni laspect martial. Et ceux-ci constituent limmense majorit de ce qui se fait travers le monde. Que reste-t-il alors si ces deux lments essentiels ne se retrouvent pas ? Un bnfice pour le dveloppement de soi et qui est noter mme dans une telle pratique. La gestuelle propre au Taiji quan, sa lenteur et sa souplesse, son travail de mmorisation sont entre autres les traits communs des diffrents usages et ce qui participe de son intrt gnral. Un aspect quil faudra complter en ajoutant et/ou soulignant les lments idaux dune pratique qui regrouperait tous les points dcisifs du Taiji quan. Ceux-ci, pourtant divers, sont intimement lis dans leur essence.

    Un des premiers intrts du Taiji quan, en tant quart martial, est dimpliquer un important travail interne. Celui-ci, dans le cadre dune pratique idale, ne soppose aucunement laspect martial, et en constitue mme un lment dcisif concernant la gestion du combat. Il ne saurait donc tre une drive mystique qui priverait le Taiji quan dun certain pragmatisme crucial pour laffrontement. Autre lment, li ce premier aspect : la dimension prophylactique de cet art. Le Taiji quan fait appel dans ses concepts, et ce de manire trs nette, de nombreux lments provenant de la mdecine traditionnelle chinoise. Ce point se trouve renforc par une autre particularit : le Taiji quan est extrmement associ dans ses principes au taosme, philosophique mais surtout religieux. Tous ces lments (la dimension

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    interne, laspect prophylactique, linspiration taoste) se retrouvent dans dautres arts de combat, mais cest dans le Taiji quan quils sont le plus nets et surtout le plus facilement exploitables pour une investigation. Il existe dautres coles qui peuvent proposer une implication similaire de ces diffrents lments, comme le Ziran men par exemple, mais elles conservent un statut trs confidentiel et, peu connues, ne sont pratiques que par une minorit. Laspect litiste est loin davoir disparu du monde des arts martiaux Ainsi, malgr les querelles de chapelles, la notorit du Taiji quan contribue prcisment son intrt, puisquelle permet danalyser une pratique regroupant de nombreux adeptes, quels que soient leur niveau, leur ge, leur nationalit. Ce large panel ouvre la voie de trs nombreuses expriences, autant diversifies que possdant des points communs. Sur une ressource de pratiquants aussi tendue, il devient plus facile de dgager les thmatiques majeures. Une cole minoritaire nest pas sans intrt pour la pratique mais, dans le cadre dune investigation, il devient plus dlicat de confronter les diffrents points de vue si les sources sont peu nombreuses. Par ailleurs, les divers lments essentiels au Taiji quan doivent tre prciss dans leurs spcificits, en comparaison dautres pratiques corporelles (sport, sports de combat, yoga, mditation, etc.). Dautant plus que poser le Taiji quan comme un art martial renvoie galement la thmatique de lart. De nombreuses similitudes existent entre les arts martiaux et les arts plastiques, notamment avec la calligraphie. Ce sont toutes ces richesses, tous ces apports divers et varis, qui constituent lintrt dune tude sur le Taiji quan. Ce vaste champ de recherche permet en effet de suivre diffrentes pistes et voir o elles mnent pour, en dfinitive, dterminer le chemin qui semble convenir le mieux.

    2.2 Interne et externe

    Nombreux sont ceux qui distinguent les arts martiaux en deux catgories tanches : ceux dits externes, et ceux dits internes. Les premiers correspondraient un travail essentiellement physique, musculaire, alors que les seconds proposeraient plutt une pratique base sur la mditation et la respiration. Une telle sparation nest pas fausse, car elle accentue la dichotomie entre surface et profondeur qui caractrise la distinction entre interne et externe, mais elle reste malgr tout trop radicale, et par l insuffisante. Sil est important de comprendre ce que sont ces deux dimensions de travail, linterne et lexterne, cest parce que cela permet de saisir pourquoi le Taiji quan nest pas quun simple exercice spirituel ni mme un sport de combat. Un art martial complet doit combiner ces deux dimensions, sans quoi il tend se rduire lune ou lautre de ces pratiques. La plupart des pratiques actuelles des diffrents arts martiaux observe cette rduction, refltant ainsi trop partiellement la ralit de ce quest, ou au moins ce que devrait tre un art martial. Dans sa dimension interne, le Taiji quan, ainsi que les arts martiaux affilis cette catgorie, ne vise pas le dveloppement dune grosse masse musculaire, contrairement aux pratiques dites externes. Si la masse musculaire est moins importante, elle lest en tant que volume, et non en tant que structure. Le travail interne veut assouplir les muscles en les rendant lastiques et longilignes, loppos des masses musculaires larges et dures, recherches dans les arts martiaux dits externes, et mme dans de nombreuses pratiques sportives. Par

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    ailleurs, un art martial nest pas un sport de combat : il implique une dimension philosophique, voire spirituelle, qui en dtermine lessence propre. Un art martial se prsente comme une aptitude survivre au sein de son environnement, et une telle survie ne se limite ni un travail physique, ni un travail mditatif. Cest donc la combinaison de ces deux manires de pratiquer qui va dfinir lessence de lart martial. La proportion entre le travail interne et le travail externe varie selon lart pratiqu. Ainsi, dans le Jujitsu par exemple, le travail serait majoritairement externe, alors quil serait majoritairement interne dans le Taiji quan. Si les deux dimensions ne peuvent tre spares, prcisment parce quelles sont complmentaires, il faut cependant admettre que la majorit des pratiques actuelles adopte une telle scission. Lenseignement propos sloigne alors des intentions originelles de lart. Particulirement en ce qui concerne le travail interne. En ralit, il semble que trs peu dcoles et de professeurs soient en mesure de proposer un vritable travail interne, ce qui en complexifie lexprimentation et la conceptualisation. Le travail interne doit par consquent tre problmatis, mme avec une dfinition initiale demeurant partielle, pour expliciter loriginalit de linteraction psychophysique dans le Taiji quan. Le fondement du travail interne implique un bouleversement radical non seulement dans la structure de lindividu, mais aussi, corrlativement, dans son rapport au monde, lexistence. Cette volution sappuie sur une intriorisation des principes. Autrement dit, il nest pas question dapprendre une multitude de techniques qui seraient terme tenues distance, comme un simple savoir thorique. Au contraire, ce qui est recherch, cest le dveloppement de qualits, qui nenferment pas le pratiquant dans un conditionnement spcifique, mais lui permettent de sadapter la situation. Corrlativement, cette pratique sappuie sur lessor dune vritable intelligence somatique, associe au dploiement de la sensibilit proprioceptive. Ce qui est en jeu relve donc dun travail sur le rapport au corps-propre, cest--dire le corps tel quil est vcu. La recherche dun quilibre guide une telle pratique, jusqu modifier lapprhension du monde. La perspective est holiste. Il sagit dunifier lhomme dans ses diffrents lments, ce qui implique ncessairement une complmentarit du travail externe et du travail interne.

