Jeudi, Thomas Chabrol est re- · quelqu'un qui vient, on l'emm-ne boire un coup ici, confie Pierre....

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2  SAMEDI 2 JUIN 2018 CENTRE-FRANCE LE FAIT DU JOUR Sardent a perdu C’était bien, c’était Séverine Perrier I ls sont venus, ils sont tous là. Les piliers du zinc com- me les autres. Jeudi matin, la porte n’en finit pas de s’ouvrir. Les allers-retours du comptoir aux deux grandes tablées n’en finissent pas non plus. Et entre deux larmichettes de vin, y a des yeux qui sont pas loin de s’en remplir. Non, pas ceux de Jean-Paul : c’est pas le genre de la maison de montrer qu’on est ému. Pas le genre non plus à trop parler. De toute façon, jeu- di matin, il n’a pas le temps. « Je dois encore faire des glaçons. Faut que je serve, regardez, y a encore du monde qui rentre. Et puis, qu’est-ce que vous voulez que je vous dise ? ». Ben, rien Jean-Paul. Trois fois rien. Juste finalement ce que vont nous raconter tes clients qui, à force de pousser la porte de chez Bichette, sont devenus des potes, presque de la famille. Parce que c’est bien pour ça qu’on vient ici : pas tant pour le café resté dans son jus que pour l’impression de rentrer chez soi. En se posant sur un des bancs autour d’une des grandes tables. En s’accoudant au zinc, ce fa- meux zinc qui « vaut une fortu- ne », nous raconte Pierre. En trinquant avec des gens qu’on connaissait pas avant d’entrer. Pour parler du temps qu’il fait, du temps qui passe, d’un temps que les moins de 20 ans… Jean-Pierre est de ceux-là. « J’ai toujours connu, ici. Je ve- nais déjà au bar quand j’allais à l’école primaire. Et je passe ici tous les jours, sur le coup des 11 heures, en revenant de Gué- ret. C’est familial. On se connaît presque tous. Bien sûr que ça me fait un petit pincement au cœur. On va se retrouver avec plus rien à Sardent. » Valérie, elle, ne connaît pas le bistrot depuis longtemps. Elle n’a même pas connu celui qui a donné son nom au lieu, Bichet- te, le frère de Jean-Paul, mort en 2015. « Mes grands-parents ha- bitaient Sardent. Ça ne fait que deux ans que je viens là. J’ai pas été élevée ici. En vieillissant, je me suis dit que ça serait bien de venir voir à quoi ça ressemble. » « Chez Bichette, ça faisait partie de notre triangle des Bermudes » À quoi ça ressemble ce bar mythique où les tournées n’ont rien envoyé valser, pas même la poussière : les vieux cuivres, les vieilles piles de journaux, les murs retapissés de calendriers de camionneurs, de photos, d’annonces, de cartes postales, le vieux poêle et la vieille horlo- ge, massive, plantée, égrenant sans relâche les heures d’un temps presque arrêté. À quoi ça ressemble vraiment ce bar qui a planté le décor dans Le Beau Serge d’un Chabrol voisin mi- Derniers pour la route Les cuves sont vides, on viendra plus faire le plein chez Bichette. Plus d’essence, plus de petit verre : on ne remet plus ça. Hier matin, Jean-Paul n’a pas ouvert chez Bichette. Mais jusqu’à jeudi soir, les fidèles, ceux de toujours et les autres, sont venus faire le plein de souvenirs. Thomas Chabrol : « Ici, c’est du pré-Facebook avec de vrais amis » Évidemment qu’il était là pour le clap de fin chez Bichette : Thomas Chabrol n’aurait pas raté ce der- nier jour. Chez Bichette, c’est presque une deuxième maison pour le comédien et réalisateur fran- çais. Faut dire que la maison de la famille Chabrol est mitoyen- ne : « J’ai encore dans la tête les clacs que faisait la vieille pompe à essence, le matin, que j’enten- dais de ma chambre. » Et ce n’est pas le seul souvenir du fils de Claude Chabrol qui y a tour- né là son fameux Beau Serge