Julien Lepers, un harceleur sexuel voyant et télépathe

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Quatrième de couverture Par un banal après-midi du mois de janvier 1996, Martine RAYMOND se rendit à l’une des répétitions du célèbre jeu « Questions pour un champion » : cette jeune femme de 33 ans désirait ardemment devenir parolière pour fuir sa cité de H.L.M. et des voisins que sa joliesse et ses titres universitaires avaient rendu hostiles. A cause d’une grève des transports en commun, elle arriva échevelée, grelottante de froid et en retard sur le plateau de télévision de Boulogne-Billancourt. Elle constata rapidement que son physique avantageux attirait comme un aimant les regards de Julien Lepers. Intrigué par sa réserve et lassé de lui jeter en vain des œillades bleu viagra, celui-ci l‘aborda d’un ton badin. Ses propos facétieux, la présence de ses employés et d’un public majoritairement composé de vénérables vieillards surent la mettre en confiance. Pourtant, elle profita d’un moment d’inattention générale pour échapper au séducteur au visage grimé et ravagé. Quelques jours plus tard, elle lui fit parvenir ses textes de chansons, accompagnés d’un mot d’excuse. Sa vie deviendra alors un cauchemar. Saura- t-elle faire face à un monstre rusé, cruel et doté de pouvoirs paranormaux ? Parviendra-t-elle à sauver sa famille des griffes d’un des plus redoutables prédateurs du show-business ? 1 er extrait Julien Lepers, un harceleur sexuel voyant et télépathe Ma mère était morte, depuis un peu moins de cinq mois, quand, pour obtenir en son nom justice, je trouvai enfin le courage de rapporter l’engrenage de faits, dont le résultat tragique est cet impôt du sang. En effet, cette réaction en chaîne ne procède pas du hasard. Elle fut orchestrée par un des dieux de colère du show-business. Mon livre n’est pas une

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Ainsi que l'indique son titre sans ambiguïté, mon ouvrage est un récit autobiographique chargé de révéler au plus grand nombre la véritable personnalité de Julien Lepers, le célèbre animateur.

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Quatrième de couverture

Par un banal après-midi du mois de janvier 1996, Martine RAYMOND se rendit à l’une des répétitions du célèbre jeu « Questions pour un champion » : cette jeune femme de 33 ans désirait ardemment devenir parolière pour fuir sa cité de H.L.M. et des voisins que sa joliesse et ses titres universitaires avaient rendu hostiles. A cause d’une grève des transports en commun, elle arriva échevelée, grelottante de froid et en retard sur le plateau de télévision de Boulogne-Billancourt. Elle constata rapidement que son physique avantageux attirait comme un aimant les regards de Julien Lepers. Intrigué par sa réserve et lassé de lui jeter en vain des œillades bleu viagra, celui-ci l‘aborda d’un ton badin. Ses propos facétieux, la présence de ses employés et d’un public majoritairement composé de vénérables vieillards surent la mettre en confiance. Pourtant, elle profita d’un moment d’inattention générale pour échapper au séducteur au visage grimé et ravagé. Quelques jours plus tard, elle lui fit parvenir ses textes de chansons, accompagnés d’un mot d’excuse. Sa vie deviendra alors un cauchemar. Saura-t-elle faire face à un monstre rusé, cruel et doté de pouvoirs paranormaux ? Parviendra-t-elle à sauver sa famille des griffes d’un des plus redoutables prédateurs du show-business ?

1 er extrait

Julien Lepers, un harceleur sexuel voyant et télépathe

Ma mère était morte, depuis un peu moins de cinq mois, quand, pourobtenir en son nom justice, je trouvai enfin le courage de rapporter l’engrenage de faits, dont le résultat tragique est cet impôt du sang. En effet, cette réaction en chaîne ne procède pas du hasard. Elle fut orchestrée par un des dieux de colère du show-business. Mon livre n’est pas une charge contre toutes les idoles de cette Olympe terrestre. Il n’est pas non plus un sermon tombant ex cathedra. Il serait plutôt une tribune par laquelle je sollicite le jugement de la rue. Et ma façon de payer ma dette envers une innocente, décédée par ma faute. A titre d’obligation morale, il fait fi de l’objectivité des manuels d’histoire, lorgne du côté des pamphlets pour mieux écorner un mythe par des attaques ciblées. Justifiées. Légitimes. Celles-ci révèlent une personnalité aussi inextricable qu’un écheveau de neurones détraqués. Une personnalité participant de la nature des êtres doubles. Celle des schizophrènes. Et celle des fléaux à figure d‘homme. Je confère à cet écrit une responsabilité : démasquer la bête malfaisante tapie sous les traits du « respectable » Julien Lepers, l’animateur cravaté d‘un jeu télévisé de qualité, l’homme discret bâillonnant sa vie privée. Ce vrai simulateur pervers, mais faux original débonnaire, qui s’affiche devant les caméras en costume orange ou vert pomme, n’est, pour moi, qu’un charognard ayant impitoyablement tourmenté ma mère - une femme vulnérable car âgée, malade et tétraplégique - dans le but que je cède à ses caprices lubriques. En établissant la chronique de turpitudes

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rendues possibles grâce à des complices issus des mass media et du monde du spectacle, je compte également dégager le ciel d’un avenir particulièrement inquiétant. En effet, par des messages disséminés dans des articles de la presse féminine, ce vautour chauve et ventru m’a fait comprendre qu’il avait déjà commencé à élargir le cercle de ses agissements aux autres proies fragiles de ma famille, mes tout jeunes neveux et nièces. Ce récit ne débutera pas par le calvaire auquel me soumet, en toute impunité, et cela depuis janvier 1996, le vilain nain décrépit de « Stop ou encore ». Il me faudra remonter jusqu’à la genèse d’un autre harcèlement au long cours, pour la bonne compréhension de cette histoire, et du contexte dans lequel elle s’est inscrite. Ce premier harcèlement, auquel je dois ma construction psychique, pourrait être qualifié, en plagiant Boris Cyrulnik, de « merveilleux malheur ». En effet, je serais demeurée une oie blanche facile à droguer puis à violer, si mes minables voisins de Sarcelles ne m’avaient imposé un entraînement intensif et cruel. Après avoir été le jouet du féroce nabot de la radio, loin de porter plainte ou de confesser mes malheurs, un suicide enténébré de mystère et de tragique majesté aurait été mon ultime recours après des épisodes de dépression nerveuse, entrecoupés de séjours dans des hôpitaux psychiatriques. Fort heureusement pour moi, des amateurs de rap, de tags et d’existences brisées avaient réalisé, une décennie avant ma rencontre avec le rancunier et vindicatif Triboulet, un très vaste espace Schengen des commérages. Le téléphone ne fut pas l’unique véhicule de leurs médisances. Ils empruntèrent gratuitement les transports en commun, pour se rendre à des soirées dansantes et agrandir leurs galeries d‘art. Parcourue en tous sens par des prédateurs à la langue bien pendue, l’Ile -de- France se transforma très vite en un nid de vipères, aussi libre de circulation que la zone européenne de mobilité. Par leur inhumanité et leur injustice, ces jeunes voyous m’ont endurcie, préparée à lutter contre un destin bègue, mon indécrottable ingénuité et un loup doucereux, qui fait la cour un fouet caché derrière le dos. Ils m’ont également appris à être animée de cette énergie du désespoir qui sauve certains blessés de la vie. Survivre, au risque de me déshumaniser et de leur ressembler, devint une obsession et un aiguillon. Je fis alors bien des trahisons à mes idéaux. Ainsi, pendant les dix premières années de leurs malveillances, je me repus régulièrement de la mauvaise fortune de Maryse, une connaissance victime comme moi de la loi des séries puisque violentée par son entourage dès l‘adolescence. Je comparus, le plus souvent possible, nos deux malheurs. Et, je me félicitai invariablement de me frotter à un drame que j’avais apprivoisé -et qui me convenait bien mieux que des viols à répétition. Comme toute hostie habitée par le respect de soi, je refusai les coups

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du sort et l’autodestruction qui en est la conséquence directe. Je me suis donc cousue, dès cette époque, un épais et résistant manteau philosophique. Je m’y emmitouflerai sous les rafales glacées de la bise de la déprime, corollaire obligatoire des machinations du tout-puissant saccageur de rêves. Le destin ne nous réserve, selon celui-ci, que la croix que l’on peut porter et les ennemis dont on est capable de triompher. Que voulez-vous ! pour supporter la lèpre morale et le mal social, on est forcément amené à déployer des stratégies peu honorables et à sécréter une sagesse de café de commerce ! J’ai surtout développé un sentiment de rage et de revanche fort vivifiant. Je n’envisageais pas de rester à vie le bouc émissaire sur lequel les petites gens frustrés déchargeaient leurs plus bas instincts. Et, je souhaitais m’en sortir chez moi, dans cette région défavorisée où vivotaient ces représentants de « la France d’en bas », agacés par ma condition de jolie-fille-mince-ayant-fait-des-études-supérieures-de-surcroît. Il me fallut pour cela me mettre à écrire. Les sauvageons, incultes ou à demi illettrés, de ma banlieue parisienne m’initièrent donc sans le vouloir à un monde d’une insondable bassesse, où l‘écriture est une arme salvatrice. Ils m’enseignèrent aussi qu’« à quelque chose malheur » était « bon » et que sur le fumier poussaient parfois des fleurs magnifiques. Sans eux, sans le roquentin hargneux, je n’aurais jamais eu l’optimisme suffisant pour transmuer la boue en or, le mal en thérapie et faire d’une tragédie un document illuminé par une bienfaisante auto-dérision.

2 e extrait

J’avais vingt-trois ans, en 1986. Je vivais avec ma mère, qui s’était séparée de mon père à l’amiable, mon jeune frère Axel et Daphné, une grande sœur divorcée. Nous résidions à Sarcelles depuis huit ans mais avions emménagé, cinq ans plus tôt, à Chantepie, un nouveau lieu de vie encore plus pimpant que notre ancienne cité, grâce à ses pièces spacieuses, ses baies vitrées, ses immenses balcons donnant sur des espaces verts. A notre arrivée, c’était donc un îlot de pierre et de verre, entouré de verdure, baigné de lumière. Mais, inexorablement, ce rêve urbain, peuplé d’oiseaux-chanteurs et d’avenantes silhouettes, avait tourné au coupe-gorge, au terrain de chasse pour deux ou trois sectes prosélytes, ainsi qu’au foyer pour travailleurs immigrés. De nombreux déracinés, ayant cru au mythe de la France terre d’asile et d’égalité, avaient sombré dans la pauvreté, leurs enfants dans la délinquance, ce qui

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avait provoqué le lent exode de tous ceux ayant soit de bons revenus, soit d’utiles relations dans les mairies. J’avais beau habiter là depuis cinq ans, je n’avais tissé aucun lien d’amitié. J’étais par conséquent une inconnue, pour mes voisins. Et ce, à plus d’un titre. Non seulement, j’étais « nouvelle » dans l’immeuble mais j’étais aussi étrangère à leurs mœurs : je n’installais pas mon sac de couchage dans nos halls d’entrée ; je n’élisais pas non plus séjour sur nos bancs délabrés et couverts d‘inscriptions ; je m‘exprimais, en outre, avec élégance et j‘étais étudiante. Dans ce groupe de logements où l’échec scolaire était un passeport, voire un signe de reconnaissance, cela a suffi à me distinguer, pire, à attiser certaines animosités. Quand je passais devant la racaille traînant au pied de nos tours, les remarques fusaient et j’en saisissais quelques-unes au vol : _…l’intruse prend ses grands airs … nous la joue reine sans couronne …va à l‘université…

_ …parcours exemplaire… pas comme son frère dont elle fait tous les devoirs de français depuis …

_ … quand même raté sa première année de fac…des meufs qui faisaient pas d’études l’avaient traitée d’intello, de fille à maman …bourré le crâne avec l’identité noire…solidarité des descendants d’esclaves …mission des métis chargés de donner l’exemple et … _…cette cruche avait jamais échoué avant d‘être entraînée dans une spirale sans fin de soirées antillaises et africaines… si-si, c’est possible…jamais redoublé… j ’ vous assure que j’ mens pas… s’est aussi laissée griser par la liberté du statut d’étudiante… naissance de son premier neveu qu’elle langeait au lieu …à la fac et …a fini par louper sa …

_ … intelligente, jolie et même pas grosse ! La vie est mal faite… J’eus besoin, pour l’oral du C.A.P.E.S. de Lettres Modernes, d’un dictionnaire de langue hispanique. Je pensai tout naturellement à téléphoner à José-Maria, un jeune garçon très grassouillet, qui se pâmait d’amour pour moi depuis que, deux ans plus tôt, j’étais allée chercher le fils de ma sœur aînée, Ophélie, au centre aéré où il travaillait. _ Allô ? José-Maria ? Salut, c’est Martine !… Oui, Martine RAYMOND...Oui, je sais, il fait déjà nuit…et le journal télévisé est déjà terminé…et tu vas rater une partie de ton film …mais pourrais-tu me prêter un dictionnaire d’espagnol ?… Oui, j’en ai besoin assez rapidement…Oui, ça me permettrait de réaliser de petites économies... Non, je ne sais toujours pas si je serai présente à ton anniversaire…Oui-oui, vingt-et-un ans, ça se fête… Bon, d’accord, je ne bouge pas. Je t’attends près de l‘arrêt de bus…oui, celui qui se trouve devant la petite boutique de La Redoute. Il descendit de son mont Blanc en un temps record. Soit il s’entraînait

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depuis la prime enfance sur le plateau tibétain, soit son perchoir avec double ascenseur, et une dizaine d’étages, n’était situé qu’à 4810 centimètres de la gare. _Salut, Martine ! Ca m’ fait plaisir de te voir ! Qu’est-ce que tu fais dans ce recoin ? C’est dangereux de rester là toute seule, dans le noir. Alors, comment se sont passées tes vacances ? …Il y a sept mois tu t’es bien rendue à Majorque avec Daphné ? …Hou lala lala lala! Hou lala lala lala! La catastrophe ! tu t’es coupée les cheveux ! … et t’as aussi sacrément vieilli ! Hou lala lala lala! Hou lala lala lala ! Pourquoi n’as-tu pas fait comme tous les Noirs qui fuient les rayonnements ultraviolets et qui, dès le plus jeune âge, badigeonnent de crème ou de lait leur peau fine et délicate ? Exclamations et figure consternées me confirmèrent, avec un total manque de tact, ce que je redoutais : non seulement ma nouvelle coiffure ne m’allait pas du tout mais l’huile d’olive, copieusement étalée sur mes cheveux et mon visage avant de longues séances de bronzage quotidiennes, et situées pour la plupart aux plages horaires les plus dangereuses, avait décuplé l’action desséchante du soleil des Baléares, qui avait craquelé le contour de mes yeux, comme une étendue de terre brûlée. Je ravalai mes larmes, quittai sans mot dire ma grotte, me rapprochai de mon dénigreur et l’observai avec extase, tel un pèlerin ayant une vision. Où était donc passé l’ancien pécari et les crins rigides plantés à la cime de son corps potelé ? Qui était ce dieu mince, musclé, aux cheveux souples et ondulés ? _A moi aussi, ça m’ fait plaisir de te voir, José-Maria ! Lui déclarai-je avec chaleur et conviction au bout de quelques secondes de muette contemplation. Grâce à Daphné qui a pris en charge toutes mes dépenses, je m’ suis follement bien amusée avec seulement 500 francs d‘argent de poche, poursuivis-je sans me soucier de sa dernière question. Hélas, avec toute la faune anglophone, rencontrée là-bas, mon espagnol n’a pas progressé. Or, je passe un concours dans quelques semaines et il me faut … _ Je t’ai apporté un dico qui s’adresse aux étudiants. Si tu veux, les jours où je ne vais pas à la fac, je viendrai chez toi pour des cours particuliers. _ Mi casa es tu casa. _ On commence après-demain, dans ce cas-là. Le week-end, on n’ pourra pas réviser car je vends des vêtements au marché de Sarcelles. _C‘est parfait ! et merci beaucoup ! Ophélie a raison, tu es vraiment quelqu’un de sympa. _ Ne prends pas le train, pour rentrer chez toi. Comme ça nous bavarderons, jusqu’à la prochaine aubette, de ta très secrète vocation de professeur.

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_ Ben, tu sais, après une maîtrise de français, le choix est plutôt limité. Pour les plus courageuses ou les plus ambitieuses, c’est le C.A.P.E.S, l’agrégation, ou le doctorat. Pour les autres, c’est une profession alimentaire ou un bébé ! Essaie de deviner mon choix ! Répondis-je en éclatant de rire. Le lendemain, je racontai tout à Béatrice que je connaissais depuis le lycée. Jeffrey, un ami de ses frères qui écoutait avec attention notre conversation, s’empressa de me proposer des leçons d’anglais. Je déclinai son offre. Je savais depuis sept ans que le jeune bilingue, surnommé « le Suédois », n’était pas, ainsi que le soutenaient certains esprits fâcheux de notre entourage, un inconditionnel de blondes aux yeux verts. Il avait beau les collectionner, ne partir en vacances qu’en Scandinavie, lire Selma Lagerlöf et Karen Blixen dans le texte, il était un être un peu plus nuancé et ouvert puisqu’il appréciait vivement ma longue chevelure crépue, le fin liseré soyeux de mes yeux bridés et mes lèvres noires délicatement ourlées. Peut-être n’était-il pas non plus ce célibataire endurci et machiste dont il fallait, paraît-il, se méfier ? Seulement voilà, je pensais, depuis notre dernière conversation, au maladroit étudiant en droit, qui, avec son mètre soixante-quinze, ne correspondait pas tout à fait à mon image du petit ami idéal mais était adorablement gentil : il avait adulé pendant huit ans une guenon -incivile, infidèle, possessive!- avec qui il avait rompu deux semaines après notre rencontre et s’occupait avec abnégation de ses cadets depuis le divorce de ses parents. J’aimais bien également ses grands yeux de faon parsemés d’étoiles, sa timidité, qui se traduisait par une crue débordante de réflexions émues, une aspersion de regards ouatés, duveteux- pudiques éventails andalous dérobant un soupirant. Je faisais surtout cas de son dévouement pour sa mère, qu‘il aidait financièrement et pour qui il acceptait de faire le vendeur, l’animateur et parfois l‘éboueur. Je trouvais exceptionnel ce sens de la famille laissant présager de belles qualités de cœur. En précepteur, épris et consciencieux, José-Maria avait mis à profit la journée pendant laquelle on ne se vit pas. Nous travaillâmes donc, tout l‘après-midi, sur les articles subtilement romantiquequ‘il avait ramenés. Vers 18 heures, nous décidâmes de partir nous promener dans le centre commercial de notre ville puisque je devais acheter des baskets à mon neveu. Devisant gaiement, je ne prêtai guère attention à la bande, tirée au cordeau, qui traînait au pied de mon immeuble, non loin d’une diligence décorant la pelouse. Le même groupe de garçons et de filles bâillait sa jeunesse quand je le raccompagnai, le jour suivant, jusqu’à son arrêt d’autobus. Certains soutenaient avec indolence un muret. D’autres empêchaient paresseusement la poussière d’envahir leur banc préféré. Ils nous dévisageaient tous si curieusement qu‘il m‘aurait été très difficile de ne

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rien noter. J’avais pour habitude, dès le mois de mars, d’entrouvrir le plus souvent possible la fenêtre de ma chambre : les rayons du soleil et le chant des oiseaux m’encourageaient, dans la journée, à accepter mon statut d‘étudiante studieuse ; la nuit, l’air frais m’aidait à m’endormir. Après avoir laissé mon amoureux transi, je m’allongeai, ce soir-là, sur mon lit. J’avais la ferme intention de finir un de ces centons, pompiers, terriblement impersonnels, que je « composais » depuis mes premiers émois amoureux, qui n‘avaient eu lieu que sept ans auparavant. Chasser le naturel, il revient au galop. En dépit d’efforts héroïques, je me remis sans même m’en apercevoir à butiner dans mes réminiscences littéraires et à prendre mon bien où je le trouvais. Des bribes de conversation me parvinrent, alors que je produisais toujours mon propre miel à partir du thym et de la marjolaine d’autrui : _Elle a au moins un ou deux ans d’ plus qu’ lui. C’est beaucoup trop pour qu’ c ’soit sérieux entre eux. Il compte juste se faire une fille expérimentée, persifla une première voix masculine. _ Pas une « fille », une « jeune femme » expérimentée, ridée et que l’on doit désormais appeler « Madame » car elle a bien vingt-cinq ans, précisa perfidement une voix féminine, qui n’appartenait visiblement pas à un membre du M.L.F. _ Vingt-cinq ans ! Qu’est-ce que tu nous chantes là, Cheyenne ? Elle est jeune puisqu’elle est étudiante, rétorqua une deuxième voix masculine. _ Dans notre pays, Réginald, on peut posséder la carte vermeille et une carte d’étudiante ! Par contre, visiblement, mamie ne possède aucune jupe ! On est en mars, il fait beau et elle est toujours en pantalon. A mon avis, ce rat d’ bibliothèque cache des poteaux ! Glapit une voix masculine au timbre désagréable. _ Les jupes et les robes, c’est tout simplement pas son style, man. T’as pas remarqué qu’elle s’ maquille pas non plus et s’ met juste du rouge à lèvres. On a pas à la critiquer, de toutes façons, puisque c’est une sister. En plus, j’ te rappelle qu’elle habite notre quartier, qu’elle est gentille et qu’ certains d’entre nous connaissent son frère. Apparemment, comme nous les mecs, elle aime consommer d’ la jeunesse et d’ la beauté. Et, pourquoi pas ? Moi, j’ trouve ça marrant et original, et j’ suis pas le seul, protesta doucement une quatrième voix masculine, que j’aurais souhaitée plus énergique. _Gentille, gentille…Moi, j’ dirais plutôt qu’elle est polie. Du haut de sa grandeur, elle dit bonjour, tient la porte, aide les vieux et les femmes lourdement chargés à porter leurs courses. Basta ! T’es pas son genre, négro. Toi, t ‘es qu’un singe tout juste tombé de son arbre. Rectification : pour cette milady au port de reine, on fait tous partie du menu peuple des