    Se limiter effectuer un travail nergtique est inutile sil ny a pas de structure corporelle pour accueillir et conserver lnergie cre. La pratique du waigong , cest--dire du travail externe doit donc sarticuler imprativement celle du neigong , cest--dire du travail interne. partir du moment o le corps est capable de conserver lnergie cre, le travail interne commence porter ses fruits. Le stade de lapprentissage doit donc avoir t dpass. Tant que le mouvement nest pas matris par le corps jusqu devenir une seconde nature, lattention est focalise sur le geste, et la pratique reste trs externe. La dimension interne commence vritablement lorsquil ny a plus dattention du mental, de la pense, vis--vis du corps, plus prcisment du corps-propre. Sil est indispensable que la conscience atteigne un certain niveau de disponibilit pour rentrer vritablement dans la pratique, interne et externe y contribuent par leur participation mutuelle, penser sur un mode dialectique. Cest cette condition que la pratique peut tre complte et vraiment efficace.

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    Par ailleurs, la spcificit du travail interne est dimpliquer une pratique non-physique. Un travail physique est donc au pralable indispensable pour installer cette pratique, mais concernant le travail interne en tant que tel, lessentiel nest pas physique. Quel est-il ? Seules les grandes lignes seront esquisses dans cette introduction. Il sagit dun travail bas principalement sur la respiration, lnergie et lactivit mentale. Le souffle est en effet un lment dterminant dans les arts martiaux. La notion de qi (ki en japonais) y est centrale. Dans la pense chinoise, et particulirement chez Zhang Zai , elle constitue galement un lment majeur de toute la cosmologie, mais aussi de la conception du corps. Lunivers, et tout ce qui en fait partie, donc le corps, est compos de qi. Si la traduction littrale de souffle renvoie au phnomne de la respiration, il convient de dnoncer la rduction dune telle interprtation. Le qi est comprendre avant tout comme une nergie qui vient composer tout corps, dans lacception que la physique retient de ce terme. Il est donc prfrable de le traduire par le compos souffle-nergie, afin de mieux retranscrire la dynamique quil suscite dans le travail interne et la pratique du Taiji quan en gnral, particulirement en ce qui concerne linteraction psychophysique. Ce souffle-nergie induit en effet une approche dynamique de ltre humain, qui participe du dpassement de la dichotomie corps/esprit. Si lhomme est nergie, il est mouvement, changement : son inscription dans le monde impliquera invitablement la recherche perptuelle dun quilibre. Dans une dmarche inchoative, ce sera mme une harmonisation plus quune harmonie qui fera lobjet de cette qute. En effet, lattention ne se porte pas uniquement sur le souffle-nergie comme principe respiratoire, mais encore comme lment nergtique. Ces deux dterminations (nergtique et respiratoire) se distinguent autant quelles se rassemblent, dautant que la pratique interne met laccent sur les nergies qui circulent dans le corps. Ainsi, la pratique amne faire concider dans le travail interne le physique et le mental. ce niveau de la pratique, la pense ne peut tre abstraite de son ancrage charnel. Do cette interaction caractristique du travail interne : le mental agit sur le corps-propre, au point que les mouvements extrieurs puissent devenir la consquence de ce qui se passe dans cette nouvelle forme dintriorit, quil est possible de rsumer lide de conscience attentive, et non intentionnelle. Ltat de conscience propre au travail interne doit en effet tre spcifi : une distance est introduire avec ce que la phnomnologie dveloppe comme structure intentionnelle de la conscience. Un changement de lattitude de la conscience intervient dans la pratique du Taiji quan, qui pourrait sapparenter un tat proche de lhypnose, ce que dveloppe J.-F. Billeter dans ses tudes sur Zhuangzi , voire une conscience non-intentionnelle (qui ne sera pas pour autant une conscience vide). Car lesprit peut aussi se laisser guider dans son cheminement par ce que le corps lui transmet, plutt que de calquer sur lui une grille de lecture qui ne lui convient pas. Reste un certain va-et-vient entre le corporel et le spirituel, qui entrane une volution, par la pratique du Taiji quan, la fois de leur interaction et de leur nature. Ce travail en aller-retour amne redfinir sans cesse ce que corps et esprit sont en soi et lun pour lautre, comment ces termes et leur relation est amene se transformer. Car ils se renforcent lun lautre, du fait dune participation mutuelle. Pour cela, encore faut-il quils aient un objectif bien prcis, qui leur permette cette volution. La perspective du travail interne dans le Taiji quan ne vise

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    pas la simple mditation ou lexercice spirituel : cest laffrontement avec le monde et avec soi-mme qui prdomine. Linteraction psychophysique mise en uvre dans cette pratique tmoigne dune existence en crise, conduite se battre.

    2.3 La dimension martiale

    Le Taiji quan est un art martial. Ce point est crucial car il vite de se fourvoyer dans une vision tronque de cette pratique, comme simple gymnastique mditative, qui aurait des incidences sur la spcificit de linteraction psychophysique qui la caractrise. Une perspective plus sportive ou plus mystique engagerait un rapport diffrent, insistant moins sur cette dimension critique. Dans une pratique martiale, la confrontation est pense en termes de peur, de danger et de survie. Autrement dit, cette pratique se fonde sur une tension essentielle, qui tend nanmoins vers une harmonisation. Puisque cet art doit permettre de se dfendre contre un ou plusieurs adversaires, en dcoule une fonction et un rapport prcis du sujet face lautre, mais aussi face au monde et surtout face lui-mme. Un tel objectif de dfense conditionne la pratique et conduit envisager la dfense au-del de ladversaire physique, correspondant limage de laltrit. Se dfendre doit aussi tre compris comme se dfendre contre soi, et contre le temps. Contre soi, parce quun travail est effectuer au niveau motionnel ou, de manire plus gnrale, au niveau psychologique. Cela permet de se dfendre contre un adversaire sans perdre ses moyens, que ce soit par la peur, la colre, les interdits moraux, etc., mais aussi de se surpasser dans la pratique, et de surmonter le dfaitisme, la paresse, etc. Contre le temps, parce que la pratique du Taiji quan possde une dimension prophylactique et sinscrit ainsi dans la dure : il sagit de se dfendre contre lusure du temps sur la globalit de la personne. Laspect martial est important encore parce quil oblige distinguer plusieurs niveaux dans la pratique. Trs sommairement, cela veut dire avant tout diffrencier lentranement du combat. Lentranement ne sera jamais le combat. Mme dans le cadre de pratiques trs physiques trs externes o de nombreux changes ont lieu, un cadre demeure et maintient les protagonistes lintrieur dun lieu social rempli de conventions et de rituels. Plus exactement, lentranement sinscrit dans un ensemble de dterminations. Une salle, un professeur, des protections, etc. Il sagit toujours dun change trs codifi, et qui donc vince llment chaotique constituant en propre le combat. Certes, lchange peut parfois se rvler extrmement violent, mais tant quil est circonscrit au cadre de lentranement, il reste dtermin. Son intrt est de confronter les techniques apprises une relative ralit. Mme si certaines limites sont poses, le partenaire est moins conciliant que lors de lapprentissage, et plus libre de ses actions et ractions. Tout cela reste relatif, car lchange pendant lentranement ne peut dire vrai tre fondamentalement violent. La violence, comme volont de nuire, de blesser, comme abus de force ne saurait tre tolre dans un lieu dapprentissage, puisquelle contrevient ce qui rgit un tel espace. Sil peut donc tre question dune certaine tonicit, parfois mme brutale, il nest pas rellement question de violence. Lentranement reste une prparation, une ducation. Un enseignement. Ltymologie de ce dernier terme rappelle quenseigner, du latin insignire, signifie indiquer. Lindication nest pas encore la destination, aussi est-il important de

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    conserver lesprit que lentranement reste un moyen, et non une fin dans loptique de survie contenue ontologiquement par les arts martiaux.

