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  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

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    Bulletin de l'AssociationGuillaume Bud

    Obermann de Senancour : De la critique rationaliste l'ouverture mtaphysiqueJoseph Moreau

    Citer ce document Cite this document :

    Moreau Joseph. Obermann de Senancour : De la critique rationaliste l'ouverture mtaphysique. In: Bulletin de

    l'Association Guillaume Bud, n2, juin 1980. pp. 218-230;

    doi : 10.3406/bude.1980.1068

    http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068

    Document gnr le 17/03/2016

    http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/author/auteur_bude_25http://dx.doi.org/10.3406/bude.1980.1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://dx.doi.org/10.3406/bude.1980.1068http://www.persee.fr/author/auteur_bude_25http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/doc/bude_0004-5527_1980_num_1_2_1068http://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/collection/budehttp://www.persee.fr/
  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

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    t?

    Obermann de Senancour

    :

    De

    la

    critique rationaliste

    l ouverture mtaphysique

    Du

    temps o les coliers pratiquaient un

    manuel

    de

    littrature

    franaise,

    ils taient

    informs

    de

    la publication,

    au lendemain

    de

    la priode

    rvolutionnaire, de

    deux ouvrages appels dans

    la suite un

    grand

    retentissement auprs

    de

    la gnration

    romantique.

    Ils

    avaient

    pour auteurs

    deux

    crivains

    peu

    prs

    du mme ge (ils arrivaient au milieu

    de

    la

    trentaine)

    et qui

    exprimaient sous le couvert du roman les souvenirs, les

    impressions,

    les rves

    de

    leurs jeunes annes. Mais ces deux crits,

    s'ils

    traduisaient une sensibilit analogue, un tat de

    mlancol ie

    et

    de dsesprance,

    taient

    bien diffrents par

    la

    forme.

    Le

    premier,

    Ren,

    publi en

    180.}

    par Chateaubriand,

    tait

    un

    rcit bref, tourment,

    pathtique,

    dont ie succs

    devait

    se

    prolonger jusqu'en notre

    sicle ; l'autre,

    Obermann,

    tait

    l uvre de Senancour, et se prsentait comme une suite de

    lettres (quatre-vingt-dix environ)

    adresses

    par un personnage

    unique,

    au

    cours

    d'une

    dizaine d'annes,

    un

    seul

    destinataire,

    dont

    nous n'avons jamais

    la

    rponse

    ces

    lettres. Celles-ci

    constituent

    un

    long

    monologue,

    qui est l'quivalent d'un

    journal intime

    , dans lequel

    s'intercalent cependant

    de

    longues

    dissertations

    sur

    la religion, la morale, les

    murs,

    qui

    font

    que

    beaucoup

    de

    ces

    lettres

    ressemblent

    (de l'avis

    de

    l'auteur)...

    des traits (L, 32) x. La

    lecture Obermann

    demande une

    attention

    patiente,

    qui

    dcourage bien

    des

    lecteurs,

    de

    sorte

    que l'ouvrage,

    qui

    n'eut pas

    lors

    de

    sa

    premire dition un

    succs clatant, auquel il

    n'atteignit qu'aprs 1830,

    est de nos

    jours peu prs oubli.

    D'autre

    part,

    les

    deux

    auteurs

    s'opposent

    par

    leurs

    intentions.

    Tous

    deux ont

    grandi dans l'ambiance philosophique du

    XVIIIe sicle,

    qui

    se dtournait du christianisme ;

    mais

    Chateaubriand est

    un

    converti, et Senancour ne l'est pas

    ;

    il

    crira

    mme des Observations sur

    le

    Gnie du Christianisme, o il

    1. Les rfrences

    entre parenthses

    renvoient

    l dition critique

    d Obermann

    publie

    par G. Michatjt

    poi

    r la

    Socit

    des Textes franais

    modernes, 2

    vol., Paris,

    Cornly,

    1912.

    Les

    chiffres

    romains dsignent

    (sauf indication contraire) la lettre, les chiffres arabes la

    page du

    volume

    o

    elle

    est incluse.

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

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    OBERMANN

    DE SENANCOUR 210,

    s'oppose

    Chateaubriand,

    son

    apologtique

    littraire

    et

    sentimentale. Le

    sentiment

    dsabus

    de l'existence, commun

    Ren

    et

    Obermann, peut

    trouver

    dans

    la

    religion

    une

    consolation ; mais

    l'immortalit qu'elle

    promet

    n'est

    pour

    le second

    qu'une esprance, un bien dont nous ne

    saurions faire

    prsentement

    l'preuve

    (XLIII, 186 ; XLIV, 188). C'est

    ce contraste

    entre une aspiration infinie,

    qui

    se dcouvre dans une

    exprience existentielle

    admirablement dcrite

    par

    Obermann, et

    l'impossibilit

    apparente d'une

    dmonstration rationnelle,

    qui

    fait le tourment de

    notre

    existence, ce qu'Unamuno appelle

    le

    sentiment tragique

    de

    la vie , et

    dont

    il trouve une

    des

    expressions les

    plus

    poignantes dans

    le

    livre

    de

    Senancour.

    C'est travers l'crivain espagnol

    que

    le souvenir d'Obermann

    s'est

    perptu

    en

    notre

    sicle;

    c'est

    par

    lui

    du

    moins

    que

    j ai

    t conduit ce livre : Parmi des

    longueurs insupportables,

    dit

    Unamuno, c'est

    un

    livre qui nous

    dcouvre des abmes.

    A

    celui

    qui

    le lit jusqu'au bout, il laisse l'impression d'un rcital

    d'orgue ; peu de lecteurs

    arrivent

    la

    fin, mais

    ceux-l

    y

    reviennent,

    et

    le

    relisent. Il contient

    des

    pages sans doute

    insurpasses dans la

    littrature franaise ; elles ont plus que de

    la

    grandeur :

    on

    y trouve de

    l'intimit, une fascinante

    profondeur.

    C'est une confession tonnante. Les chos prolongs

    de

    ce

    rcital d'orgue,

    qui

    a retenti sous

    la

    vote

    immense

    des

    Alpes, ne

    cessent de

    rsonner dans

    mon

    cur

    1.

    Pourquoi

    les

    Alpes?

