Jean Skerlitch - L'Opinion Publique en France d’Après La Poésie Politique Et Sociale de 1830 à...

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L'opinion publique en France . DsAPRÈS la poésie politique ET SOCIALE V·· . de 1830 à 1848 DISSERTATION DE DOCTORAT PRÉSENTÉE A LA Facilité des Lettres de l’Université de Lausanne PAR Jean Skerlîtch LICENCIÉ ÈS-LBTTBBS LAUSANNE ■ IMPRIMERIE CONSTANT PACHE-VARIDEL 5, Esealiers-du-Marché, 5 1901

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Dissertation de doctorat présenté a la Faculté des Lettres de l'Université de Lausanne par Jean Skerlitch (licencié ès-lettres)Докторска дисертација Јована Скерлића, одбрањена на универзитету у Лозани 1901. године

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L'opinion publique en France. Ds APRÈS

la poésie politiqueET SOCIALE

V·· .de 1830 à 1848

DISSERTATION DE DOCTORATPR ÉSEN TÉ E A LA

Facilité des Lettres de l’Université de Lausanne

PAR

Jean SkerlîtchLICEN CIÉ È S-LB TTB B S

LAUSANNE ■IM PR IM ER IE CONSTANT PACHE-VARIDEL

5, E sea liers-du -M arché , 5

1901

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L’opinion publique en Franced’a pr ès

la poésie politiqueET SOCIALE

de 1S30 à 1348

DISSERTATION DE DOCTORATPR ÉSEN TÉE A LA

Faculté des Lettres de Г Université de Lausanne

PAR

Jean SkerlitchLICENCIÉ ÈS-LKTTRES

LAUSANNEIM PR IM ER IE CONSTANT PACHE-VARIDEL

5, E sca liers-du -M arché , 5

1901

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La Faculté des Lettres de V Université de Lausanne, sur le rapport de MM. Warnery et Bonnard, profes­seurs, et de M. Taverney, privat-âocent, sans se pro­noncer sur les opinions du candidat, autorise Vimpres­sion de la dissertation de M. SkerlitcU, intitulée : L’opinion publique en France d’après la poésie politique et sociale de Ί830 à 1848.

Le Doyen,M a u r ic e M il l io u d .

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BIBLIOGRAPHIE

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Ensuite, la poésie, concernant l’époque de 1830 à 1848, de Victor Hugo, Béranger, Lam artine, Alfred de V igny, Alfred de Musset, Casim ir Delavigne, Théophile G autier, Brizeux, Au­guste B arbier, Hégésippe M oreau, P ierre D upont, B arthélem y ; un certain nom bre de m onographies, de correspondances, d’é­tudes, de portra its littéraires ; les jou rnaux , les revues, les alm anachs ; un grand nom bre de recueils de poésie, de pam ­phlets en vers, dans la riche collection de la Bibliothèque N a ­tionale, à P a ris V

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AVANT-PROPOS

Le but de ce travail est de montrer les idées politiques et sociales en France de 1830 à 1848 en observant leur reflet dans la poésie. C’est un tableau de l’opinion publi­que d’après ses chantres plus ou moins autorisés, plus ou moins célèbres.

J’ai non seulement recherché ces idées chez les maî­tres de la poésie française au siècle dernier, mais j’ai donné une large place à l’étude des petits poètes, souvent versificateurs obscurs, ignorés par la postérité et par l’his­toire littéraire. Ceux-ci ont plus de bonne volonté que de talent, plus de conviction que de maîtrise d’exécution. Mais ils sont intéressant comme documents. Les . grands poètes ont souvent une personnalité trop forte pour expri­mer exactement l’opinion d’une époque. La lecture de leurs confrères occasionnels aide à les comprendre. C’est par bien des versificateurs sans importance littéraire qu’on peut voir le mieux, d’une façon plus directe, les idées qui passionnaient et qui travaillaient leur génération, si in­quiète et si éprise d’action.

Je tiens à exprimer encore tous mes remerciements et toute ma gratitude à M. Georges Renard,, professeur- au Conservatoire des arts et métiers à Paris, et à M. Henri Warnery, professeur à la Faculté des lettres à Lausanne, qui ont bien voulu me donner force conseils et indications utiles.

L a u s a n n e . J. S k e r l it c h .

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CHAPITRE I

L es jou rn ées de Juillet.

Les causes de la révolution de 1830. Le parti libéral et ses revendications. — I. L a glorification du peuple dans la poésie. — II. La poésie en l’honneur du nouveau roi. — III . Contre les Bourbons. — IV . Le drapeau tricolore et les grandes espé­rances éveillées p ar la victoire populaire.

La Restauration approchait de sa fm. Ni leurs deux exils, ni le sort de Louis XVI, n’avaient rien appris aux Bourbons. Les fautes succédaient aux fautes, les abus en­gendraient les abus. Avec l’aveuglement des gens con­damnés à périr, Charles X et son entourage défiaient le bon sens, blessaient l’amour-propre national et foulaient aux pieds les libertés les plus élémentaires. « Race de Stuarts », gémissait Alfred de Vigny dans son Journal.

Pour la nation, les Bourbons étaient toujours une im­portation étrangère, amenés, comme de l’écume, par les flots de l’invasion. Leur cour, c’étaient des marquises et des comtesses du noble faubourg, qui avaient embrassé les cosaques et les uhlans donnant à Louis XVIII un trône royal et à la France un joug humiliant ; c’étaient les émi­grés, les tristes héros de Quiberon et de Coblentz, qui dans les armées étrangères combattaient leur pays. Les traités de 1815 étaient une honte pour la France qui avait,

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pendant vingt-cinq ans, dicté des lois à l’Europe et régi son sort ; ils pesaient comme un fardeau sur la fierté nationale. Le drapeau tricolore remplacé par le'drapeau des émigrés, la cocarde tricolore par la . cocarde blanche, la noblesse de l’Empire traitée dédaigneusement à la cour, un grand nombre d’officiers mis en demi-solde ; le vain­queur de Waterloo, le duc de Wellington, nommé maré­chal de France, et le héros de la Moskowa, le maréchal Ney, fusillé au pied d’un mur comme un déserteur ; — les massacres dans le Midi, les cours pr crotales condamnant à la peine des travaux forcés « les écrits et les cris sédi­tieux » ; le jour anniversaire de la mort de Louis XVI ins­titué comme jour d’expiation nationale; — la Charte oc­troyée, la représentation nationale humiliée par l’expulsion de Manuel ; la garde nationale dissoute, les petites réfor­mes arrachées avec peine et très vite révoquées ; — le roi, Charles X, l’ancien chef des ultras, déclarant qu’il préfé­rait scier du bois plutôt que d’être roi dans les mêmes conditions que le roi d’Angleterre ; la loi dite d’amour, la loi vandale, les procès de tendance qui supprimaient la liberté de la presse ; la loi du droit d’aînesse qui rétablis­sait l’inégalité jusque dans la famille ; — les prétentions des gentilshommes, des marquis de Carabas, comme Béranger les appelait, ces « vers dans un cadavre », comme disait Lamennais dans ses belles Paroles d’un croyant ; les fidèles suppôts du trône auxquels on attri­buait un milliard d’indemnité ; leur haine des acquéreurs de biens nationaux, dans lesquels ils ne voyaient que des spoliateurs et des usurpateurs, haine qui était une menace perpétuelle pour cette bourgeoisie riche et indépendante ; — enfin, le clergé qui, dans le pays où Voltaire a ri, rêvait une théocratie ; les missions pour « christianiser la France », les menaces de clouer aux portes des églises les noms des non-pratiquants, le mariage civil considéré

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comme concubinage, le divorce aboli comme « déshono­rant le code », la loi du sacrilège qui punissait de mort la profanation des objets du culte ; un évêque nommé grand maître de l’Université ; les instituteurs mis sous la surveillance des évêques ; Charles X disant très sérieuse­ment aux scrofuleux de l’hôpital Saint-Marcoul : « Je dé­sire bien vivement que vous guérissiez » ; les troubles de Brest, en 1826, causés par le fait que l'autorité refusait la permission de jouer Tartuffe ; telles sont les raisons pour lesquelles les bonapartistes, les libéraux, les républicains, l’armée, la bourgeoisie, le peuple s’unissaient dans la haine commune des Bourbons.

Le ministère des ultras, Polignac à sa tête, fut la cause directe de la Révolution de 1830. Charles X, obstiné, aveuglé, voulut, à tout prix, avoir raison de la Chambre : « ce n’est pas une question de ministère, disait-il, mais une question de monarchie ». Les dévots le poussaient à la résistance. Polignac avait eu une apparition de la Vierge, qui lui avait ordonné de délivrer la France de l’en­nemi intérieur ; l’archevêque de Paris donnait le même conseil, et le vieux roi se décida au coup d’état. Il ht publier les quatre fameuses ordonnances qui suppri­maient les garanties constitutionnelles, en comptant sur l’impuissance de l’opposition et sur 14.000 soldats qui étaient dans Paris.

Le parti libéral ne voulait faire qu’une opposition légale ; il n’avait pas assez de courage, de fermeté et de confiance pour s’exposer aux risques d'unh révolution. D’abord, des tentatives nombreuses en ce sens avaient toujours échoué ; les émeutes de Didier à Grenoble, et des Patriotes à Paris, les conspirations de la charbonnerie a Belfort, à Colmar, à la Rochelle, à Toulon, àSaumur, n’avaient fait que consolider le gouvernement. Les libéraux avaient d’autres armes pour combattre les tendances absolutistes

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de la Couronne. Le crédit public, la haute finance, la plus grande partie des capitaux, étaient dans leurs mains. Puis, leurs revendications n'allaient pas très loin. Elles se bor­naient à une réduction dans le budget, à un élargissement limité des droits électoraux, à la suppression des gardes suisses et des quelques états-majors très coûteux; ils demandaient une presse plus libre, le rétablissement de la garde nationale, le respect de.la Charte telle quelle était. La victoire du parti libéral bourgeois a bien montré jusqu'à quel point allait son amour de la liberté : ce qu il voulait et ce qu’il a fait c’était simplement une transmis­sion du pouvoir.

Pendant toute la Restauration, le parti libéral représen­tait la bourgeoisie riche, industrielle et foncière, les maî- tres.de forges, les fabricants de fils et de tissus, les parle­mentaires, les médecins, les avocats. Il était bien séparé de ce qu'on appelait le peuple : petits propriétaires cam­pagnards, commerçants, artisans, ouvriers. Le terrain de ses luttes était strictement limité, et dans tout le parti il n’y avait que d’Argenson et Beauséjour qui voyaient au delà dè la bourgeoisie et jetaient leurs regards sur les couches inférieures de la nation. D’Argenson un jour conseilla au général Foy d’aborder le problème du bien- être des classes pauvres, et le grand orateur libéral lui répondit que c'était inutile, que personne ne le compien- drait. En 1825, un ouvrier avait été condamné pour fait de grève, en Houlme, près de Rouen ; personne parmi les libéraux ne voulut le défendre. De plus, dans les rangs du parti subsistait une méfiance contre le peuple, même une sorte de dédain bienveillant. Ainsi, tandis qu’à la veille de la Révolution, les royalistes répandaient les paroles d’un charbonnier, qui avait dit au roi au nom de ses camarades : « Sire, le charbonnier est maître chez lu i, soyez maître chez vous », les écrivains libéraux, tout en

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niant l’authenticité de ce propos, insistaient sur l’abrutis­sement du peuple et montraient un danger pour la liberté dans la·plèbe ignorante et asservie. Le 22 juillet 1830, quelques jours avant la Révolution, le grand journal libé­ral, le National, écrivait : « Quand on s’est mis en oppo­sition avec l’esprit public dans un pays, quand on ne peut s’entendre ni avec les Chambres, qui le représentent, ni avec les organes tout aussi légaux que lui fournit la presse, ni avec la magistrature indépendante que relève de la loi seule, il faut bien trouver dans la nation une autre nation que celle qui lit les journaux, qui s’anime aux débats des Chambres, qui dispose des capitaux, commande l'industrie et possède le sol. Il faut descendre dans ces couches infé­rieures de la population où l’on ne rencontre plus d’opi­nion, où se trouve à peine quelque discernement politique, et où fourmillent par milliers des êtres bons, droits, sim­ples, mais faciles à tromper et à exaspérer, qui vivent au jour le jour, et luttant à toutes les heures de leur vie con­tre le besoin, n’ont ni le temps ni le repos de corps et d’es­prit nécessaires pour pouvoir songer quelquefois à la manière dont se gouvernent les affaires du pays. Voilà la nation dont il plairait à nos contre-révolutionnaires d’en­tourer la Couronne. Et, en effet, c’est dans les bras de la populace qu’il faut s’e jeter quand on ne veut plus de lois. »

Quelques jours après, la populace, les ouvriers des fau­bourgs, les étudiants, les gardes nationaux, battirent l’ar­mée du Roi dans le combat épique qui dura trois jours, chassèrent de Paris le duc de Raguse, et plantèrent le drapeau tricolore sur les Tuileries et l’Hôtel de Ville.

L’insurrection devint la révolution victorieuse, et dicta les lois du nouvel ordre de choses. Les premiers succès encouragèrent les timides et les indécis, et le 30 juillet Paris était hérissé de barricades gardées par plus de100.000 hommes. La majorité des députés détrôna le roi

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Charles X qui chassait à Saint-Cloud; le duc d’Orléans fut nommé lieutenant-général du royaume, le trône déclare vacant, et enfin Louis-Philippe proclamé, le 7 août, roi des Français.

I

Toute la révolution tenait du prodige. Personne ne l’a­vait crue possible. Surtout le peuple, qu’on jugeait abruti, indifférent, indigne de ses grands aïeux de 1789 et de 1793, avait montré un courage admirable, un mépris de la mort, un noble désintéressement, une bonté de cœur touchante et une sage modération dans la victoire. Aussi, le trait général de cette époque, c’est une admiration pour ces gens simples et pauvres qui donnèrent un haut exemple de vertus civiques. Le brave patriote «sans veste» devint le type le plus populaire ; tout le monde chantait le cou­plet de M de la Jobardière, pièce représentée au théâtre des Variétés :

J ’tap ’ partou t, je n ’prends rien,Je suis faubourien...

Chateaubriand lui-même, dans son discours du 7 août 1880 à la Chambre des pairs, rendit hommage au peuple de Paris. «Jamais défense, dit-il, ne fut plus juste, plus héroïque que celle du peuple de Paris. Il ne s est point soulevé contre la loi, mais pour la loi ; tant qu’on a res­pecté le pacte social, le peuple est demeuré passible. Mais lorsqu’après avoir menti jusqu’à la dernière heure, on a tout à coup sonné la servitude ; quand la conspiration de la bêtise et de l’hypocrisie a soudainement éclaté ; quand une terreur de Château organisée par des eunuques a cru pouvoir remplacer la terreur de la République et le joug de fer de l’Empire, alors le peuple s’est armé de son Intel­

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ligence et de son courage. Il s’est trouvé que ces bouti­quiers respiraient assez facilement la fumée de la poudre, et qu’il fallait plus de quatre soldats et un caporal pour les réduire. Un siècle n’aurait pas autant mûri le peuple que les trois derniers soleils qui viennent de briller sur la France.» Alfred de Vigny, pour sa part, écrivait le 20 juillet dans son Journal : « Depuis ce matin on se bat. Les ouvriers sont d'une bravoure de vendéens ; les soldats d’un.courage de garde impériale : Français partout. Ardeur et intelligence d’un côté, honneur de l’autre... Pauvre peu­ple, grand peuple, tout guerrier b » Et Lafayette, qui fai­sait sa troisième révolution, s’exclamait : « Le peuple de Paris s’est couvert de gloire, et, quand je dis le peuple, je veux nommer les dernières classes de la société, qui cette fois-ci ont été les premières ; car le courage, l’intelligence, le dévouement et la vertu du peuple parisien ont été ad­mirables. »

La poésie, qui était une des armes les plus redoutables de l’opposition, la chanson, ce cantique des libéraux, ne tarda pas à chanter les grands jours qui mettaient glorieu­sement fin à l’époque odieuse. La bourgeoisie libérale avait, pour ainsi dire, trois poètes officiels, qui chantaient ses haines et ses espérances durant les longues luttes contre les Bourbons. C’étaient Béranger, Casimir Dela- vigne et Barthélémy.

Chose bizarre, la chanson de Béranger en l’honneur des journées de Juillet ne date que de 1832. Personne mieux et de meilleur cœur que le vieux chansonnier ne pouvait chanter la chute des Bourbons, la renaissance de la liberté et le drapeau tricolore. Républicain par conviction, il avait accepté la monarchie orléaniste, et à l’assemblée centrale 1

1 Alfred de V igny : J o u rn a l d ’u n poète , recueilli et publié pa r Louis R atisbonne. Troisièm e édition. P a ris 1882, p. 46-47.

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qu'avaient tenue ses amis politiques, il avait fait com­prendre qu’en ce moment la république était impossible ou tout au moins dangereuse. Ses amis étaient devenus ministres, il se tenait écarté du pouvoir, et chantait :

Non, mes am is, non je ne veux rien être,Semez ailleurs places, titres et c ro ix . . .

Fatigué des longues luttes, sentant que la pointe de l’esprit s’émousse vite, comme il disait, et ne se retrempe que dans le repos, il évitait la place publique. Peut-être ménagea-t-il ses anciens amis, ayant en même temps beaucoup de sympathies pour la jeunesse républicaine. Son silence inquiétait ses admirateurs, habitués à enten­dre ses chansons sur tous les événements du jour. Ils le rappelaient à son devoir de porte-parole de l’opinion pu­blique, ils le sommaient de se faire entendre1.

Enfin, en 1832, il dit son mot dans Les tombeaux de .juillet :

Des fleurs, enfants, vous dont les m ains sont pures ; - E nfan ts, des fleurs, des palm es, des flam beaux !De nos T rois-Jours ornez les sépultures :Gomme les rois le peuple a ses tom beaux !

Il vante la bonne humeur et le désintéressement des gens du peuple qui accomplissaient de si grandes choses :

Qu’un peuple est g rand qui, pauvre, gai, modeste,Seul m aître, après ta n t de sang et d’efforts, i

i ...Ah ! tous ces drapeaux triom phansSont tein ts du sang de nos enfans.

P o u r les venger,Bon B éranger,

Allons, rep rends ta lyreainsi l ’apostrophait un au teu r anonym e dans le C orsaire du 27 août 1830. D ans le même sens, la chanson de F cuqueau de Pussy , — 5 oc­tobre 1830 — intitu lée : A B éra n g er : « L a France est lib re et tu ne chantes pas ? »

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Chasse en r ia n t des princes qu’il déteste E t de l’E ta t garde à jeun les trésors !

Et il glorifie ces artisans, ces soldats de la Loire, ces étudiants, tombés pour la sainte cause du peuple, pour la gloire du nom de la France. Le gigantesque fantôme de Napoléon se dresse à Sainte-Hélène, et choisit la Liberté pour successeur. Le poète voit surgir un nouveau monde sur les ruines des vieilles lois, un monde dont la France libre est la reine.

Le sang français, des grandes destinées Trace en tout tem ps la route au genre hum ain !

Casimir Delavigne était le second poète favori de l’op­position libérale. Au lendemain de la Révolution, le poète des Messéniennes fut chargé par ses amis de composer une nouvelle Marseillaise, adaptée à l’esprit nouveau. Le chant de Rouget de l’Isle était trop rouge et trop farouche pour les partisans de la «liberté sage et modérée '>. Le bourgeois pacifique distinguait derrière elle les spectres de Robespierre et de Babœuf. Le temps pressait, les tam­bours battaient, le tocsin sonnait, et les riches proprié­taires ne voyaient pas de bon cœur :

Que dans P aris entier, comme la m er qui m onte,Le peuple soulevé grondait,

E t qu ’au lugubre accent de vieux canons de fonte La M arseillaise répondait. 1

La nouvelle devait être plus douce, plus modérée, moins républicaine. Delavigne la composa. Sur un air allemand, westphalien dit-on, en collaboration ave'c quelques amis qui lui fournirent certains traits, il adapta des paroles 1

1 Auguste B arb ier : ïa m b es, La Curée.

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françaises qui trahissaient un enthousiasme à froid, des idées banales et médiocres. La Parisienne commence :

Peuple français, peuple de braves,La liberté rouvre ses bras ;On nous d isait : soyez esclaves !Nous avons dit : Soyons soldats !Soudain P aris dans sa mémoire A retrouvé ce cri de gloire :

E n avan t m archons Contre leurs canons !

A travers le fer, le feu des bataillons Courons à la victoire !

Après avoir mentionné Lafayette « en cheveux blancs », le héros « de la liberté des deux mondes », il apostrophe le nouveau roi, son ami personnel :

Soldat du drapeau tricolore D’Orléans, toi qui l’as porté !Ton sang se m êlerait encore,A celui qu ’il nous a coûté.

La Parisienne fut le chant préféré de la Garde Na­tionale, le disputa à la Marseillaise, et enfin devint l’hymne officiel qui a duré autant que le règne de Louis- Philippe.

La dernière des Messénîennes, Une semaine à Paris, dédiée aux Parisiens, célèbre les héros morts pour la liberté :

Debout, m orts im m ortels, héroïques soutiens De la liberté triom phante !

Et il montre les, faubouriens, aux appels des tambours, aux éclats des obus, vieillards, enfants, en haillons, se ruant en avant et faisant tomber les remparts des baïonnet­tes. Après avoir invoqué la « grande ombre de Napoléon »

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et encensé le roi-citoyen, il traduit en vers une proclama­tion affichée à Paris qui disait : « Braves ouvriers, rentrez dans vos ateliers » :

Pour toi, peuple affranchi, dont le bonheur commence,T u peux croiser tes .bras après ton œuvre im m ense ;P u r de tous les excès, hu it jours l ’ont enfanté,Ils ont conquis les lois, chassé la ty rannie,

E t couronné la Liberté.Peuple, repose-toi ; ta sem aine est fin ie .

Barthélemy et Méry, deux des poètes les plus militants de la Restauration, apportèrent aussi leur tribut d’admi­ration dans un poème dédié aux Parisiens et intitulé : L’Insurrection. Marseillais tous deux, ils collaborèrent longtemps ensemble ; et dans cette poésie bien travaillée et bien versifiée, Barthélemy apporta la note grave et po­litique. Ancien élève des oratoriens de Juilly, il avait dé­buté par une satire contre les capucins. Puis, changeant brusquement d’opinion, il collabora aux journaux légiti­mistes et combattit la liberté de la presse. Le roi Charles X lui donna une pension de 1500 francs sur sa cassette, et le poète écrivit des odes pleines d’un lyrisme vendéen.N’ayant reçu que 800 francs pour une pièce de poésie royaliste, il entra dans l’opposition, et devint poète bonapartiste. Mais son culte pour Napoléon ne l’empêcha pas de se rallier au nouveau régime.

L’épigraphe de Y Insurrection, c’est le mot connu de Y Ecclesiaste : Et nunc intelligite reges. Dans leur dédi­cace aux Parisiens, les poètes les élèvent à la hauteur de leurs pères. « Les étrangers qui vous ont vus, -vous ont proclamé le peuple sans rival ; vous vous êtes montrés intelligents dans l’insurrection, sublimes dans la grande bataille, généreux et calmes après le triomphe ». La poé­sie, disent-ils, est bien froide après un drame si vivant ;

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ils ont cessé d’être poètes pour se faire citoyens et n’ont pas eu de temps pour soigner et polir la forme de leur œuvre.1 Ils montrent les suppôts du trône et de l’autel, leurs plaisirs faciles et leur insouciance joyeuse, les « syl­phes de boudoir », les «femmes de satin, de chair blan­che et de roses ». Les jeunes dandys parfumés se moquent de ces vieux faubourg de fange, de cette plèbe vile, de ces ignobles journaliers, de ces boutiquiers qui tremblent de­vant leur prévôt. Le temps de la Bastille et de Camille Desmoulins est passé, « la rouille a dévoré la pique des faubourgs » :

Le trône de Saint-Cloud est bâti sur le roc ;D’un brum aire royal faisons naître Γaurore :Si P aris se levait, il tom berait encore

D evant le canon de Saint-Pioch.

La plèbe a osé lever la tête et s’opposer à la volonté du roi très chrétien. Pour la punir, on a mitraillé Paris.

C’est une n u it d’insom nie et d’effroi.Oh ! qui t ’a fait ces longues agonies ?Quel Dieu cruel te voue aux gémonies ?Est-ce un V andale, ô P a r i s ? . .. C’est ton Roi !...

Mais, le peuple, avec son « drapeau vivant » Lafayette, a vaincu; les pauvres des faubourgs, décorés de poussière et de sang, commandent dans les salles royales. Les poètes finissent par des éloges au roi populaire, qui a assisté à l’enterrement du général Foy, qui est embrassé par Lafayette, au roi dont la présence n’est pas accompagnée de « l'insidieux manteau d’un confesseur jésuite » :

Les vainqueurs de P aris, avec cent m ille voix,Comme les prem iers F rancs t ’ont mis sur le pavois, 1

1 L 'In su r re c tio n . Poèm e dédié aux P arisiens pa r B arthélem y et Mérv. Quatrièm e édition. P a ris. 1830. p. 10-11.

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C onsacrant à jam ais leur antique m axim e :Le Roi qu ’un peuple nomme est le seul légitime,

Béranger, Delavigne, Barthélemy et Méry étaient les poètes ordinaires du libéralisme, et n’ont chanté que la victoire de leur parti et des idées qui leur étaient chères. Mais, les journées de Juillet eurent des admirateurs dans le camp opposé, et tirent date dans la vie des deux plus grands poètes français du dix-neuvième siècle : Victor Hugo et Lamartine.

Victor Hugo, Γenfant sublime des salons légitimistes, le chantre des morts et des naissances de princes, « le stuartiste, jacobite et cavalier, aimant la Vendée avant la France » \ évoluait vers les idées nouvelles. Deux causes principales lui faisaient abandonner les vieilles idoles et le poussaient vers la gauche : c’étaient son tempérament militant et sa conception de l’art et du rôle du poète.

« J’aurais été soldat, si je n’étais poète », disait-il. Aimant le mouvement, la lutte, la pleine lumière, la vie, il devait nécessairement échapper à la stagnation du passé. Il se prononça toujours contre l’idée stérile de l’art pour l’art. Le théâtre était pour lui « une tribune », une chaire d’où il prêchait les vérités utiles. L’art, disait-il, c’est la vocation supérieure, c’est la civilisation même. Le poète, c’est le pasteur d’âmes, semeur des vérités fécondes, la lumière qui montre au peuple le chemin à travers le désert ; les élus du génie, ce sont des sentinelles laissées par le Seigneur sur les tours de Jérusalem. D’autre part, il y avait une correspondance intime entre la révolution littéraire romantique et la révolution politique libérale. « Le romantisme proclame la liberté de l’art, l’égalité des genres, la fraternité des mots, devenus tous au même titre, 1

1 F euilles d ’a u to m n e , préface, datée du 24 novem bre 1831.

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citoyens de la langue française » 1. Victor Hugo, « le dé­molisseur en chef de l’ancien régime littéraire», avait bien le droit de chanter plus tard :

Je fis souffler un vent révolutionnaire.Je m is un bonnet rouge au vieux dictionnaire.P lus de m ot sénateur ! P lus de mot ro tu rier !Je fis une tempête au fond de l’e n c rie r .1 2 *

« Les grandes commotions retentissent profondément dans les intelligences, raconte le témoin de sa vie. M. Vic­tor Hugo qui venait de faire son insurrection et ses barri­cades au théâtre, comprit que tous les progrès se tiennent, et qu’à moins d’être inconséquent, il devait accepter en politique ce qu’il voulait en littérature. ». Et il ne tarda pas. La révolution finie, son royalisme s’envola *. Le 4 août 1880, il écrit à Charles Nodier : « La population de Paris se conduit admirablement bien, mais il faut se hâter d'organiser quelque chose »4 . Et les premiers jours, il se fit le chantre de cette « admirable, énivrante révolution de Juillet ».

1 G e o r g e s R en a r d : L a m éthode sc ien tifiq u e de l’h isto ire litté ­ra ire . Paris. 1900. p. 319-220.

2 C o ntem pla tions, I , 7.» Alcide de BeauChesne, poète royaliste, a très bien exprim é la

tristesse de son p a rti d’avoir perdu une de de ses p lus pures gloires :

Oh ! que tu m ’as trom pé, jeune hom m e au cœ ur de flamme, E toile qui sitô t touches à ton déclin.C hanteur qui dans les plis de la vieille oriflam me

Berçais le royal orphelin !

Ainsi donc plus d ’am our, plus de ces chants fidèles,Que ta prodigue enfance a consacrés à Dieu :Séraphin, les’' m échants fo n t coupé les deux ailes,

Au eiel, ils te font dire adieu.Cité dans Y H isto ire de la littéra tu re fra n ça ise sous le gouverne­

m e n t de Ju ille t, pa r Alfred Nettem ent. Deuxième édition. P aris . 1859. T. I I , p. 86.

* C orrespondance. 1815-1835. P a ris. 1896, p. 100. A peu près dans les m êm es term es, datée du même jour, lettre à Sainte-Beuve, p. 272.

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Les vers Dicté après Juillet 18301 , écrits le 10 août 1830, commencent par un hymne au peuple parisien :

Soyez fiers ! vous avez fait au tan t que vos pères.Les droits d’un peuple entier, conquis p ar ta n t de guerres, Vous les avez tirés tou t v ivan ts du linceul.Ju illet vous a donné, pour sauver vos familles,Trois de ces beaux soleils qui b rû len t les bastilles ;

Vos pères n ’en ont eu qu ’un seul !

Vous êtes bien leurs fils ! c’est leur sang, c’est leur âme Qui fait vos b ras d’a ira in et vos regards de flamme.Ils ont tou t commencé ; vous avez votre to u r .Votre mère, c’est bien celte F rance féconde Qui fait, quand il lu i p la ît, pour l’exemple du m onde,

T enir un siècle dans un jour.

L ’Angleterre jalouse et la Grèce hom érique.Toute l’Europe adm ire et la jeune Amérique Se lève et bat des m ains du bord des océans.Trois jours vous ont suffi pour b riser vos entraves.Vous êtes les aînés d ’une race de braves,

Vous êtes les fils des géants !

Lamartine subit presque la même évolution. Légiti­miste de naissance et de conviction, il ne fut jamais admirateur aveugle du droit divin. Il avait composé en 1814, raconte Sainte-Beuve 1 2, une brochure qui ne fut pas pu­bliée, où son royalisme s’accordait très bien avec des idées libérales et constitutionnelles. La vie politique l’attirait depuis longtemps, et le 21 octobre 1826, il écrivait à un de ses amis : « J ’ai dans la tête plus de politique que de poé­sie ». Il avait l’intention de se faire élire député, et il attendait d’être éligible, puisque la loi, sous la Restaura­

1 Les C hants d u C répuscule.2 Sa in t e -B e u v e : P o rtra its co n tem p o ra in s. P a ris . 18Ö5. T. I, p.

202.

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tion, ne permettait pas de se présenter avant quarante ans l. Cuvier, en le recevant à l’Académie le 1er avril 1830, lui reprochait de vouloir sacrifier la poésie à la poli­tique. Et sans bruit, doucement, mais sûrement, il se détachait de ses anciens amis. La révolution de 1830 ouvre la seconde phase de cette belle vie.

Ce qu’on a écrit de meilleur sur les journées de juillet, ce sont les vers de I .armari nie : Contre la peine de m ort, où il plaida la grâce des ministres de Charles X. Dans ce beau morceau, il dit — « rougissant et fier à la fois » — que la liberté n’a pas allaité son enfance, mais il ne peut pas contenir son admiration pour le peuple, ni s’empêcher d’applaudir à la victoire des ouvriers parisiens, en suivant de ses larmes « l'innocent orphelin des rois». Et quels accents dans cet hymne ample et majestueux !

T u fus beau, tu fus m agnanim e,Le jou r où, recevant les balles sur ton sein,

. T u m archais d’un pas unanim e,Sans au tre chef que ton tocsin ;

Où n ’avan t que ton cœur et tes m ains pour com battre, Relevant le vaincu que tu venais d’abattre ,« A vant d’être ennem is, le pays nous fit frères ,L ivrons au même lit les blessés des deux guerres ;

La F rance couvre le F rança is ! »

Quand dans ta chétive dem eure Le jour, noirci du feu, tu ren trais triom phant,

P rès de l ’épouse qui te pleure,Au berceau nu de ton enfant,

T u ne leur p résentais pour unique dépouille Que la goutte de sang, 1a. poudre qui te souille,

Un tronçon d’arm e dans ta m ain.En vain l’or des palais d an s la boue étincelle ;F ils de la liberté, tu ne rapportais qu ’elle :

Seule elle assaisonnait ton pain.1 E. D e sc h a n e l : L a m a rtin e . P aris . 1893. T. I, p. 239.2 H a rm o n ies po é tiq u es et re lig ieuses.

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Et le poète finit son tableau de la vertu populaire, par une exclamation enthousiaste :

Un cri de stupeur et de gloire,Sorti de tous les coeurs, m onta sous chaque c iel.

E t l’écho de cette victoire Devint un hym ne universel.

Avec une mâle éloquence, dans ses admirables lamies. Auguste Barbier rappelle les jours où

La grande populace et la sainte canaille Se ruaien t-à l’im m ortalité.

Il admire ces héroïques va-nu-pieds qui rendaient la liberté à la France et l’espoir au monde :

C’étaient sous des haillons que battaien t les cœursC’étaient alors les sales doigts [d’hommes,

Qui chargeaient les m ousquets et renvoyaient la foudre ;C’étaient la bouche aux vils ju rons

Qui m âchait la cartouche, et qui, noire de poudre,Criait aux citoyens : M ourons.1

Et ailleurs :

Il est beau ce colosse à la m âle carure,Ce vigoureux porte-haillons,

Ce sublim e m anœ uvre à la veste de bure Teinte du sang des bataillons ;

Ce m açon qui d’un coup vous démolit des trônes,E t qui, par un ciel étouffant,

Sur les larges pavés fait bondir les 'couronnes Comme le cerceau d’un enfan t. 1 2

Brizeux, l’exquis poète de Marie, qui avait chanté la suave douceur de la vie champêtre et pastorale, les landes

1 L a Curée.2 La P o p u la rité .

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des bords du Scorf et de l’Ellé, fut atteint de la fièvre qui brûlait les coeurs de cette jeunesse exaltée. La l’évolution de Juillet fut le coup de grâce qui le convertit aux nou­velles idées. En août 1880, son âme s’épanche en beaux dithyrambes saluant la victoire populaire, destinée à ré­générer le vieux monde. Son Hymne1 est un des plus beaux morceaux de la poésie de Juillet :

Aimons la L iberté ! c’est le souffle de Dieu ;C’est l’esprit fécondant qui pénètre en tou t lieu ;C’est l’éclair dans la n u it ; sur l’autel c’est la flamme ;Le verbe insp ira teu r qui rend la vie à l’âme.

La Liberté arrose d’une large pluie la terre languissant dans l’aridité ; elle remplit les coeurs de « ses fraîches pa­roles ». Paris, c’est sa ville à elle :

Ici sa m étropole, ici ses jours de fête,Ici des hom m es francs osant lever la tête,Des pas libres, des m ains qui peuvent se serrer,E t l’a ir v ita l et fort qu’elle aime à respirer !

Le poète appelle les Muses, « aux beaux pieds de neige », pour chanter les temps nouveaux ; il entonne un hymne superbe au travail, avec un réalisme à la fois sobre et poé­tique, qui, avec quelques pages des ïambes d’Auguste Barbier, peut être considéré comme la première infiltra­tion du réalisme dans la poésie romantique :

Au trava il ! au trav a il ! Qu’on entende partou t Le b ru it sa in t du trava il et d’un peuple debout !Que p arto u t on entende et la scie’et la lime,La voix du trava illeu r qui chante et qui s’anim e !Que la fournaise flambe, et que les lourds m arteaux,N uit et jou r et sans fin, tourm enten t les m étaux ! 1

1 Auguste Brizeux : Œ uvres. M arie . Paris. A. Lem erre, éditeur, p. 102-104.

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Rien n ’est harm onieux comme l’acier qui vibre E t le cri de l ’outil aux m ains d’un hom m e libre.Au fond d’un atelier rien n ’est plus noble à voir Qu’un fron t tout en sueur, un visage tout noir,Un sein large et velu que la poussière souille,E t deux robustes b ras tout recouverts de houille !Au trava il ! au trava il ! A l’œ uvre ! aux ateliers !

Mais il n’oublie pas la seconde force productrice et fé­condante de la société, la pensée. Après avoir invoqué les ouvriers manuels, il fait appel aux ouvriers intellectuels, il les engage à marcher en commun vers l’idéal, vers la perfection :

E t vous de la pensée habiles ouvriers,A l’œ uvre ! T ravaillez tous, dans votre dom aine La m atière divine et la m atière hum aine !Inventez, m aniez, changez, embellissez !La L iberté jam ais ne d ira : « C’est assez ! »Toute audace lu i plaît ; vers la nue orageuse Elle aime à voir m onter une aile Courageuse.

Même Théophile Gautier qui professait le mépris le plus dédaigneux pour les « affaires du temps » et dont le credo poétique contenait Yodi 'profanum vulgus du poète latin, Théophile Gautier lui-même trouva des accents vibrants pour chanter « les saints martyrs de la Liberté », tombés sous les rayons du a soleil tricolore ».

P halange au cœur stoïque et désintéressé ;Contre le fa it b ru tal, contre la force in juste,Nous soutenions les droits de la pensée auguste,Soldats de l’avenir, com battant le passé. 1

Beaucoup de poètes obscurs, dans de nombreux recueils d’hymnes qui abondèrent après la victoire, chantaient 1

1 Poésies com plètes. P a ris. 1884. T·. I I : Le 28 ju i l le t 1840.

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pour acquitter leur dette envers la bravoure, la vertu de leurs concitoyens. C'est la même admiration, plus ou moins poétique.

On glorifiait les « affamés de justice », réveillés par les cris de la liberté menacée.

Chargés de vieux m ousquets que la rouille dévore, M unis de lourds m arteaux , de haches, de bâtons,C’est ainsi qu’on les voit au lever de l ’aurore...E t quand v iendra le soir ils au ron t des canons. 1

La foule anonyme, le « peuple franc et loyal, ennemi du parjure », est l’objet d'un enthousiasme sans borne :

F rançais, l’univers cède à l’adm iration ;Vous êtes proclam és la grande N ation ! 1 2

Dans un autre hymne, le poète, tout à fait exalté, s’ex­clame :

Gloire à toi !... gloire à toi ! . . . g rand peuple de la terre !...Oui, tu l’as m érité, le nom de Peuple-Roi !D evant le m onde entier lève une tête altière,

Gloire à toi ! . . . Gloire à toi !... 3

Outre ces innombrables odes au peuple, pour la plupart bien exagérées, — il ne faut pas oublier que nous sommes en pleine époque romantique, — la poésie des journées de Juillet s’inspire encore quelques sujets importants : c’est le roi Louis-Philippe, le roi déchu Charles X et toute la branche aînée des Bourbons ; c’est un certain esprit hu­manitaire et libérateur, les grands espoirs que la Révolu­tion a éveillés dans ces âmes ardentes et croyantes.

1 L e ré v e il d u p eu p le , ou la révolution de 1830. Poèm e en tro is journées p a r M. P. D uplaisset. P a ris. 1830.

2 L ’é ten d a rd de la liberté, poème su r la révolution de 1830, par Bigot, du H avre. P a ris . 1830.

3 A u P eu p le . C hant patrio tique pa r Théodore et H yppolite Co- gniard. Ju ille t, 1830.

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Jamais homme ne fut mieux adapté a sa situation que le duc d’Orléans à la nouvelle monarchie constitutionnelle. Pour les libéraux de la Restauration, il était le prince idéal. On savait que, jeune officier, il avait applaudi à la chute de la Bastille, qu'il avait rempli les, fonctions d’ap­pariteur et de censeur au Club des Jacobins, que Mirabeau lui avait frappé sur l’épaule, que. Danton lui avait dit « Jeune homme », qu’il était ami de Lafayette, qu’il avait été le compagnon de Dumouriez, qu’il avait porté la co­carde tricolore à Jemmapes. Etranger à toutes les entre­prises des émigrés contre la France, exilé en Suisse, il donnait au collège de Reichenau des leçons de géogra­phie, de mathématiques et de langues, aux appointements de 1400 francs par an, pendant que sa sœur Adélaïde bro­dait et cousait. Après la chute de Napoléon, rétabli dans les biens immenses de sa famille, il fut le centre de rallie­ment de l’opposition, protégea les écrivains poursuivis, et ht instruire ses fils au collège Henri IY, comme un sim­ple bourgeois. Elevé dans les saines traditions du XVIIIe siècle, il était sinon irréligieux du moins anti-jésuite. De­vant les « brigands de la Loire » il montrait son admira­tion pour les hommes de l’Empire. Il avait des vertus bourgeoises, du bon sens, de la sagesse pratique ; il était paisible, sobre, économe ; il aimait sa femme et ses en­fants. Plus tard, le dimanche, des laquais montraient aux bourgeois son lit conjugal, et cette vie rangée paraissait d’une haute vertu après la vie désordonnée de ses cousins de la branche aînée,1 II aimait le travail manuel, on le di- 1

1 F laubert, dans son E d u ca tio n se n tim en ta le , docum ent précieux pour l’étude dé la psychologie des gens de 48, parle d’une lithogra­phie célèbre de l ’époque, glorifiant les vertus de la famille royale.

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sait un peu maçon, un peu jardinier, un peu chirurgien. Très souple, il s’accommodait merveilleusement aux cir­constances : venant au quartier-général de l’insurrection à FHôtel-de-Ville, et acclamé aux cris de « Vive la Liberté ! Vive la République ! », il salua la foule bruyante et dit: « Messieurs, c’est un garde-national qui vient rendre vi­site à son ancien général, M. de Lafayette ». Chose plus importante : sa fortuné colossale semblait une garantie pour les bourgeois riches, un gage sérieux d’ordre dans l’Europe entière. La bourgeoisie voyait en lui un nouveau Guillaume clôturant une nouvelle révolution de 1688. Enfin, il savait gagner les sympathies de la population. Sans garde, il se promenait tranquillement, le parapluie sous le bras·, serrant la main aux gardes nationaux, se laissant offrir des verres de vin par des gens du peuple, se montrant au balcon, entouré de ses filles vêtues de simples robes blanches, et chantant la Marseillaise avec la foule.

Malgré tout cela, Louis-Philippe et sa dynastie trou­vèrent peu de poètes pour les chanter. Les Bourbons avaient été plus heureux. L’allure bourgeoise du roi-ci­toyen donnait peu d’entrain aux romantiques aimant l’ex­traordinaire, l’excentrique, Yinouïsme, comme ils disaient. Le couplet de la Parisienne est encore le plus connu de toute cette poésie. Dans un couplet A’Une semaine à Pa­ris , Delavigne dit :

Que ton règne te chante, et qu ’on dise après nous :M onarque il fut sacré par la raison publique ;Sa force fut la lo i; l’honneur sa politique ;

Son droit divin, l’am our de tous !

« L ouis-Philippe tenait un code, la reine un paroissien , les princesses b rodaient, le duc de N em ours ceignait un sabre ; Mi de Joinville m o n tra it une carte géographique à ses jeunes frè re s ; on apercevait dans le fond u n lit à deux com partim ents... Cette image in titulée TJne bonne fa m ille , avait fait les délices des bourgeois, m ais l'afflic­tion· des patrio tes ». (Gustave F la u b e rt: L iE d u ca tio n sen tim en ta le . H isto ire d’un jeune homme: P aris. 1899. p.64).

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Barthélemy et Méry, dans La Tricolore, se souvenaient aussi du nouveau roi :

Sous lui, sous sa féconde race,Vivons sans ployer les genoux ;Soyons fiers d’avoir parm i nous Un Roi que L afayette em brasse.

Les petits poètes glorifiaient également le roi qui mon­tait sur le trône par la volonté nationale :

Philippe de la F rance a fixé les destins ,Le peuple, en couronnant ses vertus populaires,A voulu que son roi fût le m eilleur des pères

E t le plus g rand des c itoyens .1

Une chanson populaire, pleine, de tendresse pour « ce nouveau Roi, qui n’avah pas trop d’ messes », ajoute :

M algré les blancs dans ces jours à m itraille,J ’ons nommé Roi, ce bon duc d’Orléans,E t j ’ons prouvé que 1’ peupl’ n ’est pas canaille Q uand il choisit un pèr’ pour ses en fan ts.1 2

Cet enthousiasme pour le roi prenait quelquefois des formes bien suspectes. On savait bien qu'il suivrait l'exemple de son prédécesseur, lequel payait de sa cas­sette les poètes chantant ses vertus et travaillant à la con­solidation de sa dynastie. Un nommé J. P. Mareschal, après avoir crié dans une cantate :

Avec Philippe d’O rléans,Levons-nous, m archons en avan t.

