Kirsch, Marc - La Connaissance Des Choses. Définition, Description, Classification

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Logique, La connaissance des choses, Marc Kirsch.doc © Éditions Delagrave 2005 1 La logique et l’épistémologie La connaissance des choses : définition, description, classification Marc Kirsch Philopsis : Revue numérique http://www.philopsis.fr Les articles publiés sur Philopsis sont protégés par le droit d'auteur. Toute reproduction intégrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprès des éditeurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant l’auteur et la provenance. Commençons par les mots. Rien ne va de soi dans l’énoncé proposé. La connaissance des choses ? Tout fait problème, la connaissance comme les choses. Que compterons nous parmi les choses ? Un objet mathématique, Dieu, la mort, une loi physique, un fait social ? Un événement historique ? Si l’on en croit Paul Veyne, « les événements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances ; ils sont un découpage que nous opérons librement dans la réalité […] Les événements n'ont pas d'unité naturelle ; on ne peut, comme le bon cuisinier du Phèdre, les découper selon leurs articulations véritables, car ils n'en ont pas. 1 » « Les choses » composent un univers indéfini, un chaos de diversité et de différences. L’un des grands défis de la connaissance, c’est d’affronter le divers, de le mettre en ordre, de rendre possible son appréhension et sa compréhension. Si, comme le veut Aristote, il n’y a d’existence que du singulier, et de science que du général, il s’agit donc de passer de la collection des singularités à leur classification ordonnée dans le savoir. Ce qui suppose de passer de la réalité à la représentation, des choses aux mots. C’est tout le problème de la connaissance. Et c’est un vieux débat, en philosophie, de savoir si nous connaissons effectivement des choses, qui ont leur être en dehors de nous, et une unité naturelle autonome, ou si la connaissance n’atteint que des représentations qu’elle a elle-même produites, 1 P.Veyne, Comment on écrit l'histoire, Seuil, 1971, p.57

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  • Logique, La connaissance des choses, Marc Kirsch.doc ditions Delagrave 2005

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    La logique et lpistmologie La connaissance des choses :

    dfinition, description, classification

    Marc Kirsch

    Philopsis : Revue numrique

    http://www.philopsis.fr

    Les articles publis sur Philopsis sont protgs par le droit d'auteur. Toute reproduction intgrale ou partielle doit faire l'objet d'une demande d'autorisation auprs des diteurs et des auteurs. Vous pouvez citer librement cet article en en mentionnant lauteur et la provenance.

    Commenons par les mots. Rien ne va de soi dans lnonc propos.

    La connaissance des choses ? Tout fait problme, la connaissance comme les choses. Que compterons nous parmi les choses ? Un objet mathmatique, Dieu, la mort, une loi physique, un fait social ? Un vnement historique ? Si lon en croit Paul Veyne, les vnements ne sont pas des choses, des objets consistants, des substances ; ils sont un dcoupage que nous oprons librement dans la ralit [] Les vnements n'ont pas d'unit naturelle ; on ne peut, comme le bon cuisinier du Phdre, les dcouper selon leurs articulations vritables, car ils n'en ont pas.1

    Les choses composent un univers indfini, un chaos de diversit et de diffrences. Lun des grands dfis de la connaissance, cest daffronter le divers, de le mettre en ordre, de rendre possible son apprhension et sa comprhension. Si, comme le veut Aristote, il ny a dexistence que du singulier, et de science que du gnral, il sagit donc de passer de la collection des singularits leur classification ordonne dans le savoir. Ce qui suppose de passer de la ralit la reprsentation, des choses aux mots. Cest tout le problme de la connaissance. Et cest un vieux dbat, en philosophie, de savoir si nous connaissons effectivement des choses, qui ont leur tre en dehors de nous, et une unit naturelle autonome, ou si la connaissance natteint que des reprsentations quelle a elle-mme produites,

    1 P.Veyne, Comment on crit l'histoire, Seuil, 1971, p.57

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    ou encore selon quelles modalits la connaissance et les choses quelles prend pour objet se faonnent mutuellement.

