Joseph Moreau - Oberman
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7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman
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Bulletin de l'AssociationGuillaume Bud
Obermann de Senancour : De la critique rationaliste l'ouverture mtaphysiqueJoseph Moreau
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Moreau Joseph. Obermann de Senancour : De la critique rationaliste l'ouverture mtaphysique. In: Bulletin de
l'Association Guillaume Bud, n2, juin 1980. pp. 218-230;
doi : 10.3406/bude.1980.1068
http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068
Document gnr le 17/03/2016
http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/author/auteur_bude_25http://dx.doi.org/10.3406/bude.1980.1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://dx.doi.org/10.3406/bude.1980.1068http://www.persee.fr/author/auteur_bude_25http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/ -
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t?
Obermann de Senancour
:
De
la
critique rationaliste
l ouverture mtaphysique
Du
temps o les coliers pratiquaient un
manuel
de
littrature
franaise,
ils taient
informs
de
la publication,
au lendemain
de
la priode
rvolutionnaire, de
deux ouvrages appels dans
la suite un
grand
retentissement auprs
de
la gnration
romantique.
Ils
avaient
pour auteurs
deux
crivains
peu
prs
du mme ge (ils arrivaient au milieu
de
la
trentaine)
et qui
exprimaient sous le couvert du roman les souvenirs, les
impressions,
les rves
de
leurs jeunes annes. Mais ces deux crits,
s'ils
traduisaient une sensibilit analogue, un tat de
mlancol ie
et
de dsesprance,
taient
bien diffrents par
la
forme.
Le
premier,
Ren,
publi en
180.}
par Chateaubriand,
tait
un
rcit bref, tourment,
pathtique,
dont ie succs
devait
se
prolonger jusqu'en notre
sicle ; l'autre,
Obermann,
tait
l uvre de Senancour, et se prsentait comme une suite de
lettres (quatre-vingt-dix environ)
adresses
par un personnage
unique,
au
cours
d'une
dizaine d'annes,
un
seul
destinataire,
dont
nous n'avons jamais
la
rponse
ces
lettres. Celles-ci
constituent
un
long
monologue,
qui est l'quivalent d'un
journal intime
, dans lequel
s'intercalent cependant
de
longues
dissertations
sur
la religion, la morale, les
murs,
qui
font
que
beaucoup
de
ces
lettres
ressemblent
(de l'avis
de
l'auteur)...
des traits (L, 32) x. La
lecture Obermann
demande une
attention
patiente,
qui
dcourage bien
des
lecteurs,
de
sorte
que l'ouvrage,
qui
n'eut pas
lors
de
sa
premire dition un
succs clatant, auquel il
n'atteignit qu'aprs 1830,
est de nos
jours peu prs oubli.
D'autre
part,
les
deux
auteurs
s'opposent
par
leurs
intentions.
Tous
deux ont
grandi dans l'ambiance philosophique du
XVIIIe sicle,
qui
se dtournait du christianisme ;
mais
Chateaubriand est
un
converti, et Senancour ne l'est pas
;
il
crira
mme des Observations sur
le
Gnie du Christianisme, o il
1. Les rfrences
entre parenthses
renvoient
l dition critique
d Obermann
publie
par G. Michatjt
poi
r la
Socit
des Textes franais
modernes, 2
vol., Paris,
Cornly,
1912.
Les
chiffres
romains dsignent
(sauf indication contraire) la lettre, les chiffres arabes la
page du
volume
o
elle
est incluse.
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OBERMANN
DE SENANCOUR 210,
s'oppose
Chateaubriand,
son
apologtique
littraire
et
sentimentale. Le
sentiment
dsabus
de l'existence, commun
Ren
et
Obermann, peut
trouver
dans
la
religion
une
consolation ; mais
l'immortalit qu'elle
promet
n'est
pour
le second
qu'une esprance, un bien dont nous ne
saurions faire
prsentement
l'preuve
(XLIII, 186 ; XLIV, 188). C'est
ce contraste
entre une aspiration infinie,
qui
se dcouvre dans une
exprience existentielle
admirablement dcrite
par
Obermann, et
l'impossibilit
apparente d'une
dmonstration rationnelle,
qui
fait le tourment de
notre
existence, ce qu'Unamuno appelle
le
sentiment tragique
de
la vie , et
dont
il trouve une
des
expressions les
plus
poignantes dans
le
livre
de
Senancour.
C'est travers l'crivain espagnol
que
le souvenir d'Obermann
s'est
perptu
en
notre
sicle;
c'est
par
lui
du
moins
que
j ai
t conduit ce livre : Parmi des
longueurs insupportables,
dit
Unamuno, c'est
un
livre qui nous
dcouvre des abmes.
A
celui
qui
le lit jusqu'au bout, il laisse l'impression d'un rcital
d'orgue ; peu de lecteurs
arrivent
la
fin, mais
ceux-l
y
reviennent,
et
le
relisent. Il contient
des
pages sans doute
insurpasses dans la
littrature franaise ; elles ont plus que de
la
grandeur :
on
y trouve de
l'intimit, une fascinante
profondeur.
C'est une confession tonnante. Les chos prolongs
de
ce
rcital d'orgue,
qui
a retenti sous
la
vote
immense
des
Alpes, ne
cessent de
rsonner dans
mon
cur
1.
Pourquoi
les
Alpes?