O valeureux F rança is, consacrons notre vie A défendre nos droits, Philippe et la patrie.

1 T rib u t p a tr io tiq u e , offert aux H éroïques Défenseurs den o s liber­tés. P a r le docteur Goudret, ex-chirurgien. P aris . 1830.

2 L a m a rm ite ren versée , ou le départ de Charles Casse-Bras. P a r M. L ..-B . E . E . N. A. R. R ., chasseur blessé. Paris. 1830.

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donne son lieu d’origine — « de la ville d’Aix, départe­ment des Bouches-du-Rhône » —, et toute son adresse : rue des Vieux-Augustins, n° 51. De même, un garde national (de la 5me légion, 2me bataillon, 4me compagnie), nommé Châtelain, et qui chanta les vertus du roi dans le très peu poétique poème Juillet 1830!!!, donnait son adresse aussi complète que possible : « rue Saint-Denis, n° 38, passage Lemoine, escalier F » !

I I I

Les haines.de la poésie populaire visaient particulière­ment Charles X, le roi dévot et obstiné, qui avait provo­qué Γeffusion du sang français. Cette haine était, il est vrai, spontanée et sincère, mais pour beaucoup de ces poè­tes improvisés, le tort de Charles X était d'avoir été vaincu. S’il avait réussi, les chantres de la colère populaire n'au­raient pas eu assez d'injures pour en couvrir les émeu- tiers. Les petites brochures contre Charles X pullulent les premiers jours après la Révolution. Leurs titres sont assez significatifs : Histoire scandaleuse, politique, anec­dotique et bigote de Charles X, (quatre éditions) ; Avant, pendant et après, ou mémoires libertins et dévots sur Charles X, contenant les débauches de sa jeunesse, les intrigues de son règne, les circonstances de son départ et ses fredaines de toutes les espèces, par M. Scipion Marin ; Histoire impartiale et véridique de Charles A', sur­nommé le Robin-des-Bois, par un ex-officier des chas­seurs ; Vie scandaleuse, anecdotique et dévote de Char­les X, depuis sa naissance jusqu’à son embarquement à Cherbourg; Vie errante, politique et jésuitique de Char­les le parjure, etc.

Pour un « rimailleur gascon », comme l’auteur s’appe­

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lait lui-même, Charles X, « désirant par la crainte asser­vir ses sujets », était :

y ra i po rtra it des dévots qui clans leur zèle extrême Osent au nom du ciel outrager le ciel même. 1

Dans le Réveil du peuple, l’un des meilleurs parmi ces poèmes, il est montré :

...faible et trem blan t comme un roseau débile,Tout entier se liv ra n t à l’in trigue, au complot, N’écoutant que le faux et repoussant l’utile,On lira dans l’histoire : Il fut lâche et dévot.

Et dans le langage populaire, on criait :

D’Rois jésuites, je n ’en voulons p lu s .1 2

On ridiculisait plutôt qu’on ne maudissait le roi tombé.3 Et ce descendant de Saint-Louis quittait la France sous les sifflets et les huées.

Les royalistes, surpris, terrifiés, se taisaient, et il n’y eut que Lamartine pour verser une larme discrète sur « l’innocent orphelin des rois ». Victor Hugo, glorifiant les vainqueurs de Juillet, dans la même pièce, prenait part à

1 La Chute d ’u n ty r a n , pa r Olympe Benazet, professeur d’écri­ture. Parié.

2 Jérom e B u te a u x et le P ère Chopin a u x b arricades. Récit véri­dique des tro is journées m ém orables, en vaudevilles. P a r J.-A. Gardy. Paris. 1830.

3 Une poétesse, Mlle E m ilie G... (Les so u v e n irs de Charles X . P a ris. 1830) d isa it pour lui.

Peuple leger, peuple in g rat et rebelle,P endan t six ans, j ’ai voulu ton bonheur ;J ’v trava illais tous les jo u rs avec zèle,E n m éditant le code du chasseur.

La m êm e idée se trouve dans une pièce in titu lée : Le Conseil d u 35 et les tro is jo u rn é e s m ém orab les, pa r A. P ., ouvrier typographe.

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la douleur de la famille royale, noble attitude louée par les libéraux du Globe :

Oh ! laissez-moi pleurer sur cette race m orteQue rapporta l ’exil et que l’exil rem porte,V ent fa ta l qui trois fois déjà les enleva !Reconduisons au m oins ces vieux rois de nos pères.Rends, d rapeau de F leurus, les honneurs m ilitaires

A l’oriflamme qui s’en va !

Je ne leur d ira i point le m ot.qui les déchire.Qu’ils ne se plaignent pas des adieux de la lyre !P as d’outrage au vieillard qui s’exile à pas lents !C’est une piété d’épargner les ru ines...

Dans la préface des Feuilles d’automne, datée du 24 no­vembre 1831, il montrera une certaine tendresse pour cette « race tombée », il respectera sa douleur, « maintenant que le vieillard qui a été le roi n’a plus sur sa tête que des cheveux blancs ». C’est le même respect de la personne humaine, non les sentiments d’un royaliste, qui lui dic­tera la pièce éloquente où il flétrit le traître qui livra pour de l’argent au gouvernement de Louis-Philippe l'impru­dente et aventureuse duchesse de Berry1.

IV

On chantait aussi le drapeau tricolore, le drapeau des glorieuses guerres de la République et de la Grande Ar­mée, le drapeau qui flottait victorieusement à Jemmapes 1

Les B ourbons s’appellent les C ornichons (La fa m ille des co rn i­chons, pa r un au teu r célèbre et anonym e ; Les C ornichons, pa r Odry). Le m êm e esprit dans le R o i p a r la grâce de D ieu, pa r Lé­preux ; Les ja r re ts de Chariot ; Les B o urbons et les barricades, par M. Gustave, etc,

1 Les Chants d u crépuscu le . «A l ’hom me qui a livre une femm e» (juillet 1835).

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et à Austerlitz, le drapeau de Hoche et Napoléon, et les jeunes admirateurs de la Convention et les vieux gro­gnards s’embrassaient et pleuraient sous les plis de l’éten- tard proscrit pendant quinze longues années :

Salut, signe sacré, symbole de victoire,E ten tard im m ortel, qui pendant vingt-cinq ans Dirigea nos guerriers dans les cham ps de la g lo ire1.

Un autre poète disait avec la même joie exaltée :

E tendard de l’honneur, salu t, drapeau des braves !T u nous luis en ce jou r avec la liberté !E tendard de l’honneur ; sur le front des esclaves

T u n ’as jam ais flotté 2.

Ou bien :

Flottez avec les vents, écharpe tricolore,E t de la terre aux cieux flottez dans le lointain,Comme l’été, ces feux envoyés de l’aurore

Pour annoncer un beau m a tin 3.

Pour ces cœurs enflammés, le drapeau tricolore était le grand signe de ralliement et de liberté pour tout le genre humain. Les Français, c’est le peuple élu, la grande na­tion, qui marche à la tête de l’humanité pour les droits sacrés de l’homme et du citoyen. Le coq gaulois a secoué le sommeil de ceux qui dorment. Les trois journées de -Juillet, c’est le réveil de l’esprit de Liberté.

Remuée au grand jour, Josaphat s’est dressée;C’est nous dont la trom pette a donné le signal,E t le coq des Gaules a chanté, m atinal.

-------------------- s —1 L ’é ten d a rd de la liberté, pa r Bigot. Paris. 1830.2 L a R év o lu tio n de 1830, pa r E . A rnould. P a ris. 1830.8 Les P a ris ien n e s , chant de la Révolution de 1830, p a r A lexandre

Dum as. 1830.

3

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Le com bat term iné, des débris de la lance,Sur l’Europe, semez nos bagues d’alliance

D ans chaque peuple ind ép en d an t.E t que la liberté, m on pays, recommence,En nouant les anneaux dans une chaîne im m ense

Un au tre em pire d’Occident1.

Et un orgueil national remplissait les vainqueurs :

Peuples, battez des m ains, et de gloire jaloux,Pour im iter ses fils, levez-vous, levez-vous !Oh ! suivez le sentier où la F rance vous m ène ;Secouez des ty ran s la puissance inhum aine.Mais pour vous diriger, vous fiant à sa foi,Inclinez votre orgueil devant le peuple-roi !* i 2

Béranger, dans le temps de la Restauration, chantait la Sainte Alliance des peuples. On voyait dans la victoire de Paris en 1830 le commencement de la délivrance du genre humain. Le despotisme, disait-on, c’est le mensonge ; les peuples, c’est la vérité ; les tyrans sont les rivaux, mais les peuples sont frères, frères en souffrances, frères en es­poirs. On reprenait le beau mot de Ghamfort qui exprimait merveilleusement l’esprit libérateur de la première Répu­blique : Guerre aux châteaux, paix aux chaumières ! On chantait l’Européenne, et on voyait la jeune France, belle et guerrière, dans un élan superbe, porter l’évangile tricolore de la liberté, de l’égalité et de la fraternité aux peuples opprimés. Le soleil s’est levé à Paris, la sainte famille, la grande patrie de 1 Europe s organise, et la paix, le bonheur descendent sur la terre qui a tant souffert !

L’univers étonné ne verra plus de guerres;Le droit régnera seul, et les peuples tous frères.

E nrichis par la paix,

1 Idem . , ,i P a u l-L o u is Courier. E p itre en vers, pa r Eugène T albot, éleve en

droit. P a ris. 1830.

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Ne seront plus rivaux que par leur industrie ,A dm irable carrière ouverte à leur génie,

E t si riche en bienfaits.

Age d’or si van té que l’on verra renaître,Où les hommes égaux n ’auront plus d’au tre m aître

Que leurs dieux et les lois !1

Et de la Morgue au Champ-de-Mars descendait lente­ment un bateau macabre, portant le drapeau noir, plein de cadavres, les uns dans des bières de bois, les autres sur un lit de paille et de chaux vive. C’étaient les morts, c’était le passé, le passé hideux et douloureux, plein de souffrances et de honte, qui disparaissait pour toujours. Le radieux soleil d'août versait à grands flots la lumière sur la ville joyeuse et bruyante. Le peuple, les bourgeois, les soldats, les vieillards, les jeunes tilles, dansaient sui­le pavé arraché, et dans l’air qui sentait encore la poudre et l’abattoir, un immense cri d’espoir et de joie de vivre montait au ciel bleu et riant. 1

1 L a Liberté.: Ode an général Lafayette, par L. Castillon. Paris, MDCCCXXX.

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CHAPITRE II

Le lendem ain de la Révolution.

Les doctrinaires et la gauche libérale. — I. La poésie anti-doc­trinaire. — IL La curée. — III. La peine de mort. — IV. La révolution polonaise. — V. La légende napoléonienne.

Comme toutes choses ici-bas, les illusions des combat­tants de Juillet vécurent ce que vivent les roses.

La Révolution avait été faite par la population ouvrière et la jeunesse républicaine des écoles. A l’Hôtel-de-Ville, quartier général de l’insurrection,c’était l’esprit républicain qui dominait. Lafayette, dont l’influence était toute-puis­sante, n’avait accepté la monarchie constitutionnelle que dans l'espoir qu’elle donnerait les garanties nécessaires au triomphe définitif de la république. Son idéal dans ce mo­ment était « un trône populaire au nom de la souveraineté nationale, entouré d’institutions républicaines». Grégoire, ancien conventionnel, écrivait : « En conservant une théo­rie républicaine, en s’affligeant des obstacles qui en re­poussent l’application, il faut s’incliner devant la volonté nationale... Puisqu’on nous promet une monarchie démo­cratique, tâchons d’en effacer les anomalies.1 » Les chefs 1

1 Georges W eill : H isto ire d u p a r t i rép u b lica in ' eu F ra n ce de 1814 à 1870. P a ris . 1900. p. 70.

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républicains, après avoir obtenu la promesse formelle que le nouveau régime serait orienté contre les traités de 1815, contre l’hérédité de la pairie, contre le clergé, les légiti­mistes et la branche aînée des Bourbons, se retirèrent sans se faire beaucoup d’illusions. Ils laissaient faire, sa­chant bien que la république n’avait pas beaucoup de chances, et Cavaignac répondit à Duvergier de Hauranne, qui remerciait les jeunes républicains d’avoir su préférer le bien du pays à leur idéal : « Vous avez tort de nous re­mercier ; nous n’avons cédé que parce que nous n’étions pas en force. Il était trop difficile de faire comprendre au peuple qui avait combattu au cri de «Vive la.Charte» que son premier acte, après la victoire, devait être de s’armer pour la détruire. Plus tard, ce sera différent »b

Pendant la Restauration, la haine des Bourbons fut le ciment qui reliait les éléments très hétérogènes de l’oppo­sition. L’ennemi commun vaincu, les intérêts et les idées opposés commencèrent à se heurter et à s’entrechoquer. Le grand parti libéral se scinda en deux : le parti de la ré­sistance et le parti du mouvement. La question qui les divisa était celle-ci: la Révolution de Juillet était-elle la tin d’un système, ou bien un simple changement de personne ; était-elle un point d’arrivée ou un point de dé­part? En termes plus concrets, la victoire du peuple pro­fiterait-elle à une classe ou deviendrait-elle l’instrument du progrès et du bien-être de toute la nation ?

Louis-Philippe s’appela « roi des Français par la grâce de Dieu et la volonté nationale », mais le peuple n’avait guère était consulté, et la Chambre élue du suffrage cen­sitaire, était bien loin de représenter la volonté de' la na­tion. Pour les républicains, le nouveau roi n’était ni plus ni moins qu’ « un des 221 » députés libéraux, comme di- 1

1 H isto ire de la M o narch ie de Ju ille t, p a r P au l T hureau-D angm ’ P a ris . 1884. T. ! .. p. 23.

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sait Bastide, un de leurs chefs. Dans la proclamation royale on disait Uwe.charte sera désormais une vérité », mais le texte inséré dans le Moniteur était : « La charte sera désormais une vérité. ». On accorda quelques réfor­mes : le rétablissement de la garde nationale, le jury pour les procès de presse, la responsabilité des ministres ; puis, le cens fut réduit de 300 à 200 francs, l'hérédité de la pai­rie fut abolie. Une allocation fut accordée aux blessés, aux veuves et aux enfants des combattants de Juillet ; une colonne fut érigée à la mémoire des citoyens morts pour la liberté ; les condamnés politiques furent graciés. Mais c’était peu de chose en regard des grands sacrifices qu’on avait fait pour détrôner les Bourbons ; le résultat ne ré­pondait nullement aux grands espoirs qui avaient fleuri sous le soleil des trois journées.

La division se produisit même dans le sein de la bour­geoisie triomphante. D’une part, c’étaient les doctrinaires, Casimir Perier, Guizot, Broglie, à leur tête, les « jésuites tricolores », comme on les appelait. Us déclaraient la ré­volution close, et voulaient maintenir la paix à tout prix, à l’extérieur comme à l’intérieur. Us s’opposèrent à toutes les réformes conçues dans le sens démocratique, à tous les projets pour améliorer la situation misérable des clas­ses laborieuses ; dans la politique extérieure, ils tâchèrent de gagner la confiance et les sympathies des gouverne­ments absolutistes Tout leur système, disaient leurs ad­versaires, consistait en ce mot connu : Ote-toi de là que je m’y mette, et leur maxime politique était : ce qui est bon à prendre est bon à garder. La gauche libérale, repré­sentée par Lafayette, Laffitte et Dupont de l’Eure, deman­dait l’élargissement des droits populaires, des réformes au profit des classes pauvres, une action vigoureuse pour soutenir les révolutions à l’étranger.

Dans cette époque troublée, les événements se succè-

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đaient avec une rapidité extraordinaire, et le conflit deve­nait de plus en plus aigu. La droite remportait sur la gau­che, et en quelques mois, la faillite de la Révolution de Juillet fut un fait accompli.

Lafayette donna sa démission de commandant en chef de la garde nationale ; ses amis politiques sortirent du mi­nistère. La vaste curée commença au profit des nouveaux venus, et des préfets qui avaient brûlé le drapeau tricolore devinrent ministres. Lamarque fut empêché de parler à la tribune de la Chambre, tandis que Guizot enterrait la liberté de la presse, en déclarant que le cautionnement de­vait être maintenu parce qu’il était « une grande garantie, destinée à prouver que les hommes qui entreprennent un journal font partie d’une certaine classe de la société». La Chambre réactionnaire s’engageait dans cette voie et repoussait systématiquement toutes les lois qui voulaient assurer la liberté d’écrire.

Les républicains poursuivis, les sociétés populaires dis­soutes, la misère à Paris, les émeutes de gens affamés à Rouen et à Bordeaux, la mort mystérieuse du prince de Condé, le procès des ministres de Charles X, les troubles anticléricaux, l’abandon de la Belgique qui s’élançait vers la France, les révolutions de Pologne, d’Italie, d’Espagne laissées à la merci de vainqueurs brutaux, telle était la suite des événements pendant les premiers mois du nou­veau régime.

I

Les combattants de Juillet qui formaient la nouvelle opposition, virent qu’ils avaient été les ,dupes d’un esca­motage énorme. « On a conquis des mots et on a détrôné des choses », s’écriaient-ils devant les nouvelles misères et les humiliations qui commençaient à accabler la France.

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Les passions étaient ainsi excitées à nouveau, les luttes ardentes recommencèrent, et la poésie reprit la parole.

Barthélemy aborde le 27 mars 1831 un travail sans exemple dans l’histoire littéraire. Dans 1 q prospectus-spé­cimen de son nouveau journal la Némésis, il s’engagea à donner chaque semaine une feuille de poésie satirique sur les événements du jour. L’engagement semblait impossi­ble à tenir pour une durée un peu longue, et tout le monde doutait qu’il persévérât jusqu’à la fin. Ce qu’on avait jugé irréalisable, le poète le fit, et pendant toute une année, à cent vers par semaine, il donna onze mille vers où l’inspi­ration ne manqua jamais. C’étaient des vers pleins de couleur et d’expression, très riches, sonores et ingénieux, agressifs et violents. Sa muse, dit-il, c’est la déesse ven­geresse, agitant sa torche et son fouet de serpents, écrivant sur du velin avec de l’acide sulfurique. Elle se promet de remplacer la loi, complice des gros coupables, par la satire incorruptible. Elle veut traîner le crime dans la boue, se faire le bourreau aux gages de l’opinion publique, flétrir les gens qui ont menti à Juillet. Sorti du peuple, s’inspi­rant dans la rue, le poète ne veux pas parler le langage doux et poli. Son style, c'est la vérité crue et nue. Et ce style est soumis uniquement au trivial bon sens que « jette en mots grossiers la bouche des passants » :

J ’ab jure la pudeur de la noble gram m aire,Mon désespoir b ru ta l crée une langue am ère ;Elle invente des sons, des syllabes, des cris,Qui brû len t, en tom bant, le papier où j ’écris ;Au bout de chaque vers, avec mes âpres rim es,Je forge deux cram pons qui tenaillen t les c rim es.1

Et gare aux traîtres qui ont abandonné la cause populaire, 1

1 B arthélém y : N ém ésis. Nouvelle édition. P aris . 1878. « L a con­férence de L ondres », p. 345.

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et qui s’enrichissent à ses dépens, qui bâtissent leurs palais sur les os des morts de Juillet !

Rien ne ra len tira m a haine ; grâce au ciel J ’ai pour l’en tre ten ir un réservoir de fiel.. . . Je serai pour leu rs nu its , le spectre de Banco ;Mes doigts tenailleron t leur somm eil ; d’un seul geste Je glacerai leur chair sur le lit de l’inceste,E t j ’irai, m ’asseyant à de larges festins,De l’arsenic du vers b rû ler leurs in te s tin s . 1

La Némésis, « la sibylle à l’œil fauve », donnait des coups de fouet qui déchiraient des lambeaux de chair. Menaçante, elle tonne contre Casimir Perier :

Toi qui, des coups du peuple incrédule tém oin,Ose dire à son flot : T u n ’iras pas plus loin :E t vous tous, qui voulez, p ar un horrible pacte,A rrêter dans les airs l’eau de la cataracte ;Ecoutez, chefs du peuple : onze mois de délais N’ont pu porter nos voix au fonds de vos palais ;D ans les in iquités de vos œuvres hum aines,Vous avez dévoré cinquante-une semaines,L a dernière s’approche, elle est toute pour nous :Nous somm es fatigués de prier à genoux En p arlan t de trop bas notre voix s’est perdue ; Levons-nous ! de plus près qu ’elle soit entendue.Dans ce mois triom phal, m alheur aux hommes sourds !Le sang du Louvre crie, et voici les trois-Jours ! ! ! 1 2

Mais, la furie flagellante sait se faire élégiaque, et elle chante les morts qui ont trouvé le bonheur dans le repos :

H eureux, tro is fois heureux ceux que la terre couvre ! H eureux les m orts tom bés.sur les gazons du Louvre!.. .H eureux ceux que porta la Seine à l’Océan !Ils se sont endorm is dans un rêve illusoire,Ils sont m orts em baum és d’espérance et de g lo ire . . .

1 Idem . « Le T im bre », p. 75-77.2 A 3 /. C a s im ir P e r ie r . _

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Mais malheur aux vivants qui ont vu l’avortement de leurs espérances, la gloire de Juillet obscurcie, les frelons mangant le miel !

Oh ! si dans ces trois jours d'ineffable délire.D ans Γavenir d’un an nos yeux avaien t pu lire,Qui de nous, prévenant de m ortels repentirs,N’eût pas voulu tom ber à côté des m arty rs !...

Et dans un accès de douleur, le poète crie :

Pleurons sur notre F rance et sur nous qui vivons ! 1

Auguste Barbier, quelques mois après, dans son poème le Lion, comparait le peuple à un lion, bondissant sur le pavé, plein de sa fauve majesté, « jetant à l’air ses crins et sa gueule vorace », libre et superbe. Mais, voilà une foule qui se traîne aplat ventre. Ce sont les nains qui pâlis­saient au bruit de ses pas, et qui caressent maintenant ses flancs, lui baisent le poil, lui lèchent les pieds, le nom­ment leur sauveur et leur roi :

.. .M ais, lorsque bien repu de sang et de louange,Ja loux de secouer les restes de sa fange,Le m onstre à son réveil voulut faire le beau ;Quand, ouvran t son œil jaune et rem uan t sa peau.Le crin dur, il voulut, comme l’antique athlète,Sur son col m usculeux dresser sa large tête,E t les barbes au vent, le fron t échevelé,R ugir en souverain, — il é tait muselé. 1 2

Béranger aussi était obligé de dire des vérités désagréa­bles à ses anciens amis. Il avait cru qu’avec la chute de Charles X, sa besogne était finie, et que sa Muse n’avait plus rien à faire dans la mêlée politique. Lui, pauvre

1 L ’a n n ive rsa ire des tro is jo u rs .2 ïa m bes.

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rimeur, avait laissé ses amis au pouvoir. Il honorait Lafayette et Laffitte, battus par tous les vents des tem­pêtes politiques. Qu'ils restent dans leurs palais ; lui, il reprendra ses sabots et son luth qu’il avait mis derrière la porte. Il aimerait mieux « maîtresse à fine taille, petit repas et joyeux entretien », s’endormir « sur la plage au soleil », et, au besoin, chanter dans la rue les bienfaits de la liberté {A mes amis devenus ministres). Mais, la jeu­nesse le somme sans cesse de venir au secours de la liberté naufragée. Dans la Restauration de la Chanson (janvier 1831), il constate douloureusement l’éclipse des idées pour lesquelles il avait combattu toute sa vie. « La planète doctrinaire qui sur Grand brillait, » dit-il, pensant à Guizot, ancien secrétaire de Louis XVIII, accompagnant son maître dans l’exil à Gand pendant les Cent-Jours, — la planète doctrinaire sert de lumière aux gens de Juillet. Et dans cette brume, sous ce soleil froid et mort, la chan­son « tricolore et sans livrée » se relève et reprend sa place dans la sainte bataille :

Je croyais qu ’on a lla it faire Du g rand et du neuf,

Même étendre un peu la sphère De quatre-vingt-neuf.

Mais po in t ! on rebadigeonne Un trône noirci.

Chanson, reprends ta couronne,— M essieurs, g rand merci.

Un poème très curieux d’un auteur obscur exprime la même amertume et la même colère. Le poète rêve qu’il voit en Chine un palais énorme aux murs de porcelaine, d’or, de jaspe et d’émail. Dans un jardin enchanté, une foule s’agite. Un bonze lui donne des explications. Le chef 1

1 L a R év o lu tio n de 1830, poème dédié aux H éros de Ju ille t, par L .-E rnest Gravel, m em bre du Gym nase lyrique. P a ris . 1831.

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Jou-Thi-Fo a promis à son peuple un éternel bonheur, mais, faible, sous l’influence des courtisans flatteurs, il est trompé et dominé. Un mandarin nommé Tasu-Ys-Mir, ambitieux et arrogant, a fait proscrire les amis du peuple Fit-Fat, O-Lo-Deu-Bar {(Millon Barrot), Pon-Dus, même Feye-Laf, homme de bien illustre. Le peuple est opprimé et écrasé, il gémit, ronge son frein. Le riche l'affame, il lutte en vain contre la misère et l'infamie, et, à grands cris, il appelle la mort à sa délivrance.

Il accuse le ciel d ’être envers lu i b arb a re ;Il m audit son destin, m audit son oppresseur.

Parmi les nombreuses protestations en vers, citons en­core un poème adressé directement à Casimier Perier, qui était particulièrement haï :

T out n ’est donc plus qu ’erreu r; ces b rillan tes promesses,E t ces lau riers si beaux, et ces hautes prouesses,Nous les avions rêvés ; et ce b rillan t soleil !Nos héros de v ing t ans, fiers de tro is jours de gloire, N’em belliront jam ais les pages de l’histoire,

C’était un vain jeu du som m eil1 2.

II

Si les combattants de Juillet étaient repoussés, leurs so­ciétés dissoutes, leurs journaux poursuivis, si le peuple restait dans la misère, les héros du lendemain tiraient tout le profit possible de la victoire populaire. Les parti­sans du «juste milieu« se révélaient grimpeurs sans scrupules. Les fils, les frères, les neveux, les gendres, les

1 T isophone, au m in istère C asim ir P e rrié r et à tous les doctrinairesdes deux C ham bres, p a r G.-A. Ravel, m em bre de l ’Association natio ­nale. A C lerm ont-Ferrand. 1831.

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beaux-frères des gouvernants, inconnus jusqu’alors, par­venaient aux emplois les plus hauts. Une bande énorme de solliciteurs et de gens de proie se rua avec une ardeur inouïe au grand assaut des places. La province versa sur Paris, tous les jours, une foule d’ennemis irréconciliables des Bourbons, de Brutus de petites villes, d’adorateurs passionnés de la liberté et de la maison d’Orléans. La- fayefte, seul, avait reçu plus de 70,000 demandes d’emploi. « Toute l’écume de la société française flottait à sa sur­face, » disait un contemporain.

C’est dans ce moment-là, au nom de la probité et de la pudeur publiques qu’Auguste Barbier éleva sa voix dans La Curée. Dans un moment d’indignation vertueuse, dans un accès de passion, comme Rouget de l’Isle, il donna une expression au cri de toutes les consciences droites, et s’é­leva par ses accents au niveau des grands poètes. La Cu­rée, écrite en août 1830, eut un succès immense, et le nom du paisible bourgeois qui la composa devint célèbre dans toute la France. Le style était cru,Ta langue fruste, l’ac­cent rauque, les vers inégaux, mais ces ïambes furieux flagellaient impitoyablement les effrontés coureurs dépla­cés et les marquaient comme d’un fer rouge.

Le poète ne suit pas la, trace des «marchands de pa­thos » et des « faiseurs d’emphase ». Il dit dans le Prolo­gue des ïambes :

Si m on vers est trop cru, si sa bouche est sans frein,C’est qu ’il sonne au jourd ’hui dans un siècle d’airain .Le cynism e des m œ urs doit sa lir la parole,E t la haine du m al enfante l’hyperbole.Or donc, je puis b raver le regard pudibond :Mon vers rude et grossier est honnête hom m e au fond.

En commençant La Curée, le poète constate qu’au mo­ment du danger, ceux qui jouissent aujourd'hui se gar-

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liaient bien de s’exposer. La Liberté n’aime pas ces « beaux fils, au beau linge, au frac élégant ».

C’est une forte femme aux puissantes mamelles,A la voix rauque, aux durs appas,

Qui, du b rin sur la peau, du feu dans les prunelles,Agile et m archan t à g rands pas,

Se p la ît aux cris du peuple, aux sanglantes mêlées,Aux longs roulem ents des tam bours,

A l’odeur de la poudre, aux lointaines volées Des cloches et des canons sourds;

Qui ne prend ses am ours que dans la populace,Qui ne prête son large flanc

Qu’à des gens forts comme elle, et qui veut qu ’on l’em brasse Avec des b ras rouges de sang.

La liberté, c’est la vierge de la Bastille, puis la vivan­dière d’un jeune capitaine, qui, toujours belle et nue, avec l'écharpe tricolore, reparut à Paris, sécha les yeux en pleurs, et aida les Français à « broyer un trône avec quelques tas de pavés ». Mais

P aris n ’est m ain tenan t qu ’une sentine im pure, t in égout sordide et boueux.

Où mille noirs courants de lim on et d’ordure V iennent tra în er leurs flots honteux ;

Un taudis regorgeant de faquins sans courage, D’effrontés coureurs de salons,

Qui vont de porte en porte, et d’étage en étage,G ueusant quelque bout de galons ;

Une halle cynique aux clam eurs insolantes,Où chacun cherche à déchirer

Un m isérable coin des guenilles sanglantes Du pouvoir qui v ient d ’expirer.

Le pouvoir, c’est le sanglier, frappé de mort, blanchi de bave, la langue tirée, qui meurt étendu sur la terre. La trompe a sonné ta curée, la meute des chiens hurlants

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s’élance sur la chair chaude et le sang fumant. Chacun veut son morceau, chacun doit revenir avec un os demi- rongé et

...trouvant, au seuil son orgueilleuse chienne,Jalouse et le poil allongé,

Il lu i m ontre sa gueule encor rouge, et qui grogne,Son os dans les dents arrêté,

E t lu i crie, en je tan t son quartier de charogne :« Voici m a p art de royauté ! » 1

Un poème satirique montre les gens qui faisaient payer leurs services à la cause de la liberté : l’un d’eux a vu arracher des pavés, l’autre a vu briser des vitres. Et c’est une nouvelle guerre : les solliciteurs embrigadés dressent de nouvelles barricades :

Une nouvelle, guerre est dans P aris,On s’y ba t avec héroïsm e,Des blessés on entend les cris.Et ces mots : Ma place à tout prix.Voilà le bon p a trio tism e .1 2

III

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Le procès des ministres de Charles X donna lieu à des débats très passionnés et souleva la grosse question de la peine de mort. De Chantelauze, de Peyronnet, Polignac et

1 D ans le même sens, voir la N ém ésis , Chambre des députés, où Barthélem y m ontre les députés donnant des places à tou t leu r a rro n ­dissem ent, d istrib u an t sans com pter à leu rs clients affamés des bu­reaux de tabac et des sous-préfectures.

De même, V A pparition d ’Hégésippe M oreau (Œ uvres, édition G ar­nier, p. 89), contre les spectateurs nonchalan ts qui, le d ram e achevé, s’inscrivent de leu r vivant su r un m artyrologue, et qui viennent :

S’enivrer au banquet dressé pour les vainqueurs,E t rougir de cordons leurs poitrines sans cœur.

2 La bataille des p la ces, ou le p a tr io tism e de 1830. P a r is ..1830.

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Guernon-Ran ville étaient enfermés à Vincennes. La Chambre vota à l’unanimité une adresse au roi deman­dant la suppression de la peine de mort. L’opinion publi­que voulut voir dans cet acte un moyen d’assurer l’impu­nité aux gros coupables, et deux fois, en octobre et en décembre, Paris fut parcouru par des bandes portant le drapeau noir, sur lequel était inscrit « mort aux minis­tres ».

Un ouvrier typographe, dans un poème paru peu de jours après la Révolutiion, demandait la mort de Polignac et de ses collègues, qui avaient fait mourir six cents Parisiens :

La loi frappe de m ort parfois sévèrem ent,Le pardon serait juste en ce cas seulem ent,Mais lo rsqu’un crime va ju squ ’au degré suprêm e,Qui pardonne au coupable est coupable lui-même. 1

Une autre voix, très énergique, se prononçait pour la peine de mort :

La conscience dit : Condamne ; car la France,A gémi trop longtem ps sous le sceptre d’aira in Que ce m onstre im placable agitait dans sa m ain. Condamne ; car ce m onstre ava it ouvert l’abîme Qui devait recevoir la F rance pour victim e.Condamne : un jour plus ta rd , les fleuves, loin des bords, N’auraien t plus voituré que du sang et des m orts. C ondam ne, et souviens-toi de ces jou rs de carnage Où comme un long réseau, le sang couvrait la plage. Souviens-toi du canon qui grondait dans P aris, L ’entends-tu ? Ce boulet v ient d’im m oler ton fils,Cette balle encor chaude a broyé la poitrine Du vieux père que pleure une jeune orpheline. 1

1 L e Conseil de 25 et les tro is jo u rn é e s . Poèm e par A. P ., ouvrier typographe. Paris.

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Cette au tre qui devait frapper un ennemi,A déchiré le sein d ’un frère, d’un ami.T u t ’en souviens ! eh bien ! ces forfaits exécrables Ne dem andent-ils pas le trépas des coupables ?L a justice le veut. Condamne sans effroi.1

Le plus grand nombre des voix se prononçait contre la la peine de mort. Lamartine, dans la pièce Contre la peine de mort, se fit l’interprète de la civilisation vraie, de la démocratie immaculée. Le poète, idéaliste et spiritualiste, élevait sa voix contre le legs hideux d’un passé barbare. Après avoir invoqué le souvenir d’André Chénier, il mon­tre la grandeur du peuple pendant les trois journées, il flétrit la politique de la Terreur. L’œuvre du peuple doit être pure, représentant une civilisation supérieure, des mœurs plus douces et plus humaines. Le peuple doit réa­liser l’idéal que les justes ont toujours rêvé.

Peuple, disent-ils, ouvre une ère Que dans ses rêves seuls l’hum anité ten ta :

P roscris des codes de la terre La m ort que le crime inventa !

Remplis de ta vertu l’histo ire qui la nie ;Réponds par tan t de gloire à ta n t de calomnie ;

Laisse la pitié respirer !Je tte à tes ennem is des lois plus m agnanim es,Ou si tu veux, inflige à tes victimes

Le supplice de t ’adm irer.

Mais si le peuple, dans son triomphe, revient les yeux baissés, suivi et maudit par quatre veuves et par un groupe d’orphelins, les passants détourneront de lui la tête et diront :

M archons, ce n ’est rien de nouveau !C’est, après la victoire, un peuple qui se venge.Le siècle en a m en ti; jam ais l’homme ne change;

__________T oujours ou victime ou bourreau !1 E p itr e a u r o i s u r la m o r t d es e x -m in is t r e s ; p a r un vrai pa­

trio te , grenadier de la 6“e légion, 3»« bataillon. Paris..O ctobre 1830.

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D’autre part, un poète inconnu, s’adressant aux morts de Juillet, s’exclamait :

. . .Vous ne voudrez pas qu’on ait raison de croire Que vos bras sur les m orts achèvent leur victoire,E t la issent au com bat survivre le courroux ?Voulez-vous qu ’épanché dans des fêtes im pures,L eur sang se mêle .au sang de vos nobles blessures,O m ânes des tro is jou rs, dites, le voulez-vous ? 1

Les voix de pardon et de douceur furent entendues, pour les grands. On disait le roi adversaire de la peine de mort, Victor Hugo nous le montre dans les Misérables annotant de sa main Beccaria. Il est à regretter que ce même souffle d’humanité n’ait pu renverser les lois bar­bares de la vengeance sociale, car, depuis 1880 à 1845,153 criminels furent exécutés sur l’échafaud de Paris.1 2

IV

Gomme on pouvait le prévoir, la révolution de Paris eut ses échos en Italie, en Belgique, en Espagne, et provoqua une fermentation très vive dans plusieurs états de l’Alle­magne. Le mouvement révolutionnaire prit en Pologne des proportions bien graves. La Belgique inclinait à une union indirecte avec la France par son désir d’appeler au trône le duc de Nemours, fils de Louis-Philippe. Les libé­raux de tous les pays attendaient des secours de la France, et les sympathies françaises ne manquaient pas aux sou- lèvemenls populaires. La révolution de V arsovie fut saluée

1 Le ju g e m e n t des m in is tre s . Ode pa r Antoine de L atour. Paris. Décem bre 1830. Aussi, L a Cham bre et les E coles , p a r A. A ltaroche, é tud ian t en droit. P aris . Décembre. 1830.

2 A lm a n a c h ica r ie n , pour 1840.

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à Paris avec un enthousiasme indescriptible. Les théâtres glorifièrent 1 héroïsme des Polonais ; ce fut une fête natio­nale, une seconde révolution de Juillet. On s’abordait dans les rues avec ces mots : La Pologne est libre ; on pleurait de joie, on criait : Appui à nos frères de Pologne, et les premiers succès des révolutionnaires étaient consi­dérés comme une victoire nationale. La gauche libérale et les républicains soutenaient cordialement la cause polo­naise. Lafayette, « premier grenadier de garde nationale de Varsovie », fut président du comité polonais à Paris, bes amis du ministère voulant le suivre, restèrent en mi­norité, et furent obligés de démissionner.

Les partisans de la fameuse théorie de la paix à tout prix eurent raison des partisans de l’intervention armée. On prétendait que le roi tenait avant tout à assurer le trône à ses enfants, et ne voulait pas entrer dans les aven­tures dont personne ne pouvait prévoir l’issue ; que lui et son gouvernement voulaient prouver aux puissances abso­lutistes qu’ils avaient oublié leur origine et qu’ils s’effor­caient de sauvegarder les intérêts de l’ordre. Le duc de Nemours ne monta donc pas sur le trône belge.

Quand la gauche développait à la Chambre ses idées humanitaires et larges sur la solidarité européenne et les grandes traditions libératrices de la France, le ministre Dupin répondait sèchement : « Chacun chez soi, chacun pour soi ». Tous les soulèvements populaires échouèrent, La Belgique fut perdue pour la France. Les libéraux espa­gnols furent laissés à la merci d'un maniaque couronné. Parme, Bologne, Modène et Reggio furent écrasés par100.000 soldats autrichiens. La Pologne, victorieuse un mo­ment, fut dévastée et accablée par les Cosaques. En annon­çant cette nouvelle à la Chambre, Sébastiani, le ministre des affaires étrangères d’un gouvernement issu des barrica­des, dit: « L’ordre règne à Varsovie >>.

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Les poètes ne se taisaient pas. Béranger chanta la révo­lution polonaise dans la chanson PomatovsM. Le héros de ce nom était le neveu du dernier roi de Pologne ; maréchal de l’Empire après Leipzig, il était mort glorieusement aux ponts de l’Elster. Le poète le peint se noyant dans le fleuve et appelant au secours ses camarades français. Po- niatovski, c’est un symbole chez Béranger, l’incarnation de cette Pologne, amie fidèle et dévouée, qui rendit son dernier soupir en rêvant à la France.

C’est la Pologne et son peuple fidèle,Qui ta n t de fois a pour nous com battu.Elle se noie au sang qui coule d ’elle,Sang qui s’épuise en gardan t sa vertu.Comme ce chef m ort pour notre patrie,Corps en lam beaux dans Γ Elster retrouvé,Au bord du gouffre un peuple entier nous crie « Rien qu ’une m ain, F rançais, je suis sauvé ».

Dans une autre chanson, intitulée Hâtons-nous (février 1831), Béranger réclame du secours pour les Polonais :

H âtons-nous ! mais je ne puis rien.O roi des cieux, entends m a plainte,Père de la liberté sainte,De ce peuple un ique soutien,F ais de moi son ange gardien.Dieu, donne à m a voix la trom pette Qui doit réveiller du trépas,Pour qu’au monde entier je répète :H âtons-nous ; l ’honneur est là bas !

Victor Hugo chanta la Pologne vaincue, sa robe royale empreinte des clous des bottes barbares. Il montre le Cosaque qui viole Varsovie morte et éventrée, souille son linceul et « se vautre sur la vierge étendue au tombeau b1 1

1 Les feu ille s d ’a u to m n e , la dernière pièce, novem bre 1831 : « Amis, u n dernier m ot ».

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Pâle et sur le pavé tombée à deux genoux,T riste Pologne !. . . E t toi, serrée au m ur qui sous tes pleurs ruisselle, L evant tes bras m eurtris et ton front qui chancelle,E t tes yeux que déjà la m ort semble tern ir,T u dis : F rance, m a sœ ur ! ne vois-tu rien ven ir ? 1

Dans sa Y arsovienne, Casimir Delà vigne rappelle à ses compatriotes les services que les Polonais ont rendus à la France à Marengo, à Memphis, au Kremlin, au Thabor, sur l’Ebre, sur le Pont-Euxin, partout où l’aigle impériale avait déployé ses larges ailes. Et il fait voir les Polonais insurgés, tambour battant, résolus de mourir pour la dé­livrance de leur patrie (« Qui vivra sera libre, et qui meurt l’est déjà»).

Il s’est lev é ,‘voici le jo u r sang lan t ;Qu’il soit pour nous le jou r de délivrance !D ans son essor voyez notre aigle b lanc Les yeux fixés sur l’arc-en-ciel de F rance.Au soleil de ju illet, dont l’éclat fut si beau,Il a repris son vol, il fend les airs, il crie :

Pour m a noble patrie,L iberté, ton soleil, ou la n u it du tom beau !

Le dies irœ de Kosciusho est l’hymne que Delavigne composa, d’après les Dies irae, pour le service funèbre en l’honneur du héros polonais, célébré à Paris le 23 février. Le poète entend des cris de bataille et croit que le chant des funérailles sera l’hymne de la liberté renaissante :

Tombez, tombez, voiles funèbres,La Pologne sort des ténèbres,Féconde en nouveaux défenseurs. 1

1 Les chan ts d u crépuscu le . IX , Seule au pied de la to u r ». (Septembre, 1838).

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.. .S i cette F rance qu ’elle appelle,Trop loin ne peut vaincre avec elle,Que Dieu du m oins soit son appui.

Trop haut, si Dieu ne peut l’entendre,Eh bien, m ourons pour la défendre,E t nous irons nous plaindre à lu i.

Dans la Némésis, Barthélemy apparaît très préoccupé des grands soulèvements populaires de l’Europe. La poli­tique extérieure divisait autant le gouvernement et l’op­position que la question des libertés intérieures. Barthé­lemy chante les souffrances du peuple anglais sous le talon des landlords et des riches (Bristol). Il montre l’Es­pagne, pays abâtardi, et son gibet éternel, son triste peu­ple, cadavre empoisonné d’ulcères, rongé par la vermine du cloître, son roi très chrétien Ferdinand, « cœur de tigre et tête de mulet », l’Hérode catholique, qui mêle une prière, un verset d’église à la pendaison. Il flétrit la France, qui observe calmement ce long martyre d’un peuple à ses frontières, l’ambassadeur français qui baise la main de ce monarque sanguinaire (L’Espagne et Torrijos). Le poète plaint l’Italie, « la terre de notre amour, les rocs des Apen­nins », la généreuse sœur que la France a abandonnée aux moines et aux Autrichiens ; il pleure les souffrances de ce peuple « fait de bronze, éternelle médaille » (A l’I­talie). Il déplore le sort du Portugal sous son roi qui « ca­resse le bois d’une potence », et qui n’a de pareils qu’au bagne (Don Miguel). Mais la cause de la Pologne était le thème de prédilection de Barthélemy.

Il chanta le commencement du drame lugubre dans Le seize août de Varsovie, montrant que «.la sœur aimée est pendue à la croix ». Dans F Emigration polonaise. il s’é­crie :

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O frères pour toujours ! on s’en souvient encore,Votre bannière est sœ ur du drapeau tricolore ;Au m om ent des périls vous serriez notre flanc,L ’aigle de l’Em pereur aim ait votre aigle b lanc i...