    Et quest-ce que la connaissance ? Qui dtient la connaissance sur lor, par exemple : le joaillier, qui en exploite les qualits esthtiques et plastiques ? Le gologue minralogiste, qui sait identifier les minraux et rechercher des gisements aurifres ? Llectronicien qui utilise ses proprits physico-chimiques ? Le physicien ou le chimiste, qui le dfinissent par sa structure comme llment de numro atomique 79 ? Lconomiste, qui y voit un type de placement et une cote en bourse ? Ou bien encore le pote, pour qui lor est prcieux dautres titres ? Autant de manires de se rapporter une chose, den avoir une certaine connaissance qui peuvent trs bien signorer mutuellement. Autant de manires diffrentes de dfinir, de dcrire, et de classer. Dira-t-on que la vraie connaissance est la runion de tous ces lments ? Mais qui en est le sujet ? Et que dire alors de la dimension temporelle de la connaissance : Archimde connaissait un certain nombre des proprits de lor que nous connaissons aujourd'hui. Il tait loin de les connatre toutes : dirons-nous quil ignorait ce quest lor2 ? Et si lon voque Paracelse, qui attribuait lor des proprits qui nont plus pour nous aucun sens, on en vient des univers de pense devenus incommensurables, au sens de Thomas Kuhn, parlant de la succession des paradigmes dans lhistoire de la pense scientifique. Une interprtation nominaliste de cette ide, selon Ian Hacking3, est quaprs une rvolution scientifique, le monde des choses singulires ne change pas, mais le monde dans lequel travaille lhomme de science est entirement diffrent, parce que ce nest pas un monde dindividus, mais un monde despces, dfinies par nos classifications. Ce monde-l change.

    Mme au sein du domaine scientifique, il y a donc des approches diffrentes : la connaissance des choses nest pas uniforme. Lide est trs prsente chez Auguste Comte. Claude Bernard en fait aussi le constat : Le chimiste, qui est un exprimental, classe tout autrement les mmes corps que le minralogiste, qui est un naturaliste4 . Claude Bernard tait surtout sensible la question de la spcificit des approches concernant les phnomnes du vivant. Que le vivant soit compos des mmes lments que le reste de lunivers non vivant, cest un fait. Quon veuille le connatre de la mme manire que le non vivant peut mener au fanatisme de l'exactitude physico-chimique , inappropri en physiologie et en mdecine. Il y a dans la connaissance des effets de perspective, qui la rendent plurielle, changeante selon les usages, les points de vue, les poques. Lunit de la connaissance ne va pas de soi.

    Pour clairer cet univers conceptuel complexe, on nous propose, en manire dillustration, voire de dfinition de la connaissance des choses, la

    2 Pour des analyses dtailles sur ces questions, on se reportera notamment aux uvres de Goodman, Quine, Putnam et Searle. 3 I. Hacking, Limportance de la classification chez le dernier Kuhn , Archives de philosophie, 66-3, automne 2003. 4 Principes de mdecine exprimentale, 1878, p.15.

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    juxtaposition de trois termes : dfinition, description et classification. Ces concepts donnent une coloration plutt empirique et descriptive la connaissance, renvoyant des processus didentification et de recensement, des sciences de type taxinomique. premire vue, cest une conception assez irnique de la connaissance, comme si le monde tait une collection de choses offertes au savoir, quil suffirait de dfinir, dcrire, classer. Notre propos sera dexaminer si cette impression est justifie, si nous sommes bien en prsence doprations intellectuelles sur des choses pr-donnes. Nous chercherons montrer en quoi ces trois oprations sont lies. Nous garderons comme horizon de la rflexion une interrogation plus gnrale sur la nature de la connaissance, et sur cette manire de la concevoir en termes de reprsentation des choses.

    Dfinition fait partie de ces mots dbordants de sens et chargs de

    querelles anciennes. Quest-ce qui se trouve dfini, dans la dfinition ? Selon Aristote5, cest la quiddit de la chose, son essence. Il sagit de reprer des identits et des diffrences : dfinir, cest identifier le genre auquel appartient lespce considre, et reconnatre sa diffrence spcifique, ce qui lui appartient en propre. Cest une manire de classer les choses selon un jeu de comparaisons. La dfinition nest pas la description dune chose isole : elle met les choses en relation, les range les unes par rapport aux autres. Elle entend diviser le rel selon ses articulations essentielles. Elle suppose une description et un processus de classification par division.