sorti en 1958. Dans ce bourg où Thomas Chabrol est venu pour la première fois à trois ans « d’abord tous les ans, puis de plus en plus souvent et de plus en plus longtemps, j’ai toujours entendu parler des relations en- tre les Peyrot et les Chabrol. Mon grand-père me racontait que pendant le Front populaire, le grand-père de Bichette et Jean-Paul diffusait L’Internatio- nale dans des haut-parleurs sur la place ! Des petites joyeusetés comme ça. » Des souvenirs, le comédien s’en est créé à son tour. En poussant la porte de ce bar comme n’importe quel qui- dam du coin. « Chez Bichette, c’est du pré-Facebook. Mais avec de vrais amis. On connaît pas forcément les gens mais on est assis à la même table. On discute de tout et de rien. Ils avaient un truc les frères pour vous faire rentrer : vous venez pour faire le plein, ils vous di- sent de rentrer pour vous rendre la monnaie et hop, un petit café. En fait, on est là pour cinq minutes et on reste toute l’après-midi. Nous, ça va. On habite juste à côté. Il y a juste les trois marches à monter… » Jeudi, Thomas Chabrol est re- venu spécialement pour être de la soirée des au revoir. « C’est le principe de la page qui se tour- ne, confie-t-il. Comme, du jour au lendemain, il n’y a plus eu de circulation dans Sardent. Petit à petit, on coupe tout. » Depuis hier, on ne pousse plus la porte de chez Bichette. « Un jour, mon fils, quand on parlait de Sardent, il avait eu cette phra- se :”Sardent, ça sent l’odeur”. » Il manquera désormais un peu de cette saveur d’enfance à plus d’un. EN FAMILLE. Voisin, Thomas Chabrol est un habitué de ce bar où son père a planté le décor du Beau Serge. CENTRE-FRANCE  SAMEDI 2   JUIN 2018  3 LE FAIT DU JOUR son petit supplément d'âme chouette chez Bichette toyen. « Moi, je venais gamine ici. Ça faisait partie de notre triangle des Bermudes : il y avait trois bistrots dans Sardent, se souvient Cécile, venue pour cette dernière avec une bande de copines. On venait après le foot pour la troisième mi-temps ou après les concours de pétan- que. Mon grand-père s’était ma- rié ici : à l’époque, ça faisait hôtel-restaurant. » À l’époque des grands-parents de Bichette et de Jean-Paul. Comme au siècle dernier, comme à la maison À quoi ça ressemble ce bar qui tient tout ce qui se boit au frais dans la cave ? Qui aligne sur ses étagères les bouteilles de jus de fruits réglementaires mais bien planquées sous la poussière, comme un pied de nez à ces normes qui n’ont pas leur place ici. Qui se visite comme un mo- nument. Parce que c’est du pa- trimoine, ce bar. Du vivant. De l’humain. Du comme on n’en fait plus. Immortalisé dans un Chabrol, oui, mais pas que. « Quand on a du monde, on vient systématiquement boire un coup ici, raconte Céline. Tout le monde s’assoit à la même table. C’est comme au siècle dernier. » Comme à la maison. « À chaque fois qu’on a quelqu’un qui vient, on l’emmè- ne boire un coup ici, confie Pierre. Des bars comme ça, ça n’existe plus. Regardez ce zinc : il y en a que deux en France comme ça. Et les cuivres… Je sais pas combien de gens ont demandé à les acheter. Et ces tables, là… C’est une très lon- gue période qui s’achève. Ouais, ça va manquer tout ça. » Ouais, ça va manquer. Telle- ment d’ailleurs que jeudi, tout le monde parle encore au pré- sent sans réveiller la chienne qui dort sur une vieille chaise près de la fenêtre. Sauf David, prêt à passer cette histoire au futur. Ce conteur, débarqué en pays creusois, est venu avec la bande de copines. Il découvre : « Je suis heureux d’être tombé ce jour-là. À un jour près, je passais à côté. J’adore. Ça va faire son chemin dans ma tête. Dans