Et, la Pologne vaincue, il glorifie la noble défaite de ses enfants, « glorieux vagabonds, peuple de Bélisaires ». La France doit porter le deuil, mais non le deuil noir :

Le rouge,, mes am is ; c’est le deuil m ilitaire :Rouge comme le sang qui ja illit d’une artè re ;Varsovie en m ouran t ava it cette couleur.

Mais non ! pas de pleurs, pas de condoléances vaines ! C’est une honte. Il faut la vengeance ; il faut le lever de soleil d’Austerlitz ! Hélas ! les gens qui gouvernent la France sont les complices des assassins tartares. Le gla­cial Moniteur garde prudemment le silence ; « pour qu’un cabinet pleure, il faut un protocole » ( Varsovie) :

... de tout destin notre F rance m aîtresse N’a donc pu secourir une sœ ur en détresse !Varsovie é tait loin ; un com pas à la m ain,Les froids calculateurs ont toisé le chemin.Car pour se faire entendre à leur charité morte,Il faut que le m alheur pleure assis à leur porte.

Dans la satyre A ux soldais de la France, il accuse :

Ces égoïstes froids dont la cohue errante Croit régler notre pouls sur le pouls de la rente,Qui pour faire hausser ou le cinq ou le trois,F on t m anger la Pologne au grand festin des ro is1. 1

1 V oir aussi V a rso v ie d’Auguste B arbier , un dialogue m acabre entre la guerre, la peste et la m ort, où cette dernière exprim e son am our de l ’hom m e, égal à celui du Tzar pour les Polonais.

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Y

La génération de 1830 avait été élevée dans le culte de Napoléon. Le captif de Sainte-Hélène était devenu le héros légendaire à la redingote grise et au petit chapeau. On avait oublié très vite le liberticide du XVIIIme brumaire, l’égorgeur et le traître à la République qui lui avait tout donné. Ce n’était, pas le descendant des condottieri ita­liens, l’officier de fortune, l’homme d’un égoïsme effréné, tel que Taine l’a compris plus tard. On ne voyait pas en lui l’aventurier qui avait laissé la France diminuée de quinze départements gagnés par la République, et qui avait foulé aux pieds toutes les lois et toutes les libertés. Pour la na­tion française, pour l’opposition libérale, c’était l’homme (lui avait représenté la jeune France devant la vieille Eu­rope, l’homme du peuple que les rois avaient emprisonné et brisé. Waterloo, ce n’était pas Napoléon, tombé, mais la France humiliée, et Béranger voyait en lui « le repré­sentant de l’égalité victorieuse ».

En outre, Napoléon était très admiré par les poètes ro- mantiquee exaltés. Byron, Manzoni le chantaient, Henri Heine, qui se disait de la religion napoléonienne, se pâ­mait devant le héros qui avait les « bottes de sept lieues » {Le tambour Le Grand), devant le grand Empereur quifaisait sortir des armées du sol en le frappant du pied ________

Les m êm es plaintes se trouvent dans un grand nom bre de poèmes publiés dans ce tem ps-là. H . R aynal : L e s P o lo n a is e n 1831 ; L·.-Er­nest Grevel : C h a n t fu n è b r e des P o lo n a is , P aris 1831 ; Napoléon H enry : L e P a n th é o n o u les H o m m e s de J u il le t , « Ne crains pas d 'ennem is », et « D onnons la m ain aux braves Polonais » ; « Le cri des Polonais » , p a r le Polonais V. M uller (C o r s a ir e , 6 février 1831), etc.

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(.Lutèce). Beaumarchais, déjà, disait : « Ce n’est pas pour l’histoire, c’est pour l’épopée que travaille ce jeune homme. Il est hors du vraisemblable». «C’est le plus grand poète des temps modernes », disait Béranger. Le Genevois Mallet du Pan s’était écrié : « Sa carrière est un poème », et Victor Hugo jeune l’avait comparé à un vol­can couronné de fumée.

Pendant toute la Restauration la cause libérale et la cause napoléonienne avaient été liées ; le drapeau trico­lore, le drapeau de la République et de l’Empire, était un signe de ralliement. Deux des plus grands orateurs libé­raux, les généraux Foy et Lamarque, étaient d’anciens soldats de Napoléon. Même pendant les premiers jours du règne de Louis Philippe, les deux courants ne se sépa­rèrent pas encore. Dans une brochure qui fit beaucoup de bruit en son temps, M. de Salvandy disait : « Ce parti qu’on appelle tantôt bonapartiste, tantôt républicain ». Armand Carrel, le grand journaliste républicain, dans le National du 8 mars 1832, se faisait « gloire d’être de l’école de Napoléon », et l’appelait « le grand esprit dont les traditions ont inspiré le peu de bien qui s’est fait de­puis quinze ans » . Un autre journal républicain, la Révo­lution, demandait « l’appel au peuple » et déclarait que Napoléon II serait seul capable de donner les institutions républicaines. 1 Quelques années plus tard, dans son Histoire de dix ans, Louis Blanc lui-même accusait la bourgeoisie d’avoir abandonné Napoléon en 1814, et disait : « Dans cette magique histoire de Napoléon et du peuple armé, la bourgeoisie semble s’effacer ». 2

Quoique la tentative bonapartiste du commandant Du-

1 E . B iré : V ic to r H u g o a p rè s 4 8 3 0 . Paris. 1891. T. I I . p. 54.2 Louis B lanc : H is to ir e de d ix a n s . H uitièm e édition. P a ris .

1849. T. I, p. 6.

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moulin en faveur du duc de Reichstadt n’eût pas eu de succès, la légende napoléonienne se répandait et s’ampli­fiait de jour en jour.1 Le répertoire des théâtres parisiens en 1831 est très suggestif à ce point de vue-là. A la Porte- Saint-Martin on donnait ScTwenbrunn et Sainte-Hélène ; à la Gaîté la Malmaison et Saint-Hélène et Napoléon en paradis ; aux Nouveautés Bonaparte à Brienne et le Fils de ΓHomme; au Vaudeville Bonaparte lieutenant d’artillerie; aux Variétés Napoléon à Berlin. L’Odéon j-ouait Napoléon, ou trente ans de VHistoire de France ; le théâtre de Luxembourg Quatorze ans de la vie de Na­poléon ou Berlin, Postdam, Paris, Waterloo et Saint- Hélène. Au cirque, c’était la même chose : le Passage du mont Saint-Bernard, l’Empereur, l’Homme du Siècle, la République, l’Empire et les Cent-Jours,2 etc.

C’est Béranger qui fut le fondateur et prêtre de la reli­gion nouvelle, de sorte que Lamartine, le rencontrant après le coup d’état du 2 décembre, eut bien raison de lui dire : « Eh bien, Béranger, voilà une de vos chansons ». Dans la très curieuse préface du volume qu'il publia en 1833, le chansonnier donnait l’explication de son « admi­ration enthousiaste et constante pour le génie de l’empe- 1 2

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1 H enri H eine écrivait en 1832 : « De m êm e que les ju ifs ne p ro ­noncent pas sans nécessité le nom de leu r dieu, on désigne ra rem ent ici Napoléon pa r son nom ; on l’appelle presque tou jou rs l ’hom m e, m ais on voit son image p artou t en estam pe, en p lâtre , en m étal, en bois, et dans tou tes les situations. Sur les boulevards et dans les car­refours se tiennent des orateurs qui célèbrent l ’hom m e, des chanteurs populaires qui red isen t ses hau ts faits ». De la F rance, deuxième édi­tion. Paris. 1860. p. 46-47. D ans le même livre : « D ans les cam pagnes, c.’est sans restric tion aucune qu ’on vénère l’em pereur. Là, le p o rtra it de l’h o m m e est suspendu dans chaque chaum ière, et peut-être, comme le rem arque la Q uotid ienne, au même m u r où l ’on eût placé celui du fils de la m aison, s’il n ’avait été sacrifié pa r cet hom m e su r un de ses m ille cham ps de bata ille ». p. 230.

2 T h . M u r e t : L ’H isto ire p a r le théâtre, t . I I I . c h . I. Cité p a r

M. Biré : Victor Hugo après 1830. t . I ., p . 53.

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reur ». Il déclare n'avoir pas eu d'illusions sur le despo­tisme toujours croissant de l’Empire; dans les Cent-Jours, il avait bien compris que Napoléon ne pouvait gouverner constitutionnellement — « Ce n’était pas pour cela qu’il avait été donné au monde ». Mais ce qu’il voyait en 1814 dans la chute du colosse, c’était le malheur de la patrie aimée. En chantant Napoléon, il chantait la gloire de la France en présence des étrangers vainqueurs.

Républicain, s’il a blâm é l ’Em pire,Sur ta .chu te et tes fers p leura le chansonnier.

Pour réveiller notre F rance abattue,J ’exalta i l ’homme, et non le souverain . 1

.Un très grand nombre de ses chansons napoléoniennes prirent leur vol pendant le règne de Louis-Philippe (.Le "baptême, L’Egyptienne, L’Aigle et l’Etoile, Sainte-Hé­lène, La leçon d’histoire, Il n’est pas mort, Madame Mère, Le matelot breton, où l’Empereur est appelé : Saint-Napoléon). Dans une.de ces chansons — Il n’est pas mort — il développe la croyance populaire que l’Em­pereur n’est pas mort :

Des nations chacune a sa souffrance :Il m anque un hom m e en qui le m onde a it foi.C’est lu i qu ’on v eu t; rends-le vite à la F rance,Mon Dieu, sans lu i je ne puis croire en toi.Mais, loin de nous, sur des rochers funestes,D ans son m anteau si pour toujours il dort,Ah ! que son sang rachète au m oins ses restes !N’est-il pas v rai, mon Dieu, qu ’il n ’est pas m ort?

Victor Hugo aussi se fit le chantre de la gloire de l’Em­pereur. Sa foi démocratique eut pour point de départ un bonapartisme libéral, et l’évolution politique de Marius 1

1 M adam e M ère.

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dans les Misérables, de ce « démocrate bonapartiste » — « nuance gris de souris rassurée I , comme dit le jeune ré­publicain Courfeyrac, — c’était sa propre évolution. Fils d’un général de l’Empire, il se fit l’écho de la pensée bo­napartiste, et ses éditeurs avaient raison de dire que ses Odes sur Napoléon, parues en recueil plus tard, sont « une véritable épopée napoléonienne ». L’image de l’Em­pereur l’obsède et le poursuit ; « Je le mets partout, parce que je le vois partout », disait-il. Le 6 octobre 1831, il écrivait au roi Joseph Bonaparte : « C’est parce que je suis dévoué à la France, dévoué à la liberté, que j’ai foi en l’avenir de votre royal neveu [le duc de Reichstadt]. 11 peut servir grandement la patrie. S’il donnait, comme je n’en doute pas, toutes les garanties nécessaires aux idées d’é­mancipation, de progrès et de liberté, personne ne se ral­lierait à cet ordre de choses nouveau plus cordialement que moi b »

La Chambre des députés refusa de voter le transport des cendres de Napoléon sous la colonne de la place Ven­dôme. Le poète éleva sa voix, traita dédaigneusement « ces trois cents avocats », qui, dans leur petitesse, ont peur d’une ombre et d’un peu de cendre. Il écrivit alors le célèbre dithyrambe A la Colonne. Le morceau commence par une ode à ce bronze « fait de gloire et d’airain ».

Car c’est lu i qui, pareil à l’antique Encelade,D u trône universel essaya l’escalade,

Qui vingt ans entassa,R em uant terre et cieux avec une parole,W agram sur M arengo, Cham paubert sur Arcole,

Pélion sur Ossa !

Aussi, — cent ville assiégées ; M emphis, M ilan, Cadix, Berlin ; 1

1 V ictor Hugo : C orrespondance . 1815-1835. P a ris. 1896. p. 119-120.

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Soixante batailles rangées ;L ’univers d’un seul hom m e plein ;N’avoir rien laissé dans le monde,D ans la tom be la plus profonde Qu’il n ’ait dompté, qu’il n ’a it a t te in t . . .

Au nom de la nation française, il apostrophe l’ombre de l’Empereur :

Dors, nous t ’irons chercher! ce jou r viendra peut-être!Car nous t ’avons pour dieu sans t ’avoir eu pour m aître !... Oh ! va, nous te ferons de belles funérailles !Nous aurons bien aussi peut-être nos batailles ;Nous en om bragerons ton cercueil respecté !Nous y convierons tou t, Europe, Afrique, Asie,E t nous t ’am ènerons la jeune poésie

C hantan t la jeune liberté !

Et dans Napoléon II, il chanta le Fils de 1 Homme, le duc de Reichstadt, en rappelant que

L’Angleterre p rit l’aigle et l ’A utriche l’aiglon.

Casimir Delavigne, qui avait débuté par des odes napo­léoniennes, continuait ce qu'il avait commencé. Dans Le retour, il dit :

Aiens dans le linceul de gloire,Toi qui nous as faits si grands ;A iens, spectre que la victoire R econnaîtra dans nos rangs.Contre nous que peut le nom bre ?D evant nous tu m archeras !P our vaincre à ta voix, grande ombre,

. Nous t ’attendrons l’arm e au b ras !

Barthélemy, à la fin de la Restauration, était le poète bonapartiste le plus enthousiaste. Retourné à l’opposi­tion, il chante Γ «Empereur martyr» à plusieurs reprises.

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Dans La Statue de Napoléon, il glorifie « le dieu de notre histoire », « le roi de l’armée et de la populace ». Le saule français, dit-il, pleure à Sainte-Hélène, il faut

Qu’un navire argonaute, au mois de m essidor,P arte pour conquérir une au tre toison d’or !

Il veut aussi que la statue de Napoléon soit mise sur la Colonne, et alors

Oh ! quand sur nos m aisons de têtes inondées,Sublime, il p lanera grand de quinze coudées !Q uand il repara îtra pour la seconde fois,Salué p ar un cri de trois cent mille voix,

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Là serait notre appui, sous ses portes fermées,Notre palladium , notre dieu des a rm é e s .. .

Dans la satire à Henri Cinq, il s’exalte en parlant du fils de l’Empereur :

Car c’est l’enfan t sacré, l’enfan t de ΓΗ ομμε-Gl o ir e ,L u seu l ro i dont le peu p le a il gardé la m ém oire .,. ...De celui qui la issa dans ses dix ans d’empire A la France, à P aris, de p lus riches présents,Que soixante-sept rois en quatorze cents ans.

Dans Y Obélisque et la Colonne, sa napoléonomanie n’a pas de bornes :

Remplacez sur le bronze, où l’appellent nos cris, L ’Homme de l ’univers et le Dieu de P aris,L ’Em pereur éternel qui, dans cette Palm yre,Sema la colonnade et tout ce qu’on adm ire... 1 1

1 U n très grand nom bre de poèmes encensaient la même idole. Voir : L e rêve d u m o is de m a rs 1831. Anonyme. P aris, et L e re to u r en F ra n ce des cendres de N apoléon , pa r L. Desm argoy. Paris. 1830.

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Au milieu de toute cette orgie de phrases et de tirades, la voix du bon sens, de l’humanité vraie et sincère, une voix vibrante d’indignation et très haute de pensée, se ht entendre. Auguste Barbier lança sa superbe pièce l’Idole, son chef-d’œuvre. Le commencement rappelle la Cloche de Schiller. Le poète assiste à la coulée de bronze de l’Em­pereur. Le voilà, ce « Corse à cheveux plats ».

Encor Napoléon ! encor sa g rande im age !Ah ! que ce rude et dur guerrier

Nous a coûté de sang et de pleurs et d’outrage Pour quelques ram eaux de lau rier !

Et pour les humiliations, sans nombre et sans nom, que la France eut à subir pendant l’invasion, il n’a chargé de sa haine qu’un être : « Sois maudit, ô Napoléon ! » Dans une figure audacieuse, le poète compare la France à une jument libre et fière que Napoléon a domptée. Quant elle fut fatiguée, il la pressa, étouffa ses cris,

Elle se releva : m ais un jour de bataille,Ne pouvant plus m ordre ses freins,

M ourante, elle tom ba sur un lit de m itraille E t du coup te cassa les reins,

La mémoire du Corse ambitieux est réhabilitée mainte­nant. Les «flatteurs mélodieux», «poètes menteurs», « sonneurs de louanges » mettent César au rang des dieux. On adore « ce bronze que jamais ne regardent les mères », et Paris danse la carmagnole autour de lui ! Perdu, le souvenir des monarques dévoués au bien des peuples ; leurs noms sont oubliés !

Passez, passez, pour vous point de haute statue :Le peuple perdra votre nom ;

Car il ne se souvient que de l’homme qui tue Avec le sabre ou le canon ;

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Il n ’aim e que le bras qui dans des cham ps hum ides P a r m illiers fait pou rrir ses os ;

Il aime qui lu i fait b â tir des Pyram ides,Porter des pierres sur le dos.

Passez ! le peuple c’est la fille de taverne,La fille b u v an t du vin bleu,

Uni veut dans son am ant un bras qui la gouverne,Un corps de fer, un œil de feu,

E t qui, dans son taudis, su r sa couche de paille,N’a d ’am our chaud et libertin

Que pour l’homme h ard i qui la ba t et la fouaille Depuis le soir ju sq u ’au m atin .

Dans ce beau morceau, Barbier ne parle pas du Napo­léon oppresseur de la pensée, de celui qui étouffa la poé­sie, les arts, l’éloquence, toutes les manifestations du libre esprit humain. Un illettré1 comme il se dit lui- même, flétrit 1 Empereur, « fils dénaturé de la Liberté » qui immola sa mère et réprima toutes manifestations de la pensée libre.

En vérité, il n’y a rien eu de moins logique que cette tendresse de littérateurs envers l’homme qui avait haï les idéologues. Car Napoléon n’aimait que la littérature qui pouvait lui servir à recruter des soldats, à exciter l’amour de la gloire militaire, ce qu’il appelait « de bonnes pièces de quartier-général ». Sans citer Chateaubriand et Madame de Staël, les deux plus grands noms de la littérature fran­çaise de son temps, qui furent bannis de son empire, — les autres poètes furent forcés de changer les noms et l’âge de leurs héros, le lieu et le temps de leurs pièces. Une censure inouïe pesait sur des talents, du reste, peu nom­breux. On empêchait de mettre en scène les Guises, parce qu ils étaient parents de l’Impératrice. Nepomucène Le- mercier, après son refus d’insérer dans une de ses pièces 1

1 L ’A nti-N apoléonom anie bu la lôgiôiènne antagoniste des oppres­seurs. P a r un Ille ttré (Gros-Jean). P aris . 1831.

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une allusion favorable à la politique de l’Empereur, fut persécuté et obligé de se taire. A Napoléon, qui lui deman­dait pourquoi il n’écrivait rien, il répondit par ce mot su­perbe : « Sire, j’attends. » 1 2

C’est Lamartine qui eut l’honneur de montrer le côté odieux de l’Idole. Dans les Destinées de la poésie, en 1834, il dit hautement son mépris pour cette époque orgueilleuse et stérile de calcul et de force, de chiffres et de sabre, de l’époque où les voix de la poésie et de la liberté étaient étouffées. C’était le temps où Esménard chantait la navigation, Gudin l’astronomie, Ricard la sphère, Aimé Martin la physique et la chimie, où les pédagogues rimaient les manuels de grammaire et d’a­rithmétique.1 Lamartine a dit très bien : « Le chiffre seul était permis, honoré, protégé, payé. Comme le chiffre ne raisonne pas, comme c’est un merveilleux instrument pas­sif de tyrannie qui ne demande pas à quoi on l’emploie, qui n’examine nullement si on le fait servir à l’oppression du genre humain ou à sa délivrance, au meurtre de l'es­prit ou à son émancipation, le chef militaire de cette épo­que ne voulait pas d’autre missionnaire, pas d’autre séide, et ce séide le servait bien. Il n’y avait pas une idée qui ne fût foulée sous son talon, pas une bouche qui ne fût bail- lonuée par sa main de plomb. » 2

2 G e o r g e s B é n a r d : L a m éthode sc ien tifiq u e de l’h isto ire litté­ra ire , p. 206-210.

1 G eo r g e s P e l is s ie r : Le m o u vem en t littéra ire au X I X · siècle. 4“ édition. P a ris. 1895. p. 78.

? L a m a r t in e : Œ uvres com plètes. Paris. 1861. T. I .. p. 80-31,

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CHAPITRE III

Les in su rrection s à P a ris et à Lyon.

Le duel entre le gouvernem ent et le parti répub licain . Le so­cialisme. — I. Les trad itions de la prem ière révolution. — II. L a poésie républicaine. — III. L a poésie sur les insurrec­tions. — IV. L a poésie légitim iste.

Les luttes des partis devenaient de plus en plus aiguës. Les passions étaient excitées, les ambitions blessées, les intérêts menaces, les espérances réveillées, une sorte de lièvre politique s’emparait des esprits les plus modérés. Les royalistes, eux-mêmes, étaient devenus révolution­naires, voyant rouge et prêchant la guerre civile. La litté­rature devint militante au suprême degré et les poètes di­saient avec Lamartine :

Honte à qui peut chanter pendan t que Rome brûle . ..

La presse était d’une ardeur inouïe, et ce fut le moment de la plus grande excitation intellectuelle de la France au siècle passé.

Le ministère Casimir Perier avait le double malheur de ne pas satisfaire les exigences de la démocratie montante, et d’avoir contre lui les forces les plus conservatrices de la société, les légitimistes. Issu d’une révolution, il invo­

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quait contre la droite le principe de la souveraineté popu­laire ; aux prétentions de la gauche, qui voulait « presser Γavenir paresseux d’éclore », suivant la belle expression d’Hégésippe Moreau, il opposait les intérêts de la conser­vation sociale. « Le malheur de ce pays, disait Casimir Perier à Odillon Barrot, est qu’il y a beaucoup d’hommes qui, comme vous, s’imaginent qu’il y a eu une révolution en France. Non, Monsieur, il n’y a pas eu de révolution ; il n’y a eu qu’un simple changement dans la personne du chef de l’Etat. — Et moi, je vous affirme, Monsieur Casi­mir Perier, répondait Odillon Barrot, qu’il y a un malheur bien plus réel que celui-là : c’est que vous et vos amis, vous pensiez qu’il n’y a pas eu de révolution, car je crains bien qu’alors il n’y en ait deux au lieu d’une ».

Dans 1a, politique extérieure, les succès du gouverne­ment étaient bien modestes. En Portugal, par l’entrée d’une escadre dans les eaux du Tage, on avait obtenu une petite satisfaction pour les torts causés aux sujets fran­çais ; en Belgique, on avait occupé Anvers, sans tirer un coup de fusil ; en Italie, on avait pris Ancône. Les chan­gements à l’intérieur n’étaient pas très nombreux ; parmi les plus importants on peut mentionner la suppression de l’hérédité de la pairie et l’expulsion des Bourbons à per­pétuité.

Le républicanisme grandissait de plus en plus ; en sep­tembre 1833 on comptait 56 journaux républicains dans les départements. Pour le briser, le gouvernement avait fait voter, en avril 1831, une loi punissant sévèrement les attroupements. Les sociétés populaires : L’Association nationale, la Société des Amis du Peuple, les Droits de l’Homme, la LWerté. de la presse, ainsi que l’artillerie de la garde nationale à Paris, furent dissoutes, les chefs des associations mis en accusation et presque régulièrement acquittés par le jury. Les journaux républicains, La Tri-

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ђипе et Le National surtout, subirent de nombreuses poursuites ; très souvent ils furent acquittés, mais encore plus souvent condamnés : en quatre ans, La Tribune eut 111 procès, fut condamnée 20 fois à 49 ans de prison et à157,000 francs d’amende ! Des émeutes très nombreuses eurent lieu dans le Midi, a Marseille, à Toulouse, à Nîmes, et dans la Vendée; à Grenoble, à Lunéville, surtout à Paris. Pendant trois ou quatre ans, ce fut une série d'in­surrections, d’émeutes et de complots à Paris : le complot des Tours-Notre-Dame, le complot de la rue des Prouvai- res, l'émeute des chiffonniers. L'insurrection des 5 et 6 juin 1882 fut la plus grave. Organisée par la Société des Amis du Peuple, h l’occasion des funérailles du général Lamarque, faite aux cris de : « A bas Louis-Philippe » et « Vive la République », elle finit par une lutte épique au Cloître Saint-Méry. Vinrent ensuite les deux insurrections de Lyon et celle du 15 avril 1884 à Paris, terminée parles massacres dans la rue Transnonain. « C’est vraiment drôle, écrivait George Sand en 1831. La révolution est en permanence, comme la Chambre ; et I on vit aussi gaie­ment, au milieu des baïonnettes, des émeutes et des rui­nes, que si l’on était en. pleine paix. »

L'insurrection de Lyon mérite une attention particu­lière, puisqu’elle est une grande date dans l’histoire du XIXme siècle et eut une répercussion très notable en France. Pour la première fois alors, la question sociale se dressa dans toute son importance et dans son actualité brûlante ; pour la première fois alors la classe ouvrière, appelée depuis aux tâches les plus hautes, exprima sa mi­sère formidable et demanda sa place au soleil.

La révolution de Juillet avait été suivie d’une crise économique et commerciale. Les capitaux se cachaient, le commerce s’arrêtait, les faillites se multipliaient. Pour soulager la crise, la Chambre vota 5.millions pour les tra­

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vaux publics et 30 millions pour le commerce, mais ce n’était qu’un palliatif insuffisant. La disette se faisait sen­tir dans le département du Tarn, dans celui de Seine-et- Oise. Dans plus de cinquante départements il fallait per­cevoir les impôts manu militari; à Bordeaux, on braqua des canons pour dissiper la foule affamée et exaspérée. Dupin, à la tribune de la Chambre des pairs, constatait que sur 10,000 jeunes gens appelés au service militaire, les dix départements les plus industriels présentaient 8900 infirmes ou difformes. Un bureau de bienfaisance indiquait le fait suivant : 24,000 personnes inscrites sur les contrôles du XIIrae arrondissement de Paris manquent de pain et de vêtements ; beaucoup sollicitent quelques bottes de paille pour se coucher. De 1811 à 1833, le nom­bre des faillites annuelles avait quintuplé. Les engage­ments du Mont-de-piété s’étaient accrus de 70 »/0. Les ma­chines commençaient à s’introduire dans les usines, un grand nombre d’ouvriers étaient jetés sur le pavé ; le chômage, les grèves, une concurrence effrénée, montraient tout le malaise du nouvel ordre économique. Les proprié­taires de vignes luttaient contre les propriétaires de bois ; les fabricants de sucre de betterave contre les raffineurs de sucre des colonies, les ports de mer contre les usines de l’intérieur. Cette effrayante guerre économique jetait les petits propriétaires ruinés dans le prolétariat, et aug­mentait la misère des ouvriers. A Paris, les ouvriers charrons et les tireurs d’or cessèrent leurs travaux ; ce furent ensuite les ouvriers bijoutiers, cordonniers, tail­leurs, les garçons boulangers. A Caen, les ouvriers me­nuisiers s’ameutèrent ; au Mans, les ouvriers tailleurs désertèrent leurs ateliers, et les patrons les remplacèrent par des étrangers ; à Limoges, les porcelainiers, à Rouen les boulangers suivirent l’exemple de leurs frères de mi­sère. Pendant que la détresse décimait la population labo­

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rieuse, la bourgeoisie gouvernementale donnait à Louis- Philippe une liste civile de 18 millions, 4 millions de revenu en fermes et en forêts, 11 palais magnifiques, un mobilier somptueux, 2,500,000 francs d’apanage, sans pré­judice de sa fortune énorme.

Mais Lyon était le champ de bataille des deux grandes classes ennemies. Dans ce temps là, la ville comptait plus de 80,000 ouvriers, pour la plupart occupés dans l'indus­trie de la soie. La crise qui éclata après 1880, la concur­rence de Cologne, de Zurich, de Bâle, de Berne, de l'Italie et de l’Angleterre paralysaient l’essor de cette industrie ja­dis prospérée. Pour pouvoir lutter, les fabricants commen­cèrent à réduire les salaires des ouvriers, de 6 et 4 francs par jour à 20, 35 et 25 sous; en novembre 1831, l’ouvrier ne gagnait plus que 18 sous pour un travail de 18 heures par jour. Poussés à bout, ne pouvant plus vivre, les tisse­rands commençaient à s’agiter. En 1828 déjà, ils avaient fondé l’Association des mutuellistes, et les fabricants, F Union des fabricants. En octobre 1831, des délégués des deux parties rédigèrent un tarif, promulgué avec l’assen­timent de la Chambre de commerce, de tous les maires de Lyon et du préfet. Mais, c’était menacer la liberté de tra­vail, c’est-à-dire la liberté de mesurer le pain à des mil­liers et Mes milliers de pauvres canuts, et les fabricants, poussés par Casimir Perier, s’insurgèrent contre la loi et foulèrent aux pieds les engagements pris et la parole don­née. Un fabricant reçut ses ouvriers avec des pistolets sur la table ; un autre dit : « S’ils n’ont pas de pain dans le ventre, nous y mettrons des baïonnettes ». Les négocia­tions devenaient impossibles, et le 22 novembre 4000 ou­vriers, mourant de faim, désespérés, descendirent de la Croix-Rousse, portant un drapeau noir sur lequel on avait inscrit : Vivre en travaillant ou mourir en combattant. Le conflit était inévitable : des coups de fusils se firent en­

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tendre, les rues, les quais, les places furent dépavés, des barricades furent élevées ; quelques bataillons de la garde nationale ayant passé aux insurgés, les casernes furent prises et Farinée fut battue. Les ouvriers, respectant les personnes et les propriétés, furent maîtres de la ville pen­dant huit Jours. Le duc d'Orléans et le maréchal Sohlt, avec 30,000 soldats, occupèrent la cité insurgée ; la garde nationale fut désarmée et dissoute, le préfet conciliateur et favorable aux ouvriers destitué, le tarif annulé. L’ordre régna à Lyon, mais pas pour longtemps.

L’insurrection de 1831 avait eu des causes purement économiques ; il ne s’agissait que d’intérêts corporatifs, et la politique en était totalement absente. De plus, un cer­tain nombre de républicains combattaient les ouvriers. Mais, après le premier échec de leurs revendications et devant la réaction toujours grandissante', l’alliance s’im­posa entre la bourgeoisie démocratique et républicaine et le prolétariat conscient. Les ouvriers comprirent que la question politique et la question économique ne s’excluent pas, au contraire, qu’elles se complètent nécessairement. La démocratie bourgeoise découvrit ce fonds inépuisable d’énergie révolutionnaire et de dévouement aux intérêts supérieurs de l’humanité. La Société des Droits de VHom­me, en 1833, avait 60.000 adhérents parmi les ouvriers lyonnais. Dans leurs réunions et leurs écrits nombreux, ils traitaient des questions de salaire, d’heure de travail, cherchaient les moyens de soulager la misère et de réali­ser leur émancipation. Les journaux républicains et ou­vriers La Glaneuse, le Précurseur et l’Echo de la Fabri­que défendaient énergiquement la droit de vivre pour les travailleurs. Le pouvoir leur était hostile plus que jamais. Dans un procès contre les vendeurs de ces écrits, le pro­cureur général menaça les ouvriers, déclarant qu’entre eux et les patrons il n’y avait pas de transaction possible.

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Le roi, dans un discours, à Rouen, vantait les beautés de la liberté industrielle et se prononçait contre toutes les réformes économiques En février 1834, lu question revint de nouveau à l’ordre du jour: les fabricants décidèrent d’abaisser de 25 centimes le prix de fabrication de l’aune de peluche. Les mutuellistes se mirent en grève. Le 14 fé­vrier, 20,000 métiers cessèrent de battre. Guizot, fit voter la loi contre les associations. Les sociétés populaires, dans toute la France, protestèrent bruyamment ; l’Union de Juillet, présidée par Lafayette, refusa de se soumettre ; la Société des Droits de l’Homme, comptant sur ses 3000 adhérents à Paris et sur les ouvriers lyonnais, se décida à la résistance armée. L’insurrection à Paris aboutit à. l'odieux carnage de la rue Transnonain. A Lyon, les mu­tuellistes furent traqués, pris, jugés, et les scènes de 1831 recommencèrent, mais bien plus graves. Du 8 au 13 août, dans une bataille formidable, le peuple fut cruellement écrasé par la force militaire. L’armée eut 115 hommes tués et 360 blessés, et les ouvriers 200 tués et 400 blessés. Le gouvernement voulut accorder des indemnités, et une commission fut nommée, qui proclama le principe sui­vant : « Le gouvernement ne voudra pas que le triomphe de l’ordre social coûte des larmes et des regrets. Il sait que le temps qui elïace insensiblement la douleur que causent les pertes personnelles les plus chères, est impuis­sant à faire oublier les pertes de fortunej dévastations naturelles ». Toute la morale de la monarchie de Juillet se trouve dans cette phrase. Les pères de famille ne valaient pas autant que les vitres cassées et les cheminées tombées.

Au milieu de cette fermentation politique et sociale, une nouvelle force surgissait, destinée à jouer bientôt le rôle le plus important. Les idées d’émancipation sociale qu’Amar avant 1830 appelait collectisme, et Pierre Leroux

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en 1832 socialisme, s'imposaient à tous les gens pensants. La Révolution de 1830 avait donné une impulsion vigou­reuse à tous les esprits. Un changement si grand, fait en trois jours, brillait comme un exemple à suivre. L’imagi­nation des rêveurs se donnait un libre cours, Lamartine lançait ce beau mot : « L’idéal est la vérité à distance », et on espérait tout, on osait tout. Puis, cette révolution avait été faite par le peuple, et les fruits de la victoire devait lui appartenir. « Le soulagement du peuple, voilà pourquoi sont morts les hommes de Juillet », disait d’Ar- genson. Le journal le Globe portait au-dessous de son titre ces mots : « Religion, science, industrie, association uni­verselle », puis l’épigraphe suivante qui était tout un pro­gramme : « Toutes les institutions sociales doivent avoir pour but l’amélioration morale, intellectuelle et physique de la classe la plus nombreuse de la société ». En 1828, Buonarotti, descendant de Michel-Ange, ancien condamné de la Conspiration des Egaux en 1795, publia son Histoire de la conspiration de Babœuf. Le livre ne fut lu qu’après 1830, et le vieux babouviste fonda une école, prêchant un communisme idéaliste, basé sur la morale. Lamennais, « Dante ecclésiastique et socialiste », comme l’appelle M. Geffroy dans son beau livre Y Enfermé, Lamennais publia ses Paroles d’un Croyant, livre qui faisait fris­sonner d’enthousiasme les ouvriers typographes qui le composaient. Ce socialisme évangélique, mystique et trou­blant ouvrait les cœurs des romantiques aux idées nou­velles. Les écoles saint-simonienne et fouriériste fleuris­saient.

Dans la vie politique, la gauche du parti républicain représentait ces tendances-là. Comme réformes urgentes, elle demandait le pouvoir central responsable, temporaire et électif; le suffrage universel, F autonomie municipale, une garde nationale composée de tous les citoyens, Fins-

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traction laïque obligatoire et gratuite, l'organisation du crédit par l'Etat, la liberté du commerce, l’intervention de l’Etat « pour assurer une juste répartition des produits « ; une politique extérieure tendant à la fédération de l’Eu­rope, aux Etats-Unis d’Europe. La droite du parti répu­blicain, les gens du National, restaient pacifiques, agis­saient par les journaux et par leurs députés à la Chambre et ne voulaient aucun changement à l’organisation sociale. Mais, le gros du parti ne s’arrêtait pas au simple libéra­lisme. Il acceptait les terribles « lois agraires », le spectre rouge des bourgeois de l’époque. Dans le , manifeste de 1832, les républicains avancés disaient : « Nous avons bien moins en vue un changement politique qu’une refonte sociale. L’extension des droits politiques, la ré­forme électorale, le suffrage universel peuvent être d’ex­cellentes choses, mais comme moyen seulement, non comme but. Ce qui est notre but à nous, c’est la répar­tition égale des charges et des bénéfices de la société, c’est l’établissement complet du règne de l’égalité ». La République pour eux n’était pas la dernière expression du mouvement qui a commencé par la Réforme, qui s’est continué par la Révolution ; elle devait nécessairement aboutir à la révolution sociale de l’humanité. « La Répu­blique nous promet l’amélioration de l’état social ; c’est pour cela que nous sommes pour elle, » disait Cavaignac devant la cour d’assises de la Seine, le 13 décembre 1832.

I

Ce qui caractérise et le parti républicain et sa poésie, c’est le culte de la première révolution. Spartacus, les Gracchus dans l’antiquité, Etienne Marcel au moyen âge, tels étaient les héros favoris du républicanisme. Mais

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c’étaient des traditions de 1792 et 1793 qu’ils faisaient sur­tout leur pâture intellectuelle.

Le règne de Louis-Philippe fut le grand moment des études sur la Révolution. Dans un court intervalle de dix- huit ans furent publiées : en 1834, Histoire parlemen­taire de la Révolution française, de Bûchez et Roux, en 40 volumes : Y Histoire populaire de la Révolution fran­çaise, de Gabet; les Fastes de la Révolution française, de Marrast et Dupont ; Y Histoire des Girondins, de La­martine ; Y Histoire des Montagnards, d’Alphonse Esqui- ros. Les grands orateurs de la Révolution, notamment Robespierre, furent édités. Les jeunes républicains por­taient la barbe, le chapeau conique, les cheveux longs et le gilet à la Robespierre, avec d'immenses revers. Chan­tant la Marseillaise, ils se mettaient à genoux au dernier couplet, tout frémissants etpleurant dans un enthousiasme mystique. En prison, ils la chantaient en choeur, comme une prière, avant de se coucher. La Société des Droits de VHomme datait ses ordres du jour : « Pluviôse, an 40 de l’ère républicaine. » Les clubs portaient des noms pleins de souvenirs de la grande époque : Tocsin, Bonnet phry­gien, 21 janvier, Robespierre, Ça ira, Chute des Giron­dins, Hoche, VArmée des Bastilles, etc. Henri Heine assistait en 1832 à une réunion des Amis du Peuple, où Blanqui tonnait contre Louis-Philippe, « la boutique in­carnée ». La réunion, dit le poète allemand, avait l’odeur d’ « un vieil exemplaire relu, gras et usé du Moniteur de 17931 ».

Barthélémy, dans la Némésis, s’adressant aux Elec­teurs du jusle-milieu, défendait les Jacobins, ces «tigres compatissants, formidables agneaux », comme dira Victor Hugo :

H enri H eine : De la F rance, p. 59.

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Oli! vous les jugez m al ces hom m es : comme nous Ils étaient to lé ran ts, pacifiques et doux ; L ’indom ptable D anton, l’effervescent Camille Ido lâtra ien t les arts, les banquets de famille,Les rayons du soleil qui tom bent d’un ciel pur,E t les rêves d’am our dans les bois de T ibur...

Hégésippe Moreau chanta à deux reprises la première révolution, dans les personnes des vieux conventionnels Merlin de Tliionville et Opoix, de Provins. Il s’élève con­tre les récits tendancieux qui « font de l’époque sainte une époque maudite ». Dans Merlin de Thionville il fait voir la mort stoïque de ces gens qui décrétaient les victoires, l’enterrement triste et simple de l’ancien conventionnel :

Et rien ne rappela qu ’il fut un des cent rois D evant qui tous les rois chancelaient à la fois.P u issan t p a r la parole et pu issan t p a r l’audace,Il résum e à lu i seul l’époque à double face Que d’une explosion de gloire deux volcans E clairaient à la fois, la tribune et les camps.... A l’anathèm e, un jour, substituan t l’éloge,On fera de leurs nom s un sain t m artyrologe,Un jou r on votera des honneurs im m ortels A leurs tom beaux m audits transform és en autels.

Auguste Barbier, dans Quatre-vingt-treize, chante le « colosse flottant » de la Révolution qui, menacée, comme « un coup de canon lâcha quatorze armées », admire le sombre quatre-vingt-treize, année de lauriers et de sang :

Oh ! nous n ’avons plus rien de ton antique flamme,Plus de force au poignet, plus de vigueur dans l’âme,Plus d’ardente am itié pour les peuples vaincus ;E t quand parfois au cœ ur il nous v ient une haine,Nous devenons poussifs, et nous n ’avons d’haleine

Que pour trois jou rs au plus.

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Un recueil de poésies républicaines1, portant comme épigraphe les mots de Louis-Philippe : « Je suis républi­cain. Je l'ai toujours été, » raille la bourgeoisie qui trem­ble devant le mot de Terreur :

L a te rreu r !... et pou rtan t leur garde dans la rue Sur quelques curieux avec fureur se rue,Ces bourgeois autrefois cachés dans les trois jours,Au com bat m ain tenan t se p résentent toujours Pour donner aux passans des coups de baïonnettes...

Avec une certaine éloquence, hauteur défend la Révo­lution tant calomniée, montrant que la Terreur était né­cessaire et inévitable dans la lutte engagée entre le passé opiniâtre et l’avenir poussant en avant. Maintenant, au contraire, on voit, dit-il, les Casimir Perier foulant aux pieds l’honneur de la France afin d’éviter la concurrence à ses mines d’Anzin :

Nous ne voulons pas, nous, de la paix à tou t prix.Nous voulons de l'honneur, et nous sommes surpris Qu’un m archand de charbon qui cra in t la concurrence Pour ses m ines de houille avilisse la France.

La poésie antirépublicaine visait surtout ce culte de la Révolution. Un poète doctrinaire1 2, Charles-Louis Rey peut-être, invitait Victor Hugo à frapper sur ces faux et durs Gracchus, portant des modestes fracs et des noms obscurs, sur ces Gâtons et ces horribles Brutus, sui ces modernes Babœufs qui rêvent des choses terribles : ré­duire le cens et supprimer la pairie héréditaire, qui rêvent même une nouvelle Convention !

Cher Victor ! saisis donc le fouet de la satire,E t dis-leur avec m oi, m ais comme tu sais dire .

1 R ép u b lica in es , pa r Philippe Davenay. Paris. 1831.2 Gérante Cadet à M o n sie u r V ictor H ugo. Paris.

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« Qu’espérez-vous encor, lâches agitateurs ?" Des troubles, des complots, effrontés prom oteurs ! »

Une ode en l’honneur du Roi qui a consolé le fabri­cant terrifié et le « malheureux rentier », flétrit les « im­berbes novateurs », les adorateurs de la Terreur. Il mon­tre la capitale agitée :

L à de jeunes Gâtons, de sophism es im bus,P rêchaient la république avec tous ses abus,Affichaient hautem ent leurs p lans dém ocratiques,E t décoraient nos m urs de pam phlets anarchiques :'· P lus d’im pôts, disaient-ils, plus de nobles surtout.» Nous seuls avons vaincu, c’est nous qui ferons tout. »

Dans les premiers jours delà nouvelle monarchie, un futur pair, F académicien Viennet se fit son défenseur offi­ciel. Fils d’un conventionnel, officier de l’Empire et de la Restauration, député de l’opposition libérale, il avait fait une évolution politique aussi rapide qu’étendue. La nou­velle dynastie le comptait parmi ses partisans les plus dévoués. Il se vantait d’avoir proclamé le premier Louis- Philippe, puisqu’il avait lu à la foule la proclamation de la Chambre. Viennet était un esprit étroit et tranchant ; enfant terrible du parti du juste milieu, il avait une fran­chise qui incommodait très souvent ses amis politiques. Conservateur en politique et en littérature, il détestait cordialement les deux révolutions parallèles. Dans la Chambre, il disait : «Je veux le repos de l’Etat, parce que le mien en dépend », et appelait les républicains « les stipendiés de l’émeute » ; il n’acceptait pas le verbe accla­mer,, parce qu’il avait été créé par la «petite Consti­tuante », et traitait les romantiques d’écoliers. En revan- 1

1 P o è m e s u r la r é v o lu t io n d e 1 8 30 , dédié à Sa M ajesté Louis- Philippe I er, Roi des F rançais, pa r H yacinthe Dorvo. P aris . 1830.

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che, personne dans le camp conservateur n’était maltraité comme lui par les républicains et les romantiques. La Tribune l’accusait de manger les fonds secrets ; conspué et bafoué par tous les novateurs, il comptait jusqu’à cinq cents épigrammes par an contre lui ; « tout échappé de collège, dit-il, qui entrait dans un feuilleton, croyait me devoir son premier coup de pied».

Dans son Epitre à M, Thiers, député d’A ix , 1 il con­sole son coreligionnaire des attaques impitoyables des journaux de l’opposition.

L ’Em eute a donc sur toi passé sa griffe im p u re ... L ’anarchie aux abois contre nous se déchaîne ;E t foulant à ses pieds nos droits, nos libertés,Venge sur nos tym pans ses com plots avortés.