    partir dAristote, on distingue les dfinitions nominales et les dfinitions relles. Une dfinition relle est suppose dire ce quest une chose ; lorsquon dfinit un mot ou un symbole, on donne leur signification au moyen dune combinaison de symboles dont le sens est dj connu. Cest ce que fait un dictionnaire. Dun ct, on vise une essence , de lautre, on dlimite un espace de sens lintrieur dun rseau smantique. partir de l, les problmes sont inpuisables. Spinoza peut rappeler que le concept de chien naboie pas, Magritte peindre sa Trahison dune image, o sous la reprsentation dune pipe figure une lgende indiquant ceci nest pas une pipe bien que limage y ressemble, et que le mot la dsigne. Image, nom, dfinition : nous sommes dans la reprsentation. Et il y a un foss entre ces trois types dinstances : (1) le mot, le concept ou limage ; (2) l essence ou le sens vis ; et (3) la ralit. La dfinition peut-elle atteindre lessence des choses, comme le voudrait un Socrate interrogeant des interlocuteurs qui sacharnent donner des exemples en lieu et place de la dfinition demande du beau, du courage ou du bien ? Une chose est claire : accder la reprsentation nest pas accder lobjet.

    Ajoutons quil y a beaucoup de variations sur le concept de dfinition, selon le domaine o on lapplique. Dans une approche kantienne des mathmatiques, la dfinition puise le concept et rend la description inutile. Personne naurait lide de dcrire un triangle : il est contenu tout entier dans sa dfinition et les proprits quelle entrane. Certaines dfinitions

    5 Topiques, I, 4, 102a, Vrin, 1997.

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    permettent de construire leur objet : le cercle est la figure obtenue en faisant tourner un segment de droite autour de lune de ses extrmits. Mais ce nest possible que pour des choses trs particulires comme les objets mathmatiques. Kant6 soutient quil ny a que les mathmatiques qui aient des dfinitions, proprement parler, dans la mesure o lon ny trouve aucun concept qui prcde la dfinition, puisque cest par elle que le concept est donn tout dabord . Les dfinitions mathmatiques constituent absolument leurs concepts, les dfinitions empiriques ne font que les expliquer : elles sont des analyses de concepts donns antrieurement la dfinition, et par consquent il est impossible dtre jamais certain de lexhaustivit de lanalyse. Les dfinitions ne livrent quune description imparfaite du contenu des concepts : une connaissance des choses incomplte par principe. loppos, Lakatos7 montre quen mathmatiques, les dfinitions sont frquemment proposes et dbattues lorsque lon cherche dmontrer ou trouver des contre-exemples des thormes : les concepts mathmatiques ont eux aussi une histoire, leurs dfinitions se transforment au cours de lhistoire des mathmatiques.

    Dans la vie courante, les choses, objets physiques ou tres vivants, ne sont pas constitus par leur dfinition. On les dfinit par comprhension, numrant leurs caractres de manire marquer la spcificit de lobjet dfini en le distinguant des autres. Dans certains cas, on les dfinit par extension, en numrant lensemble des objets appartenant la classe dlimite, comme lorsquon en dresse la liste des jours de la semaine. Cest une procdure dnumration, la limite de lostension : le degr zro de la dfinition laune de ce qutait la vise de lessence, pour Socrate. On peut lui opposer, lautre extrme, lambition dmesure dune dfinition qui entendait poser lexistence de son objet, dans le cas de ce quon appelle la preuve ontologique de lexistence de Dieu. Elle repose sur une dfinition, que lon peut rsumer ainsi : Dieu est ce dont lessence enveloppe lexistence. De mme quon ne peut concevoir un triangle qui naurait pas trois angles, on ne peut concevoir Dieu dpourvu dexistence. La contrainte conceptuelle se trouve projete dans la ralit. Chez Descartes, en vertu de lide que jen ai, Dieu est somm dexister. En effet, je ne puis le penser quexistant, or je le pense : il faut donc quil soit. Comme dans un cho deux voix du cogito, je te pense, donc tu es. Kant dissipe lillusion. En dfinissant Dieu comme un tre parfait, on ne fait que crer un concept : or, en aucun cas un concept ne peut produire une existence. Poser un triangle en en supprimant les trois angles est contradictoire ; mais faire disparatre la fois le triangle et les trois angles, il ny a plus l de contradiction. Il en est exactement de mme du concept dun tre absolument ncessaire. Si vous lui tez lexistence, vous supprimez la chose avec tous ses prdicats8 . Toute proposition dexistence est synthtique : quelles que soient donc la nature et ltendue de notre concept dun objet, il nous faut cependant sortir de ce

    6 Critique de la Raison pure, II, ch. I, S 1, PUF, 1980, p. 501-3. 7 Preuves et refutations, Hermann, 1984. 8 Op. cit., I, 2, livre II, ch. 3, S 4, p. 425-31.