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macaques et des pauvres manuels sans culture ni vocabulaire. Elle cherchera pas à voir ta beauté intérieure, la p’tite mijaurée avec les œufs sur le plat. Tu vois bien qu’elle aime qu’ les toubabs jeunes et frais, et avec en plus un physique de play-boy italien, vociféra la voix antipathique de celui qui raffolait de gros seins juchés sur mini-jupes. _ Ce qui est 100 °/° sûr, Sékou, c’est qu’ notre maigrichonne remport’ra jamais le titre d’ Miss Maillot d’ bain mouillé et qu‘on la verra jamais s’ trémousser les nichons à l’air dans un clip d’ rap ? se moqua la première voix masculine. _ Si j’avais été une nana, reprit la quatrième voix masculine, j’aurais refusé moi aussi d’être confondue avec toutes ces poulettes fraîches et lisses mais totalement sans cervelle puisqu’elles acceptent d’être livrée en pâture à des vieux schnoques. Si j’avais été une nana, j’aurais fait comme si la rébellion était inscrite dans mon code génétique, du coup, moi aussi, je m’ serais autorisé tout ce qui est interdit à mon sexe et … _ J’t l’avais bien dit, Sékou ! Tu vois, j’avais raison, j’avais raison ! Toi, tu renifles à des kilomètres les flics, ma spécialité à moi, c’est les homos ! Et si Abdoulaye prend la défense d’ l’autre mémé, c’est parce qu’il est qu’une pédale refoulée, une tapette bodybuildée qui couche à droite et à gauche pour jouer au vrai mec ! Mais, assume-toi, connard, sois enfin une … Parce que l’un d’eux augmenta le volume de leur radio, la suite de leur conversation se perdit dans un brouhaha de sons indistincts ; il me parut que le dénommé Sékou -le chef de cette troupe d’amateurs de traditions dégradantes pour l’image de la femme- était non pas le plus sage ou le plus intelligent mais, c’est souvent ainsi, le plus belliqueux et le plus intransigeant : ses aboiements avaient imposé aux autres le silence ou les mêmes éructations d‘injures. J’eus un peu de mal, après ses propos, à trouver le sommeil. J’appréhendais que ma cité mal famée ne devienne mon Golgotha. A mon réveil, j’avais pourtant tout oublié et je fus toute la matinée aussi gaie qu’un pinson. L‘après-midi, sitôt la porte de mon immeuble franchie, je remarquai ma tribu de rappeurs. Elle attendait quelqu’un ou quelque chose -sa proie ? l’hallali ? - tout en vérifiant l’heure. Grand Veneur, officiers de vénerie, simples chasseurs et rabatteurs dressés à lever le gibier humain étaient tous réunis au grand complet et si régulièrement alignés contre leur muret préféré qu’ils me firent l’effet de rapaces prêts à fondre sur moi en piqué. Ce samedi soir-là, quand je revins de Paris, ils étaient toujours au même endroit, consultaient fébrilement leur montre, discutaient âprement entre eux. Je réalisai alors que le soudard de la veille n’était pas l’autocrate que j’avais cru. Certains paraissaient si autoritaires et déterminés qu’ils

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devaient assurer avec lui une direction collégiale. Un infirme d‘une vingtaine d‘années, qui se déplaçait à l’aide de béquilles car l’une de ses jambes était plus courte que l’autre, salua l‘un d‘eux. Puis, pour oublier sa misère par des moqueries sur la mienne, il se renseigna en riant, et en se retournant de temps à autre vers moi, sur les derniers éléments glanés sur mon compte. Ma vie risquait-elle de dégénérer en un cauchemar kafkaïen ? Une seule petite nuit avait-elle réellement suffi à m’emprisonner dans un rôle angoissant, celui du monstre épié sans scrupule ? A mon grand étonnement, le manège de mes voisins entérinait mes craintes en s’installant dans une effrayante durée. Ainsi, les petits de mon quartier remplaçaient parfois leurs aînés sur le banc servant de poste d‘observation. Ces derniers pouvaient alors vaquer à d’autres occupations et éviter d’attirer mon attention. D’autres fois, quand leur surveillance s’était sans doute relâchée, ils envoyaient un enfant sonner à la porte de mon gîte de bête traquée pour constater ma présence dans les lieux. D’autres fois encore, ils s’aventuraient jusqu’à me téléphoner anonymement. Il leur arrivait même de se relayer et de me suivre dans mes déplacements puisque leur nombre grandissant leur facilitait la chose. En effet, au bout de six semaines environ, j’intéressais pratiquement tous les post-adolescents de ma ville ! Les conversations surprises étaient très explicites et m‘atterraient. Je fus bien obligée de refaire surface, de les affronter de nouveau, après m’être claquemurée chez moi pendant une quinzaine de jours pour échapper à leurs regards inquisiteurs, m’interroger sur mes torts et pleurer sur un avenir qui s’annonçait sombre. J’y fus encouragée, un beau matin, par une aubade de vibrations vocales très éloignée du langage articulé ; malgré cette cacophonie, proche du concert de pintades, et martelée par des acclamations frénétiques, je compris que six ou sept crécelles se demandaient avec jubilation si « La Belle au Bois dormant » était malade ou s’était suicidée pour une raison inconnue. Un cinéphile trouva le surnom trop flatteur et me rebaptisa « Hibernatus ». J’ai brutalement réalisé à quel point ces jeunes voisins me haïssaient. J’ai brusquement compris que je devais devenir pugnace voire hargneuse dans mes relations avec autrui. Il me fallait à tout prix lutter contre la tristesse menaçant de me submerger. Aussi me suis-je servie de mon habituel remède magique : je me suis remémorée le drame bien plus épouvantable de cette connaissance violée deux fois. D’abord, par un soi-disant ami, qui se moqua de sa virginité dans le dessein de l‘humilier et de la réduire au silence. Ensuite, par son propre demi-frère. Je me suis également rappelée que j’étais de l’étoffe dont sont faites les chanceuses mais que la vie comportait des périodes de malheur, à accueillir comme des épreuves enrichissantes. Par un sursaut salvateur, mon sens de l‘ironie reprit le

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dessus et je me suis dit que ces victimes du « mal des banlieues » faisaient preuve d’un zèle exquis. Et même touchant. Plutôt que de chanter et danser, jour et nuit, dans nos halls d’entrée aux miroirs cassés, aux bacs à fleurs saccagés, ces tartuffes multiconfessionnels n’avaient-ils pas décidé de finir, au pas de charge et à la hussarde, mon éducation religieuse laissant à désirer ? Quitte à se sacrifier pour m’enseigner l’amour de mon prochain ! Ai-je besoin de préciser que ce dernier ne me sera jamais présenté comme un salaud prisonnier d’un corps annonçant la noirceur de son cœur mais comme une âme sensible, délicate, injustement engluée dans une gangue répugnante ? Je vivais une expérience si éprouvante que, pour ne pas me lamenter soir et matin et m‘arracher les cheveux de désespoir, j’ai résolu de pratiquer comme une arme la distanciation amusée et de coucher par écrit ce que je ne parvenais à confier à personne. Afin de fuir cette réalité exécrable, loin de transcrire d’une plume inspirée cris de révolte et coups de poing virtuels, je me contentais de mes habituels poèmes, dégoulinant de romantisme et truffés de souvenirs de lectures. Je me faisais, sans le savoir, la main, puisque cette stratégie me permettra de survivre à un harcèlement bien plus sournois. Parce que je devais réagir et en finir rondement avec cette situation surréaliste, je calquais froidement mon attitude sur celle de la canaille qui me persécutait avec hypocrisie. Les yeux plus inquisiteurs que les lunettes d‘approche les plus puissantes, je la saluais benoîtement dans l’ascenseur; les oreilles aussi sensibles que des détecteurs d‘infrasons, j’ouvrais plus souvent qu’il n’en était réellement nécessaire ma fenêtre, relaçais longuement mes bottes, m‘abîmais dans la contemplation des vitrines des magasins … _Tiens, y’a Martine qui passe, elle a encore fondu car elle n’a même plus ses joues de hamster, remarqua un jour, à la terrasse d’un café du Marais, une grosse fillasse aux longs poils filasses, au visage rubicond. Elle était si adipeuse qu‘elle avait dû, au cours de ses multiples vies antérieures, servir de modèle aux déesses de la fécondité des hommes de la Préhistoire ainsi qu’aux Baigneuses de Rubens, Fragonard et Renoir. Avec ses cheveux savamment oxygénés, son gros grain de beauté, le pantalon moulant qui la boudinait et les talons aiguilles inadaptés à ses gros pieds carrés, elle se prenait peut-être, en l’an de grâce mil neuf cent quatre-vingt-six, pour la réincarnation rustaude de Marilyn Monroe. _Qui c’est ? s’enquit poliment le garçon assis en face d’elle. Son dos faisant face au trottoir, il se retourna sur mon passage, fit crisser les pieds de sa chaise, renversa sa bière sur son pantalon, grognonna bruyamment et chercha, catastrophé, un mouchoir. _Sois plus scred, Lorrain, n’oublie pas qu’on est pas majeurs et qu’on a pas encore l’ droit d’ biberonner. Et surtout, cause moins fort, Martine

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mate vers nous et pourrait nous entendre ! Please, fais ça pour moi ! _ Mais, qui c‘est, à la fin, tu vas m’ l’ dire, oui ou non ? C’est la vedette d’un truc pour meufs, genre sitcom à l’eau d’ rose ? C’est une star qui s‘ balade incognito ? Son maintien et sa démarche sont ceux des princesses de sang, ou des top models qui s‘ la pètent ! Elle connaît sa valeur, ça crève les yeux ! _ Bof, y a mieux, beaucoup mieux ! Franchement, vous les keums, j’ vous comprendrai jamais ! Elle s’ met pas en quatre pour vous plaire et vous vous en fichez ! Regarde, d’ici, on devine que ses ongles sont pas manucurés et qu’elle a jamais entendu parler du rimmel et de l’eye-liner. Elle s’est juste donnée la peine de naître et peut remercier papa, maman, et même bon-papa et bonne-maman ! _ C’est clair qu’elle est née coiffée, mais elle a du mérite parce qu’ son capital, elle l’entretient tous les jours, ça c‘est sûr. _ Ouais, mais tu sais pas à quelles extrémités elle en est réduite pour garder ce corps mince et musclé ! D’après ses potes, pour augmenter son bol alimentaire sans faire exploser sa facture calorique, elle met des oignons partout. Paraît même qu’elle regrette que les glaces à l’oignon, les bonbons à l’oignon ou le chocolat à l’oignon n’existent pas encore ! _ En tout cas, c’est payant ! Et, c’est mieux qu’un régime, une liposuccion ou un anneau gastrique ! Alors, qui c’est son jules ? tu m ’ l’as toujours pas dit ! …Dis donc, elle a l’air connue dans c’ quartier où la plupart des jeunes la surveillent, comme toi, du coin d’ l’œil ! _Tu la connais vraiment pas ? Ma parole, Lorrain, ton prénom t’ joue des tours, on jurerait que tu débarques de Meurthe-et-Moselle ou …d’ Mars ! Des banlieues rivales l’espionnent, depuis des mois et nous, les Parisiens, on leur file un coup d’ main. C’est fastoche, avec mémé : lever à telle heure, promenade à telle autre heure, toujours aux mêmes endroits. Comme dans les monastères ou les maisons de retraite ! _Bonjour, l’imprévu ! Tu parles d’une vie ennuyeuse ! _ Nous, on s‘ plaint pas, vu qu’ ça nous facilite la tâche ! Et, c’est pas tout, mamie radote déjà et claironne tout l’ temps que ses parents ont fui un barjo, un dictateur haïtien appelé Bébé Doc, et que ses vieux, c’est des réfugiés politiques, pas des p’ tits immigrés venus balayer les rues ! _ Bébé Doc ? Drôle de surnom pour un dictateur qui zigouille à tout-va ? …Bébé Doc…on dirait le titre d‘un navet …Tu m’ fais marcher ? ou tu m ‘ racontes le scénario d’un film ? _ J ’te jure que non ! Tant mieux, c’est plus marrant ! Et maintenant, aux récré, y a moins d’embrouilles, on s’ parle tous, car on a tous un truc tordant à divulguer sur elle. Pour ça, on s’ contente d’interpréter ses gestes et ses regards, de deviner sa pensée et d’inventer des détails croustillants. La règle d’or, c’est d’en rajouter toujours plus ! Et, alors là, bingo, c’est l’ carton, le gros lot, on remporte un succès d’enfer ! Aïe !

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Chut ! Marty mate plus des vieilles fripes et revient vers nous ! _Calmos ! elle compte seul’ ment siroter un jus d’ chaussette en attendant l’heure d’ouverture du … _ Pourquoi est-ce qu’elle vient le laper juste à côté d’ nous ? C’est zarbi, non, dis-moi ? _ Mais, non ! Tu t’fais des idées ! Mais…et son jules dans tout ça ? Il la protège ou il s‘en tape ? _ Son jules ? …Quel jules ?… Ah ouais, c’est vrai ! j’ai oublié d’ te dire que Mme la Sorbonnarde est seule depuis sept mois parce qu’elle recherche, d‘après moi, un intello, genre toubib, avec le corps d‘Adonis. Pourtant, elle a loupé un concours aussi fastoche que ton p’ tit C.A.P. de chaudronnier …ou … mon B. E. P. de secrétaire. Paraît qu’elle le repassera tout en bossant dans un lycée d’ Chantilly. La pauvrette va se taper quatre heures d’ transport et école le samedi matin. Finie l’éclat’ en boîte ! Fini le ratage d’ cours pour jouer à la môman avec son neveu ! _Dommage qu’elle a pas obtenu un collège, elle aurait eu moins d’ travail d’ préparation et d’ correction. Laisse tomber ce p‘tit jeu, et les lâchetés de circonstance, Beverley, elle pourrait vous envoyer en taule. Même les lardons d’ seize ans ! _Réfléchis un peu, Lorrain ! On arrête pas des villes entières ! Et, en plus, on est pas fous, on ruse comme des Sioux. Du coup, on est des visages anonymes ! _Ah? …vous rusez ? Si j’ai bien compris, elle s’ doute de rien? _ De rien ! Comme quoi, faut pas être une lumière pour être prof, aimer écouter la musique classique et visiter les musées ! C’est pas tout, on s’intéresse aussi à… _Là, tu charries, bientôt, tu vas m’ dire qu ‘ les études de médecine, c’est facile ! _ Ben ouais, bien sûr ! En tout cas, d’après ma grande sœur, c’est vachement plus fastoche qu’on croit mais tu m’as coupé la parole et … _ Au fait, comment elle va, ta grande sœur ? Elle l’a eu, son B.T.S ? _Sûr ! et du premier coup ! Ma sœur Shirley, c’est une tête, la preuve, dans ma famille, elle est la seule à être allée jusqu’au bac. Remarque, mes renpas ont tout fait pour qu‘elle réussisse, la petite chouchoute. Tu sais qu’elle … _Ouais, Beverley, tu m’as déjà raconté plus d’ mille fois quelle avait sa propre chambre et une bibliothèque rien qu’ pour elle. _ Maintenant, j’ crois qu’elle rame, elle en cause à personne, même pas à notre mater, mais elle en bave. La preuve, elle a maigri, en plus, maint’nant, elle pleure presque toutes les nuits et elle s’ vante jamais plus d’ ses notes. _ C’était pourtant une bosseuse, ta reus, elle a changé ou quoi ? Elle joue à l’étudiante et fait la fête jusqu’à pas d’heure ? Ou les études

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supérieures, c’est trop hard pour elle ? _ Ma reus, Shirley, fumer, boire et danser ? tu plaisantes, Lorrain ! J t ’ rappelle qu’on cause de Shirley, celle qu’ est jamais sortie avec un garçon, celle pour qui notre pater courait aux réunions parents- profs ! Non, elle est restée la même, trop sage et studieuse, la tête toujours dans les bouquins. Ca doit être le niveau d’ sa fac qui… _ Elle est dans une fac de banlieue ? _ Non, mais j’ crois qu’elle y pense, dans sa chambre, j’ai trouvé plein d’ docs sur ... _Mais même là, le niveau risque d’être toujours trop élevé pour elle, elle devrait plutôt bosser, puis passer ensuite des concours internes. Donc, tu disais que vous vous intéressez à Marty et aussi à quelqu’un d’autre ? _Ouais, à un blaireau qui l’a aidée à préparer son oral jusqu’à ce qu’elle oublie son anniversaire. Maintenant, il collectionne les p’ tites Chinoises. C‘est du chiqué ! Quand on lui parle d’ l’autre vieille peau, les larmes lui viennent aux yeux. Et tu sais quoi, la réputation de solidarité des Asiat‘, c’est pas du pipeau ! Ils sont à chaque fois derrière leurs membres, à chaque fois, cette communauté fière, puissante et unie fait tout pour redistribuer les cartes d’ la chance. _ …M - m -mais-mais…j’ai vu qu’ Marty avait les yeux bridés !…et qu’elle ressemblait à une Malgache !…Elle a pas un peu d’ sang jaune dans les veines ? _ Ouais, même qu’on l’appelle entre nous le « Petit nem antillais ». Mais les Chinetoques d’ notre région s’en tapent d’ ses yeux bridés ! _ Et les Noirs ? Eux, la soutiennent, c’est obligé ! _ Même pas ! Elle est victime d’ la minable gué-guerre entre les foncés et les clairs ! _ Te moque pas d’eux, les Blacks sont pas les seuls à s’ détester entre eux. Sauf qu’eux, ils s’en foutent d’ leur image publique ! J’habite dans une tour d’ Babel et j’ sais qu’ c’est comme ça aussi entre les Italiens du sud et les Italiens du nord, les feujs Sépharades et les feujs Ashkénazes, les Algériens et les Kabyles, les Chinois et les Japonais, les Indiens Dravidiens et les Indiens Aryens, les… _Stop, ça suffit les exemples ! C’qui compte c’est qu’ pour les Renois foncés, comme pour les Renois clairs, elle est trop différente, inclassable, et peut crever la gueule ouverte ! Y a, j’ crois, un proverbe qui dit à peu près ça sur les gens qui sortent du lot. _ Ah, ouais, j’vois ! Euh…attends, j’lai sur le bout d’la langue…Euh…euh ! …Ah, oui, voilà : Le clou qui dépasse appelle le marteau ! Et, alors, elle, Marty, elle pense avec son cœur et sa tête ou d’après sa couleur d’peau ? _ Elle est tout l’ temps fourrée chez Béatrice, Hermine et Judith, des Africaines qui s’ foutent des Antillais, et même des Haïtiens, sans qu’elle

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leur rende jamais la pareille. Judith pense qu’elle se surveille, c’est aussi l’avis d’ leur cousine Madjé et d’ Moussa, un vioque qui sème sa semence partout et a mis en cloques Léonie, leur sœur aînée … Ca y est, notre drôle de zèbre s’ replante devant ce décrochez-moi-ça, qui l’attire comme une île au trésor ! _C’qu’tu peux être méfiante, Beverley ! Elle veut juste essayer un chapeau ou des boucles d’oreilles et sa caverne d’Ali Baba n’a pas encore ouvert ses portes, c’est tout ! A mon avis, elle est pas sournoise, c’est ses amis qui sont parano et complexés. Les Renoi claires aiment les mecs foncés, et parfois noir charbon, tu l‘sais comme moi. J’ai passé mon enfance aux Antilles et en Afrique, et là-bas, tout l’monde le savait, en tout cas. _ Ici aussi, c’est d’ notoriété publique. Mais elle, Lorrain, ça s’ sent qu’elle est différente et nous, les Blancs, on aime nous aussi rabattre sa fierté d’ métisse et lui faire des crasses. Quand elle est avec Béatrice, des commerçants complimentent cette Sénégalaise pour son teint café serré, et quand elle est avec Daphné, ils félicitent sa sœur pour ses tifs blonds de chabine à la vanille. Certaines personnes poussent le vice jusqu’à faire semblant d’ trouver belle la copine d’ son frère, une truffe en chocolat qui joue au caramel au lait, car on sait qu’elle va s’empresser d’ s’en vanter auprès d’ Martine et de… _Vous êtes qu’une bande d’intolérants et d ’jalouses, qui se prennent bêtement pour des croisés d’ l’égalité des chances ! _ Nous, des commères jalouses d’ ses lèvres peinturées d’mauve, d‘ son ventre plat d’ mannequin anorexique, d’ son accoutrement relou ? Ah ouais !… c‘est vrai qu’ tu sais pas que notre originale met en hiver des couleurs chaudes, des cravates d’ grands couturiers, des caleçons longs rentrés dans ses cavalières à boucles ou lacets interminables ! _ Et alors ? Si c’est bien porté et bien assorti, c’est l’essentiel ! T’aurais préféré qu’elle s’attife avec l’éternel foulard à p’tits pois et le fameux collier d’ perles des bourges coincées ? _ Faut voir, Lorrain, faut voir ! Franchement, si tu prétends ça c’est parce que t’as pas encore eu l’honneur d’ la voir défiler pour sa propre collection printemps-été ! Quand on l‘aperçoit, on la prend pas pour un sapin d’ Noël ou sa Majesté Carnaval mais elle est quand même à s’ gondoler par terre avec ses babouches orange, ses pantalons rose fuchsia, dorés, argentés ou à zébrures ! Sans parler d’ ses bagues d’orteils, d’ sa chaîne de taille, d’ ses coiffures d’excentrique intersidérale et d’ ses goûts pour les …roux ! Les roux ! Aaaah, beurk ! Ha ! Ha ! Ha ! Ma tribu va bien rigoler quand j’ lui répèterai tes propos ! _ Un sapin d’Noël ! sa Majesté Carnaval ! alors qu’elle est une styliste d’ la couleur ! un grand couturier d’ la lumière ! Tu m’dis qu’elle aime les roux, et alors ? C‘est pas vos oignons, c‘est elle qu‘ça regarde ! En fait,

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vous êtes jalouses d’ son allure d’ jeune femme saine et équilibrée, d’ son avenir qui serait radieux sans vous ! _ Là, t’as raison, on lui réserve, c’est vrai, un avenir d’ Noire foncée. _ Un avenir d’ Noire foncée ? _Oui, pas un destin de blonde ou de Black à peau claire mais un destin fait de mépris, d’échecs, d’humiliations, d’espoirs déçus et de résignation. _ T‘aimerais que des ordures fassent goûter à ta sœurette Brittany les joyeusetés du harcèlement ? Non, pas vrai ? Eh ben, pour Martine, ça doit être aussi horrible ! Elle est accro à la beauté ? et alors, ça fait pas d’elle l’ grand Satan ! Nous aussi on kiffe c’ qu’il y a de mieux mais, elle, elle s’ prend pas des râteaux et ça vous l’ supportez pas ! Si j’avais pas mes propres problèmes…mais l’ mal existe et on peut pas sauver tout l’ monde ! Il a cessé de s’emporter au moment où ma « Boutique au coin de la rue » faisait sauter, comme par magie, ses ferrures sculptées et me livraient le passage. Je ne suis entrée dans l’échoppe, décorée avec goût, et aussi ravissante qu’un écrin à bijoux, ou une boite à musique, que pour mieux endormir les soupçons de la walkyrie si bouffie qu’elle devait se livrer, comme Elvis Presley, à des orgies de sandwichs à la confiture et au beurre de cacahouète. Avec ma modeste escarcelle, je pouvais juste m’offrir une paire de gants d’agneau ou l’un de ces joyaux, dont la pierre et la monture, m’aveuglaient de leur raffinement. Je suis re-sortie une demi-heure plus tard, les mains encombrées par mes nombreux achats. Quatre années s’écoulèrent. Quatre difficiles années au cours desquelles je sentis l’étau se resserrer, les discours de classe se radicaliser. Je m’habituai tant bien que mal à être placée sous une loupe géante et à être considérée comme l’ennemie à abattre, durant ces quarante-huit mois d‘insomnie chronique, égayés par de sordides festins de glaçons et …de givre. Et, je poursuivis durant ces 1460 très longs jours -où je me mis à entendre des voix et à parler toute seule !- mon apprentissage de la barbarie ordinaire. Je ne brûlai pas de cierge à un saint. Je remerciai, néanmoins, le hasard de m’avoir fait tomber sur des benêts, qui ne s‘étaient toujours pas aperçus que, tel un animal aux aguets, je m’informais de ce qui se tramait dans mon dos, le plus souvent possible. Pour m‘insurger contre cette terrible réalité, j’ai troqué mes poèmes impersonnels et mièvres contre des textes rageurs. J’ai posé, par la même occasion, les pierres fondatrices de ma vocation de parolière. Le fantasme d’éclabousser mes tortionnaires de ma future félicité m’aida, de surcroît, à rester une femme debout, à gagner en force de caractère et en imagination créatrice. Je pus, par cet exutoire, supporter le tableau de l’injustice qui s’offrit à mes yeux ébahis. Certains bourreaux mirent, en effet, à profit ces quatre années pour s’octroyer ce qu’ils me refusaient : le bonheur avec une personne librement choisie. Et c’est sans complexe