mes contes, j’ai une Ma- dame Billou. Je pense que je pourrais bien la cousiner avec chez Bichette. » Ouais, ça va manquer. C’est bien pour ça que la lumière a brillé tard ces derniers soirs chez Bichette. Et qu’elle pour- rait bien s’allumer encore quel- ques matins, comme ça, sans faire exprès. « J’habite au dessus alors sans doute que le matin, en ouvrant les volets en bas, je vais appuyer machinalement sur le bouton, raconte (enfin) Jean-Paul. Mais bon, c’est com- me ça. Si j’avais pas eu des pe- tits soucis de santé, sans doute que j’aurais continué. Mais il y a moins de monde, aujourd’hui : les jeunes, ils viennent plus, c’est les ordis et les jeux vidéo. Et puis, bientôt, il y aura les mi- ses aux normes, la caisse enre- gistreuse et tout le fourbi… » Jeudi après-midi, Jean-Paul a enfin pu se poser. En attendant que la porte n’en finisse plus de s’ouvrir une dernière fois. « Oui, ça fait chaud au cœur de voir tous ces gens qui viennent. Ça fait plaisir. Mais bon, c’est pas moi qui ai fait tout ça. Tout le mérite, il en revient à mon frère. Bichette, il tenait le bar avec ma mère depuis les années 80. Moi, je suis revenu en 2005 quand notre mère est morte. Pour aider mon frère. La solidarité fa- miliale. Et quand il est mort, il y a trois ans, j’ai continué. En souvenir de lui. » Et jeudi, Bi- chette, il était bien là, lui aussi. Derrière le comptoir, dans tou- tes les têtes.  UN DERNIER VERRE. Pour un dernier souvenir : jeudi, les fidèles de chez Bichette sont passés prendre un petit verre de nostalgie. PHOTOS BRUNO BARLIER « Surtout, ne touche à rien » « Regardez, ce contrat. L’entreprise portait encore le nom de mon grand-père et c’est mon père qui l’a signé avec le père de Jean-Paul et Bichette en 1957. » Michel Picoty n’était pas peu fier de son “cadeau” jeudi matin. Alors que les deux pompes à essence de chez Bichette ont cessé le service la semaine dernière, le PDG de Picoty Avia a retrouvé dans ses archives ce fameux contrat daté de 1957. « Il était signé pour cinq ans. Renouvelable par tacite reconduction. Imaginez combien il y en a eu de tacites reconductions : 61 ans de collaboration ! Je viens de temps en temps ici. Quand on passe devant, on s’arrête. Mais c’était important d’être là aujourd’hui : c’est la mémoire, c’est le respect du poids de l’histoire. C’est un endroit mythique. Il y a eu le tournage de ce film que tout le monde connaît. Il y a aussi le décor. Jean-Paul me disait tout à l’heure : “Faudrait que je nettoie…”. Je lui ai dit : “Surtout, touche à rien, laisse comme ça”. » Ça s’efface pas comme ça, un siècle d’histoire, d’un revers de main sur le zinc. Pas brève, l’histoire de ce comptoir qui n’a jamais plié sous le poids des coudes qui ont trinqué à l’amitié. Qui en a entendu des vertes et des pas mûres au fur et à mesure que les “tu remets ça” se sont étendus à la nuit tombée et que les soifs de confidences se sont épanchées. Sans jamais cafter : ici, les murs n’ont pas d’oreilles. De toute façon, y a pas la place. Gardées au frais, les confidences, comme les bouteilles : à la cave. Jeudi soir, la lumière a dû veiller tard derrière la lourde porte en bois. On a dû remettre ça plus d’une fois pour oublier que c’était la dernière tournée. Trinquer jusqu’à plus soif, histoire de ne pas tourner la page tout de suite. En boire un dernier à la mémoire de Bichette. Et vider les fûts pour faire une ultime fois le plein de souvenirs. Séverine Perrier LE BI LLET 90 ans et des poussières… UN DERNIER VERRE.. Pour un dernier souvenir : jeudi, les fidèles de chez Bichette sont passés prendre un petit verre de nostalgie. PHOTOS BRUNO BARLIER