Parce qu'elles servent
de
dcor aux
premires lettres
d'Obermann,
celles de
la
premire
anne,
et
celles des
dernires annes,
partir
de
la huitime. Ces
lettres,
nous
dit
l'auteur
du
livre dans
les Observations places
en
tte de
la deuxime dition,
prsente
par Sainte-Beuve en
1833, ne sont pas un roman. Il n'y a point
de
mouvement
dramatique, d'vnements
prpars
et
conduits,
point
de
dnouement ; rien
de
ce qu'on appelle l'intrt
d'un
ouvrage, ...
de
ces incidents. . (qui alimentent)
la
curiosit (p. 11). Un tel
jugement
n'est
pas
vraiment
exact
;
on ne saurait
dire
qu'au cours
de ces dix annes,
qui
correspondent
peu prs
celles de
la
Rvolution franaise,
dans la
vie
d'Obermann,
qui reflte non
sans
distorsions
ou
redressements celle de
Senancour,
il
ne
se
soit
rien
pass. Dans
la premire
lettre,
crite
de Genve un
ami,
un ngociant
lyonnais, et voquant
des
souvenirs d'enfance
lis une
maison
de
campagne
du Forez, il
annonce
la
dcision
qu'il a
prise de
s'expatrier
pour chapper
aux
pressions de son
entourage,
de
ceux qui voulaient lui
imposer un
tat contraire
ses gots,
une
vie
d'homme
d'affaires.
Il
parcourt
alors la
rive
helvtique
du
Lman, les pays
de
la Suisse romande,
avant de
s'arrter dans le
Valais,
la haute
valle
du
Rhne,
o il
compte
prendre
ses quartiers d'hiver. Mais au
retour d'une
excursion
exaltante,
aprs
une journe d'automne passe
sur les
sommets,
1.
M. de Unamuno, Ensayos
(Aguilar,
Madrid, 1958),
t.
Il, p. 61.
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OBERMANN
DE
SENANCOUR
au pied de
la Dent du
Midi,
en face
du
Mont-Blanc,
il
reoit
une lettre qui
lui
annonce
sa ruine
imminente. Il rentre Paris,
en
vue de
sauver les dbris
de
sa fortune
; mais,
au
bout de
deux
ans d efforts,
il constate qu'il est ruin
(XXXV,
1:18-119).
Cependant, quelques
annes
plus tard,
ayant
recueilli un
hritage
(LUI,
49),
il
retourne
en
Suisse dans
le
dessein
de
s'y
installer. Il
trouve
un refuge sa convenance dans la montagne
au-dessus
de Vevey, petite ville des bords du
Lman
;
avec
l'aide d'un domestique et
de
quelques artisans ruraux, il
se fait
construire une maison de bois, une chartreuse, au milieu
d'un
petit domaine
surplombant le
ravin d'Imenstrom
(LXVI,
115).
Mais vers la fin
de
cette mme anne, la
huitime, le ngociant
lyonnais,
confident d'Obermann, entreprend un
voyage
aux
Antilles, et
son
retour, au printemps suivant,
celui de
la
neuvime
anne,
il s'installera dfinitivement Bordeaux et vendra
mme sa maison
de
campagne
du
Forez
(LXXIII, 144 ;
LXXIV,
146). A
cet
loignement de son
ami
(Bordeaux
n'est
pas,
comme
Lyon, proximit des Alpes), Obermann trouvera une
compensation dans
le
retour d'un ancien compagnon, M.
de
Fonsalbe,
qui
revient
de Saint-Domingue ruin, et de plus mari
(LXIX, 129).
Il
est accueilli clans
la
demeure alpestre
d'Imenstrom avec sa
femme,
qui
s'en ira au bout
de
quelques jours
(LXXXIII,
186),
laissant
son
mari en compagnie d'Obermann,
dans une amiti qui
devient chaque jour plus
intime.
Mais
M. de
Fonsalbe avait
une sur, une mystrieuse Mmo
Del***,
voque
sous
une identit indcise au cours
des
premires
lettres, puis
rencontre quelques annes
plus tard Lyon,
alors
qu'elle
passait
en
voiture
sur
les
quais
de
la Sane
(XL,
150). A la suite
de
cette rencontre, Obermann
avait
eu
quelques
temps avec elle des entretiens mouvants ; puis, par scrupule,
11
avctiL
cesse
cic
-
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fugue en
Suisse,
pour tenter
de
rtablir ses affaires, il se dbat
avec
les hommes de loi,
qui
se plaisent les
faire
traner sans
fin :
Je
ne connais
rien, dit-il,
qui
fatigue
tant
nos jours
que
cette
perptuelle
lenteur
de
toutes choses
(X,
54-55).
Il
cherche
une
vasion
Fontainebleau,
et se plat errer dans la fort,
o il retrouve des
souvenirs
d'enfance ; mais par contraste, il
se sent maintenant dsabus
:
Je
commence
sentir
que
j'avance dans la
vie (il peut avoir vingt-trois ans). Ces
impressions dlicieuses, ces motions subites
qui
m'agitaient
autrefois
et m'entranaient si loin d'un
monde de tristesse,
je ne les
retrouve plus qu'altres
et
affaiblies... J'tais bien diffrent
dans ces temps o il
tait
possible
que
j'aimasse (XXI,
80).
Et d'voquer un rve d'adolescent, l'espoir
d'un amour
heureux.