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ni mauvaise conscience qu’ils s’installèrent, non pas avec de belles âmes - de jeunes laiderons ayant le cœur sur la main - mais avec de jolis tendrons égoïstes, prétentieux et mal élevés! En tant que mâles, en dépit d’un physique peu avantageux, ils avaient le droit d’être et superficiels, et difficiles, et exigeants ! Pas moi. Un après-midi où je feignais de somnoler sur le banc d’un quai de gare, un corniaud, d’un mètre soixante-dix et d’un machisme primaire, m’éclaira par des propos cyniques tenus avec deux poulardes, plus dodues et dorées qu’un beignet revenu à feu doux, saupoudré de sucre roux, nappé de beurre fondu et enrobé de caramel blond. Afin de se rajeunir un peu plus, les deux jouvencelles portaient une tétine en pendentif et des tresses à la manière des prostituées, habillées en écolières pour exciter les vieux vicieux ( ceux qui sont friands de fricassées de Lolita mais qui, n’osant pas les kidnapper pour copuler avec elles, trouvent ce palliatif à un passage à l’acte, suivi de toutes sortes de désagréments plutôt ennuyeux : des années de prison, la réprobation générale ) : _ Marty, au moins, dans les transports en commun, elle cède sa place aux personnes âgées, risqua timidement la demoiselle dont les pieds étaient enfermés dans des rangers et dont les mamelles formaient une barre bien peu appétissante. Avant de me parer d‘autres vertus, mon avocate donna l’assaut à la pochette de sa veste militaire, en sortit sa ration de biscuits, ainsi que des chewing-gums ». _ C’est quelqu’un d’ désintéressé… Avec des mimiques très explicites, et des soupirs de soulagement tout aussi clairs, elle enleva ses brodequins et massa ses orteils rouges et enflés. _ …modeste…Le papier d’emballage de ses cookies aux noix de pécan lui opposant une résistance farouche, elle dut livrer une lutte sans trêve ni merci contre ce mur d’enceinte en plastique. _… honnête… Une partie de son trésor de guerre fut avalée en une seule bouchée, ce qui me laissa admirative. _ …et serviable. Dans sa bouche déjà pleine de gâteaux secs, elle fourra à mon grand étonnement quatre à cinq dragées de gomme à mâcher et se mit en devoir de faire des bulles de plus en plus grosses. _ Humain, résuma l’autre demoiselle, celle qui bombait fièrement un corsage déjà très pigeonnant, et qui tétait avec nervosité, toutes les deux ou trois minutes, la sucette accrochée à son cou. En m’asseyant à côté d’eux cinq minutes plus tôt, j’avais noté qu’elle

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ne possédait pas encore, à l’inverse de sa voisine, des fesses de matrone, un ventre de mère de famille nombreuse et que, quoique gras, et doté d’un début de double menton, son visage était agréable à regarder. _Elle l’est devenue car elle est ridée. Point final ! Si elle s‘obstine, comme au temps de sa splendeur, à dégoter un beau gosse, c‘est par fierté ou par habitude. Répliqua avec aigreur l’affreux bâtard, apparemment complexé par sa taille de chihuahua et sa face camuse de pékinois. Il s‘arrêta de clabauder, bâilla à s’en décrocher la mâchoire, étira ses courtes jambes et fit le veau. Ses naseaux étaient persillés de haine. _C’est idiot, et dangereux, car la roue tourne très vite pour vous ! Tic-tac! Tic-tac! votre horloge biologique vous le rappelle jour et nuit, à l’approche de votre vingt-quatrième anniversaire, poursuivit-il et il mima par dérision un jaquemart qui frappe les heures. Un deuxième bâillement l’interrompit à nouveau. Il laissa aussitôt tomber son marteau imaginaire, mit, cette fois, avec pudeur sa main devant sa bouche et se serra contre la porteuse de balconnets, qui ne protesta pas. Un soupir lui échappa cependant et ses bonnets D se soulevèrent, et gonflèrent, tel un jabot. Sa camarade cessa aussitôt de faire des bulles, se pencha vers elle, l’observa avec surprise et lui tendit une cigarette, prise dans un sac en kaki sur lequel étaient inscrits : « U.S. army ». La tétonnière l’alluma, aspira goulûment une bouffée de nicotine, à la manière d’une personne qui cherche à se donner du courage. Je crus alors qu’elle allait repousser le frôleur par un énergique coup de gosier mais aucun son ne s‘échappa de sa bouche. Seuls ses yeux osaient s’exprimer. Et les éclairs qu’ils lançaient auraient pu anéantir Sybaris, Sodome et Gomorrhe. _Pour éviter Sainte Catherine et l’étiquette infamante de «vieille fille», vous vous soldez en vous casant avec des types dont vous vouliez pas à 20 ans. Tous les laissés-pour-compte le savent et font leurs courses au rayon « articles démarqués ». C‘est normal, contrairement à nous les hommes, vous avez besoin que de sécurité ! Continua sur un ton sans appel l’expert en condition féminine - et il passa son bras malingre autour du cou de la taiseuse. Cet adolescent, comme tant d’autres jeunes coqs, avait sans doute été éduqué par le cinéma. Aussi utilisa-t-il, en parlant de lui, le terme d’ « hommes » car il s’identifiait aux virils et burinés John Wayne, Charles Bronson, Clark Gable… _Nous, on s’ ra jamais des « produits arrivant à la date de péremption » : on compte pas perdre notre temps à faire des études et on a déjà commencé la battue au mari, lui confia fièrement, tout en se dégageant, et sans reprendre son souffle, la Diane chasseresse qui semblait jusque-là appartenir à l‘une de ces civilisations où un mot équivaut à une phrase entière.

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Le roquet n’eut pas le temps de donner de la voix, un escadron d’échassiers venait de se poser près de nous et retenait toute son attention. Les filles portaient des hauts dévoilant soit leur dos, soit leur nombril, arboraient coupes au ciseau ou au carré, et, malgré le succès mondial du film L’Amant, aucune d’elles ne s’était déguisée avec des nattes d‘élève de maternelle. Elles étaient toutes des nymphes, cependant la mieux faite était sans conteste l’adolescente aux cheveux châtains, au nez tavelé de taches de rousseur, qui badinait avec un immense blond dont le teint était lactescent, le cou d’une pureté liliale. Comme lui, les autres Adonis étaient vêtus d’un pantalon astucieusement déchiré, puisqu’il laissait apparaître un caleçon à carreaux. Il était cependant le plus grand et le seul à ne pas s‘être habillé d’un débardeur de couleur vive mais d’un gilet en jean bleu délavé, savamment ouvert sur des pectoraux bien dessinés. D’ailleurs, mes deux hagiographes défirent machinalement leurs cordons de rideau capillaires, cachèrent leurs biberons miniatures, et se mirent à l’admirer du coin de l‘œil. En les voyant faire, leur rivale, un bouton de rose gracile, longiligne, et n’ayant nul besoin de cultiver un comportement de femme-enfant, ricana bruyamment et ses yeux d‘un vert céladon étincelèrent d‘un éclat mauvais. Le nabot s‘en aperçut. Ne prenait-il pas mentalement des notes sur la chatoyante livrée de la troupe volatile ? Il rit donc sous cape et s’approcha à nouveau de celle qu’il considérait comme la dame de ses pensées. _ Arrête de te frotter contre moi ! Cria-t-elle aussitôt et cet ordre s’abattit sur lui avec la violence d’une maladie à début brutal. Le vermillon de son visage me fit craindre un instant qu’il ne se rue sur elle comme la vérole sur le bas clergé espagnol. Il n’en fut rien : notre train arriva juste à ce moment-là et ils montèrent tous trois silencieusement, et très lugubrement, dans le même wagon que moi. Toutefois, quand le jeune garçon s’absenta pour se rendre aux toilettes, l’américanophile en profita pour sermonner son amie : pourquoi venait-elle de repousser un prétendant ? dans l’attente d’un hypothétique mouton à cinq pattes, ambitionnait-elle vraiment de s’agripper à sa virginité, au risque de devenir, elle aussi, un jour, un objet de risée, une vieille fille desséchée sur pied ? José-Maria me téléphona, à la mi-juin 90, au bout d’un an de silence. Ayant rêvé de sa mort, je l’avais appelé une année plus tôt. Cette mort avait suscité en moi une émotion d’autant plus vive qu’en 1986 j’avais fait, pour la première fois, de ma vie un songe quasi similaire ; j’avais eu, peu de temps après la tristesse d’apprendre le décès accidentel d’une ancienne relation. Afin de mettre en garde le jeune homme qui avait, selon la rumeur, emménagé au Châtelet en galante compagnie, j’avais consulté dans une poste parisienne l’annuaire de son arrondissement, puis éclairci les raisons de mon coup de fil avec embarras : mes pouvoirs

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potentiels m‘humiliaient autant qu’ils m‘effrayaient ! Pour le rassurer - il était aussi inquiet que vaguement amusé - je lui avais expliqué que je ne m’étais pas métamorphosée en interprète de vols d’oiseaux et que mes prédictions étaient aussi peu fiables que celles d‘une liseuse d‘entrailles de poulets. Je ne lui avais pas révélé que Béatrice et ses deux jeunes sœurs, Hermine et Judith, me considéraient, depuis trois mois, comme une « Madame Irma » sans boule de cristal, sans chat noir et sans balai - une sorcière conversant avec les objets quand elle n’enfourchait pas sa plume pour taquiner la muse ! Il en allait ainsi depuis que j’avais recommandé à l’aînée de se débarrasser d’une statuette, offerte par un prétendant éconduit. En effet, une nuit, où j’avais dormi chez elle, la petite figure sculptée m’avait traumatisée, par sa faculté à communiquer par la pensée. Mes larmes avaient été mes meilleurs avocats, le lendemain matin. Après m‘avoir obéi, la vie sentimentale de la jeune femme, qui avait cessé d’être une marionnette sans volonté, avait subitement repris son cours normal. Seuls ses frères, Vianney, Gildas et Cyprien, étaient demeurés sceptiques et taquins, notamment Gildas. Pourquoi lui, et pas l’un des deux autres, vous demandez-vous ? Je ne suis pas comme mes voisins, je n’ai pas la prétention de savoir ce qui se passe dans la tête des gens. Pourtant, sans solliciter exagérément sa pensée, il me semble que c’était parce qu’il m’avait fait quelques semaines plus tôt son numéro de charme et que des pulsions de macho le travaillaient depuis la lointaine époque où une camarade d‘enfance, devenue depuis journaliste sur T .F. 1, lui avait brisé le cœur ( ce traumatisme causé à un âge tendre aura de graves conséquences sur sa vie d’adulte puisqu’il appréhendera à jamais l’existence de façon simpliste, manichéenne ). Toujours est-il, qu’avec l’aide de Maxime, un futur beau-frère complexé par un physique de rat d’égout, un parcours scolaire chaotique et son emploi de chauffeur de maître, il avait ensuite passé son temps à me ridiculiser, en public ou en privé, par le déploiement d’une batterie de blagues sur les jouvencelles éduquée par les romans à l’eau de rose. Après cette nuit mémorable, il contrefera le pas mécanique d’une poupée envoûtée, ou singera une personne excessivement terrorisée de dialoguer dans son demi-sommeil avec un être, en principe, inanimé et non doué de la parole. Il en profitera également pour renouveler sa panoplie de remarques acides sur ma constante présence aussi bien à leurs soirées dansantes qu’à leurs réunions dominicales, ainsi que son arsenal de jeux de mots abrasifs, et fort peu drôles, sur les prénoms mal portés, ou tout simplement inappropriés, puisque le grand ami de leur famille, Jeffrey, n’« effraye » pas les farouches demoiselles. Béatrice essaya de le raisonner, un jour où il était allé beaucoup trop loin dans sa division dichotomique de l’espèce humaine. Mais, Hermine et Judith lui recommandèrent, à voix basse, de

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se tenir coite : cela les arrangeait que je sois sa tête à claques préférée ! Sans compter cette réponse d’appareil, qui leur faisait toujours donner raison à l’un des leurs, de sorte que j’avais renoncé un soir d’anniversaire à deux réactions naturelles : leur rapporter un quolibet de Maxime sur ma virginité ; remettre ce dernier à sa place en le traitant de minus sexuel, incapable de déflorer sa partenaire, ne sachant que pleurer sous ses torrents d‘injures ! C’est que ma défense ne serait pas allée de soi pour tout le monde et ne n’aurait servi qu’à m’attirer les foudres d’Hermine, véritable mèche d’amadou, qui m’aurait reproché, d’une voix enflammée par la colère et l’indignation, de me servir de ses confidences pour régler un problème personnel. Cette partialité clanique qui cimentait -également- la famille de ma belle-sœur m’énervait autant qu’elle me fascinait ! A cause d’elle, n’avaient-ils pas abondé, tel un seul homme, dans le sens de Gildas, la fois où il avait affirmé d’un ton martial, et avec un froncement de sourcils jupitérien, qu’Auschwitz se trouvait en Suisse ? Pas un n’aurait bronché, tous l’auraient soutenu sans faille, si sa culture générale lacunaire et fort approximative lui avait fait déplacer le pont d’Avignon à Soissons, ou les anneaux de Saturne sur la Lune ! Pour avoir tenu coûte que coûte à demeurer équilibrée, je n’avais pas su interpréter les rêves étranges, cycliques, qui m’assaillaient alors et je m’étais entêtée à les mettre sur le compte du surmenage neuronal, dû au harcèlement intensif dont j’étais victime. Alors que les émissions télévisées consacrées à la voyance se multipliaient, que les ouvrages de divination devenaient le nouvel opium du peuple et que des pythonisses conseillaient les grands de ce monde, je n‘avais rien fait pour me renseigner sur les bizarreries de ma vie nocturne et n‘avais donc pas fréquenté les boutiques vendant, dans des ruelles sombres, pendules, baguettes de sourcier, boules de cristal, herbes de guérisseurs, phylactères couverts de signes cabalistiques, pierres philosophales, grimoires, livres sur l’ufologie ou le spiritisme. J’aurais peut-être découvert la signification de mes cauchemars oppressants et récurrents, si je n’avais pas opté pour la politique de l’autruche. Ne mettaient-ils pas invariablement en scène des poissons armés de rangées de dents sans cesse renaissantes ? ou des coccinelles noires dissimulant une forme indistincte sous des feuillages ? Comme j’avais rangé tout l’arsenal du paranormal dans la catégorie de la poudre de perlimpinpin, je n’avais pu répondre que de manière évasive aux nombreuses questions de José-Maria. Oui, j’avais vu qu’il mourait. Ou plus exactement qu’une partie de lui mourait ou était déjà morte. Non, je ne savais pas ce qu‘il fallait en penser. Oui, je le promettais. Non, je ne lui cachais rien. Et voilà qu’il reprenait contact avec moi ! Et voilà qu’il m’avouait qu’un roman fantastique d’Isabel Allende avait réactivé le passé et fait remonter à sa conscience mes sombres présages !

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Suite à cette conversation téléphonique, je lui rendis visite pendant plus d’un mois, dans le petit nid d’amour qu‘il sous-louait à Paris, dans le 4ème. Nous dûmes évoquer une ou deux fois mes soi-disant dons de double-vue durant nos balades dans Saint-Germain -des -Prés, nos sorties dans des pianos-bars de son quartier ou des Champs -Elysées et nos bavardages sur l’oreiller. Pour nous, l’important était ailleurs. Nous essayions jour après jour de recoller les morceaux cassés, de réussir là où l’on avait autrefois échoué. Nous ne nous sommes jamais embrassés, en dépit de tout ce temps passé en amoureux ! Or, il était très sexy et bien attirant depuis qu’il restait mince et musclé à force de régimes et de séances de sport ! Néanmoins, ce n’était pas lui qui allait ouvrir le bal de mes amants ! J’avais beau continuer à l’aguicher avec mes tenues affriolantes, j’en avais froidement décidé ainsi après une période d‘hésitations et d’observation. Je m’étais effectivement aperçue, après l’avoir testé plus ou moins discrètement, que l’ancien étudiant en droit ne remplissait pas les conditions nécessaires pour mériter d’être l’Elu. J’étais curieuse et pressée de connaître l’extase physique ; mais pas à ce point-là. Je pouvais bien attendre encore quelques mois, ou quelques années, puisqu’il n’y avait pas le feu au lac et qu’il n’embrasait pas non plus une certaine partie de mon anatomie. Un petit détail me chagrinait, toutefois. Hermine n’était pas la seule à avoir sauté le pas. Trois autres amies venaient de me prendre de vitesse et m’avaient précédée, contre toute attente, dans la découverte des « choses de la chair ». Elles étaient, pourtant, encore plus fleur bleue et plus coincées que moi ! Je n‘en revenais pas qu’elles m’aient, en quelque sorte, doublée ! J’ai tenté de me consoler en découvrant que ces « Alice au pays des merveilles » avaient été cruellement déçues par les lapins de passage qui les avaient prestement dévirginisées et quittées. Bien fait ! ça leur apprendra à se laisser influencer par leur entourage et à se brader en catastrophe, à vingt-six ans passés, par peur de finir, comme moi, en sujet de moquerie, me disais-je dans mon for intérieur. Et, je me gardais bien de perdre une miette des consternants, mais très instructifs, récits de leurs mésaventures. Cela ne m’a pas réconfortée bien longtemps, hélas ! Contrairement à ce que j’avais toujours imaginé, c’était moi la seule et unique survivante de notre espèce en voie d’extinction. J’étais, à mon corps défendant, le dernier vestige de ces temps reculés où les femmes préservaient leur « pureté » jusqu’au mariage, où les vieilles filles mouraient « demoiselles ». Mes ennemis n’étaient pas au courant de mon statut de « Dernier des Mohicans » et savaient juste que je n’avais pas embrassé un garçon depuis une époque quasi immémoriale. C’était assez pour passer à leurs

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yeux pour une bête de foire. J’étais un tel phénomène que mon immeuble était même devenu un genre d’attraction. En effet, j’avais aperçu, quelques semaines avant mes retrouvailles avec José-Maria, des voisins qui désignaient du doigt ma chambre à des inconnus. Intriguée, je m’étais alors installée dans la diligence décorant notre pelouse et avais fait semblant d’y jouer avec mon neveu. En fait, tous ces jeunes adultes concevaient difficilement que l’on puisse être à la fois désirable et sans amant, à la fin du vingtième siècle, dans un pays qui n’était ni l’Iran ni l’Irlande, un pays progressiste en matière de sexualité féminine : _ Ah bon ? C‘est elle, votre hurluberlu ! Mais… elle est jolie ! Et même vachement bien ! Vous avez vu ses jambes si fuselées qu’on dirait deux fusées prêtes à décoller ? Et son palmier sur la tête ? C’ est original et ça lui donne un look d’enfer. _ Cet échafaudage de frisettes permet surtout à ton astronaute d‘effectuer sans talonnette sa conquête de l‘espace _ C’est vrai, elle est p’tite mais bien proportionnée ! En plus, avec tout c’ que vous m’aviez dit sur elle, j’ m’attendais à voir une mamie choucroutée, pas une splendide gazelle en cycliste noir ! _ C’est ça qu’est drôle ! Elle a du succès, s’habille de façon moderne mais porte une ceinture de chasteté. Une diseuse de bonne aventure lui a peut-être promis un fils de roi à l’œil de velours ou un héros de chevalerie aussi beau que vertueux ! Ce prince charmant devra frapper à sa porte car y a pas plus popote qu‘elle ! La preuve, ton antilope traque la vilaine et méchante poussière de la rosée du matin à la rosée du soir. _Quand elle en a fini avec cette tâche dont dépend l’avenir de l’humanité, elle distille à son pauvre neveu la morale cucul la praline de la série des « Martine » ! Je me demande encore pourquoi certains l’ont rebaptisée « Marty », ils auraient plutôt dû la surnommer « baby-sitter »  ou « nourrice » ! Là, tout serait clair, pour tout le monde ! _Ou bien encore « raton laveur », « savon d’ Marseille », « Cendrillon » ! Paraît que sa maniaquerie fait d’elle une championne olympique d’ la serpillière ! Sa piaule, c’est certainement la Galerie des Glaces ! _Non, pas vraiment. Il semblerait que son doux sweet home ne soit ni un palace ni un galetas. C’est tapissé de romans, de livres d’art, de recueils de poésie époussetés, brossés et peut-être même lessivés. Il y a tant de bouquins chez notre « Mère Denis » qu’on croirait que ça se mange ou que ça s’achète au kilo ! A part ça, son intérieur fait Français moyen. Au contraire des pavillons de certaines de ses amies chez qui un pouilleux n’oserait ni manger ni aller aux toilettes. _O.K ! c’est pas l’ grand luxe …c’est pas non plus un clapier ou une étable… c’est plutôt un service d’ réanimation pasteurisé à ultra

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haute température ! _ C’est la bulle des bébés qui naissent sans défense immunitaire ! _ Une salle d’hôpital aseptisée ! _ L’enceinte stérile des mouflets ! _ Une salle d’hôpital aseptisée ! _ L’enceinte stérile des mouflets ! _ Vous avez pas bientôt fini d’ jouer tous les deux ! Deux vrais mômes ! A vot’ place, j’ parlerais plutôt d’un lieu bien plus secret … _ Juste ! un certain endroit doit sentir le remugle et être plein de toiles d’araignées ! _ …un certain endroit doit être…Ca y est, j’ai compris ! Ho lala lala lala ! Ho lala lala lala ! quel gâchis ! Dire qu’elle aurait pu rendre heureux un homme gentil, p‘ têt’ laid, d’accord, c’est vrai, mais …marrant ! Avoir dans son lit un keum marrant, c’est bien l’essentiel, pour toutes les autres meufs, non ? Faut la forcer à changer ! On peut pas accepter ça ! _Alors, continuons à l’expulser de son univers de lumière ! Qu’elle gémisse enfin, elle aussi, sous le martinet des désillusions ! Hé ! Ho, man ! Réveille -toi ! Pourquoi te tais-tu depuis le début ? Critiquerais-tu notre attitude ? Oserais-tu plaindre la petite privilégiée ? _ On n’a pas la raideur de la toile de bougran, Christian, et tu as le droit d‘être de son côté. Rappelle-toi néanmoins que Marty n’est pas une victime sympathique, contrairement à nous qui sommes des gens humains. Sache que nous n’avons pas choisi de la mettre au pas et de tenir le mauvais rôle. C’est son attitude de prétentieuse qui nous contraint bien malgré nous à jouer aux bourreaux, nuança l’un d’eux sur un ton jovial. C’était un grand taciturne qui s’était abstenu jusque-là d’intervenir dans leur conversation. Son visage, osseux et anguleux, était calme et ouvert, il était visible qu’il croyait réellement à cette assertion, si pratique, qui les absolvait tous. _ T’es ouf, mec, à chacun sa merde ! J’ m’en tape bien d’ cette péteuse ! Non, si j ’vous écoute depuis t’à l’heure sans parler, c’est qu’ les bras m’en tombent ! C’est vrai qu’ les meufs ont pas d’ gros appétits sexuels et que, nous, les keums, on épouse pas les roulures qui ont eu plus d’ trois amants mais quand même ! Moi, j’ pourrais pas vivre ainsi, en tout cas. Votre maniaque est p‘ têt’ Musulmane… ou une Chrétienne intégriste ? _Non, mais elle vient d’un pays sous- développé …et arriéré… une de ces civilisations où les femmes se courbent sous le poids de traditions d‘un autre âge… _Aucun rapport, selon moi ! Primo, les nanas d’ ces sociétés d’ machos aiment les vieux. Notre madone a échappé, on n’ sait comment, à