    Parce qu'elles servent

    de

    dcor aux

    premires lettres

    d'Obermann,

    celles de

    la

    premire

    anne,

    et

    celles des

    dernires annes,

    partir

    de

    la huitime. Ces

    lettres,

    nous

    dit

    l'auteur

    du

    livre dans

    les Observations places

    en

    tte de

    la deuxime dition,

    prsente

    par Sainte-Beuve en

    1833, ne sont pas un roman. Il n'y a point

    de

    mouvement

    dramatique, d'vnements

    prpars

    et

    conduits,

    point

    de

    dnouement ; rien

    de

    ce qu'on appelle l'intrt

    d'un

    ouvrage, ...

    de

    ces incidents. . (qui alimentent)

    la

    curiosit (p. 11). Un tel

    jugement

    n'est

    pas

    vraiment

    exact

    ;

    on ne saurait

    dire

    qu'au cours

    de ces dix annes,

    qui

    correspondent

    peu prs

    celles de

    la

    Rvolution franaise,

    dans la

    vie

    d'Obermann,

    qui reflte non

    sans

    distorsions

    ou

    redressements celle de

    Senancour,

    il

    ne

    se

    soit

    rien

    pass. Dans

    la premire

    lettre,

    crite

    de Genve un

    ami,

    un ngociant

    lyonnais, et voquant

    des

    souvenirs d'enfance

    lis une

    maison

    de

    campagne

    du Forez, il

    annonce

    la

    dcision

    qu'il a

    prise de

    s'expatrier

    pour chapper

    aux

    pressions de son

    entourage,

    de

    ceux qui voulaient lui

    imposer un

    tat contraire

    ses gots,

    une

    vie

    d'homme

    d'affaires.

    Il

    parcourt

    alors la

    rive

    helvtique

    du

    Lman, les pays

    de

    la Suisse romande,

    avant de

    s'arrter dans le

    Valais,

    la haute

    valle

    du

    Rhne,

    o il

    compte

    prendre

    ses quartiers d'hiver. Mais au

    retour d'une

    excursion

    exaltante,

    aprs

    une journe d'automne passe

    sur les

    sommets,

    1.

    M. de Unamuno, Ensayos

    (Aguilar,

    Madrid, 1958),

    t.

    Il, p. 61.

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    4/14

    220

    OBERMANN

    DE

    SENANCOUR

    au pied de

    la Dent du

    Midi,

    en face

    du

    Mont-Blanc,

    il

    reoit

    une lettre qui

    lui

    annonce

    sa ruine

    imminente. Il rentre Paris,

    en

    vue de

    sauver les dbris

    de

    sa fortune

    ; mais,

    au

    bout de

    deux

    ans d efforts,

    il constate qu'il est ruin

    (XXXV,

    1:18-119).

    Cependant, quelques

    annes

    plus tard,

    ayant

    recueilli un

    hritage

    (LUI,

    49),

    il

    retourne

    en

    Suisse dans

    le

    dessein

    de

    s'y

    installer. Il

    trouve

    un refuge sa convenance dans la montagne

    au-dessus

    de Vevey, petite ville des bords du

    Lman

    ;

    avec

    l'aide d'un domestique et

    de

    quelques artisans ruraux, il

    se fait

    construire une maison de bois, une chartreuse, au milieu

    d'un

    petit domaine

    surplombant le

    ravin d'Imenstrom

    (LXVI,

    115).

    Mais vers la fin

    de

    cette mme anne, la

    huitime, le ngociant

    lyonnais,

    confident d'Obermann, entreprend un

    voyage

    aux

    Antilles, et

    son

    retour, au printemps suivant,

    celui de

    la

    neuvime

    anne,

    il s'installera dfinitivement Bordeaux et vendra

    mme sa maison

    de

    campagne

    du

    Forez

    (LXXIII, 144 ;

    LXXIV,

    146). A

    cet

    loignement de son

    ami

    (Bordeaux

    n'est

    pas,

    comme

    Lyon, proximit des Alpes), Obermann trouvera une

    compensation dans

    le

    retour d'un ancien compagnon, M.

    de

    Fonsalbe,

    qui

    revient

    de Saint-Domingue ruin, et de plus mari

    (LXIX, 129).

    Il

    est accueilli clans

    la

    demeure alpestre

    d'Imenstrom avec sa

    femme,

    qui

    s'en ira au bout

    de

    quelques jours

    (LXXXIII,

    186),

    laissant

    son

    mari en compagnie d'Obermann,

    dans une amiti qui

    devient chaque jour plus

    intime.

    Mais

    M. de

    Fonsalbe avait

    une sur, une mystrieuse Mmo

    Del***,

    voque

    sous

    une identit indcise au cours

    des

    premires

    lettres, puis

    rencontre quelques annes

    plus tard Lyon,

    alors

    qu'elle

    passait

    en

    voiture

    sur

    les

    quais

    de

    la Sane

    (XL,

    150). A la suite

    de

    cette rencontre, Obermann

    avait

    eu

    quelques

    temps avec elle des entretiens mouvants ; puis, par scrupule,

    11

    avctiL

    cesse

    cic

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    5/14

    OBERMANN DE SENANCOUR 221

    fugue en

    Suisse,

    pour tenter

    de

    rtablir ses affaires, il se dbat

    avec

    les hommes de loi,

    qui

    se plaisent les

    faire

    traner sans

    fin :

    Je

    ne connais

    rien, dit-il,

    qui

    fatigue

    tant

    nos jours

    que

    cette

    perptuelle

    lenteur

    de

    toutes choses

    (X,

    54-55).

    Il

    cherche

    une

    vasion

    Fontainebleau,

    et se plat errer dans la fort,

    o il retrouve des

    souvenirs

    d'enfance ; mais par contraste, il

    se sent maintenant dsabus

    :

    Je

    commence

    sentir

    que

    j'avance dans la

    vie (il peut avoir vingt-trois ans). Ces

    impressions dlicieuses, ces motions subites

    qui

    m'agitaient

    autrefois

    et m'entranaient si loin d'un

    monde de tristesse,

    je ne les

    retrouve plus qu'altres

    et

    affaiblies... J'tais bien diffrent

    dans ces temps o il

    tait

    possible

    que

    j'aimasse (XXI,

    80).

    Et d'voquer un rve d'adolescent, l'espoir

    d'un amour

    heureux.