Il flétrit, indigné, ces ennemis de l’ordre, des bonnes moeurs, qui prêchent la haine et là licence. Et quel est ce nouveau parti recrutant ses adhérents dans « l’ombre et dans la boue » ?

Des enfan ts aux pieds nus, des P hrynés de guinguette, Des vagabonds tra înés de sellette en sellette,Des libertins oisifs, tribuns d’estam inet,Des m utins qui, v ing t fois retournent leur bonnet,A tous les factieux ont vendu leurs délires,E t servi quaran te ans d’aboyeurs et de sb ire s .. .

Ce que les journaux appellent : le peuple et les héros, n ’e s t 'qu’une bande de hurleurs, de criminels qui cassent les vitres, qui enfoncent les portes, qui prêchent le meur­tre dans les clubs de conspirateurs. * III.

1 M. V ie n n e t , de l ’Académie française : E p îtres et sa tires. Paris. 1845, p. 293-294. — D ans la préface il défend la poésie m ilitante : « I l fau t q u e lle in stru ise , qu’elle éclaire en am usant, qu'èlle s’allie su r ­tout aux grandes idées de liberté, d’hum anité, de patrio tism e... », p.III.

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Un autre 1 poète, plein d’indignation vertueuse contre les prêcheurs de crimes, buveurs de sang, contre cette horde d'assassins et de brigands qui arbore le drapeau du carnage et de la terreur, s’exclame :

Oui, nous ju rons sur votre tombe P a r notre pays m alheureux,De ne faire qu’une hécatombe De ces cannibales affreux.

II

Les grands; poètes, chacun à son tour, exprimaient les nouvelles idées qui commençaient à pénétrer la société française. Béranger et Hégésippe Moreau furent les chan­tres principaux de la démocratie ; Lamartine et Victor Hugo montraient des "sympathies à la jeunesse, et lais­saient échapper quelques paroles à tendances démocrati­ques et vaguement socialistes.

Béranger, dans sa préface publiée en 1883, montre com­ment les questions sociales commencent à dominer les discussions politiques. Il trouve cela bien naturel. Le principe de la souveraineté nationale une fois reconnu, il s’agit maintenant de l’appliquer pour le bien du plus grand nombre. Il dit que le bonheur de l’humanité a été le rêve de toute sa vie; de plus, c’est son devoir de travailler pour la classe laborieuse, dans laquelle il est né. Toutes ses sympathies sont à cette-jeunesse courageuse, géné- 1

1 C hants im m o rte ls . 1789 à la brillan te jeunesse de 1830. J.-M . Sauviguières. « Le réveil du peuple. Contre les terro ris tes ».

P arm i les au tres : le bon D ieu d ic ta teu r ou le systèm e républi­cain. Couplets dédiés aux p artisans du républicanism e. P a r E . A. H audard . P a ris. 1831. — E p ître a u J o u rn a lism e rép u b lica in , pa r l ’au teur de Prêtreïde. Paris. 1833, pam phet contre la liberté de la presse (« Qui bene am at, bene castigat » 1) et contre les partisan s « du bonnet rouge et de l’ignoble pique. »

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reuse et ardente, qui développe et popularise les idées d’amélioration sociale. Dans YEpître à M. Chateaubriand, il lui reproche de fuir son pays, Un vite à servir le peuple, « ce peuple humain, dés grands talents épris ».

Ne sers que lui. Pour lu i m a voix te somme D’un prom pt retour après un triste adieu.Sa cause est s a in te , il souffre, et tout g rand homme Auprès du peuple est l’envoyé de Dieu.

Il traite les questions politiques dans le Conseil aux Belges, Prédiction de Nostradamus pour l’an deux mil, Les quatre âges historiques et les Contrebandiers. Quoi­qu’il se dise « un des chauds partisans » du trône en France, il fait voir aux Belges la monarchie sous un as­pect décourageant. La monarchie, ce sont des cordons et des croix à vendre, un tas de ducs, de marquis et de pairs, un beau trône d’or et de soie, des parades, des feux d’ar- dilice, une bande de laquais de toute sorte, juges, préfets, espions, soldats, puis le peuple qui paye la carte. « Faites un roi, morbleu », crie-t-il d’un ton railleur. Ensuite, le grand astrologue Nostradamus prophétise qu’en l’an deux mil on entendra la voix d’un vieil homme pauvre, scrofu­leux, en haillons, sans souliers :

. . . je suis seul de m a race.Faites l’aum ône au dernier de vos rois.

Sainte-Beuve appelait les Quatre âges historiques « l’hymne auguste de philosophie », « les vers dorés de la science nouvelle ». Le premier âge par lequel l’huma­nité a passé est celui de la famille, de l’homme primitif, du mâle grossier vivant seul avec sa femelle. Le second, celui de la tribu et de la patrie ; le troisième, celui de la religion qui embrasse tous les fils de Dieu ; le dernier,

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l’âge suprême, l’âge d’or, c’est celui de l’humanité. « Paix au travail ! » L’amour unit les hommes ! Et le poète salue la grande famille du genre humain. Mais il se demande pourtant si les chants d’amour et de concorde universelle ne viennent pas trop tôt? « Aux feux des camps le glaive encor scintille », le jour ne commence qu’à blanchir l’ho­rizon obscur.

Des nations au jourd’hui la prem ière,France, ouvre-leur un plus large d e s tin ,Pour éveiller le monde à sa lumière,Dieu t ’a dit : Brille, étoile du m a tin .

Les contrebandiers, les joyeux et intrépides réfractai­res aux lois, représentent l’idée du libre échange, l’aboli­tion des frontières, plus encore, la fraternité humaine. Les gouvernements triplent les taux des biens du ciel, ils bri­sent le marteau du travail, ils élèvent des barrières facti­ces entre les nations et sèment 1a. haine fratricide. Mais, il n'y a qu’un peuple, et

A la frontière où l’oiseau vole,Rien ne lu i dit .· Suis d ’autres lois.L’été v ient ta r ir la rigole Qui sert de lim ite à deux rois.

La poésie intitulé Jacques a une tendance socialiste. Il s’agit du vieux Jacques Bonhomme, le rude paysan de France, le martyr séculaire et l’affamé éternel. Le gros huissier rôde autour de la maison du pauvre. Il y vient avant l’aurore pour saisir le peu de choses qui s’y trou­vent :

Lève-toi, Jacques, lève-toi, Voici ven ir l’huissier du roi !

La misère noire ne sort jamais de la chaumière pay-

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sänne. Tout ce dont le pauvre a besoin est si cher, même le sel. Jamais de viande de porc, et quand il faut du vin au malade on vend l’anneau de mariage.

P auvres gens ! l’im pôt nous dépouille !Nous n ’avons, accablés de m aux.P our nous, ton père et six m arm ots,Rien que ta bêche et m a quenouille.

L’homme du roi est venu, mais le pâle vieillard est mort, et ne se plaindra plus de ses souffrances. Son âme épuisée par la misère et la servitude s’est envolée vers le repos éternel.

Le vieux vagabond est une protestation très forte con­tre les iniquités du sort. Le pauvre moribond sanglote :

Oui, je m eurs ici de vieillesse,Parce qu’on ne m eurt pas de faim ;J ’espérais voir de m a détresse L ’hôpital adoucir la f in .Mais tout est plein dans chaque hospice,T an t le peuple est in fortuné;La rue, hélas ! fut m a nourrice,Vieux vagabond, m ourons ou je suis né.

Ne pouvant trouver du travail, mangeant des os tombés de la table des riches, dormant sur la paille, il passait tris­tement ses jours sombres. Gueillait-il une pomme au bord du chemin, on le jetait, « de par le roi », dans un cachot, on le privait de son seul bien : de l’air. Avec amertume et haine, il crie au monde qu’il va quitter :

Le pauvre a-t-il une patrie ?Que me font vos vins et vos blés,Votre gloire et votre industrie,E t vos orateurs assem blés?

Le plus vrai et le meilleur porte-parole de la démocratie

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était Hégésippe Moreau. Enfant naturel, il eut une jeu­nesse triste et sa vie se passa en luttes contre la faim, le froid, les souffrances et les humiliations de la misère. Mieux que personne il pouvait exprimer les revendications populaires. Combattant des journées de Juillet, ouvrier imprimeur, il fut le démocrate le plus convaincu ; nature douce, affable, sensible et tendre, il fut un poète de grande valeur. Avant d’écrire, il avait composé des livres, comme Michelet. Travaillant nuit et jour, il sentait naître en lui le poète :

E t souvent, insensé ! j ’ai répandu des larm es,Semblable au forgeron qui, p réparan t des arm es.Avide des exploits qu’il ne partage pas,Siffle un air belliqueux et rêve des com bats. 1

Mais, la réalité hideuse, les fers de la pauvreté, ne lui permettaient pas de prendre son essor. Rêveur, il écrivait dans sa mansarde, le ventre creux et les doigts gelés ; nature artistique, aimant la beauté, il vendait ses chemi­ses pour aller au théâtre. Couchant sous les arbres du bois de Boulogne et dans des bateaux au bord de la Seine, il rêvait les beaux rêves de l’art, et envoyait ses poésies gracieuses, voltigeantes et chaudes de sincérité aux princes de la littérature qui ne lui répondait pas. L’ouvrier-poète, le cœur gonflé de douleur et de haine, devait détester ce vieux monde fondé sur la souffrance imméritée des petits et des faibles, et mettre toutes ses espérances dans l'avènement d’un ordre de choses plus humain.

La Némésis de Barthélemy faisait école : Hégésippe Moreau fonda une Némésis, de sa façon, dans sa ville natale, Provins. Ce fut un journal envers intitulé Dio- 1

1 Œuvres, epître à M. F innin Didot.

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gène. Le poète se donna pour tâche de flétrir la « triste mascarade des gueux titrés et gradés. « Il y défendait l’hé­ritage de Juillet, la cause populaire ; il attaquait les gens qui trafiquaient de la victoire du peuple (L’Apparition)·, les bonapartistes, soldatesque sans frein, quêtant un chef et mendiant des rois (Le Parti bonapartiste) ; les légiti­mistes, «docteurs ès blason», «têtes ridées, dont les cheveux de neige ont glacé les idées». (A Henri V); il raille sa ville, Béotie pleine d’Aristarques et de Solons, de grands hommes qui régissent la politique et les beaux- arts du fond d’une boutique ou d’un bureau (Le poète en province). La bêtise des autres et la misère l’ont aigri, et il veut retremper son cœur dans l’amertume et écrire avec du fiel :

J ’am euterai le peuple à mes vérités crues,Je prophétiserai sur le trépied des r u e s . ..Chaque m ur, placardé d’un vers républicain,Sera pour mes lazzis le socle de Pasquin .

Le hameau incendié est plein de pitié fraternelle pour les déshérités de la civilisation, pour «les malheureux chassés de leurs toits en débris». Il invite les riches à donner aux pauvres, car, agitant des torches, le spectre de Babœuf se dresse.

...Donnez, pour que la foule Oublie, en le baisan t, que votre pied la foule ;Pour que votre or, sué par ta n t de m alheureux,Etouffe leurs soupirs en retom bant sur eux.

L'Hiver est plus précis et plus nettement révolution­naire. C’est la saison de la faim et du froid, quand plus d’un malheureux se dira :

...Que n ’ai-je,P our m ’envoler aussi, loin de nos cham ps de neige,

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Les ailes de l’oiseau, qui va chercher ailleurs Du grain dans les sillons et des n ids dans les fleurs !

Les riches quittent leurs parcs et vont à l’assaut des plaisirs à Paris.

D ans notre Babylone, hôtellerie im m ense,Pour les élus du sort le g rand festin commence.Ruez-vous su r P aris comme des conquérants ;Précipitez sans frein vos caprices e rran ts ;A vous tous les p laisirs et toutes les m erveilles,Le pauvre et ses sueurs, le poète et ses veilles. -.

Lazare, fantôme bizarre, n’ose pas disputer les miettes du repas aux chiens.

Il est v rai, quelquefois, une plainte légère Blesse la m ajesté du riche qui digère.Des hom m es que la faim m oissonne p ar m illions,En se com ptant des yeux disent : Si nous voulions !Le sanglot devient cri, la douleur se courrouce,Et plus d’une cité regarde la Croix-Rousse.

Mais pour calmer la tempête de la faim, il y a de beaux diseurs, des rhéteurs fervents qui prodiguent aux pauvres le pain de la parole :

Et, comme l’Espagnol qui m ontre, en l’agaçant,Son écharpe écarlate au tau reau m enaçant,Je tten t pour fasciner ses grands yeux en colère,Un lam beau tricolore au tigre populaire.

Pendant ce temps-là, Victor Hugo avançait et, un moment, il sembla se faire tout à fait républicain. Dans la préface des Derniers jours d’un condamné ("édition de 1882), il représente la société comme reposant sur trois colonnes : le prêtre, le roi, le bourreau. Les dieux s’en vont, les rois s’en vont, il est temps que le bourreau s’en

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aille. « A ceux qui ont regretté les dieux, on a pu dire : Dieu reste. A ceux qui regrettent les rois, on peut dire : la patrie reste ». Dans une autre occasion, son républica­nisme apparaît encore plus. Après l'insurrection de 1832, Paris fut mis en état de siège, le National prépara une protestation collective des écrivains. Victor Hugo, que Sainte-Beuve avait invité à s’y joindre, donna sa signa­ture et lui répondit par une lettre très curieuse, où il se prononce contre « ces misérables escamoteurs politiques » et « faiseurs d’ordre » qui mettent Paris en état de siège. Il plaint les républicains, «ces jeunes cervelles trop chau­des, mais si généreuses». Il veut tout oser pour eux : « si quatre hommes de cœur voulaient faire une émeute pour sauver les victimes, je serais le cinquième». Il se pro­nonce pour la république, mais pour la république de Washington, non pour celle de Robespierre. «Nous au­rons un jour une république, et quand elle viendra, elle sera bonne. Mais ne cueillons pas en mai le fruit qui ne sera mûr qu’en août. Sachons attendre. La république proclamée par la France en Europe, ce sera la couronne denos cheveux blancs». 1 En 1831, devant l’écrasement des révolutions dans toute l’Europe, en Grèce, en Polo­gne, en Irlande, en Italie, devant la brutalité des bour­reaux et les souffrances des victimes, il s’exclame : 1 2

Alors oh ! je m audis, dans leur cour, dans leur antre,Ges rois dont les chevaux ont du sang ju squ ’au ventre !Je sens que le poète est leur juge, je sens Que la m use indignée, avec ses poings puissants,Peut, comme au pilori, les lier sur leur trône,E t leur faire un carcan de leur lâche couronne,E t renvoyer ces rois, qu ’on au ra it pu bénir,M arqués au front d’un vers que lira l’avenir !

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1 C orrespondance. 1815-1835. p. 289-290.2 Les feu ille s d ’a u to m n e . «A m is, un dern ier m ot».

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Oh ! la m use se doit aux peuples sans défense,.J’oublie alors l’am our, la famille, l ’enfance,E t les molles chansons, et le loisir serein,E t j ’ajoute à m a lyre une corde d’a ira in !

La poésie sur le bal de l’Hôtel de Ville, dans les Chants du Crépuscule, écrite en mai 1832, a une certaine portée sociale. Le poète chante ce « tas de douleurs qu’on nomme la cité », et s’adresse aux riches :

P uissan ts ! nous ferions m ieux de panser quelque plaie, Dont le sage rêveur à cette heure s’effraie,D’étayer l ’escalier qui d’en bas m onte en haut,D’ag rand ir l ’atelier, d’am oindrir l’échafaud,De songer aux enfants qui vont sans pain dans l’ombre, De rendre un parad is au pauvre impie et sombre,Que d’allum er un lustre et de ten ir la nuit Quelques fous éveillés au tou r d’un peu de b ru it !

Aux femmes du monde, que la misère n’a pas tentées, « à qui le bonheur conseille la vertu », il montre d’autres femmes, fardées et prêtes à se vendre au premier venu :

V oilant leur deuil affreux d’un sourire m oqueur,Les fleurs au front, la boue aux pieds, la haine au cœur ! 1

Ce qu’il a dit aux puissants, il le répète encore une fois dans le Conseil aux rois, en décembre 1834. « L’hydre des faubourgs», «la populace à l’œil stupide, aux cheveux 1

1 D ans les vers : Oh ! n ’in s u lte z ja m a is u n e fem m e q u i tombe, il reprend l ’idée de la réhab ilitation pa r l’am our, exprim ée déjà dans M arion D elorm e. I l plaide pour la pécheresse :

Qui sa it sous quel fardeau la pauvre âme succombe ?Qui sa it combien de jo u rs sa faim a com battu ?Quand le vent du m alheur ébran lait leu r vertu ?...

L a faute est à nous, au riche, à son or. L a femme tom bée est la fange contenant encore de l ’eau pure. I l ne faut qu’un rayon de soleil, un rayon d’am our, pour que la goutte d’eau sorte de la poussière et redevienne perle splendide.

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roux », devient menaçante, le mal ronge notre société, il faut un remède.

Rois! la bure est souvent jalouse du velours.Le peuple a froid l’hiver, le peuple a faim toujours.

Rendez-lui son sort plus facile.Le peuple souvent porte un bien rude collier.Ouvrez l’école aux fils, aux pères l’atelier,

A tous vos bras, auguste asile !

Lamartine, seul à l’écart, élaborait un nouveau credo politique et social. L’action l’attirait sans cesse. « Il y a plus de réelle grandeur dans une bonne action, disait-il, que dans un beau poème, ou une grande victoire. » Au mois de mars 1831, il posa sa candidature dans le Yar, à Toulon, et dans le Nord, à Bergues ; il échoua. Mais, pen­dant son voyage eh Orient, il fut élu à Bergues. Ses idées politiques étaient encore vagues. Il se disait « conserva­teur démocrate », il était hors des partis, formant le parti social, dont il était chef et unique membre. Il voulait « légaliser le christianisme » , réconcilier et confondre l’idée fondamentale de l’Evangile avec les idées de la Ré­volution. Pourtant, une idée principale se dégageait clai­rement, sinon socialiste, au moins sociale et solidariste. Le résumé politique qui termine le Voyage en Orient est très significatif : « L’heure serait venue d’allumer le phare de la Raison et de la morale sur nos tempêtes politiques, de formuler le nouveau symbole social que le monde com­mence à pressentir et à comprendre, le symbole d’amour et de charité entre les hommes, la politique évangélique. » La famille, source unique des populations fortes et pures, la seconde âme de l’Humanité, est trop oubliée par les législateurs modernes. « La législation, même après le Christianisme, a été barbare sous ce rapport : elle interdit à la moitié des hommes la femme, l’enfant, la possession

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du foyer et du champ ! et cependant elle devait ces biens à tous. » Ailleurs : « Les prolétaires se trouvent aujour­d'hui dans une condition pire qu’ils n’ont jamais été ; ils ont reconquis des droits stériles sans avoir le nécessaire, et remueront la Société jusqu’à ce que le socialisme ait succédé à l’odieux individualisme. » Les socialistes du temps s’empressaient de citer les mots du grand poète, de M. de la Martine, comme l’appelait Y Almanach icarien.

L’action pour lui était plus qu’un devoir : « Croyez- vous, disait-il, qu’à une pareille époque et en présence de tels problèmes, il y ait honneur et vertu à se mettre à part, dans ce petit troupeau des sceptiques, et à dire comme Montaigne : Que sais-je? ou comme l’égoïste : Que m’importe? » Dans les Destinées de la poésie, il précise ce devoir du poète. La poésie doit populariser les vertus, l’amour, la raison, les sentiments religieux et l’enthou­siasme, L’époque demande une telle poésie, « le peuple en a soif ; il est plus poète par l’âme que nous, car il est plus près de la nature : mais il a besoin d’interprète entre cette nature et lui ; c’est à nous de lui en servir ». La Poésie proprement dite, étant l’idée, est- supérieure à la politique qui est le fait, la matière. Mais l’homme ne vit pas seulement par l’idéal ; il faut que cet idéal soit incarné dans les institutions sociales. L’époque actuelle est une des grandes époques de reconstruction et de rénovation sociales, où chacun doit « apporter sa pierre et son ciment pour reconstruire un abri à l’humanité ». Maintenant, la question n’est plus des formes du pouvoir, « il s’agit de décider si l'idée de morale, de religion, de charité évangélique sera substituée à l’idée d’égoïsme dans la po­litique ». Et le poète est fermement décidé à faire triom­pher, sans violence et avec hardiesse, cet idéal de toutes les âmes supérieures, depuis Jésus-Christ jusqu’à Fé­nelon.

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Cette nouvelle manière de voir apparaît assez bien dans son long poème la Chute d’un ange, publié en 1838. Ne manquant ni de grandeur, ni de grâce, riche d’images et de couleur, débordante de lyrisme, cette œuvre a pourtant de graves défauts et fut mal accueillie par la critique et le public lettré. De nos jours, M. Jules Lemaître, pour le­quel Lamartine reste le plus grand des poètes, « un demi- dieu », juge cette épopée mataphysique de la façon sui­vante : « C’est le plus inégal des poèmes, le plus baroque, le plus fou, le plus puéril, le plus ennuyeux, le plus assommant, le plus mal écrit — et le plus suave et le plus inspiré et le plus grand, selon les heures » .1 En l'écri­vant, le poète avait des prétentions philosophiques : il y mit tout son platonisme chrétien, chanta la vieille idée de la chute des âmes et leur retour à Dieu, « la métempcycose de l’esprit », comme il dit lui-même.

Dans cette poésie de symboles, la pensée est ondoyante, l’expression vague ; les données de la réalité et les fantai­sies du poète se mêlent et se confondent. On est tenté, quelquefois, de reconnaître, sous les masques des dieux oppresseurs, des Talleyrand et des Guizot. L’épisode du carnage des titans est évidemment emprunté à la réalité ; c’est presque une allusion aux faits politiques contem­porains. Après la victoire, le peuple, «d’agneaux égorgés devenus égorgeurs », se livre à des vengeances bestiales, grillant les ennemis vaincus, violant les cadavres des femmes. Alors,

Cédar en eut pitié ; la tête dans sa m ain,Il p leura sur lui-m êm e et sur le genre hum ain.«O race, pensait-il, faite pour qu ’on l’opprime, V engeras-tu toujours le crim e par le crim e?... »

Les C ontem porains, t. VI, p. 180.

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Qui de vous, disait-il,, en détournant les yeux,Du m aître ou de l’esclave, est le plus o d ie u x .1

Sous les traits angéliques de Cédar, c’est Lamartine de- mandant la grâce des ministres de Charles X.

Il y a deux idées principales dans ce poème confus et informe. D'abord, c’est un panthéisme très prononcé, très expressif. Les philosophes officiels reprochaient à Γauteur ces tendances panthéistes, l'athéisme, le matérialisme, le pessimisme ! Lamartine s’en défendait, se disant toujours religieux. Mais, c’était la religion opposée aux religions, et la Chute d’un ange est pleine de belles maximes pan­théistes, lapidaires,, précises, qui ne s’effacent pas de la mémoire.

La portée politique et sociale n’est pas moins grande. Le prophète Adonaï, dans les septième et huitième visions, prêche au jeune couple primitif et charmant sa religion à lui. Il vante le temps heureux des premiers hommes, quand il n’y avait ni loi, ni patrie, ni contrainte, quand « les instincts sublimes » suffisaient pour assurer une vie douce au genre humain. Au lieu de ce paradis perdu, c’est une autre humanité dégradée, avilie, une société perverse, «la servitude et les travaux de la ville». Le vieillard, dans le langage des prophètes hébreux, d’un ton sombre et violent, tonne contre cette société brutale, ce « cloaque impur », où il n’y a que des oppresseurs et des opprimés. Il montre les liens de la famille rompus, les cœurs morts, les mauvais instincts déchaînés, les « tyrans qui font trembler leurs sujets et tremblent à leur tour », les vices et les crimes en haut, l’ignorance et la peur en bas. Et le grand crime con tre l’humanité, la guerre, sauvage, absurde ! 1

1 L a Chute d’u n ange, épisode pa r M . de Lam artine. Paris. MDCGGLXX, p. 397-398. Voir aussi la deuxième époque du Jo ce lyn , quelques pages su r la prem ière révolution, et l’épisode L es labou­reu rs , d an s la neuvièm e époque.

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Du m étier de tuer ils ont fait le g rand art :Le m eurtre p a r m illiers s’appelle une victoire ,C’est en lettres de sang que l’on écrit la gloire·;Le héros n ’a qu ’un bu t, tuer pour asservir !Le peuple les abhorre et m eurt pour les servir.

Le prophète ne s'arrête pas là ; il va plus loin, à la ra­cine même du mal.

Vous n ’établissez pas ceš séparations En races, en tribus, peuples ou nations ;E t quand on vous d ira : « Cette race est barbare,« Ce fleuve vous lim ite », ou : » Ce m ont vous sépare », Dites : « Le même Dieu nous voit et nous bénit,Le firm am ent nous couvre et le ciel nous un it ».

Adonai est, à sa façon, le libertaire de nos jours. Il ne veut pas d’autorité, de rois, de juges, ni rien du mécanisme social. La vertu, « l'instinct de la fraternité », doit être le seul ciment entre les hommes, — « votre loi sera votre perfection même». Ce qu’on appelle aujourd’hui la justice, peut devenir demain le crime. L’homme n’a pas le droit dejuger l’homme, car, « le monde vit de grâce, et non de justice».

Vous n ’établissez point de juges ni de rois P our venger la justice ou vous faire des lois ;Car, si vous élevez l’homme au-dessus de l’hom m e De quelque nom sacré que le m onde le nomme,En voyant devant lu i ses frères à genouxSon orgueil lu i d ira qu’il est plus g rand que vous,Il lira sur vos fronts le joug de vos misères.Vous aurez des ty ran s où Dieu voulut des frères.

Dans la onzième vision, c’est le tableau poignant du peuple asservi. Ce sont les miséreux, les bêtes de somme du travail, traînant leur joug tristement, silencieuse­ment.

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Ils passaien t, ils passaient, squelettes de la faim .

Et à ces martyrs résignés, Gédar, l’ange oublieux de son origine céleste, criera les mâles paroles de révolte et d’es­pérance.

« V’ile chair, car qui sait le nom dont on vous nom m e ?Levez vos fronts, dit-il, et redevenez homme !Sous les pieds de vos rois, terre, remuez-vous !E t dans leur propre audace engloutissez-les tous !

Il fait revivre cette masse inerte et souffrante, il la sou­lève contre l’infamie sacrée et le crime couronnée. Les petits, dit-il, sont petits, parce que les puissants les for­cent de rester dans la boue.

P our vous paraître grands, ils courbent vos genoux ;Ils ont jeté leur ombre entre le ciel et vous !...Contre l’hum anité leur règne est un blasphèm e ;Venger l’hom m e avili, c’est venger Dieu lui-m êm e!

Quand Lamartine, en 1831, eut posé sa candidature, la Némésis l’en railla.1 Le poète lui répondit comme un dieu 1

1 N ém ésis : A . M. de L a m a rtin e . Ce n ’est pas, dit Barthélem y, le poète séraphin , assis à côté des cascades sonores, au bord des lacs, sous le clair de lune, dorm ant sous l’aile des vautours, p leurant la vie comme Job. Non, c’est le nouveau diplom ate, le poète financier, m êlant Ezéchiel avec l’arithm étique, p assan t de Sion à la Banque, ram assan t de sa m ain d’archange des rubans et des .titres. L ’au teur des hym nes dévotes, des odes à Bonald, après avoir pleuré son m on­seigneur le D auphin, sollicite les suffrages des hom m es de Ju ille t, des prosaïques électeurs du Var.

Va, les tem ps sont passés des sublim es extases,Des harpes de Sion, des saintes paraphrases ;A ujourd’hui tous ces chants expirent san s’écho;Va donc, selon tes vœux, gém ir en Palestine,E t présente sans peur le nom de L am artine

Aux électeurs de Jéricho.

Après la réponse de Lam artine, il répliqua pa r la R éponse à M. de L a m a rtin e , m ais en changeant de ton.

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de l’Olympe, disant que « son âme est un feu qui brûle et parfume ce qu’on jette pour la ternir ». On ne coupe pas les ailes de cet ange qui est la muse, pour l’atteler au char des factions ; de la déesse on ne fait pas une Némésis ven­geresse. Le devoir du poète est de se faire entendre :

H onte à qui peut chanter pendant que Rome brûle,S’il n ’a l’âme et la lyre et les yeux de Néron ;P endant que l’incendie en fleuve ardent circule Des tem ples aux palais, du cirque au P anthéon !H onte à qui peut chanter pendan t que chaque femme Sur le fron t de ses fils voit la m ort ondoyer,Que chaque citoyen regarde si la flamme,

Dévore déjà son foyer !

Son Dieu ne maudit pas. Il combat la tyrannie, d’où qu’elle vienne ; les tyrans royaux valent les tyrans popu­laires, le joug d’or vaut le joug de fer. La liberté, telle qu’il la comprend, est toute différente :

La liberté que j ’aim e est née avec notre âme,Le jour où le plus juste a bravé le plus fort,Le jou r où Jéhovah dit au fils de la femme :

Choisis, des fers ou de la m ort.

Auguste Barbier, de son côté, était plongé dans le dé­sespoir. Les titres de ses poèmes sont significatifs : La Désolation, VAmour de la mort. Il hait son temps, il l’appelle :

Un v ra i siècle de boue, où plongés que nous sommes, Chacun se vau tre et se salit ;

Où comme en un linceul, dans le m épris des hommes,Le monde entier s’ensevelit !

En voyant le présent, il admire Dante, vieux Gibelin, il comprend

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Le dégoût qui te p rit des choses de ce monde,Ce m al de cœur sans fin, cette haine profonde.

La Cuve, une infernale Cuve, c’est Paris, un abîme aussi noir que le cuvier romain ; après mille ans de bouleverse­ments et de secousses, c’est Rome immonde.

Toujours même fracas, toujours même délire,Même foule de m ains à partager l’empire ;Toujours même troupeau de pâles sénateurs.Même flot d’in trig a n ts et de vils corrupteurs,Même dérision du prêtre et des oracles,Même appétit des jeux, même soif des spectacles ; T oujours même im pudeur, même luxe effronté,D ans le h au t et le bas même im m oralité,Mêmes débordem ents, mêmes crim es énormes,Aloins l’air de l’Italie et la beauté des formes.

Dans la Popularité, il flétrit les flatteurs du peuple, qui excitent ses mauvaises passions, et lui disent que « le sang orne ses mains calleuses », et que le rouge lui va bien. Il se demande :

F aut-il oublier avan t tout,Que la L iberté sainte est la seule déesse

Que l’on n ’adore que debout ?

L’homme « au large front, au bras charnu » , ayant << une âme toute en fer », montant au pouvoir avec l’appui du peuple, ne doit pas baisser la tête. Qu’il marche, et qu’il n’écoute rien.

Du peuple quel qu ’il soit ne cherche que l’estime,Ne redoute que son am our !...

La popularité est la mer qui,, comme la nymphe antique, le ventre au soleil, se livre à qui la veut, la mer calme et

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sereine, blonde et riante, baisant le sable et parfumant la rive du baume de ses flots,

B e rç a n t s u r sa g o rg e o n d o y a n te e t la s s iv e S o n p e u p le b r u n de m a te lo ts .

Puis, c est la mer furieuse et enragée, se redressant géante, hurlante, bondissante, blanche d’écume, se roulant sur le sable, déchirant la terre,

E t, c o m m e la b a c c h a n te , en fin la s se de ra g e ,N ’en p o u v a n t p lu s e t s u r le flan c ,

R e to m b a n t d a n s s a co u ch e , e t l a n ç a n t à la p la g e D es tê te s d ’h o m m e s e t d u s a n g !,..

III

Au fond de toutes les insurrections de cette époque-là, sè trouvait la question économique. Les souvenirs révolu­tionnaires, l’idéologie de la bourgeoisie sincèrement libé- îale, ne faisaient que donner la direction au mouvement populaire. Dès les premiers jours qui suivent la Révolu­tion de 1830, une chanson. Requête d’un ouvriev ci un juste milieu, circulait à Paris. Le refrain en était très ex­pressif :

J ’a i f a im !C ’e s t b ie n , m a n g ’ to n p o in g ,G a rd ’ l ’a u t ’ p o u r d e m a in .

C ’e s t m o n re f ra in .

Un autre poète populaire 1 chantait le même air lugu­bre : 1

1 P e ti te F ro n d e de 1831 . C h a n s o n s p a r C h a r le s L e m e s le . P a r i s . 1831. L a C h a n s o n : L e P e u p le .

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I l v e u t m a n g e r ,I l v e u t m a n g e r ,

Ses p a u v r e s e n tr a i l le s s o n t la s s e s ;I l v e u t m a n g e r ,I l v e u t m a n g e r :

N e p o u rr ie z -v o u s le so u la g e r ?V o u s v o u lez d es r u b a n s , des g râ c e s ,D es t i t r e s , d e l ’a rg e n t , d e s p la c e s :I l v e u t m a n g e r , il v e u t m a n g e r ;I l v e u t m a n g e r , i l v e u t m a n g e r .

Barthélemy, dans l’Emeute universelle, dit qu’il ne veut pas prêcher les « lois agraires », pas plus que les théories de Saint-Simon. Il demande aux riches de donner aux pauvres. L’ouvrier sans travail est obligé de travailler au « chantier du tumulte ». A Lyon, « le geste de faim est puni comme un crime », la faim pousse à l’émeute uni­verselle des milliers et des milliers d’hommes, peu occu­pés de vaines querelles politiques, indifférents au même titre à l’empire, à la république et à la royauté. Leur pro­gramme n’a qu’un article : ils veulent manger, ils veulent vivre.

L a m isè re ! v o ilà le fo rm id a b le a g e n tQ u i c h a n g e e n r é v o lté s to u t u n p e u p le in d ig e n t .A in s i de ses m a lh e u rs le g r a n d se c re t s ’e x p liq u e L es c h a n c e s de l ’E m p ire o u de l a R é p u b liq u e ,L es rê v e s d u m o m e n t n e fo n t p a s le d a n g e r .L ’én ig m e a q u a t r e m o ts : L e p e u p l e v e u t m a n g e r .

Dans la poésie intitulée Lyon, il montre de nouveaux Spartacus, les conscrits de la faim, arborant un morceau de pain au bout des baïonnettes. Il plaint les pauvres sol­dats qui, au lieu de porter la gloire des armes françaises sur le Rhin, servent « ces crétins de comptoirs, bétail d’agioteurs », et font des hécatombes d’indigents.

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L a F a im ! c’e s t le b o u r re a u d o n t le s o n g le s p u t r id e s ,S u r le u r s f ro n ts b a s a n é s , c r e u s e n t ces la rg e s r id e s ;C’e s t le v a u to u r r o n g e u r , le v a m p ire a s s a s s in Q u i s a n s cesse e t to u jo u r s le u r d é v o re le se in .

chantait aussi un autre poète républicain *.Les révolutions avortées eurent leurs admirateurs et

leurs détracteurs. Dans les 5 et 6 ju in 1832, Hégésippe Moreau pleure la mort de ses amis républicains :

I ls s o n t to u s m o r ts , m o r ts e n h é ro s ,E t le d é se sp o ir e s t s a n s a rm e s ;D u m o in s , en face d es b o u r r e a u x A y o n s le c o u ra g e des la r m e s !

Ayant été « sur la couche de Gilbert », il n’avait pu partager le danger avec ses coreligionnaires, mais il dé­plore la mort de ces jeunes héros qui prouvèrent que le feu sacré n’est pas encore-éteint. Ils n’étaient pas des en­fants qu’on pouvait bercer avec le hochet tricolore. Le peuple ouvre les j’eux, il commence à voir qu’on trahit sa cause, que le roi s’engraisse par sa faim, et il se voit obligé de tendre la main. Les jeunes martyrs de la Liberté sont tombés,

E t le s d e rn ie r s co u p s d u to c s in N ’o n t so n n é q u e le u r a g o n ie .

Les hyènes salissent leurs tombeaux, on lapide ceux qui tombent, on crache sur les vaincus :

O n in s u l te à ce q u i n ’e s t p lu s ,E t m o i se u l j ’ose v o u s d é fe n d re ;A h ! s i n o u s le s a v io n s v a in c u s ,C eu x q u i c r a c h e n t s u r v o tre c e n d re , 1

1 L ’a u ro re d’u n beau jo u r . Episodes des δ et 6 ju in 1832. P a r N. Parfait. Paris. 1833.

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L e s lâ c h e s , i ls v ie n d ra ie n t , a b so u s P a r le u r d é fa ite e x p ia to ire ,S u r v o tr e c e rc u e il à g e n o u x ,D e m a n d e r g râ c e à la v ic to ire .

L’aurore d’un beau jour, de N. Parfait, est un des meilleurs petits poèmes de l’époque. Dédié « aux mânes des martyrs du cloître St-Méry », il chante la défaite des républicains les δ et 6 juin 1832. Le poète constate la vé­rité tant de fois démontrée :

Q u a n d le ré b e llio n tr io m p h e , o n la f a it s a in te ;A lo rs q u ’elle e s t v a in c u e , o n é to u ffe s a p la in te .

Les courtisans veulent prouver au roi que son trône doit avoir pour piédestal le bagne et l’échafaud. Les républi­cains, d'autre part, ne voient qu’un remède à tous les maux sociaux : la liberté. Les journées de Juin,

C’e s t u n d ra m e de s a n g ! d ra m e d e d é se sp o ir ,Q u ’u n e m a u d i te m a in , s a n s d o u te , n o u s d é ro u le ?L a sc è n e : è s t à P a r i s . L e h é ro s : c’e s t l a fo u le !

E t le t r a î t r e : c’e s t le P o u v o ir .

L’aurore d’un beau jour, l’avènement de la république, du nouvel ordre de Liberté et d’Egalité, n’était pas loin. Si jusqu’à la fin du jour on pouvait prolonger la bataille, avec l’aurore, Paris n’aurait plus de roi !

De même, l’insurrection de 1834 trouva son défenseur et son chantre. Un poète obscur1 s’écriait douloureusement :

A li ! je l ’e n te n d s , ce p e u p le .. . il a c rié : M isère !A ce c r i de d é tre s se a r r iv é d a n s P a r i s ,O n t d ’u n c o m m u n é la n r é p o n d u m ille c r is . . .M isère ! a d i t p a r to u t la v o ix d u p ro lé ta i r e ; 1

1 Poésie rép u b lica in e pa r H . Desm olière. P aris . 1834.

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Yengeance ! a dit l’oisif et dans l’a ir a sifflé,D écim ant l’ouvrier, la balle m eurtrière,

E t le* sang, du frère a coulé Sous le sabre aveuglé du frère !...

E t le gai violon de la cour s’est mêlé Au dernier râle de souffrance De vieillards et d’enfants expiran t sans défense Sous l’ignoble bâton d’un infâm e assom m eur !

Victor Hugo, probablement beaucoup plus tard, a fait une jolie chanson pour railler la férocité des bourgeois qui ne veulent pas que les émeutiers brisent leurs vitres et gâtent leurs affaires. Gavroche leur crie :

On fait de la peine aux rois,Viens à leur secours, bourgeois,Avec ton enthousiasm e,Ton parapluie et ton a s th m e .1

La poésie antirépublicaine et antirévolutionnaire était beaucoup plus abondante, et pour cause. On chantait la victoire de l’ordre à Lyon, où l’armée avait écrasé « le souffle impur de l’anarchie ». Le désordre avait osé lever la tète et commettre des crimes; « ne connaissant ni pa­rens ni patrie ». Mais les fabricants sont rassurés, l’ordre a vaincu.

Le Roi compte su r son arméeGomme elle peut com pter sur sa protection .1 2

Un autre poète chante les « chats républicains », les « chats sans a-veu » — le chat-général « Lagripette » en tête, — qui commencèrent le pillage, « comptant leurs

1 V ictor Hugo : T o u te la ly r e . P aris MDCCCLXXXVIII. T . I I ., p . 234. « C hanson de Gavroche ».

2 L ’O r lé a n id e ou la reddition de Lyon, à l’aspect de S. A. R. Mgr.. ; le duc d’Orléans, prince royal, accompagné de M. le m aréchal duc Soult, m in istre de la guerre. P a ris. 1831. — Constans.

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jours par mille cruautés1 ». Une ode1 2, extrêmement fade, glorifie la monarchie, « fiction de la divinité », et le roi, qui a rassuré le commerce, écrasé l'anarchie, bâillonné la presse violente, dissout les clubs audacieux, ces bandes criminelles de pamphlétaires et d’étrangers. La victoire de Juin a « justifié la haute renommée » du roi. Ailleurs, on célèbre la victoire sur « le tigre républicain » sangui­naire, léchant le sang de ses concitoyens, accomplissant tous les crimes imaginables.3

D’autre part, Barbier, triste et découragé, isolé des fac­tions, pleurait les guerres civiles qui déchiraient la France. IJ Emeute,

L ’E m e u te a u x m ille f ro n ts , a u x c r is tu m u l tu e u x ,A c h a q u e b o n d g ro s s it ses r a n g s im p é tu e u x ,E t le lo n g d es g ra n d s q u a is o ù so n flo t se d é ro u le H u r le en b a t t a n t le s m u rs co m m e u n e fe m m e so û le .

Il invoque la patrie, mère désespérée. (Ju’elle se montre, la voix éplorée, les mamelles au vent et les bras étendus !

V ie n s , d é c h ire à d e u x m a in s t a f lo tta n te tu n iq u e ,E t m o n tre a u x g la iv e s n u s d e te s fils i r r i té sL e s f la n c s , le s la rg e s f lan c s q u i le s o n t to u s p o r té s !

IV

Les légitimistes de leur côté, commençaient à agir. La Révolution de 1880 les avait surpris et avait coupé les ai­les à leur parti. Généralement haïs, menacés, persécutés

1 Les Chats rép u b lica in s, a b ré g é d e l e u r h i s to i r e , d e p u is 1789 j u s ­q u ’a u x jo u r n é e s d e s δ e t 6 j u i n 1832. P a r L . A . M .

2 L a R ég én éra tio n ou le T r io m p h e de Ju ille t. P a r i s . 1832.8 L a révo lte des 5 et 6 j u in , p o è m e p a r F . L . T r o u l t d e F o u r la -

y il le . P a r i s . 1832.

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même, ils n’osaient pas se montrer et répondre aux invec­tives et aux plaisanteries qui tombaient sur eux, comme sur tous les vaincus. Mais, les premiers dangers passés, la nouvelle monarchie compromise, la liberté de la presse relativement assurée, ils reprirent leur place dans les lut­tes ardentes du temps. Les émeutes dans le Midi et dans la Vendée leur rendaient le courage et la foi.

Leurs premiers sentiments étaient le regret des anciens rois, la fidélité traditionnelle des nobles dont la race avait servi les Bourbons pendant des siècles, et qui avaient confondu la cause de leur caste avec celle de la monarchie légitime. Un poète anonyme glorifie ce dévouement aux rois exilés, incarné dans le vieux gentilhomme Ker- gorlay.

. . . Quand les m échants d’une m ain crim inelle,Ont déchiré le sa in t bandeau des rois,A l’infortune il est resté fidèle,A l ’innocence il a prêté sa voix.Sa bouche ainsi repoussa le parjure,F ier de rester captif sous les verroux,Ses cheveux blancs ont été sans sou illu re .Dors, bon vieillard ; ton somm eil est si d o u x .

Du même poète est le Nid, une jolie et discrète allusion à la famille des Bourbons.

Em porté par la vague sombre,P auv re nid, hélas ! ou vas-tu ?L ’orm eau qui te p rê ta it sön ombre,Les vents l’ont sans doute aba ttu ?Ah ! que ton absence au bocage Cause de deuil et de regret !F ra is zéphir, ram ène au rivage Le nid que pleure le bosq u e t. 1 1

1 K e r g o r la y o u le n o b le p r i s o n n i e r . B o rd e a u x .

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Mal vus par le nouveau gouvernement, ils n’oubliaient pas le bon vieux temps où toute la France était à peu près leur fief. Louis-Philippe, représentant une nouvelle classe dominante, était l’objet de leurs haines et de leurs ran­cunes.