Transcript of Jeudi, Thomas Chabrol est re- · quelqu'un qui vient, on l'emm-ne boire un coup ici, confie Pierre....

2  SAMEDI 2 JUIN 2018 CENTRE-FRANCE

LE FAITDU JOUR

LE FAITDU JOURSardent a perdu

Creuse

C’était bien, c’était

Séverine Perrier

I ls  sont  venus,  ils  sonttous  là.  Les  piliers  du  zinc  com­me  les  autres.  Jeudi  matin,  laporte  n’en  finit  pas  de  s’ouvrir.Les  allers­retours  du  comptoiraux  deux  grandes  tablées  n’enfinissent  pas  non  plus.  Et  entredeux  larmichettes  de  vin,  y  ades  yeux  qui  sont  pas  loin  des’en  remplir.  Non,  pas  ceux  deJean­Paul  :  c’est  pas  le  genre  dela  maison  de  montrer  qu’on  estému.  Pas  le  genre  non  plus  àtrop  parler.  De  toute  façon,  jeu­di matin, il n’a pas le temps. « Jedois  encore  faire  des  glaçons.Faut  que  je  serve,  regardez,  y  aencore  du  monde  qui  rentre.  Etpuis,  qu’est­ce  que  vous  voulezque je vous dise ? ».

Ben,  rien  Jean­Paul.  Trois  foisrien.  Juste  finalement  ce  quevont  nous  raconter  tes  clientsqui,  à  force  de  pousser  la  portede  chez  Bichette,  sont  devenusdes potes, presque de  la  famille.Parce  que  c’est  bien  pour  çaqu’on vient  ici  : pas tant pour  lecafé resté dans son jus que pourl’impression  de  rentrer  chez  soi.En  se  posant  sur  un  des  bancsautour d’une des grandes tables.En  s’accoudant  au  zinc,  ce  fa­meux  zinc  qui  «  vaut  une  fortu­ne  »,  nous  raconte  Pierre.  Entrinquant  avec  des  gens  qu’onconnaissait  pas  avant  d’entrer.Pour  parler  du  temps  qu’il  fait,du  temps  qui  passe,  d’un  tempsque les moins de 20 ans…

Jean­Pierre  est  de  ceux­là.«  J’ai  toujours  connu,  ici.  Je  ve­nais  déjà  au  bar  quand  j’allais  àl’école  primaire.  Et  je  passe  icitous  les  jours,  sur  le  coup  des11  heures,  en  revenant  de  Gué­ret. C’est  familial. On se connaîtpresque  tous.  Bien  sûr  que  çame  fait  un  petit  pincement  aucœur.  On  va  se  retrouver  avecplus  rien  à  Sardent.  »  Valérie, elle,  ne  connaît  pas  le  bistrotdepuis  longtemps.   El le   n’amême  pas  connu  celui  qui  adonné  son  nom  au  lieu,  Bichet­te, le frère de Jean­Paul, mort en2015.  «  Mes  grands­parents  ha­bitaient  Sardent.  Ça  ne  fait  quedeux ans que je viens là. J’ai pasété  élevée  ici.  En  vieillissant,  jeme suis dit que ça serait bien devenir voir à quoi ça ressemble. »

« Chez Bichette, ça faisait partie de notre triangle des Bermudes »

À  quoi  ça  ressemble  ce  barmythique  où  les  tournées  n’ontrien  envoyé  valser,  pas  même  lapoussière  :  les  vieux  cuivres,  lesvieilles  piles  de  journaux,  lesmurs  retapissés  de  calendriersde  camionneurs,  de  photos,d’annonces,  de  cartes  postales,le  vieux  poêle  et  la  vieille  horlo­ge,  massive,  plantée,  égrenant sans  relâche  les  heures  d’un temps  presque  arrêté.  À  quoi  çaressemble vraiment ce bar qui aplanté  le  décor  dans  Le  BeauSerge  d’un  Chabrol  voisin  mi­

Derniers pour la routeLes cuves sont vides, on viendra plus faire le plein chez Bichette. Plusd’essence, plus de petit verre : on ne remet plus ça. Hier matin,Jean-Paul n’a pas ouvert chez Bichette. Mais jusqu’à jeudi soir, lesfidèles, ceux de toujours et les autres, sont venus faire le plein desouvenirs.