    Ceci dit, le chemin est tout aussi intressant que le but final. Il est dailleurs souvent question de voie, cest--dire de dao (ou d en japonais), au sein des arts martiaux. Ce qui ne prive pas pour autant lidal de son importance, ft-il asymptotique. Lentranement vise une connexion du pratiquant avec son instinct, en se rapprochant le plus possible de la ralit, quoiquil ne parvienne jamais latteindre. Aussi est-il important de ne pas se leurrer sur le travail effectu pendant lentranement. Llment de chaos qui dfinit le combat encourage cette distinction, puisque confondre combat et entranement, cest se mettre dans une situation dangereuse. Contrairement aux codes qui dterminent et pour ainsi dire capitonnent lentranement, le combat se dfinit par limprvisibilit. Tout devient potentiellement dangereux puisque tout peut tre utilis, quil sagisse des objets (meubles, ustensiles, etc.) ou de lespace en tant que tel (mur, pont, etc.). Si lentranement peut parfois observer pour seule et unique rgle celle de ne pas blesser, le combat nest lui guid que par un seul motif, relevant de linstinct : survivre. Cet aspect invite rechercher ce quil peut y avoir au fond de soi, quelles ressources sur lesquelles il est possible de renouveler son rapport au monde, sappuyant sur une vritable harmonie. Pour cela, la composante motionnelle doit absolument tre prise en compte dans la prparation car celle-ci peut sexprimer de manire tout fait inattendue dans une situation de crise. Et le combat est une situation de crise. Il implique une perte des repres, une dstabilisation. Il fait retour au sentiment primitif que le monde est un obstacle, un ennemi. Lenvironnement devient menaant, bien quil puisse galement tre exploit comme un avantage. Il est intressant de rappeler ici ltymologie du terme crise, krisis (), qui dsigne laction de juger. Effectivement, un jugement est prononc lors du combat. La ralit, auquel le pratiquant se confronte, donne son verdict quant la qualit de lentranement. Car toute technique douteuse ou incertaine est immdiatement sanctionne, et le champ des possibles sen rduit dautant plus. La technique nest pas tout. Puisque le combat est chaotique, la capacit de raction, cest--dire de ragir en adquation avec la situation, est trs lie lmotionnel. La gestion des motions est dune importance cruciale car cela peut entraver ou amplifier ce qui a t appris. Par ailleurs, le combat est chaotique car il suscite de la spontanit dans les ractions, dans les rflexes, notamment chez celui qui se dfend. Telle ide renvoie la notion chinoise de ziran , qui dsigne autant ce qui est naturel que ce qui est spontan. Ce sont ces diffrents lments qui donnent une perspective particulire linteraction psychophysique dans la pratique du Taiji quan comme art martial. Du fait dune relation peu ordinaire avec lenvironnement, et par consquent avec soi-mme, des aspects indits apparaissent. Pour nen donner ici quun bref aperu, il est important de sinterroger sur ce qui permet lindividu de ragir naturellement, instinctivement, et ce qui peut lentraver, le pnaliser dans cette capacit. Loptique de survie implique par le combat prsuppose, et mme impose, de rnover la stratgie de linteraction psychophysique, entre tension et harmonisation.

    Par consquent, lart martial ne saurait tre confondu avec le sport. Le sport, ft-il un sport de combat, comporte des rgles. Aussi brutal puisse-t-il tre, le sport

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    restera un jeu, circonscrit dans des limites codifies. Par exemple, des rgles darbitrage contraignantes mnent ngliger de nombreux possibles. Cest que le sport reprend pour une bonne part les problmatiques de lentranement. Lorsque lart martial invite se placer dans une ralit daffrontement sans filet, et mme le ncessite, le sport maintient des barrires de scurit. Ce qui fait aussi son intrt, puisquil reprsente avant tout une dimension ludique, quil nest pas question de dnigrer. Il faut juste ne pas se leurrer sur ce qui est propos. Un systme de comptition est le propre dun sport de combat, et non dun art martial. La comptition respecte les rgles du sport. Elle limite. Rassure. Cela est absent du combat. Certes, la comptition peut tre stimulante, et lmulation propre la pratique sportive est galement trs saine. Mais, encore une fois, il ne faut pas se leurrer. Une comptition de karat ou de judo nest en rien reprsentative de ce qui pourrait advenir dans une situation daffrontement relle. Les rgles posent des interdits, et cette codification va lencontre de laspect chaotique auquel doit prparer lart martial. Lorsquil est interdit de saisir les jambes, ou mme de balayer, les coups de pieds hauts sont plus faciles donner, car il ny a pas de risque de saisie ou de chute. Lorsquil est interdit de frapper du poing au visage, alors la garde et la distance ne sont plus les mmes que si cela tait permis. Redisons-le : loptique devient ludique, alors quelle doit tre vitale. Preuve en est que toutes les techniques dangereuses mais qui comptent parmi les plus efficaces sont interdites par les diffrents rglements.

    La dimension martiale implique aussi lide de cas par cas. La thorie nest rien sans une capacit la mettre en pratique. Le principe se retrouve dans la mdecine, qui soigne des patients, et ne peut donc se contenter de rgles gnrales. Quelle distinction cela induit-il avec le sport ? La comptition, qui conduit une drive sportive de certains arts martiaux, amne juger de la valeur dune frappe en fonction dun protocole standardis, qui ne prend pas toujours en considration lobjectif de neutralisation de ladversaire. Rappelons que pour beaucoup de ces rglements, la frappe ne doit pas tre trop puissante sinon elle est sanctionne. Or, dans la ralit, si la frappe nest pas suffisamment puissante, cest ce moment-l quelle est immdiatement sanctionne, puisque ladversaire est encore en tat de riposter, donc de combattre. La comptition se limite souvent de la touche, au demeurant trs superficielle. Mais chaque personne a ses propres limites de sensibilit, et une telle superficialit ne peut en rendre compte. Qui plus est, il existe aussi plusieurs niveaux de frappe, cest--dire plusieurs manires dutiliser la force et lnergie en frappant un adversaire. Certaines, si elles restent trs discrtes laune dun regard externe, nen sont pas moins dvastatrices puisquelles mettent en application des principes internes. Autrement dit, ce qui serait valable pour une personne ne lest pas ncessairement pour une autre, mais seule la ralit peut en offrir un critre efficace.