Ce
qu'il
ressent
maintenant, c'est
un
sentiment
bien diffrent,
une
anxit
mtaphysique
:
Il
y
a
dans
moi
une
inquitude
qui ne me quittera
pas;
... ce
n'est
pas
le besoin
d'aimer. Il
y
a une distance bien
grande
du vide
de
mon cur l'amour
qu'il
a tant dsir ; mais
il
y a l infini entre
ce que
je suis et
ce
que
j ai besoin d'tre.
L'amour est immense, il n'est pas infini...
Il me
faut des illusions
sans
bornes...
Que m'importe ce qui
peut finir?... Je n'aime
point ce qui
se prpare, s'approche,
arrive, et n'est plus.
Je
veux un bien,
un
rve, une esprance
enfin
qui
soit toujours devant moi,
au-del
de moi,
plus
grande
que
mon attente elle-mme, plus grande
que
tout ce
qui
passe
(XVIII,
74-75). Devant l'immensit de l'Univers
et
les
rvolutions
immuables du
ciel,
en
prsence de l'ordre
ternel
du
monde,
il
est
accabl
par le
sentiment
de son existence
phmre
assujettie
aux changements perptuels de
la nature
:
On ne saurait comprendre,
dit-il,
la nature (c'est--dire les
aspects
changeants du monde)
la
vue de
ces
astres
immenses
dans le ciel toujours le mme. Il
y
a l une permanence
qui
nous confond : c'est pour l'homme une
effrayante
ternit.
Tout passe
;
l'homme passe, et les mondes ne
passent
pas
La pense est
dans
un abme entre les vicissitudes de
la
terre
et
les cieux immuables (XVI, J?.-J3).
Cependant, dirait
le
philosophe, en dehors
de
la pense, ni
les
cieux
ni
la
terre
n'existent
;
il
n'y
a
de phnomnes
qu'au
regard
d'un sujet.
L'infinit des
mondes, leur
ternit
mme,
n'est qu'une ide en nous, mais une ide dont l'objet nous
dpasse, et
nous
rvle
la transcendance d'un
absolu,
d'o
notre existence tire son origine et
notre
pense
son
sens. Ces
considrations
de
la
philosophie idahste
ne sont
pas
trangres
la
pense d'Obermann,
quand
il reconnat dans notre
aspiration infinie un tmoignage intrieur de
la
supriorit de
nos
facults sur notre
destine
(XIII, 66). C'est
la
mme
rflexion
qui
lui fait dire, quand
il
considre
l infini, l'ternel,
au-del
de
notre existence limite, phmre
:
Je
trouve avec
tonnement
mon
ide
plus
vaste que
mon
tre
(XVIII,
75).
Cette prsence en nous, sous forme d'ide,
d'un infini qui
nous
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dpasse
est
le
thme principal
de la
philosophie
idaliste, de
Platon Descartes,
en passant
par saint Augustin, et
en
continuant jusqu' Kant.
Cependant,
les
mditations
d'Obermann
ne se tiennent pas
toujours cette
altitude
mtaphysique ;
mais
il
nous
fait
comprendre
admirablement
pourquoi
la
conscience
de
notre
ternit, de notre origine transcendante, ordinairement nous
chappe. Nous ne l'apercevons
que
dans une sorte d'extase,
comme celle qu'il a prouve sur les cimes alpestres, avant
son
retour Paris
:
Jamais,
dit-il, le
silence
n'a
t connu dans les
valles tumultueuses ; ce n'est
que
sur
les cimes
froides
que
rgne cette immobilit, cette
solennelle
permanence
que
nulle
langue
n'exprimera,
que l'imagination n'atteindra pas.
Sans
les souvenirs apports des plaines, l'homme ne pourrait croire
qu'il
soit
hors
de
lui quelque
mouvement
dans la nature
; le
cours mme des
astres lui
serait inexplicable ; et
jusqu'aux
variations
des
vapeurs, tout
lui
semblerait
subsister
dans
le
changement
mme
(VII, 47).
D'ordinaire, nous
n'avons
conscience de notre existence qu'
travers les
changements
que nous percevons autour
de
nous,
qui
se succdent dans le
temps ; mais devant
l'immobilit
des monts,
nous
avons
la
certitude
de notre
existence sans
avoir jamais le
sentiment
de
la
succession des choses (Ibid.) ; nous sentons en nous une
existence affranchie
du
temps.
Mais cette exprience de
l'extase,
nous n'en gardons qu'un
souvenir confus, parce
que
nous sommes
incapables
de
l exprimer dans le langage,
de
nous la remmorer par des mots.
Tous
les
mystiques
sont
unanimes
sur
ce
point,
et
Obermann
s'accorde
avec
eux :
Je
ne
saurais, dit-il,
vous donner une
ide
juste
de
ce
monde
nouveau,
ni vous exprimer la
permanence
des
monts dans une langue
des
plaines (VII, 45). Or,
quand
des confidences d'Obermann, de ses rveries potiques,
de ses mditations
mtaphysiques,
on passe ses dissertations
sur la
religion
et les murs,
sur
l'amour et
le
mariage, pour
n'en retenir
que
les thmes principaux, on a l'impression de
revenir
la langue des plaines, la philosophie raisonneuse du
xvnie
sicle.