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    concept pour attribuer lobjet son existence. Dieu nest pas une chose donne dans le monde, mais un concept qui nest appuy sur aucune intuition. On ne peut pas, par le seul pouvoir de la dfinition, le faire accder lexistence. Un tel concept ne nous donne pas de connaissance : Kant conclut que nul homme ne saurait, par de simples ides, devenir plus riche de connaissances, pas plus quun marchand ne deviendrait riche en argent si, pour augmenter sa fortune, il ajoutait quelques zros ltat de sa caisse.

    Dans certains cas, sans tre constructive, la dfinition a un pouvoir normatif et des effets rels sur le monde. Ainsi, dans le domaine mdico-lgal, dfinir comme critre de mort la mort crbrale conditionne la possibilit de prlever des organes pour effectuer des transplantations. Dans ce cas, la dfinition sappuie certes sur un savoir mdical, mais elle constitue surtout un choix qui ne relve pas simplement de critres scientifiques, mais aussi de critres thiques et juridiques, minemment sociaux. Ici, la dfinition est pour ainsi dire performative, et elle a un effet sur les choses. Dfinir peut donc tre un acte dautorit, une manifestation de pouvoir. De fait, quand on revient ltymologie du mot, qui voque lide de circonscrire et de dlimiter, on ne peut sempcher de penser Rousseau et cette phrase clbre par laquelle, selon lui, sinvente et se dfinit la proprit : le premier qui, ayant enclos un terrain, savisa de dire : Ceci est moi, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la socit civile9 . Dfinir, circonscrire un terrain ou un concept , cest une chose ; encore faut-il affirmer et imposer une dfinition autrui. Dfinir est donc aussi un acte de communication, un acte social. Si connatre, selon Nietzsche, cest toujours entrer en relation avec quelque chose10 , dfinir, cest aussi entrer en relation avec quelqu'un, que ce soit des fins de savoir ou des fins de pouvoir.

    Dans le cas de la description, le problme parat plus simple. On est dans un rapport empirique et inductif la chose dcrite, avec le souci den donner une reprsentation fidle et complte, den faire un tableau exact. Mais l encore, les moyens varient. Michel Foucault rapporte que Buffon stonne quon puisse trouver chez un naturaliste comme Aldrovandi un mlange inextricable de descriptions exactes, de citations rapportes, de fables sans critique, de remarques portant indiffremment sur lanatomie, les blasons, lhabitat, les valeurs mythologiques dun animal, sur les usages quon peut en faire dans la mdecine ou dans la magie11 . Tout cela nest pas description, mais lgende , conclut Buffon. Foucault objecte quAldrovandi nest ni crdule, ni mauvais observateur : simplement, son regard ntait pas li aux choses par le mme systme, ni la mme disposition de lpistm . Aldrovandi vit dans un monde o savoir consiste rapporter du langage du langage , o le rapport au monde se fait par lintermdiaire des mots, qui sont des marques apposes par Dieu sur les choses, des signes quil faut dchiffrer, et qui font partie de ce qui est

    9 Discours sur lorigine de lingalit, dbut de la 2e partie. 10 La volont de puissance, I, I, 175. 11 Les mots et les choses, Gallimard, 1966, p. 54.

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    dcrire. Ce qui parat extravagant Buffon est lgitime pour Aldrovandi. Le problme est bien de savoir ce quil est pertinent de dcrire. Du point de vue de la connaissance, cest mme le cur du problme de dcider quels sont les aspects significatifs et lesquels sont secondaires. Et comme nous lavons vu dans le cas de lor, la pertinence de la description varie selon les perspectives et les intrts. cette remarque triviale, nous devons ajouter lide de Foucault : la pertinence change avec les systmes de pense.

    Jusqu'ici, nous avons soulign certaines difficults propres aux concepts. Il reste faire un sort au concept de classification. En ralit, nous allons plutt en faire un point de dpart pour tenter de dmler lcheveau de questions et de problmes que soulvent les termes proposs lanalyse, et pour les articuler plus clairement.