    Un art martial ne peut pas non plus se rduire une pratique mditative. L encore, lide de tension, de crise, est fondamentale, mme si la mditation, prsente dans la pratique martiale, exprime aussi cette situation, car elle fait remonter la surface tout ce que lesprit refuse souvent de voir. La confrontation engage alors le pratiquant contre lui-mme. Nanmoins, cela ne saurait rsorber ltendue de la dimension martiale, mme si, dans la pratique dite interne, il est possible de

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    retrouver certains points de comparaison, et mme des travaux identiques, notamment aux niveaux respiratoire et nergtique. Loptique reste diffrente. Si un art martial dit interne comme le Taiji quan peut contenir une dimension prophylactique qui offre plusieurs passerelles avec des pratiques de mditation, sa finalit nen demeure pas moins le combat. Or ce point est trop souvent nglig. Ne pas tenir compte de la porte des mouvements en vue de laffrontement physique perturbe la structure de cet art. Les mouvements effectus ont pour finalit le combat. Les pratiquer dans une autre optique, cela nest assurment pas dpourvu de tout intrt, mais il faut alors avoir lesprit que les repres martiaux, qui donnent la justesse des mouvements, ne sont plus pris en compte. Autrement dit, la pratique se dgrade, puisquelle ne vise plus son objectif primordial, essentiel.

    Toutefois, laspect martial vise galement une meilleure sant, puisquil sagit de renforcer sa sant, et mme sa personne, dans un processus de culture de soi. Mais cet effort est dautant plus productif quil est li la perspective du combat. Celui-ci prsuppose en effet de possder une structure suffisamment solide. Se prparer au combat, cest dj sinscrire dans une amlioration de sa sant. Par consquent, la signification des gestes est cruciale. Les mouvements des diffrents styles de Taiji quan, lorsquils ne sont dicts que par la sensation subjective, se tiennent lcart de lefficacit martiale. Or, la pratique sinscrit dans un rapport pragmatique avec son environnement. Sans cela, elle loigne de la ralit, et peut mme conduire dvelopper des aspects mystiques. Vouloir reproduire absolument les sensations que ressent le matre nest pas forcment un atout pour intrioriser lart et le rendre efficace pour soi. Ainsi, les mouvements du Taiji quan doivent tablir une correspondance entre laspect nergtique et le ct technique. La justesse de la technique produit des incidences positives sur le plan nergtique. Et cependant, la rciproque nest pas ncessairement vraie, sans quoi il suffirait de pratiquer un qigong statique pour acqurir toutes les qualits martiales. L encore, la perspective martiale est essentielle quant lapprhension spcifique de la personne humaine, entrecroisant les sphres du thorique et du pratique. Car en conservant une attention soutenue sur lapplication des mouvements, certaines dformations sont automatiquement vites. La pratique implique des repres qui dfinissent la finalit des mouvements. Ainsi, plus globalement, des similitudes existent entre diffrents types de pratiques, mais leur intention fondamentale, parce quelle distingue chacune delle essentiellement, les empchera de mener au mme rsultat.

    3. De la phnomnologie au taosme : entre mthode et comparaison

    3.1 Les apparaissants de la phnomnologie

    Convoquer la phnomnologie en vue dtudier le Taiji quan, dorigine chinoise, peut sembler peu propos, mais la phnomnologie nest pas une philosophie comme les autres. Elle constitue avant tout une mthode. L o dautres courants de pense appliquent au monde un systme, allant parfois jusqu le plaquer de manire ad hoc, la phnomnologie part du sujet et de son rapport au monde. Pas question de sattacher aux dogmes dune doctrine : cest une manire denvisager le monde, de philosopher. Un aspect parfaitement vu par E. Lvinas :

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    La phnomnologie unit des philosophes, sans que cela soit la faon dont le kantisme unissait les kantiens ou le spinozisme, les spinozistes. Les phnomnologues ne se rattachent pas des thses formellement nonces par Husserl, ne se consacrent pas exclusivement lexgse ou lhistoire de ses crits. Une manire de faire les rapproche. Ils saccordent pour aborder dune certaine faon les questions, plutt que pour adhrer un certain nombre de propositions fixes. 1 La phnomnologie a donc en propre dtre une pense en mouvement, vivante. Ce qui se voit trs nettement dans luvre dE. Husserl, qui a retravaill ses ides jusquau dernier jour de sa vie. Ce qui permet galement E. Lvinas de dfinir cette uvre la fois majeure et massive comme un prototype plutt quune technologie. De ce prototype, certaines ides seront pourtant retenues, tout fait justifies pour le prsent projet. Quel usage sera fait ici de la phnomnologie ? La littrature phnomnologique est vaste, immense et, pour une grande part, ne concerne pas cette enqute. Certains choix se sont donc imposs, tant au niveau des auteurs que de leurs propos, du fait que lobjet de cette rflexion, savoir le Taiji quan, et plus prcisment le rapport entre corps et esprit quil dveloppe, conduit formuler des critiques, poser des limites vis--vis dacquis trs occidentaux de la phnomnologie. Dautant que le Taiji quan trouve son fonds spirituel dans un courant philosophique chinois, le taosme. Do la ncessit de comparer phnomnologie et taosme, dans leurs similitudes comme dans leurs divergences. Car cest aussi cette mise en relation avec la philosophie chinoise qui a suscit lusage de la phnomnologie plus que dun autre courant philosophique occidental : la phnomnologie dvoile, sur de nombreux points, une connivence avec la philosophie chinoise. La philosophie chinoise a certes dvelopp un appareil conceptuel important, notamment concernant la personne humaine : pourquoi et en quoi est-ce alors lgitime de convoquer la phnomnologie dans le cadre dune telle tude ? Tout dabord parce que la confrontation de diffrents points de vue est la base de toute vritable intention philosophique. Plus encore, ce que la phnomnologie a pu poser au sujet de la personne humaine, de son rapport au monde, lautre, ainsi qu soi-mme, de nombreuses ides apparaissent non seulement pertinentes mais encore communes avec la pense chinoise. La manire dont la phnomnologie analyse et thmatise la structure de ltre humain, principalement chez E. Husserl et M. Merleau-Ponty, apporte de nombreux clairages sur cette pratique du Taiji quan, parfois trop cloisonne dans son monde dorigine, dautant quelle intresse de plus en plus de pratiquants, notamment occidentaux. Lintrt de convoquer ici la phnomnologie est de permettre lanalyse de cette pratique sans en dnaturer le fonds philosophique, tout en y apportant un regard neuf. La phnomnologie va en effet plus loin que la simple idologie conceptuelle, structure en un systme appliqu au monde. Elle part de lexprience vcue, et donc elle part du monde, avant den tirer des conjectures. La phnomnologie prend pour point de dpart lexprience en tant quintuition sensible des phnomnes afin dessayer den extraire les dispositions essentielles des expriences ainsi que lessence de ce dont lexprience est faite. En ce sens, elle trouve ici toute sa lgitimit afin de proposer une nouvelle perspective de rflexion sur les arts martiaux. Ses outils conceptuels

    1 En dcouvrant lexistence avec Husserl et Heidegger, II, Rflexions sur la technique phnomnologique, p.111

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    intressent tout particulirement lexamen dune pratique corporelle. Lentrelacement rgulirement voqu entre corps et esprit, notamment avec la notion de Leib, ou chair, est extrmement pertinent lorsquil pntre le registre dune pratique mlant intimement le physique au psychique, comme ce peut tre le cas dans le Taiji quan, surtout au niveau de sa dimension interne. Le travail interne dans les arts martiaux permet en effet douvrir un nouvel horizon de rflexion pour la phnomnologie, tout comme la phnomnologie est en mesure de proposer de nouvelles optiques sur ces pratiques dites internes.