Quand il dclare, par exemple,
que
l'immortalit
n'est
qu'une
esprance invrifiable,
une
croyance impossible
dmontrer,
n'oublie-t-il
pas
le
rle
de
cette
rflexion
sur
l'existence, qui dcouvre l'tre pensant,
travers
l'ide
d infini, une exigence absolue, une
certitude
primordiale
laquelle est
suspendu l'exercice mme du raisonnement? Plus
gnralement, dans les
critiques
qu'il adresse
la religion,
celle-ci est considre
seulement
sous l'aspect
d'une
institution
sociale,
et ce
qu'il
lui reproche
principalement,
c'est
de faire
dpendre
la
morale de croyances incertaines,
d'en
laisser
chapper le vritable fondement, et de
corrompre
le motif
de
la vertu, en
le
rduisant l'attente
des rcompenses clestes
et
la
crainte des chtiments
ternels. Il
l'accuse mme de
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conduire l'intolrance ; en faisant valoir
que
l'homme de
bien ne peut que dsirer l'immortalit , elle en vient
suggrer
que le mchant
seul
n'y croit pas
;
d'o cette conclusion
que
la
vritable
raison
pour
laquelle
un
homme
est
athe,
c'est
qu'il est mchant (XLIV, 189, 194). Des thologiens,
des moralistes, des
politiques,
ont
inclin vers
cette manire
de
voir, que l'glise
rpudie officiellement
aujourd'hui
; elle
professe qu'une intention droite, une conduite gnreuse, peut
se rencontrer chez
un incroyant ; mais
faut-il pour
autant
rejeter
le point de vue
d'o Dieu
est
regard
comme le
principe
de
la morale? Si Dieu n'existe pas ,
dit
un personnage
de
Dostoevski, dont le mot a fait
grand bruit,
tout est permis 1.
Une telle formule
peut cautionner l'intolrance, servir
condamner l'athisme, dnonc comme fauteur
de
crime ; au
regard de
l'existentialisme
athe,
au
contraire, elle
apparaissait
comme une exaltation
de
la libert humaine, comme
un gage de libration. Ce double usage
d'une
mme formule
dnote une ambigut que la rflexion philosophique doit
dissiper :
Dieu, il faut en convenir est
le
principe
de
la
morale ;
mais, au regard de
la philosophie
critique, cette conviction se
traduit dans une formule
inverse de
la prcdente. Il est
absolument certain, dirons-nous,
que
tout n'est pas permis ; la
conscience
morale
en
porte le
tmoignage
irrcusable ;
or,
cette
certitude
mme atteste l'existence
de
Dieu, d'une
source
transcendante
de
l'obligation, d'un
principe
absolu qui nous
commande.
Ainsi
se
dcouvre
le
sens
profond
de
la
position
dogmatique, qui
peut tre maintenue sans
intolrance
: si un
athe montre dans sa
conduite
une rectitude parfaite,
l'homme
pieux n'est pas pour cela troubl
dans sa
foi ; il voit
dans cet
athe
un croyant
qui
s'ignore.
Un autre grief
d'Obermann
l'endroit
de la morale
religieuse,
c'est
qu'elle
professe
un
injuste mpris
des sens,
qui rend
l'amour
morose
et l'union conjugale accablante. voquant
un couple
de dvots, il exhale
sur eux
cette plainte amre : Tranquilles,
aimants,
sages,
vertueux,
religieux,
tous deux
la
bont mme,
vous
avez
vcu
plus
mal ensemble que
ces insenss
que
leurs
passions
entranent,
qu'aucun
principe
ne
retient,
et
qui
ne
sauraient
imaginer
quoi
peut
servir la bont du cur. Vous
vous
tes maris pour
vous aider
mutuellement,
disiez-vous,
pour
adoucir
vos
peines en les partageant, pour faire
votre
salut ; et le mme
soir,
le
premier
soir,
mcontents l'un de l'autre
et
de
votre
destine,
vous n'etes plus d'autre vertu, ni d'autre
consolation attendre, que la patience
de
vous supporter
jusqu'au tombeau
(XLV, 203).
Un
tableau
aussi noir, un accent aussi amer, laissent deviner
un ressentiment
personnel.
Ces deux poux, dont
Obermann
1.
Cf.
Ren
Schaerer,
Si Dieu
n existe
pas...
.
Rflexior.s
sur
Kant
et
Dostoevski, Revue de Thologie et de Philosophie, 1967, p. 193-210.
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OBERMANN
DE
SENANCOUR
parle d'ailleurs avec tendresse,
sont
l'image
des propres parents
de
Senancour,
qui
voulaient imposer leur
fils
d'entrer
dix-
huit
ans au sminaire ; et pour
chapper leur
obstination,
celle
du moins
de son
pre, il s'tait enfui en Suisse. Mais ce
motif est soigneusement dissimul
dans
la premire lettre
d'Obermann,
ainsi
que
l'pisode
suivant
:
accueilli
Fribourg
dans une famille patricienne
qui
disposait
de
deux rsidences,
l'une
la
ville, l'autre
la
campagne, et
qui
recevait,
semble-
t-il,
des htes payants, le jeune
Senancour avait
t fascin
par une des filles
de la
maison,
qui
tait
dj
fiance ; ses
assiduits, timides
autant que maladroites, ayant cart d'elle
le prtendant, il s'tait cru oblig de l'pouser ; conclu
inconsidrment et suivi de
revers
de fortune,
ce
mariage fut
une
dception
et un dsastre1. Dans
le
roman d'Obermann, cette
aventure matrimoniale est exclue de
sa
biographie et transfre
un
autre
personnage,
M.