    Ce

    qu'il

    ressent

    maintenant, c'est

    un

    sentiment

    bien diffrent,

    une

    anxit

    mtaphysique

    :

    Il

    y

    a

    dans

    moi

    une

    inquitude

    qui ne me quittera

    pas;

    ... ce

    n'est

    pas

    le besoin

    d'aimer. Il

    y

    a une distance bien

    grande

    du vide

    de

    mon cur l'amour

    qu'il

    a tant dsir ; mais

    il

    y a l infini entre

    ce que

    je suis et

    ce

    que

    j ai besoin d'tre.

    L'amour est immense, il n'est pas infini...

    Il me

    faut des illusions

    sans

    bornes...

    Que m'importe ce qui

    peut finir?... Je n'aime

    point ce qui

    se prpare, s'approche,

    arrive, et n'est plus.

    Je

    veux un bien,

    un

    rve, une esprance

    enfin

    qui

    soit toujours devant moi,

    au-del

    de moi,

    plus

    grande

    que

    mon attente elle-mme, plus grande

    que

    tout ce

    qui

    passe

    (XVIII,

    74-75). Devant l'immensit de l'Univers

    et

    les

    rvolutions

    immuables du

    ciel,

    en

    prsence de l'ordre

    ternel

    du

    monde,

    il

    est

    accabl

    par le

    sentiment

    de son existence

    phmre

    assujettie

    aux changements perptuels de

    la nature

    :

    On ne saurait comprendre,

    dit-il,

    la nature (c'est--dire les

    aspects

    changeants du monde)

    la

    vue de

    ces

    astres

    immenses

    dans le ciel toujours le mme. Il

    y

    a l une permanence

    qui

    nous confond : c'est pour l'homme une

    effrayante

    ternit.

    Tout passe

    ;

    l'homme passe, et les mondes ne

    passent

    pas

    La pense est

    dans

    un abme entre les vicissitudes de

    la

    terre

    et

    les cieux immuables (XVI, J?.-J3).

    Cependant, dirait

    le

    philosophe, en dehors

    de

    la pense, ni

    les

    cieux

    ni

    la

    terre

    n'existent

    ;

    il

    n'y

    a

    de phnomnes

    qu'au

    regard

    d'un sujet.

    L'infinit des

    mondes, leur

    ternit

    mme,

    n'est qu'une ide en nous, mais une ide dont l'objet nous

    dpasse, et

    nous

    rvle

    la transcendance d'un

    absolu,

    d'o

    notre existence tire son origine et

    notre

    pense

    son

    sens. Ces

    considrations

    de

    la

    philosophie idahste

    ne sont

    pas

    trangres

    la

    pense d'Obermann,

    quand

    il reconnat dans notre

    aspiration infinie un tmoignage intrieur de

    la

    supriorit de

    nos

    facults sur notre

    destine

    (XIII, 66). C'est

    la

    mme

    rflexion

    qui

    lui fait dire, quand

    il

    considre

    l infini, l'ternel,

    au-del

    de

    notre existence limite, phmre

    :

    Je

    trouve avec

    tonnement

    mon

    ide

    plus

    vaste que

    mon

    tre

    (XVIII,

    75).

    Cette prsence en nous, sous forme d'ide,

    d'un infini qui

    nous

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    6/14

    222 OBERMANN DE SENANCOUR

    dpasse

    est

    le

    thme principal

    de la

    philosophie

    idaliste, de

    Platon Descartes,

    en passant

    par saint Augustin, et

    en

    continuant jusqu' Kant.

    Cependant,

    les

    mditations

    d'Obermann

    ne se tiennent pas

    toujours cette

    altitude

    mtaphysique ;

    mais

    il

    nous

    fait

    comprendre

    admirablement

    pourquoi

    la

    conscience

    de

    notre

    ternit, de notre origine transcendante, ordinairement nous

    chappe. Nous ne l'apercevons

    que

    dans une sorte d'extase,

    comme celle qu'il a prouve sur les cimes alpestres, avant

    son

    retour Paris

    :

    Jamais,

    dit-il, le

    silence

    n'a

    t connu dans les

    valles tumultueuses ; ce n'est

    que

    sur

    les cimes

    froides

    que

    rgne cette immobilit, cette

    solennelle

    permanence

    que

    nulle

    langue

    n'exprimera,

    que l'imagination n'atteindra pas.

    Sans

    les souvenirs apports des plaines, l'homme ne pourrait croire

    qu'il

    soit

    hors

    de

    lui quelque

    mouvement

    dans la nature

    ; le

    cours mme des

    astres lui

    serait inexplicable ; et

    jusqu'aux

    variations

    des

    vapeurs, tout

    lui

    semblerait

    subsister

    dans

    le

    changement

    mme

    (VII, 47).

    D'ordinaire, nous

    n'avons

    conscience de notre existence qu'

    travers les

    changements

    que nous percevons autour

    de

    nous,

    qui

    se succdent dans le

    temps ; mais devant

    l'immobilit

    des monts,

    nous

    avons

    la

    certitude

    de notre

    existence sans

    avoir jamais le

    sentiment

    de

    la

    succession des choses (Ibid.) ; nous sentons en nous une

    existence affranchie

    du

    temps.

    Mais cette exprience de

    l'extase,

    nous n'en gardons qu'un

    souvenir confus, parce

    que

    nous sommes

    incapables

    de

    l exprimer dans le langage,

    de

    nous la remmorer par des mots.

    Tous

    les

    mystiques

    sont

    unanimes

    sur

    ce

    point,

    et

    Obermann

    s'accorde

    avec

    eux :

    Je

    ne

    saurais, dit-il,

    vous donner une

    ide

    juste

    de

    ce

    monde

    nouveau,

    ni vous exprimer la

    permanence

    des

    monts dans une langue

    des

    plaines (VII, 45). Or,

    quand

    des confidences d'Obermann, de ses rveries potiques,

    de ses mditations

    mtaphysiques,

    on passe ses dissertations

    sur la

    religion

    et les murs,

    sur

    l'amour et

    le

    mariage, pour

    n'en retenir

    que

    les thmes principaux, on a l'impression de

    revenir

    la langue des plaines, la philosophie raisonneuse du

    xvnie

    sicle.