Thomas Chabrol : « Ici, c’est du pré-Facebook avec de vrais amis »Évidemment qu’il était là pour leclap de fin chez Bichette : ThomasChabrol n’aurait pas raté ce der-nier jour.

Chez  Bichette,  c’est  presqueune  deuxième  maison  pour  lecomédien  et  réalisateur  fran­çais.  Faut  dire  que  la  maison  dela  famille  Chabrol  est  mitoyen­ne  : «  J’ai encore dans  la tête  lesclacs que faisait la vieille pompeà essence, le matin, que j’enten­dais  de  ma  chambre.  »  Et  cen’est  pas  le  seul  souvenir  du  filsde  Claude  Chabrol  qui  y  a  tour­né  là  son  fameux  Beau  Sergesorti  en  1958.  Dans  ce  bourg  où Thomas  Chabrol  est  venu  pourla  première  fois  à  trois  ans«  d’abord  tous  les  ans,  puis  deplus  en  plus  souvent  et  de  plusen  plus  longtemps,  j’ai  toujoursentendu parler des relations en­tre  les  Peyrot  et  les  Chabrol.Mon  grand­père  me  racontaitque  pendant  le  Front  populaire,le  grand­père  de  Bichette  etJean­Paul  diffusait  L’Internatio­

nale  dans  des  haut­parleurs  surla  place !  Des  petites  joyeusetéscomme  ça.  »  Des  souvenirs,  le

comédien  s’en  est  créé  à  sontour. En poussant  la porte de cebar  comme  n’importe  quel  qui­

dam  du  coin.  «  Chez  Bichette,c’est  du  pré­Facebook.  Maisavec  de  vrais  amis.  On  connaît

pas  forcément  les  gens  mais  onest  assis  à  la  même  table.  Ondiscute  de  tout  et  de  rien.  Ilsavaient  un  truc  les  frères  pourvous  faire  rentrer  :  vous  venezpour  faire  le  plein,  ils  vous  di­sent de rentrer pour vous rendrela  monnaie  et  hop,  un  petitcafé. En  fait, on est  là pour cinqm i n u t e s   e t   o n   re s t e   t o u t el’après­midi.  Nous,  ça  va.  Onhabite  juste  à  côté.  Il  y  a  justeles trois marches à monter… »

Jeudi,  Thomas  Chabrol  est  re­venu  spécialement  pour  être  dela soirée des au revoir.  « C’est  leprincipe  de  la  page  qui  se  tour­ne,  confie­t­il.  Comme,  du  jourau lendemain, il n’y a plus eu decirculation  dans  Sardent.  Petit  à petit,  on  coupe  tout.  »  Depuishier,  on  ne  pousse  plus  la  portede  chez  Bichette.  «  Un  jour,mon  fils,  quand  on  parlait  deSardent,  il  avait  eu  cette  phra­se  :”Sardent,  ça  sent  l’odeur”.  »Il  manquera  désormais  un  peude cette saveur d’enfance à plusd’un.

EN FAMILLE. Voisin, Thomas Chabrol est un habitué de ce bar où son père a planté le décor du Beau Serge.

CENTRE-FRANCE  SAMEDI 2  JUIN 2018  3

LE FAITDU JOUR

LE FAITDU JOURson petit supplément d'âme

Creuse

chouette chez BichetteC’était bien, c’étaittoyen.  «  Moi,  je  venais  gamineici.  Ça  faisait  partie  de  notretr iangle  des  Bermudes  :  il   yavait  trois bistrots dans Sardent,se  souvient  Cécile,  venue  pourcette  dernière  avec  une  bandede  copines.  On  venait  après  lefoot pour  la  troisième mi­tempsou après  les concours de pétan­que. Mon grand­père s’était ma­rié  ici  :  à  l’époque,  ça  faisaithôtel­restaurant.  »  À  l’époquedes  grands­parents  de  Bichetteet de Jean­Paul.