    Pour cette raison seront avant tout retenus les lments dvelopps par E. Husserl et M. Merleau-Ponty. Ces deux penseurs ont en effet offert des perspectives de pense considrables concernant le corps, mais aussi, corrlativement, la personne humaine. Les notions de Leib, de chair, mais aussi de Seele ou de visible et dinvisible, seront prcieuses pour cette tude. Elles proposent de fait une vision complexe et dynamique de lhomme, au-del dune dichotomie rductrice entre corps et esprit, et qui nest pas sans rappeler, dans une perspective nanmoins diffrente, linteraction entre le yin et le yang. Ainsi, bien quelles diffrent des analyses chinoises, elles offrent tout de mme des possibilits de passerelles intressantes, qui permettent un claircissement mutuel, mais aussi une r-interrogation des acquis occidentaux. Par ailleurs, les analyses dE. Husserl sur le temps, la kinesthse ainsi que la structure de la conscience intentionnelle auront galement toute leur place, de par leur intrt. condition, cela dit, de maintenir ouverte la possibilit denvisager de nouveaux horizons ses dveloppements, grce aux innovations quil est possible dexprimenter dans la pratique du Taiji quan. Car jusquo va la conscience en phnomnologie ? La conscience y est dsigne comme tant toujours conscience de quelque chose, mais cela nest pas si sr en Orient. La pratique du Taiji quan invite notamment remettre en question cette conscience intentionnelle, mise en difficult sur certains points du travail interne, mais aussi par lintgration de certaines qualits1. La conscience peut dsigner les fonctions mentales (qui ont donc toujours un objet), mais de faon ultime, la conscience peut aussi tre comme lorigine de toute chose et ne devient conscience de quen arrivant la dualit. Une dualit souvent remise en question, voire simplement ignore dans les penses de lOrient. Dautant que celles-ci voquent rgulirement un stade ultime de la conscience, synonyme dveil, et qui soppose une conscience discriminante et trs langagire. ce niveau, il ny aurait mme plus besoin de parole. Une pratique comme celle du Taiji quan tend ainsi rintgrer une conscience non-duelle (cest--dire sans de). Le cadre du prsent projet est celui dune phnomnologie exprimentale, et la pratique du Taiji quan nous invite penser un autre mode de conscience, bas sur lide de vigilance, qui se fait lcho de ce contexte de crise. Do un regard plus attentif sur les diffrents rgimes de lactivit quil est possible de reprer dans le comportement humain. Nous nagissons pas en effet de la mme manire selon ce que nous faisons, le degr dimplication que nous y mettons, sur quelque niveau que ce soit (psychique, physique, nergtique, etc.). Autrement dit, il ne faudra pas se contenter

    1 Une constatation dj effectue au demeurant, en envisageant la thmatique des habitudes, notamment par N. Depraz (Lucidit du corps : pour un empirisme transcendantal en phnomnologie), J. Dodd (Idealism and corporeity : an essay on the problem of the body in the Husserls phenomenology) ou K. Arp (Husserlian intentionality and everyday coping, in Issues in Husserls Ideas II)

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    dobserver ces diffrents rgimes de lactivit, il faudra encore les provoquer afin de les examiner, et voir comment il est possible de passer dun rgime lautre, et sil y a continuit ou non entre eux. Prcisment, cest mme la discontinuit de la conscience dans ces changements de rgimes qui sera intressante, au mme titre que de nouveaux types darticulation des diffrents composants de ltre humain, dpassant le simpliste schma dualiste corps / esprit. Par consquent, cest parce que cette tude a pour principal objet linteraction qui se joue en lhomme entre ses diffrentes composantes dans le cadre de lactivit que de nombreuses autres figures de la phnomnologie seront vinces. M. Heidegger, ne sintressant quasiment jamais au rapport entre corps et esprit, ne concerne donc pas la problmatique ici pose. En revanche, certaines de ses analyses concernant le temps et le rapport la mort apportent des lments de rflexion judicieux, afin de creuser lambigut de cette tension dfinissant la pratique martiale. De la mme manire, J.-P. Sartre sera principalement utilis pour ses analyses directes dE. Husserl, en tant que littrature secondaire donc. En effet, ses rflexions personnelles, que ce soit sur le corps, laltrit ou limagination, nont pas paru majeures et concerner directement cette recherche, plaant la rflexion sur un angle diffrent. De mme, quoiquil ait tudi de prs la thmatique du corps, M. Henry la plutt positionn sur laxe de la rflexion biranienne. Et sil soulve des points intressant directement ce travail, notamment sur les tats de conscience mis en place pour des habitudes, ils restent cependant assez peu nombreux pour en faire une rfrence cruciale. Enfin, deux dernires figures interviendront sur un mode un peu plus complexe. P. Ricur apparatra bien sr dans le cadre de la littrature secondaire dE. Husserl. Toutefois, le premier volume de son ouvrage Philosophie de la volont sur le volontaire et linvolontaire comporte de nombreux lments de rflexion qui intressent directement cette tude et seront donc mobiliss : le champ des motions, ainsi que ce qui dpasse la volont du sujet de laction. De mme, E. Lvinas apparat lui aussi dans la littrature secondaire de Husserl mais, quoique ses analyses sur le corps soient peu nombreuses, cest surtout sur les thmatiques de laltrit et de la mort quil apparatra comme une rfrence essentielle. Et cependant, son traitement trs religieux, trs mystique, empchera la pleine utilisation de ses ides, qui seront limites aux grandes lignes du rapport lautre dans le cadre de la pratique martiale.