    Quand il dclare, par exemple,

    que

    l'immortalit

    n'est

    qu'une

    esprance invrifiable,

    une

    croyance impossible

    dmontrer,

    n'oublie-t-il

    pas

    le

    rle

    de

    cette

    rflexion

    sur

    l'existence, qui dcouvre l'tre pensant,

    travers

    l'ide

    d infini, une exigence absolue, une

    certitude

    primordiale

    laquelle est

    suspendu l'exercice mme du raisonnement? Plus

    gnralement, dans les

    critiques

    qu'il adresse

    la religion,

    celle-ci est considre

    seulement

    sous l'aspect

    d'une

    institution

    sociale,

    et ce

    qu'il

    lui reproche

    principalement,

    c'est

    de faire

    dpendre

    la

    morale de croyances incertaines,

    d'en

    laisser

    chapper le vritable fondement, et de

    corrompre

    le motif

    de

    la vertu, en

    le

    rduisant l'attente

    des rcompenses clestes

    et

    la

    crainte des chtiments

    ternels. Il

    l'accuse mme de

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    7/14

    OBERMANN DE SENANCOUR 223

    conduire l'intolrance ; en faisant valoir

    que

    l'homme de

    bien ne peut que dsirer l'immortalit , elle en vient

    suggrer

    que le mchant

    seul

    n'y croit pas

    ;

    d'o cette conclusion

    que

    la

    vritable

    raison

    pour

    laquelle

    un

    homme

    est

    athe,

    c'est

    qu'il est mchant (XLIV, 189, 194). Des thologiens,

    des moralistes, des

    politiques,

    ont

    inclin vers

    cette manire

    de

    voir, que l'glise

    rpudie officiellement

    aujourd'hui

    ; elle

    professe qu'une intention droite, une conduite gnreuse, peut

    se rencontrer chez

    un incroyant ; mais

    faut-il pour

    autant

    rejeter

    le point de vue

    d'o Dieu

    est

    regard

    comme le

    principe

    de

    la morale? Si Dieu n'existe pas ,

    dit

    un personnage

    de

    Dostoevski, dont le mot a fait

    grand bruit,

    tout est permis 1.

    Une telle formule

    peut cautionner l'intolrance, servir

    condamner l'athisme, dnonc comme fauteur

    de

    crime ; au

    regard de

    l'existentialisme

    athe,

    au

    contraire, elle

    apparaissait

    comme une exaltation

    de

    la libert humaine, comme

    un gage de libration. Ce double usage

    d'une

    mme formule

    dnote une ambigut que la rflexion philosophique doit

    dissiper :

    Dieu, il faut en convenir est

    le

    principe

    de

    la

    morale ;

    mais, au regard de

    la philosophie

    critique, cette conviction se

    traduit dans une formule

    inverse de

    la prcdente. Il est

    absolument certain, dirons-nous,

    que

    tout n'est pas permis ; la

    conscience

    morale

    en

    porte le

    tmoignage

    irrcusable ;

    or,

    cette

    certitude

    mme atteste l'existence

    de

    Dieu, d'une

    source

    transcendante

    de

    l'obligation, d'un

    principe

    absolu qui nous

    commande.

    Ainsi

    se

    dcouvre

    le

    sens

    profond

    de

    la

    position

    dogmatique, qui

    peut tre maintenue sans

    intolrance

    : si un

    athe montre dans sa

    conduite

    une rectitude parfaite,

    l'homme

    pieux n'est pas pour cela troubl

    dans sa

    foi ; il voit

    dans cet

    athe

    un croyant

    qui

    s'ignore.

    Un autre grief

    d'Obermann

    l'endroit

    de la morale

    religieuse,

    c'est

    qu'elle

    professe

    un

    injuste mpris

    des sens,

    qui rend

    l'amour

    morose

    et l'union conjugale accablante. voquant

    un couple

    de dvots, il exhale

    sur eux

    cette plainte amre : Tranquilles,

    aimants,

    sages,

    vertueux,

    religieux,

    tous deux

    la

    bont mme,

    vous

    avez

    vcu

    plus

    mal ensemble que

    ces insenss

    que

    leurs

    passions

    entranent,

    qu'aucun

    principe

    ne

    retient,

    et

    qui

    ne

    sauraient

    imaginer

    quoi

    peut

    servir la bont du cur. Vous

    vous

    tes maris pour

    vous aider

    mutuellement,

    disiez-vous,

    pour

    adoucir

    vos

    peines en les partageant, pour faire

    votre

    salut ; et le mme

    soir,

    le

    premier

    soir,

    mcontents l'un de l'autre

    et

    de

    votre

    destine,

    vous n'etes plus d'autre vertu, ni d'autre

    consolation attendre, que la patience

    de

    vous supporter

    jusqu'au tombeau

    (XLV, 203).

    Un

    tableau

    aussi noir, un accent aussi amer, laissent deviner

    un ressentiment

    personnel.

    Ces deux poux, dont

    Obermann

    1.

    Cf.

    Ren

    Schaerer,

    Si Dieu

    n existe

    pas...

    .

    Rflexior.s

    sur

    Kant

    et

    Dostoevski, Revue de Thologie et de Philosophie, 1967, p. 193-210.

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    8/14

    224

    OBERMANN

    DE

    SENANCOUR

    parle d'ailleurs avec tendresse,

    sont

    l'image

    des propres parents

    de

    Senancour,

    qui

    voulaient imposer leur

    fils

    d'entrer

    dix-

    huit

    ans au sminaire ; et pour

    chapper leur

    obstination,

    celle

    du moins

    de son

    pre, il s'tait enfui en Suisse. Mais ce

    motif est soigneusement dissimul

    dans

    la premire lettre

    d'Obermann,

    ainsi

    que

    l'pisode

    suivant

    :

    accueilli

    Fribourg

    dans une famille patricienne

    qui

    disposait

    de

    deux rsidences,

    l'une

    la

    ville, l'autre

    la

    campagne, et

    qui

    recevait,

    semble-

    t-il,

    des htes payants, le jeune

    Senancour avait

    t fascin

    par une des filles

    de la

    maison,

    qui

    tait

    dj

    fiance ; ses

    assiduits, timides

    autant que maladroites, ayant cart d'elle

    le prtendant, il s'tait cru oblig de l'pouser ; conclu

    inconsidrment et suivi de

    revers

    de fortune,

    ce

    mariage fut

    une

    dception

    et un dsastre1. Dans

    le

    roman d'Obermann, cette

    aventure matrimoniale est exclue de

    sa

    biographie et transfre

    un

    autre

    personnage,

    M.