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ce formatage des goûts et ne fantasme, depuis toujours, que sur du cuir chamoisé, frais, souple et velouté. Les semelles tannées, parcheminées et racornies lui donnent envie d’ finir vieille fille ou d‘entrer dans les ordres. Deuzio, ses sœurs sont différentes, beaucoup moins féministes, rebelles et avant-gardistes. _ En fait, notre vestale imite sa mater ! Elle a personne dans sa vie, elle aussi ! _ Oui, elle fait peut-être comme sa mère mais il ne faut pas oublier que Martine a connu les débuts de l’Eurovision, d’Intervilles, de Questions pour un champion, des Chiffres et des lettres, de Mickaël Jackson et de John Travolta. Les mœurs étaient moins libres à cette époque-là et dans cette France si lointaine, et si reculée, une fille qui couchait n’était pas lapidée, ou traînée sur la place publique pour qu’on lui coupe les mains et lui brûle le visage au vitriol, c’est vrai, mais c’était quand même encore très mal vu. J’ai refusé avec constance que mes relations avec José-Maria évoluent, malgré le cuisant souvenir de ces propos et mon corps réclamant comme un autre des nourritures non spirituelles. Quoique l‘ancien Sarcellois fut charmant, au point de m’apporter mon petit déjeuner au lit, il était décevant. Au fil des semaines, j’avais découvert avec effarement qu’il était kleptomane, grand consommateur de drogue et un être si dénué d’ambition professionnelle que, sans avoir jamais cherché à faire valoir ses diplômes, il s’était satisfait d’un obscur emploi de technicien dans un quelconque laboratoire. Il m’avait avoué, aux premiers temps de nos retrouvailles, vivre avec une coquette de cinq ans sa cadette. Cette minaudière -qui, à seule fin de provoquer sa jalousie allait en boite le samedi soir et s’envolait en août vers une destination ensoleillée- ne méritait pas, d’après ses confidences, d’être la mère de ses futurs enfants. Or, à vingt-cinq ans, le désir de paternité le taraudait. L’assouvir exigeait une femme intelligente, solide, responsable. Pas une gamine qui, malgré le re-mariage d’une mère quinquagénaire et la naissance miraculeuse d’un tardillon, s’entêtait à jouer à la dernière-née capricieuse, fragile et immature. Il attendait, selon ses dires, le retour de sa compagne pour lui annoncer la fin de leur histoire. Il comptait, néanmoins, lui laisser le temps de se trouver un logement puisqu’elle ne pouvait pas retourner chez sa mère : son beau-père la pelotait, un voisin avait tenté de la violer. Cette situation confuse, la personnalité peu brillante de ce chevalier d’industrie, tout aurait dû me pousser à rompre. Mais, je dois admettre que j’étais toute guillerette d’avoir enfin quelqu’un dans mon existence et relativement émue quand il me prenait la main en public pour braver les mécontents. L‘air de défi qu’il adoptait lorsque nous nous promenions ensemble m’avait dessillé les yeux, dès le premier jour de nos

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retrouvailles. Depuis quand son entourage l’avait-il instruit de mon harcèlement alors que ma famille n’en avait toujours pas été informée ? Naturellement, José-Maria ne savait pas que je jouais au plus fin avec les passants nous lançant des regards furieux et échangeant entre eux des propos incendiaires. Ce fut tout particulièrement le cas le 14 juillet : _ Il a d’ la merde dans les yeux, le Rital ? Avec sa peau fripée, son panache blanc, sa dent en moins, cett’ mamma fait son âge ! Or, plus personne fait son âge, d’ nos jours ! La preuve, ses deux grandes soeurs ressemblent à des ados et n’ont pas un seul cheveu blanc, elles ! _C‘est un Spingouin pas un Rital ! _Matez ce regard vide et inexpressif qui nous traverse sans nous voir ! Et elle joue pas la comédie contrairement à c’ qu’ pensent certains ! Pas étonnant qu’elle ait raté deux fois son concours ! Elle est bête à manger du foin ou le bitume de ce trottoir ! C’est pour ça qu’elle échoue en tout ! _En tout ? C‘est vite dit ! Hier, elle dansait dans ses bras, ce soir, elle assiste à ses côtés au feu d’artifice…Oh ! merde !…Comme elle, il gigote comme si son pantalon le grattait. S’il est pas mal assis, s‘il guette pas un pote, il nous a repérés car il regarde de nouveau à droite et à gauche… Cett’ fois, il s’ retourne…et, comme par hasard, il pose sa main sur sa cuisse maigrelette ! _Vos gueules ! Faut plus dégoiser ! _Martine devrait se méfier du cousin de… _Tais-toi, sale traître ! J ‘vois bien qu’ tu fais exprès pour qu’elle entende ! Afin de soutenir l’attitude courageuse de José-Maria, je me lovai aussitôt contre lui et fermai les yeux. Je captai alors les remarques d’un groupe de spectateurs qui gesticulaient et fulminaient juste devant nous : _ Ce gigolo a pas l’ droit de parader avec cett’ naine toute ravinée ! Il est presque marié ! _Et qui va l’en empêcher ? Toi ? L’armée ? _Bah ! sa conscience… sa famille…ses potes …les réflexions d’ son ancien quartier d’ Sarcelles sur son manque d ’goût… Ah ouais, c’est vrai qu’i fait plus confiance à ses copains depuis qu’on a pu s’ glisser chez lui, mater et bouffer gratis aux funérailles d’ son père… Mais, merde, quoi ! Inès est mille fois mieux ! A vingt ans, elle vient d‘avoir son bac avec la mention « correct », elle est jeune, grande, et, surtout, elle a du chien. Marty, elle, elle est qu’ jolie. Normal, elle est ridée et bien …trop foncée ! _ Tout le monde a la mention «correct», crétin, ignare ! En plus, selon nos propres canons, la beauté n’est pas synonyme de teint clair. Tu te trompes de cible, Dédé, les commentaires racistes n’atteignent pas Martine. Par contre, Jeffrey, le métis Africain qui vous plaît tant

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uniquement parce qu‘il n’est pas élitiste et ne fera pas prendre des cours de solfège et d’équitation à ses enfants … _Il paraît…excuse-le, Fleurimont…c’est fou, ce que Dédé est con, parfois… et puis, on doit bien admettre qu’Inès est antipathique avec tout le monde, sauf avec son jules…et que Marty a des tifs magnifiques! …enfin, ils l’étaient avant d’être ratiboisés. _Ouais, ils étaient pas mal, pour des tifs de Black…En tout cas, c’ qui est sûr c’est qu’ les autres Renoi l’enviaient et l’accusaient d’ les narguer en s’ recoiffant devant elles ! _ Toutes les personnes de couleur de mon entourage souhaitent que ses veuchs repoussent plus ! Ils s’demandent aussi pourquoi elle les lisse toujours et s’ fait jamais une tête d’Afro ? D’après eux, quand on est fier d’être Keubla, on décrêpe pas ses… _On ne doit dire ni « Keubla », ni « Black », ni « Renoi », ni « personnes de couleur »! Est-ce que vous aimeriez qu’on vous appelle « White », « personnes sans couleur » ou même « Z ’oreilles » ?

_ « Z’oreilles »? _ Oui, « Z’oreilles »! à cause de cet organe particulièrement développé chez votre race ! Vous n’aimeriez pas cela, n’est-ce pas ? Eh bien, pour nous, c’est la même chose ! En plus, à ce rythme et par votre faute, le mot « Noir » connaîtra bientôt le même destin que le mot « Nègre ». Il deviendra donc une insulte commode et pratique pour toutes les petites gens malintentionnés ! _Mais …mais…tout le monde dit ça, Fleurimont ! Même certains Noirs ! _ Ces expressions ne font pas l’unanimité, dans notre communauté ! Il est vrai que, nous, nous n’avons ni maîtres à penser ni lobby et que beaucoup d’entre nous se forgent une identité d’après la vision du monde et la terminologie que vous nous imposez ! Du coup, d’après mes parents, ces Noirs-là reproduisent bêtement vos préjugés racistes ! _Keubla, Black, Renoi, Noire ? Peu importe, cousin !…c’est bien plus drôle de se moquer tous ensemble de l’autre petite intello de mes deux, non ? _Mmmmh ! …j’ai des doutes, parfois, Kamel…d’autant que mes parents, qui sont eux aussi des intellectuels, me désapprouvent totalement et… n’apprécient pas que je vous fréquente ! Vous êtes, selon eux, de la graine de canaille, des voyous incultes et secrètement xénophobes ! Ils déplorent que je m’en prenne, comme vous, à quelqu’un qui appartient à une famille sympathique, sans histoire, toujours prête à rendre service. Ils disent qu’en faisant du tort à Martine nous risquons de détruire, par ricochet, cette famille unie et exemplaire ! _Te fais pas de mouron ! C‘est le fameux fossé des générations ! _Ouais, c’est tout à fait ça, Kamel, c’est le fameux fossé des

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générations ! Et puis, Fleurimont sait, comme nous quatre, que cette famille n‘est pas si modèle que ça. Elle se veut si impartiale qu’elle soutient bien plus souvent les étrangers que ses propres membres. Dressés à se laisser tondre la laine sur le dos, les plus faibles d’entre eux ont désappris la saine agressivité, et les plus forts les applaudissent presque. _ Aussi leurs amies d‘enfance ne se privent-elles pas de traiter, elles aussi, Martine en incapable majeure ; elles savent qu’elles ne courent aucun risque et que tout leur est permis avec cette cousine Bette que chacun rudoie en public. J’irai encore plus loin que toi, Kévin, et j’affirme que ce sont des anomalies vivantes qui auraient besoin d’un bon psy ! _ « Incapable majeur » ? « cousine bête » ? T’as assez d’ neurones, Marc, pour aller à la fac et employer des mots compliqués et t’as même pas pigé qu’ Marty est leur sœur et qu’elle est pas bête du tout ! Chez moi, on est tous bluffés qu’aucun d’eux ne deale ou ne vole et on s’ demande si c’est des cas à part ou si tous les Haïtiens sont des Blacks, euh, pardon, Fleurimont, des Noirs honnêtes et intelligents ? _ Arrête de causer, là, tu m’ fais peur, Dédé ! Et toi, Fleurimont, ignore son blabla et va pas t’imaginer qu’on vit encore au temps où on estimait qu’ les Keubla appartenaient à une espèce inférieure et qu’une Renoi, belle et surdiplômée, devait donc se sentir honorée même quand un p ’tit Blanc vieux, laid et sans diplôme la draguait ! _Mmmmh !…ces dérapages verbaux…Elle, si fragile… si peu préparée à mordre … et… si aimée de la plupart de ceux qui l‘ont connue avant nos persécutions…et qui tentent de la protéger en lui cachant notre existence… mais à qui on arrache très facilement les vers du nez…Tout s’embrouille dans ma tête ! _Qu’ils aient peur de tout lui confier, c‘est une chance ! Ca servirait à rien d’ailleurs. D’après mes informateurs, comme tous ceux qui sont pudiques et solitaires, Marty sait pas verbaliser ses émotions et se faire plaindre. Elle en dira toujours trop ou pas assez et agacera ou ennuiera. Jamais elle arrivera à rallier qui que ce soit à son fameux panache blanc et à faire adhérer à sa cause tous ceux qui ont la conscience tranquille parce qu’en lui foutant la paix ils estiment lui faire déjà beaucoup de bien. _ Si elle est si fragile, si elle sait si peu s’adapter aux événements et mobiliser les troupes, faudrait plutôt pousser ses partisans à la prévenir. S’ils le faisaient… En cette nuit fêtant la prise de la Bastille, la suite de cette conversation fut couverte par un crépitement d’applaudissements, lequel ponctua les salves de « Oooooh ! », « Aaaaah ! », « Waouh ! » Et le bon peuple françois de s’écouler lentement, pacifiquement. Sans insurrection, ni barricades. Je délaissai la tenue de camouflage destinée à mystifier

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l‘ennemi -« l’air vide et inexpressif qui traverse sans voir »- et enfilai la panoplie devant, en principe, désamorcer sa jalousie et son agressivité. Avec mes cheveux ébouriffés, mes lèvres démaquillées et mes yeux inévitablement baissés vers le sol, j’étais l’image de l’humilité. _ Notre région est devenue une machine à fabriquer d’innocentes victimes. Regarde-là, la pauvre, elle te fait pas pitié à toi, cette sorcière que chacun voudrait voir brûler sur un bûcher ? Tu juges pas inhumain ce que lui font tous ces entraîneurs d’hommes bornés et impitoyables ? _Voyons, pour qui est-ce que tu me prends ? Bien sûr que j ‘ trouve tout ça dégoûtant, moi aussi, ma chérie ! Mais, c’est fini ! Elle n’a plus qu’à s’ résigner ou à filer loin d’ici ! Ca fait pas un pli que ces prêcheurs de haine s’arrangeront toujours pour lui faire un procès en sorcellerie ! _ Dis pas ça ! Souhaitons-lui, un jour, de se révolter avec succès et même de se venger. Ca serait horrible pour elle qu’elle appartienne toute sa vie à la race des opprimés et qu’elle … Je n’écoutai pas la fin du discours de ces deux alliés. J’appréciais d’être soutenue. Cela m’évitait de sombrer dans la dépression ou le pessimisme. Mais, je n’ambitionnais pas de convaincre ceux qui étaient déjà convertis. Je souhaitais amener les êtres déshumanisés à un peu de compassion. Ou bien encore devancer mes bourreaux en les épiant. Aussi, tout en trottinant aux côtés de José-Maria, mes oreilles se sont-elles instinctivement mises en position de détecter d’autres propos : _ Ceux qui l’ont connue à seize ans prétendent qu’elle a été belle et qu’elle l’est toujours, rapporta en se levant une ennemie au nez busqué, aux babines de babouin. Cette utilisatrice de henné jouait, de toute évidence, à la pacifiste marginale. En plus de sa teinture rouge, n’exhibait-elle pas chevilles tatouées de pâquerettes, grain de khôl sur chaque orteil, sandalettes de consommatrice de sagesse orientale ? Ne s’était-elle pas mis à fredonner l’un des hymnes des hippies californiens, le célèbre « El condor pasa », tout en sortant un miroir mauve d’un sac orange à franges et paillettes dorés ? _Pour être belle, faut être fraîche et parfaite ! Apparemment , le Seigneur a donné et le Seigneur a repris car cette mémé tombe en ruine et devrait porter une voilette pour ne plus nous imposer un tel spectacle, grinça son compagnon, un lévrier afghan au cœur desséché, dont la figure fanée et ornée de taches de sénilité était partiellement protégée par un vénérable chapeau de feutre aux bords larges et relevés. Une fois ses aménités éructées, il natta tranquillement ses longs filaments gris, à la manière des anciens mandarins, ou de tous ceux professant le mépris des conventions sociales. Il brouta, après quoi, sa dernière feuille de salade et extirpa les bouts de laitue coincés entre ses

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dents, d’abord à l’aide d’une brindille d’herbe, puis d’un cheveu, et enfin d’un fil arraché à son pantalon en jean, sans penser un seul instant à se servir de la paume de sa main pour donner un coup de fer au tissu tout froissé de sa figure ridée. Quand il eut fini sa peu ragoûtante toilette de chat, il se cassa difficilement en deux, en individu affaibli par la course des ans, des douleurs rhumatismales ou une sciatique récidivante, et il ramassa lentement, et avec des pauses de plus en plus marquées, une cannette de lait de soja, une bouteille de jus de carotte, ainsi que les ouvrages sur lesquels il s’était assis. C’était certainement les œuvres auxquelles l‘on avait confié, dans les années 60 -70, les rôles de signes de ralliement et de guides spirituels : les poèmes de Rabindranath Tagore, l’autobiographie de Gandhi, Siddhartha de Hermann Hesse. En l’entendant articuler avec force ricanements le mot « voilette », la chanteuse se tut, rangea prestement la glace lui ayant servi à inspecter avec discrétion sa racine capillaire -et les contours de ses yeux. D’une main jeune, quoique couverte d‘un maillage de fibrilles, elle prit alors à terre la masse indistincte, abandonnée à ses pieds. Je me livrai automatiquement à un petit jeu de conjectures. Il était clair que ce tas informe n’avait pas pour fonction de tenir chaud ou de parer un corps. Il était, sans aucun doute, une énième projection matérielle de leurs idées et donc peut-être un sari acheté lors de l’inévitable pèlerinage à Katmandou, ou bien encore le classique gilet de sherpa des paysans anti-militaristes du Larzac. Non, c’était, et j’aurais dû le deviner, l’incontournable poncho des nostalgiques d’un mouvement n’ayant pas fait long feu ! _Si on fait pas gaffe, comme le craignent les gamins de sa ville, elle va réaliser un «couplé gagnant» avec le Suédois et José-Maria! Ma parole, ils ont raison, ces mômes de banlieue, mère-grand les a tous deux ensorcelés, renchérit-elle d’une voix de femme sous l’empire d’un tyran domestique. Et elle rendit l’habit fin, léger et bariolé qui lui a évité de salir son propre uniforme de contestataire des valeurs occidentales : sa robe à jonquilles et soleils jaunes. Tout en maugréant quelque chose à la manière des vieux gâteux, le sexagénaire, aux prises avec une vieillesse ennemie, se racla la gorge, essuya la bave qui pendait aux commissures de ses lèvres gercées, ajusta autour de son cou un bandana censé le protéger des changements de température et enfila pour finir son costume de rebelle du geste souverain d’un général romain agrafant sa chlamyde. _ J’aurais bien fait ma p’ tite sieste mais ici c’est impossible, se lamenta-t-il avec force bâillements. La méridienne est une véritable institution dans beaucoup d’ pays civilisés et les copier c’est … D’ mon temps, devant ses mioches, on s’embrassait pas à pleine bouche ! Protesta-t-il à la vue d’un ménage amoureusement enlacé et autour duquel papillonnait des triplés chahuteurs et bagarreurs.

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Privé de son quota de sommeil réparateur, et malgré l‘aide de sa béquille aux cheveux rouges, le bougon avançait lentement, avec difficulté, tels les groupes de randonneurs tardigrades. _Qu’est-ce que bobonne peut bien trouver aux jeunots ? Tonna-t-il tout à coup pour s’accorder une courte halte au cours de laquelle il mâchonna nerveusement un médaillon, celui qui symbolisa à Woodstock la paix et la liberté sexuelle. Si elle les aime, c’est parce qu’elle doit être autoritaire et dominatrice…Observons-la un peu…Un brushing fait-maison plutôt raté, pas de maquillage, pas même du rouge à lèvres…Ouais, bon, c’est plus une vieille fille effacée et résignée qu’une pétroleuse…. Oh, des talons plats et pas de vernis à ongles ! …Oui, c‘est évident, je me suis trompé, c’est une perdante timide et très peu sûre d’elle. .. Eh ! qu’est-ce que t’en penses, toi ?…Ca peut être que ça, non ! Gronda-t-il pour forcer l’adepte du « Pouvoir des fleurs » à emboucher la trompette de la calomnie, ce qui lui permettrait, en principe, de reposer un peu plus longtemps ses jambes variqueuses et gonflées d‘oedème. Ses joues aux stries profondes tremblotaient un peu, ses yeux révulsés n’étaient pas ceux d’un senior se posant en héritier d’une philosophie qui prône à chacun de bannir le Mal en lui. Sa concubine l’approuva d’un geste de la tête, nota tout à coup que ses lacets étaient défaits et, pour lui éviter de se baisser à nouveau, elle refit leurs noeuds, tout simplement. N’être plus que sa garde-malade, alors que des voisines du même âge étaient les amantes comblées et heureuses d’époux au corps souple, ne la dérangea pas une seconde. Le lévrier afghan était si ménager de son moi, il trouvait si naturel que sa femelle soit, elle aussi -et en public !- soucieuse d’économiser ses efforts de grincheux aux artères ossifiées que j’ai aussitôt jugé qu’il devait être au moins septuagénaire. _ Elle, seulement une loser ? Non, vu son degré d’originalité, j’ pencherais plutôt pour l’alien ou la mutante victime de radiations conjuguées, celles d’Hiroshima, de Nagasaki, de Séveso et de Tchernobyl. En plus, elle est peut-être même un peu barge car elle raconte souvent que, gamine, elle s’ faisait draguer par de grands vieillards et des enseignants pédophiles. _Elle prétend ça pour s’ justifier, poussée dans ses retranchements, elle dit aussi qu’ les cheveux blancs portent bonheur. A Martienne, superstition extraterrestre car aucun Terrien n’est au courant d’ cette croyance. Peut-être qu’en consultant de vénérables exobiologistes, des ufologues pas trop loufoques, des Sélénites en vacances dans notre galaxie, nous saurions si… Ils cessèrent de m’intéresser parce qu’un gnome qui avançait, lui aussi, au pas, et qui accusait les traits dégénérés des familles patriciennes rongées par la consanguinité, prononça le prénom d’un autre ami de longue date, en se déboutonnant, et en séchant son front à l‘aide d ‘un

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élégant foulard gris : _ Zhao Huang n’aura qu’à être patient vu que, dans leurs cités archaïques et pittoresques, les couples tournent. La patience est une qualité indispensable, pour un antiquaire. Je pense, néanmoins, qu’ les choses iront assez vite pour lui car, d’après mes sources, son frère aîné - une brute aux manières patelines - s’interpose fort activement entre Marty et « le Suédois »… _Non, je te répète que cet amateur de varices et de vergetures n’a aucune chance : tout d’abord, notre objet ancien a toujours refusé de passer de main en main ; ensuite, ce Chinois est ouvrier, petit et a le visage aussi cabossé que le couvre-chef du monsieur qui est devant nous. Or, selon notre immense idéologue, les rides sont soit belles, soit laides mais… pour les deux sexes ! Tu vois un peu la mentalité de notre bonne femme ! José-Maria devrait s’ méfier. Bien qu‘il soit moins âgé, cet oiseau-mouche, qui aime tant les tours de contrôle, est capable d’ lui préférer Jeffrey et son mètre 88 ! Rétorqua un hominien portant, également, l’étoffe brochée de soie et la chemise à carreaux prisées par les jeunes gens de la haute société. _Vivre avec Inès, née dans un tourbillon marin, portée par une conque, et rêver de Marty, une fleur champêtre d’arrière-saison, ça me dépasse ! Ca revient à préférer une lampe au soleil ! Paradoxalement, tous ces propos à l’emporte-pièce me remplissaient d’aise, parce qu’ils prouvaient le parti-pris de mes ennemis. Si « Inès », la surdouée de vingt ans fraîche émoulue du lycée, était effectivement bien plus jeune que moi, ses grands yeux de biche étant son principal atout, elle n’était que mignonnette. De plus, elle s’appelait tout banalement « Agnès ». Une caste de lettrés soucieux d‘euphonie - des fans de Nique Ta Mère - avaient altéré son prénom, enlevant une lettre ici, modifiant une autre là, pour répandre le bruit que son nom, mélodieux, et sa plastique, harmonieuse, faisaient d’elle l’égale de son homonyme, le célèbre top model Inès de La Fressange (accessoirement, ces grands intellectuels cherchaient à saluer, comme Henri de Montherlant, leur auteur de prédilection, la mémoire d’une héroïne espagnole, Inès de Castro). J’étais au courant de la vérité car, la deuxième semaine de nos retrouvailles, José-Maria m’avait révélé le pot aux roses tout en acceptant de me montrer leurs albums-photos ; j’avais alors pris un ton admiratif en feuilletant ces pages où une fille narcissique exhibait, dans des dessous très suggestifs, la vénusté d’un corps constamment au régime ; j’avais emprunté ce ton excessivement enthousiaste pour le remercier, en flattant son amour-propre de mâle conquérant, d’avoir accédé à mes demandes réitérées. Je ne simulais pas encore très bien, à l’époque. Il avait donc compris que j’exagérais et cela l‘avait agacé : le malheureux était