de
Fonsalbe. Celui-ci revient des
Antilles
ruin,
et
de
plus
mari
;
c'est
la
situation
de
Senancour
Paris
son retour
de
Suisse. Fonsalbe, se trouvant
Saint-Domingue,
avait
promis un
vieux
parent
sur
le point
de
mourir d'pouser sa fille,
ayant reu de
lui la
rvlation de
son
attachement
secret
;
et il n'aurait pu se drober
cette
promesse aprs
que la jeune
fille eut t dpouille
odieusement de son
hritage par
son
propre frre. Dans ce
cas
encore,
la loyaut n'a pas t paye, et le mariage
de
Fonsalbe devait
tourner
la dsunion
; mais tout homme de
devoir,
estime
Obermann,
aurait agi
comme lui (LXXXVII, 208-210).
* *
Ces rfrences la vie de
Senancour indiquent qu'il faut
distinguer
entre l'crivain
et
son
personnage.
La
vie
d'Obermann est compose d'vnements
emprunts
la vie
de
Senancour
; mais ils
sont dmarqus par
le
silence gard
sur
certaines
circonstances,
ou transposs
dans d'autres
situations
et
rapports d'autres personnages. La vie
d'Obermann
n'est pas
l'existence vcue
par
Senancour,
mais celle qu'il
a
rve
;
et
ce
contraste
se reflte l'intrieur mme
de
l'ouvrage, dont
le
personnage principal veut tre aussi un crivain.
Dans
les
lettres
d'Obermann,
il
faut
faire
la
part de
ce
qui
revient
l'crivain
Senancour, et dont l'quivalent
peut
se retrouver
dans d'autres
crits plus ou moins
oublis, et la
part
qui fait
l'originalit du
personnage,
qui
traduit l effort
d'Obermann
pour s'lever au-dessus de
l'exprience
vcue de Senancour,
de son
ressentiment,
de ses partis pris, de ses
rancunes. La
dception
conjugale
de Senancour, ainsi
que
le souvenir de son
1. Cf. J. Monglond, Jeunesses,
Paris,
1933, P- 2X7-285 : Le mariage
de
Senancour.
-
7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman
9/14
OBERMANN DE SENANCOUR 225
ducation oppressive,
expliquent
la vhmence
de ses
attaques
contre
la religion,
son
anticlricalisme, et
sa duret
l'gard
de
l'institution matrimoniale : Si
quelques
hommes, crit-il,
dans
une
dissertation
d'Obermann,
ont
t
un flau
pour
l'homme, ce sont bien les lgislateurs profonds qui ont rendu le
mariage indissoluble, afin
que
l'on ft
forc
de
s'aimer
(XLV,
205).
Ce jugement froce se relie un
tableau
sans
indulgence
des murs familiales.
Dans les
villages de
la
Suisse, on
voit des mnages o
la
femme est entirement occupe au
soin des enfants, la cuisine, ou
l'glise (LVIII,
55-57) ;
dans les milieux
parisiens,
au contraire,
les femmes sont
voues
l'oisivet, ngliges par leur mari, tout entier ses affaires,
et sont d'autant
plus
facilement la proie d'un
sducteur
que
leur ducation,
qui
visait seulement les prserver d'une
chute
prcoce, leur
a
laiss
croire
qu'une
fois
livres
leur
mari,
elles
n'avaient plus rien perdre (L,
28
sq.). De l rsulte,
aux yeux d'Obermann,
la
dgradation de l'amour,
l avilissement
du plaisir, qu'il refuse
de
proscrire, mais qu'il
veut
spiri-
tualiser ; il
plaint
l'amant
qui
n'attend rien au-del
de
la
satisfaction sensuelle,
celui de
qui la volupt
n'a
plus
rien de
surnaturel
(L, 36).
Cette
dernire rflexion dnote une
aspiration
idale qui
contraste
avec
le
mpris
des
institutions et la description
impitoyable des murs. A
la
faillite matrimoniale de
Senancour,
aux rigueurs
de
l'ducation jansniste,
Obermann
ragit
autrement
qu
travers
le
philosophisme
du
xvme
sicle
;
ses
confidences
tmoignent,
au contraire,
d'une
inquitude
mtaphysique,
accorde
avec la sensibilit romantique. Du premier
amour,
qui l'a
du, il retient seulement le souvenir d'un
espoir
blouissant
:
De
tous
les
moments
rapides et incertains o
j ai cru
dans
ma simplicit qu'on tait sur
la terre
pour
y
vivre,
aucun ne s'est embelli d'une erreur
aussi
durable, aucun
ne m'a laiss
de
si profonds
souvenirs
que
ces
vingt
jours d'oubli
et
d'esprance, o,
vers l'quinoxe
de mars, devant les rochers,
prs
du torrent1,
entre la
jacinthe heureuse
et la simple
violette,
j'allai
m'imaginer qu'il me serait donn
d'aimer... Je
touchai,
soupire-t-il,
ce
que
je
ne
devais jamais
saisir
(xxxvii, 135-136).