    Si lon veut considrer la triade dfinition description

    classification comme une dfinition de la connaissance des choses, elle semble sappliquer surtout aux sciences dobservation, descriptives et taxinomiques. Typiquement, les sciences de la classification soccupent des objets naturels, vivants ou non. Elles relvent principalement de lastronomie, de la botanique et de la zoologie. Leur activit principale est dinventorier les objets et les tres qui peuplent le monde : les nommer, les dcrire, les regrouper selon leurs ressemblances et de leurs diffrences. La mthode qui sous-tend la plupart des classifications remonte la logique dAristote. Cest la mthode descendante de comparaison et de division dichotomique : on part dun genre qui se divise en deux espces, distingues par leur diffrence spcifique. ltape suivante, chacune de ces espces devient elle-mme un genre qui se subdivise en deux espces, etc.

    Mais on peut remonter plus loin : la classification a une prhistoire. Classer, mettre de lordre dans la diversit des choses du monde, cest d'abord un acte vital. Cest une condition de survie pour un organisme dtre capable de trier les choses en fonction de ses intrts vitaux : avant tout, manger et viter dtre mang. La plupart naissent avec des prconnaissances innes sur leur environnement, ce qui se traduit par la capacit adopter des comportements spcifiques en rponse certaines catgories de stimuli, avant tout apprentissage. Ils disposent cette fin dun quipement crbral adapt12. On peut y voir une premire forme de connaissance, qui est videmment loin dtre scientifique, mais qui nen est pas moins efficace. On introduit alors lide que la connaissance a une fonction pour les tres vivants : elle ne commence pas comme une qute de la vrit sur les choses, mais comme une ncessit vitale dacqurir une reprsentation adquate de lenvironnement.

    Si lon en vient des formes spcifiquement humaines de la connaissance, on notera d'abord que le langage lui-mme est dj une manire de classer les choses. Nommer, cest marquer une identit entre des choses en privilgiant certaines ressemblances et en ngligeant les diffrences. Chat, corbeau, meraude : la langue classe pour nous. En

    12 Cf. J-P. Changeux, Lhomme de vrit, O. Jacob, 2002.

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    nommant les choses, jimpose un ordre au monde. Et ce pouvoir est partag, car les noms que le langage dpose sur les choses nous sont communs et nous permettent de nous entendre : de dcouper le monde selon les mmes articulations smantiques, dopposer lchange ordonn des mots linfinie diversit des choses. En vrit, prcise Lvi-Strauss dans la prface de La pense sauvage, le dcoupage conceptuel varie avec chaque langue . La richesse lexicale et la prolifration conceptuelle, dans les langues dites primitives, implique des dmarches intellectuelles et des mthodes dobservation comparables celles des sciences modernes : dans les deux cas, dit lanthropologue, lunivers est objet de pense, au moins autant que moyen de satisfaire des besoins. Lexigence de mise en ordre sexerce dans toutes les socits humaines. Lvi-Strauss la rsume en une phrase : tout classement est suprieur au chaos ; et mme un classement au niveau des proprits sensibles est une tape vers un ordre rationnel.

    Le langage nest quune premire tape. Pour mettre au jour un ordre rationnel , il faut inventer une classification o lon regroupera les choses selon des critres de ressemblance explicitement choisis. Michel Foucault rsume la difficult, dans le cas des taxinomies biologiques : pour tablir les identits et les diffrences entre tous les tres naturels, il faudrait tenir compte de chaque trait qui a pu tre mentionn dans une description. Tche infinie qui reculerait lavnement de lhistoire naturelle dans un lointain inaccessible, sil nexistait des techniques pour tourner la difficult, et limiter le travail de comparaison13. Le problme, en thorie de la classification, est de mesurer la similitude. Selon Ernst Mayr, historien de la biologie, la rponse consiste en une analyse soigneuse des caractres14 , c'est--dire des critres de ressemblance que lon aura choisi. Le critre qui commande la classification de Linn, par exemple, est le mode de reproduction des plantes. Ici, classification, dfinition et description se rejoignent : partir du choix des caractres, la classification tablit un systme de places o chaque espce se dfinit en fonction de son genre et des particularits rvles par sa description.

    Reste quau dpart, il faut choisir : aucun ordre, aucun caractre ne simpose de lui-mme, naturellement . Pourquoi le mode de reproduction, et non, comme chez Tournefort, les fleurs et les fruits, ou encore la couleur15 ? Trouver une classification correspondant lordre naturel des choses, tel est le Graal du classificateur.