    de

    Fonsalbe. Celui-ci revient des

    Antilles

    ruin,

    et

    de

    plus

    mari

    ;

    c'est

    la

    situation

    de

    Senancour

    Paris

    son retour

    de

    Suisse. Fonsalbe, se trouvant

    Saint-Domingue,

    avait

    promis un

    vieux

    parent

    sur

    le point

    de

    mourir d'pouser sa fille,

    ayant reu de

    lui la

    rvlation de

    son

    attachement

    secret

    ;

    et il n'aurait pu se drober

    cette

    promesse aprs

    que la jeune

    fille eut t dpouille

    odieusement de son

    hritage par

    son

    propre frre. Dans ce

    cas

    encore,

    la loyaut n'a pas t paye, et le mariage

    de

    Fonsalbe devait

    tourner

    la dsunion

    ; mais tout homme de

    devoir,

    estime

    Obermann,

    aurait agi

    comme lui (LXXXVII, 208-210).

    * *

    Ces rfrences la vie de

    Senancour indiquent qu'il faut

    distinguer

    entre l'crivain

    et

    son

    personnage.

    La

    vie

    d'Obermann est compose d'vnements

    emprunts

    la vie

    de

    Senancour

    ; mais ils

    sont dmarqus par

    le

    silence gard

    sur

    certaines

    circonstances,

    ou transposs

    dans d'autres

    situations

    et

    rapports d'autres personnages. La vie

    d'Obermann

    n'est pas

    l'existence vcue

    par

    Senancour,

    mais celle qu'il

    a

    rve

    ;

    et

    ce

    contraste

    se reflte l'intrieur mme

    de

    l'ouvrage, dont

    le

    personnage principal veut tre aussi un crivain.

    Dans

    les

    lettres

    d'Obermann,

    il

    faut

    faire

    la

    part de

    ce

    qui

    revient

    l'crivain

    Senancour, et dont l'quivalent

    peut

    se retrouver

    dans d'autres

    crits plus ou moins

    oublis, et la

    part

    qui fait

    l'originalit du

    personnage,

    qui

    traduit l effort

    d'Obermann

    pour s'lever au-dessus de

    l'exprience

    vcue de Senancour,

    de son

    ressentiment,

    de ses partis pris, de ses

    rancunes. La

    dception

    conjugale

    de Senancour, ainsi

    que

    le souvenir de son

    1. Cf. J. Monglond, Jeunesses,

    Paris,

    1933, P- 2X7-285 : Le mariage

    de

    Senancour.

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    9/14

    OBERMANN DE SENANCOUR 225

    ducation oppressive,

    expliquent

    la vhmence

    de ses

    attaques

    contre

    la religion,

    son

    anticlricalisme, et

    sa duret

    l'gard

    de

    l'institution matrimoniale : Si

    quelques

    hommes, crit-il,

    dans

    une

    dissertation

    d'Obermann,

    ont

    t

    un flau

    pour

    l'homme, ce sont bien les lgislateurs profonds qui ont rendu le

    mariage indissoluble, afin

    que

    l'on ft

    forc

    de

    s'aimer

    (XLV,

    205).

    Ce jugement froce se relie un

    tableau

    sans

    indulgence

    des murs familiales.

    Dans les

    villages de

    la

    Suisse, on

    voit des mnages o

    la

    femme est entirement occupe au

    soin des enfants, la cuisine, ou

    l'glise (LVIII,

    55-57) ;

    dans les milieux

    parisiens,

    au contraire,

    les femmes sont

    voues

    l'oisivet, ngliges par leur mari, tout entier ses affaires,

    et sont d'autant

    plus

    facilement la proie d'un

    sducteur

    que

    leur ducation,

    qui

    visait seulement les prserver d'une

    chute

    prcoce, leur

    a

    laiss

    croire

    qu'une

    fois

    livres

    leur

    mari,

    elles

    n'avaient plus rien perdre (L,

    28

    sq.). De l rsulte,

    aux yeux d'Obermann,

    la

    dgradation de l'amour,

    l avilissement

    du plaisir, qu'il refuse

    de

    proscrire, mais qu'il

    veut

    spiri-

    tualiser ; il

    plaint

    l'amant

    qui

    n'attend rien au-del

    de

    la

    satisfaction sensuelle,

    celui de

    qui la volupt

    n'a

    plus

    rien de

    surnaturel

    (L, 36).

    Cette

    dernire rflexion dnote une

    aspiration

    idale qui

    contraste

    avec

    le

    mpris

    des

    institutions et la description

    impitoyable des murs. A

    la

    faillite matrimoniale de

    Senancour,

    aux rigueurs

    de

    l'ducation jansniste,

    Obermann

    ragit

    autrement

    qu

    travers

    le

    philosophisme

    du

    xvme

    sicle

    ;

    ses

    confidences

    tmoignent,

    au contraire,

    d'une

    inquitude

    mtaphysique,

    accorde

    avec la sensibilit romantique. Du premier

    amour,

    qui l'a

    du, il retient seulement le souvenir d'un

    espoir

    blouissant

    :

    De

    tous

    les

    moments

    rapides et incertains o

    j ai cru

    dans

    ma simplicit qu'on tait sur

    la terre

    pour

    y

    vivre,

    aucun ne s'est embelli d'une erreur

    aussi

    durable, aucun

    ne m'a laiss

    de

    si profonds

    souvenirs

    que

    ces

    vingt

    jours d'oubli

    et

    d'esprance, o,

    vers l'quinoxe

    de mars, devant les rochers,

    prs

    du torrent1,

    entre la

    jacinthe heureuse

    et la simple

    violette,

    j'allai

    m'imaginer qu'il me serait donn

    d'aimer... Je

    touchai,

    soupire-t-il,

    ce

    que

    je

    ne

    devais jamais

    saisir

    (xxxvii, 135-136).

    Dans

    le roman

    d'Obermann

    est

    abolie

    toute

    trace d'un

    mariage

    dcevant

    ;

    seul reste

    le souvenir de

    furtives fianailles,

    comme si

    la jeune

    fille et disparu, ou pous l'autre

    prtendant.