    3.2 Les chemins de traverse du taosme

    Le taosme constitue la base philosophique du Taiji quan. Cependant, il convient de rappeler que le Taiji quan na pas fait lobjet dun discours labor ds son origine. Il sagit au dpart dune pratique populaire qui appliquait certains grands principes de la pense chinoise sans ncessairement de volont explicite et assume de sy rfrer. Qui plus est, le premier lien seffectuer entre le taosme et le Taiji quan est situ dans le champ du taosme religieux, et non du taosme philosophique. Car il existe trois aspects du taosme : philosophique, religieux et politique. Ce sont les deux premiers (respectivement dnomms daojia et daojiao ) qui intresseront cette tude, le troisime tant plac sur une perspective hors du champ de cette recherche et ne la concernant donc pas. Mais tout

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    ne sera pas pertinent non plus dans ces deux types de taosme. Le taosme religieux, le premier stre intress au Taiji quan, sera utilis de manire trs pragmatique, dans ses grands principes plutt que dans ses effectuations concrtes. Le taosme est une religion qui sest intress majoritairement au corps. Les grandes religions monothistes mais galement le bouddhisme entretiennent un rapport souvent ambigu avec le corps, pos la fois comme moyen datteindre Dieu1 et comme un objet de pch ou, au mieux, comme un obstacle dont il convient de se dtacher pour atteindre la batitude, le bonheur. Au contraire, le taosme a dpass une telle ambivalence et pens positivement le corps, limpliquant dans la recherche de limmortalit et dans lamlioration de son existence. Les pratiques de longue vie constituent un aspect majeur de cette religion, tendant amliorer la sant de lhomme, mais aussi affiner le rapport son propre corps. De fait, cest un tel objectif qui cra un rapport entre la religion taoste et le Taiji quan, celui-ci ayant dvelopp dans sa dimension interne un aspect prophylactique. Une telle connexion va galement justifier la rfrence aux pratiques dalchimie intrieure (neidan ), galement trs prsentes dans le taosme religieux. Ces pratiques de mditation (pour les rduire sous un terme gnrique) ont en effet cherch raffiner les principes nergtiques contenus dans le corps humain, toujours dans cette mme intention de prolonger la vie jusqu limmortalit. Le travail sur le souffle qui y est effectu rvle de nombreux liens, avec notamment les exercices de qigong qui sont un lment essentiel de la pratique du Taiji quan. Les principes de lalchimie intrieure, dans sa dimension prophylactique, permettent ainsi dapprhender plus facilement certains principes des arts martiaux internes, prcisment dans ce quils ont dinterne. Mais les liens qui seront convoqus ne concerneront que trs peu laspect martial du Taiji quan, ou tout du moins pas directement. Laspect martial et laspect prophylactique tant intimement connects, des passerelles apparatront, mais sans relever dun rapport dimmdiatet. Par exemple, cest leur comparaison qui rvle que les principes de circulation de lnergie qui sont luvre dans les pratiques de longue vie prsentent des similitudes avec la manire dutiliser lnergie contre un adversaire. Dailleurs, ces diffrents objectifs se nourrissent lun lautre : mobiliser de la puissance contre un ennemi aidera la gnrer au sein de lindividu lui-mme.

    Lalchimie intrieure nest pas lunique rfrence intervenir dans le cadre du taosme religieux. J. Needham a galement montr tout au long de son travail titanesque (Science and civilisation in China) que ce courant fut intimement li aux sciences de son poque, contribuant leur dveloppement, particulirement la mdecine traditionnelle chinoise. Le corps fut en effet un objet de spculations tel quil a suscit et permis de nombreux progrs, que ce soit dans les sciences en gnral ou la mdecine en particulier. La comprhension du corps en Chine est en effet radicalement diffrente de celle propose en Occident. Elle repose moins sur une conception dualiste que moniste, et met laccent davantage sur la sensibilit proprioceptive, cest--dire le corps-propre, que sur le corps-objet, en sintressant la

    1 La thmatique du corps glorieux. Sem dans la corruption, le corps ressuscite, incorruptible; sem dans l'ignominie, il ressuscite glorieux ; sem dans la faiblesse, il ressuscite plein de force; sem corps animal, il ressuscite corps spirituel. S'il y a un corps animal, il y aussi un corps spirituel. (Saint Paul, Premire ptre aux Corinthiens, 15, 42-44)

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    dimension nergtique non plus du corps mais de ltre humain pris dans sa globalit. Lusage parcimonieux des thories de la mdecine traditionnelle chinoise conservera leur propos stricto sensu. En revanche, les rfrences lalchimie interne seront bien plus prudentes, tout comme ce qui concerne le taosme religieux en gnral, pour viter toute forme de mysticisme, et maintenir une vue pragmatique. Au risque daller contre laspect historique de ces pratiques de longue vie, cest leur contenu latent qui sera retenu, et non leur contenu manifeste. En effet, suivre la description littrale de pratiques dalchimie ou de rituels taostes dboucherait sur des pratiques non irralistes, mais dont le mysticisme, voire lsotrisme, constituerait une barrire, de par leur hermtisme. Aussi farfelues que puissent paratre ces pratiques, elles reposent toutefois sur des principes pertinents et fiables. Dans une logique de phnomnologie exprimentale, cest la dimension empirique et pragmatique qui sera privilgie, pour viter les hypothses occultes, tout en reprant la base philosophique sous-jacente au rite. Par exemple, une pratique laquelle il est souvent fait rfrence dans la religion taoste est celle de la vision intrieure (neiguan ). Celle-ci, dans ses descriptions relevant de lhistoire de la religion, apparat comme la visualisation prcise du dieu dun organe (chaque organe ayant un dieu spcifique), avec tous ses attributs et ses traits distinctifs, afin de soigner lorgane en question. Telle pratique ne convainc pas qui sen tient un examen scientifique des faits, car le dieu ne saurait tre observable au microscope. En revanche, le principe qui la soutient semble plus pertinent prendre en considration : visualiser un organe, focaliser son attention dessus, en vue de ressentir les flux dnergie qui y circulent. Plus globalement encore, tre lcoute du corps et prendre conscience de ce qui sy passe. Cela est un point extrmement important dans la pratique interne. Ainsi, cest surtout un usage mtaphorique qui sera fait du taosme religieux, dans le sens o il sagira dapercevoir, derrire la description sotrique, le principe qui relvera plus de la mdecine traditionnelle chinoise ou du taosme philosophique.

    Les spcialistes saccordent difficilement au sujet des auteurs qui appartiennent vritablement ou pas au taosme philosophique. Si Laozi fait lunanimit, il semble cependant tre le seul et au demeurant assez vague. Il constituera certes une rfrence invitable mais son style potique et vasif ne dpassera que rarement les grands principes. Il peut intresser des champs aussi diffrents que lart, la politique, la stratgie, la morale, et cest sans doute ce qui fait que ses crits ont nourri la religion taoste et que le personnage a mme t canonis, non sans tre aurol dun nimbe de mystre. Il reste invitable car les axiomes au fondement de sa pense ont t une source dinspiration majeure concernant le discours qui a t labor sur le Taiji quan. Dautres rfrences affilies au taosme philosophique sont moins pertinentes convoquer ici. Le Huainanzi (ouvrage linitiative de Liu An , au IIe sicle avant J.-C.), tout comme le Liezi (mme poque), bien que sintressant certaines des thmatiques prsentes (alchimie interne, mdecine, etc.), ne constituent pas pour autant de rfrences dterminantes. Ils reprennent en effet beaucoup de ce quil est dj possible de lire chez Laozi, mais surtout chez Zhuangzi. Ils ne seront donc mentionns que pour apporter des prcisions. La rfrence majeure qui imprgnera cette recherche