    Quest-ce quune classification naturelle ? Selon Pierre Duhem, le zoologiste entend que ces liens idaux tablis par sa raison entre des conceptions abstraites, correspondent des rapports rels entre les tres concrets o ces abstractions prennent corps ; il entend, par exemple, que les ressemblances plus ou moins frappantes quil a notes entre diverses espces

    13 Op. cit., p. 151 14 Histoire de la biologie, Fayard, 1989, p. 162. 15 Sur la valeur pistmique de la couleur et le choix des normes de similarit, cf. Quine, Espces naturelles , in Relativit de lontologie et autres essais, Aubier-Montaigne, 1977.

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    sont lindice dune parent [] entre les individus qui composent ces espces.16 La classification vise tablir entre les classes quelle dfinit des rapprochements qui correspondent aux rapports rels entre les choses. Faute dune connaissance des choses elles-mmes, elle nous donne une connaissance des relations entre les choses.

    Cette question a t traite en dtail par Ian Hacking17, qui la relie la tradition des espces naturelles, dont la grande rfrence est John Stuart Mill. Hacking rappelle un exemple de regroupement artificiel donn par Cournot18 : il sagit des constellations des astronomes, o les objets se trouvent regroups non selon leurs vrais rapports de grandeur, de distance ou de proprits physiques , mais en fonction des figures quils dessinent dans le ciel qui ne donnent aucune connaissance sur les choses ainsi regroupes. Cournot les oppose aux nbuleuses observes au tlescope par William Herschel, qui forment des groupes naturels de corps clestes lis par les causes physiques qui sont lorigine de la nbuleuse. Espces ou genres naturels, en effet, se dfinissent sur la base de relations de ressemblance ou de causalit.

    Le choix des caractres sur lesquels se fonde la classification est donc essentiel : la classification naturelle , soulignant les ressemblances naturelles et les liens de causalit, a donc une valeur explicative. Ce problme est au cur de lhistoire de la classification. Michel Foucault19 a expos la diffrence entre le systme artificiel de Linn et la mthode dAdanson : le systme choisit arbitrairement un caractre qui rgit toute la classification, tandis que la mthode tente de prendre en compte lensemble des ressemblances et des diffrences, telles quelles existent dans la nature. Lhistoire de la classification sapparente une recherche du plan cach de la nature, quon cherche reconstituer par le jeu des regroupements. En introduisant lide que toute vraie classification est gnalogique , Darwin a fourni la cl, le lien cach que les naturalistes ont [] toujours recherch . Ce lien que nous rvlent partiellement nos classifications [] nest autre que la communaut de descendance, la seule cause connue de la similitude des tres organiss20 . Avec Darwin, on passe dune reprsentation domine par la thologie, o lon classe des cratures , appartenant des espces fixes distribues selon une chelle naturelle, une histoire volutive, o les organismes sont rapprochs causalement selon leur apparentement gnalogique. On passe dune cration sans histoire, une histoire sans cration.

    Deux remarques, ce propos. La premire, cest que la classification reprsente un tat donn du savoir dune poque. Elle reflte lensemble du savoir biologique. Elle nest pas un simple enregistrement de ltat des

    16 La thorie physique, Vrin, 1981, p. 33. 17 Cours au Collge de France, 2000-2001. Cf. Natural Kinds, Cambridge University Press, paratre. 18 Essai sur les fondements de nos connaissances, Vrin. 19 Op. cit., ch. V. 20 Lorigine des espces, 1859, ch. XIII.

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    choses : elle est charge de thorie. Chez Aristote, la classification des animaux selon quils sont dots de sang ou dpourvus de sang (soit, depuis Lamarck, vertbrs et invertbrs) repose sur la thorie des quatre lments, lhumide et le chaud occupant ici la plus haute place. La classification gnalogique de Darwin repose sur la thorie de l'volution. La connaissance des choses ne ressort pas dune simple description do lon pourrait naturellement dduire une classification : entre les choses et la classification sintroduit la thorie, qui dtermine la manire dont nous dfinissons, dcrivons et classons les choses.