    Isol

    de

    la suite, ce moment

    dlicieux

    ne

    fut

    qu'une

    esprance et n'a laiss qu'un

    souvenir

    : un

    souvenir

    o le

    jeune

    homme

    ne

    trouvait

    pas

    vraiment

    une remmoration

    de l'amour,

    qui avait

    t seulement espr, un souvenir o il ne trouvait

    ni consolation, ni aliment, et

    qui

    le laissait

    dans

    le vide, n'ayant

    1.

    vocation

    du site

    de Fribourg,

    dcrit

    LIV,

    51, et ,

    rapprocherde

    XI,

    59-60.

    Bulletin

    Bud 15

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    10/14

    226

    OBERMANN

    DE

    SENANCOUR

    d'autre

    effet que d'anantir

    tout espoir, faisant imaginer

    comme

    impossible le

    retour d'un aussi dlicieux

    moi (LXXXIX,

    222-223). C'est ce moment, o

    Obermann

    se croit

    jamais

    exclu de l'amour, qu'il dcouvre, comme l'indiquent les

    lettres

    de

    la deuxime

    anne,

    l'aspiration mtaphysique vers

    un

    bien

    infini.

    Et

    cependant,

    il

    devait

    rencontrer

    une

    autre

    femme

    qui

    lui

    fit ressentir

    la

    mme motion.

    C'tait une femme

    marie,

    que

    Senancour

    frquenta

    quelques temps ; mais dans le rcit

    d'Obermann, dans la fiction romanesque, elle s'identifie avec

    la jeune fille dj

    voque :

    Enfin,

    crit-il, le

    hasard

    le plus

    inattendu me la fit rencontrer

    prs

    de

    la Sane,

    dans

    un jour

    de tristesse

    (Ibid., 224).

    Il

    y

    avait prs

    de cinq

    ans,

    dit-il

    encore, qu'il ne l'avait revue. Elle

    tait

    devenue Mme Del***,

    la

    femme

    d'un

    vieux

    banquier

    lyonnais (en

    ralit,

    elle tait

    la jeune pouse

    de

    l'acadmicien Walkenar, naturaliste et

    crivain).

    Elle

    le fit monter dans sa

    voiture,

    auprs

    de

    sa

    fillette, et

    il

    la laissa

    l'entre

    de

    sa

    maison

    de

    campagne.

    Aprs

    cette troublante

    rencontre,

    l'aurais volontiers affirm,

    dit-il,

    que

    je ne la

    reverrais

    jamais.

    C'tait

    une chose comme

    rsolue, et cependant... Son

    ide,

    quoique affaiblie... par

    le

    temps...

    se trouvait

    comme lie au sentiment

    de mon

    existence... Je

    la

    voyais en moi,

    mais

    comme le souvenir ineffaable

    d'un

    songe

    pass (XL, 152). Il continua

    donc quelques

    temps

    de

    la voir, et c'est

    alors

    qu'il prouva l'amour, non pas dans

    sa ralit

    physique,

    mais

    dans

    son

    essence spirituelle, qui

    transfigure

    toutes

    les impressions sensibles...

    Dans

    les curs

    faits pour aimer, lisait-on

    dans

    une lettre crite de

    Fonta ineb leau,

    l'amour

    embellit

    toutes

    choses,

    et

    rend

    dlicieux

    le

    sentiment de

    la

    nature

    entire

    (XXI,

    86).

    Maintenant,

    il

    prcise : La grce de

    la nature

    est

    dans

    le

    mouvement d'un

    bras ; l'harmonie du monde est dans l'expression d'un

    regard...

    (LXIII, 77). Une grce

    qui

    entrane

    tout, une

    loquence douce

    et

    profonde...,

    l'harmonie qui

    fait le

    lien

    universel, tout cela

    est

    dans

    l il

    d'une

    femme. Tout cela, et plus encore, est

    dans

    la

    voix

    illimite

    de celle

    qui

    sent. Lorsqu'elle parle..., elle

    veille l'me

    de

    sa lthargie,

    elle

    l'entrane... Lorsqu'elle

    chante,

    il semble

    qu'elle

    agite les choses... La vie naturelle

    n'est

    plus

    la vie

    ordinaire ; tout est romantique, anim, enivrant

    (XL, 154). Cet enchantement ne dura pour Obermann qu'une

    saison

    ;

    lorsque

    Mme

    Del***

    rentra de

    la campagne

    la

    ville,

    qu'elle

    fut reprise par ses obligations

    mondaines, il cessa peu

    peu

    ses visites (LXXXIX,

    225).

    Deux

    ans plus tard,

    dans sa retraite en

    Suisse,

    il voudra

    disserter

    sur l'amour,

    en moraliste

    dtach

    de

    toute passion.

    Il

    se croit parvenu

    l'ge

    mur, et insensible l'motion : Je

    juge

    comme autrefois,

    dit-il, de

    la beaut d'un site...,

    mais

    je

    la sens moins (LV,

    52).

    J'ai revu les montagnes

    que

    j'avais

    vues

    il

    y a

    prs

    de sept

    annes.

    Je n'y

    ai point

    port

    ce

    sentiment d'un

    ge qui cherchait avidement leurs sauvages

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    11/14

    OBERMANN DE SENANCOUR 227

    beauts... J'ai retrouv les lieux

    ;

    je ne

    puis

    ramener

    le

    temps

    (LX, 63). Il

    est remarquable

    d'ailleurs

    qu'

    l'extase

    devant les

    monts, dont l'immobilit silencieuse lui

    donnait le

    sentiment

    de l'ternit,

    il prfre maintenant

    la

    rverie

    sur un

    lac,

    aux

    accents

    d'un

    chant nocturne

    (LXI,

    67-69 ;

    LXIII, 71-72). De

    la

    retraite qu'il s'est

    choisie,

    il n'aperoit plus l'clat des

    glaciers,

    mais le roc nu

    au-dessus

    des sapins, et il entend gronder

    dans

    le

    fond du ravin les

    eaux

    du

    torrent (LXVII,

    I16

    ;

    LXVIII,

    129). Il

    aspire maintenant une vie paisible, occupe

    la mditation,

    au soin

    de son

    petit

    domaine,

    et

    faire du bien

    autour

    de

    lui (LXV,

    107

    sq.). Il veut aussi enseigner un art

    de vivre,

    montrer

    comment l'amour, spiritualis par

    la

    transfiguration des

    impressions

    sensibles,

    peut

    s'affranchir des

    contraintes asctiques

    sans

    s'avilir

    dans la

    sensualit, et veut

    fonder

    le

    lien

    conjugal,

    non

    sur

    un attrait passager, assorti

    d'un lien oppressif, mais sur un

    prestige

    de nature se

    perptuer.