Dans
le roman
d'Obermann
est
abolie
toute
trace d'un
mariage
dcevant
;
seul reste
le souvenir de
furtives fianailles,
comme si
la jeune
fille et disparu, ou pous l'autre
prtendant.
Isol
de
la suite, ce moment
dlicieux
ne
fut
qu'une
esprance et n'a laiss qu'un
souvenir
: un
souvenir
o le
jeune
homme
ne
trouvait
pas
vraiment
une remmoration
de l'amour,
qui avait
t seulement espr, un souvenir o il ne trouvait
ni consolation, ni aliment, et
qui
le laissait
dans
le vide, n'ayant
1.
vocation
du site
de Fribourg,
dcrit
LIV,
51, et ,
rapprocherde
XI,
59-60.
Bulletin
Bud 15
-
7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman
10/14
226
OBERMANN
DE
SENANCOUR
d'autre
effet que d'anantir
tout espoir, faisant imaginer
comme
impossible le
retour d'un aussi dlicieux
moi (LXXXIX,
222-223). C'est ce moment, o
Obermann
se croit
jamais
exclu de l'amour, qu'il dcouvre, comme l'indiquent les
lettres
de
la deuxime
anne,
l'aspiration mtaphysique vers
un
bien
infini.
Et
cependant,
il
devait
rencontrer
une
autre
femme
qui
lui
fit ressentir
la
mme motion.
C'tait une femme
marie,
que
Senancour
frquenta
quelques temps ; mais dans le rcit
d'Obermann, dans la fiction romanesque, elle s'identifie avec
la jeune fille dj
voque :
Enfin,
crit-il, le
hasard
le plus
inattendu me la fit rencontrer
prs
de
la Sane,
dans
un jour
de tristesse
(Ibid., 224).
Il
y
avait prs
de cinq
ans,
dit-il
encore, qu'il ne l'avait revue. Elle
tait
devenue Mme Del***,
la
femme
d'un
vieux
banquier
lyonnais (en
ralit,
elle tait
la jeune pouse
de
l'acadmicien Walkenar, naturaliste et
crivain).
Elle
le fit monter dans sa
voiture,
auprs
de
sa
fillette, et
il
la laissa
l'entre
de
sa
maison
de
campagne.
Aprs
cette troublante
rencontre,
l'aurais volontiers affirm,
dit-il,
que
je ne la
reverrais
jamais.
C'tait
une chose comme
rsolue, et cependant... Son
ide,
quoique affaiblie... par
le
temps...
se trouvait
comme lie au sentiment
de mon
existence... Je
la
voyais en moi,
mais
comme le souvenir ineffaable
d'un
songe
pass (XL, 152). Il continua
donc quelques
temps
de
la voir, et c'est
alors
qu'il prouva l'amour, non pas dans
sa ralit
physique,
mais
dans
son
essence spirituelle, qui
transfigure
toutes
les impressions sensibles...
Dans
les curs
faits pour aimer, lisait-on
dans
une lettre crite de
Fonta ineb leau,
l'amour
embellit
toutes
choses,
et
rend
dlicieux
le
sentiment de
la
nature
entire
(XXI,
86).
Maintenant,
il
prcise : La grce de
la nature
est
dans
le
mouvement d'un
bras ; l'harmonie du monde est dans l'expression d'un
regard...
(LXIII, 77). Une grce
qui
entrane
tout, une
loquence douce
et
profonde...,
l'harmonie qui
fait le
lien
universel, tout cela
est
dans
l il
d'une
femme. Tout cela, et plus encore, est
dans
la
voix
illimite
de celle
qui
sent. Lorsqu'elle parle..., elle
veille l'me
de
sa lthargie,
elle
l'entrane... Lorsqu'elle
chante,
il semble
qu'elle
agite les choses... La vie naturelle
n'est
plus
la vie
ordinaire ; tout est romantique, anim, enivrant
(XL, 154). Cet enchantement ne dura pour Obermann qu'une
saison
;
lorsque
Mme
Del***
rentra de
la campagne
la
ville,
qu'elle
fut reprise par ses obligations
mondaines, il cessa peu
peu
ses visites (LXXXIX,
225).
Deux
ans plus tard,
dans sa retraite en
Suisse,
il voudra
disserter
sur l'amour,
en moraliste
dtach
de
toute passion.
Il
se croit parvenu
l'ge
mur, et insensible l'motion : Je
juge
comme autrefois,
dit-il, de
la beaut d'un site...,
mais
je
la sens moins (LV,
52).
J'ai revu les montagnes
que
j'avais
vues
il
y a
prs
de sept
annes.
Je n'y
ai point
port
ce
sentiment d'un
ge qui cherchait avidement leurs sauvages
-
7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman
11/14
OBERMANN DE SENANCOUR 227
beauts... J'ai retrouv les lieux
;
je ne
puis
ramener
le
temps
(LX, 63). Il
est remarquable
d'ailleurs
qu'
l'extase
devant les
monts, dont l'immobilit silencieuse lui
donnait le
sentiment
de l'ternit,
il prfre maintenant
la
rverie
sur un
lac,
aux
accents
d'un
chant nocturne
(LXI,
67-69 ;
LXIII, 71-72). De
la
retraite qu'il s'est
choisie,
il n'aperoit plus l'clat des
glaciers,
mais le roc nu
au-dessus
des sapins, et il entend gronder
dans
le
fond du ravin les
eaux
du
torrent (LXVII,
I16
;
LXVIII,
129). Il
aspire maintenant une vie paisible, occupe
la mditation,
au soin
de son
petit
domaine,
et
faire du bien
autour
de
lui (LXV,
107
sq.). Il veut aussi enseigner un art
de vivre,
montrer
comment l'amour, spiritualis par
la
transfiguration des
impressions
sensibles,
peut
s'affranchir des
contraintes asctiques
sans
s'avilir
dans la
sensualit, et veut
fonder
le
lien
conjugal,
non
sur
un attrait passager, assorti
d'un lien oppressif, mais sur un
prestige
de nature se
perptuer.