Des lâches, des in tru s g rim açan t les héros,Sans nous avoir conquis se sont fait nos bourreaux ;E t l’homme que Juillet a choisi pour pilote Nous tra ite comme à Sparte on tra ita it un ilote. 1

Dans l’opposition, comme au pouvoir, les légitimistes étaient divisés. A côté des intransigeants, des ultras, rêvant toujours la monarchie absolue et l’ancien régime, il y avait des légitimistes constitutionnels. Ils auraient voulu concilier la royauté de droit divin avec le suffrage universel, faire une sorte d’union hybride entre la démo­cratie et la monarchie des Bourbons. Chateaubriand était leur chef le plus illustre, la Gazette de France leur or­gane principal. Un des leurs, J.-A. Dumas,1 2 exprima ces idées dans un poème sur la Révolution de Juillet. Il avait été contre le ministère Polignac, et sous les plis du dra­peau tricolore il combattit les courtisans aveuglés qui fai­saient périr la monarchie à laquelle ils étaient attachés. A ses yeux, c’étaient les riches qui avaient fait la guerre au pouvoir ; la victoire obtenue, si l’on refusa la républi­que, chère aux mendiants, c’est que les libéraux, despo­tiques et intriguants, se mirent à piller l’Etat.

Les emplois, les grandeurs n ’ont que changé de face,Le riche est toujours grand, et l’in trig u a n t en place,

1 Croisades. Satires légitim istes par Ju les et Xavier B astide. Paris. 1835.

2 L e trô n e ren versé ou la dernière sem aine de Ju ille t 1830 ; poème burlesco-liistorico-tragique. Ouvrage dédié aux honnêtes gens pa J .-A . D um as. P a ris . 1831.

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Et pour que le ta len t soit reconnu chez nous,Il faut qu’il soit toujours ram p an t à deux genoux.

Paris, qui avait fait 1a. Révolution et l’avait imposée à tout le pays, Paris toujours rebelle et incorrigible, était surtout visé par les poètes légitimistes, qui le maudis­saient et demandaient une décentralisation. L’un d’eux, après avoir répété la vieille fable de Ménénius, s’ex­clame :

M isérable destin de la F rance m oderne !Un cerveau sans raison au jourd ’hui la gouverne.Oui, notre tête est folle, archi-fo lle. 1

Un autre, officier, attaque violemment la Révolution française, la nouvelle France, la bourgeoisie — tout en exceptant les guerriers : « l’épée anoblit tout ». — Il cou­vre de mépris cette France légère et changeante, sa jeu­nesse aveuglée, les lâches déserteurs de la religion, infâ­mes amis des prolétaires, les agitateurs perfides, serpents insidieux, le vieux monomane Lafayette, les doctrinaires sournois, l’école nouvelle qui, au mépris de l’art, torturant la langue, préfère, Ronsard à Boileau. Mais, c’est Paris qui excite toute sa colère de soldat, Paris, cité impie, sapant toujours les bases du trône et de l’autel. Il étale les beaux sentiments des héros de Quiberon :

.. .peut-être un jou r étrangers et F rançais Ensem ble s’un iron t pour te perdre à jam ais.D ans la fange entassés, couverts d’hum ides ombres,On v iendra contem pler les im m enses décombres ;E t, comme on le d isait autrefois de M emphis,On d ira de nos jou rs : C’est là que fut P aris . 1 2

1 L a T ê te e t les M e m b re s , p a r F . d e i l . P . P a r i s . 1831.2 L e p a s s é , le p r é s e n t et l’a v e n ir ; é t r e n n e s d u j o u r d e l ’a n . S a t i r e

p a r u n o ff ic ie r g é n é r a l . P a r i s . 1832.

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Unhobereau se faisant poète prend pour devise : « Quand le siècle s'égare, il faut s’en séparer ». II fait encore mieux, il le raille et le flétrit. Dans une de ses Epitres,1 il fait des reproches à un enfant perdu du parti qui s’était rallié à la nouvelle monarchie.

. . .T u v o u lu s u n e l ib e r té sa g e ;E t q u i d i t l ib e r té , d i t d é s o r d r e e t p i l l a g e T u r ê v a s u n e a im a b le e t d o u ce é g a lité ;E t c’e s t u n e im p o s s ib le e t fo lle in iq u i té .E n fin tu c ru s t r o u v e r u n a p p u i tu té la i r e D a n s la v e r tu d u n o m b re e t le d ro i t p o p u la i re :E t ce d o g m e im p ru d e n t de c a h o ts en c a h o ts .N o u s c o n d u it d a n s l ’a b îm e , e t n o u s m è n e a u ch ao s .

Et quelles horreurs que celles du nouvel ordre de choses! Une certaine Mlle J... «pousse, dit-il, le libéra­lisme jusqu’à sa dernière conséquence». On est arrivé si loin qu’on peut voir comment

. . .s o u s le s y e u x d u r ic h e , on lu i p r e n d s a n s fa ço n . L a p e r e a u x a u co lle t, c a rp e s à l ’h a m e ç o n .

La peste nouvelle a infecté même Chateaubriand, le grand restaurateur du culte chrétien et bourbonien. Lui- même montre de la tendresse pour les républicains et de­vient dur pour ses amis, « pour les veneurs, les doua­nières, les inquisiteurs et les publicistes de Saint-Germain et de Fontainebleau». «Et toi, Brutus!» sanglote ce Jérémie du passé, en suspendant son luth aux saules, et pleurant :

L a R a is o n , l a V e r tu , la M o ra le p u b liq u e ,

et les vieux dieux qui s’en allaient, en regardant un nou­veau monde surgir parmi les ruines, un monde plein de sève et d’inquiétude. 1

1 E p îtr e s p o l i t iq u e s s u r n o s e x tra v a g a n c e s . P a r M . L o B r u n d e s C h a r m e t te s . P a r i s . 1831.

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C H A P IT R E IV

La résistan ce .

L ’écrasem ent du parti républicain. La réaction. — I. L ’état cré­pusculaire des âm es; l ’a r t p o u r l ’a r t . — II. La poésie so­cialiste et hum an ita ire . P our la liberté de la presse. — III. La poésie antirépublicaine et officielle. — IV. Le N a p o l é o n d ’E dgar Quinet ; l ’an tibonapartism e.

Le pays était las des luttes longues et violentes. Le parti républicain, après de nombreuses tentatives, fut vaincu, et le gouvernement ne fit qu'achever son écrasement.

Les libertés politiques et les garanties constitutionnelles furent de plus en plus restreintes. Encore en 1830, la Chambre avait voté des lois contre les offenses au roi et aux Chambres et contre les édits séditieux ; en 1831 une loi contre les attroupements ; en 1834, une loi pour inter­dire de garder à domicile des armes de guerre ; une loi contre les associations, qui fut la cause directe des insur­rections de 1834. Au lieu du jury, ce fut la Chambre des pairs qui jugea les républicains de Paris et de Lyon, dans ce célèbre. « procès monstre », où il y eut 2000 arrêtés, 164 accusés, 4000 témoins et 17,600 pièces au procès. L’at­tentat de Fieschi contre le roi, dont la presse et l’opposi­tion républicaines furent rendues responsables. — « La machine de Fieschi, disait-on, était une idée républi­

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caine », — cet attentat provoqua les fameuses lois de sep­tembre.

Une loi autorisait le ministre de la justice à créer en cas d’émeutes autant de cours d’assises qu’il serait besoin. On attribua le vote secret au jury et l’on réduisit de huit à sept le nombre des voix nécessaires pour la condamna­tion. On donna le droit aux juges de condamner les accusés absents. La loi sur la presse frappa de 100,000 francs d’amende l’offense au roi et Γ attaque contre « le principe du gouvernement, l’excitation à des crimes contre, la sû­reté de l’Etat ». Défense de publier le compte-rendu des procès en diffamation et la liste des jurés ; défense d’ou­vrir une souscription pour payer l’amende d’un journal ; défense de discuter le principe de la propriété ; la censure pour les dessins et les pièces de théâtre. Dans des condi­tions pareilles, la liberté de la presse était illusoire. Les nombreux journaux républicains, à bout de ressources, cessaient de paraître ; seul le National, le plus modéré, et les journaux légitimistes, très riches, pouvaient conti­nuer à vivre.

Ses chefs emprisonnés, expulsés et déportés, le parti républicain était à peu près désarmé. Dans les débris du parti, les tendances socialistes commençaient à prédomi­ner. La Société des Familles était communiste ; les socié­tés secrètes, après 1835, et leur journal, Y Homme libre, développaient les doctrines babouvistes. La dernière in­surrection, celle du 12 mai 1839, fut tentée par la Société des Saisons, dont les 900 membres, Blanqui et Barbés en tête, étaient pour la plupart ouvriers, communistes et ré­volutionnaires. A côté de ce parti qui se prononçait pour le fameux coup de main comme moyen de réaliser la so­ciété nouvelle, il y avait, un autre parti socialiste, réfor­miste et intellectuel. Le fouriérisme et le saint-simonisme Comptaient de nombreux adhérents dans les milieux intel­

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lectuels, dans la bourgeoisie avancée et idéaliste. Spiri­tualistes et rationalistes, disciples de Jean-Jacques Rous­seau, ces gens-là considéraient la raison comme la force constructrice principale des sociétés humaines. Le démo­cratisme politique les poussait dans le démocratisme éco­nomique ; lâchés par la bourgeoisie enrichie et satisfaite qui avait déserté son ancien idéal révolutionnaire, ils ne voyaient que la classe ouvrière capable d’embrasser et de défendre les grands intérêts de l’humanité. Louis Blanc, qui représentait le mieux ce socialisme, dans les journaux le Bon Sens et la Revue du progrès, surtout dans son livre de Y Organisation du travail (1839), défendait les idées d’une réforme sociale pacifique et progressive, par l’intervention de l’Etat dans les rapports entre le Capital et le Travail. La création d’ateliers nationaux dirigés par les ouvriers eux-mêmes, et la participation aux bénéfices, tels étaient les premiers articles de ce nouveau programme. Un écrit du parti, daté de 1840, disait : « Nous voulons la communauté des travailleurs, c’est-à-dire l’abolition de l’exploitation de l’homme par l’homme, établir des ateliers nationaux où le prix du travail soit réparti entre les tra­vailleurs, où il n’y ait plus ni maîtres ni valets ».

Les bonapartistes, à leur tour, agitaient la pays. Depuis la mort du fils du Napoléon, en 1882, Louis Bonaparte était devenu le représentant de la dynastie. Audacieux, ambitieux, énergique, il entreprit deux coups de main, l’un à Strasbourg en 1886, l’autre à Boulogne en 1840, qui échouèrent également.

En présence de l’opposition républicaine, forte et agres­sive, les partisans de la nouvelle monarchie ne formaient qu’un parti unique, opposé énergiquement aux réformes démocratiques, très résolu à défendre les prérogatives de la couronne et de leur classe. Mais l’ennemi commun vaincu, à peu près disparu, les intérêts des coteries et des

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sous-classes, les rivalités sourdes entre Guizot et Thiers provoquèrent la scission du grand parti de la conservation sociale. La bourgeoisie financière et foncière et la bureau­cratie, suivaient Guizot, esprit puissant, mais rigide, ar­bitraire et dogmatique. Elles formaient le centre droit et voulaient continuer la lutte contre la démocratie. Leur chef, ancien légitimiste, admirateur du torysme anglais, avait pour maxime : le roi règne et gouverne, et défen­dait la prérogative du roi de choisir ses ministres, tout en tenant compte des vœux de la majorité parlementaire. La bourgeoisie industrielle, d’autre part, qui n’était pas tout à fait opposée aux réformes minimes, formait le centre gauche. Pour chef elle avait Thiers, esprit souple et lu­cide, mais assez borné et superficiel. Historien de la Ré­volution et du Consulat, il se rapprochait des libéraux, et sympathisait avec les whigs. Il était partisan du principe que le roi règne mais ne gouverne pas ; il eût voulu que le roi fût obligé de choisir les ministres dans la majorité de la Chambre, unique expression de la volonté nationale, et qu’il ne se mêlât point des affaires du gouvernement. Un petit groupe, le tiers parti, avec Dupin comme chef, penchait pour la clémence dans la répression des troubles- civils. Le roi, le roi-citoyen, le roi des barricades, mon­trait de plus en plus des tendances au pouvoir personnel ; « ne suis-je pas le petit-fils de Louis XIV? » disait-il à ses intimes. Le ministère présidait par son ami personnel Molé fut un défi au parlementarisme. Thiers et Guizot, rivaux et séparés par leurs ambitions, se coalisèrent, et aidés par la gauche libérale et la droite légitimiste, ren­versèrent le « ministère de la cour ». Finalement, la vic­toire resta au parlementarisme,

Quant à la politique extérieure, la question d’Orient isola la France, qui eut contre elle toutes les puissances réunies. L’opinion publique s’agita, et un courant belli-

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queux amena Thiers^ au pouvoir. Il semblait un moment que la guerre fût inévitable. On déposa un projet tendant à fortifier Paris ; les ports de guerre et les arsenaux furent remplis. Mais, à la fin, le courant pacifique, soutenu par le roi, renversa le cabinet de l’action, et le ministère Gui­zot, partisan de \&paix à tout prix, fit se dissiper toutes les craintes de guerre.

I

Ce qui caractérise cette époque-là en littérature, c’est un certain malaise intellectuel, de l’indécision, du vague dans les idées. Les esprits supérieurs étaient troublés de­vant ces changements incessants, devant le passé qui dis­paraissait et l’avenir qui naissait à peine. L’ancien monde s’écroulait, les vieilles idoles s’en allaient, mais le nou­veau monde qui les remplaçait n’avait rien de fixe, rien de précis. Fallait-il s’attacher au passé, à l’idéal qui avait donné la certitude morale et le sens de la vie à des mil­lions d’ancêtres, ou bien se résigner à la laideur du pré­sent et à l’absurde, ou bien encore mettre toute sa vie dans un avenir incertain qui commençait à poindre à l’ho­rizon ? Chose importante, tous les esprits de quelque va­leur se prononçaient soit pour le passé, soit pour l’avenir. Les uns s’obstinaient à vénérer le passé, à chercher dans l’art chrétien et dans la religion une illusion pour se con­soler de la vie. Les autres élaboraient les plans d’une so­ciété meilleure, d’un monde plus beau et plus juste. Le présent, les gens satisfaits, n’avaient qu’un représentant de quelque valeur : c’était Scribe !

Chateaubriand, dans sa brochure de la Révolution et de la Monarchie élective, exprimait très bien cet état d’âme commun à beaucoup de ses contemporains. « Les

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systèmes politiques ne m’ont jamais effrayé : je les ai tous rêvés; il n’ÿ a point d’idées de cette nature dont je n’aie cent et cent lois parcouru le cercle. J ’en suis arrivé à ce point, que je ne crois ni aux peuples ni aux rois ». Et plus tard, en 1838, dans le Congrès de Vérone, il dit de lui-même : « Moi, qui n’ai jamais cru au temps où je vivais, moi, sans foi dans les rois, comme sans conviction à l’égard des peuples, moi qui ne me soucie de rien, ex­cepté de mes songes, à condition encore qu’ils ne durent qu’une nuit... » Le recueil des poésies de Victor Hugo, publié en 1835, porte ce titre très significatif : Les Chants du Crépuscule. Dans la préface, le poète dit : « Tout au­jourd’hui, dans les idées comme dans les choses, dans la société comme dans l’individu, est à l’état de crépuscule. De quelle nature est ce crépuscule ? de quoi sera-t-il suivi ? Question immense, la plus haute de toutes celles qui s’a­gitent confusément dans ce siècle, où un point d’interro­gation se dresse à la fin de tout. La société attend que ce qui est à l’horizon s’allume tout à fait ou s’éteigne com­plètement ». Et dans le Prélude :

D e q u e l n o m te n o m m e r , h e u re tro u b le o ù n o u s so m m e s ?T o u s le s f ro n ts s o n t b a ig n é s de l iv id e s su e u rs .D a n s le s h a u te u r s d u cie l e t d a n s le c œ u r d es h o m m e sL es té n è b re s p a r to u t se m ê le n t a u x lu e u rs .

Le poète constate douloureusement « cet étrange état de l’âme et de la société », « cette brume au dehors, cette incertitude au dedans ». Et que faire dans cette époque de clair-obscur, de transition, où il n’y a de place que pour les rêves ; pour l’affirmation ou la négation absolues ? Victor Hugo se prononce hautement pour l’action, pour la vie, pour le Oui.

Alfred de Vigny, le grand poète de la pensée, contem­platif et solitaire, sentait mieux que personne un frisson

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intime devant ces problèmes qui agitent la vie et qui trou­blent Tàme. Dans sa tour cl’ivoire, il ne vivait que la vie intérieure. Il dit que les idées sont tout, qu’il les a pos­sédées, qu’il passe des nuits entières avec elles, que la vie n’est qu’un tissu de rêves et de symboles, qu’il n’y a rien déplus réel que le mystère. Dans une «perpétuelle hallu­cination séraphique », comme disait Sainte-Beuve, il détestait la politique qui était le fait et n’avait d’autre but que de «manier des idiots et des circonstances », mais il s’intéressait vivement à la grande bataille des idées et des doctrines. Dans cette belle élévation : Paris, datée de 1884, il contemple « l’axe immortel du monde», le «pivot de la France », le grand atelier des idées où des penseurs innombrables scrutent la terrible énigme de la vie.

Chacun d’eux courbe un fron t pâle, il prie, il écrit,Il désespère, il pleure, il espère, il sourit ;Il arrache son sein et ses cheveux, s’enfonce D ans l’énigme sans fin dont Dieu sait la réponse,E t dont l ’hum anité , dem andant son décret,Tous les mille ans rejette et cherche le secret.Chacun d’eux pousse un cri d’am our vers une id é e ...

Lamennais, nouveau Jérémie, près d’un sépulcre, pleure au pied de la croix, en invoquant Jésus-Christ, en l’ad­jurant de ressusciter et de sauver le monde, comme il l’avait promis. Mais

Rien. Le corps du Dieu ploie aux m ains du dernier homme, Prêtre pauvre et pu issan t pour Rome et m algré R om e.Le cadavre adoré, de ses clous im m ortels Ne laisse plus tom ber de sang pour ses autels.

Benjamin Constant a crié : « Liberté ! » Mais, ayant tout abattu et rien construit, il meurt triste et désespéré. D’autres, aveugles et inquiets, cherchent de nouveaux

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chemins, et veulent mettre de l’ordre dans les ruines. Derrière eux, les saint-simoniens, « famille forte », prê­chent l’Egalité.

E t c’est un tem ple ; un temple im m ense, universel,Où l'hom m e n ’offrira n i l’encens, ni le sel,Ni le sang! n i le pain , ni le vin, ni l ’hostie ;Mais son tem ps et sa vie en œuvre convertie ;Mais son am our de tous, son abnégation De lui, de l’héritage et de la nation.Seul, sans père et sans fils, soum is à la parole,L’union est son but et le trava il son rôle.E t selon celui-là qui parle après Jésus,T o u s s e r o n t a p p e lé s e t to u s s e r o n t é lu s .

« Ainsi tout est osé ! » Toutes les idoles sont abattues, et la nouvelle va couler de l’ardente fournaise.

Œ uvre, ouvriers, tou t brûle ; au feu tout se féconde : Salam andres partou t ! Enfer ! Eden du monde !P aris ! principe et fin ! P aris ! ombre et flam beau ! . . .Je ne sais si c’est m al, tout cela ! m ais c’est beau !Mais c’est g rand ! m ais on sent ju sq u ’au fond de son âme Qu’un m onde tout nouveau se forge à cette flam me.

Peut-être que la lumière guidera la famille humaine vers la terre promise? Peut-être les prophéties noires de Y Apocalypse se réaliseront-elles, — « cela est écrit », — et la ville inquiète disparaîtra-t-elle de la surface du monde ? On ne le sait et on ne peut le savoir.

. . . abaissons nos yeux, et n ’allons pas chercher Si ce que nous voyons est nuage ou rocher.Descendons et qu ittons cette im posante cime D’où l’esprit voit un rêve et le corps un abîme.Je ne sais d’assurés,, dans le chaos du sort,Que deux points seulem ent, la souffrance e t la m o r t .

Ce scepticisme intellectuel chez les esprits supérieurs-

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se traduisait sous une autre forme chez les esprits d’un ordre inférieur. Au lieu de scruter ces questions troublan­tes, ils les repoussaient tout simplement. Toute la Jeune- France,, la jeunesse romantique, les ancêtres des déca­dents de nos jours, affichait son aversion pour les choses qui agitaient les âmes du reste des mortels. Ces jeunes gens tâchaient d’être pâles, livides, cadavéreux autant que possible; ces âmes «fatales» imitaient lord Byron dans leurs orgies et buvaient dans un crâne d’homme. La chose principale, c’était de ne pas être bourgeois. On fou­lait aux pieds tout ce que les autres aimaient et estimaient. On chantait :

Qu’est-ce que la v ertu ? Rien, m oins que rien, un m ot A rayer de la langue. Il faudrait être sot Gomme un provincial débarqué par le coche.Pour y c ro ire ...1

Epater le bon bourgeois, tel était le but de ces fou­gueux Bousingots qui finirent leur existence comme no­taires et fonctionnaires, bien casés, bien rentés et bien contents. Tandis que les autres usaient leur vie dans la poursuite douloureuse de la vérité, ils s’amusaient à poser des questions de ce genre : « De l’influence des queues des poissons sur les ondulations de la mer». 1 2

Théophile Gautier, le chef de la jeune école, le roman­tique à tous crins, le porteur du légendaire gilet de la première représentation de Hernani, créa le nouveau code poétique. Plein de dédain pour « cette polémique indécente et furibonde de maintenant », croyant aux son­

1 T h . G a u t h ie r : Les Jeunes-F rance. P a r i s . 1880. p . 1. B e a u d e - la i r e , d a n s Y A r t ro m a n tiq u e , d is a i t q u e le p o è te d o i t r é p o n d r e : « q u id q u id h u m a n i a m e a l ie n u m p u to , m a f o n c tio n e s t e x t r a -h u m a in e » (Œ uvres com plètes, P a r i s . 1885. T . III., p . 188.)

2 T h . G a u t ie r : H isto ire d u R o m a n tism e . P a r i s . E d i t io n C h a r ­p e n t ie r . p . 34.

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ges, aux sortilèges, même un peu au diable, il se souciait fort peu des systèmes politiques et sociaux \ La nature, disait-il, donne à l’homme des spectacles, et non des énigmes; ce qu’il voit, c’est l’extérieur, la forme, le monde visible. Les a choses utiles», triviales, grossières, ne sont pas dignes de l’attention d’un poète. L’essentiel, c’est le beau : « dès qu’une chose devient utile, elle cesse d’être belle », de poésie elle se fait prose. Pendant qu’un nou­veau monde surgissait sur le pavé sanglant de 1848, il fermait tranquillement ses croisées et composait ses Emaux et Camées. L’art est pour l’art, ou, dans des ter­mes à lui : « Mes vers sont des tombeaux tout brodés de sculpture. » Dans i’épître A un jeune tribun, il dit très clairement sa pensée :

Il est dans la natu re , il est de belles choses,Des rossignols oisifs, de paresseuses roses,Des poètes rêveurs et des musiciens,Qui s’inquièten t peu d’être bons citoyens,Qui v iven t au hasard et n ’ont d’au tre m axim e,Sinon que tou t est bien pourvu qu’on ait la rime.

Son culte d’un art aristocratique, d’une beauté abstraite, implique le mépris de la foule, grossière et laide. Dans les Vendeurs du temple, Gautier peint des faubourgs tristes et noirs, les hommes et les femmes entassés, leurs enfants grouillent autour d’eux « comme sous un fumier grouille un nœud de vipères », scrofuleux, dans l’ordure, barbottant dans les ruisseaux, comme les porcs :

T out m alheureux qu ’ils sont, moi pou rtan t je les hais,E t si je fais ja illir de m a sombre palette,Avec ses tons boueux cette ébauche incomplète, 1

1 « R é c r im in e r , f a ire d e l ’o p p o s i t io n , e t m ê m e r é c la m e r l a ju s t ic e , n ’est-ce p a s s ’e m p h i l i s t in e r q u e lq u e p e u ? » C h a r le s B a u d e la ir e , l ’A r t r o m a n tiq u e , p . 156.

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Certes, ce n ’était pas dans le dessein pieux De sécher votre bourse et de m ouiller vos y e u x .Dieu merci ! je n ’ai pas ta n t de philanthropie,E t je dis anathèm e à cette race impie.

Mais il faut lui rendre justice et dire qu’il n’était pas toujours très conséquent avec son esthétique et avec sa morale. L’homme se montrait quelquefois plus fort rque le snob littéraire, et la voix des grands sentiments se réveil­lait dans son âme. Dans la poésie le 28 juillet 1840, après avoir chanté les « martyrs de la liberté » tombés en 1830, il apostrophe l’enfant nouveau-né du roi :

Du h au t de la gloire étoilée,Songe à ceux qui souffrent en bas,Secours la m isère voilée Au génie obscur tends les bras !

Le coq national a déployé son « immense envergure d’or » et chanté la liberté. Le nouveau monde s’est levé. L’enfant royal doit être baptisé par le sang des héros morts pour défendre les lois. Le peuple aujourd’hui fait des rois, et ceux-ci n’ont pas une patronne plus sûre que la liberté :

S urtou t laisse toujours l’idée A ton oreille non gardée Chuchoter le verbe nouveau ;C’est par le verbe qu’on gouverne,E t le diadème m oderne N’est que le cercle d’un cerveau.

Le cas d’Alfred de Musset est à peu près le même. Sous l’influence de George Sand, — à’Elle, dans le roman connu, — il a eu son quart d’heure d’humanitarisme. Dans la Confession d’un enfant du siècle1, il s’écrie : 1

1 C h a p i tre I I .

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« 0 peuples des siècles futurs, lorsque par une chaude journée d’été, vous serez courbés sur vos .charrues dans les vertes campagnes de la patrie ; lorsque vous verrez, sous un soleil pur et sans tache, la terre, votre mère fé­conde, sourire dans sa robe matinale au travailleur, son enfant bien-aimé ; lorsque, essuyant sur vos fronts train- quilles le saint baptême de la sueur, vous promènerez vos regards sur votre horizon immense, où il n’y aura pas un épi plus haut que l’autre dans la moisson humaine, mais seulement des bluets et des marguerites au milieu des blés jaunissants ; ô hommes libres, quand alors vous re­mercierez Dieu d’être nés pour cette récolte, pensiez à nous qui n’y serons plus ; dites-vous que nous avons acheté bien cher le repos dont vous jouissez ; plaignez-nous plus que tous vos pères, car nous avons beaucoup des maux qui les rendaient dignes de plainte, et nous avons perdu ce qui les consolait. » Dans les Voix stériles on sent un certain accent de pitié, on y trouve un sentiment de sym­pathie universelle.

L’homme peut lia ïr l’homme, et fuir, m ais m algré lui.Sa douleur tend la m ain à la douleur d’autru i.

De plus, en temps d’orage, quand « le bras parle », il ne veut pas prostituer son âme et la donner à tout le monde. Il la veut libre, sans voile :

P o in t d’autel, de trépied, point d’arrière aux profanes !Que ta muse, b risan t le lu th des courtisanes,Fasse v ibrer sans peur l ’air de la liberté,Qu’elle m arche pieds nus, comme la vérité.

Rolla, ce poème absurde et beau, cette histoire d’alcôve mêlée de graves pensées, pleine de tirades sur le Christ et Voltaire et de baisers de débauche, contient un beau pas­

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sage sur la misère qui dégrade la femme et la pousse à la prostitution. La poésie socialiste de l’époque n’a pas beau­coup de morceaux aussi émouvants et aussi éloquents.

Vous ne la plaignez pas. vous femmes de ce monde !Vous qui vivez gaiem ent dans une horreur profonde De tou t ce qui n ’est pas riche et gai comme vous !Vous ne la plaignez pas, vous, m ères de famille,Qui poussez des verrous aux portes de vos filles.E t cachez un am ant sous le lit de l’époux !Vos am ours sont dorés, v ivan ts et poétiques;Vous en parlez, du m oins, vous n ’êtes pas publiques. Vous n ’avez jam ais vu le spectre de la Faim Soulever en chan tan t les draps de votre couche.E t sur sa lèvre blême effleurant votre bouche Demandez un baiser pour un morceau de pain ...

Après 1848 une commission fut nommée pour donner un hymne à la jeune République. On en chargea plusieurs musiciens, et un seul poète. Ce fut Alfred de Musset.1

Mais, le véritable Alfred de Musset, c’est le dandy poé­tique, vieillard précoce, las de vivre, cœur desséché, pro­fessant un mépris élégant pour les pauvres fous qui essaient de mettre un peu de bien dans ce monde. Les passions, les délires de l’amour, ses frénésies et ses dé­ceptions, tels étaient ses thèmes de poésie ; les idées hau­tes et mâles n’attiraient que son sourire dédaigneux de grand seigneur littéraire. Tout Alfred de Musset se trouve dans Rolla ; Rolla qui après une folle nuit de plaisir, se lève triste et amer, regarde le jour naissant et se prépare à mourir.

Dans Y Impromptu, daté de 1889, il répond à la ques­tion : qu’est-ce que la..poésie? 1

1 L a u ben t-P ichat : Les poètes de combat. Paris. 1862. p . 318.

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Chanter, rire , pleurer, seul, sans but, au hasard ;Drun sourire, d’un mot, d’un soupir, d’un regard,F aire un travail exquis, plein de crainte et de charm e,

Faire une perle d’une larm e.

Il n’aura jamais la « velléité ingénue » de chanter la « belle inconnue », la liberté (Le mie prigioni, 1842) ; dans une de ses dernières poésies — Sonnet au lecteur, en 1850 — il s’exclame :

La politique hélas ! voilà notre misère.Mes m eilleurs ennem is me conseillent d’en faire.E tre rouge ce soir, b lanc dem ain : m a foi, non.

Je veux, quand on m ’a lu, qu’on puisse me relire,Si deux mots, par hasard , s’em brouillent sur m a lyre,Ce ne sera jam ais que N inette et N inon.

Lorsqu’il se pose en défenseur des libertés politiques, dans son poème La loi sur la presse, ce rôle lui cause de l’aversion, et il en fait ses excuses comme un homme qui commet une vilaine action :

Je ne fais pas grand cas des hommes politiques,Je ne suis pas l’am ant de nos places publiques.On n ’y fait que brailler et tou rner à tous vents.Ce n ’est pas moi qui cherche aux vitres des boutiques,Ces placards éhontés, débaucheurs de passants.Qui tua ien t la pudeur dans les yeux des enfants.

Que les hom m es entre eux soient égaux sur la terre,Je n ’ai jam ais com pris que cela pût se faire,E t je ne suis pas né de sang républicain ;Je n ’ai jam ais été. Dieu m erci, pam phlétaire.. . .P ou r être d’un p arti j ’aime trop la paresse.

Les tendances républicaines et socialistes de Victor Hugo s’étaient affaiblies à ce moment-là. Μ. E. Biré, son sévère historien légitimiste, dans son livre bien docu­menté, a voulu prouver que l’ardeur républicaine du poète

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cessa quand la cause du parti républicain fut perdue. Quoique la haine soit souvent perspicace, M. Biré a tort Victor Hugo — bien qu’il ait voulu, dans son discours à Lausanne en 1869, dater son socialisme de 1827 —, n’était qu’un simple libéral jusqu’en 1848. Pendant toute la mo­narchie de Juillet, il était dans un état crépusculaire, et son credo politique était alors un mélange de bonapar­tisme, d’orléanisme, de libéralisme et d’humanitarisme vague. En 1837, très lié avec, le duc et la duchesse d'Or­léans, intime de la Cour, il fut nommé officier de la Lé­gion d’honneur. Quand les Voix intérieures parurent, le roi lui envoya un tableau représentant le couronnement d’Inès de Castro. Enfin, il entra à l’Académie et à la Cham­bre des pairs. La « corde d’airain » ne vibrait plus, et il reprochait à certains de ses amis et confrères d’art et de lettres leurs préoccupations politiques et sociales.

David d’Angers, le grand statuaire, était un républicain militant, et il concevait l’art à peu près comme Guyau et beaucoup de nos contemporains. Son art, c’était Yart so­cial, le grand art du regretté auteur de Y Art au point de vue sociologique et de Y Irréligion de l’avenir, l’art civilisateur, levier puissant de la culture supérieure. « Vivre d’une vie toute pleine d’enthousiasme et de poé­sie, disait David d’Angers, et transformer en leçons uti­les, en nobles enseignements, ces jouissances ineffables de l’âme ; animer des milliers d’intelligences de sa pensée traduite sur le marbre ou le toile ; se faire l’interprète de la reconnaissance publique, et écrire, à l’usage du peuple, les plus vivantes pages de l’histoire de ceux qui méritent de ne pas mourir, quoi de plus doux, de plus glorieux, de plus digne d’envie ! » Victor Hugo lui adressa en 1840 une épitre — Au statuaire David, — parue dans le recueil Les rayons et les ombres. Le poète ne veut pas que les «marchands vils entrent dans le temple » et le profanent.

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Les fureurs des tribuns et leur sang abhorré N’en tren t pas dans le cœur de l’artiste sacré.. . .Ce que ces hom m es-là font dans l’ombre ou défont Ne v au t pas ton regard levé vers le plafond C herchant la beauté pure et le g rand et le juste.L eur m ission est basse et la tienne est auguste.E t qui donc oserait m êler un seul m om ent Aux mêmes vœ ux haineux , insensés ou féroces,Eux, esclaves des nains, toi. père des colosses !

II

N’allons pas croire cependant que cette maladie avait rongé tous les esprits et que tous les sentiments élevés avaient disparu. La marée montante n’avait submergé que les plaines ; les cimes brillaient encore radieuses. Lamar­tine disait en 1839 : « Il ne faut pas se figurer que parce que nous sommes fatigués, tout le monde est fatigué comme nous, et craindre le moindre mouvement. Les générations qui grandissent derrière nous ne sont pas lasses ; elles veulent agir et se fatiguer à leur tour. Quelle action leur avez-vous donnée ? La France est une nation qui s’ennuie ». Les coups de fusil venaient de cesser dans les rues, mais les lutteurs de l’idée continuaient à croiser leurs épées, et la pensée pure se dégageait de la brume terres­tre et montait lentement et majestueusement.

Une pièce de Lamartine, l’Utopie, datée de 1837, ex­prime une philosophie belle et sereine. Le poète déve­loppe toutes ses idées politiques et sociales, et précise ce que les autres ne voyaient que vaguement ou pas du tout.

Elargissez, m ortels, vos âm es rétrécies !O siècles, vos besoins, ce sont vos prophéties !Notre cri, de Dieu même est l ’infaillible voix.

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Quel m ouvem ent sans bu t agite la natu re ?Le possible est un mot qui g randit à mesure,E t le tem ps qui s’enfuit vers la race future

A déjà fait ce que je vois.

Les temps nouveaux s’approchent. Plus de royaumes, plus de nations ! Les religions meurent, la Religion se lève. Plus de minarets, de pagodes ni de dômes. A leur place, la prière dans les cœurs, l’Evangile, « le Verbe pur du Calvaire ». L’Egalité rayonnera sur ce monde où

Nul n ’est esclave, et tous sont rois.L a guerre, ce grand suicide.Ce m eurtre im pie à m ille bras Ne féconde plus d’homicide.

Et ce « premier des républicains progressistes » 1 voit clairement une nouvelle société qui surgit du chaos. C’est une humanité fondée sur la solidarité, sur la communauté des intérêts et des biens.

P our élargir son héritage,L ’homme ne met plus en otage Ses services contre de l’or ;Serviteur lib re et volontaire,Une dem ande est son salaire,E t le b ienfait est son trésor.

L’égoïsme étroit « qui hait tout pour n’adorer qu’un », cette erreur insensée, a disparu. Il n’y a que le bonheur commun. L’homme, agrandi par l’amour, embrasse toute l’humanité et vit de la vie universelle. Le poète prévoit tout cela, et il conseille la patience — « les pas de Dieu sont ceux du temps — pour attendre ce beau jour qui bril- 1

1 E m il e T r o l l ib t : Les poésies p o litiq u es de L a m a rtin e . Sa con­ception de la dém ocratie et de la patrie. (R evue bleue, le 20 m ai 1899).

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lera quand même ! Se séparant de la foule pour penser, il s’y confond pour agir, pour faire triompher l’utopie, cette vérité vue à distance.

Victor Hugo, tâtonnant dans l’ombre de la pensée, illo­gique et inconséquent, entonnait quelquefois les mêmes chants. « Une utopie est un berceau », disait-il.

Le poète en clés jours im pies *Vient p réparer des jours m eilleurs;Il est l ’hom m e des utopies ;Les pieds ici, les yeux ailleurs.. . . De ce berceau quand v iendra l’heure.Vous verrez sortir, éblouis,Une société meilleureP our des cœurs mieux ép an o u is .1

Hégésippe Moreau, tout en rêvant le bonheur du genre humain, continuait sa vie de souffrance et de misère. Pauvre, dégoûté de la vie, il cherchait dans la mort la délivrance finale. Quand le choléra vint à Paris, il se fit admettre à grand’peine dans un hôpital, et se roula dans le lit d’un cholérique pour s’inoculer de la maladie. Depuis bien longtemps l’idée du malheureux poète Gilbert l’ob­sédait. Dans TJn souvenir à l’Hôpital, seul et désolé, il gémissait : « Pauvre Gilbert, que tu devais souffrir ! » Il avait demandé peu de choses à la vie : le pain de froment et le vin de vendange, .une confidente qui l’aime et lui parle avec douceur, un peu plus de justice dans ce monde! Au lieu de tout cela, c’était la pauvreté, la douleur, la désolation, et l’affreuse mort sur un lit d'hôpital. En 1839, comme Gilbert, son frère en malheur, réalisant la triste légende de Chatterton, il mourut à l’hôpital. Ses derniers vers sont pleins d’une mélancolie saisissante. 1

1 Les R a y o n s et les Ombres. Fonctions du poète (1839).

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Fuis, âm e blanche, un corps m alade et nu ;Fuis, en chan tan t vers un monde inconnu.

Mais, il ne voulut pas mourir résigné, en vaincu, la tête courbée devant le mal triomphant :

Tremblez, m échants ! mon dernier vers s’allume.E t si je m eurs, il v it pour vous flétrir.

Ses dernières poésies sont essentiellement socialistes ; les préoccupations politiques proprement dites en sont à peu près absentes. Il se dit le poète de ceux qui marchent pieds nus, et qui « dans le ruisseau trempent leur pain noir». La seule chose qu’il sait, c’est «servir et flatter Lazare ». Il désapprouve les attentats de Fieschi et d’Ali- baud ; un noble but exige des armes nobles, et dans la poésie Mil huit cent trente-six, il s’écrie :

Forgeron, laisse sur l’enclume Le fer vengeur inachevé :L ’arm e m oderne, c’est la plume,Levier qu ’Archimède a rêvé !

Et cette arme ne se rouille pas. Avec quelle force le poète chantera ce pauvre peuple qui agonise sous les toits de plomb, la boutique féroce et les marchands prétoriens qui égorgent les pauvres affamés ! Dans la satire violente Les voleurs, il cloue au pilori les usuriers infâmes au cœur de roche, les Patelin qui volent des rubans rouges, les fournisseurs d’armées qui exploitent odieusement la France vaincue. «Ils ont volé, volé, volé ».

E t tous ces voleurs, qu’entre mille Au bagne on eût dit racolés,Y je taien t un gueux sans asile,Pour de l’a ir et du pain volés !

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M. Paillard est un gros personnage dans sa commune, premier magistrat du canton. Ayant de l’argent, il traite « la misère en vassale », et de sa main sale il prend le menton des pauvresses.

A la vertu la m ieux armée,L ’or en m ain, po rtan t des défis,Il tente la m ère affamée,Auprès du berceau de son fils.

L’histoire éternelle, vieille comme la misère, se répète toujours :

Jacques, défends-lui bien ta porte,De peur qu ’au logis, en trem blant,Ta femme, cet hiver, n ’apporte De l’infam ie et du pain blanc.

Et le gros bourgeois séducteur, son succès payé, fier comme Henri IV, se dit : « Tudieu, je suis un vert galant». Il meurt. Le curé loue ses vertus chrétiennes, car à l'Eglise comme dans les maisons publiques, on a tout pour de l’argent !

Le baptême, une des plus belles poésies d’Hégésippe Moreau, chante la naissance de l’enfant pauvre. On entend la nouvelle :

A l’entresol un garçon vient de naître ;Notre portière accouche d’un portier ! . . .

Le petit cohéritier du royaume du ciel est né:, pour supporter la misère et l’humiliation. Mais, au moins, les péchés paternels ne pèsent pas sur lui, les malédictions des victimes ne l’attendent pas.

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A l’hôpital, sur le cham p de bataille,Chair à scalpel, chair à canon, partou t Tu souffriras, et lorsque sur la paille T u dorm iras, la Faim crîra : Debout !T u seras peuple, enfin ; m ais bon courage !Souffrir, gém ir, c’est la com mune loi.Sur un palais, j ’entends gronder l’orage ;Dors, m on enfant, il glissera sur to i .

Auguste Barbier, dans le poème Lazare, publié en 1887, laisse les golfes riants et l’air bleu de l’Italie, les pavés et les quais mornes de Paris ; il va dans l’Angleterre sombre et pluvieuse, pour y chanter la détresse du peuple, et les ravages que le capitalisme et l’industrie avaient faits dans la population laborieuse :

. . . Je m ’en vais aborder ce grand vaisseau de houille Qui fume au sein de l’Océan,

La nef aux flancs salés qu’on nom m e l’Angleterre.O som bre et lugubre vaisseau,

Je vais voir ce qu ’il faut de peine et de m isère Pour te faire flotter sur l’eau !

En Angleterre, c’était le moment où la question sociale commençait à s’imposer à tous les esprits soucieux de l’avenir. La Société pour la régénération nationale, fondée par Robert Owen, les Trades Unions, Y Associa­tion des ouvriers de Londres, tout le mouvement char- tiste, agitaient le pays. Les questions de la grève géné­rale, de la journée de huit heures, de la législation ou­vrière, se posaient pour la première fois. Très populeuse, l’Angleterre ouvrière attirait l’attention du continent par sa misère noire au milieu d’une richesse immense, et par S4gv luttes courageuses pour l’émancipation politique et sociale.

A Londres, le poète français est saisi par le spectacle

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des noires cheminées, ces « clochers de l’industrie », du ciel tourmenté dont la face est couverte d’un linceul de fumée :

Un peuple noir, v ivan t et m ouran t en silence.Des êtres p a r m illiers su ivan t l’instinct fatal Et courant après l’or par le bien et le mal.

Le Gin, « fils du genièvre et frère de la bière », est le nectar des malheureux habitants des faubourgs. L’alcool fait le seul plaisir des pauvres ; ils trouvent par lui le moyen unique d’oublier les maux de la vie. Et le poète fait voir les ravages de l’alcoolisme dans la population ou­vrière.

Du gin ! du gin ! — à plein verre, garçon !D ans ses flots d’or, cette ardente boissonRoule le ciel et l ’oubli de soi-même...

L’antiquité connaissait le minotaure légendaire qui dé­vorait tous les ans cinquante jeunes filles. Mais Le Mino­taure de nos jours, c’est Londres qui, dans ses orgies nocturnes, sur les trottoirs sombres, débauche les filles du peuple. Le chœur de soixante mille malheureuses entonne le chant lugubre :

Allons, enfants, m archons la nu it comme le jo u r;A toute heure, à tou t prix , il fau t faire l’am our,Il faut à tou t passan t que notre vue enflamme Vendre pour dix schillings nos lèvres et notre àme.

Aux autres, la vertu'et l’argent! Elles, tristes filles de joie, doivent exposer leurs joues fraîches et leurs grandes tresses blondes, dans la rue noire et boueuse, « à l’œil lou­che et sanglant de l’ignoble luxure ». Et quelle foule dou­loureuse des pauvres Madelaines, des filles lasses de tra­vail servile, et tentées par la faim, par la vanité, par le

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luxe ! La société chrétienne les repousse d'ans Γabîme ; les femmes honnêtes détournent la tête pour ne pas les voir. Ah ! cette vertu des riches, protégée par le bien-être, ou par la crainte, n’est quelquefois que le vice bien caché !

Allons, mes sœ urs, m archons la n u it comme le jou r;A toute heure, à tou t prix , il faut faire l’am our,Il le faut : ici-bas le destin nous a faites Pour garder le m énage et les femmes honnêtes.

Dans les belles collines d’Irlande, Barbier plaint ce peuple nu et mourant de faim, qui ne peut pas manger sa moisson, pauvres déshérités, obligés de quitter leur pays arrosé de leur sang et de leurs sueurs, chassés par les mé­pris et la haine des seigneurs. La lyre d’airain est une attaque violente contre le capitalisme cupide et sans cœur. Le poète entend les soupirs et les longs gémissements des esclaves des bagnes industriels :

Un peuple de v ivan ts rabougris et chétifs Jette comme chanteur des cris sourds et plain tifs.