Comme au siècle dernier, comme à la maison

À quoi ça ressemble ce bar quitient  tout  ce  qui  se  boit  au  fraisdans  la cave ? Qui aligne sur sesétagères  les  bouteilles  de  jus  defruits  réglementaires  mais  bienplanquées  sous  la  poussière,comme  un  pied  de  nez  à  cesnormes  qui  n’ont  pas  leur  placeici. Qui se visite comme un mo­nument.  Parce  que  c’est  du  pa­trimoine,  ce  bar.  Du  vivant.  Del’humain.  Du  comme  on  n’enfait  plus.  Immortalisé  dans  unChabrol,  oui,  mais  pas  que.«  Quand  on  a  du  monde,  onvient  systématiquement  boireun  coup  ici,  raconte  Céline.Tout  le  monde  s’assoit   à  lamême  table.  C’est  comme  ausiècle  dernier.  »  Comme  à  lamaison. « À chaque  fois qu’on aquelqu’un qui vient, on l’emmè­ne  boire  un  coup  ici,  confiePierre.  Des  bars  comme  ça,  çan’existe  plus.  Regardez  ce  zinc  :il  y  en  a  que  deux  en  Francecomme  ça.  Et  les  cuivres…  Jesais  pas  combien  de  gens  ontdemandé  à  les  acheter.  Et  cestables,  là…  C’est  une  très  lon­gue période qui s’achève. Ouais,ça va manquer tout ça. »

Ouais,  ça  va  manquer.  Telle­ment  d’ailleurs  que  jeudi,  tout

le  monde  parle  encore  au  pré­sent  sans  réveiller  la  chiennequi  dort  sur  une  vieille  chaiseprès  de  la  fenêtre.  Sauf  David,prêt  à  passer  cette  histoire  aufutur.  Ce  conteur,  débarqué  enpays  creusois,  est  venu  avec  labande  de  copines.  Il  découvre  :«  Je  suis  heureux  d’être  tombéce  jour­là.  À  un  jour  près,  jepassais  à  côté.  J’adore.  Ça  vafaire  son  chemin  dans  ma  tête.Dans  mes  contes,  j’ai  une  Ma­dame  Billou.  Je  pense  que  jepourrais  bien  la  cousiner  avecchez Bichette. »

Ouais,  ça  va  manquer.  C’estbien  pour  ça  que  la  lumière  abrillé  tard  ces  derniers  soirschez  Bichette.  Et  qu’elle  pour­rait  bien  s’allumer  encore  quel­ques  matins,  comme  ça,  sans faire exprès. « J’habite au dessusalors  sans  doute  que  le  matin,en  ouvrant  les  volets  en  bas,  jevais  appuyer  machinalementsur  le  bouton,  raconte  (enfin) Jean­Paul.  Mais  bon,  c’est  com­me  ça.  Si  j’avais  pas  eu  des  pe­tits  soucis  de  santé,  sans  douteque j’aurais continué. Mais il y amoins  de  monde,  aujourd’hui  :les  jeunes,  ils  viennent  plus, c’est  les  ordis  et  les  jeux  vidéo.Et puis, bientôt,  il y aura  les mi­ses  aux  normes,  la  caisse  enre­gistreuse et tout le fourbi… »

Jeudi  après­midi,  Jean­Paul  aenfin  pu  se  poser.  En  attendantque  la porte n’en  finisse plus des’ouvrir une dernière  fois. « Oui,ça  fait  chaud  au  cœur  de  voirtous  ces  gens  qui  viennent.  Çafait  plaisir.  Mais  bon,  c’est  pasmoi  qui  ai  fait  tout  ça.  Tout  lemérite, il en revient à mon frère.Bichette,  il  tenait  le bar avec mamère depuis  les années 80. Moi,je  suis  revenu  en  2005  quandnotre  mère  est  morte.  Pouraider mon frère. La solidarité fa­miliale. Et quand il est mort,  il ya  trois  ans,  j’ai  continué.  Ensouvenir  de  lui.  »  Et  jeudi,  Bi­chette,  il  était  bien  là,  lui  aussi.Derrière  le  comptoir,  dans  tou­tes les têtes. 