Il
rve
d'une
union
parfaite,
qui
n'voque pas un
esclavage sans terme,
mais
qui
repose sur
une confiance heureuse,
dans une libre, mais dlicate
intimit
(LXIII,
81).
Mais cet idal, pense-t-il, n'est pas
fait
pour lui. Dans une
lettre
qui termine la
premire dition de l'ouvrage,
voquant
les
souvenirs
que
le
lient
la sur
de
Fonsalbe,
il veut assurer
que
ce pass est bien
oubli
et qu'il ne
lui
arrivera plus d'aimer
(LXXXIX, 226)
:
Je
ne
suis plus
fait,
dit-il,
pour aimer, je
suis teint. Peut-tre serais-je bon mari
,
c'est--dire plein
d'attachement, mais
incapable
de
passion (Ibid.,
224-225). Il
ne saurait faire
le
bonheur
de
celle qu'il
a aime,
et qui, dans
la solitude
prsent, supporte
l'adversit
avec
un calme...
qui
lui va si
bien;...
et je suppose
que
le bonheur
vnt
maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps (Ibid.,
226-227).
La
lettre
se termine par une rflexion rsigne du
moraliste :
S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le
sentiment accablant de leur mobilit, cherchons
ce vrai
immuable,
seule conception
qui
soutienne
l'me
fatigue du
dlire de
nos
esprances... La justice seule est vidente tous ; ... sa lumire
ne changera
pas
(Ibid.,
227-228,
en
note).
* *
Mais l'ouvrage
a un pilogue,
une lettre date d'Imenstrom,
le 28 juin de la dixime
anne
: La sur de Fonsalbe est ici.
Elle
est
venue sans
tre attendue,
et dans
le dessein de rester
quelques jours avec
son
frre. Vous la trouveriez prsent aussi
aimable,
aussi
remarquable,
et plus
peut-tre qu'elle
ne le fut
jamais
(XC, 228).
Pour la recevoir, en ces jours o l'on doit faucher deux prs,
le
soir
aprs
l'ardeur du
jour,
et
le
lendemain
de grand matin,
un
souper
champtre a t
prpar minuit,
et des musiciens
-
7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman
12/14
228 OBERMANN DE SENANCOUR
ont t mands
de
Vevey et
de Lausanne.
Or, un
peu
avant la
fin
du
jour,
il
arriva
qu'Obermann l'aperut en haut d'un
escalier
de
plusieurs marches accdant au chalet
de
bois :
elle pronona mon
nom. C'tait
bien
sa
voix,
mais avec quelque
chose
d'imprvu,
d'inaccoutum,
de tout
fait inimitable...
Un demi-jour
fantastique,
un
voile
arien, un
brouillard
l environnait.
C'tait une
forme
indcise qui faisait presque
disparatre tout vtement
;
c'tait
un
parfum
de
beaut idale, une
illusion
voluptueuse, ayant un instant
d'inconcevable
vrit
(Ibid.,
229).
Obermann
dcouvrit
alors
toute la violence d'une
passion
qu'il croyait
teinte.
Il s'loigna vers
le
haut
de
la valle :
mais le
prestige me
suivait, et la puissance
du
pass me paraissait
invincible.
Toutes ces
ides
d'aimer et
de n'tre plus seul
m'inondaient
dans la tranquille
obscurit
d'un
lieu
dsert. Il
y eut un
moment
o j'aurais dit... : La possder et mourir
(Ibid.,
2;: 9-230).
Mais
dans
la
solitude
des
hauteurs,
voil qu'il
est
saisi
par
le sentiment de
la
faite
inexorable du
temps.
Il entend,
au-
dessous
de lui,
la musique nocturne qu'il
a
commande : Mais
ces
bruits
de
fte, le
simple
mouvement
de
l'air les dissipait
pas
intervalles, et
je
savais l'instant o
ils
cesseraient. Le
torrent, au contraire, subsistait
dans sa
force,
s'coulant,
mais
s'coulant toujours,
la
manire des
sicles...
Voix du torrent
au milieu des ombres, seule voix solennelle
sous
la paix des
cieux,
sois
seule entendue
(Ibid., 230).
Rien n'est srieux s'il
ne
peut tre
durable .
Or, dans
la
situation prsente
de
cette
femme,
que
rsulterait-il d'un
entranement
momentan
:
Ne
sais-
e pas
les promesses
qu'en
devenant veuve elle a faites sa famille? (celles sans doute
de
ne pas se remarier, afin d'lever
sa
fille). Ainsi
l'union
entire se trouve interdite : ainsi la question est
simple
et ne
doit plus m'arrter...
Je
cderais
l'ide d'un
bien imparfait,
d'une
affection sans
but,
d'un plaisir aveugle ...