    La seconde remarque est que les problmes de la classification ne sont pas entirement rsolus par la thorie. Ainsi, dans une mme perspective volutionniste et no-darwinienne, il existe aujourd'hui plusieurs manires de classer en biologie, selon des critres morphologiques et gntiques. Les taxinomies numriques ou phntiques dfinissent les taxons en sappuyant sur le nombre de caractres communs, en postulant que le degr de ressemblance ainsi quantifi est corrl au degr de parent. On cherche alors calculer des distances taxinomiques. La mthode cladistique de W. Hennig tente dvaluer des distances gnalogiques et regrouper des organismes prsentant des caractres homologues, c'est--dire hrits dun anctre commun. On a montr de cette faon, par exemple, que les crocodiliens avaient plus de proximit gntique avec les oiseaux quavec les lzards, serpents et tortues dont on les avait rapprochs jusqu'alors, en les classant au sein du groupe des reptiles, qui na pas de pertinence dun point de vue phylogntique.

    Lide de phylognie remonte Darwin, mme si le mot napparat quen 1866 sous la plume de Ernst Haeckel. Mais les techniques ncessaires aux classifications cladistiques inventes en 1950 ne sont devenues oprationnelles qu la fin des annes 1960. Le point nest pas anecdotique. Mme dans le cas des sciences taxinomiques, juges essentiellement descriptives, il faut tenir compte des techniques employes. Cest lun des thmes de la philosophie des sciences de Ian Hacking : la ralit a plus voir avec ce que nous faisons dans le monde quavec ce que nous pensons son sujet21 . La connaissance des choses nest pas seulement une question de reprsentation et de thories : avant dtre un catalogue de grandes ides et de thories fondamentales, la science est essentiellement une affaire de pratique, de techniques, dactivits humaines trs concrtes. Il faut prter attention aux techniques et aux pratiques. Paradoxalement, elles sont prsentes mme dans des sciences qui ne sont pas exprimentales, comme les sciences taxinomiques. Laccumulation rapide des connaissances en botanique et en classification, en Europe, naurait pas t possible sans linvention des herbiers la fin du XVe sicle, sans les voyages dexploration qui ont multipli le nombre despces connues, sans les jardins botaniques22. Et bien entendu, pas de cladistique ni de classification phylogntique sans la biologie molculaire. Les choses ne sont pas

    21 Concevoir et exprimenter, C. Bourgois, 1989, p. 46. 22 Cf. E. Mayr, op. cit.

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    simplement l, offertes la description et la classification. Nous les suscitons, mme quand ne il sagit que de les dcrire. Ainsi, au XVIIIe sicle, nous crons les conditions de la connaissance systmatique des plantes et des animaux, travers le foisonnement des activits humaines qui dmultiplie le foisonnement des choses. Selon Mayr, Aristote mentionne environ 550 espces danimaux. Les premiers herbiers de la Renaissance contiennent 250 660 espces de plantes. John Ray, en 1682, en dcrit 18 000. Aujourd'hui, on a identifi plus de 250 000 plantes, et en tout plus de 1,7 millions despces vivantes, sur un total estim entre 13 et 15 millions23. ce nombre figurent les bactries et les virus, qui ne sont devenues des choses connaissables quaprs linvention des microscopes.

    Loin dtre une activit purement descriptive, la classification suppose donc dimportantes inventions thoriques et dpend de certaines techniques. Les trois aspects, descriptif, thorique, technique, sont troitement lis ; chacun est ncessaire la connaissance des choses. Concluons, avec Hacking, que la connaissance des choses ne repose pas uniquement sur la reprsentation et la thorie, mais quelle exige aussi lexprimentation. La connaissance des choses suppose que lon intervienne sur les choses.

    Ajoutons un dernier point, partir des rflexions dAnne Fagot-Largeault24, commentant un rapport de lAcadmie de sciences sur la science et la technologie, qui remarquait que la systmatique donne une impression de permanence : il existe des espces aux caractres dfinis, et dont les reprsentants se reproduisent en conservant les mmes caractres de gnration en gnration. Mais cette stabilit n'est qu'apparente, limite des dures suffisamment brves. plus grande chelle de temps, l'organisation de la vie est au contraire en perptuel remaniement. Les cosystmes se transforment, les espces apparaissent, se dveloppent et disparaissent : la vie est fondamentalement un systme dynamique25 . Les sciences de la classification visent une cible mouvante. La connaissance biologique oscille, selon A. Fagot-Largeault, entre une biologie rationnelle, fonde sur la stabilit des espces et des parents, et une biologie historique, fonde sur lintuition que le vivant est en mouvement perptuel. Science historique, la biologie ne peut sappuyer sur des lois stables ni sur la fixit des espces. On rejoint ici lide que la dfinition de lespce, en biologie, ne peut pas fixer une essence inaltrable : elle vise une population, qui change avec le temps. La dfinition est descriptive et doit toujours se rajuster en fonction du mouvement des choses. Ce nest pas le moindre des paradoxes des sciences descriptives de partir, chez Platon et Aristote, dune vise de lessence, pour aboutir, dans la biologie contemporaine, une connaissance phmre de choses fondamentalement quoique lentement labiles.