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convaincu de sortir avec Néfertiti. Comment en aurait-il pu être autrement alors que famille et amis le lui répétaient à longueur de temps depuis trois ans ? Les badauds s’extasiaient à haute et intelligible voix sur son physique de rêve, me confia-t-il en se rengorgeant et en rangeant les photos éparpillées. Je me mordis les lèvres pour ne pas lui répliquer qu’un teint de lys était chose banale au sortir du berceau mais que cela ne suffirait même pas à faire élire «Miss Fête de la bière» son enfante chérie des Grâces. Je réprimai également mon envie de lui ouvrir les yeux sur toutes ces personnes qui avaient finement œuvré à ce qu’il m’oublie. A quoi bon le fâcher avec son entourage ? Et pourquoi entretenir contre vents et marées, et en dépit du bon sens, des relations avec un garçon ne gagnant pas à être connu ? un jeune homme dont les défauts rédhibitoires effaçaient toutes les qualités ! Cependant, comme ces femmes mariées et battues hésitant pendant des années à fuir un époux violent, je ne partais pas : je n’avais pas envie de me colleter de nouveau avec la solitude, à la saison des amours et dans la capitale des plaisirs. Je m’accrochais aussi à l’image idéale que je m’étais faite de ce prétendant si décevant. Le 31 juillet arriva. Et l’appartement de José-Maria changea de décor. Tout annonçait un retour imminent : des tableaux et des photos représentant sa déesse de la beauté re-tapissaient les murs ; telle une tomate dégorgeant du liquide, l’armoire de la salle de bains re-déversait crèmes hydratantes, laits nourrissants, huiles au monoï, produits de défrisage, ainsi qu’une impressionnante collection de bigoudis. J’avais donc compris, avant même qu’il ne me récite son petit discours. J’ai été si intransigeante que nous avons cessé de nous téléphoner et de nous voir. Mes voisins exultèrent dans un premier temps. Mais, je les entendis très rapidement maugréer et pester contre les fieffés imbéciles. En effet, leur couple parisien préféré jouait dans une pièce dont ils n’appréciaient pas le scénario : ils faisaient chambre à part, après que José-Maria eut reproché à la voyageuse « en solitaire » d’être une donzelle irresponsable, une femme-enfant incapable de dénicher un emploi ou de fournir aide précieuse et conseils sensés dans les moments difficiles. Et pour bien lui montrer que c’était lui qui gouvernait leur ménage, il avait, après sa distribution de gracieusetés, tranquillement allumé le poste de télévision et choisi un programme sans lui demander son avis. Au grand dam de tous les spectateurs soucieux de lui souffler son texte, il aurait aussi et surtout clamé un peu partout qu’il me préférait pour mon indépendance et ma maturité, ce qu’on ne lui pardonnait pas. Je rencontrai José-Maria, au bout d’une semaine, dans mon train de banlieue. Il faisait exprès de l’emprunter pour avoir une chance de m’y croiser. Je ne réagis pas à cet aveu. Je ne savais quelle décision prendre. Certes, il était flatteur qu’il cherche à me revoir. Mais, pour cela,

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pourquoi ne pas m’avoir tout simplement contactée ? Pendant les minutes de silence tendu qui suivirent cette déclaration, je m’aperçus soudain qu’un bel éphèbe au teint bistre me souriait avec insistance. A ses côtés se trouvait une Africaine en boubou, qui faisait visiblement exprès de nous observer fixement et avec réprobation. Ici et là, des îlots de voyageurs taciturnes, aux aguets, et qui nous surveillaient ainsi depuis notre rencontre à la gare du Nord, lâchèrent subitement à deux ou trois reprises l‘insulte « Gigolo ! », puis ils se moquèrent bruyamment des femmes si mûres que blettes, au visage labouré par la faucille du temps, mais qui croyaient toutefois, avec une candeur affligeante, voire ridicule, pouvoir changer le monde et les mentalités par une attitude de rebelle. Tout cela me mit en gaieté et me disposa au libertinage : cela faisait déjà plusieurs mois que mes goûts pour les frais minois avaient été renforcés par les fustigations verbales de mes détracteurs. Et, à l’inverse de l’effet recherché, leurs propos misogynes m’avaient aidée à aimer le crêpe soyeux qui rehaussait les deux croissants de lune de mes yeux ! Je rendis donc son sourire à l’inconnu qui exsudait une innocence rafraîchissante, j’attirai ensuite joyeusement l’attention de José-Maria sur le manège de mon admirateur. Celui-ci se retourna aussitôt dans sa direction, laissa échapper quelques gloussements, dit sur un ton persifleur que cela le faisait « vomir ». Comme nous arrivions en gare de Sarcelles, la ville où résidait toujours sa mère, il est descendu sans un mot d’explication. Je ne l’ai plus revu et ne sais toujours pas ce qu’il entendait par là. Je me souviens, par contre, que sa conception de l’amour vécu comme un combat est la séquelle d’un flirt de jeunesse sinistré. Avant notre rencontre, vécue comme le déclenchement d‘un salutaire processus psychologique, ne fut-il pas durant huit ans le perdant cocufié et honteux d‘une guerre sans merci, livrée par une petite amie au museau de guenon, au mental de vainqueur dominateur et plein de morgue ? Deux ou trois jours plus tard, sur un coup de tête, je décidai de partir en vacances sans Daphné ni Axel. La première entamait une histoire d’amour. Le second s’était fiancé, après une décennie de liaison, à une jeune femme dont j’avais eu autrefois pitié, au point de le pousser à la fréquenter, mais que j’avais vite cessé d’apprécier, pour des motifs divers et variés : mademoiselle téléphonait à toute heure du jour et …de la nuit, pour vérifier sa présence chez nous ; mademoiselle l’invitait aux repas de fin d‘année, et à toutes sortes de baptêmes et d’anniversaires, dans le but qu’il néglige nos propres fêtes familiales ; mademoiselle imposait ses lieux de divertissement préférés, lorsque des sorties communes étaient organisées ; mademoiselle dressait patiemment son cercle d’amis contre moi par des jérémiades sans fin ; mademoiselle prétendait être fière d’être Noire mais cachait ses cheveux sous des pièces montées

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architecturales et parfois…blondes ! Pour comble d‘infortune, le physique de mademoiselle commençait à ressembler à celui de sa génitrice, une matrone corpulente d’abord surnommée « La Reine Mère », puis, au fil de l‘actualité cinématographique, Madame Doubtfire, Big Mamma et Matrix, puisqu’elle s’était servie de son utérus de manière incontrôlée. A l’exemple de bien des furies de son entourage, des contemptrices haineuses car sous-diplômées ou tout simplement laides à faire peur, la volumineuse dame pipi m‘avait, elle aussi, appris à apprécier les stigmates de ma maturité par des piques lancées dans une langue indigente, mais cruellement imagée et rythmée par le phrasé de son créole natal. J‘étais donc -enfin- assoiffée d’aventures et de dépaysement, malgré mes modestes revenus d’enseignante non titulaire. J’avais non seulement envie de fuir la belle-famille de mon frère mais j’avais surtout compris que ma sédentarité de ces dernières années facilitait la tâche des saboteurs d‘existences. J’allais leur jouer un mauvais tour en leur faussant compagnie pendant deux semaines ! Qui sait ? Peut-être allaient-ils mettre à profit ce laps de temps pour réfléchir à leur attitude ou, mieux, m‘oublier ? En Grèce, au milieu de gens uniquement préoccupés de soleil ou de marivaudage, je chassai de ma mémoire célibat forcé et harcèlement ( enfin, pas tout à fait, puisque je fus la cible des railleries de notre guide - un mammifère ruminant d’un mètre cinquante au garrot, d’un poids de cent kilos, flanqué d‘un mâtin qui nous effrayait tous et d‘une maîtresse si douce, si soumise et si jeune que j’avais pitié de son sort. Comportement sans-gêne et caractère acariâtre m’amèneront à écrire à notre voyagiste une lettre de doléances virulente, et j’obtiendrai, en guise de réparation, un week-end à la mer. Je fus également le sujet de moquerie d‘un professeur d‘université, qui s’était sottement imaginé que son parcours de bête à concours m‘éblouirait ; à la fin de notre séjour, il échouera dans les bras d’une pigiste à double foyer et chevilles épaisses, nettement moins exigeante et farouche que moi ). Il est notoirement connu que les vacances désinhibent et que le bronzage rend irrésistibles les garçons ! Je n’ai jamais su le prénom de ce beau Grec qui me prit en auto-stop et que j’embrassai fougueusement, sur le parking désert d‘une station d’essence désaffectée, pour oublier quatre années de frustrations. Je ne me souciai pas de le lui demander, quand il me déposa devant mon hôtel, après une heure de baisers fiévreux et de caresses coquines. De son côté, il me fit juste remarquer, en anglais, avec un sourire ravi, que je m’étais amusée avec lui et que les Françaises étaient à la hauteur de leur réputation. Rien n’avait changé, à mon retour en France. Mes vacances n’avaient été qu’une charmante et momentanée mise en abstraction de mon destin. Des propos épiés de ma chambre ne me laissèrent aucun doute là-dessus :

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_Ca y est ! Marty est de retour, montre maintenant ses guibolles et s’est fait un Grec à l’agneau au pays des kébabs, de la moussaka et des pédés. C’était pas trop tôt ! Tout ça devait commencer à rouiller. J’aimerais bien le rencontrer, moi, ce faiseur d’ miracles, cet Antinoüs capable d’ faire craquer une chochotte jouant à la femme difficile depuis quatre ans ! Ce fin gourmet se délectant d’ fruits pas frais était, en fait, un gigolo ! Hi ! hi ! hi ! Notre petit nem antillais s’est payé les services d’un gigolo ! Normal, mémé est ridée ! ridée et fichue ! S’esclaffa une voix déplaisante. C’était celle de Sékou, le petit caïd dont la tête de bébé trapu rappelait les traits puissants du grand Sphinx de Guizeh. Comme nombre de ses amis antillais ou africains, il s‘était mis en ménage tout récemment avec une blondinette enceinte de ses œuvres. _ Fini les agneaux d’ lait à la chair tendre et fine, fini les princes charmants idéalement sentimentaux ! Maintenant, ça s’ra des vieux crapauds chevauchant des pourceaux aussi lubriques qu’eux ! Ou, alors, va falloir casquer pour entretenir un Apollon doux et romantique, l’interrompit une traîtresse. Hé ouais, c’est injuste, et cruel, mais c’est comme ça depuis toujours pour nous les meufs et ça m’étonnerait que notre p’tite féministe réussisse à changer le monde. _Un vrai ovni, cette Peau noire, masque blanc, continua Sékou. Elle s’ plie à aucune des règles imposées à votre sexe et se soumet en plus à aucun des repères de votre communauté : elle parle pas le créole, porte pas de boucles d‘oreilles représentant une grosse doudou à madras et veut pas donner à ses enfants des prénoms qu‘elle aurait inventés. Notre prof de lettres a écrit son mémoire de maîtrise sur un certain Roumain, lit des bouquins d’ Fanon, va à une exposition sur un Keubla dénommé Basquiat et… ça lui suffit ! Des siècles d’esclavage et d’ colonisation pour rien ! La leçon a pas servi ! C’est une énième « Y a bon Banania » qui s’est pas intégrée mais assimilée ! _ Et qui subit tranquillement la dictature du modèle dominant ! Lui souffla une autre renégate. Tiens, au fait, Sékou, il faudrait peut-être que tu penses enfin à me rendre Mémoires d’Hadrien et Peau noire, masque blanc , ainsi que tu le sais, j’ai promis à … _ La dictature du modèle dominant ? … La dictature du modèle dominant ? … Ah ouais, j’oubliais qu’ Marty met jamais d’ vêtements noirs et n’ possède pas un seul meuble de cette couleur soi-disant triste et maudite. _ Ce n’est pas ce que je voulais dire par… _ Ouais, ouais, ça y est, j’ai compris cette fois, tu voulais dire que la p’ tite aliénée danse pas la biguine mais s’est embéguinée d’un décoloré. Comme tu l’ dis tout l’ temps, Venise, je suis outré au plus haut point ! Hurla en s’étouffant d’indignation l’amateur inconditionnel de blondes et

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de métisses. _ Honte à elle, plumes et goudron ! Ironisa gentiment quelqu‘un. _ Moque-toi d’ nous, mais ça t’ plaît à toi Thabo que les Noires les plus belles et les plus intelligentes sortent toutes avec des dépigmentés ? Regarde ses grandes sœurs, bien entendu, elle sont accro aux verres de lait ! Et celle qui est divorcée a pas pensé un seul instant à profiter d’ son divorce pour réaliser un sevrage salutaire ! _Je ne sais pas comment fait l‘aînée car, moi, je ne supporterais pas de donner le jour à un bébé aussi blanc que le sien, déclara Venise sans laisser à Thabo le temps de répondre à la question qui lui était posée. _ Et Marty le dorlote ! et Marty rêve sans doute d’avoir le même plus tard ! Il paraît qu’elle veut rentrer dans l’ show-biz, et devenir parolière, si elle y parvient, elle f’ ra comme toutes les Renois qu’ont du pognon, elle boira plus qu’ du lait ! La prochaine fois que notre écrivaine passe devant moi avec Blanche-Neige, j’ ferai exprès d’ me moquer d’ lui ! J’ m’engage à gâcher son enfance comme ça plus tard, si ma ruse fonctionne, il rêvera plus que d’une chose : avoir un bébé tout noir ! _ « Avoir un bébé tout noir, c’est le cadeau dont je rêvais, le voir grandir auprès de toi, ça fait longtemps que j’attendais, qu’il ait ton sourire, ton visage, ta tête grenée, ta peau brûlée. » Qui est-ce qui chantait cela, Venise, ô Venise ? Demanda Thabo et il s‘inclina avec obséquiosité devant leur Bibliothèque d’Alexandrie. Bon, bien sûr, poursuivit-il avec ironie, j’ai un peu adapté les paroles d’ ce tube mais…notre déesse de l’Intelligence et du Savoir s’en était aperçue, non ? _ Vous contentez pas de hausser les épaules et, toi, Venise, remets-moi à ma place, sors-moi une de tes répliques tartinées de mots rares.. chargées de superlatifs…et… bardées de références littéraires…Bon, alors ? Ca vient ? _ Selon mon réseau dédaléen d’argus, notre bas-bleu écrit des chansons engagées mais a un style émasculé, sans ton neuf, ni fraîcheur de regard. Elle abomine les femmes célèbres, écrivains, peintres ou cinéastes, qui adoptent les mêmes discours que les hommes et versent dans les mêmes travers, mais, nous, les Noirs, nous, les enfants de la Négritude, nous pourrions abhorrer ces textes privés du génie lyrique africain, et qu’un petit Blanc aurait pu rédiger, affirma, au bout de plusieurs longues secondes, leur puits de Science avec des affèteries de langage dignes d‘une khâgneuse. _ C’est pas tout, Venise, on a failli oublier l’ pire : son athéisme ! _Et alors ? J’sais qu’on a rarement vu un Re-noi qu’est pas rappeur ou rasta. Mais, pour la religion, c’est différent. Y a des Noirs animistes, musulmans, juifs, peut-être même protestants, bouddhistes et taoïstes, alors pourquoi pas athées ? Protesta l’unique esprit ouvert de leur trio de racistes et de fanatiques religieux. Tu dois bien le savoir, toi, Venise, ô

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Venise ! _ Mais, Thabo, ça s’est jamais vu une Black qui croit pas en Dieu ! A sa place, moi, j’aurais caché cette tare ! Elle, elle en parle avec naturel et, dès qu’on s’étonne un peu trop d’ son incroyance, elle défouraille, avec fierté, son arme absolue, le slogan « Croyant, pratiquant, intolérant ». _ Elle est pas tout à fait fausse cette devise, d’après tous les avis charitables qu’ je viens d’entendre, remarqua sur un ton malicieux l’indulgent Thabo. Et puis, j’ vous rappelle qu’ nos ancêtres ont été amenés au christianisme à coups de fouet, j‘ pense pas qu’ils s’ raient contents d’ nous voir remplir les églises. _ Si nous les remplissons comm’ tu l’ dis pour te moquer de nous, on a bien raison puisque Jésus et Marie étaient tous deux des Re-noi, n’est-ce pas Venise ? 365 nouvelles nuits anxiogènes passèrent. 365 nuits de boulimies de produits sucrés et d’orgies de glaçons et de givre s’égrenèrent une à une, semblable à ma colonne d’effrayants rêves récurrents. J’étais si fatiguée qu’il n’était pas question d’aller danser et draguer en discothèque. Mes jours n’étaient pas plus beaux que mes nuits. Ils se résumaient tous à une enfilade de moments identiques. J’étais la seule à subir une vie aussi terne qu’une conversation réduite à des patenôtres. Ainsi, au grand mécontentement de sa fiancée, mon frère se jeta-t-il dans les bras d’un ancien amour -une jeune personne belle, cultivée, mais jouant à la femme-enfant et aimant à outrance les hommages masculins. Après force larmes et bien d’odieuses menaces de suicide, la Leucadienne, menaçant de se jeter telle Sapho du haut d’une falaise, mandata en dernier ressort sa procréatrice d’une curieuse ambassade : prendre rendez-vous avec ma mère pour parlementer, parvenir à une réconciliation, qui eut malheureusement lieu (le jour où la diplomate, habituellement plus envahissante qu’une colonie de blattes, s‘acquitta de sa mission, embarrassante, et d‘un autre âge, à l’insu de tous, compagnon, autres enfants, innombrables cousins, cousines, oncles, tantes, neveux, nièces, et amis, je m‘étais élégamment éclipsée, au lieu d’imposer ma présence, de tourner en ridicule son exceptionnelle discrétion, sa surprenante solitude, et d’exclure avec morgue la reprise des accordailles). Durant cette année déprimante, je surpris, de temps à autre, des plaintes qui concernaient mon existence, jugée également plate et vide par la nouvelle génération de cloportes nuisibles. L’essayage de sous-vêtements dans les grands magasins parisiens, des visites de musées et des sorties au cinéma avec ma famille la rythmaient dans un ordre quasi immuable. Elle a, par conséquent, révolté cette relève, spoliée de son droit à contrarier des amours naissantes, percer des secrets honteux, lancer des rumeurs… Les jeunes épigones paraissaient si découragés par tant de banale

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médiocrité que j’envisageai la possibilité de retourner à l’anonymat. Mon rêve n’a pas duré bien longtemps, car ils ont très vite compris qu’en cette absence momentanée d’événements piquants, ils devaient tout bonnement les inventer. Aussi se sont-ils très rapidement appliqués à m‘espionner. Implacablement. Méthodiquement. N’avait-ils pas hérité d’une bien noble tâche ? Ne se devaient -ils pas d’être à la hauteur de la lâcheté, l’hypocrisie et la cruauté de leurs brillants devanciers ? De 87 à 90, à l’occasion de mes multiples suppléances, j’avais assisté, médusée et révoltée, au harcèlement moral de divers membres de l’Education nationale. Ici, le statut de mère célibataire d’un proviseur avait autorisé des plaisanteries subtilement distillées par des professeurs presque aussi immatures que leurs élèves. Là, une enseignante dépressive, mère d’un enfant atteint d’une grave maladie dégénérative, avait provoqué ire et quolibets puisque ses nombreuses absences mettaient en péril l‘autorité de son équipe pédagogique et occasionnaient un surcroît de travail à la Conseillère Principale d‘Education. Ailleurs, la cible privilégiée avait été une divorcée, ayant eu d‘une « mésalliance » avec un ouvrier, machiste et violent, un adolescent lent, taciturne et «aussi misogyne que son père». Pour compliquer le tout, ce qui avait signalé la tête de Turc au collège Tartempion avait été différent de ce qui avait désigné le bouc émissaire au lycée Machin-chouette : l’arrogance, dans l’un, l’humilité, dans l’autre. Mais, dans ce milieu professionnel où le sexe féminin est sur-représenté, j’avais noté une chose aussi évidente que le nez au milieu du visage, et aussi invariable que noël en décembre : les victimes avaient toujours été des femmes. Des femmes enviées ou méprisées. Des femmes identifiées et individualisées. Des femmes étrangères au monde qui les entoure et devenues le personnage principal d’un film intemporel : «« Silence, on harcèle! ». Pendant ces trois années de ballottements, où j’avais refusé autant que je l’avais pu de cautionner l‘injustice, j‘avais connu moi aussi quelques problèmes relationnels. A la fin de l’un de mes cours, une lycéenne, rompue en rouerie, m‘avait d’abord avoué ses craintes de ne pouvoir envisager la carrière de chirurgien. Elle m’avait ensuite posé, d’un air innocent, des questions sur mes propres ambitions professionnelles, puis avait répété partout mes confidences, au point que bien des enseignants du lycée Jean Rostand de Chantilly avaient pris ombrage de mon ambition de devenir parolière. Afin de me venger de sa duplicité, j’avais envisagé, un beau matin, de lire l’un de ses devoirs à voix haute, car la blondinette était secrètement xénophobe. Finalement, sa mine déconfite, ses regards apeurés, me suffirent. Mon ancien succès à l’écrit du C. A P .E. S avait ligué contre moi plusieurs instituteurs d’Oscar Roméro, un établissement catholique de Garges-lès-Gonesse qui groupait plusieurs cycles d‘enseignement. Ceux qui avaient fait vœu de charité n‘étaient pas

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les moins acharnés à rabattre mon soi-disant caquet. Un érotomane du collège Sainte-Thérèse d’Ecouen s’était intéressé à moi et avait cru l’espace de six bons mois que ses sentiments étaient partagés. Il avait tenté, les derniers mois restants, de me faire accroire que j’étais vieille et n’hésita pas à relayer des propos d’enfants surpris ici et là, parce qu‘il était vexé que son crâne lisse, sa barbe broussailleuse, le jardin vertical de son poitrail et ses jambes maigrelettes ne lui aient pas ouvert le chemin de mon cœur. Au lycée de Beaumont-sur-Oise, une maîtresse auxiliaire, presque aussi noiraude que moi, et docteur en ethnologie, me prit en aversion, saupoudra, avec une tranquille assurance, nos rares conversations de pensées racistes, - et loua, comme tant d’autres, le rôle éminemment civilisateur de la colonisation. Une vilaine agrégée de mathématiques, que j’horripilais pour une raison restée obscure, informa les membres de leur cercle de persécuteurs en puissance des bruits commençant, dans certaines classes, à courir sur mon compte. L‘un d’eux, un agrégé d’Education Physique et Sportive, moqué par certains pour avoir épousé une simple infirmière, a même obtenu, malgré ma véhémente indignation et les protestations des élèves concernés, que l’on modifie notre emploi du temps pour sa seule convenance. Un chauve, long, laid et marié à une modeste institutrice, remarqua, comme tant d’autres, que le troisième agrégé de leur bande d’inséparables, un grand brun au visage prématurément ridé, s’intéressait à moi, en dépit de mon extrême réserve. Par des remarques visant également à m‘étiqueter en tant que pimbêche, ils n’eurent alors de cesse d’attirer son attention sur ma qualité de précaire. Toutes ces frictions bénignes et quasi inévitables n’avaient pas altéré ma satisfaction de mon sort, puisque les difficultés, autrement plus aiguës, rencontrées avec les garnements de Sarcelles n’avaient pénétré qu’au compte-gouttes dans l’enceinte de ces quatre établissements scolaires. Je crus, avec candeur, que l’école jouerait toujours, en ce qui me concernait, son rôle de rempart contre la violence et de bastion de l’intelligence. En 1991, j’étais toujours à Beaumont-sur-Oise, et je continuai à négliger des signes de plus en plus nombreux et alarmants : les femmes se taisant à mon arrivée dans la salle des professeurs, les hommes ignorant ostensiblement mon existence mais chuchotant entre eux d‘un air amusé, les lycéens me surveillant du coin de l’œil quand je m’adressais à Elie, un nouveau pédagogue d’anglais fort sympathique, mais également malpropre et ravagé de tics insupportables. Celui-ci se mit rapidement à se plaindre. Je crus dans un premier temps que c’était à cause de ses surnoms peu flatteurs, « Le flandrin » , « L’eunuque » et « Gilles le Niais », allusions humiliantes à sa personnalité d’homme mou. En fait, il n’était au courant de rien et estimait simplement que nous enseignions dans un lieu où les plus gradés parlaient haut et fort, jouissaient de surcroît de