Qu'y
aurait-il
de
digne
de l'homme
dans l'amusement trompeur d'un
strile
amour?...
Comptons pour peu de chose
ce
qui se dissipe
rapidement. Au milieu du
grand
jeu
du monde, cherchons
un
autre
partage ;
c'est
de
nos
fortes rsolutions
que quelque
effet
subsistera peut-tre (Ibid., 230-231).
Ainsi
le
roman
d'Obermann
aboutit
un
dnouement
pathtique ;
il trouve son issue dans
un renoncement
hroque. Cette
conclusion peut
tonner
le lecteur d'aujourd'hui
;
elle paratra
impertinente
en un temps d'rotisme
effrn,
de
pansexualisme
;
mais il est non moins remarquable
que
cette conclusion est
apporte par un crivain dont nous
avons
vu l'indpendance
d'esprit,
celle d'un
penseur affranchi des ides
reues,
des
prjugs, des
superstitions ;
sa
morale,
exempte d'asctisme,
n'en
est
pas
moins capable
d effort
rigoureux, s'levant
une
stoque
grandeur. Devant
cette inflexible rectitude, faut-il
-
7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman
13/14
OBERMANN
DE SENANCOUR 229
dire
qu'Obermann est
un
croyant qui
s'ignore?
Ce
jugement
pourra paratre
outr ; mais
on doit pour
le moins convenir
que
son sens
aigu
de
l'exigence
morale
implique
une
protestation contre les vues matrialistes
qui
excluent radicalement
l'immortalit et proclament l'absurdit du monde. Cette
protestation
transparat dans une
dclaration conscutive
la
rsolution
prise, et
qui
est mise en relief par Unamuno en tte
du chapitre final de son
livre :
Du sentiment tragique
de la vie.
Voici cette ultime profession
d'Obermann
: L'homme est
prissable. Il se peut ; mais prissons en rsistant, et si le
nant
nous est rserv, ne
faisons
pas que ce
soit
une justice
(Ibid.,
231). Cette protestation active contre
l'absurdit
allgue du
monde ne
peut
venir que d'un
tre
dont
les facults
se
rvlent,
suivant
une
expression
dj
cite,
comme
suprieures
sa
destine.
Dans
la
conscience
de
l'obligation morale,
comme dans l'ide
de
l'infini,
de l'ternit,
nous trouvons
le
tmoignage intrieur
de
notre
origine
transcendante,
la marque
de
l'absolu
dont
nous tirons
notre
pense et
notre tre. C'est
ce qu'indique
le
mot
clbre de
Kant : Il
y a deux choses
qui
remplissent
l'me d'une
admiration et
d'une
vnration
toujours nouvelles et sans cesse
croissantes
mesure
que
la
rflexion plus souvent et plus
attentivement
s'y
applique
:
le
ciel
toile
au-dessus
de moi
et la
loi morale
en
moi
.
Obermann ne connaissait probablement pas ce mot
de
Kant
; il
ne
savait
pas l'allemand
;
c'est pourquoi
il
ne
s'cartait
pas
de
la Suisse
romande
et
avait
ventuellement
recours
son
domestique,
Hantz,
quand
il lui fallait un interprte (III,
14 ;
LX,
65). Cette ignorance de
l'allemand est pour
un philosophe
une
lacune
presque aussi grave
que
celle du grec.
Dans
ces
conditions,
il est encore plus
remarquable
qu'Obermann, qui
ressentait l'extase devant la permanence des monts et les cieux
immuables,
invoque
lui aussi leur majest en confirmation
de
l'obligation
morale
:
Profondeurs de l'espace,
serait-ce
en vain
qu'il nous
est donn
de
vous apercevoir?
La
majest
de
la nuit
rpte
d'ge en ge :
malheur toute
me qui
se
complat dans la
servitude
(XC, 231).
Cette
concidence
avec Kant,
mort
en
1804,
l'anne
de
la
publication d'Obermann, claire
la
perspective mtaphysique
de
l'ouvrage.
La philosophie
critique de
Kant
a pu passer,
des
regards
sommaires,
comme
le
cong
dfinitif de
la
mtaphysique, alors qu'elle
en
veut tre, au contraire,
la restauration,
trouver
pour
les
croyances
traditionnelles, dans la rflexion
intellectuelle
et l'exprience morale,
un
fondement
plus sr
que
tous les raisonnements abstraits ; or,
la
mme
suggestion
se dgage de
la
lecture d'Obermann. A
cet
intrt philosophique'
s'ajoute l'austre beaut
de
l'ouvrage,
son style
grave comme
la
permanence des monts, ou encore clair
et
profond
comme la
transparence
des
lacs,
quand
il
n'est
pas
simple
et
uni
comme
-
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230
OBERMANN
DE SENANCOUR
la
langue des
plaines.
Ce
livre
trange et oubli,
si
admirablement mal fait disait George Sand1,
qui
en a prsent
la
troisime
dition
(1840), est de nature nous
dmontrer
le
caractre
dbilitant
d'une
culture
qui
nous
fait
courir
chaque
fin d'anne, tambour battant, des
nouveauts
phmres,
et
qui
affecte
un puril
ddain
l'gard
des
uvres
qui
dpassent leur temps.
Joseph Mo
re
au.
1. Cf. G. Michaut, Senancour. Ses amis et ses ennemis.
tudes
et
documents, Paris,
1910, p. 119.