    23 Cf. United Nations Environment Program, Global Biodiversity Assessment, 1995. 24 Collge de France, Leon du 13 novembre 2002. 25 P. Auger & M. Thellier, in : Acadmie des Sciences, Systmatique. Ordonner la diversit du vivant, rst n 11, dir. S. Tillier & P. de Wever. Lavoisier, oct. 2000, p. 129.

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    Nous avons montr, partir dexemples emprunts surtout la classification biologique, que les sciences taxinomiques ntaient pas des sciences simplement descriptives : dune part, elles sont imprgnes de thorie et dautre part, elles ne peuvent pas sen tenir une simple reprsentation des choses, mais sappuient ncessairement sur des pratiques et des techniques situes en un temps et un lieu.

    Revenons, pour conclure, aux ides de Ian Hacking sur la classification et sur ses effets normatifs en sciences humaines. Selon lui, dans le cas de classifications portant sur des types de gens, ceux-ci ne sont pas indiffrents la classification, la diffrence des quarks, ou des cailloux, qui ne sont pas modifis par le fait quon les classe comme dolomite, albtre ou diamant. En sciences humaines, le simple fait de classer peut modifier ce que lon classe, et ce phnomne peut conduire en retour modifier la classification, par un effet de boucle. Ainsi, quand il est question dtres humains, classer peut devenir une manire de faonner les gens. Les psychopathologies en sont un exemple. Hacking note que les systmes actuels de diagnostic et de traitement contribuent parfois produire ou modifier le genre de comportement anormal caractristique de la maladie. Classification et diagnostic sont alors construits, et cette construction interagit elle-mme avec les personnes perturbes et contribue produire leur comportement qui, son tour, confirme le diagnostic. 26 Ces maladies sont-elles d'origine organique ou psychique ? relles ou socialement construites ? Pour sortir de ces dichotomies, il sefforce de mettre jour les processus dlaboration de nos ides concernant des types de personnes, et la manire dont ces ides influencent les gens, leurs actions et leur rapport eux-mmes. Quand il sagit des gens enfants, autistes, homosexuels, pauvres, criminels, etc. nos reprsentations et nos classifications ne sont pas des universaux : elles sont situes dans un contexte historique et social.

    Ainsi, nous ne dcouvrons pas les choses comme si nous tions les observateurs passifs dun univers immobile, auquel nous esprons que nos thories et nos classifications correspondent. La connaissance prsente des modalits diverses Hacking parle de styles de raisonnement scientifique, reprenant un terme de A.C. Crombie. Dans les sciences de laboratoire, on isole ou on cre des phnomnes, dans un processus auquel conspirent les choses, les instruments et techniques, et les thories. Latome ntait pas un donn quil suffisait de dcrire et de classer : il a fallu le rendre accessible la connaissance par le moyen de lexprimentation, se persuader ensuite quil ne sagissait pas simplement dun instrument thorique dcrivant les phnomnes, mais bien dune chose rellement existante. En ce sens, linstar de la chimie selon Berthelot, la physique cre son objet . On la constat, depuis linvention de la classification priodique des lments par Mendeleev, en 1869 : les cases laisses vides se sont remplies peu peu, d'abord par la dcouverte dlments jusque l inconnus, puis par la synthse dlments nouveaux. La classification, dans

    26 Leon inaugurale, Collge de France, 2001, p. 19-21. Cf. aussi Lme rcrite, Synthelabo, 1998 ; Entre science et ralit, La Dcouverte, 2001.

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    ce cas, figure un ordre rel des choses, et fait partie des conditions qui permettent den crer de nouvelles. Dans le monde social, dit Hacking, en classant les gens, on peut les faonner, induire de nouvelles reprsentations, modifier les comportements. Cette ide est celle dun nominalisme dynamique , inspir de Nelson Goodman. Notre manire de dlimiter des espces dfinit un monde. Nommer, dfinir, classer, ce nest pas dcrire passivement les choses : cest aussi crer et transformer.