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passe-droits seigneuriaux. Mes relations avec nos collègues s’étant encore dégradées, quand il ne demanda pas le maintien sur poste, je fis de même. Parce qu’ils me prenaient tous pour une orgueilleuse et un esprit fermé, j’avais exagéré mes propos. Ce n’était certes pas la meilleure façon de calmer le jeu. Mais, je n’y tenais pas. J’étais à quia. Leur injustice m’avait réduite à ne pouvoir répondre que par la révolte -ou un silence distant et hautain. Après avoir tout de même accepté d’y passer deux années, je quittai notre cour du roi Pétaud, avec un soulagement que je n’ai pas cherché à déguiser. Malgré cette fuite, les choses ne s’améliorèrent pas pour moi. Loin de là. Ainsi, lors de la rentrée 1992, le Proviseur du lycée Arthur Rimbaud de Garges -lès -Gonesse cracha-t-il quelques sophismes, avec autorité et un certain sens de la provocation. Ces derniers tendaient à prouver que son établissement avait été classé en Zone d’Education Prioritaire par la faute d’un personnel non qualifié en sur-nombre. Il m’appellera dans son bureau, au cours de l‘année, et m’avisera du passage d’un inspecteur que je ne verrai jamais. Ce cadre dirigeant s’était plu à me faire peur et avait espéré, par ce minable procédé, m’abaisser à imiter tous ceux qui ne ménageaient sur son passage ni les platitudes ni les courbettes. Ce ne fut pas tout puisqu’un sac de pommes de terre, qui exerçait également dans ce lycée professionnel et qui courait depuis toujours après l‘un de ses amis d‘enfance, me fit une réputation de mythomane. Je lui avais confié, avec étourderie, que mes prétendants soupiraient d’amour très longtemps et que mes ex m‘oubliaient difficilement. A la fin de cette année 92, loin de s’éteindre comme je m’entêtais à l’espérer, la rumeur enfla car les raisons de rire et de me harceler augmentèrent. Par une indiscrétion émanant certainement de l‘entourage de Béatrice, mes ennemis avaient appris que j’étais encore vierge à 29 ans. Déconcertés, ils se demandèrent des jours durant s‘ils devaient l’ébruiter. Puis, ils se livrèrent un certain temps au plaisir des messes basses. Ce secret commun les distinguait. Eux les sans-diplôme avaient enfin l’impression d’appartenir à une respectable et enviable confrérie ! Leur secret leur échappa, pourtant, avec l’accroissement progressif et non contrôlé des élus mis, par cooptation, dans la confidence. Dans notre zone de libre-échange des cancans, la nouvelle se répandit à la vitesse d‘un coup de fil ou d‘un T.G.V., puisque mes prédateurs n’étaient pas freinés, dans leur circulation, par cet acte aussi étrange que superflu : l’achat d’un titre de transport. Elle fit les délices de toute une jungle urbaine qui trouva là un sujet de conversation fédérateur. Ne réunissait-il pas autour de la même table parents, enfants et pépé édenté mais grivois ? Les adultes ne se contentèrent pas de rire, ils se rangèrent du côté de leur progéniture pour plusieurs raisons. Les mères avaient compris que je n‘écarterais jamais, comme elles, les cuisses afin qu’un légitime chauve

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et ridé m‘aide à payer mon loyer. Mes goûts iconoclastes pour les gueules d’amour juvéniles me vouaient à l‘exécration des pères ! N’étaient-ils pas vexants pour la gent masculine ? Ne risquaient-ils pas d’influencer les fraîches et naïves brus de notre belle région ? A moi, le bûcher ! A moi, la coupe de ciguë ! Un beau-père a le droit de penser que ses fantasmes incestueux se réaliseront, un jour. Comme au cinéma… J’avais toujours été féministe, du plus loin que je me souvienne. Cependant, comme tant d’autres jeunes filles influencées par la pensée unique, je n’avais pas, dans certaines situations, ou face à certaines personnes, osé l’affirmer haut et fort. Or, le harcèlement auquel me soumettait les cruels phallocrates de ma banlieue affermissait mon féminisme. De plus, cette année-là, la lecture d’une œuvre sulfureuse de Romain Gary étaya ma propension naturelle à me gausser des performances masculines, limitées par le déclin sexuel et l’andropause. En effet, après avoir relu La promesse de l’aube, j’avais éprouvé un regain d’intérêt pour cet écrivain, évoquant avec un tendre respect sa mère défunte. J’avais alors parcouru, dans une grande librairie parisienne, les rayons qui lui étaient consacrés, et, étais tombée, par le plus grand des hasards, sur cet ouvrage tabou qui mériterait d‘être plus connu du grand public, Au-delà de cette limite votre ticket n’est plus valable. Lorsque je me rendais chez Béatrice, je rencontrais fréquemment Jeffrey, le frère d’armes des mâles de sa famille, celui qui aida à construire cabanes en bois et luges de bric et de broc, celui qui partagea pommes aigres, poires remplies de vers et autres fruits pourris, volés lors d‘épiques après-midi de maraude et d‘école buissonnière. En dépit de ma feinte indifférence, et des années écoulées, il était toujours aussi évident que ce jeune adulte, aux allures d’éternel éphèbe, m’était profondément attaché, ce qui occasionnait des taquineries ne le visant jamais. Cet attachement ne passait pas inaperçu, à l’extérieur de notre sphère d’amis à la camaraderie virile : _ Elle est chiante, cette sale garce, elle va passer la corde au cou d‘un ingénieur avec un physique de ouf ! Pourtant, on fait tout pour que cette mamie, qui a que trois ans de moins que lui, joue à la Madone le plus longtemps possible et se fasse déniaiser par un rustre empestant l‘ail et la bière. Comme elle se laisse pas faire, tout notre quartier se mobilise pour rappeler au Suédois qu’il fantasmait autrefois sur les Nordiques sculpturales. Pas sur les fils de fer avec la tête triangulaire des hamsters ! S’énerva, un beau jour, avec un accent pied-noir à couper au couteau, une inconnue qui n’avait certainement pas le physique d’une Aryenne au fin visage ovale. J’ouvris discrètement les yeux et vis, en effet, une Fée Clochette mûrissante, joufflue, au type méditerranéen mais aux cheveux impeccablement raidis et teints en blond.

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_ Ce noceur va s’ennuyer, avec elle, il la connaît depuis trop longtemps, poursuivit-elle avec raideur, en reprenant un argument rebattu. En plus, pour qu‘il renonce à sa vie dissolue, il faudrait qu’elle accomplisse deux prouesses : dénicher d’abord un excellent chirurgien esthétique, se métamorphoser ensuite en vamp infidèle et dominatrice ! Pendant que je comprenais que le mot « sororité » était un terme totalement déconnecté de notre civilisation, la nabote au ventre rebondi vérifia gaiement les horaires des bus, avec d’autres déesses de la Terre mère culminant également à 1 m 50, et affichant elles aussi une tignasse habilement lissée et décolorée. Affligée par tant de mauvaise foi, je remontai les vitres de la voiture de mon père et demeurai prostrée jusqu‘à son retour du bar-tabac de la gare de Villiers-le-Bel, où il était parti acheter un timbre fiscal. Je résolus de prendre de vitesse les habitants de ma région, malgré mes anciennes réticences à transformer une simple et belle amitié en un sentiment plus fort. Je sortis donc, à Noël, avec ce garçon qui le souhaitait depuis si longtemps et nous eûmes un flirt poussé. Malheureusement, il n’y eut, entre nous, aucune alchimie malgré mon petit cœur docile et appliqué, ainsi que mes progrès fulgurants dans l‘art de simuler. Stimulée par des histoires coquines entendues dans la salle des professeurs, j’acceptai avec joie que ma mère m’offre des vacances pascales à l’île de Malte ; je souhaitais rompre mon ronron quotidien, et saisir l’occasion d’être volage sans que nul ne l’apprenne jamais. Je commis, hélas, deux impairs impardonnables, celui de ne pas me taire jusqu’à la veille de mon départ et celui de refuser la compagnie d’une collègue, que j’avais jugée trop dévergondée. Pour rendre jaloux le trop tiède et trop confiant Jeffrey, je lui avais menti en prétendant avoir accepté la proposition de cette fieffée rouée, sans me douter qu’il allait s’empresser d’avancer ses vacances d’été et partir pour la Grèce, où il collectionnera les conquêtes amoureuses, avec ostentation, et durant un mois. Je fus bien punie d’avoir voulu forcer ma nature sans l’aide d’une experte en infidélité puisque, dans cet Etat insulaire riche en merveilles naturelles, j’oubliai mes velléités de débauche et revins bredouille de mon escapade d‘une semaine. Ce ne fut pas mon unique mécompte. Si le jeune homme songea bien à m’envoyer une carte postale, sèche et impersonnelle, il ne me téléphona pas à son retour en France. Et, pour la plus grande joie de mes nombreux détracteurs, il partagea très rapidement l’existence d’une magnifique Suédoise grand format, qui avait fait apparaître d’un haut-de-forme virtuel non pas un vulgaire lapereau mais un bébé d’homme de deux ans. Après avoir été ébranlée par cette situation me rappelant mes rêves de coccinelles, je renonçai avec facilité à ce séducteur sans vergogne, qui m’avait si aisément dissimulé sa paternité. Ne se curait-il pas, de toute façon, le nez en cachette ? N’avait-il pas délibérément choisi

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de vivre dans une cité-poubelle, où grouillaient les cafards et les Al Capone, uniquement pour réaliser des économies de bouts de chandelles ? Faire jaser le moins possible, en évitant le centre névralgique où habitait le jeune père, fut beaucoup moins simple. Quelques mois plus tard, je partis au Sénégal avec une huitaine de personnes dont Béatrice, ses petites sœurs, l’un de ses cousins, un taiseux au regard fuyant, prénommé Benoît, surnommé « Benêt » car il m’espionnait sans finesse. Il n’était peut-être pas le seul. S’était jointe à notre groupe de vacanciers une ancienne condisciple de lycée, réorientée vers un B.E.P au premier trimestre de la classe de seconde et dotée d‘une personnalité plus dispersée qu‘une armée en déroute. Cette approbatrice empressée, frisottée, ventrue, aux pattes réduites, portait un prénom frais et fleuri, Jacinthe, mais j’aurais pu la rebaptiser « Potin » ou « Popotin » tant son arrière-train était impressionnant, ses propos vinaigrés. Là-bas, une dame du voisinage, qui venait parfois prendre le thé dans notre jardin obombré, nous apprit qu’elle possédait des dons de voyance. Elle parlait par paraboles, malheureusement. Je compris tout de même, avec l’aide de Béatrice, qu’elle me prédisait d’importants gains d’argent, un coup de foudre salutaire ( il devait m’arracher aux serres puissantes d’ennemis innombrables, dont les effectifs iraient en se multipliant ). Cette séance de divination s’acheva sur un ton apitoyé lorsqu’elle m’annonça, en termes de plus en plus sibyllins, la naissance de mon deuxième bébé. Je n’osai pas lui en demander la raison et préférai ne retenir que les aspects positifs de ses oracles revigorants. Au bout d’une semaine décevante, durant laquelle je crus être la personne appelée à ressentir un sentiment impétueux, j’enterrai dans les replis de ma mémoire les prévisions d’amour subit et immédiat, et décidai de passer à un stade supérieur avec Suleiman, un voisin suffisamment beau pour donner envie de jouer à touche-pipi, mais pas assez pour faire battre un coeur, dès le premier regard. Je me pris presque pour Messaline, dans ses bras, et oubliai momentanément mes ennuis. Je ne l’employai pas comme « décapsuleur » car cet intellectuel de quatre sous lisait d’effrayants manuels de sorcellerie et n‘avait pas de conversation. Or, je voulais que mon « défloreur » ne soit pas que jeune et beau. Je souhaitais aussi qu’il soit cultivé, d’une moralité au-dessus de tout soupçon et que nous soyons follement épris l’un de l’autre. Bref, tous les critères n’étaient pas réunis pour faire du philistin, bardé de diplômes, le premier d’une longue série d’amants exceptionnels. C’était à désespérer ! Quand connaîtrai-je enfin cet orgasme décrit dans tous les magazines féminins jonchant les guéridons des coiffeurs, des dentistes et des généralistes ? Je me rendis très vite compte, à mon retour à Sarcelles, que des personnes envieuses, et médisantes, s’étaient effectivement glissées dans

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mon cercle de connaissances : - Il paraît qu’ notre guignol n’explosera pas en plein vol. Soyons de vrais cavaliers de l’Apocalypse, taillons-lui davantage de croupières, portons le fer jusque dans la chair de ses rêves de bonheur ! - Que son destin se résume à deux mots : travail et douleur ! Que sa vie devienne la traversée de la Mer Rouge ! - Encore des paroles et des promesses ! Notre vestale est déjà plus qu’une demi-vierge : cette salope est sortie là-bas avec un certain Suleiman et i z’ont pas fait que s’ regarder platoniquement les yeux dans les yeux ! - Malgré son nom d‘empereur ottoman, c’était un va-nu-pieds, un bouffon au chômage et sans une tune, parce que, dans ces pays, quand on taffe pas, on peut pas compter sur l’Etat. - Qu’est-ce qu’il était ? - J’en sais rien, moi. Mais, avec un prénom pareil, c’était sûrement un Arabe. Ou peut-être un Nègre, qui sait ? Un Africain assez clair de peau, je suppose… Enfin, j’ l’espère pour elle… En tout cas, c’était un Musulman. - C’était juste un flirt d’été. - Dont elle a quand même vu l’ petit oiseau… -Vu les goûts qu’elle affiche, nous, on a aucune chance avec elle. - Si j’ la coince dans une rue obscure et déserte, elle ne fera pas qu’ voir mon gros « Soliman le magnifique » ! - N’oublie pas de m’appeler, avec ma Flûte enchantée, je compte lui jouer « Le viol du bourdon » ! - Vous avisez pas d’ la brutaliser ! Elle est gentille et mérite déjà pas tout c’ que vous lui faites subir. -Et alors, Superman ? C’est pas une de tes reuss, ni une de tes zinecous, alors, ferme-la ou on te renvoie sur Krypton ! En plus, notre extra-terrestre, venue d’un globe inconnu, a changé mais …pas comme on l‘espérait ! Elle donne plus d’blé aux mendiants, cède plus sa place aux caisses des supermarchés, ou dans l’ bus, même quand on fait exprès de toussoter ! Maint’nant, on est obligés de se sacrifier et de laisser nos sièges, vous vous rendez compte, c’est l’ monde à l’envers ! - Ouais, c’est tout à fait ça, maint’nant, à cause de cett’ grognasse qui s’ rebiffe, on doit être ouverts huit jours sur huit et vingt-quatre heures sur vingt-quatre, comme les services publics et le numéro vert. - Parce qu’on est jeunes, on doit s’ effacer sans moufter devant un crâne chauve ou un ventre rond et, pour nous comme pour les gendarmes, pas question d’ faire grève ! Même quand on rentre complètement crevés d’ nos cours à l’I.U.T ! - Remboursez-les ! Remboursez -les ! Rendez-leur l ’ancienne

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justicière idéaliste, la Don Quichotte en jupons ! -Rigole bien, gros con, fous-toi bien d’ nous, mais en attendant c’est fou c’ qu’on s’est rattrapé sur son neveu, l‘autre jour ! Qu’est-ce qu’il a pris à la fête foraine ! Toutes les auto-tamponneuses fonçaient sur lui ! Bientôt, l’ gamin va comprendre et il va plus oser s’ montrer en sa compagnie ? J’ vous parie qu’il va même cracher, s’ gratter les couilles, parler verlan, faire des niches aux enseignants pour jouer au gros dur et s’ distinguer d’ l’autre gugusse, c’est inéluctable ! -Hi! Hi! Hi! C’est rien qu’une famille d’ charlots qui ont raté la soucoupe volante d’ retour et qui sont coincés sur Terre…avec nous ! -E.T. maison ! E.T. maison !

3 e extrait

Tout a commencé en 1996, par un banal mercredi du mois de janvier. Tout a commencé parce que le désir passionné de devenir parolière me démangeait depuis l’époque de mes premiers textes. Tout a commencé parce que cette vocation avait été encouragée par les succès de librairie, et les passages à la télévision, d’une amie de Daphné dont la surexposition m’inspira l’idée de « faire la claque ». Cet après-midi-là, je m’étais emmitouflée dans mon vieil anorak informe et j’attendais mon autobus dans le froid et la neige. J’attendais en grelottant mais stoïque. J’étais prête à braver les intempéries et à me rire de mes mains glacées. _ Rentrez chez vous, M’dame ! me conseillèrent trois enfants qui faisaient un bonhomme de neige dans le square placé derrière moi. Y a pas eu un bus depuis une heure ! Y a p’ têt encore la grève ! _Merci ! répondis-je avec reconnaissance à ces enfants de harceleurs. Les deux garçonnets se mirent à discuter, sans oublier de poursuivre leur activité ludique : _Ils l’aiment tous deux beaucoup ! _Ils l’aiment ! _Non, ils l’aiment beaucoup ! Pourquoi tu es si méchant avec elle, Tewfik ? _Mon tonton m’a dit qu’« Ils l‘aiment » est plus fort qu’« Ils l’aiment beaucoup ». C’est mieux car ça veut dire que le gros patapouf et « le Suédois » l’aiment comme un papa aime une maman. _ Pas beau ! Vilain ! Méchant ! Ma tatie, elle m’a dit qui fallait pas rire de José-Maria. _ Non-non, vous vous trompez tous deux, ma grande sœur à moi m’a dit qui l’aiment plus à cause des p’ tits traits sur son visage. Ca arrive

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souvent, à 35 ans, mais c‘est pas joli pour les dames. Pour pas en avoir plus tard, je vole à ma maman sa crème. Après mon visage brille, mes mains collent ! J’aime pas ça ! déclara sur un ton dégoûté la fillette du groupe. _Beurk ! Ma maman à moi aussi brille et colle après ! Tant pis ! Continue ou j ’serai obligé de plus t’aimer quand on s’ ra grands. _Tu t ‘es fait avoir ! Martine a pas 35 ans, Solveig ! C’est les méchants qui disent ça pour la vieillir, faut pas toujours les croire a dit mon tonton. « Ces bout’ chou appartiennent, finalement, à une famille de gens respectables. Mais, au pays d’Olympe de Gouges et de Simone de Beauvoir, c’est bien malheureux d’entendre des propos qui font reculer la cause des femmes. Quelle mentalité ! Ca promet ! », pensai-je avec tristesse, tout en soufflant sur mes doigts de plus en plus gelés et fripés par les conditions climatiques. Leur aspect inhabituel me rappela la scène à laquelle j‘avais assisté quelques jours auparavant. Une pré-adolescente avait manifesté en m’apercevant le souhait de se prémunir de ses futures rides ; sa mère avait refusé de lui acheter les cosmétiques réclamés, et m’avait jeté ensuite un regard furibond. Bien entendu, c’était moi, l’unique responsable ! Moi, et non pas les salauds véhiculant dans notre cité ces idées misogynes et rétrogrades dont j’étais la première victime ! Devais-je en rire ou en pleurer ? J’ai baissé la tête et j’ai culpabilisé. Sous l’aubette, je claquais des dents ; aussi me levais-je sans cesse et allais-je et venais-je sur le verglas glissant pour me réchauffer ; je fis tant et si bien que je faillis, par deux fois, tomber et me casser un bras ou une jambe. Néanmoins, j’étais fermement résolue à en endurer bien davantage. Je désirais, tout d‘abord, changer promptement ma situation de machine à corriger les copies et faire ainsi plaisir à mon ambitieuse mère, insultée par mon statut d‘« auxiliaire » et rêvant que je devienne écrivain, librettiste ou parolière. Ensuite, ainsi que je l’ai déjà mentionné, je vivais, pour la première fois de ma vie professionnelle, une période de chômage, entrecoupée de courtes suppléances. Pendant celle-ci, j’appris qu’en ma qualité d’agent non-titulaire de l’Etat je ne devais pas compter sur l ’A. N .P .E mais sur cette gigantesque et lointaine entité qu’est l’Education nationale. Or, celle-ci me payait de façon si hasardeuse que cela m’incitait à me libérer de mes chaînes de précaire sans statut et pratiquement sans droit. Pour finir, depuis mon récent parachutage à L‘Ardillère -de- Nézant de Saint -Brice, j’étais lasse de ces remplacements de trois semaines aux allures de sauts dans le vide. Et donc fatiguée de ce caractère de nomade m’ayant poussée, chaque année, à voyager d’établissement en établissement, avec joie et enthousiasme, tant par soif de nouveautés enrichissantes que par peur de la sclérose.

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Je me suis laissée aller à écouter, une nouvelle fois, la conversation des gamins de ma cité, afin de me désennuyer et d’oublier le froid. Oui, je sais, écouter aux portes est une chose blâmable. Aussi ai-je plutôt honte d’avouer être tombée aussi bas aussi souvent. Mais, ma situation particulière de bête traquée me commandait de m’asseoir sur les beaux principes transmis par mes parents : n’étaient-ils pas totalement inadaptés au traitement qu’une région entière me faisait subir ? J’ai eu raison de museler mes scrupules car leur papotage particulièrement intéressant, voire édifiant, a conforté certains de mes soupçons : _C‘est pas une vraie maîtresse ! _Qui qu’a dit ça? _ Agénor, le grand Antillais tout pas beau qui prépare le manger à Arthur Rambo. _Ah oui ! le tout pas beau qu’est en colère contre tout l’ monde parce qui fait un travail d‘ maman m’a dit mon tonton. _Ma grande soeur à moi, elle m’a dit qu’ la vie lui a trop tapé dessus et qu’ c’est pour ça qui s’est réfugié aux « Témoins de Jovah ». _Mon tonton à moi, i dit qu’ ceux qui sont aux « Témoins de Jovah » ou aux églises angéliques sont souvent plus pires qu’ les autres. _Un autre tout pas beau d’Arthur Rambo a dit lui aussi qu‘elle est pas une vraie maîtresse. J’crois qui va à l’église arménienne d’ Villiers - le Bel. _J ’sais pas s’il va à cette église, Meiji, mais j’ sais qu’ c’est un ancien élève d’ Martine qui veut se venger m‘a dit ma grande soeur. _Il est pas le seul. Y a un Africain qui donne des p’ tits livres sur Jovah et qui dans le bus fait exprès d’ la bousculer parce qu’un jour elle a pas voulu en prendre un. _ Oui, et ça fait même plaisir aux autres Noirs qu‘aiment pas Martine ! _Mais, ils l’aiment pas lui aussi, dans son dos, i disent qu‘il est encore plus laid qu’un nom d’ pape. _Dans son dos, ils l’appellent « Pie », « Innocent » ou « Boniface » ! _Aussi « Pélage », « Urbain », « Zéphirin », « Nonce » et « Adéodat » ! Les plus méchants l‘appellent des fois « Sheeta ». _ « Sheeta »? …comme un pape ? _ Mais non, Solveig ! c’est pas un nom d’ pape, « Sheeta » ! c’est tout pas beau, c’est vrai, mais c’est pas un nom d’ pape ! « Sheeta », c‘est comme « Félix », « Médor » ou « Toby », c’est pas pour les gens, c’est pour les animaux ! _ Pour un chien ou un chat, Tewfik ? _J ’sais pas moi, j’ suis trop p ’tit, mais j ’crois qu’ c’était une guenon qui jouait dans un feuilleton, un feuilleton avec un lion …un lion qui louchait et qui avait un nom tout naze, comme Florence ou Clarence… p ‘têt’ bin qu’ c’était un nom d’ pape!