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    est le Zhuangzi. Si laffiliation de ce penseur au taosme a pu tre conteste1, ce dbat est ici hors-sujet et cest uniquement ce qui peut servir lobjectif de cette tude qui sera considr. Zhuangzi ne constitue pas non plus, historiquement, une source centrale de la philosophie propre au Taiji quan. Et cependant, au-del de cette incohrence historique, son intrt est apparu comme lumineux et indispensable. Plusieurs de ses thmatiques simposent en effet car elles regardent directement la problmatique du prsent projet, clairant diffrents aspects de la pratique du Taiji quan, et plus gnralement la dimension interne de tout art martial. De nombreux concepts propres cet auteur trouvent toute leur lgitimit pour une apprhension quelque peu novatrice des arts martiaux. Qui plus est, ils permettent de mieux saisir certains points parfois obscurs de la pratique, mais aussi certains objectifs propres au travail interne. De surcrot, comme a su le montrer J.F. Billeter dans ses diffrents travaux sur Zhuangzi, une certaine parent relie lapproche de cet auteur celle de la phnomnologie, qui tient un rle crucial ici. Une telle connivence renforcera lintrt dune comparaison entre les deux philosophies, dautant plus que lapproche de Zhuangzi repousse certaines limites de la phnomnologie.

    Toutefois, mme si le rfrentiel principal demeure le taosme, et surtout celui de Zhuangzi, il faut rappeler que la thorisation du Taiji quan implique dautres courants de pense. Plusieurs auteurs, de diffrentes poques, ont marqu llaboration dune philosophie propre au Taiji quan. Ainsi, Zhang Zai (1020-1077), Wang Yangming (1472-1529), Wang Tingxiang (1474-1544) et Wang Fuzhi (16191692) ont normment contribu, quoique sur des plans trs varis, voire mme opposs parfois, la construction de cette philosophie. Ne pas les mentionner serait manquer tout un pan de la culture du Taiji quan, notamment tout ce qui concerne le souffle-nergie. Enfin, au-del de la philosophie, certains dtours dans dautres versants de la pense chinoise sont ncessaires, directement ou indirectement lis au Taiji quan. La mdecine traditionnelle chinoise a dj t voque en ce sens. Mais, parce quelles permettent de mieux saisir les arts martiaux en gnral ou un dtail prcis, dautres disciplines ont galement leur place. Les arts chinois reposent sur les mmes principes, et le pratiquant de haut niveau sillustre souvent dans dautres domaines. Cest pour cette raison quinterviendront sporadiquement des rfrences des matres de calligraphie, qui se sont mme pour certains inspirs daxiomes taostes, comme Shitao (1642-1707). La calligraphie implique des principes qui se retrouvent normment dans la pratique des arts martiaux et, selon limagerie populaire, un grand piste est souvent un excellent calligraphe. La stratgie a elle aussi toute sa place ici, car cest un lment majeur de la pratique martiale. Do plusieurs emprunts la littrature sur cette thmatique, qui intresse plutt le champ du combat : les divers traits suggrent en effet souvent un affrontement dabord tactique, psychologique, plutt que directement physique. Certains classiques comme les Trente-six stratagmes (Sanshiliu ji ) ou lArt de la guerre de Sunzi sont ainsi invitables pour apprhender les diffrents aspects de la pratique du Taiji quan.

    1 Cf. J.-F. Billeter, Leons sur Tchouang-tseu, Un paradigme de la subjectivit, p.135 & suivantes.

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    4. Vers lharmonie : une problmatique

    Les lments bibliographiques qui prcdent ne doivent pas faire perdre de vue que lobjet central demeure le Taiji quan, en tant que pratique englobant les divers aspects de ltre humain. Cet art martial induit une situation de crise, mettant en exergue une tension presque ontologique de lexistence, et permet de poser un il nouveau sur le problme de linteraction psychophysique. Prcisment, comment dpasser le dsquilibre dans la hirarchie de la relation corps/esprit ? Une question nonce dans ces pages partir dune confrontation entre Chine et Occident. Quoique la Chine prenne actuellement une certaine ampleur sur le plan conomique au niveau mondial, elle est encore loin doccuper une place prpondrante sur le plan de la philosophie. Et pourtant, son histoire qui fait remonter la pense aussi loin que les premiers penseurs grecs est loin dtre anecdotique. Louvrage massif dA. Cheng sur le sujet, Histoire de la pense chinoise, montre trs clairement la somme considrable que constitue la philosophie chinoise. Celle-ci demeure nanmoins encore trop mconnue en Occident, et seules quelques grandes formules de Laozi ou de Confucius semblent retenues, et trop souvent convoques pour leur exotisme. Certes, des disparits sont bien prsentes, mais de nombreuses similitudes permettent denvisager des communications entre lOrient et lOccident. A fortiori lorsque lobjet de la recherche est identique quel que soit le lieu. Travailler sur le corps, et plus prcisment sur une pratique mobilisant lensemble de la personne, permet davoir un point dappui fixe pour considrer diffrentes positions possibles. Lattention sera plus prcisment porte sur les courants de pense que sont la phnomnologie et le taosme. Jusquo est-il possible de pousser lanalogie entre ces deux pratiques philosophiques, et surtout entre leurs conceptions de linteraction psychophysique ? Identifier leurs similitudes ainsi que leurs divergences permettra galement de renouveler les tudes sur les arts martiaux. Car ce champ de recherche est encore trs pauvre en philosophie, pour ne pas dire quasiment inexistant. Certes, il existe des tudes sur les arts martiaux, mais celles-ci se placent davantage sur un axe historique voire sociologique que vritablement philosophique. Qui plus est, la plupart se contente de vagues lments philosophiques, au demeurant trs superficiels, et simplement en guise dintroduction. Do une bibliographie plutt succincte sur ce thme, malgr quelques ouvrages invitables, comme ceux de C. Despeux, D. Wile ou K. Tokitsu. Le versant philosophique tant trop peu exploit, il est judicieux de creuser la question des arts martiaux partir dun axe prcis. Cette tude sera donc nourrie par lexprience et les exprimentations dune pratique personnelle de plus de vingt ans, afin de guider larticulation des diffrentes rfrences. Cest tout cela qui, en dfinitive, permet de poser comme thse que le Taiji quan, en dveloppant une relle intelligence somatique, offre une nouvelle perspective sur linteraction psychophysique.