UN DERNIER VERRE. Pour un dernier souvenir : jeudi, les fidèles de chez Bichette sont passés prendre un petitverre de nostalgie. PHOTOS BRUNO BARLIER

Thomas Chabrol : « Ici, c’est du pré-Facebook avec de vrais amis »pas  forcément  les  gens  mais  onest  assis  à  la  même  table.  Ondiscute  de  tout  et  de  rien.  Ilsavaient  un  truc  les  frères  pourvous  faire  rentrer  :  vous  venezpour  faire  le  plein,  ils  vous  di­sent de rentrer pour vous rendrela  monnaie  et  hop,  un  petitcafé. En  fait, on est  là pour cinqm i n u t e s   e t   o n   re s t e   t o u t el’après­midi.  Nous,  ça  va.  Onhabite  juste  à  côté.  Il  y  a  justeles trois marches à monter… »

Jeudi,  Thomas  Chabrol  est  re­venu  spécialement  pour  être  dela soirée des au revoir.  « C’est  leprincipe  de  la  page  qui  se  tour­ne,  confie­t­il.  Comme,  du  jourau lendemain, il n’y a plus eu decirculation  dans  Sardent.  Petit  à petit,  on  coupe  tout.  »  Depuishier,  on  ne  pousse  plus  la  portede  chez  Bichette.  «  Un  jour,mon  fils,  quand  on  parlait  deSardent,  il  avait  eu  cette  phra­se  :”Sardent,  ça  sent  l’odeur”.  »Il  manquera  désormais  un  peude cette saveur d’enfance à plusd’un.

« Surtout,ne touche à rien »« Regardez, ce contrat. L’entreprise portait encore le nom de mon grand­père et c’est mon père qui l’a signé avec le père de Jean­Paul et Bichette en 1957. » Michel Picoty n’était pas peu fier de son “cadeau” jeudi matin. Alors que les deux pompes à essence de chez Bichette ont cessé le service la semaine dernière, le PDG de Picoty Avia a retrouvé dans ses archives ce fameux contrat daté de 1957. « Il était signé pour cinq ans. Renouvelable par tacite reconduction. Imaginez combien il y en a eu de tacites reconductions : 61 ans de collaboration ! Je viens de temps en temps ici. Quand on passe devant, on s’arrête. Mais c’était important d’être là aujourd’hui : c’est la mémoire, c’est le respect du poids de l’histoire. C’est un endroit mythique. Il y a eu le tournage de ce film que tout le monde connaît. Il y a aussi le décor. Jean­Paul me disait tout à l’heure : “Faudrait que je nettoie…”. Je lui ai dit  : “Surtout, touche à rien, laisse comme ça”. »

Ça s’efface pas comme ça, un siècle d’histoire, d’un revers de main sur le zinc. Pas brève, l’histoire de ce comptoir qui n’a jamais plié sous le poids des coudes qui ont trinqué à l’amitié. Qui en a entendu des vertes et des pas mûres au fur et à mesure que les “tu remets ça” se sont étendus à la nuit tombée et que les soifs de confidences se sont épanchées. Sans jamais cafter : ici, les murs n’ont pas d’oreilles. De toute façon, y a pas la place. Gardées au frais, les confidences, comme les bouteilles : à la cave. Jeudi soir, la lumière a dû veiller tard derrière la lourde porte en bois. On a dû remettre ça plus d’une fois pour oublier que c’était la dernière tournée. Trinquer jusqu’à plus soif, histoire de ne pas tourner la page tout de suite. En boire un dernier à la mémoire de Bichette. Et vider les fûts pour faire une ultime fois le plein de souvenirs.

Séverine Perrier

LE BILLET

90 ans et des poussières…

UN DERNIER VERRE.. Pour un dernier souvenir : jeudi, les fidèles de chez Bichette sont passés prendre un petit verre de nostalgie. PHOTOS BRUNO BARLIER