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_Solveig, rentre, il fait trop froid et c’est l’heure du goûter ! Tewfik et Meiji, vous pouvez venir, si vous voulez ! Mais, dépêchez-vous ! un dessin animé va commencer ! Au bout de deux heures interminablement longues, alors que, grelottante et quasi congelée, j’hésitais entre faire de l’auto-stop ou retourner chez moi - pour sauver de l‘amputation mes orteils -, un autobus surgit lentement de l‘épais rideau de flocons, qui recouvrait ma ville d‘une obscure clarté. Tel un cheval de course grippé, il m’emporta, cahin-caha, vers le plateau de télévision de Boulogne-Billancourt, où se déroulaient les enregistrements des émissions quotidiennes de «Questions pour un Champion». Telle fut la force du destin. Parce que j‘étais en retard, je me faufilai le plus discrètement possible vers la dernière travée d‘un méchant lot de chaises. Je m’aperçus, très vite, qu‘« on » m’avait repérée à cause de ce fichu retard ! Lors d’une première pause, loin de rejoindre la petite foule du troisième âge qui quémandait, me semblait-il, un autographe au maître de céans, je traversai la pièce pour aller me restaurer. Ce fut là que je sentis pour la deuxième fois l’intérêt intrigué de Lepers. Traduire ses nombreux coups d’œil bleu viagra étaient faciles : pourquoi ne venais-je pas grossir la file d’attente ? Quelle raison m’incitait à garder mes distances ? Allait-il falloir qu’il fasse le premier pas, lui, le meneur de jeu prudent, le seigneur local non décidé à décoller de son siège ? Je m’abîmai, gênée par ces questions muettes, dans la contemplation des bouteilles d’eau minérale, trônant piteusement sur une table reléguée dans un coin. En dépit d’une inspection minutieuse, je ne vis pas le fantôme d’une cacahuète ou l’ombre d’une chips. Aussi ai-je bu à défaut de manger, non sans une pensée émue pour Nagui et Arthur, ces généreux amphitryons : «En voilà deux au moins qui ne sont pas pingres au point d’économiser le sou et la maille d’autrui ! Eux, avec les moyens financiers alloués par leur directeur, ils offrent à leur public glaces, friandises, boissons fruitées et eau minérale de grande marque ! Ils ne se prennent pas pour les grands argentiers de leur chaîne de télévision !» Pestai-je à voix basse. J’évitai soigneusement, en regagnant ma place, de croiser le regard du surintendant des Finances qui régnait sur un ministère de caméras et de micros. Ce regard, je l’attirais comme un aimant malgré mon pantalon usé, mon vieil anorak défraîchi, mes cheveux mal coiffés et mon comportement plein de réserve. C’était à n’y rien comprendre ! Tout a commencé parce qu’il y eut, malheureusement, une deuxième pause. C’est ainsi. Le destin s’accomplit à l’aide de petits riens. En effet, sans que je m’en aperçoive, le grand féodal de F.R.3 s’était lassé de me guetter. M‘avait rejointe. Et …me souriait ! Mais ce qui se

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voulut un sourire charmeur me parut une affreuse grimace, l’horrible cicatrice d‘un troll aux rides monstrueusement accentuées par une épaisse couche de fond de teint ! Effrayée par ce visage, grimé, ravagé, semblant sortir d’un de mes cauchemars d‘enfant, d’une collection de masques totémiques ou d’un célèbre ouvrage d’Oscar Wilde, je me retournai avec brusquerie, parcourus de mes yeux affolés l‘assistance, dans l’espoir, vite déçu, de découvrir que cet épouvantable sourire millésimé était destiné à une autre infortunée jeune femme. Je m’étais baignée dans des océans de lait d’ânesse et m’étais gavée de montagnes d’aliments coupe-faim, pour rester mince et jolie et avoir le droit de prétendre au phénix des amants. Aussi ne parvenais-je ni à comprendre ce qui m’arrivait ni à l’accepter. Durant cette longue minute de révolte silencieuse, Dorian Gray m’avait, apparemment, posé une question existentielle car, aussi pétrifié qu’une statue de sel, il attendait une réponse avec gravité ; il sourit magnanimement, devant mon air hébété ; ensuite, en présentateur-vedette d’un célèbre jeu culturel, il m’interrogea de nouveau avec componction. Quoique subitement frappée de surdité et de stupidité, je saisis très vaguement qu’il me demandait si je séparais « le blanc du jaune pour faire une omelette » ! Aucun son ne parvint à sortir de ma gorge, en dépit des secondes qui s’écoulaient et qui me paraissaient durer une éternité. Alors, comme dans un remake de « King-Kong », une grosse masse de chairs capitonnées, une vilaine chose décolorée et décatie, s’empara agilement de l’une de mes fragiles menottes de femme menue et la porta cérémonieusement à des lèvres si sèches que râpeuses. Comme le prince jouait au joli cœur devant ses employés et ses spectateurs, je pris sur moi pour ne pas protester ni essuyer ma main droite. Par ailleurs, je m’étais déjà rendue compte que certaines règles non écrites régissaient les relations sur un plateau de télévision. Aussi, m’employai-je à plaquer une expression rieuse sur mon visage crispé. _Vous devriez lui demander de vous offrir un dictionnaire de cuisine, susurra, d’un air matois, une vieille dame, belle et distinguée, qui suivait avec attention le manège de son idole. Elle faisait partie d’un petit groupe que j’avais déjà remarqué : un vieux roquentin à fières bacchantes, au crâne et aux mains criblés de taches de sénilité, profitait de chaque pause pour captiver la partie féminine de son auditoire. De ma place, ce Père Noël sans barbe ni hotte me faisait l’effet d’un automate conçu pour faire à la fin de chacune de ses phrases de grands moulinets de ses deux bras boudinés. Tout en caquetant, tel un jeune premier du cinéma muet, il rejetait en arrière les rares et maigres touffes de bruyère qui réussissaient à croître jusqu’à son front fané. Le choix de l’aïeul s’était arrêté sur une jeunesse du troisième âge, une jolie blondinette de trente ans sa cadette. Celle-ci minaudait, en lui parlant, comme s‘il était le sodomite Brad Pitt de «Légendes

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d‘automne» en personne. Ils commentaient tous l’attitude de Monsieur «Mais comment fait-on les omelettes?» puisque parvenait à mes oreilles, entre deux éclats de rires, le mot « doudou », qui n’avait pas encore été popularisé par une certaine publicité pour lessive, et qui n’était employé à l’époque que pour désigner un ou une amoureuse d’origine antillaise. _Vous devriez lui demander de vous offrir un dictionnaire de cuisine, répéta doucement et très lentement ma voisine, qui enseigna peut-être à des étudiants très limités une langue rare et difficile. Et elle ponctua sa phrase par un plissement des pattes d’oie qui formaient une délicate dentelle anglaise aux coins de ses iris espiègles. Je m’exécutai mollement, l’air absent. Dans ma tête défilaient les générations entières de gants de crin, loofas, ceintures de massage en sisal et autres gommages aux noyaux d’abricots qui auraient supplicié ma peau pour que j‘échoue dans le lit d‘un séducteur en fin de course ! Ma requête mécontenta le ladre, qui rebroussa immédiatement chemin et partit plaisanter avec son équipe et des admirateurs devant qui il continua à jouer au vert galant, prétendit que les femmes des contrées lointaines et chaudes poursuivaient un idéal souvent fatal, deux saphirs bleus, tandis que le mâle occidental était le féal dévoué et fidèle d’un autre mythe, deux obsidiennes rendant les forts faibles et les faibles courageux. Puis, le Lovelace à l’œil d’azur revint réchauffer, par deux ou trois fois, la salle en entonnant «J’habite seul avec maman dans un très vieil appartement… » et le public enchaîna, à chaque fois, jusqu’à « …je suis un homo, comme ils disent», ce qui me rassura un court moment seulement. En effet, je me souvins, rapidement, de sa cour pressante et des mœurs libres de son milieu. Julien Lepers était bique et bouc ou alors, à cause du poids des ans, et de la trahison de ses artères, il regrettait, enfin, de ne pas être marié ! Après avoir massacré la chanson de Charles Aznavour, il zigzagua péniblement entre les chaises, sautilla avec pesanteur d’un habitué des lieux à un autre et fit finalement une pause bien plus marquée auprès de « Brad Pitt » senior. L’un de ses affidés, un salarié plus sournois qu’un sacristain, vint alors me trouver : _ Julien a une magnifique voiture ! Il est également demeuré très enfant et très joueur, me déclara l’entremetteur zélé, dans le dessein de m’appâter. Je fus d‘une impassibilité marmoréenne. J’ai noté, toutefois, avec une cruelle lucidité que les adolescents boutonneux et décérébrés faisaient leur cour en misant tout sur une mobylette neuve, voyante, pétaradante -et qu’il en allait de même pour le Benjamin Britton de FR3. Les enregistrements reprirent peu de temps après cette intervention d‘une grande finesse. Comme mû par un réflexe involontaire, l’ «enfant  joueur» mais atteint de gérontisme s’interrompit plusieurs fois pour

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regarder dans ma direction, ou me faire de joyeux signes de sa main ridée. L’allure capricante, il vint également me distraire à l’aide de ces facéties utilisées par tous les crânes académiques, prompts, contre toute attente, à interpréter favorablement les grimaces de la politesse et à s’imaginer que leurs singeries, supposées imiter la pétulante jeunesse, ont réduit un écart d’âge aussi flagrant qu’inconvenant. _Il faut me laisser quelque chose…n’importe quoi… mais quelque chose, bredouilla l‘auguste, à deux ou trois reprises, sur ce ton hésitant et évasif emprunté par les soupirants du monde entier. J’ai profité d’un moment d’inattention générale et …je me suis enfuie ! La lésinerie et les traits marqués du barbon m‘avaient donné la nausée ! Je m’esquivai sans regret puisque je savais que ma carrière de parolière ne souffrirait pas de mon départ précipité. Me servir de mentor généreux et obligeant ne serait jamais venu à l‘esprit de l’avaricieux. N’est-ce pas un fait établi que les Harpagon compte tout, sous et sentiments ? Les représentants du sexe masculin jouent jusqu’au bout la carte de la virilité, de sorte que leur absence de coquetterie érige, en toute bonne logique, une différence incontestable entre le corps d’un homme, vieux de plus d’un demi-siècle, et celui d’une femme du même âge. Pénétrée de cette pensée, bien recroquevillée dans les différents transports en commun me ramenant chez moi, j’osai à peine imaginer les cors, les oignons, les champignons, les ongles crochus et incarnés, les fesses nécrosées, ainsi que la ptose mammaire de ce vétéran, gras et flasque, dont le visage et les mains me révulsaient déjà. Oui, oui, amis lecteurs, vous avez bien lu, j’ai bien écrit « ptose mammaire ». J’ai, effectivement, observé sur la plage, dans les émissions médicales, et dans les films où des fossiles vivants s’exhibent sans complexe au bras de jeunes maîtresses, que, passé cinquante ou soixante hivers, la plupart des hommes se mettent à avoir des seins et, qui plus est, des seins qui tombent. Inutile de vous dire que le bas-ventre flétri est à l’avenant… En harmonie avec ma mélancolie, le ciel était aussi triste qu’un cimetière sans fleurs, non moins effrayant qu’un cauchemar. Je m’obstinais pourtant à regarder le paysage de big-bang qu‘il me révélait, le front soudé aux vitres contre lesquels je m‘appuyais désespérément. En effet, telles des hallucinations lugubres, ou des légendes vivantes, des créatures nocturnes, dignes de «La Nuit des morts-vivants» ou d‘un documentaire sur les maladies inconnues, surgissaient de la sombreur par petites grappes, puis se plaçaient invariablement près de moi, les traits parfois cachés par une cagoule trop grande, ou un foulard très enveloppant, et, avant de disparaître, toutes interrompaient leurs discussions joyeuses, toutes cessaient de manifester bruyamment leur amour de la vie. Le regard éteint par mon comportement froid, mes coups d’œil apeurés, ces êtres dont les rires argentins étaient aussi fragiles que

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le son de la flûte, ou l’éclat des récifs coralliens, se retournaient les uns après les autres sur le marchepied, pour me sourire avec douleur, et tristesse, et s’excuser presque d’exister. Emue par tant de souffrances muettes, sensible à la beauté de leur attitude, ma saison mentale cessa peu à peu d’être en dissonance avec la leur. La laideur véritable ne saute pas aux yeux, et peut se dissimuler sous des formes normales, voire parfaites. Lorsqu’arriva mon tour de descendre, ce fut donc avec pudeur et respect que j’ai finalement osé les regarder de face, eux que ma peur acculait à n’être qu’une longue procession d‘ombres grotesques. Sitôt arrivée à destination, je déversai mon trop plein d’émotions dans l‘oreille d’Ophélie, qui m’écouta d’autant plus attentivement que je n’étais pas du genre expansive : _J’ viens de vivre un truc incroyable ! J’ai vu de près et pour de vrai Julien Lepers, l’ancienne gloire qui anime cette émission de radio que ta génération appréciait dans les années 70 ! A l’écran, il fait moins insecte du Secondaire et endive naine de Seveso ! Ce dinosaure, réchappé de ces pluies de météorites que sont l‘éclatement de l‘O.R.T.F. et les changements gouvernementaux, n’a pas arrêté de m’ faire du rentre-dedans ! Les hommes ne doutent vraiment de rien ! Pourtant, au début, il semblait craindre, pour une raison inconnue, l’imprudence de trop, celle qui signerait d’une façon ou d’une autre sa perte. Après, c’était autre chose ! _Son argent et sa célébrité lui donnent du charme et d’ l‘assurance. _ Avec celles qui ont toujours été orphelines de père ? et qui sont donc des paléontologues du sexe ? _Pas uniquement ! _Oui…t’as raison… et ça dépasse mon entendement ! Et le public trouvait normal que ce birbe s’intéresse à moi ! Quelle société laxiste ! J‘étais pourtant en maternelle quand il fêtait la saint Nicolas ! Et figure-toi que son amorce pour attirer le poisson est une automobile de luxe ! Le pape a sa papamobile, ce coureur de jupons modèle réduit possède une nabotmobile ! Vu son visage certifié d’époque, sans recourir au carbone 14, je peux dire que c’est une torpédo ou une D.S. noire. Qu’il en profite bien, d’ici deux décennies, c’est l’ rocking-chair ! _Pourquoi tant de virulence, Titine ? _Mais…mais… c’est que c’est vexant d’être courtisée à 33 ans et demi par un gros poussah ! Est-ce que cela signifierait que je ne mérite pas mieux ? J’aurais déjà dégringolé dans la catégorie de celles qui se résignent à s’accoupler avec ça et qui sont condamnées jusqu’à la fin de leur vie à prendre toujours plus vieux et toujours plus laid ? Mais après, où trouver de l’eau lustrale, le Gange, le Léthé ? Comment se laver et surtout oublier ? Tiens, tu sais quoi, j’ crois bien que j’aurais préféré le brave petit père peinard de France 2, tu sais, le soi-disant gendre idéal.

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Papa Drucker ! C’est dire à quel point le nabotsaure est plus près d‘un Tom Hanks, ou d’un Mr Prudhomme dûment cravaté, que d‘un jeune Hercule du sexe ! _Qu’est-ce qui s’est passé après ? _ Papa Drucker, le « gendre idéal » ! Quelle étiquette stupide ! Maman, qui est si belle et qui fait si jeune, refuserait d’ l’épouser alors qu’elle a à peu près dix ans de plus que lui. Même chose pour tante Ca… _Qu’est-ce qui s’est passé après ? _ Et l‘amateur de chair fraîche, crois-tu qu’il accepterait que les rôles soient inversés à mon avantage ? Non, naturellement ! La promotion canapé est chose courante dans le show-business, eh bien ! je suis sûre que, jeune, il a su l’éviter avec toutes celles qui n’étaient plus de première fraîcheur. _ Peut-être pas. Le peuple du spectacle a été formaté pour tout accepter par ambition et esprit de lucre ; ces gens ont oublié, à force de vivre entre eux, la notion de progrès moral au point d’ agir avec les autres comme on s’est comporté avec eux. Mais, qu’est-ce qui s’est passé après, Titine ? _Rien ! Je suis partie en catastrophe. Tu peux continuer ta discussion au téléphone. Il ne s’est rien passé d’autre. Ah, si ! J’ savais déjà que je n’étais pas gérontophile, j’ai eu aujourd’hui la confirmation de ma nabotphobie ! « Nabotsaure»…« nabotmobile »…« nabotphobie »… Ma parole, il est fécond ce mot de deux syllabes . On dirait un préfixe chargé de de revivifier le français à l’aide de néologismes savoureux ! Plusieurs jours plus tard, au détour de l’une de nos conversations «people», Raphaël Le Clamadeu, un jeune professeur d’anglais de l’Ardillère -de- Nézant de Saint- Brice, m’apprit que le patriarche Mathusalem de «Questions pour un champion» passait pour quelqu’un de sympathique quoique suffisant. _ C’est possible mais il a fait son temps ! _C’est possible mais …il est … riche ! _Riche ? Que veux-tu que ça m’ fasse ? Il a perdu sa vie à la gagner et, maintenant, il faudrait se saouler ou se droguer pour supporter sans trop de dégoût le contact de son corps !

_ Il est riche… riche ! Et toi, toi, tu serais …partie ? _Je suis partie, je le confirme. Dois-je te rappeler que l’argent n’allume pas le flambeau de l’amour et qu’ Lepers n’est ni Pâris ni Léonard de Vinci. _Quelle jolie femme se soucie aujourd’hui d’ la… beauté et… de l‘intelligence ? Qui se préoccupe de nos jours d’un cœur… neuf… et sincère ? Emit-il dans un souffle et sa voix se brisa sur les deux adjectifs. Et toi, toi, tu serais partie ? A d’autres ! Ses doigts aux ongles transparents et bombés couraient sur la table,

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assimilée à un clavier de piano imaginaire, pendant qu’il s’exprimait, tête baissée, sur un ton hésitant, et plein d’espoir, en totale contradiction avec ses propos reluisants de cynisme. Lorsqu’il osa enfin me regarder, un long soupir s’échappa de sa gorge; pour dissimuler sa gêne, il s’essaya au ricanement et accompagna cette attitude de défi d’un rire amer, grimace sonore qui révéla une double rangée de perles. J’eus aussitôt envie de lui avouer que, moi, je ne m’intéressais pas à sa situation financière mais à ses dents blanches et que je mourais d’envie de voir non pas son avis d’imposition mais … ses pieds. J’étais une fétichiste de cette partie de l’anatomie humaine qui ne sert pas qu’à assurer notre mobilité et j’assumais pleinement mes goûts car, des ongles propres, des orteils bien formés, une plante soyeuse, des talons veloutés, enseignaient beaucoup sur un caractère et donnaient ou non l’envie de renouveler le répertoire des jeux d’adultes. _ De nos jours, reprit-il doucement, et son timbre me fit frissonner puisqu’il était légèrement éraillée, les Sabines auraient souhaité être enlevées par des vieillard puissants et fortunés. Lepers est riche, il n’est… _ Il est riche mais fesse-mathieu, riche mais baise-la -piastre ! C’est un grigou, un grippe-sou chauve, ridé, décrépit ! Même la chirurgie esthétique ne peut plus rien pour lui, c’est trop tard, le chantier est immense, les dégâts trop considérables ! Tu sais pourquoi il est si petit ? C’est parce qu’il est le reste incomplet d’un hominidé fossilisé ! _ Décrépit ? Un reste fossilisé ? T’exagères et… pas qu’un peu ! Lepers n’est pas encore un gâteux baveux et incontinent, il n’a pas non plus vu construire les pyramides d’Egypte, et toi, tu es réellement partie ? _ Je suis partie ! Une tête composée d’Arcimboldo m‘a fait lever le camp ! Un faciès à la Mirabeau m’a incitée à plier bagage ! J’ serais restée, si j’avais eu devant moi Marlon Brando ! Mais Lepers est juste un vilain nain ventru, et ennuyeux en diable, dont le seul mérite est d’avoir su s‘entourer de collaborateurs de valeur. _ T’as quitté Crésus, Midas, Sardanapale! Pas un zoolithe! Pas le frère aîné de Lucy! _ Surtout Midas ! A cause des oreilles d’âne ! Contrairement à toi, moi, j’ pense que Lepers, ce « Nigaudsaure » aussi pertinent et drôle qu’un idiot de village, a failli être le contemporain des terribles reptiles du Jurassique ! Puisqu’il te plaît tant, présente donc à ta petite sœur ce jeune garçon de plus de trois millions d‘années ! rétorquai-je à ce prétendant timide, visiblement traumatisé par le matérialisme de ses ex-conquêtes, et je plongeai avec ostentation mon nez dans mes copies d’élèves. Grâce à cette astuce, je n’eus pas à saluer Valéry Teutatès, un T. R. de mathématiques, éternellement coiffé d’un bonnet bleu marine, m’ayant un jour servi de chauffeur de taxi et laissant depuis subtilement entendre qu’il m‘avait déjà raccompagnée chez moi. Pour briller en société, et

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trouver sa moitié, ce «Crétin du Crétacé», bien plus jeune que le nabotsaure mais presque aussi dégarni et érodé que lui, s’arc-boutait aux valeurs sûres : le nouveau Goncourt, le dernier Renaudot, Télérama, Le Monde…Comme il était en sous-service depuis de longues années, et qu’il se morfondait dans son deux- pièces-cuisine de célibataire, il n’avait aucun mérite à avoir fait toutes les expositions prestigieuses de la capitale, pourtant il s’en vantait à longueur de journée et, par des périphrases d’une obscure emphase, il réussissait à nous informer de sa dernière inscription à telle ou telle université de banlieue. La technique de drague du jargonneur, qui me tournait autour tel un chien autour d’un piquet, était totalement inadaptée à mon caractère de jeune femme fière, sûre d’elle et romantique : au lieu de m’adorer et de mériter mon amour par un esclavage touchant car librement consenti, il me chicanait sur chaque mot, m’inventait, à longueur de temps, des fautes de liaison censées me faire perdre de ma superbe, essayait de me faire croire que je n’étais que mignonne et fredonnait, comme certains élèves, «I ’m just a gigolo» ou les paroles légèrement modifiées d‘un refrain de Serge Reggiani : «Comment peut-elle encore lui plaire, lui, au printemps, elle, en hiver?». Sa dernière tactique plongeait son rival dans une confusion qui ne servait pas sa cause, mais qui le discréditait lui aussi tout autant. Faire semblant d‘être absorbée par mes corrections m’évitait également un récit avec foison de détails et moult arguments, destinés à justifier ma fuite providentielle du plateau d‘un roitelet de la télé, féru de cet hommage qu‘un vassal rendait à son suzerain. C’est ainsi. Il était écrit que je devais me sauver - et être sauvée?- en ne donnant pas au présentateur du jeu-phare de F.R.3 les moyens de reprendre contact avec moi. Il était écrit que la faible proie avait une chance d’échapper aux griffes d’un redoutable prédateur sexuel, en n’accédant pas à ses demandes réitérées de lui «laisser quelque chose».Mais, ce ton faussement évasif, pris par une personnalité jouissant d’une image plutôt «sympathique», m’abusa. Les prédictions de la Sénégalaise, qui se piquait de lire l’avenir, me revinrent en mémoire, au cours d’une semaine d’hésitations. Parce que j’étais lasse de réciter des cours, je réussis à me convaincre que mon heure de gloire était enfin arrivée et que la Fortune s’était incarnée dans le compositeur de la très sentimentale ballade «Pour le plaisir». Je lui expédiai, naïvement, une petite liasse de textes de chansons, ainsi que ma carte de visite. Afin de l‘aider à m‘identifier, j‘accompagnai le tout d‘un mot dans lequel je m‘excusais avec un humour laborieux de m‘être esquivée. J’étais persuadée que ce géronte ne désirait que mes coordonnées, pour se livrer à une cour aussi gentillette et désuète que son geste de politesse d‘un autre âge. Mon destin était en route vers un monstre minéral, un monstre ne connaissant qu‘une arme de conquête, la