Le travailleur demande un salairq plus élevé pour pou­voir vivre avec les siens ; la femme dit que les animaux sont mieux traités que les femmes ouvrières, la vache peut rester à l’étable, tandis que l’ouvrière, malgré les douleurs de la maternité, doit traîner son fardeau de tra­vail jusqu’au bout ; les enfants, pâles et blêmes avortons, aux poumons rongés par l’air infect des ateliers, rêvent de ciel bleu et de vertes prairies. Mais le patron déclare « mauvais, celui qui pleure au lieu de travailler » ; car il veut, coûte que coûte, écraser un fabricant rival, et rece­voir des îlots d’or dans ses mains. Le poète gémit sur ce triste monde où

Le fer use le fer, et l ’homme use les hommes.

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Dans les Mineurs de Newcastle, dans presque tous les autres poèmes, ce sont les mêmes cris de souffrance, de misère, le même anathème jeté à l'injustice sociale, à l’industrialisme et au capitalisme. Dans l'Epilogue, le poète déplore la misère, fantôme maigre et sinistre, mère de toutes les tristesses. Il dit avoir peint tous ces tableaux si noirs pour montrer avec quelles douleurs on élève des cités superbes et resplendissantes :

!J ’ai voulu qu ’en toute âme L a pitié descendît,E t qu’à sa douce flamme Tout cœur dur s’a ttend rît ;

E t que, m oins en colère,E t m oins de plis au front,L ’homme à juger son frère Ne fût plus aussi prom pt. Il

Il fait appel aux sentiments de fraternité, demande des avocats généreux «au peuple noir des gueux», invite tous les gens de cœur et de bonne volonté à réduire la somme du mal dans cette vallée de larmes.

La Némésis avait cessé de paraître depuis longtemps. Les raisons dont disposait la caisse des fonds secrets avait persuadé Barthélemy que tout était pour le mieux dans la meilleure des monarchies. Ce triste bravo de la plume es­saya de chanter en 1836 les Douze Journées de la Révo­lution, et il finit sa carrière en glorifiant le coup d’état du 2 décembre.

Le tisserand Magu fut un moment une curiosité litté­raire. Simple ouvrier, travaillant d’abord à enlever les cailloux des champs, atteint d’une ophthalmie, il se fit tisserand à Lizy. Sachant à peine lire, il composa des vers simples et frais. Sa notoriété s’élargit, il tut fêté et choyé

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dans quelques salons à Paris, Béranger 4’appela «. mon cher confrère», Ghaupin fut son véritable ami, David d’Angers fit son bronze, George Sand écrivit à ses poésies une préface, vantant ces vers « si coulants, si bonnement malins, si affectueux et si convaincants qu’on est forcé de les aimer, et qu’on ne s’aperçoit pas de quelques défauts d’élégance et de correction1». Quoique prolétaire, quoi­qu’il eût beaucoup souffert dans sa vie, il n’était pas un révolté. Croyant, il a confiance en la bonté de Dieu, il at­tend dans l’au-delà la récompense de sa résignation chré­tienne. Flatté par les bonnes dames, touchant une pension annuelle de 200 francs du ministère de l’Instruction pu­blique, il écrit des poésies de circonstance pour les mar­quises et les comtesses, il écrit sur la mort de la belle- mère de M. de Salvandy, même sur la mort de la chatte d'une de ses protectrices. Dans .la fable Les animaux no­vateurs, il raille les âmes rebelles, rêvant la liberté, prê­chant la désobéissance et la révolte, et flétrit la vanité, ce dangereux poison par lequel la foule est toujours égarée. Mais, s’il ne maudit pas, il gémit, et, les dents serrées, il dira ce que sa classe sent. Dans la chanson Le bon Dieu s’est moqué de moi, datée de 1838, ce résigné devient un révolté, ce croyant se fait blasphémateur. Dieu a créé le monde pour que tous les hommes aient leur place au grand banquet de la nature. Quand le poète est arrivé, sa place était déjà prise ; il n’a pas un pouce de place pour lui :

Seigneur, quel caprice est le vôtre ?Deviez-vous me tra ite r si m al ?Quoi ! tou t d’un côté, rien de l’autre,Le partage est trop inégal.A moi le trava il et la peine,A m on voisin un riche em ploi;Je m ’épuise, lu i se promène,Le bon Dieu s’est moqué de moi. 1

1 Poésies de M agu, tis se ra n d , précédées d ’une notice pa r George Sand. P a ris . 1845.

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Le mauvais niche et le Choléra Morbus fait voir un richard qui a fait trois fois faillite, ruiné beaucoup de fa­milles, en tirant de gros revenus de leur misère, mais qui a pour amis des députés du centre et entretient des filles d’Opéra. Le choléra, dit-il, est bon pour nous débarrasser de ces gueux en guenilles, qui demandent un peu de pain et gâtent nos plaisirs. Mais, l'homme propose et Dieu dis­pose, la maladie égalitaire a fait disparaître le mauvais riche, et le poète se console d'une façon macabre :

Du peuple enfin Dieu venge la détresse ;Tous sont égaux devant le choléra.

Un autre poète populaire1 se révolte contre l’inégalité du sort. Le riche est-il plus grand, plus fort, plus ver­tueux ?

Le tem ps vient sur ton fron t im prim er sa puissance.Dieu te fait comme moi, su r cette m er sans bord,Passager de la vie, fiancé de la m ort.

Le riche, « fœtus prédestiné », sans travailler jouit de tout à son aise. Le travailleur, privé de tout, n’est bon qu’à payer l’impôt sur l’air et sur le sang. La Charte pro­clame tous les Français égaux devant la loi, mais ce n’est qu’un mensonge. Le poète pourtant se montre optimiste à la lin. Comme beaucoup de socialistes de son temps, il croit à l’initiative privée, à la charité dans le sens le plus large du mot. Donc, pour satisfaire le pauvre mécontent et aigri, le riche doit lui donner :

E t le pauvre ira dire en rendant grâce aux dieux :Le riche est nécessaire et tou t est pour le mieux.

Une des meilleures poésies populaires de cette époque 11 E p itre d ’un p e tit à un ç/rand, p a r L. Festeau. P a ris. 1837.

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est l’œuvre d’un poète obscur, d’Alcide Genty : la Satire sociale1. Il y a un certain élan poétique, une chaleur de conviction dans cet éloquent plaidoyer pour la cause popu­laire. Ce qu’il y a de plus intéressant, c’est l’esprit reli­gieux qui anime cette pièce. La Satire sociale observe avec finesse tout un aspect des âmes de ces humanitaires rêveurs.

Disciples de Rousseau et de Robespierre, ils étaient déistes. Ils n’aimaient pas Voltaire, » Voltaire mons­trueux » comme disait l’un d’eux. Les libéraux étaient, pour la plupart, libres-penseurs et voltairiens ; les démo­crates et les socialistes, Louis Blanc, Pierre Leroux, Bar­bés, Raspail, Ledru-Rollin n’étaient pas du tout irré­ligieux. La grande différence, d’après Pierre Leroux, entre la philosophie du XVIIIe siècle et celle du XIXe, c’est que la première attaquait le christianisme, tandis que la seconde lui rend justice. Louis Blanc disait qu’il est dan­gereux de continuer Voltaire, et que la démocratie lutte au nom du principe religieux. On s’enthousiasmait pour .Jésus-Christ, « premier démocrate et socialiste », pour le « sans-culotte Jésus », comme avait dit Camille Desmou­lins. Lapomeraye, dans la notice qui précède son édition des œuvres de Robespierre, dit ; « Jésus, Rousseau, Robespierre, trois noms qui marchent inséparablement et qui se déduisent logiquement les uns des autres, comme les trois termes d’un même théorème ».1 2 Quand la révolu­tion de 1848 eut éclaté — « un triomphe nouveau du spi­ritualisme entrant dans la pratique sociale », comme disait Carnot, — on porta le crucifix auprès du drapeau

1 L a S a tire sociale, pa r Alcide Genty. P a r is . 1838.2 V oir l ’étude approfondie de ce su je t dans ΓH isto ire d u p a r t i

rép u b lica in en F rance de 1814 à 1870, pa r M . G. W eill, p. 242- 244.

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rouge, et les prêtres bénirent les arbres de la liberté plan­tés aux carrefours.

Gomme les chefs du parti, Alcide Genty invoque Dieu :

O toi p a r qui l’on aime et p a r qui l ’on espère.T u no souffriras pas, o Seigneur notre père,Que l’homme, qui respire à l’om bre de ta m ain,M arche éternellem ent dans ce rude chem in !T u guideras, Seigneur, vers des d eu x plus propices, L ’hum anité penchée au bord des précipices,T u lu i prépareras, a ttendri par nos pleurs,Un repas pour sa faim , un toit pour ses douleurs !Je suis triste , et pou rtan t à cette heure de doute,Gomme le voyageur égaré sur la route,T ourné vers l’orient, m ais encore dans la nuit,M arche sans trop savoir où son pas le conduit ;Ainsi que lui, cherchant un soleil dans les nues.Ainsi que lui, rêvan t de splendeurs inconnues,A insi que lu i, mon Dieu ! fatigué de rêver,Il me semble qu’eniin ton jour va se lever !

Qu’il se lève ! mon âme est pleine de ténèbres,.J’ai vu passer la nuit des fantôm es funèbres.Qu’il se lève ! et m a voix qui venait de punir,Sur un m onde plus doux chantera pour bén ir !

La liberté de la presse étant menacée, c’était aux grands poètes à combattre pour les droits de la pensée. A Alfred de Musset appartient l’honneur d’avoir élevé sa voix pour protester contre la réaction, dans la pièce La loi sur la presse.

Il dit ne pas être républicain, être plutôt le contraire, il admet que « la liberté sainte » fait naître la licence « Dieu voulut qu’un grand bien fût toujours suivi de grands maux », —il accorde que le théâtre et la presse ne sont pas à la hauteur de leurs tâches. La muse, au lieu

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d’être prêtesse, se fait bacchante ; la pensée est dégradée et souillée: la France déraisonne comme un esclave enivré.

Mais m orbleu ! c’est un sourd ou c’est une statue,Celui qui ne dit rien de la loi qu’on nous fait !

Le poète raille cette loi sévère qui ne réprime pas, mais qui supprime la pensée libre. Gare à celui qui ne montre pas ass'ez de respect aux gens haut placés ; gare à celui qui a comparé la république à la monarchie, à celui qui a souhaité de meilleurs jours à son pays, gare à celui qui a témoigné sa fidélité à l’ancien roi banni. Le ministre in­voque, pour censurer les théâtres, les droits du bon goût. Un bon goût qui s’impose à tout le monde ! Mais lequel ? Celui de Boileau, datant du temps de Trianon et des per­ruques !

P endan t que vous dormez, on bâillonne la presse,E t la cham bre en trav a il enfante une prison.

On bannissait dans les temps barbares, mais déporter, comme denos jours, c’est bannir et emprisonner en même temps ! Le poète appelle les peuples du nouveau monde pour voir « un cétacé énorme au triple pavillon », la prison parcourant la mer avec ses forçats fiévreux et fouettés.

Qu’ont-ils fait, direz-vous, pour u n pareil supplice ?Ont-ils tué leurs rois, ou renversé leurs dieux ?Non ! Ils ont com paré deux esclaves entre eux ;Ils ont dit que Solon com prenait la justiceA utrem ent qu’à P aris les préfets de police,E t qu’autrefois en Grèce il fut un peuple heureux.

P auvres gens ! c’est leur crime ; ils a im ent leur pensée,Tous ces pâles rêveurs au langage inconstant.On ne fera d’eux tous qu ’un cadâvre vivant.

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Passez, Am éricains, passez, tête baissée,E t que la liberté, leur triste fiancée,Chez vous, du moins, au front les baise en a rr iv an t !

Victor Hugo n’a pas écrit de poésie sur ce sujet ; cepen­dant, en passant, dans la poésie A Alphonse Rabie, datée de 1835 et publiée dans les Chants du crépuscule, il flé­trit les égorgeurs de la liberté d’écrire.

...J ’entends aboyer au seuil du dram e auguste,L a censure à l’haleine im m onde, aux ongles noirs,Cette chienne au front bas qui su it tous les pouvoirs,Vile, et m âchant toujours dans sa gueule souillée,O m use ! quelque pan de ta robe étoilée.

III

La poésie anti-républicaine ne restait pas muette. Ce fut aussi Victor Hugo, dans le morceau cité plus haut, qui se fit l’interprète des idées conservatrices. Il s’adresse à la jeunesse républicaine, et l’admoneste.

Laissez m ûrir vos fronts ! gardez-vous, jeunes gens,Des systèm es dorés aux plum ages changeants,Qui dans les carrefours s’en vont faire la roue !E t de ce qu’en vos cœurs l’Am érique secoue,Peuple à peine essayé, nation de hasard ,Sans tige, sans passé, sans histo ire et sans a rt !E t de cette sagesse impie, envenimée,Du cerveau de Voltaire éclose tou t arm ée,Fille de l’ignorance, et de l’orgueil, posantLes lois des anciens jours sur les m œ urs d’à présent,Qui refait un chaos partou t où fut un monde,Qui rudem ent enfonce, o démence profonde !Le casque étroit de Sparte au front du vieux P aris,Qui dans les tem ps passés, m al lus et m al com pris,Viole effrontém ent tou t sage pour lu i faire Un m onstre qui serait la te rreu r de son père !

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Si bien que les héros antiques tou t trem blants S’en sont voilé la face, et qu’après trois mille ans,P a r ses em brassem ents réveillé sous la pierre Lycurgue qu ’elle épouse enfante Robespierre !

Dans Dupont et Durand, Alfred de Musset donna une satire anti-républicaine, où il mit tout son dédain pour Yhumanitairerie. Dupont, « ventre plein de cidre et de pommes de terre », désolé de n’avoir trouvé personne à qui parler des œuvres de Fourier, rencontre son ami Durand. Celui-ci s’étonne que Dupont ne soit pas à l’hô­pital des fous, et Dupont demande à son ami s’il a son lit à Gharenton. Ils se racontent tout ce qu’ils ont vécu et fait.

Dupont a dévoré les œuvres de Desmoulins et de Saint- Just. Mal nourri, mal vêtu, couchant dans un grenier, colportant sa misère de taudis en taudis, il a rêvé les rêves de Fourier.

D élayant de grands mots en phrases insipides,Sans chemise et sans bas, et les poches si vides Qu’il n ’est que mon esprit au monde d’aussi creux ;Tel je vécus, râpé, sycophante, envieux.

Voyant partout l’intérêt et la vanité, il a conçu un nou­veau projet, plus beau que celui de Lycurgue, pour faire le bonheur de l’humanité. Et quel projet !

Les riches seront gueux et les nobles infâm es ;Nos m aux seront des biens, les hommes seront femmes,E t les femmes seront... tou t ce, qu’elles voudront.

Plus de haines entre les nations, plus de rois, plus de lois, plus de famille ! Il n’y aura plus ni forêts, ni clo­chers, ni vallées, ni montagnes, on nivellera, on comblera, on brûlera tout cela : l’égalité ! Au lieu de ce vieux monde,

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il n’y aura plus que des trottoirs, champs plantés de bons légumes, carottes, pois, fèves ; un chemin de fer magni­fique de Paris à Pékin ; les voyageurs de toutes langues ne verront qu’une mer immense de choux et de navets !

Le monde sera propre et net comme une écuelle ; L ’hum anita ire rie en fera sa gamelle,E t le globe rasé, sans barbe ni cheveux,Gomme un g rand potiron rou lera dans les cieux.

Durand, admirateur de Schiller, de Dante, de Goethe, de Shakespeare, aimant l’Angleterre, l’Espagne, l’Italie et Γ « emphatique Allemagne », s’est juré de n’apprendre jamais l’ignoble français. lia tenu parole, et il n’a jamais écrit en bon français. Après avoir été garçon chez un vétérinaire, greffier chez un marchand d’estampes, après avoir essayé de se faire fournisseur de couplets et de vau­devilles pour les théâtres forains, il a commencé la com­position d’un poème philosophique et symbolique, dont le point capital est un choeur de lézards chantant au bord de l’eau. Enfin, raté de la littérature, il apprend le métier de pamphlétaire. Quel plaisir de tout faire tomber dans la poussière et de salir toute gloire !

Le m ensonge anonym e est le bonheur suprêm e,Ecrivains, députés, m inistres, rois, Dieu même,J ’ai tou t calomnié pour apaiser m a fa im .

Un poète inconnu,1 reproduisant les mots du Sermon sur la Montagne. « Bienheureux ceux qui pleurent », con­seille au peuple la résignation :

O peuple, pour franch ir le seuil de ta misère,T u n ’as que deux m oyens : le trava il, la prière. 1

1 TJne p a ro le a it p e u p le . P a r H. P icard. A rras. 1837.

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Et dans d’antres termes :

Peuple, sache prier, trava ille r et souffrir,A ce prix-là sur toi roule tou t l’avenir.

Le plus gros argument était toujours Γaccusation d’as­sassinat et de terreur. Après l’attentat de Fieschi, on criait aux républicains : « Des assassins jamais ne régne­ront en France »h Un autre poète les appelait rhéteurs qui trônent en Brutus ou bureau d’un journal, rugissant sans cesse : « Du sang ! toujours du sang! » Le peuple, c’est la foule idiote, la canaille aux appétits brutaux, la plèbe ivre des cabarets ensanglantant la rue.

Trois cents gredins vom is sur la place publique,E t nous voici lancés en pleine république ! 1 2

Les mêmes anathèmes prononcés contre les partisans du pillage et du meurtre se retrouvent dans une autre sa­tire. Les républicains sont de vils apôtres de sédition, qui respirent la vapeur du carnage :

La France vous repousse avec un cri d’horreur,Car elle a trop gémi sous les m ains assassines Des fils dénaturés, érigeant en doctrines

Le vol. le m eurtre et la te rreu r .3

La naissance et la mort des princes, les attentats contre le roi, furent l’objet de poèmes très nombreux, plats et nuis. Victor Hugo, lui aussi, en 1836, consacra une ode au duc d’Orléan — A M. le d. d’O. —, où il lui conseille

1 Ca m il l e P in t e : N a rra tio n en vers de l’a tten ta t d u 28 J u ille t. P a ris . 1835.

2 A d o l p h e M ic h e l : L ’ém eute et la p resse . Satire politique. Paris. 1839.

3 M. L. J . Λι.λπυ : L ’ém eute , ode su r les événements des 12 et 13 m ai 1839. Paris. 1839. V oir aussi, Ju vén a le s de 1840. P a r H . Lau- vergne, de Toulon. 1840.

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de donner de F argent « aux suppliants». Plus intéres­sante est la pièce d’Alfred de Musset : Sur la naissance du comte de Paris (1838). Le poète demande à la France:

E n est-ce assez pour toi des vaines théories,Sophismes m onstrueux dont on nous a bercés ,Spectres républicains sortis des temps passés,Abus de tous les droits, honteuses rêveries D’assassins en délire ou d’enfants insensés ?

Il n’a pas assez de mépris pour ces ambitieux et ces en­vieux qui étalent ostensiblement leurs « froides comé­dies ». Qu’importe au peuple ces mots vides de sens et ces phrases ronflantes et creuses ? L’essentiel, c’est qu’il ait vendu son blé, son bétail et son vin. Le peuple est libre, son champ ne sera pas pillé, le maître a son toit, l’ouvrier a son pain. « Si nous avons cela, le reste est peu de chose ». L’âge actuel est le meilleur que l’humanité ait eu. Dans l’ode Au roi, après l’attentat Meunier, Alfred de Musset, dit que le poignard et la balle donnent à Louis-Philippe le droit divin, et l’invite à garder sa vie précieuse :

Défendons-nous ensemble, et laissons-nous le temps De veillir, toi pour nous, et nous pour tes en fan ts1 Il.

1 Une poésie anonym e prend exactem ent le contre-pied. L a n a is­sance d ’u n p r in ce . Dédié aux courtisans (Paris. 1836), chan te:

Ce nouveau bien -a im é, ce poupon très illustre Qui sera m aréchal à son deuxièm e lustre !

Alerte aux courtisans ! Chacun à sa place, une bonne occasion est venue :

Un prince nous est né, tressaillez tous d’orgueil.Ne voyez pas la vague et méprisez l ’écueil,I l va pleuvoir des croix !

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IV

Le règne pacifique et essentiellement bourgeois de Louis-Philippe était bien loin de satisfaire les âmes des jeunes romantiques, éprises d’héroïsme et d’aventures. La légende napoléonienne continuait à se développer.

En 1835, Edgar Quinet publia son poème historique Napoléon,1 qui formait avec Ahasvérus et Promethee une trilogie. C’est le Napoléon légendaire, « un Napoléon plus grand que la nature, » le Titan, le second Hercule, le nouveau Promethée cloué sur le rocher. C’est F Homme, le personnage épique par excellence, absorbant en lui toute une génération. Dans son épopée, il n’y a que trois personnages : lui, le peuple, le monde. Condamnant son despotisme, Edgar Quinet pose Napoléon comme le repré­sentant du peuple :« Napoléon, c’est le peuple». L’art a eu trois époques : il fut sacerdotale jusqu’au Xme siècle, depuis il fut monarchique ; enfin il est devenu démocrati­que, et Napoléon sera le héros principal de cette période. « Dans l’avenir de la France, les guerres de la Révolution et de l’Empire formeront les âges héroïques de la démo­cratie, et de la même manière que Charlemagne, à l’aurore de la féodalité, est devenu le héros de la poésie féodale, tout de même Napoléon deviendra le héros de la poésie populaire, » dit-il dans sa préface de 1835. Et il chante toute cette vie merveilleuse de l’Empereur, voulant don­ner « les expériences et les enseignements salutaires » de l’histoire.

Il commence par décrire les rochers corses, le berceau du héros ; il fait voir sa mère, Madame Laetitia ; puis, il montre la bohémienne prédisant un avenir brillant à l’en-

1 E dgar Q u in e t : Œ uvres com plètes. P a r is . 1857. T. V III.

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fant, l’adieu du jeune homme à son pays, le départ pour la France, le pont d’Arcole, les amours du consul avec Joséphine, les montagnes blanches et les glaciers des Al­pes, les canaux et les palais brodés en pierre de Venise, les Pyramides et le désert, Austerlitz, le couronnement. Napoléon a réalisé l’impossible, atteint les cimes inacces­sibles au pied de l’homme, et, à cette hauteur fantastique, le vertige fa pris.

Ali ! je le vois, le gouffre ; il est à mon côté,Pour dévorer m on ombre et nia félicité,Il se creuse, il s’abaisse, il tournoie, il chancelle,E t par mon nom de roi le vertige m ’appelle.

La chute, la longue série des malheurs a commencé. Le soleil descend vers le couchant. Saragosse, Moscou, la Bérésina, Leipzig, Fontainebleau, l’îlé d’Elbe, Waterloo, et enfin Sainte-Hélène ! où il gît, au pied du saule. La mer gémit et l'abeille bourdonne autour de son tombeau.

Seulement, près du m ort, jour et nu it, sans repos,La sentinelle veille et contemple ses os.Elle passe, et repasse, et pèse son argile,De peur qu’il ne s’éveille au bran le de son île,E t qu ’en se re tournant, m uet, sur le côté,Il ne fasse en ses flots trem bler l’im m ensité .

Comme dans la tragédie antique, le chœur pleure le triste sort du héros vaincu par La fatalité :

Les jours évanouis sont scellés sur sa pierre ;Tout un monde avec lu i séjourne en sa poussière ;Le monde des héros, des arm es, des hasards,Des casques, des clairons, des hard is étendards ;E t quand le flot le berce en son étroit em pire,D ans sa tombe avec lu i l’éternité soupire.

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Mais il n’est pas mort ! Les dieux et les hommes, les empires et les lois, tout meurt et disparaît ; lui, il reste éternellement sur sa colonne.

M ais comme un souvenir que se garda it l’abîme Lui dem eurait debout sur son altière cime,Lui seul il survivait en sa forte cité.Car ses soldats d’a ira in , sans ferm er la paupière,

. Le défendaient encore, ainsi qu’une barrière,Des m orsures du tem ps et de l’éternité.

En 1857, les deux créateurs de la légende napoléonienne, Victor Hugo et Edgar Quinet, étaient exilés par un Bona­parte. Hugo était à Guernesay, Quinet à Meyringen, d’où il écrivait la préface de la nouvelle édition du Napoléon, se souvenait de Tacite et disait : ■ « L’histoire s’est vengée de lui et de moi, en substituant à son César et à mon Na­poléon l’implacable vérité »-1

La légende battait son plein, quand on annonça officiel­lement à la Chambre que le prince de Joinville partait pour Saint-Hélène, pour en ramener les cendres de Napo­léon. L’enthousiasme fut indescriptible. Ces avocats, ces notaires et ces fabricants qui n’avaient senti la poudre que dans leurs chasses, furent emportés par un grand élan. On interrompit la séance pour laisser libre cours aux sen­timents débordants. Le ministère avait demandé un cré­dit d’un million ; la commission l’éleva à deux millions, et apporta un projet de statue équestre. Lamartine seul s’y opposa. « Je ne me prosterne pas devant cette mémoire ; je ne suis pas de cette religion napoléonienne, du culte de la force, que l’on veut depuis quelque temps substituer, dans l’esprit de la nation, à la religion sereine de la li­berté. » « J’ai peur, poursuivait-il, qu’on ne fasse trop 1

1 V oir encore : P oésies N ap o léo n ien n es p a r V ictor Fayet. Paris.1838.

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dire au peuple : « Voyez, au bout du compte, il n’y a de populaire que la gloire, il n’y a de moralité que dans le succès ; soyez grands, et faites tout ce que vous voudrez ; gagnez des batailles, et faites-vous un jouet des institu­tions de votre pays. » Et il demandait qu’on écrivît sur son tombeau : « A Napoléon seul. »

Une poésie populaire abondante, mais sans aucune va­leur littéraire, faite des lieux communs les plus vulgaires, parut à cette occasion-là pour célébrer la gloire de Napo­léon. Lamartine, au contraire, resta presque isolé dans ses sentiments antinapoléoniens. Gérard de Nerval pour­tant chanta avec lui :

Payez donc vos bouffons pour pleurer sur sa tombe,Pour qu’on y vienne en deuil et qu’une larm e y tombe :Il en a trop coulé sur ses pas triom phants ; f’aites un mausolée, et placez-y son urne.Des mères sont encore, à qui le fier Saturne ;

V enait dévorer leurs en fan ts.1

Les échauffourées de Louis Bonaparte n’enthousias­maient pas non plus les écrivains démocratiques. Un poète populaire 1 2 l’apostrophait :

Ce n ’est pas toi qui doit sécher nos pleurs,Ce n ’est pas toi que la patrie implore.Fuis, faible aiglon ; la sainte hum anité Ne veut s’un ir qu’avec la liberté.

Et Louis Blanc, dans son Histoire de dix ans, disait éloquemment au prétendant, après la publication de ses Idées napoléoniennes : « Vous nous proposez ce que fut l'oeuvre de votre oncle, moins la guerre ? Ah ! monsieur,

1 C h . L e n ie n t : L a poésie p a tr io tiq u e en F ra n ce d a n s les tem ps m o d ern es . P aris. 1894. T. I I , X V IIIe et X IX e siècle, p. 348.

2 V o itelain : L o u is B onaparte .

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mais c’est le despotisme moins la gloire, c’est le servi­lisme moins l’exaltation de la victoire, ce sont les grands seigneurs tout couverts de broderies moins les soldats tout couverts de cicatrices, ce sont les courtisans sur nos têtes moins l’Europe à nos pieds, c’est un grand nom moins un grand homme, c’est l’Empire moins l’Empe­reur. »

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CHAPITRE Y

Les lu ttes parlem entaires.

La politique conservatrice. — I. L ’industrialism e et le m ercan­tilism e.— IL Contre la haute finance et la Bourse. — III. L a poésie réform iste. — IV. Le parlem entarism e. — V. Ques­tions de patriotism e.

L’époque qui va de 1840 à la révolution de 1848, fut ap­pelée par Béranger Y époque avocassière et le -règne des gros sous. Victor Hugo, en parlant d’elle, dira plus tard : absorption du pays réel par le pays légal.

Pendant les premiers dix ans de son règne, Louis-Phi­lippe avait changé dix fois de ministère, et pendant les huit derniers il n'en eut qu’un : le ministère Guizot. Le roi n’avait plus ses velléités de gouvernement personnel, mais il suivait toujours une politique nettement conserva­trice. L’élément libéral, même les libéraux à la Thiers, furent exclus du pouvoir, et la politique de résistance a toutes les réformes, à tous les progrès fut poursuivie.

« Ce qui me paraît caractéristique, écrivait Henri Heine en 1840, c’est que depuis quelque temps on n’appelle plus le gouvernement de l’Etat de France un gouvernement constitutionnel, mais un gouvernement parlementaire. » Pour avoir une majorité parlementaire, le gouvernement

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se servit des moyens de corruption les plus révoltants dans le corps électoral ainsi que dans le corps législatif. Faisant appel aux intérêts les plus matériels et aux appé­tits les plus vulgaires, il semait abondamment croix, fonctions, concessions de chemins de fer, bourses, bureaux de tabac, et toutes les faveurs qui étaient à sa disposition. Exerçant de plus une pression électorale au moyen de la police, le gouvernement eut des majorités, toujours gran­dissantes, aux élections de 1842 et de 1846. L’indemnité parlementaire n’existait pas, et le ministère accordait aux députés des fonctions ou des sinécures. Sur 549 députés il y avait 86 fonctionnaires administratifs, 70 procureurs du roi et magistrats, 65 avocats et officiers ministériels, 61 militaires et marins, 53 maires. L'opposition ne comp­tait que 56 députés qui n'avaient pas un intérêt plus ou moins direct à gagner ou à garder les faveurs du pouvoir.

Plus que jamais le gouvernement était résolu à combat­tre toute tentative de réforme politique et sociale. Guizot proclamait qu’il ne fallait pas se mettre avec la révolution contre l’Europe, mais avec l’Europe contre la révolution. Lamartine, en quittant ses anciens amis conservateurs, disait en 1839, qu’il lâchait un pouvoir, qui « restait im­mobile, qui muselait la presse, ajournait sans cesse les réformes utiles, laissait stérile une révolution faite par le peuple, et présentait à l’Europe le spectacle démoralisa­teur d’hommes qui ne se servent des plus saintes espé­rances de l’humanité que comme d’une arme pour conqué­rir les positions politiques». Pas de trêve aux persécutions contre les journaux; la guerre à outrance déclarée à la liberté de la presse ! Lamennais fut condamné à un an de prison et 2000 francs d’amende pour la brochure le Pays et le Gouvernement. Le National fut poursuivi pour une allusion au roi dans les affaires d’Etat; Dupoty, rédacteur du Journal du Peuple, fut condamné à 5 ans de prison

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pour complicité 'morale à un attentat contre le roi, ce qui provoqua une protestation collective de la presse de Paris et des départements. Pendant huit mois de l’année 1844, les condamnations de journaux se montèrent à un total de 17 ans de prison et 175,000 francs d’amende.

L’opposition libérale et républicaine réclamait la ré­forme électorale, et la représentait comme le besoin le plus urgent du pays. La garde nationale de Paris criait, aux revues, en présence du roi : « Vive la réforme ! » Les radi­caux, comme Ledru-Rollin et Arago, demandaient le suf­frage universel, mais les libéraux étaient moins exigeants. Ils voulaient d'abord l’interdiction aux députés d’être fonctionnaires d’Etat, l’élargissement du droit électoral, l'abaissement du cens, l’extension de la capacité électo­rale aux jurés, aux fonctionnaires nommés par le roi, aux gradués des Facultés, aux notaires, aux officiers de la garde nationale, aux conseillers municipaux des villes. Aux partisans du suffrage universel Guizot répondait avec sa raideur habituelle et sa sûreté de doctrinaire impecca­ble : « Il n’y a pas de jour pour le suffrage universel, ce système absurde qui appellerait toutes les créatures vi­vantes à l’exercice des droits publics. »

Les insurrections avaient cessé, mais un mécontente­ment sourd et général minait le trône de Juillet. L’acquit­tement du journal la France qui avait accusé le roi d’a­voir écrit deux lettres défavorables aux intérêts du pays, la mort du duc d’Orléans, aimé par l’armée et par la foule, firent beaucoup pour l’affaiblissement de la dynastie. Les émeutes de Toulouse, Bordeaux, Lille, Montpellier, Cler­mont; à Paris Faction révolutionnaire des sociétés les Nouvelles Saisons et les Sections égalitaires ; l’élection de dix opposants sur douze députés, dont deux républi­cains militants ; les pèlerinages légitimistes à Londres chez le comte de Chambord ; les luttes entre l’Église et

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l’Université, — tout cela montre que la société française était toujours déchirée par les intérêts et les passions les plus contraires, et qu’on n’attendait que le moment de re­prendre les anciennes luttes à coups de fusil.

La politique extérieure n’était pas non plus glorieuse. Dès le premier jour, le cabinet Guizot fut baptisé le Mi­nistère de T étranger, et le président du Conseil vantait publiquement, devant la Chambre des pairs, «la paix par­tout et toujours». L’opposition, avec sa devise sonore « le repos sans bassesse et la paix sans outrage », se déclarait l’ennemie irréconciliable de F Angleterre aussi bien que des puissances absolutistes, et reprochait au ministère de sacrifier l’honneur de la France. Deux fois surtout ces luttes sur le terrain de la politique extérieure furent extrê­mement du,tudes : en 1843, quand la Chambre discuta le droit de visite, destiné à empêcher la traite des noirs, et en 1844, quand il s’agit de l’indemnité attribuée à Prit- chard, consul et missionnaire anglais aux îles de Taïti. La majorité gouvernementale ayant accordé l’indemnité ne fut que de 213 voix, 9 ministres y compris, contre 205. Ces 213 furent appelés par les journaux de l’opposition les Pritchcirdistes, et Marrast écrivit dans le National de 1846 sa curieuse Galerie des Pritchardistes.

I

Sous la monarchie de Juillet, l’indus trie et le commerce français prirent un essor inconnu jusqu’alors. Le gouver­nement, aux mains de la.classe bourgeoise, favorisait ce mouvement par tous les moyens. La première chose à faire fut de développer les voies de communication. La Chambre vota 300 millions pour la construction des ca­naux de la Marne, du Rhin, de la Garonne, de l’Aisne, de

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la Haute-Saône et pour la régularisation de beaucoup de rivières. 156 millions furent consacrés à la construction de 1500 kilomètres de routes nouvelles et à F amélioration de 17,000 kilomètres de routes anciennes. Le gouverne­ment donna 856 millions de subventions et fit 252 millions de prêts aux compagnies de chemins de fer. Avant 1842, la France n’avait, que 467 kilomètres de voies ferrées ; de 1842 à 1848 on en compta 1592 en exploitation et 2144 en construction. L’industrie prit un essor énorme. Des ma­chines, l’outillage anglais moderne s’installèrent dans les grandes usines et dans les fabriques. En 1847, on comptait 2450 machines à vapeur, représentant 60,630 che­vaux-vapeur. La production du fer s’éleva de 2 millions de quintaux, en 1830, à 4 millions en demi en 1847. La fabrication du sucre de betteraves monta de 6 millions de francs à 54 millions. Le commerce général, qui n’était re­présenté en 1831 que par une somme de 1131 millions, atteignit en 1846 un total de 2437 millions. Ce fut le temps de la prospérité générale dans les affaires commerciales et industrielles, et c’est alors que la France prit une des pre­mières places dans l'industrie européenne.

Toutes les forces vives de la société s’étaient tournées vers ces voies nouvelles, ouvertes à toutes les carrières et à toutes les ambitions. Le positif, l’utile non seulement entrait en opposition avec l’idée et. la rêverie, mais en de­venait l’ennemi déclaré. Bien des esprits supérieurs de la génération spiritualiste et romantique regardaient l’avè­nement de ce nouveau monde comme une victoire regret­table de la matière sur l’esprit, de l’utile sur le beau.

Rien de plus naturel qu’Alfred de Vigny se soit posé en défenseur de l’esprit et de l’idéal devant l’industrialisme envahissant. La Maison du Berger, une des pièces les plus belles et les plus profondes de sa poésie, exprime ces inquiétudes et ces regrets Le poète invite Eva à laisser

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ces cités serviles et noires, à s’en aller avec lui dans les grands bois et les champs verts. Là, il roulera pour elle la Maison du Berger, et loin du monde, de ses faiblesses et de ses sonffrances, ils suivront « du hasard la course vagabonde ».

Que Dieu guide à son but la vapeur foudroyante Sur le fer des chem ins qui traversen t les m onts,Qu’un ange soit debout sur sa forge bruyante ,Q uand elle va sous terre ou fait trem bler les ponts Et, de ses dents de feu. dévorant ses chaudières,T ransperce les cités et saute les rivières,P lus vite que le cerf dans l’ardeur de ses bonds !

Il faut que l’ange gardien veille sur ces voies ferrées, car le caillou d’un enfant est suffisant « pour jeter en éclats la magique fournaise ». L’homme est monté trop tôt sur ce taureau de fer. Personne ne connaît les manies de ce « rude aveugle », auquel on confie les êtres les plus chers.

Mais il faut triom pher du tem ps et de l’espace.A rriver ou m ourir; Les m archands sont jaloux.L’or pleut sous les charbons de la vapeur qui passe,Le m om ent et le but sont l’univers pour nous.Tous se sont dit : « Allons ! » m ais aucun n’est le m aître Du dragon m ugissant qu ’un savant a fait naître ;N ous nous sommes joués à plus fort que nous tous.

Ce qui console le poète, c’est qu’il voit ce monstre en fer servir les grandes causes, il comprend la mission civi­lisatrice et pacificatrice du commerce et de l’industrie qui rapprochent les nations divisées.

Séni so it le Commerce au hard i caducée,Si l’Am our que tourm ente une sombre pensée P eut franch ir en un jour deux grandes nations.

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Mais, tout de même, il n'aime pas ces chemins sans beauté et sans poésie. Au lieu de la nature souriante, des amis rencontrés et du rire des passants, du charme de l’imprévu, dans les chemins de fer on

Ne respire et ne voit, dans toute la nature.Qu’un brouillard étouffant que traverse un éclair.

La science a vaincu le temps et l’espace, traçant autour de la terre « un chemin triste et droit ». Le règne du cal­cul froid est venu ; il faut dire adieu à la rêverie et aux beautés du mystère ! On devient sec dans ce temps-ci, on ridiculise la poésie et l’enthousiasme. Pour la Muse on n’a que d’insolents sourires et du dédain.

Vestale aux feux éteints ! les hommes les plus gravesNe posent qu ’à demi ta couronne à leur fron t :Ils se croient arrêtés, m archant dans tes entraves.E t n ’être que poète est pour eux un affront.

C’est la tribune qui l’a remplacée'; d’elle tombent les discours qui flattent la foule. Les acteurs politiques « ont pour horizon leursalle .de spectacle ». Plein du « dédain de la chose immortelle », doutant de l’ànie, ces avocats ne croient qu’à leurs propres paroles, et se moquent des gra­ves symboles de la poésie, « des vrais penseurs impéris­sable amour ».

Victor Hugo, dans Les deux côtés de l’horizon1 (1840), se plaint de cette victoire de la matière. L’Italie, qui était « l’art, la foi, le cœur, le feu », l’Italie avec Dieu pour but, est remplacée par l’Amérique froide et sans âme, ouvrière glacée dont le but est l’homme. 1

1 V ic t o r H ugo : T o u te la ly r e . P a r i s . M D C G C D L X X X V III . T . I .

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Un astre arden t se couche, un astre froid se lève.Seigneur, Philadelphie, un com ptoir de m archands,Va rem placer la ville où Michel-Ange rêve,Où Jésus m it sa croix, où Flaccus m it ses chants.

C’est ton secret, Seigneur'! Mais, ô raison profonde! P ourras-tu , sans livrer l’âm e hum aine au sommeil E t sans dim inuer la lum ière du monde.Lui donner cette lune au lieu de ce soleil !

Pierre Dupont, le célèbre chansonnier de 1848, dans une de ses premières satires, Y Agiotage, 1 publiée en 1845, doute de la valeur de ces grands progrès scienti­fiques et techniques.

O Dieu ! pourquoi donner ta n t d ’essor à nos ailes E t cette im pulsion à nos forces nouvelles.F aire de l’eau, du feu, nos dociles coursiers,P our servir seulem ent des intérêts grossiers ?Si l ’électricité porte un secret de Bourse.Si la vapeur ne sert, dans sa rapide course,Qu’à des Apicius, des Lucullus nouveaux,Aux ventres affamés et non pas aux cerveaux ;Si le sort des petits est d’user leurs échines En servant d’engrenage à ces grandes m achines,Sans q u ’ils y gagnent rien pour l’âme et pour le corps : P lu tô t que de souffrir de pareils désaccords,Qui ne peuvent que nuire à la grande harm onie.Dieu ! que n ’étouffez-vous la force et le génie !

Dans la Machine, publiée en 1842, Auguste Barbier est plein d’admiration pour les inventeurs, nouveaux Promé- thées, « pénétrant dans le secret des deux », domptant la nature et l’assujettissant à l’homme :

... je vous adm ire, ô race titan ique !Mais complices secrets de l’esprit sa tan ique, 1

1 M use ju v é n ile . E tu d es littéra ires . Vers et prose par P ierre Dupont. Paris. 1859. p. 92.

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Je vois aussi l’Orgueil et la Cupidité,In trodu isan t le m al dans votre nouveau té .

Les premiers chemins de fer étaient bien imparfaits, et les accidents étaient nombreux. Dans l'un d’eux, survenu à Versailles le 8 mai 1842, sur 750 voyageurs il y eut 350 tués et blessés. Cette catastrophe eut son écho dans la poésie d'Auguste Barbier qui fait voir

... tous les tourm ents p ar le Dante inventés R énaissent, et po rtan t l’épouvante aux cités,Em plissent chaque seuil d’un déluge de larm es.

Dans le fait, la machine devait servir au bien et à l'af­franchissement de l'humanité. Déjà Aristote rêvait : « Si chaque outil pouvait exécuter sans sommation, ou bien de lui-même, sa propre fonction comme les chefs-d’œuvre de Dédale se mouvaient d’eux-mêmes, ou comme les trépieds de Vulcain se mettaient spontanément à leur travail sacré ; si, par exemple, les navettes des tisserands tis­saient d’elles-mêmes, le chef d'atelier n’aurait plus besoin d'aides, ni le maître d’esclaves ». Ce rêve du grand philo­sophe antique était devenu une réalité, et Karl Marx cal­cule que la vapeur a mis l’humanité en possession d’un milliard d’esclaves de fer. Mais, au lieu d’être le grand rédempteur de l’humanité, au lieu de lui apporter la liberté et le bien-être, la machine, dans les mains d’une classe privilégiée, devint l'instrument de l’asservissement des travailleurs. Auguste Barbier soupçonnait le grand rôle que le machinisme avait à jouer dans l’histoire.

Oui, le flam beau divin qu’on appelle science,Ne fut pas mis. aux m ains de la mortelle engeance Pour en elle augm enter les passions du mal,L 'appétit de l’argent et l’orgueil infernal.

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Si le ciel en fit don à l’hum aine nature,Ce fut dans un but noble et pour une fin pure ;Ce fu t pour am oindrir la niasse des douleursQue versent sur nos corps ta n t de fléaux vainqueurs,Pour dégager l’esprit de la fange grossière,Affranchir sain tem ent l’homme de la m atière,E t de la pauvreté b risan t le dur lien,Lui rendre plus aisé l’exercice du b ie n .1

II

La monarchie de Juillet représentait avant tout la classe bourgeoise, surtout les gros banquiers, les maîtres de la Bourse, les grands actionnaires des chemins de fer, la haute bureaucratie, les propriétaires des forêts, enfin une partie de la féodalité foncière. Le banquier Laffitte, con­duisant en 1830, le duc d'Orléans à l’Hôtel de Ville, avait prononcé ce mot mémorable : « Maintenant le règne des banquiers va commencer ».

L’aristocratie financière avait intérêt à endetter l’Etat, en le poussant dans les grandes entreprises de construc­tions des voies ferrées, car ses spéculations à la Bourse roulaient surtout sur le déficit de l’Etat. Les dépenses augmentaient outre mesure. Les crédits extraordinaires dépassaient le double du montant qu'ils atteignaient sous Napoléon. La monarchie orléaniste, ce gouvernement à i/on marché, cette meilleure des républiques, avec ses 86 départements, avait un budget triple (1.350 millions en 1843) de celui de la première république, avec ses 115 dé­partements, la Belgique et l’Italie (501 millions en 1801),

1 Les mêmes idées se trouvent dans le recu e il: Ecce fu t a ra (V oilà l’a ven ir). Satires sociales p a r G. B. dit Nohus. P a ris. 1847. Deuxième s a t ir e : « Les chem ins de fe r» . Voir aussi : S ta tis tiq u e m ora le et ■politique de la F rance en 1845, p a rM .d e L attre, ancien sous-préfet. P a ris. 1845.