    Un renouvellement de langle dapproche des tudes sur les arts martiaux apparat donc comme possible grce cette perspective influence par la phnomnologie. En effet, celle-ci permet de dgager de nouvelles pistes de rflexion, que ce soit sur le corps en tant que tel, son interaction avec lesprit, mais aussi le lien avec lespace, le temps, le mouvement et laltrit. Car si lobjet de cette recherche spcifique reste le Taiji quan, cette tude peut apporter un regard neuf sur la

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    pratique des arts martiaux en gnral, puisque de nombreux principes sont communs aux diffrentes pratiques. La pratique martiale reste toutefois trs caractristique, et se distingue de toute pratique sportive ou corporelle. Par consquent, trois enjeux traverseront tout ce travail. Le premier est de mettre jour la spcificit de linteraction psychophysique dans le domaine des arts martiaux. Dans une optique plus globale, les arts martiaux sont en mesure de dvoiler des vues indites au sujet du corps. Do ce deuxime enjeu de confronter phnomnologie et taosme. La personne humaine demeure encore trop soumise une certaine tradition dualiste en Occident, et le corps, spar radicalement de lesprit, est souvent maintenu en infriorit vis--vis de celui-ci. Contre cette hirarchisation, il sera prfr ici de sinscrire dans la voie dune harmonisation. Et parce que cette voie mobilise une pratique, le troisime et dernier enjeu est de poursuivre lentreprise de rhabilitation du corps et des arts martiaux au sein de la philosophie. Ainsi, partir de ce point focal quest la pratique du Taiji quan, du contexte de crise et de tension quelle induit sur lhomme, lhypothse pose ici se dpliera en deux mouvements. En dterminant phnomnologiquement le contexte de cette pratique, cest dans un premier temps le rapport du sujet au monde, macrocosme, temps et espace, qui exprimera ce chemin de la tension jusqu lquilibre, avant daffronter plus directement laltrit, qui commence pourtant par son propre corps. La pratique permet justement de se confronter ce monde, sur un mode critique. Cette analyse mnera dans un second temps la dcouverte dun microcosme abyssal, de par le travail interne du Taiji quan, qui invite exprimenter les lments de rponse, se manifestant ds lors que le pratiquant fait retour sur lui-mme, sur son intriorit la fois corporelle et spirituelle. Cest alors la voie de lharmonisation qui se dvoilera, en posant que si le Taiji quan est un principe dharmonie, cette harmonie est inchoative, et demande un processus continuer sans cesse. Lintuition fondamentale qui merge alors est que pour trouver lharmonie, il faut sharmoniser. Car limportant nest pas ncessairement le but, larrive, mais le chemin en tant que tel. Chemin sur lequel il faut se lancer pour avancer et progresser, et qui demande prsent de faire le premier pas.

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    I LE CONTEXTE DE LA PRATIQUE

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    Phnomnologie de la voie

    Sentir sans percevoir le silence du noir Percevoir au-del du sentir imprcis

    Le corps connat ce qui ne peut se concevoir La conscience vade transcende les rcits

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    A LUNIVERS (YUZHOU ) MARTIAL

    Espace et temps dfinissent le cadre de rfrence pour la pratique des arts martiaux, particulirement dans une approche phnomnologique. La conscience sinscrit dans un monde runissant lespace et le temps. Car ces deux aspects ne doivent pas tre spars de manire radicale mais intimement relis. Une dichotomie conduirait manquer le dynamisme essentiel de la pratique. En effet, quoique certains exercices seffectuent, au moins en apparence, de manire statique, le mouvement demeure un facteur crucial. Le principe de lalternance entre yin et yang implique ce passage incessant du mouvement au repos, et vice versa. Dans cet entrelacement, lespace ne doit tre envisag quen fonction du temps, et le temps quen fonction de lespace. Aussi le concept dunivers dans la pense chinoise est-il adquat et parlant. La notion de yuzhou dsigne clairement lintrication entre espace et temps, montrant quils ne sont pas spars mais unifis1. Mouvement, mais aussi changement, cest--dire mutation (yi ), imprgnent ce rapport de lespace et du temps au point de ne pouvoir les distinguer. Do la ncessit de les penser conjointement pour analyser la pratique du Taiji quan, appartenant aux arts du mouvement, du geste. Le Taiji souligne lessence du changement plutt que le temps, et lessence des relations plutt que lespace. Le concept de temps crit ici se rfre au rythme et lanticipation du mouvement du partenaire. Il indique linteraction des squences du changement. 2 Le concept de yuzhou traduit nettement le rapport de lindividu ce qui lentoure, quil doit saisir et vivre comme une totalit. Dautant plus que cette coordination de lespace et du temps, ou de lextension et de la dure, se retrouve dans la thorie gnrale des arts martiaux. K. Tokitsu relie de la mme manire les concepts japonais de maa (distance) et de hyshi (cadence). Ces diverses occurrences (espace, tendue, distance, et temps, dure, cadence) montrent la nature pluridimensionnelle des arts martiaux, et combien il serait difficile de les abstraire dune ralit multiple, pleine. Temps et espace doivent faire lobjet dune intgration simultane et dynamique 3 pour dterminer le contexte de la pratique, sa structure, afin dlucider sa mthode. Autrement dit, lapprhension de chacune de ces dimensions na de sens et defficience que dans leur corrlations, dans lhorizon de ce qui est peru et esquiss.

    1 Comme le note E. Ryden dans sa traduction : le mot en chinois moderne pour univers est un binme (yuzhou) compos de caractres qui, lus sparment, signifient tendue (yu ) et dure (zhou ). Il serait aussi possible de la traduire par espace-temps, mais jai dj utilis espace pour traduire lide despace vide de xu . Espace comme dans espace-temps suggre ce qui est mesurable, alors que tendue-dure, plus bergsonien, est probablement plus proche du sens original du terme yuzhou. (Zhang D., Key concepts in Chinese philosophy, I, B, III, 19, p.147. The modern Chinese word for universe is a binome (yuzhou) composed of characters that when read separately mean extension (yu) and duration (zhou). One could also translate it as space-time, but I have used space to mean empty space when translating xu. Space as in space-time suggests what is measurable, whereas the more Bergsonian extension-duration is probably nearer to the original meaning of the term yuzhou. ) 2 Liao W., Les trois classiques du Tai Chi Chuan, 6, Trait du matre Wu Yu-Hsiang, p.134 3 K. Tokitsu, La voie du karat : pour une thorie des arts martiaux japonais, 2, Structure globale du karat-goshin-do, p.48

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    1 Lre de lespace

    Lespace se rvle indispensable pour penser une pratique corporelle, a fortiori pour penser les arts martiaux. tre dans le monde, cest avant tout positionner son propre corps dans lespace environnant, qui soutient lindividu tout en linscrivant dans une situation. Le rapport lespace nest donc jamais neutre, mais pleinement dtermin. Lhomme, inscrit dans le monde, se tient dans lespace et interagit avec lui. Dans la pratique martiale, ce rapport lespace est dautant plus prgnant quil se base sur le mouvement et la gestuelle. Lobjectif est alors de se couler dans lespace pour en tirer le plus profit, exploiter sa dynamique en un gain dnergie, et surtout ne pas lutter contre lui. Le pratiquant nest donc pas jet dans le monde, de manire assez brutale, mais il communique avec lui, jusqu sentir ses lignes de force imprgner ses mouvements. Lespace devient ainsi une valeur relative, au sens o il doit sans cesse tre rexamin. Il nest nullement fig, mais participe du mouvement du monde et de lhomme. Autrement dit, lespace est se rapproprier, faire sien. incorporer son tre propre. Dautant quil apparat dans la pratique martiale par les notions de distance et de centre, qui ne sont jamais fixes. De fait, le rapport lespace ne doit pas tre apprhend comme une ralit univoque, mais comme une fluctuation qui conditionne lespace lui-mme, dans sa coordination avec le temps. Lespace, loin dtre immuable,