    Il

    rve

    d'une

    union

    parfaite,

    qui

    n'voque pas un

    esclavage sans terme,

    mais

    qui

    repose sur

    une confiance heureuse,

    dans une libre, mais dlicate

    intimit

    (LXIII,

    81).

    Mais cet idal, pense-t-il, n'est pas

    fait

    pour lui. Dans une

    lettre

    qui termine la

    premire dition de l'ouvrage,

    voquant

    les

    souvenirs

    que

    le

    lient

    la sur

    de

    Fonsalbe,

    il veut assurer

    que

    ce pass est bien

    oubli

    et qu'il ne

    lui

    arrivera plus d'aimer

    (LXXXIX, 226)

    :

    Je

    ne

    suis plus

    fait,

    dit-il,

    pour aimer, je

    suis teint. Peut-tre serais-je bon mari

    ,

    c'est--dire plein

    d'attachement, mais

    incapable

    de

    passion (Ibid.,

    224-225). Il

    ne saurait faire

    le

    bonheur

    de

    celle qu'il

    a aime,

    et qui, dans

    la solitude

    prsent, supporte

    l'adversit

    avec

    un calme...

    qui

    lui va si

    bien;...

    et je suppose

    que

    le bonheur

    vnt

    maintenant, qu'en ferait-elle? il n'est plus temps (Ibid.,

    226-227).

    La

    lettre

    se termine par une rflexion rsigne du

    moraliste :

    S'il ne peut rester de nos sentiments fugitifs que le

    sentiment accablant de leur mobilit, cherchons

    ce vrai

    immuable,

    seule conception

    qui

    soutienne

    l'me

    fatigue du

    dlire de

    nos

    esprances... La justice seule est vidente tous ; ... sa lumire

    ne changera

    pas

    (Ibid.,

    227-228,

    en

    note).

    * *

    Mais l'ouvrage

    a un pilogue,

    une lettre date d'Imenstrom,

    le 28 juin de la dixime

    anne

    : La sur de Fonsalbe est ici.

    Elle

    est

    venue sans

    tre attendue,

    et dans

    le dessein de rester

    quelques jours avec

    son

    frre. Vous la trouveriez prsent aussi

    aimable,

    aussi

    remarquable,

    et plus

    peut-tre qu'elle

    ne le fut

    jamais

    (XC, 228).

    Pour la recevoir, en ces jours o l'on doit faucher deux prs,

    le

    soir

    aprs

    l'ardeur du

    jour,

    et

    le

    lendemain

    de grand matin,

    un

    souper

    champtre a t

    prpar minuit,

    et des musiciens

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    12/14

    228 OBERMANN DE SENANCOUR

    ont t mands

    de

    Vevey et

    de Lausanne.

    Or, un

    peu

    avant la

    fin

    du

    jour,

    il

    arriva

    qu'Obermann l'aperut en haut d'un

    escalier

    de

    plusieurs marches accdant au chalet

    de

    bois :

    elle pronona mon

    nom. C'tait

    bien

    sa

    voix,

    mais avec quelque

    chose

    d'imprvu,

    d'inaccoutum,

    de tout

    fait inimitable...

    Un demi-jour

    fantastique,

    un

    voile

    arien, un

    brouillard

    l environnait.

    C'tait une

    forme

    indcise qui faisait presque

    disparatre tout vtement

    ;

    c'tait

    un

    parfum

    de

    beaut idale, une

    illusion

    voluptueuse, ayant un instant

    d'inconcevable

    vrit

    (Ibid.,

    229).

    Obermann

    dcouvrit

    alors

    toute la violence d'une

    passion

    qu'il croyait

    teinte.

    Il s'loigna vers

    le

    haut

    de

    la valle :

    mais le

    prestige me

    suivait, et la puissance

    du

    pass me paraissait

    invincible.

    Toutes ces

    ides

    d'aimer et

    de n'tre plus seul

    m'inondaient

    dans la tranquille

    obscurit

    d'un

    lieu

    dsert. Il

    y eut un

    moment

    o j'aurais dit... : La possder et mourir

    (Ibid.,

    2;: 9-230).

    Mais

    dans

    la

    solitude

    des

    hauteurs,

    voil qu'il

    est

    saisi

    par

    le sentiment de

    la

    faite

    inexorable du

    temps.

    Il entend,

    au-

    dessous

    de lui,

    la musique nocturne qu'il

    a

    commande : Mais

    ces

    bruits

    de

    fte, le

    simple

    mouvement

    de

    l'air les dissipait

    pas

    intervalles, et

    je

    savais l'instant o

    ils

    cesseraient. Le

    torrent, au contraire, subsistait

    dans sa

    force,

    s'coulant,

    mais

    s'coulant toujours,

    la

    manire des

    sicles...

    Voix du torrent

    au milieu des ombres, seule voix solennelle

    sous

    la paix des

    cieux,

    sois

    seule entendue

    (Ibid., 230).

    Rien n'est srieux s'il

    ne

    peut tre

    durable .

    Or, dans

    la

    situation prsente

    de

    cette

    femme,

    que

    rsulterait-il d'un

    entranement

    momentan

    :

    Ne

    sais-

    e pas

    les promesses

    qu'en

    devenant veuve elle a faites sa famille? (celles sans doute

    de

    ne pas se remarier, afin d'lever

    sa

    fille). Ainsi

    l'union

    entire se trouve interdite : ainsi la question est

    simple

    et ne

    doit plus m'arrter...

    Je

    cderais

    l'ide d'un

    bien imparfait,

    d'une

    affection sans

    but,

    d'un plaisir aveugle ...

    Qu'y

    aurait-il

    de

    digne

    de l'homme

    dans l'amusement trompeur d'un

    strile

    amour?...