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et double de celui de l’Empire, avec ses 130 départements. Le déficit ascendait, en 1840, à 138 millions, en 1841 à 235, en 1843 à 122 : en trois ans, 500 millions.

« La monarchie de Juillet, dit Marx dans son livre La Lutte des classes en France, 1 la monarchie de Juillet n’était qu'une compagnie par actions fondée pour l’exploi­tation de la richesse nationale de la France. Les minis­tres, les Chambres, deux cent quarante mille électeurs et ceux qui les approchaient, s’en partageaient les dividen­des. Louis-Philippe était le directeur de cette compagnie. RobertMacaire était sur le trône.1 2 » Un autre contempo­rain, le philosophe anglais John Stuart Mill, disait la même chose en d’autres termes : «Louis-Philippe chercha à absorber la France dans le culte des intérêts matériels, dans la religion de la Banque et du Grand-Livre ». 3

Nécessairement et naturellement toute la démocratie s’écriait : « la finance, voilà l’ennemi ! » La bourgeoisie industrielle la détestait parce qu’elle jouait à la hausse et à la baisse sur les produits de son activité ; la petite bour­geoisie l’attaquait parce qu’elle tenait le crédit public et ne 1’employait qu’à son profit; la démocratie socialiste la flétrissait, parce qu’elle signifiait une double exploitation politique et sociale, parce qu’elle tenait dans ses mains le pouvoir oppresseur et gagnait des millions sur la misère du peuple.

Pierre Dupont, ancien apprenti canut, clerc de notaire, employé de banque, obscur et inconnu de tout le monde,

1 L a lu tte des c lasses en F ra n ce ( 1848-1850). Le X V I I I B r u ­m a ire de L o u is B onaparte, par K arl M arx. T raduit de l'allem and par Léon Reray. Paris. 1900. p. 6. Voir un coup d’œil très pénétran t su r le règne de Louis-Philippe, p. 2-10.

2 Le célèbre acteur de l ’époque Frédérick L em aître, jo u an t le rôle de R obert M acaire, se taisa it la tête du roi L ouis-Philippe. V. .Γ. Guex : Le théâtre el la société fra n ç a ise de 1815 à 1848, p. 104.

8 J. Stu a r t M il l : L a R évo lu tio n de 1848 et ses d é tra c teu rs . T raduction et préface de VI. Sadi Carnot. Paris. 1875. p. 16.

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se lait l’organe de l’opinion publique et des intérêts du pays. Dans sa pièce Y Agiotage, il flétrit éloquemment les loups-cerviers de la finance, les « roués de la Bourse », les oiseaux de proie, qui attirent par de fausses promes­ses les gens naïfs qui se prennent au leurre, et laissent leurs magots dans les mains des grands seigneurs de 1 a- gi otage.

Oli ! P udeur ! de quel droit, dans un vaste royaum e,Où parfois la vertu grelotte sous le chaume,Où le travail modeste est souvent à 1 étroit D ans les grandes cités, sur le rebord d un toit,De quel droit un escroc, une femme galante,Cueillent-ils au hasard les pommes d’At.alante,E t s’enrichissent-ils ainsi d’un coup de dé,Quand plus d’un m alheureux, de sueur inondé,X’est pas sur d’am asser au bout de la semaine Quelques sous pour fléchir une hôtesse inhum aine,E t se trouve réduit, n ’avan t ni feu ni lieu.Au pain dur de l’aum ône, à l’abri du ciel bleu ?

Le poète socialiste se révolte contre la nouvelle tyran­nie de Γargent qui fait plier les genoux devant l’ignoble Mammon. En vain on a brisé les fers forgés par vingt siè­cles, en vain on a « arrosé d’un sang pur l’arbre de l’espé­rance, » promené dans le monde le drapeau tricolore et annoncé la Liberté. Un nouveau joug, plus odieux, plus vil, s’impose :

M ieux vau t tendre l’épaule au knout de la Russie,Que ronger le frein d’or d’une aristocratie,Qui met sur son blason des pièces de cinq francs.A choisir, je serai pour les anciens ty rans.

La finance tient bourgeoisement le sceptre du pouvoir. L’or seul mène aux grandes dignités, le talent et la vertu sont foulés aux pieds. Midas règne, et le monde appar­

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tient à ceux qui ont « rogné des louis d’or et pratiqué l’u­sure ». Les toiles du Vatican, les marbres du Pentélique, Rubens, Poussin ont perdu leur valeur ; la Poésie a fui vers un monde meilleur et vers des cœurs plus purs. On a des canaux et des chemins de fer, mais c’est un bonheur trompeur, un « progrès qui nous laisse en arrière ». Et tout cela n’est que pour eux, pour leurs joies, pour leurs plaisirs !

De l’ind ignation qui déborde m a veine Le flot s’agite en vain, car la F inance est reine,Et son temple est gardé. L ’impudence et l ’orgueil A la plainte im portune en défendent le seuil.

Une autre satire contre la finance est intitulée le Siècle d’or.1 Le poète fait voir comment les hommes ont perdu leur raison ; la tête leur tourne, et autour du veau d’or ils dansent « une ronde insensée, ardente farandole ».

...c’est un siècle où les vices,M archent la tète haute, où la cupidité Usurpe tous les droits de la sainte équité,Un siècle dont le lucre est la seule science,E t qui met tout à prix , ju sq u ’à la conscience.

Il appelle l’indignation de gens honnêtes sur les agio­teurs, ce « fléau de notre temps » sur

Tous les spéculateurs, de hau t et bas étage,Qui vivent de l’usure et de Γagiotage;Ces loups de la finance, à l’appétit si fort,Qui dînent de la prim e et soupent du report...

Un autre poète populaire 1 2 est moins tendre encore pour1 P a r P . F . M athieu. Paris. 1846.2 Les héros de la finance , satire par M. G. E ncontre. Nîm es.

1847. Le thèm e était inépuisable, et on p ourra it citer en abondance des attaques p lus ou m oins violentes contre la tyrannie de l ’argent, les agioteurs et les joueurs à la Bourse. P a r exemple, Y A rchevêché

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les gros barons de la finance, qu’il classe dans une nou­velle espèce humaine : les aurivores. Quand l’indigence sévissait dans le peuple, ces gens sans vergogne ont pillé les caisses de l’Etat.

Quand nous m anquions de pain, ces concussionnaires, Gras de notre sueur, v ivaient m illionnaires,E t sans rougeur au front, de leur luxe im pudent. Déroulaient à nos yeux le flot surabondant !

ni

La grosse question qui occupait tous les esprits était celle de la réforme électorale. La révolution de 1830 avait abaissé le cens électoral de 300 à 200 francs et le cens d’é­ligibilité de 1000 à 500, de sorte que le nombre des élec­teurs s’éleva de 90,000 à 200,000. En 1847, grâce à la pros­périté de la classe bourgeoise, ce nombre monta jusqu à 241,000. Mais c’était toujours une petite minorité privilé­giée qui tenait tout le pouvoir dans ses mains, le pays lé­gal qui ne se souciait que de ses intérêts personnels et dé­fendait par tous les moyens ses précieuses prérogatives. Toute la petite bourgeoisie, active et laborieuse, toute la classe des paysans, les ouvriers, les gens de professions libérales, les savants, les avocats, les médecins étaient privés de leurs droits de citoyens. Béranger, par exemple,

et le B ourse , dans la N ém ésis de Barthélém y, où le pontife R oths­child, avec une foule de fidèles, dit la « m esse de l ’agio », chante le « psaum e de la rente ». Le poète fait voir la B ourse devenue la m é­tropole du nouveau gouvernem ent. La M ystifica tion du p eu p le , satire politique pa r A. Eude-D ugaillon. P a ris. 1831. Les (Liants de l opposi­tion, satires politiques pa r L. Gambet. P aris . 1832-1833. L ’a rg en t et la p o litique, pa r M. A. Laverpillière (de l ’Yonne). Paris. 1834, une des ra res bonnes pièces de cette poésie populaire. Enfin, le R êve d 'u n croyan t au progrès, pa r Μ. Y. Le Duc. Blois. 1840, etc.

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if était pas électeur, et s’en plaignait avec une mélancolie bonhomme. Dans une ville de la Seine-Inférieure, le bour­reau était électeur, et le premier président de la cour royale ne l'était pas. Des juges capables de décider de la vie et de la liberté des hommes, étaient considérés comme incapables d'élire un député. Ce qui aggravait cette ini­quité, c’était la manière dont les collèges électoraux étaient divisés. L’opposition était plus forte dans les grandes villes, et le gouvernement dans les campagnes où les jour­naux ne pénétraient pas, où quelques gros propriétaires représentaient toute la lumière et toutes les capacités. Aussi, le nombre des députés des campagnes était-il de beaucoup supérieur à celui des députés des villes.

L’opposition demandait comme réformes les plus ur­gentes, l'extension du droit électoral, rabaissement du cens, l’élection à deux degrés, la fixation à un minimum de 600 électeurs par collège, le vote au chef-lieu du dépar­tement. Louis Blanc tonnait contre le régime censitaire, absurde et odieux : « Ce crétin reçoit de son père un vaste domaine c’est un homme capable : qu’il soit électeur. Ce fripon ruine cent familles avec l'agio Âge, qui lui donne châteaux, voitures et laquais. C’est un homme moral, qu'il soit électeur ». Et Dufaure avait bien raison de s’é­crier : « Certes, je respecte autant que personne le prin­cipe sacré et puissant de la propriété. Mais ne l’élevons pas au-dessus de tout. Pour parvenir aux honneurs dans ce pays, il faut donc devenir riche? Votre système élec­toral pousse tout le monde à chercher fortune?... J’admire votre sécurité ! »

Il faut payer le cens pour aimer la patrie !

s’exclamait un poète populaire1. Un autre1 2, républicain1 T,. F e s t e a u : Ê p ître d ’u n p e tit à un g ra n d . P a r is . 1837.2 .ir iL B S B a g e t : A p p el à tons. L a R éfo rm e. P a r is . 1838.

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de convictions, réclame pour tous les citoyens le droit électoral, destiné à remplacer l'arme brisée des révolu­tions et à vaincre la servilité et la corruption régnantes :

Citoyens, la réform e est l’ardente oriflamme Où chacun doit graver les sa in ts droits qu ’il réclame.Cette noble bannière, am is, arborons-la :Je vous l’ai déjà dit, notre salu t est là.

Le pouvoir force le peuple à se taire et demande dédai­gneusement aux amis du poète :

. . . Obscurs réform ateurs,P our parler du pays êtes-vous électeurs ?Avez-vous d e u x cents fra n c s à verser au Pactole,Dont l’or, de votre roi fait briller l’auréole !Avez-vous des m aisons, une ferme, un château,R ian t dans un vallon, ou sur un frais coteau?Avez-vous seulem ent la tard ive espérance D’en posséder un seul sur le sol de la France ?

La constitution proclame l’égalité des citoyens devant la loi, mais la loi fondamentale du pays, le pacte social, les partage en deux parties inégales : une minorité qui com­mande et une majorité qui doit obéir. La bourse est la pierre de touche de toute capacité, et la devise d’un tel état de choses est : Tout pour et par l’argent.

M oralité, savoir, travail, intelligence,On enveloppe tou t dans la même vengeance.A rtiste, prolétaire, écrivain ou m archand,Tout citoyen français n ’est rien que par l’argent.

La lutte pour 1 extension des droits électoraux est le plus grand événement politique des dernières années de la monarchie orléaniste. Presque tous les courants politi­ques se concentrèrent autour de ce point-là, et la réforme électorale fut l’écueil du régime.

n

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IV

L’ordre régnait en France. Le parti républicain était écrasé et réduit à rimpuissance. Ses chefs étaient en exil ou ensevelis dans les cachots affreux du Mont Saint-Mi­chel, où se passaient des scènes sans précédent. Les plus énergiques des républicains, les forces vitales du jeune parti étaient soigneusement gardés. Les gardiens avaient reçu pour ordre formel : « A la moindre résistance, sa­brez ! » S’ils s’en étaient tenus là ! Un des prisonniers, Martin Noël, est pris aux cheveux, frappé et traîné pen­dant toute une nuit ; le matin, on le prend par les pieds, « sa tète sonne sur les marches, à la descente des galeries de Montgomery, à travers la crypte, par F escalier qui mène aux oubliettes ». Ceux qui protestent contre leurs change­ments de cellule, qui réclament contre la nourriture in­fecte et la boisson empestée, sont mis aux fers et traînés par les pieds dans les oubliettes, noires, « grouillantes de rats, pullulantes de vermine ». Un grand nombre passè­rent soixante-six jours de suite dans ces tombeaux, et en sortirent crachant le sang et les jambes enflées. « Puis, d’autres qui se sont agités, qui ont crié, sont saisis à leur tour par les geôliers, sabre au poing ; ils sont ferrés, bou­lonnés, vissés, le sang jaillit parfois, précipités au plus profond des souterrains, ou enchaînés dans leur cellule. Toute la nuit, les cris et les gémissements sortent de la pierre avec le cliquetis de la ferraille, » raconte d’une fa­çon saisissante l’éminent historien de Blanqui.1 UÉman- 1

1 G u s t a v e G e f f r o y : L ’E n fe rm é . Paris. 1897. p. 88, 92, 119- V oir aussi, su r le traitem ent des républicains au M ont Saint-M ichel : G. W eill : V H is to ir e d u p a r t i répub lica in en F rance de 1814 à 1870. p. 176-177.

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cipation de Toulouse cite le mot d’un conservateur devant qui on déplorait le sort de ces détenus politiques moisis­sant dans les cachots : « Je les plaindrai quand il leur aura poussé des champignons sur le dos. » Presque tous y per­dirent leur santé, Austen et Charles devinrent fous, Staube se suicida, Petermann fut dévoré par les poux.

La bourgeoisie en bloc et la Couronne s’entr’aidaient à briser l’ennemi commun, la démocratie, qui leur dispu­tait le droit de traiter la France en pays conquis. Mais, l’ennemi vaincu, et les adversaires les plus dangereux en­tourés dans les rocs de la vieille abbaye, les rivalités de coteries et de personnalités jetèrent la division dans les rangs des vainqueurs. La bourgeoisie industrielle, pres­que exclue du pouvoir et d’autant plus avide de l’exercer, enviait l’aristocratie financière et la Cour coalisées. Les disputes parlementaires, les intrigues mesquines rempla­cèrent la grande bataille des idées, qui est à sa place dans une démocratie bien organisée. La Chambre avec sa ma­jorité servile, les satisfaits, comme on les appelait avec ironie, les conservateurs-bornes d’après le mot connu de Lamartine, — était haïe par l’opposition.

Béranger, dans les Echos, publiés en 1839, chantait :

«Palais-B ourbon, j ’ai su b ites séances ! «S’écrie enfin de tous le plus puni ;« De la tribune, écueil des consciences,« Un M anuel serait encor b a n n i.« P aix ! disait-on, quand venait me surprendre,« D ans cent discours, quelque m ot généreux ;« Echo ! paix donc ! les rocs vont nous entendre,

« Les échos sont trop m alheureux ».

Un journal satirique de l’époque,1 dans une parodie de 11 Triboulet, jo u rn a l en chansons, rédigé pa r C harles Le Page.

Paris. 1843. N» 3.

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la Marseillaise, fait voir les ministres commandant à leurs stipendiés de la Chambre. Le chœur des députés en­tonne le refrain belliqueux :

A l’urne, centriers ! l ’orage est sur nos fronts ;M archons (bis), la boule en m ain, nous le conjurerons.

Les ministres, Guizot à leur tête, à genoux, chantent :

Amour sacré du portefeuille Conduis, soutiens nos voix, nos cœurs :Faveurs que si bien l’on accueille,Inondez tous nos défenseurs.

Guizot, rigide et recherchant avec intention l’impopu­larité, était surtout visé par la chanson. Les légitimistes- catholiques, à défaut d’autre chose, lui reprochaient son protestantisme. 1 Dans un pamphlet en vers,1 2 il est repré­senté comme un anglophile, comme un politicien ambi­tieux qui étreint son portefeuille d’une main crispée. Ou met « Γopprobre au front » à cet « exilé de Gand, noble appui du malheur ». On l’attaque comme le grand corrup­teur et l’acheteur des consciences, comme le centre autour duquel gravit toute la valetaille de la réaction.

Amis des libertés, Guizot vient, pour vous plaire,Des proscrits de la Charte exauçant tous les vœ ux.Ouvrir à deux battan ts, de sa m ain populaire,La porte électorale au ta len t m alheureux.Accourez, détenteurs des ve-rtus, des lum ières,Dont la capacité s’élève à deux cents francs ;Ainsi que des m outons, autour de vos bannières,A la voix de Guizot, venez, serrez vos r a n g s .3

1 S ta tis t iq u e m o r a le e t p o l i t iq u e de la F r a n c e en 1 8 45 , par M . de L attre. P a ris. 1845.

2 L e s A n ti-G u iz o ta i lle s . Satires politiques p a r L.-G. ju v én a l. Paris. 1845.

3 L e C la iro n é le c to ra l, par Μ. E. Ancemot-Cliopard. D ijon. 1846.

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Une autre satire, portant ce titre expressif : La Guizo- taille, 1 accuse Guizot et ses collègues du ministère d’ino­culer le poison de la corruption dans les veines de la France.

L ’honneur, comme un sicaire, est cloué sur la roue : Nos m inistres partou t le tra în en t dans la boue,Le vendent à l’encan, le je tten t aux ru isseaux P our servir de pâtu re à d’avides pourceaux.

Thiers, de même, était bien loin d'inspirer de l’enthou­siasme à la chanson populaire. L’ambition déçue l’avait poussé dans F opposition, mais il ne comprenait pas les élans qui poussaient la jeune démocratie. Beau parleur, amoureux du panache, il était d’une intelligence superfi­cielle. A la Chambre, avec la clairvoyance d’un homme d’Etat positif, il se prononçait contre l’utopie des chemins de fer, comme plus tard il dira sereinement : « le roman­tisme, c’est la Commune ! » L’opposition républicaine et socialiste ne l’aimait point. « M. Numéro Un, candidat au ministère », dit un pamphlet de ce temps; « héros sans mollet », ajoute un autre; « il ne sait que trompetter et tambouriner », disait un contemporain.

Un agent de police, préposé à la surveillance des comi­tés républicains, et qui était lui-même un des chefs du parti républicain, Lucien de la Hodde, raillait cette lutte de tribune entre les deux leaders de la bourgeoisie.

Ga, Thiers vous déplaît ?Bien ! Guizot est toujours p rêt ;

Un coup de bascule, et le tour est fait. 1

1 L a G uizo ta ille ou le T riom phe de la C orruption , pa r Clément R enoux. P a ris. 1847.

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Guizot vous déplaît ?Eh bien ! Thiers est p rêt ;

Un coup de bascule, et le tour est f a i t .1

Y

Un des grands facteurs de la révolution de 1830 avait été la haine des anciens alliés qui avaient vaincu Napo­léon à Waterloo et imposé à la France les traités de 1815, Le souvenir de l’invasion pesait sur l’orgueil national au­tant que le joug clérical des Bourbons. La brochure d’un ouvrier imprimeur, publiée en 1831, et citée dans le livre de M. Weill, dit : « Nous avons chassé le gouvernement des Bourbons, non parce qu’il nous rendait malheureux, car le peuple ne fut jamais plus heureux que de 1816 à 1829, mais parce qu’il nous avait été imposé par de pré­tendus vainqueurs, par la force étrangère et les traîtres de l’intérieur ».

L’Angleterre, la perfide Albion, comme on l’appelait dans ce temps-là, le pays de Nelson, de Wellington et de Hudson Lowe, était particulièrement détestée.

E nfan t, j ’aim ais la F rance : aim er la F rance alors C’était détester l’Angleterre

chante en 1830 Casimir Delavigne dans le Retour. Pen­dant la Restauration, la légende de Jeanne d’Arc fut mise en vogue, et les Messéniennes sont un écho du sentiment national. Louis-Philippe, personnellement, était très atta­ché à l’Angleterre ; Guizot et les doctrinaires ne faisaient que copier les torys anglais, tandis que 1 opposition avait des raisons multiples de se proclamer anglophobe. L’Ir- 1

1 L u c i e n d e l a H o d d e : Strophes et cha n so n s p o litiq u es . Paris. 18i5. — « La bascule ».

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lande, pays catholique, pauvre et opprimé, avait en même temps les sympathies des républicains et des légitimistes. Aux yeux de l’opposition, ΓAngleterre était le pays égoïste, cupide, orgueilleux, le pays de l’oppression froide et im­pitoyable, le grand requin de mer guettant et dévorant les peuples du continent.

Sourd aux eris cependant de l ’Irlande plaintive,L’Anglais d’un joug de fer opprime sa captive,Sur le sol libéral de ce peuple hau tain ,Des m illiers d’indigents n ’ont pas même du p a in 1.

Le poète Brizeux, Breton d’origine, éprouvait beaucoup de tendresse pour l’Irlande, pour la malheureuse Verte Erin. La Bretagne et l’Irlande lui étaient également chè­res ; elles sont, disait-il, « des fruits détachés du même rameau d’or. » De plus, sa famille était originaire de 1 Ir­lande, et, en sa qualité de bon patriote et de bon catholi­que, il se croyait obligé de haïr l’Angleterre. Dans le Combat de Saint-Patrick \ écrit en 1843-1844, il repré­sente l’Irlande soulevée pour sa liberté par le vieux saint armoricain. L’évêque s’est réveillé, il descend du ciel, as­sisté de tous les saints, et commence le combat pour la foi contre le « Léopard du Saxon », le « sanglant animal » et ses petits, maudits traîtres à Dieu. Il crie au pays op­primé :

Il est tem ps, sors du gouffre amer.O perle blanche de la mer,

E ir-Jnn !

Hélas ! La victoire reste à la force brutale, à l'iniquité, 1 2

1 R o u ssea u de Genève et M ontesqu ieu . P a r Claude Simplicien C onstituanski. M ontauban. 1844.

2 A u g u s t e B r iz e u x .* Œ uvres. L a F leu r d’or. H isto ires poétiques, I-1 I. P aris . A. Lem erre, éditeur, p. 195-197.

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aux infidèles. La pauvre Irlande, la triste Eir-Jnn, doit continuer sa vie de servitude et de douleur.

Vœux im puissants ! force du crime !Le Saxon est vainqueur du courage et de l’a r t ;L ’œil farouche, la gueule en sang, le Léopard

Sous ses griffes tient la victime.Vivez pourtan t, vivez, mes im précations !Vents de colère, entrez au cœur des nations !Gloire aux vaincus ! E t toi, protège encor tes ouailles,P atrick , ô sa in t pasteur, ô fils de la Cornouailles !

L’affaire fameuse de l’amiral Dupetit-Thouars et du consul anglais Pritchard, à ïa ïti, avait profondément ému l’opinion publique. Le chansonnier-mouchard, Lucien de la Hodde, se fait son interprète, et, dans une chanson assez bien tournée et qui ne manque pas de verve, il montre Un journaliste anglais et son garçon de bureau. L’Anglais qualifie les Français de peuple hargneux, sot, ivrogne, in­solent et lâche. Le ministère Guizot, continue le chanson­nier, trahissant les intérêts de la France et ne se souciant guère de l’honneur national, a plié devant le cabinet de Londres, lorsqu’il consentit à donner une indemnité à l’infâme Pritchard. Le dit journaliste jubile de cette vic­toire :

John, le petit F rench est dompté,M onsieur P ritchard a la victoire ;Goddam ! j ’ai le cœur enchanté,E t le p la isir fait beaucoup boire.

John , du gin, du tafia !Mets bas, sois preste,Cravate et veste,

John, du gin, du tafia !Verse ! et Iiu le B r ita n ia !

Mais un autre tournoi poétique, où se mesurèrent de

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grands poètes, fut provoqué par une question de patrio­tisme. Au moment de l'excitation du sentiment national en France, lors de la translation des cendres de Napoléon, le poète allemand Becker chanta le Rhin allemand. Il s’exclamait : « Ils ne l’auront pas, le libre Rhin allemand, quoiqu’ils le demandent dans leurs cris comme des cor­beaux avides. » Le Rhin sera allemand aussi longtemps que les rames frapperont son eau verte, que les cœurs s’abreuveront de son vin de feu, que les rocs et les cathé­drales se refléteront dans son miroir. Alfred de Musset lui répondit dans le Rhin allemand, publié en 1841. Le poète, qui aimait à se poser en aristocrate littéraire, s’a­baissait jusqu’au patriotisme fanfaron1 :

Nous l’avons eu, votre R hin allem and :Il a tenu dans notre verre.Un couplet qu’on s’en va chan tan t Elïace-t-il la trace altière

Du pied de nos chevaux m arqué dans votre sang ?

Le poète rappelle aux Allemands le souvenir de Condé victorieux qui déchira la robe verte du Rhin et ouvrit une plaie sur son sein — « où le père a passé, passera bien 1 enfant » —; il les fait souvenir de Napoléon qui, malgré toutes leurs vertus germaniques, de son ombre a couvert leurs plaines.

Nous l’avons eu, votre Rhin allem and.Si vous oubliez votre histoire,Vos jeunes filles, sûrem ent,Ont m ieux gardé notre mémoire ;

Elles nous ont versé votre petit vin blanc. 1

1 A ce propos, on se rappelle avec p la isir les vers sobres N otre R h in du poète suisse Eugène R am bert.

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11 les invite à laver leurs livrées dans le libre Rhin allemand, et les qualifie de corbeaux qui ont déchiré l’aigle expirant au jour de la grande curée. Il leur conseille, en­fin, de prendre garde que leurs airs belliqueux

Ne réveillent les m orts de leur repos sang lan t.

Victor Hugo dans le Rhin, publié en 1842, développa les mêmes idées d’un nationalisme exclusif. Ses idées vaguement républicaines d’autrefois ne lui tenaient pas beaucoup à cœur. Quand il entra à la Chambre des pairs, Marrast écrivit dans une satire : « Victor Hugo est mort, saluez M. le vicomte Hugo ! » Il était plein de respect pour « le noble et pieux empereur Nicolas Ier », pour le «prince grand, noble et loyal » que tut Frédéric-Guillaume IV, roi de Prusse, pour « le plus éminent des rois de l’Europe », Louis-Philippe. Il demandait qu’on rejetât l’Angleterre dans l’Océan, la Russie dans l’Asie,

L ’une hors de l'Europe; et l’au tre hors du monde.

Lamartine était plus humain, plus large, plus clair­voyant que tous ses confrères littéraires. Son idéalisme pur lui perméttait de s’élever aux hauteurs de la pensée impartiale et de comprendre bien des choses qui échap­paient tout à fait à ses contemporains. Devant l’essor admirable de la science, des arts, de la littérature, de l’in­dustrie et du commerce, il sentait que l’excluvisime et la haine ne pouvaient. être l’idéal des nations civilisées. Il répondit aussi à Becker, dans la célèbre Marseillaise de la paix, mais d’une manière combien différente de celle de Musset !

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Roule libre et superbe entre tes larges rives,R hin, Nil de l’Occident, coupe des nations !E t des peuples assis qui boivent tes eaux vives Em porte les défis et les am bitions.

Il salue le fleuve des Goths, des Huns, des Gaulois et des Germains, qui a vu tant de ruines humaines, et qui ne garde que le souvenir de ses vieilles forêts verdoyan­tes. Pourquoi se haïr, marquer des frontières entre les peuples ? Le ciel n’a pas de murs ni de bornes. Et le poète entonne le plus bel hymne de l’internationalisme qu’ait entendu le XIXe siècle :

N ations, mot pom peux pour dire barbarie ,L ’am our s’arrête-t-il où s’arrê ten t vos pas ?Déchirez ces drapeaux ; une autre voix vous crie :« L’égoïsme et la haine ont seuls une patrie ;

La fra tern ité n ’en a pas ! »

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Ces idées élevées, dites dans le langage le plus pur et le plus noble, ne peuvent être résumées :

Ce ne sont plus des mers, des degrés, des rivières,Qui bornent l’héritage entre l’hum anité :Les bornes des esprits son t leurs seules frontières ;Le m onde en s’éclairant s’élève à l’unité,Ma patrie est partou t où rayonne la France,Où son génie éclate aux regards ébkrais !Chacun est du clim at de son intelligence ;Je suis concitoyen de toute âme qui pense :

La vérité, c’est mon pays.

Vu lieu du patriotisme de café-concert qui se trouve dans la réplique d’Alfred de Musset, et qui fait prévoir les

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cris à Berlin ! à Berlin de 1870, Lamartine a de l’admi­ration pour « les nobles fils de la grave Allemagne ».

Leur langue a les grands plis du m anteau d’une reine,La pensée y descend dans un vague profond.

La fin de cette belle Marseillaise de l’avenir, de cet hymne de la concorde universelle, est pleine d’une poésie majestueuse :

Roule libre, et grossis tes ondes prin tan ières Pour écumer d’ivresse au tour de tes roseaux ;E t que les sept couleurs qui teignent nos bannières, Arc-en-ciel de la paix, serpentent dans tes eaux !1

Les mêmes idées, plus précisées et mieux définies, se trouvent dans son substantiel discours sur l’abolition de l’esclavage, prononcé le 10 mars 1842. « Il y a deux patrio­tisme : il y en a un qui se compose de toutes les haines, de tous les préjugés... Je déteste bien, je méprise bien, je hais bien les nations voisines : donc je suis bien pa­triote ! Voilà l’axiome brutal de certains hommes d’aujour- 1

1 Cette tendance ne se m anifestait pas a lo rs pour la prem ière fois dans la poésie de Lam artine. D ans le « T o a s t porté au banquet natio ­nal des Gallois et des B retons, à Abergavenny, dans le pays de Gal­les », écrit en 1838, il salue les fils de mêmes pères et crie h o u rra pour l ’Angleterre et la Bretagne. L ’am our re jo in t ce que les m ers séparent. L ’hom me n ’est plus F rançais ni Anglais, « il est citoyen de l’em pire de D ieu». L ’évangile refait le tem ple de l ’H um anité.

D ans notre coupe pleine où l ’eau du ciel déborde,D ésaltérés déj à, buvons aux nations !Iles ou continents, que l ’onde entoure ou borde,Ayez pa rt sous le ciel à nos libations !Oui, buvons ; et, passan t notre coupe à la ronde Aux convives nouveaux du festin éternel,Faisons boire après nous tous les peuples du monde

D ans le calice fraternel !

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d’hui. Vous voyez que ce patriotisme coûte peu: il suffit d’ignorer, d’injurier et de haïr... Il y en a un autre qui se compose de toutes les vérités, de toutes les facultés, de tous les droits que les peuples ont en commun, et, qui, en chérissant avant tout sa propre patrie, laisse déborder ses sympathies au-delà des races, des langues, des frontières, et qui considère les nationalités diverses comme les uni­tés partielles de cette grande unité générale dont les peu­ples ne sont que les rayons et dont la civilisation est le centre ».

On ne saurait mieux s’exprimer ! Surpris de trouver à la fois tant de profondeur et de justesse, on est obligé de dire avec Alexandre Dumas fils, parlant de Lamartine : « Je ne le compare pas, je le sépare ».

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CHAPITRE VI

L es utopies.

Le m ouvem ent dém ocratique. — I. La m isère dans la classe ouvrière. Le pro létariat intellectuel. — II. Saint-Sim on, Fou­rier, Gabet. III. La poésie socialiste. — IV . La poésie fouriériste et icarienne.

« Tout est silencieux comme dans ,une nuit d’hiver en­veloppée de neige, écrivait de Paris Henri Heine, le 4 décembre 1842. Rien qu’un petit bruit mystérieux et mo­notone, comme des gouttes qui tombent. Ce sont les ren­tes des capitaux, tombant sans cesse, goutte à goutte, dans les coffres-forts des capitalistes, en les faisant pres­que déborder ; on entend distinctement la crue continuelle des richesses des riches. De temps en temps il se mêle à ce sourd clapotement quelque sanglot poussé à voix basse, le sanglot de 1 indigence »h Effectivement, tandis que les hautes classes de la société montaient à l’assaut des ri­chesses, tandis que les ambitions mesquines et stériles étalaient leur éloquence ronflante et fastidieuse dans les deux Chambres, les couches inférieures étaient fortement ti availlées par la misère et le besoin d’un changement so­cial. Dans 1 ombre, sans bruit, un nouvel idéal apparais­

1 H e n r i H e i n e : L u tè c e , p . 290-291.

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sait, une nouvelle morale se formait. Comme au temps du christianisme naissant, la plèbe obscure commençait à s’élever à la conscience claire de ses droits, et à revendi­quer la possibilité du bonheur. Un nouvel ordre de choses se naissait, comme avait chanté le poète latin.

Les républicains démocrates et les sectes communistes minaient la vieille société. La démocratie, représentée par l’éloquent tribun Ledru-Rollin, travaillait lentement, mais assidûment à la transformation sociale par la révolution politique. Flocon, Cavaignac, Louis Blanc et lui, groupés autour de la Réforme, en rapport avec les sociétés secrè­tes, demandaient « l’égalité et l’association qui en est la forme nécessaire ». Le but final de l’association était d’ar­river à « la satisfaction des besoins intellectuels, moraux et matériels de tous ». Les moyens pratiques de réaliser cet idéal étaient le suffrage universel, l’instruction obliga­toire et gratuite, le service militaire obligatoire et sans remplacement, l’organisation du travail national. Et ce petit groupe gagnait de jour en jour plus d’importance. Un rapport du préfet de police, en 1846, parle du danger, non des partis, mais des « publications anarchiques » qui répandent les idées de la révolution sociale. « Les agita­teurs, dit-il, désespérant d’obtenir auprès des masses par leurs prédications purement politiques les résultats qu’ils en attendaient, se sont mis à propager certaines doctrines bien autrement subversives qu’ils empruntent aux rêve­ries des utopistes ».

I

L’indigence régnait dans les campagnes. Moins de100,000 propriétaires possédaient à eux seuls près d’un tiers des terres. Un second tiers appartenaient à 350,000

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personnes, le reste à tout le peuple. Sur 33 millions de ci­toyens, il y en avait 12 millions dans un état voisin de la misère. En janvier 1846, la disette commençait à sévir. A Buzaneais, les paysans affamés pillèrent des maisons et tuèrent un propriétaire. Cités devant la cour d’assises de Loir-et-Cher, cinq d’entre eux furent condamnés à la peine de mort, beaucoup d’autres aux travaux forcés. Les scènes de la Jacquerie se renouvelaient dans les départements d’Indre-et-Loire, d'IUe-et-Villaine, de la Mayenne, de la Meurthe et de la Sarthe. L’autorité fut obligée de mettre sur pied des colonnes mobiles pour protéger les convois sur les grandes routes.

De lourds impôts écrasaient le peuple des villes et des campagnes b Dans les villes, on souffrait d’une crise gé­nérale. Le prix du pain augmentait toutes les quinzaines, les petits loyers tous les ans. Les ventes exécutées par la justice, les protêts, les saisies, les liquidations, les fail­lites, les dépôts au Mont-de-Piété, montraient d’une façon éloquente l'appauvrissement populaire au milieu de l’ac­croissement de la richesse nationale, La situation de la classe ouvrière était particulièrement misérable. Eugène Sue, dans la Ruche populaire, prouvait qu’une grande partie des ouvrières parisiennes, pour un travail de 13 à 14 heures par jour, gagnaient à peine 3 francs 50 par se­maine : 2 francs 85 pour la nourriture, 65 centimes pour se vêtir, se chauffer et se loger ! Les ouvriers bonnetiers, en Normandie, gagnaient de 4 à 7 francs au plus par se- 1

1 Corm enih, le P au l - Louis de la m onarchie de J u i l le t , dans ses A v is a u x c o n tr ib u a b le s , citait les faits su ivants : Tel qui, en 1830. avait payé 300 francs de contributions personnelles et foncières, payait dans ce m om ent 425 francs ; te l au tre qui s’é ta it acquitté de 140 francs de contributions m obilières, payait de ce chef 239 francs ; celui qui avait été im posé à 100 francs pour les portes et les fenêtres, l ’était à 264 trancs. E n France, l ’im pôt total était de 41 francs pa r tête, de 25 en Belgique, de 17 dans la Confédération germ anique, de 12 aux E ta ts- Unis, de 5 en Suisse.

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maine. Gabet cite des filatures dans lesquelles des enfants de onze à quatorze ans gagnaient 20 centimes par jour pour un travail de 15 heures. Le docteur L.-R. Villermé, membre de l’Institut, adversaire déclaré du socialisme, publia en 1840 un Tableau de l’état physique et moral des ouvriers dans les fabriques de coton, de laine et de soie. Il avait visité les ateliers d’Alsace, et voici quelles y étaient les conditions du travail. «A Mulhouse, à Dör­nach, le travail commence à cinq heures du matin et finità huit heures du soir, été comme hiver.....Il faut les voirarriver chaque matin en ville et partir chaque soir. Il y a parmi eux une multitude de femmes pâles, maigres, mar­chant pieds nus au milieu de la boue, et qui, à défaut de parapluies, portent renversés sur la tête, lorsqu’il pleut ou qu’il neige, leurs tabliers ou jupons de dessus pour se préserver la ligure et le cou, et un nombre plus considé­rable de jeunes enfants non moins sales, non moins hâves, couverts de haillons, tout gras de l’huile des métiers qui tombe sur eux pendant qu’ils travaillent. » Et cette pau­vre chair d’industrie, logeant en ville, s’installait dans des chambres humides et sales, où deux familles cou­chaient, chacune dans un coin, sur de la paille jetée sui­le carreau et retenue par deux planches. Parlant du travail dans les ateliers pires que les bagnes, l’auteur dit : « Ce n’est pas là un travail, une tâche, c’est une torture, et on l’inflige à des enfants de six à huit ans ». Il fait la triste constatation que dans les familles bourgeoises, la moitié des enfants atteint la vingt-et-unième année, et dans les familles de tisserands et d’ouvriers des filatures de coton, la plupart des enfants cessent de vivre avant deux ans accomplis.

A Paris, d’après la statistique de la préfecture, il y avait65.000 pauvres inscrits aux bureaux de charité, 20.000 pauvres honteux, en somme 85.000, ce qui faisait un dou­

12

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zième de la population parisienne ! A Lille, sur 70.000 ha­bitants, il y en avait22.281 inscrits; à Dunkerque, 4.880 sur 24.517 ; à Valenciennes, 5.047 sur 19.841 ; à BaiLleul, 2.198 sur 9.461. Pour être inscrit, il fallait avoir 65 ans, ou avoir trois enfants au-dessous de douze ans, ou être atteint d’une infirmité qui empêchait de travailler. Il fal- fait présenter un certificat contenant : ses nom et prénoms, le lieu et la date de naissance, sa profession, son gain par jour, ses infirmités confirmées par un certificat dès méde­cins, le lieu et la date de mariage, le nombre et le sexe des enfants au-dessous de 12 ans, le lieu et la date de leur naissance, s’ils sont vaccinés, s’ils fréquentent l’éc.ole. L’inscription n’avait lieu que le deuxième et le quatrième mercredi du mois, et il fallait attendre que la commission se réunît pour prononcer l’admission. Et quand on avait subi toutes ces tracasseries administratives, il fallait attendre le jour de la distribution des bons faite par le commissaire — une fois par mois, — et obtenir : par mois et par ménage de 6 à 8 livres de pain, 2 côtelettes, un peu de légumes, en tout pour une valeur d’environ 40 francs par an !

C’est à peu près tout ce que la bourgeoisie et le pouvoir faisaient pour soulager cette misère immense. Il fallait être béatement optimiste pour pouvoir dire avec un poète de l’ordre, qui attaquait les «sectaires furibonds, la jeu­nesse forcenée » :

Vois donc se propager l’ardente charité !Vois les nom breux palais construits pour l’indigence !Vois le riche accourir au cri de la souffrance !P artou t l’am our d’au tru i, partou t f ra te rn ité .1

Guizot disait : Le travail est un frein , et les possé^ 11 La, F a m ille ro ya le et l’opposition , par M. J.-B .-L . Cayon, Paris.

1843.

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đants croyaient que la misère et la faim sont un excellent moyen contre les revendications du peuple. La bourgeoisie était absolument opposée à toute réforme économique. Bé­ranger appelait escargots ces honorables citoyens qui s’engraissent du travail d’autrui.

Celui qui me nargue au jourd’hui Semble dire : « Vil prolétaire !« Il n ’a pas même un chaum e à lu i !« L’escargot est propriétaire. »Voyez comme ils font le gros dos Ces beaux m essieurs les escargots.

Quand la Chambre discuta la loi sur les sucres, un dé­puté naïf crut qu’il convenait au moins de tenir compte des besoins des très nombreux ouvriers employés dans cette industrie. Mais, à peine eut-il prononcé le mot « ou­vrier », qu’un tumulte général étouffa sa voix, et qu’il fut obligé de descendre de la tribune en protestant. « Vous ne voulez pas, dit-il, qu’on vous parle des ouvriers. Eh bien ! chargez-vous de leur donner de l’ouvrage ». Le président Mauzet lui répondit : « Nous sommes ici chargés de faire des lois et non pas de donner de l’ouvrage aux ouvriers ». Une autre fois, à la Chambre des pairs, l’avocat Dupin se permit de prétendre qu’il restait encore bien des amélio­rations à faire dans la société. Le président Pasquier l’in­terrompit avec colère : « Je ne puis souffrir de tels propos dans cette enceinte ! » Et le duc d’Orléans, dans ses lettres intimes, disait de la bourgeoisie : « La classe que la révo­lution a élevée au pouvoir fait comme les castes qui triomphent, elle s’isole en s’épurant et s’amolit par le succès. Us ne voient dans la Б’rance qu’une ferme ou une maison de commerce ».

Rien de plus naturel que la haine, l’esprit de révolte fermentassent dans les classes populaires. Les feuilles à

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trois francs par an, le Travail à Lyon, le Populaire, la Fraternité, le Communautaire, Y Humanitaire, à Paris, semaient abondamment les doctrines nouvelles de la réorganisation sociale. Heine, en 1840, montre les ateliers enflammés par les discours de Robespierre et les pam­phlets de Marat, par Y Histoire de la Révolution de Gabet, à deux sous la livraison, et par les exposés des idées ba- bouvistes par Buonarotti. « J’entends chanter, dit-il, des chansons qui semblent avoir été composées dans l’enfer, et dont les refrains témoignent d’une fureur, d'une exas­pération qui font frémir ».

Dans les milieux ouvriers on commençait à comprendre qu’il n’y avait qu’un moyen de salut : l’action collective, l’organisation solide. Une chanson de l’époque1 invite les travailleurs à se dévouer à la noble cause pour laquelle « un Dieu sur la croix expira », pour léguer à leurs en­fants un meilleur monde :

Vous que le m al indigne, et que la F rance Trouve toujours au m om ent du danger ;Vous dont le fer v ing t ans dans la balance Pesa bien plus que l’or de l’étranger ;Vous qui souffrez des douleurs de vos frères,Qui dans vos m ains tenez le sort de tous,Du trava illeu r pour guérir les misères.

Ouvriers, associez-vous !

Dans une publication périodique,1 2 3 il y a un cri de ré­volte et un appel ardent à l’émancipation sociale. Un ou­vrier dit

Le nom de m aître , hom m es, c’est un blasphèm e ;Il porte en lu i du sang, des fers, des pleurs.

1 O uvriez, associez-vous. Anonyme. P aris. 1840.2 A lm a n a ch de la F ra n ce dém ocra tique, pour 1845. P a ris . « Les

tro is trava illeurs », pa r N.-V.-B.

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... On nous dépouille, hélas ! on nous opprim e ;On foule aux pieds, sourds au cri des douleurs,L ’égalité, loi sainte ! loi sublim e !

Un autre pamphlet en vers fait voir l’inj ustice de la société actuelle, et les beautés du paradis que Γ « étendard de la communauté » amènera sur la terre. Ce qui est intéres­sant, c’est l'accent de révolte contre les capitalistes :

. . .l’exploiteur ne sait pas travailler !Non ; l’exploiteur, selon l’usage,Est sans frein et sans courage,C’est l’homme vil que nourrit l’ouvrier ! 1

Avec la misère croissante un sourd mécontentement travaillait la classe ouvrière, de même que la soif de jus­tice, l’idéalisme déçu et l'indigence préparaient l'éclosion des utopies socialistes dans les rangs des intellectuels. Pour ne pas citer Sainte-Beuve, Augustin Thierry, Au­guste Comte, Carnot qui ont passé par les écoles socialis­tes, il suffit de rappeler les vers du Chant des Etudiants de Pierre Dupont, daté de 1848 :

Eclairons les routes nouvelles-Que le trava il veut se frayer.Le socialisme a deux ailes, .L ’étud ian t et l ’ouvrier.