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persécution. Je ne pouvais pas le savoir, hélas…

IV Non, je ne pouvais pas savoir que ma vie allait basculer dans l’horreur du harcèlement sexuel par la faute de ses complices du show-business. Comment aurais-je deviné que leur public n’était pour eux qu’un vivier de belles pépées constamment renouvelé ? Comment concevoir un instant que toute femme jolie, pauvre et sans appui dans le milieu était ravalée au rang de menu gibier ? Pourquoi soupçonner des stars aussi sympathiques à l’écran qu’Elie Sémoun, Muriel Robin, Les Chevaliers du Fiel, ou Jean-Marie Bigard d’être capables de participer à une guerre d’usure par la simple insertion de mon prénom dans leurs sketchs et d’être donc les ignobles produits d’un corps de métier gangrené par la débauche et le «renvoi d‘ascenseur» ? Bien sûr, j’avais entendu dire que le monde du spectacle était corrompu, qu’il fallait pour réussir subir un rituel de passage archaïque, que les doux rêveurs étaient inadaptés au monde de la télévision, que les bancs de requins, écumant ce lieu délétère, s’étaient spécialisés dans leur capture, etc., etc. Toutefois, du fait d’une cécité intellectuelle, je ne voyais parmi les aspirants à une carrière artistique que les Madonna se servant librement de leur corps pour parvenir à leurs fins. Disparus les Nijinski, acculés à se vendre à d’odieux Diaghilev ! Après dix années de maltraitances, je n’ignorais pas l’existence du mal mais je persistais à l‘occulter ! N’était-ce pas plus facile et bien plus rassurant ? C’est pour cela que j’ai envoyé adresse et numéro de téléphone au gros père, ayant joué avec un rare talent la comédie du galant homme. J‘avoue aussi m‘être supposée assez futée pour obtenir de lui qu’il devienne mon Pygmalion sans avoir à céder à ses avances. N’était-il pas, de toute manière, suffisamment courtois et cabossé pour ne pas s’en offusquer ? Naturellement, le roublard personnage, dont le jeu était à la hauteur de celui d’un candidat à l’Actor’s studio, s’est bien gardé de m’écrire ou de m‘appeler. La machine bien huilée de destruction programmée était déjà en marche mais je n’étais pas encore au courant. Comment prévoir qu’il suffisait de lui «laisser quelque chose» pour être ensuite, selon l’expression utilisée des mois plus tard par Laurent Petitguillaume, «sur table d’écoute permanente» ? Si ce dernier m’avait prédit, avant que je poste ma lettre, que ma vie allait devenir cet «enfer» dont il me menacera à demi-mot, je ne l’aurais pas cru. En dépit de la fameuse poupée ensorcelée, je m’obstinais encore, à cette époque, à être cartésienne et considérais, par conséquent, ceux qui prêtaient foi au surnaturel comme de vils obscurantistes et de sombres crétins. N’ayant aucune nouvelle du meneur de jeu, je me mis à écouter

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attentivement «Stop ou encore !», malgré l’air interrogateur de ma sœur Ophélie. Avec une assiduité qui me valut quelques réflexions de sa part, je devins comme notre mère une fidèle spectatrice de «Questions pour un Champion».Mon étonnement et mon intérêt allèrent croissant. Je remarquais, en effet, sans encore oser le comprendre et surtout me l’avouer, que le célèbre Julien Lepers s’adressait à moi par des messages intelligibles de moi seule ! Messages par lesquels, il me déclara indirectement son amour et me fit deux autres confidences : par le biais d‘«Elle a les yeux revolver»  de Marc Lavoine, il m’apprit l’origine de sa passion subite et par «Aline» du chanteur Christophe la peine dans laquelle l’avait plongé ma disparition. Pour être honnête, je reconnais que j’étais flattée, voire troublée, qu’un présentateur, auréolé de prestige, me fasse ainsi, depuis son Olympe, une cour aussi pathétique. Grâce aux paroles d’un disque de Michel Polnareff, ne m’avait-il pas avoué sa peur d’être une idole au pied d’argile ? -Toi, viens avec moi Et pends-toi à mon bras. Je me sens si seul, sans ta voix, Sans ton corps quand tu n’es pas là. Viens, viens près de moi. Je ne connais rien de toi Ni ton nom, ni l’âge que tu as Et pourtant tu ne regretteras pas Car je donne tout, Tout pour ma chérie. Je suis sur un piédestal De cristal Et j’ai peur un jour de tomber Sans avoir personne à mes côtés. Mais, si tu viens, Je sais qu’il y aura Quelqu’un qui marchera près de moi, Qui mettra fin à mon désarroi. _Chérie, ma chérie, gémit-il un jour sur R.T.L., apparemment vaincu par l’émotion. Je finis, peu à peu, par juger suspect ce décalage entre ces soupirs d’homme prétendument amoureux et cette absence totale de missives enflammées ou de coups de fil langoureux. Il était entendu que je n‘étais qu’un obscur ver de terre, il n’en restait pas moins vrai que ce comportement était singulier et très cavalier. Tout cela sentait la technique bien rôdée -et le traquenard ! _Si vous appelez « Stop ou Encore ? », vous tomberez directement sur moi, débita-t-il, un beau matin, à ses auditeurs en général, à moi en

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particulier. Cette phrase fut répétée par deux ou trois fois. Sur un ton exagérément grave et détaché. Un ton qui tranchait avec son habituel style radiophonique. Un ton dont l’austérité et l’indifférence résonnaient presque aussi lugubrement que la voix d’outre-tombe par laquelle il avait annoncé tantôt «La force du destin» de Verdi. Cela m’intrigua. J’en conclus que le rusé renard, maître de lui comme de l’univers, faisait tout pour se protéger. Mais pourquoi redoutait-il tant de m’appeler ou de m’écrire ? Pourquoi cette peur d’agir en pleine lumière ? Pourquoi serait-ce à moi de téléphoner ? A moi de laisser les preuves d’un coup de fil ? Il me parut effarant, au fil des semaines, que cet individu ait toujours l’air d’être une âme sœur : il me comprenait sans que j’aie à dire quoi que ce soit ! Ainsi, passa-t-il sur R.T.L des chansons reflétant mes états d’âme, ou répondant à mes interrogations muettes sur la pureté de ses sentiments. Malheureusement, j’avais caressé depuis trop de temps déjà l’idée de devenir, dans un avenir proche, une parolière connue et reconnue pour renoncer si près du but. J’étais surtout persuadée de bien savoir mener ma barque. Combien je me trompai !

V Parce que j‘étais sûre de manipuler facilement un homme aussi âgé et se présentant comme profondément épris, je décidai d’assister dans le public à l’une des finales de «Questions pour un Champion». Dans le prestigieux amphithéâtre de La Plaine-Saint-Denis, bondé à craquer, ce ne fut pas le bonhomme et familier « Monsieur-mais-comment-fait-on les omelettes?» qui m’ignora mais un présentateur aussi sérieux et guindé qu’un journaliste politique. Et les énoncés à double lecture recommencèrent comme avant. A ceci près que désormais tout le monde sembla y exceller : ces propos dotés d’un deuxième sens et émanant de Lepers, Patrick Sébastien, Michel Drucker, Nagui, Fabrice, Thierry Beccaro, Marie-Ange Nardi ou Vincent Perrot me cernèrent de toutes parts. Le premier ironisa sur ma situation de «rosière» harcelée par une région entière, et me prédit le sort du héros du Désert des Tartares de Dino Buzzati ; le second rit de mon statut de jeune femme menacée (à trente-trois ans et onze mois !) par la ménopause ; le troisième me comparut à Mme Bovary ; les invités des autres animateurs citèrent à tout propos les mêmes noms et prénoms - «Raymond», « Raymonde», «Ramon», «Raimunda», « Redmond »,  «Martin», «Martine», «Martineau », «Martinelli», «Martinez» , «Marty» - et des gens ayant vécu ou séjourné en Haïti envahirent les écrans de télévision. L’un d’eux s’étonna même, durant une émission, que les sélectionneurs de «Questions pour un champion» l’aient subitement contacté après des années de silence !

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En environ un mois et demi, si ma mémoire est bonne, le barbon avait donc réussi à tisser autour de moi - l’expérience aidant ? - une toile d’araignée dans laquelle je risquais de m’engluer. Et il avait très certainement préparé ce piège à rat dès l’époque où il me parlait d’amour avec… des trémolos dans la voix ! Ce fut à devenir folle ou paranoïaque ! Ce fut l’histoire de l’arroseur arrosé. Je n’osai plus lire, à tort ou à raison, Le Canard enchaîné, Libération et Télérama ; je n’avais plus non plus le courage d’écouter R.T.L., R.F.M., Chérie F.M, Chants de France et Nostalgie qui passaient en boucle «Message personnel» de Françoise Hardy , «Aline» de Christophe, «Elle a les yeux revolver» de Marc Lavoine, «Le blues du businessman» de Claude Dubois, «Je m’ voyais déjà» d‘Aznavour, «C’est une poupée qui fait non» de Polnareff ou «J’ai encore rêvé d’elle» du groupe Il était une fois ; j’appréhendais même de regarder La Marche du Siècle, Envoyé Spécial, le journal télévisé et les pages de publicité. Au moins les œuvres de fiction et les documentaires animaliers constituaient-ils un havre de paix. Je m’y réfugiais avec délices et volupté, pour narguer le triste sire, mais aussi pour trouver un peu de tranquillité. J’appris ainsi que le mâle ne violente que rarement la femelle et que seul l’homme, qui se targue d’appartenir à l’espèce la plus évoluée, descend aussi bas. J’appris également très vite que la plèbe ne résiste pas impunément à cet immense présentateur de F.R.3 à la susceptibilité surdimensionnée ( l’empereur de la télévision ne me fit pas embastiller par lettre de cachet. Normal ! Il n’était que Nabotléon. Et qui plus est un homme désireux de dissimuler son identité gigogne à la terre entière. La belle affaire ! Son cerveau malade trouva rapidement une mesure de rétorsion plus efficace). Les différentes chaînes de télévision se mirent à programmer des films, parfois très anciens, quelquefois des pays de l’Est, dont les dialogues et les scénarios reproduisaient mes propos ou mes actes de la semaine voire de la journée ! Pire : à la radio, l’air que je fredonnais retentissait subitement et je découvrais régulièrement sur le petit écran mes tenues vestimentaires ou des éléments décoratifs de ma chambre. Afin de préserver ma sphère privée, et résister à mon envie de tout confier à ma sœur aînée qui m‘observait, je tentai de ne plus penser, évitai de demeurer trop longtemps nue dans ma salle de bain, remplaçai mes nuisettes par des chemises de nuit très enveloppantes et me mis à écrire, avec frénésie, des textes de révolte ou d’évasion dans lesquels je me vantais d‘être la femme qui dit «Non» (ma résistance stoïque au tyran d’opérette était ma façon de rester digne de mes réfugiés politiques de parents et de mon pays d‘origine, qui fut la première république noire). Cette passion dévorante me sauva, une nouvelle fois, de la dépression ou de la folie, en occupant mes journées et mes nuits. Je ne pensai pas à me méfier de mes collègues : n’appartenaient-ils pas

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à une corporation dotée d’une tournure d’esprit rationnelle ? Pourtant, à mon insu, l’infâme potentat du show-business avait déjà réussi à infiltrer le milieu des enseignants soit par le truchement de complices disséminés dans ma région, soit par des communications et des mots d’ordre diffusés à la radio ou dans des journaux. J’ai commencé à le soupçonner à la mi-mars 96 lorsque je me suis retrouvée au complexe scolaire Anna de Noailles de Luzarches -cette affectation faisait suite à trois semaines de suppléance à Saint-Brice, relayées par un mois de chômage. En effet, Fatima Guermeur, une petite certifiée d’Arts Plastiques dont le joli visage était exempt des stigmates de sa lèpre morale, me harcelait de manière singulièrement savante. Pour cela, elle se moquait le plus souvent des auteurs incapables de mettre en musique leurs textes, ou chantonnait parfois aussi les refrains de «J‘aurais voulu être un artiste», «Un jour, mon Prince viendra», «C’est une poupée qui fait non», «L’amour est un oiseau rebelle» et surtout …«Tata Yoyo» ! Or, je n’avais parlé qu’à ma famille du coup de fil par lequel la secrétaire d’Annie Cordy venait de m’encourager à persévérer, au nom de sa patronne, dans la carrière de parolière. Je me mis subitement, un beau matin, à m’intéresser à Loïc Le Roc’h, un minet à mise en plis, mains manucurées, col roulé -et jeans impeccablement repassés. Cela me surprit. A l’inverse de la brunette qui louait, de plus en plus souvent, ses charmes en ma présence, je n’avais jamais apprécié les garçons efféminés et de taille moyenne (avec son mètre soixante-quinze, au Secondaire, il eut été une bestiole, chez les Masaïs, un avorton ; à Anna de Noailles, il passait pour le colosse de Rhodes). Je ne goûtais, en outre, que modérément ses grands yeux de velours, parce qu’ils me rappelaient ceux du décevant José-Maria. J’enregistrai, au fil des jours, des incongruités dans le comportement de Fatima. Sans qu’on ne lui ait rien demandé, elle confessa, durant une récréation, avoir doublé sa classe de seconde, et avoir été une piètre lycéenne. Néanmoins, telle une enfant surprise avec un ouvrage mis sous clef, elle cessait de répondre aux questionnaires-tests de ses magazines féminins, à l’arrivée d’un ou deux chiens savants, admirés, par les élites et les ilotes, pour s’être brillamment illustrés à divers jeux culturels télévisés ou radiophoniques, mais détestés pour leur pédanterie. Elle agissait de même, dès que le jeune homme et moi bavardions ensemble, et, elle nous observait alors en silence et d‘un air mauvais. Encouragée par les sourires bienveillants des uns et des autres, ainsi que leur discrétion complice, je n’y prêtai guère attention, dans un premier temps. Ne jouissait-elle pas de l’honorable titre d’épouse ? Ne prétendait-elle pas être une femme comblée et envisageant, telle une sati, de ne pas survivre à son seigneur ? N‘était-elle pas, de surcroît, la maman-poule (et la mère Courage) de Nolwenn, un défaut des logiciels de la génétique, une

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anomalie laide, obèse, tondue et sujette à d’insupportables caprices, à chacune de ses visites dans notre collège ? Mais, lorsque cette procréatrice infortunée porta, soudain, d’avril à juin, des toilettes originales et coûteuses - des sarouals blanc et or et des kimonos en soie rouge- qui mettaient en valeur son type exotique, l’inquiétude et la gêne me gagnèrent. Je commençais à entrevoir la vérité. Après avoir surpris ici et là moqueries et rires insultants, je compris finalement tout et le dépit me mordit cruellement : la lorette supportait, depuis un an, un mari un peu trop mûr grâce au chien de manchon dont le rôle ne s’arrêtait pas là. Avec son aide et celui de leurs amis, elle m’avait caché le plus longtemps possible la nature de leurs relations afin de m‘humilier publiquement, saper ma confiance en moi et peut-être me forcer à accepter les avances de Fabien Romestaing, un titulaire de français boulot et chauve. Elle prévoyait peut-être encore pire : me jeter dans les bras d’un immense dragon provençal, Dove Benguigui, un documentaliste aussi grand, décati et paillard que son idole, Clint Eastswood (jeune, la tarasque ne ressemblait certes pas à cet acteur, qui eut la chance d’être beau, mais le burin du temps avait fait de lui son sosie et, de face comme de profil, les mêmes copeaux de chair pendouillaient désormais de leurs visages et de leurs cous). La belle infidèle semblait si bien renseignée sur mon compte, et si décidée à me livrer à un personnage répugnant, que j’ai fini par la soupçonner de travailler pour celui qui me faisait passer pour un objet de rebut, moi, qui avais presque la moitié de son âge : Julien Lepers. Le couple s’isola avec le soutien de ses nombreux partisans, malgré mes tentatives dictées par la rage, et la libertine se mit à tendrement chuchoter à l’oreille de son toutou de luxe, pendant que le pruneau desséché du C .D .I me narguait par l‘emploi, à tout bout de champ, du mot «vierge», ou le fredonnement de deux chansons, «Hier, encore j’avais 20 ans» et «C‘est une poupée qui fait non». Afin de mieux écarter de moi son amant, et mériter le respect des grands intellectuels d’Anna de Noailles, la demi-mondaine, aussi jolie qu’une gravure de mode, plus creuse que l’échancrure de ses décolletés, joua le rôle de la grande artiste, en vantant les qualités plastiques d’œuvres qu’elle créait dans son atelier - et qu’elle détruisait, paraît-il, peu après car elles n’étaient pas destinées à être pérennes. Les voir en photos ? Grands dieux, y pensez-vous ! Ces petites merveilles devaient être sensibles à la lumière des flashes ! et si délicates qu’une «odyssée» en train d’une heure leur aurait été fatale ! Un lourdaud de la plus belle eau insista, et la plongea dans l’embarras ; il n’avait pas compris que ces installations fragiles n’existaient probablement qu’en imagination. Pourtant, chez nous, comme partout ailleurs, bien des mythomanes claironnaient couramment qu’ils écrivaient ou peignaient, sculptaient ou

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donnaient des récitals alors qu’il n’en était rien. Pour avoir envié ceux de nos collègues à la vie sociale active, une musicologue m’invita à un repas. Au cours de ce déjeuner spartiate, elle me cita le prix de son studio parisien, ainsi que celui de chacun des appareils électroménagers qui l’équipaient. Puis, elle mit en valeur son compagnon, un cube préparant donc, pour la troisième fois, je ne sais plus trop quelle grande école prestigieuse. Avec l’appui de deux convives au physique disgracieux, et de ce fiancé affligé du nez de Cyrano de Bergerac, du timbre nasillard de la cornemuse et de la susceptibilité des déshérités, la rondouillarde blondinette me reprocha ensuite, par des exemples trop appuyés, mon attirance pour la fraîcheur, le concours heureux des traits, l’harmonie des corps, et ainsi de suite, et ainsi de suite, tagada tsoin-tsoin ! Elle prétendit se produire dans un cabaret de jazz, en guise de péroraison. Comme elle était la puissance invitante, nous fîmes tous semblant de boire ses paroles. Mais nous ne vîmes jamais un bout de contrat, ou un coin d’affiche, attestant ses dires. Jamais elle ne trouva le temps de nous régaler de son numéro de trompettiste soliste. La menteuse avait pour concurrente une autre grande affabulatrice devant l’Eternel, une certifiée de français proche de la retraite et l’une des meilleures auxiliaires de Fatima dans sa quête du plaisir. A entendre cette vieille taupe - si osseuse, guindée et psychorigide que nos chères têtes blondes lui avaient trouvé le surnom de «Cruella» _ son mari et elle écrivaient des vers immortels, étaient, excusez du peu, les futurs Louis Aragon et …Elsa Triolet. Je présume que du point de vue de Loïc- bellâtre blasé des chasseuses de maris et des romantiques- il était bien plus flatteur et excitant d’avoir réussi à triompher des barrières d’une mère de famille baguée et portée sur le sexe. A l’instar de la célèbre Bécassine, il arrivait du fin fond de son village breton et considérait, sans doute, Fatima comme un alcool fort, une épice tropicale, qui achèverait de le dessaler. Il n’avait pas tort. Stimulée par le désir d’être à la hauteur de son statut de jeune femme expérimentée, et donc dispensatrice de vertiges inconnus, la polissonne lui accorda, après une soirée dansante organisée par notre baisodrome, une ration supplémentaire de débauche orgiaque. Enfin, c’est ainsi que je m’explique le fait que leurs amis, mais aussi nombre de lycéens friands d’histoires poivrées, se firent, au lendemain de cette soirée, les avocats des amours tumultueuses et adultères. La gourgandine commit l’erreur d’étaler sa science surprenante de mes pensées les plus intimes et des replis les plus secrets de ma personnalité. D’abord, lors d’une récréation, elle prétendit à brûle-pourpoint, et tout en me regardant avec fixité, que sa fi-fille (une tache indélébile sur un parcours plutôt honorable) était, selon son époux et elle ainsi que toutes les personnes de leur entourage, une houri possédant la beauté exotique de, je vous le donne en mille, Julien Clerc. Par cette comparaison avec un

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chanteur promu étalon-or, elle préludait à une bataille et s’échauffait la voix. Le second engagement préliminaire ne se fit donc pas attendre. Sans reprendre son souffle, ni me laisser le temps de me poser des questions sur ses sources, la lionne blessée dans sa fierté maternelle me récita l’ennuyeuse rengaine sur la finesse spirituelle, l’atticisme, l’intelligence, et cetera, et cetera des hommes mûrs. Fin des exercices vocaux. L’attaque fut frontale et curieuse. Dans le dessein d’orienter mes amours à venir, la persifleuse me jeta à la figure que je ne saurai jamais plaire à l’une de ces boites de Silène aussi recherchées et raffinées qu‘un vin vieilli en fût. Les sourires moqueurs des uns et des autres me titillèrent désagréablement. La perfidie assénée, avec virulence, et accompagnée d’un rictus de dédain, était par contre totalement inadaptée à ma nature de féministe, et de rebelle en herbe (pour parer son piège et lui tenir tête, j’ai aussitôt décidé d’éviter, ma vie durant, vieux marcheurs et renards argentés). La rouleuse s’en aperçut, enchaîna, avec bravade, sans craindre de passer du coq à l’âne, sur l’étymologie du mot « nymphomane », établit, ensuite, et je l’en remercie aujourd’hui, la liste des synonymes de «femme légère» : dévergondée, libertine, rouleuse, gourgandine, lorette, grisette, demi-mondaine, courtisane, hétaïre… Pour finir, elle papota, avec ironie, sur sa douloureuse défloration, ses nombreuses aventures extra-conjugales, ce «plaisir d’enfance» auquel elle ne renoncerait pour rien au monde et qui consistait à faire des boulettes avec …ses crottes de nez ! Cette connaissance peu banale de ce qui effraie, choque et dégoûte profondément l’autre éveilla mes soupçons, jusqu‘aux grandes vacances. Le manipulateur de «Stop ou encore ?» tenta de profiter du chaos régnant dans ma tête -mes idées confuses sur ses différentes responsabilités, mes hésitations à accepter l’existence de la télépathie- pour passer des chansons par lesquelles il prétendit être sincèrement désolé de ma douloureuse déconvenue sentimentale. Grâce à un répertoire riche, varié, et n’hésitant pas à remonter aux premiers temps de la chanson française, il me fit également comprendre que ses bras seraient pour moi un abri des plus sûrs. Ces manoeuvres mielleuses, papelardes, puaient le grossier artifice, fort heureusement pour moi ! Et, à cause de mes déboires amoureux, je ne m’étais pas sottement transformée en amatrice de vieux croûtons !