    Comptons pour peu de chose

    ce

    qui se dissipe

    rapidement. Au milieu du

    grand

    jeu

    du monde, cherchons

    un

    autre

    partage ;

    c'est

    de

    nos

    fortes rsolutions

    que quelque

    effet

    subsistera peut-tre (Ibid., 230-231).

    Ainsi

    le

    roman

    d'Obermann

    aboutit

    un

    dnouement

    pathtique ;

    il trouve son issue dans

    un renoncement

    hroque. Cette

    conclusion peut

    tonner

    le lecteur d'aujourd'hui

    ;

    elle paratra

    impertinente

    en un temps d'rotisme

    effrn,

    de

    pansexualisme

    ;

    mais il est non moins remarquable

    que

    cette conclusion est

    apporte par un crivain dont nous

    avons

    vu l'indpendance

    d'esprit,

    celle d'un

    penseur affranchi des ides

    reues,

    des

    prjugs, des

    superstitions ;

    sa

    morale,

    exempte d'asctisme,

    n'en

    est

    pas

    moins capable

    d effort

    rigoureux, s'levant

    une

    stoque

    grandeur. Devant

    cette inflexible rectitude, faut-il

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    13/14

    OBERMANN

    DE SENANCOUR 229

    dire

    qu'Obermann est

    un

    croyant qui

    s'ignore?

    Ce

    jugement

    pourra paratre

    outr ; mais

    on doit pour

    le moins convenir

    que

    son sens

    aigu

    de

    l'exigence

    morale

    implique

    une

    protestation contre les vues matrialistes

    qui

    excluent radicalement

    l'immortalit et proclament l'absurdit du monde. Cette

    protestation

    transparat dans une

    dclaration conscutive

    la

    rsolution

    prise, et

    qui

    est mise en relief par Unamuno en tte

    du chapitre final de son

    livre :

    Du sentiment tragique

    de la vie.

    Voici cette ultime profession

    d'Obermann

    : L'homme est

    prissable. Il se peut ; mais prissons en rsistant, et si le

    nant

    nous est rserv, ne

    faisons

    pas que ce

    soit

    une justice

    (Ibid.,

    231). Cette protestation active contre

    l'absurdit

    allgue du

    monde ne

    peut

    venir que d'un

    tre

    dont

    les facults

    se

    rvlent,

    suivant

    une

    expression

    dj

    cite,

    comme

    suprieures

    sa

    destine.

    Dans

    la

    conscience

    de

    l'obligation morale,

    comme dans l'ide

    de

    l'infini,

    de l'ternit,

    nous trouvons

    le

    tmoignage intrieur

    de

    notre

    origine

    transcendante,

    la marque

    de

    l'absolu

    dont

    nous tirons

    notre

    pense et

    notre tre. C'est

    ce qu'indique

    le

    mot

    clbre de

    Kant : Il

    y a deux choses

    qui

    remplissent

    l'me d'une

    admiration et

    d'une

    vnration

    toujours nouvelles et sans cesse

    croissantes

    mesure

    que

    la

    rflexion plus souvent et plus

    attentivement

    s'y

    applique

    :

    le

    ciel

    toile

    au-dessus

    de moi

    et la

    loi morale

    en

    moi

    .

    Obermann ne connaissait probablement pas ce mot

    de

    Kant

    ; il

    ne

    savait

    pas l'allemand

    ;

    c'est pourquoi

    il

    ne

    s'cartait

    pas

    de

    la Suisse

    romande

    et

    avait

    ventuellement

    recours

    son

    domestique,

    Hantz,

    quand

    il lui fallait un interprte (III,

    14 ;

    LX,

    65). Cette ignorance de

    l'allemand est pour

    un philosophe

    une

    lacune

    presque aussi grave

    que

    celle du grec.

    Dans

    ces

    conditions,

    il est encore plus

    remarquable

    qu'Obermann, qui

    ressentait l'extase devant la permanence des monts et les cieux

    immuables,

    invoque

    lui aussi leur majest en confirmation

    de

    l'obligation

    morale

    :

    Profondeurs de l'espace,

    serait-ce

    en vain

    qu'il nous

    est donn

    de

    vous apercevoir?

    La

    majest

    de

    la nuit

    rpte

    d'ge en ge :

    malheur toute

    me qui

    se

    complat dans la

    servitude

    (XC, 231).

    Cette

    concidence

    avec Kant,

    mort

    en

    1804,

    l'anne

    de

    la

    publication d'Obermann, claire

    la

    perspective mtaphysique

    de

    l'ouvrage.

    La philosophie

    critique de

    Kant

    a pu passer,

    des

    regards

    sommaires,

    comme

    le

    cong

    dfinitif de

    la

    mtaphysique, alors qu'elle

    en

    veut tre, au contraire,

    la restauration,

    trouver

    pour

    les

    croyances

    traditionnelles, dans la rflexion

    intellectuelle

    et l'exprience morale,

    un

    fondement

    plus sr

    que

    tous les raisonnements abstraits ; or,

    la

    mme

    suggestion

    se dgage de

    la

    lecture d'Obermann. A

    cet

    intrt philosophique'

    s'ajoute l'austre beaut

    de

    l'ouvrage,

    son style

    grave comme

    la

    permanence des monts, ou encore clair

    et

    profond

    comme la

    transparence

    des

    lacs,

    quand

    il

    n'est

    pas

    simple

    et

    uni

    comme

  • 7/26/2019 Joseph Moreau - Oberman

    14/14

    230

    OBERMANN

    DE SENANCOUR

    la

    langue des

    plaines.

    Ce

    livre

    trange et oubli,

    si

    admirablement mal fait disait George Sand1,

    qui

    en a prsent

    la

    troisime

    dition

    (1840), est de nature nous

    dmontrer

    le

    caractre

    dbilitant

    d'une

    culture

    qui

    nous

    fait

    courir

    chaque

    fin d'anne, tambour battant, des

    nouveauts

    phmres,

    et

    qui

    affecte

    un puril

    ddain

    l'gard

    des

    uvres

    qui

    dpassent leur temps.

    Joseph Mo

    re

    au.

    1. Cf. G. Michaut, Senancour. Ses amis et ses ennemis.

    tudes

    et

    documents, Paris,

    1910, p. 119.