Le conflit entre l’idéologie du XVIIIe siècle et l’esprit nouveau, calculateur et positif, déprimait douloureuse­ment les âmes de l’élite de la jeunesse bourgeoise, qui rê­vait un monde idéal, pur, basé sur la raison et l'équité. Idéalistes incorrigibles, ces jeunes gens furent bien vite 1

1 L ’H om m e d u P eup le . Elégie aux ouvriers, pa r A l ph o n s e L e- c l e b c . P aris . 1841.

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dégoûtés de cette société mercantile et cupide qui avait tant promis et si peu tenu. L'un deux chantait :

C’est surtou t en en tran t, jeunes et purs de vices,Que du monde, à nos yeux, s’ouvrent les cicatrices ;Que nos regards surpris, honteux, désabusés,D écouvrent les ressorts trop vieux et trop usés.Parce que à chaque endroit où notre fron t se lève Nous voyons en p leu ran t s’échapper un beau rê v e .1

La Bohême, ou comme on dirait aujourd’hui, le prolé­tariat intellectuel, ne connaissait pas toujours le rire so­nore de Mimi Pinson et de Musette et les orgies des joyeux héros de Murger, de ce même Murger qui rédigeait des journaux de mode pour un misérable salaire de 75 francs par mois, et qui logeait à l’Hôpital Saint-Louis, dans les greniers ou bien à la belle étoile, dînant un jour sur deux. Bien souvent la misère la plus profonde se ca­chait sous les plis de l’habit noir des jeunes écrivains et des artistes. Dans ce temps là, les auteurs les plus lus, Victor Hugo et Paul de Eock, ne se vendaient qu’à 2500 exemplaires et ne gagnaient que 8000 à 4000 francs par volume; Alfred de Musset se faisait de 500 à 800 francs. Ce n’est pas par hasard que l’histoire de Chatterton eut un succès si retentissant. On a vu dans le chattertonisme une sorte d’épidémie littéraire, comme le werthérisme d’autrefois ; mais il y avait plus que cela : c’était un fait démontrant la détresse des jeunes intellectuels. Thiers ministre, recevait tous les jours des lettres de poètes mé­connus, demandant de quoi vivre, et se terminant par ces mots : « Une place, ou je me tue ». En effet, ils se suici­daient.1 2 Dans la Némésis (Réponse à M. de Lamartine),

1 Les idées p ro lé ta r ie n n e s . E p ître au peuple, pa r J.-A. A l e x a n d r e . Paris. 1839.

2 Maxime Paléologue : A lfr e d de V ig n y . Paris. 1891. p. 55.

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Barthélemy disait : « De quoi se plaint-on ? demande le ministère ? Allez le demander à tant de jeunes écrivains pleins de talent et de patriotisme qui, après avoir rendu à la liberté les plus grands services, sont aujourd'hui réduits à l'indigence... », et il les montre sollicitant en vain les plus modestes emplois. Et dans l’épître à M đ Àrgoût, ministre des Beaux-Arts et des Travaux publics, il dit la même chose :

P aris est plein d’auteurs qui, m ouran t par ta faute.Se condam nent pour vivre à la meule de P laute,De Gilbert, ch arrian t l’eau du fleuve p ar seau ;Je pourrais te citer de modestes Rousseau,Qui soutiennent le jour leur estomac phthyeique En copiant, la nu it, des notes de m usique ;Il existe a P aris plus d’un obscur Puget Qui cisela son œ uvre en songeant au budget,E t qui, prostitué par la faim qui le tue,Pour en vendre le m arbre a scié sa s ta tu e .

Et dans la Satire sociale, Alcide Genty fait voir un de ces malheureux jeunes gens, l’estomac vide et le cœur gonflé de douleur :

Il est seul, il est pauvre ; il sait com m ent on vit,Quand on n ’a sous son toit qu ’une chaise et qu’un lit, Gomment brûle un soleil absorbé p ar les tuiles,Ce que l’on peut rêver de rêves inutiles,Quand on sent dans le cœur les haines se h e u r te r . ..

Ainsi, les travailleurs manuels et les travailleurs intel­lectuels se trouvèrent réunis dans la haine commune d’une société injuste qui les affamait et les humiliait. Ils mirent dès lors toutes leurs espérances dans des rêves brumeux et généreux, dans l’avenir qu’on désirait, qu’on appelait de toute son âme, dans l’avenir dont la vision leur don­nait des forces pour supporter les maux du présent,

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II

Ces esprits qui chantaient Vavenir, comme disait Pla­ton, sous les noms différents d’égalitaires, de fraterni- taires, d’humanitaires, d’unitaires, d’icariens, de rationa­listes, de communautaires, de communionistes, de com- munautistes, de communistes, 1 commençaient par leur propagande ardente à grouper autour de leur idéal l’élite ouvrière et les mécontents de la bourgeoisie.

Tandis que les romantiques renouvelaient la littérature, Lamennais et ses disciples, la religion, tandis qu’Auguste Comte esquissait sa philosophie, au milieu de cette fermen­tation des esprits, les utopistes voulaient reconstruire la société. Animés de l’esprit rénovateur qui caractérise cette époque généralisatrice et amoureuse des vastes synthè­ses, contemporains d’une révolution politique qui en trois jours avait fait tomber une monarchie, enthousiasmés par les nombreuses victoires de la raison dans les sciences, ils voulurent édifier la société humaine par la raison pure. Rousseau et les Jacobins étaient leurs inspirateurs ; ils croyaient aussi que la société se base sur l’égalité des li­bertés qui se réalise dans un contrat social ; ils considé­raient qu’elle est une création réfléchie et libre de la vo­lonté humaine. « Vouloir, c’est pouvoir ; décréter, c'est fonder ».

Chose à noter, tous ces rêveurs étaient essentiellement 1

1 Le sens du m ot « socialism e » était plus large que de nos jou rs. D ans ΓA lm a n a c h ica rien pour 1845 (p. 152), Gabet, probablem ent, le définit : « P a rto u t on sent la nécessité d’une réorgan isation , non seulem ent politique, m ais sociale. Ceux qui s’occupe spécialem ent de la réform e sociale s’appellent socialistes. » E t C onsidérant donnait la définition suivante du socialism e : « c’est une asp ira tion imm ense, i r ­résistib le, vers u n ordre social qui tranche le problèm e » (P a u l - L o u is ■ H isto ire d u socia lism e fra n ç a is . Paris. 1901. p. 125.)

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des gens d’action, qui avaient explorés des champs très vastes, étant en même temps législateurs, révélateurs re­ligieux et cosmogoniques, organisateurs politiques et in­dustriels, moralistes, économistes. Ils avaient surtout le don de s'ériger en chefs d’écoles, de grouper et de mener des hommes qui n’étaient pas les premiers venus. Par beaucoup de points, ils rappelaient les fondateurs du christianisme. Leur action était une espèce d’apostolat ; leur foi absolue, leur sentiment d’infaillibilité allaient quelquefois jusqu’à la manie religieuse. L’un d’eux, l’an­cien prêtre Pillot, publiait, en 1840, la brochure : Ni châ­teaux ni chaumières. Le communisme, disait-il, n’est pas seulement une idée généreuse, c’est une vérité scien­tifique prouvée. Quand on lui fit l'objection que l’huma­nité, peut-être, ne veut pas du communisme, il répondit : « Mais si les pensionnaires de Bicêtre ne voulaient pas de douches ! »

Saint-Simon, à l'agonie, voyait la grande armée des travailleurs se lever et réaliser l'idéal de toute sa vie : « assurer à tous les hommes le plus libre développement de leurs facultés. » Béranger le chantait dans ses bienveil­lants Fous :

J ’ai vu Saint-Sim on le prophète,Riche d’abord, puis endetté.Qui des fondem ents ju sq u ’au faîte R efaisait la société.P lein de son œuvre commencée,Vieux, pour elle il tendait la m ain,Sûr qu’il em brassait la pensée Qui doit sauver le genre hum ain .

Les saint-simoniens voyaient la lutte et l’antagonisme partout ; c’est pourquoi ils proposaient aux hommes un plan rationnel d’une nouvelle organisation sociale, « un

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lien d’affection, de doctrine et d’autorité, qui doit les réu­nir, les faire marcher en paix, avec ordre, avec amour, dans une commune destinée, et donner à la société, au globe lui-même, au monde tout entier, un caractère d’u­nion, de sagesse et de beauté. » Toute la nouvelle doctrine se trouve dans l’exposé lucide et lapidaire d’Enfantin :« La société ne se compose que d’oisifs et de travailleurs ; la politique doit avoir pour but l’amélioration morale, physique et intellectuelle du sort des travailleurs, et la déchéance progressive des oisifs. Les moyens sont quant aux oisifs, la destruction de tous les privilèges de la nais­sance, et quant aux travailleurs, le classement selon les capacités èt la rétribution selon les œuvres. »

Fourier avait exposé ses idées avant 1880, mais la pro­pagande active des doctrines fouriéristes se fit pendant la monarchie de Juillet. Ses disciples publièrent ses Œuvres complètes, en six volumes, de 1840 à 1845 ; c est dans ce temps-là que parurent leurs journaux le Phalanstère, la Phalange, la Réforme industrielle, la Revue de la science sociale. La base sur laquelle il fonde toute sa doc­trine est celle-ci : la douleur physique est signe de l’er­reur; le plaisir, signe de la vérité. Fourier prêche la reli­gion de la volupté, 1 ’attraction capable de transformer en plaisir les misères du salariat. Béranger condense ces vues dans un couplet des Fous, placé en tête de \ Alma­nach phalanstérien :

F ourier nous dit : Sors de ta fange,Peuple en proie aux déceptions !Travaille , groupé par phalange,D ans un cercle d’attractions.La terre, après ta n t de désastres.Form e avec le ciel un hym en,E t la loi qui régit les astres Donne la paix au genre hum ain.

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De même que la barbarie a été détruite par la civilisa­tion, la civilisation actuelle sera détrônée par une forme supérieure. Nous sommes arrivés à son déclin qui est le règne du mercantilisme. 1 La société nouvelle sera fondée sur les bases du garantisme, du sociantisme, de Fbarmo- nisme. Elle sera une association du capital, du travail et du talent.

Gabet, ancien carbonaro, député républicain de la Côte- d’Or, se réfugia en Angleterre pendant cinq ans. Il s’y lia avec les amis du communiste anglais Robert Owen, et et quand il revint en 1839 en France, il y rapportait des idées nouvelles. Il donnait la prépondérance aux ques­tions économiques sur les questions purement politiques. En 1840 il publia le Voyage en Icarie. Il concluait à la nécessité de la socialisation du sol et du capital. Mais, il admettait une période transitoire de cinquante ans, du­rant laquelle le droit de propriété serait reconnu. Il vou­lait le travail libre et un état ayant pour but : « l’établis­sement d’une inégalité décroissante et d'une égalité crois­sante. » 1 * 3

1 La p lus forte partie de la doctrine, c’est ju stem en t cette critique du m ercantilism e et de l ’industria lism e. La. féodalité industrielle est condam née pa r la force irrésis tib le des choses à d isparaître comme la féodalité m ilitaire ; la banqueroute, l ’accaparem ent, le parasitism e des interm édiaires, l’agiotage, la concurrence, les gaspillages des for­ces hum aines, la contrefaçon des denrées sont des signes de sa m ort prochaine.

3 C’est l ’époque, où Proudhom commença à écrire. Qu’est-ce que la p ro p rié té ou recherches su r le p r in c ip e d u dro it et d u g o u ver­n em en t est daté de 1840; l'A ver tissem en t ' a u x p ro p r ié ta ires est de 1842. Son jo u rn a l le R ep résen ta n t du peuple commença de paraître en 1847.

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III

Béranger, cette fois encore, n’abandonna pas la cause du peuple. Il constatait un manque d’originalité chez les hommes d'état ; ils ne font, disait-il, que des plagiats, et renouvellent leurs fautes et leurs abus. Le peuple est dé­goûté par le spectacle des « mesquines et cupides ambi­tions, » et se tient en dehors de la politique. Le problème social s’impose dans toute sa grandeur, le temps de l’éga­lité s’approche, il faut organiser la démocratie au profit des classes laborieuses. C’est pourquoi Béranger montre du respect et de la tendresse pour les esprits soucieux de l’avenir, pour ces nouveaux prophètes. Dans les Fous, il leur rend hommage et demande qu’on ait plus d’estime pour ceux qui veulent le bien :

Vieux soldats de plomb que nous sommes,Au cordeau nous a lignant tous.Si des rangs sortent quelques hommes Tous nous crions : A bas les fous !On les persécute, on les tue ;Sauf, après un len t exam en,A leur dresser une statue,Pour la gloire du genre hum ain .

Après avoir exposé les théories socialistes de Saint-Si­mon et de Fourier, il montre les grands novateurs criblés d’épigrammes moqueuses et qualifiés dédaigneusement de fous. Des fous ! Mais c’était un fou, raillé par tous les sages, qui a découvert un nouveau monde. Des fous ! C'é­tait un fou, l’homme qui est mort sur la croix pour sau­ver ses frères, et si demain le soleil oublie de paraître, un de ces fous élevera le flambeau qui éclairera le chemin de l’Humanité.

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Messieurs, lo rsqu’en vain notre sphère D u bonheur cherche le chemin,H onneur au fou qui ferait faire Un rêve heureux au genre hum ain .

Dans Y Apôtre, il montre Lamennais avec son mysti­cisme révolutionnaire. Cette chanson, sous forme de dia­logue entre le poète et le réformateur célèbre, appelé ici Paul, rappelle l’apostrophe vibrante : Où vas-tu, jeune- homme ? dans les Paroles d’un croyant. Paul va sauver le monde et lui donne une loi de justice. Il ne recule de­vant aucun obstacle.

— P aul, où vas-tu? — Je vais séchant des larm es,Dire au pauvre : Dieu seul est g rand !— C rains le riche si tu l’alarm es ;Crains le pauvre s’il te com prend !— Non, non ! je vais, séchant des larm esDire au pauvre : Dieu seul est g rand !

Il va prêcher la paix, la justice, braver les maîtres qui oppriment les peuples gémissants, purger les cœurs de tous les vices, raffermir les âmes tremblantes, montrer le chemin du ciel. Il ne connaît pas la fatigue, la crainte, les maux, les dangers ; l'échafaud ne l’effraie guère, et il n’at­tend le repos qu’au sein de son Dieu.

— Apôtre, la sueur t ’inonde ;En festins ici passe un jour.— Non, non ; je vais sauver le monde,Dieu nous donne une loi d’am our.

D’autre part, il ridiculise la haine de l’idée nouvelle, le misonéisme des gens bornés et satisfaits. Une idée est venue dans le monde, et le gendarme, le mouchard, le commissaire la guettent ( Une idée).

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Les députés t’ont pris en haine :— Au plus fort ils donnent raison.Les m inistres forgent ta chaîne.— Mes ailes poussent en prison.Contre toi l ’Eglise aussi gronde.— A son encens, j ’au ra i mon tour.Les rois te bann issen t du monde.— Je me cacherai dans leur cour.

L’Histoire d’une idée fait voir la même horreur de la nouveauté chez les bourgeois. Leur cœur est saisi d’épou­vante :

Une idée a frappé chez nous.Ferm ons notre porte aux verroux.

Le pire, c’est qu’elle n’est pas la trouvaille d’un tribun ou d’un homme de cour : elle est tille d’un simple artisan.

Quoi ! toujours, s’écrie un bourgeois.Des prétentions m al fondées ?P our l ’émeute encore une voix.Nous n ’avons eu que trop d’idées.

iPresque dans le même temps où Thomas Hood chantait

son immortelle Chanson de la chemise (1845) où toutes les pétitions à la Chambre, tous les écrits des économistes philanthropes, toute l’éloquence des statistiques sur la misère de la classe travailleuse trouvaient un écho puis­sant, Pierre Dupont donnait son Chant des Ouvriers (1846). « Quand j’entendis cet admirable chant de douleur et de mélancolie, dit Baudelaire,1 je fus ébloui et atten­dri. Il y avait tant d’années que nous attendions un peu de poésie forte et vraie ! Il est impossible, à quelque parti 1

1 L ’a r t ro m a n tiq u e . Œ uvres com plètes de C harles B audelaire, t. I I I . P aris . 1885. p. 198.

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qu’on appartienne, de quelques préjugés qu’on ait été nourri, de ne pas être touché du spectacle de cette multi­tude maladive respirant la poussière des ateliers... »

Nous dont la lam pe, le m atin ,Au clairon du coq se rallum e,Nous tous qu ’un salaire incertain Ram ène avan t l’aube à l’enclume !Nous qui des bras, des pieds, des m ains,De tout le corps lu ttons sans cesse,Sans ab riter nos lendem ains,Contre le froid de la vieillesse,Aimons-nous, et quand nous pouvons Nous u n ir pour boire à la ronde,Que le canon se taise ou gronde,

BuvonsA l ’indépendance du m onde !

Une plainte amère, la demande d’une juste répartition, toute la révolte des pauvres qui ne se résignent plus au silence, grondent dans ces vers :

Nous ne sommes que des m achines.Nos Babels m ontent ju sq u ’au ciel,La terre nous doit ses merveilles :Dès qu’elles ont fini le miel.Le m aître chasse les abeilles.

Ils revendiquent leur droit sacré et imprescriptible à la vie, à la beauté, à tout ce que la nature, la mère commune, donne à tous ses enfants. L’âme du poète, éprise au même degré de justice et de beauté, éclate :

Mal vêtus, logés dans des trous,Sous les combles, dans les décombres,Nous vivons avec les hiboux E t les la rrons am is des ombres ;

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Cependant notre sang verm eil Coule im pétueux dans nos veines ;Nous nous p la irions au g rand soleil E t sous les ra m e u i verts des chênes !

Parmi les bonnes pièces de la poésie sociale du temps, il faut placer l’épître intitulée Les idées prolétariennes, signée d’un nom inconnu : J.-A. Alexandre. Le poète se dit croyant ; il lit la Bible, le livre qui lui apprend la vie. Dieu n’a pas voulu, dit-il, que la terre soit partagée et possédée par des riches au détriment des pauvres. Dieu n’a pas dit aux Français et aux Anglais en les créant : baissez-vous ; il les a fait hommes égaux et leur dit : aimez-vous. La Morgue sinistre, exposition permanente de la misère et du crime, inspire le poète :

C’est qu’avan t de noircir les feuilles de ce livre..Te me suis inspiré devant ces las de v iv re !J ’ai confessé ces gueux, violets m oribonds,Qu’une corde suspend aux poutres des plafonds.J ’ai fouillé ju squ ’au fond de mon hideux dom aine Où le cœur corrom pu corrom pt la chair hum aine !

Au lieu que chacun travaille à l’intérêt commun, c est le producteur, l’ouvrier seul qui peine pendant toute sa vie, s’use et meurt dans la pauvreté, tandis que le riche oisif possède les biens de la terre. Le poète crie à 1 ouviiei .

C’est un monde où l’on boit la sueur de tes b ras :C’est un égout profond, et dont la pente attire Tout poisson que des eaux notre filet retire ;C’est, une table ouverte aux m orceaux bons et gros,D’où, quand l’orgie est faite, on te jette les os.

Les prolétaires donnent tout, leur travail, leur santé, leur bonheur aux autres. Combien de fois, à la lueur pâle d’une lampe, quand le jour commence à paraître, ils tra-

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vaillent encore pour qu’un lustre s’allume le soir. C’est la femme qui souffre surtout dans ce monde inique.

Le premier remède à ces maux, c’est. de faire participer les ouvriers aux bénéfices ; c’est ensuite de faire d’eux des êtres réfléchis et vivants, et non des ressorts de machine. Le système d’association, tel est l'idéal à poursuivre ; les ateliers nationaux sont le moyen de s’en approcher. Le grand vieillard Fourier et ses disciples ont montré les voies nouvelles.

L ’Am our et l’Unité ! le voilà ce remède,Contre lequel il faut que régoïsm e cède ;Lorsque les travailleurs, par phalange assemblés,A uront brisé les fers dont ils sont accablés ;Lorsque, fou lan t aux pieds le privilège indigne,P etits et grands seront sur une même ligne ;Quand leurs fils au ron t droit à la même instruction ,Quand tou t ressentira l’effet de l ’attraction ;Alors l’argent perd ra sa puissance électrique,Chacun trava ille ra pour la cause publique.

Pour briser les chaînes séculaires, pour reconstruire un meilleur monde, le poète ne voit qu’un moyen : l’amour, l’amour sans colère, sans vengeance, sans haine.

Notre te rra in n ’est plus sur un champ de bataille ;Il est où l’on s’em brasse, il est où l’on travaille ... Le sol est pu r de sang ; tu ne glisseras p a s .1 1

1 Deux p lans de rénovation sociale sont dignes d’être notés ici. L ’un, le F u tu r co n tra t social (Marseille, 1839), pa r H onoré Kouaze. revendique le d ro it à la vie, d ro it inaliénable et appartenan t à toutes les générations. Tous les m aux de la société v iennent de la violation de cette loi p rim o rd ia le ; l ’hom m e .est bon, les in stitu tio n s le rendent m échant. Une nouvelle loi, écrite, consentie p a r tous, doit a ssu re r ce qui est nécessaire pour vivre à chacun. L a base de ce nouveau con­tra t social sera la so lidarité in tim e de l ’organism e social ; son règne, c’est celui de la réconciliation des classes dans l ’in térêt commun. « Du Très-H aut m a doctrine é tant la voix suprêm e ». d it le brave Mé­ridional, et, il propose un systèm e d’après lequel tonte fortune devrait

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Un des poètes les plus populaires et les meilleurs de la démocratie socialiste, fut le fabuliste Pierre Lacham- beaudie, appelé, — un peu pompeusement, du reste — le La Fontaine socialiste. Fils d’un paysan, il eut une jeunesse besogneuse et triste. Chassé du séminaire à cause de son manque de piété, il n’acheva pas ses études, et gagna péniblement sa vie en donnant des leçons, en se faisant, tour à tour, teneur de livres à Lyon, petit employé au chemin de fer de Roanne, enfin disciple d’Enfantin à Ménilmontant. Après la dispersion de la chapelle saint- simonienne, il se trouva plongé dans la misère la plus noire, logeant dans un bouge de la rue de la Petite Truan- derie. Grâce aux secours d’Enfantin, il putfaire imprimer ses Fahles. 1 Le petit recueil eut un succès inattendu et légitime : l’Académie le couronna, Béranger le loua, il fut réimprimé plusieurs fois, reproduit dans diverses publi­cations,, et, en 1848, dans les clubs, les banquets et les concerts on joua ces fables à tendances démocratiques et socialistes.

Lachambeaudie était un homme d’une bonté et d’une douceur rares. Il aimait passionnément les humbles et les faibles, la nature, la vie simple. «Le sourire à la bouche et les larmes au cœur », il s’apitoyait sur la misère uni­verselle, aimant tout ce qui vit, tout ce qui souffre. Lala dîme à l ’E ta t, qui g a ran tira it à chacun son droit à la vie. — Un opuscule en vers (Les p r in c ip e s d u p e ti t m a n te a u b leu s u r le s y s ­tèm e de la c o m m u n a u té , par Loreux, com m uniste. P aris . 184/) est une espèce de dialogue entre un p a rtisan et un adversaire du com m u­nism e. L ’exposé des ravages du capitalism e dans la classe travailleuse ne m anque pas de vigueur. P o u r soulager toute cette m isère, le com­m uniste Loreux ne fait pas appel à l’envie et à la vengeance, m ais à la bonté et à la générosité. I l ne veut pas « le chapitre ag raire» , le m orcellem ent de la terre, le fam eux p a r ta g e d es b ien s , il propose la production et la d istribu tion collectives, toute la fortune sociale à tous les m em bres de la société.

1 F a b les par P ierre Lacham beaudie, précédées d’une lettre-préface de P.-J. de Béranger. Paris. 1844.

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femme, faible et frêle, a ses sympathies, car « une femme a toujours une sainte pensée». La cigale de sa fable ne sera pas durement punie d’avoir chanté ; elle ne sera pas raillée par la fourmi, propriétaire économe et féroce. La douce colombe donne largement à vivre au petit chantre qui avait célébré les moissons dans les blés jaunissants (La cigale, la fourmi et la colombe). L’humanité est représentée pour lui par Adam, frappé par la cruelle jus­tice de Dieu, descendant sur la «terre des larmes », repre­nant « la route douloureuse qui conduit au travail, qui conduit à la mort » (Adam chassé du paradis). Notre siè­cle, c’est le fantôme sinistre qui repousse sans cœur sa femme, sa mère, sa sœur, pleurantes, échevelées ; qui détourne son regard des beautés de la nature et de l’art ; à qui les vertus ne disent rien ; qui ne voit pas, qui ne veut pas voir les affligés, les malheureux implorant son secours ; c’est le fantôme à l’âme endurcie, qui court dans la poussière des grandes routes à la poursuite de l’or, des richesses. (Le fantôme). Le fabuliste condamne l’injustice

1 et l’absurdité des privilèges de naissance (Le cèdre du Liban) ; il glorifie le mérite personnel et l’utilité sociale comme le seul titre de noblesse (Le gland et les champi­gnons) ; il fait l’apothéose du travail, qui féconde tout, qui ennoblit tout, car « le travail vaut la prière » (La fumée de l’encens et la fumée de la forge). Il flétrit les enfants du peuple qui, arrivés aux grandeurs et aux richesses, oublient le nid où ils ont vu le jour et leurs frères qui meurent de faim (Les deux moineaux). Il fait voir la cruauté de la justice bourgeoise, qui frappe impi­toyablement le pauvre, privé des affections de famille et des bienfaits de l’instruction, le misérable à la merci de la faim et des mauvais instincts, — cette justice injuste qui brise au lieu de soutenir, qui punit au lieu de préve­nir la faute. (Médor).

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Lachambeaudie est un homme de 1848, idéaliste à ou­trance, animé d’une foi inébranlable dans le progrès indé­fini, dans le bonheur prochain du genre humain. C’est un de ces illuminés, qui, brûlant d’un feu intérieur, ne pou­vaient pas, sans un tressaillement de coeur, sans une voix attendrie et des yeux pleins des larmes, prononcer le mot magique : l’avenir. Qu’importe que les faits tristes et dé­courageants démentent les belles prophéties ! « Rêver au bonheur, c’est du bonheur encore ! » Le rêve vaut cette réalité laide et plate, et, dans la Folle, le poète s’exclame :

Sur la réalité m alheureux qui s’appuie !Ali ! p lu tô t em brassons quelque fraîche utopie.

Et ailleurs (Les deux sœurs et le coucou), il demande candidement :

N’est-il pas toujours beau, toujours m élodieux Celui qui chante l’espérance !

Cette foi -absolue dans l’avenir, cette espérance inébran­lable tels sont les sentiments dominants de sa poésie. Dans· la fable Le livre et Vépée, l’épée, couverte de rouille et de poussière, envie le livre universellement honoré, qu’il juge inutile et semant la mollesse dans les cœurs. Le livre laisse les lauriers sanglants à l’envieux impuissant, et revendi­que pour lui l’avenir :

...Le glaive a fait son temps.On ne convertit plus par la force brutale.R alentis, noble preux, ta valeur m artiale ;Où je vois des am is, tu vois des com battants.T u portes en tous lieux la haine et la vengeance,Et moi je prêche à tous paix, am our, espérance.

Dans une de ses meilleures fables, il montre un voyageur qui, gravissant une montagne, les pieds meurtris, ne voit

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que les rocs, les torrents, les vautours. Brisé de fatigue, perdant l’espoir d’atteindre le but de son voyage, il veut se précipiter dans l’abîme. Un pâtre l’arrête, l’encourage, lui fait voir l’autre côté de la montagne aride, la terre or­née de fleurs, le printemps éternel, le doux lait des brebis et l’eau fraîche des fontaines (Le Voyageur).

Peuple, dont le pied saigne aux buissons de la route.A insi tu m arches, et, sa ns doute,

Dans les sentiers m auvais tu saigneras encor :Garde que ton courage aux cailloux ne se brise ;B ientôt tu parv iendras à la terre promise Où doit briller pour tous un nouvel âge d’or.

Dans une autre fable (Le laboureur), le paysan qui laboure une terre rocailleuse, découragé, écœuré, s’assied sur le sillon et laisse le travail ingrat. Il ne veut plus ar­roser le sol de sa sueur pour que les oiseaux et les orages anéantissent les fruits de ses dures peines. Mais un pas­sant apporte la bonne parole d’espérance ; il lui prédit les moissons prochaines qui viendront quand même.

Vous qui de l’avenir creusez les vastes cham ps E t semez du progrès la semence céleste,Si plus d’un épi m eurt sous le pied des m échants,De l’incrédulité si le souille est funeste,Sachez d’un dur labeur vaincre les longs ennuis ;P a r la persévérance enfantez des prod iges.De grandes vérités m ûriron t sur leurs tiges,D ont les peuples, un jour, recueilleront les fruits.

Et la pièce dernière (Mes Rêves) annonce la venue de cet âge d’or pour le jour où l’on n’encensera plus le veau d’or, où l’égoïsme odieux disparaîtra, où il n’y aura plus d’a­mour à vendre, où le trône des Césars s’écroulera, où le peuple brûlera le gibet, où le génie, les arts, les lumières, l’égalité régneront sur la terre. C’est le rêve du Fourier :

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les gais travailleurs, groupés en phalanges, labourent les plaines fertiles; c’est le droit à l’existence, à la joie, le droit à la plénitude de vie reconnu.

Tous les hommes, un is en frères,P ar des liens harm onieux,Les mêmes lois, les mêmes dieux.Le b ru it des canons et du glaive N’effarouche p lus les am ours.Le bonheur ne fût-il qu’un rêve,Ah ! laissez-moi rêver toujours.

Ce qui donne un charme particulier aux pièces du mo­deste et doux fabuliste plébéien, c’est la sincérité de son accent. Son cri viril et ininterrompu : Sursum corda! n’était pas vain, comme les sermons de ceux qui prêchent la patience à ceux qui marchent, les pieds nus et meur­tris, sur des épines. On sent qu’il a atteint ce degré de force morale après avoir vaincu les doutes qui rongent l’âme et passé par les découragements qui obscurcissent la pensée. Et l’un des plus grands et des plus nobles es­prits de notre temps, M. Anatole France, a bien eu raison de dire dernièrement de ces gens de 48, qu'on tourne si souvent et si légèrement en ridicule, et dont Pierre La- chambeaudie fut un représentant si digne et si intègre : « Leur pensée était plus haute que la nôtre, et plus géné­reuse ». IV

IV

A mesure qu’on approchait de 1848, les disciples de Fourier, intimement liés par la communion des idées et des croyances, par cette foi robuste et inébranlable qui caractérise-les grands mouvements religieux et sociaux,

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chantaient de plus belle leurs espérances. L’Almanach phalanslérien, recueil très varié, contient quelques mor­ceaux de poésie qui ne manquent pas quelquefois d’une certaine valeur littéraire.

Louis Festeau, dans la pièce intitulée Le sermon du bon curé, dans l’Almanach de 1846, prêche la paix et la concorde, l’harmonie douce qui se voit dans les cieux, dans l’existence intime des choses.

E nfan ts ! le chaos C’est l’absence de la tendresse ;

Bonheur et repos,C’est l’accord des cœurs dans l’ivresse.

L ’encens m aternel,L ’encens fraternel

Sont chers au droit de la concorde.Il les paie en miséricorde.Aimez ! aimez-vous,Aimons, aim ons-nous !

Un autre poète, Jean Journet, dans Le barde social, in­vite les hommes à oublier le passé, à entendre le cri de la Nature pacifiante, à chercher le salut dans l’Attraction, source abondante et pure de toute joie. Le fouriérisme pos­sède le dernier mot de la sagesse, la clef du nouvel Eden.

Vous voulez le plaisir ? nous donnons le bonheur ,Vous cherchez le profit? nous créons l’opulence.Vous visez au savoir? nous portons la science ;

Venez, ouvrez-nous vos cœurs !

Une ode à Fourier,1 chantée par son auteur, Louis Fes­teau au banquet fouriériste du 7 avril 1846, glorifie le Sauveur, le nouveau Moïse qui a apporté le Décalogue des temps nouveaux : 1

1 A lm a n a c h p h a la n s té r ie n , p o u r 1847.

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P aix ! écoutez ! de cette vaste enceinte Légèrem ent les voûtes ont frém i : Debout ! soldats de la phalange sainte ! Ce b ru it annonce un Sauveur, un a m i. Fourier p ara ît dans un flot de lumière, Sa grande voix nous crie avec bonté :" F ils du trava il, apportez une pierre

Au Temple de l’H um anité ! »

Par ΓAttraction, loi sereine et féconde, on fondera une nouvelle cité. Les femmes sont particulièrement appelées à travailler à Γœuvre de la régénération sociale. Elles doi­vent semer les mots consolateurs sur nos discordes et nos fièvres, « arroser les haines par le parfum d’amour ».

Tout dogme est pur qui passe p ar vos lèvres.Tout dogme est sain t qui passe p a r vos cœurs.

Et partout, à chaque instant, à tout propos, il faut faire cette propagande bienfaisante.

Que tout génie apporte son offrande.Que tout b ras fort apporte son m a rteau .Du choc des corps s’échappe la lumière,Du choc des faits ja illit la vérité !

Une compassion vibrante anime toute cette poésie en­thousiaste et naïve. Elle est pleine de tendresse frater­nelle pour les déshérités de la terre, pour ceux qui ont bâti les temples, les palais, les canaux, en même temps que les prisons et les casernes. En échange de tant de travail et de sacrifices, ils n’ont que la misère noire pour compagne fidèle. Dans les Stances prophétiques pour

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1848, le poète anonyme entrevoit d’avance tout ce que la nouvelle année apportera aux petits et aux humbles :

Beaucoup frissonneront cependant sous la bise ;Bien des pauvres petits iron t, c laquan t des dents, Im plorer du pain sec comme une friandise ;P lus d’une jeune fille, à peu près en chemise,Se la issera trom per pour quelques vêtem ents.

Les pauvres vignerons se soûleront d’eau claire ; Beaucoup de laboureurs m angeront du pain bis ;Plus d’un poète à jeun rêvera de m adère ;D’autres inventeron t, ne sachant plus que faire,De battre leur fam ille en ren tran t au log is .

Et ce qu’ils demandent, ce n’est plus la charité, l’au­mône humiliante qu’on jette aux pauvres, c’est la justice pour tous. Le beau Chant des Martyrs de Ch. Caillaux, publié dans l’almanach pour 1848, exprime très bien cette attente fiévreuse du nouveau monde. Tous les matins d’hiver, on lève des yeux fatigués pour interroger l’espace et chercher les premières blancheurs de l’aurore. Mais le vent agite le ciel d’airain ; elles ne viennent pas, « la liberté promise et ses saintes extases». Le chœur des malheureux, des vaincus comme dira de nos jours Ada Negri, gémit sous le joug affreux, et, les lèvres ternies, embrasse des tombeaux. Par ses sanglots il appelle l’orage qui balayera la vieille société et ressuscitera la liberté :

Que cet orage éclate et que sa foudre gronde,Que l ’a ir se purifie au feu de mille éclairs,E t qu’enfm l’harm onie illum ine ce monde Comme un soleil géant sorti des flots am ers !

Les icariens chantaient les mêmes douleurs et

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mêmes espoirs. L’injustice du sort, les rayons et les tleurs d’un côté, l’ombre et la pauvreté de l’autre, — la foi dans l’avènement d’une société communiste, pure et juste, tels sont les sentiments qui font vibrer leur poésie.

Yoitelin, ouvrier imprimeur à Paris, imitant un peu le Vieux vagabond de Béranger, chante dans le Vieux pro­létaire 1 l’agonie de pauvre invalide du travail.

Soixante années ont affaibli m a vue, Soixante h ivers ont énervé mes bras.Ah ! c’en est fait, m a yaillance est perdue, N’espère plus en des m aîtres ingrats.Las ! du coteau qui me servait de couche Les vents du N ord ont flétri le gazon. Hom m es du Roi, si le m alheur vous touche, Accordez-moi le pain de la prison.

Une femme, Madame Anaïs Ségalas, dans 1 ’ Almanach pour 1846, publie la poésie la Pauvre mère.

. . . La pauvre m ère est dans le monde Gomme un insecte vil qu ’un passan t foule aux pieds !Que faire ! .. . La rivière est là, belle et profonde..,

Le communisme leur apparaît à tous comme l'unique moyen de salut. Dans une société communiste, où Dieu seul sera maître, où le bonheur et l'amour régneront, le malheur aura des droits au lieu de recevoir l’aumône. Dans la Justice et bienfait de la communauté. (Alma­nach pour 1843), un ouvrier de Genève, Ph. Corsât, mon­tre la nécessité de cette nouvelle organisation sociale : 1

1 A lm a n a ch icarien p o u r 1846.

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Du tien, du mien, n a ît l’égoïsme ;De l’homme à l’homme tour à tour C’est un m utuel despotisme Au lieu d’un fraternel am our.Le m al qui pèse sur le monde Ne peut être l’œuvre des cieux.Sa cause apparaît si profonde Que l’homme en détourne les yeux.

Ce qui est remarquable dans la poésie icarienne, c’est un internationalisme très accentué. Ce ne sont plus les souvenirs sentimentaux de la première révolution, ou les rêves philanthropiques de fraternité humaine, c’est une nouvelle conviction, ferme et réfléchie, que le monde ne se divise pas en races mais en classes, que les travailleurs de tous les pays ont les mêmes intérêts, les mêmes enne­mis et le même idéal, que l’émancipation de la classe ou­vrière n’est possible que par une action commune. Vers le même temps (1847), Marx et Engels, dans le Manifeste du parti communiste, expriment les mêmes idées et s’é­crient : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! »

Un ouvrier maçon, Ch. Poney, dans Y Union (1846), in­vite tous les exploités à s’unir sous un seul drapeau pour saluer la grande liberté, radieuse et belle, que l’humanité a toujours rêvé, et qui se lève à l’horizon.

Soyons, soyons unis, pour b raver nos souffrances,Dieu va réaliser nos saintes espérances.Le sang des opprim és comme un cratère bout.L ’U nion pour cuirasse et les vertus pour glaives, M archons vers l’avenir où tendent tous nos rêves,

M archons, le triom phe est au bout !

Dans le Banquet des humains (1846), Hipolyte Grand exhorte tous les peuples de la Terre à cesser leurs stériles

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débats et leurs luttes affreuses, et leur montre une com­mune destinée :

Form ons une sim ple assurance,H um ains, cédons au cri des cœurs :T out pour tous, trava il, abondance,Sciences, arts, loisirs, bonheur !

L'hymne icarien, daté du 15 octobre 1847, est prélude de l'exode en Amérique. Le chœur des Coryphées chante :

Sainte F ratern ité ,Divine EgalitéQue l’Evangile inspire,E n dépit des pervers,Sur le vaste univers Etendez votre empire.

Le chœur général reprend :

Unis d’âme et de cœur,Fondons une patrie.E t répétons en chœ ur :P artons pour F icarie !Oui, répétons en chœ ur :Voguons vers F icarie !

Ils crurent, ces pauvres exaltés, qu’ils ne devaient plus ramer et peiner longtemps sur les galères du travail avant d’aborder aux rivages riants de la terre promise ! Gomme on les en railla plus tard, aux époques d’analyse sèche et de criticisme poussé à l’extrême ! On n’eut pas assez de sarcasmes pour ces rêveurs que la réalité avait désavoués ; le nom d’utopiste devint synonyme de fantaisiste ridicule, de cerveau détraqué et atteint de la manie de réformes. Pourtant, ils valaient mieux que la réputation qu’on leur fit, et méritaient d’être plus intelligemment traités.

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L’époque actuelle, lasse de cette négation stérile qui tue tout sentiment et paralyse toute action, a commencé à revendiquer pour les hommes le droit de faire intervenir la raison dans la recherche de l’idéal social. « Les idées sont des forces, dit M. Georges Renard ; 1 animées par la passion, elles renversent et elles édifient ; elles transfor­ment le présent ; elles créent l’avenir ; elles ne guident pas seulement l’humanité, elles la modèlent à leur image. Toute société, avant d’être réalisée, existe à l’état de rêve, de conception, de désir ; et cela devient de plus en plus vrai à mesure que les peuples prennent d’eux-mêmes et de leurs besoins une conscience plus claire». Rappelant qu’ Auguste Comte'a placé Campanella dans le calendrier des grands hommes, M. Anatole France écrivait hier dans son roman M. Bergeret à Paris 1 2 : « Les rêves des philo­sophes ont de tout temps suscité des hommes d’action qui se sont mis à l’œuvre pour les réaliser. Notre pensée crée l’avenir. Les hommes d’Etat travaillent sur les plans que nous laissons après notre mort. Ce sont nos maçons et nos goujats... » Un des maîtres de la pensée contemporaine, M. Alfred Fouillée, montre aussi dans les idées des forces réelles qui tendent à se réaliser par cela même qu’elles sont conçues. Il les compare au fanal qui éclaire et qui dirige ; « la vue de ce fanal est une force qui détermine pour sa part le mouvement du navire ; le fanal a beau être immobile, il a souvent plus de puissance dans sa sérénité que tout le tumulte de la mer». Pour les êtres conscients, les idées sont comme les instincts pour les animaux. On aspire à l’idéal comme une goutte d’eau dans la fange tend à remonter au ciel pur, comme « l’oiseau qui porte

1 La m éthode sc ien tifiq u e de l’h isto ire littéra ire . P a ris. 1900. p. 79.

2 Paris. 1901. p. 256.

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dans sa tête l image du nid qui l’obsède comme un rêve... »1

Les utopistes, ces romantiques du socialisme, ont jeté les premiers cris de détresse ; ils ont senti l’approche silen­cieuse de l’avenir, et, dans la pénombre d’un monde dis­paraissant, ils ont voulu en ébaucher un nouveau. Ils ont souvent appliqué, dans l’étude des problèmes sociaux, l’hypothèse, légitime dans toute recherche de la vérité. Etant hommes, ils se sont souvent trompés. Mais, s’ils ont péché, c’est parce qu’ils ont beaucoup aimé, et dans bien des cas, ils ont prouvé qu’il n’y a pas d’utopie, mais seülement des uchronies. 1

1 A l f r e d F o u il l é e : L ’idée m o d ern e d u dro it. Deuxièm e édition. Paris. 1883. p. 392, 397-398.

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CHAPITRE VII

A la v e ille de 1848.

La crise économique et le m ouvem ent réform iste. — I. L a poé­sie sur la fam ine. — II. Contre la corruption. — III . La ré­forme électorale. P our la Pologne.

Le ministère Guizot se maintenait solide. Un petit chan­gement de personne ne modifia en rien la politique du gouvernement. Personne ne voyait la possibilité d’un brusque changement de système. La majorité de la Cham­bre était obéissante ; la gauche dynastique n’eût jamais songé à une révolution républicaine ni au suffrage uni­versel. Le républicanisme du National était platonique et inoffensif ; les radicaux, qui n’avaient qu’un seul dé­puté, Ledru-Rollin, s’appuyaient sur les sociétés secrètes qui ne comptaient plus que 1500 membres. Mais, au lieu des luttes parlementaires et des chutes de cabinets, des faits autrement graves se produisaient et annonçaient l’o­rage prochain.

Depuis 1845, la crise générale de l’industrie et du com­merce sévissait en Angleterre. La ruine de nombreux financiers qui avaient spéculé sur les actions de chemins de fer, la banqueroute de grands marchands coloniaux à Londres, les faillites des banques provinciales et la fer­meture de beaucoup de fabriques eurent leur contre-coup

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sur le continent. La crise industrielle commença à pro­duire en France de désastreux effets. Les mauvaises ré­coltes de céréales, la maladie des pommes de terre, les inondations, provoquèrent des troubles agraires dans tout le pays. Les fraudes, les malversations, les abus de con­fiance, les procès retentissants, les scandales qui éclataient tous les jours montrèrent jusqu’à quel point était gangre­née cette société qui n’avait qu’un but : l’enrichissement. En présence de ces scandales alarmants et de la misère croissante, l’opposition entreprit sa célèbre croisade en faveur de la réforme électorale. La gauche dynastique, les républicains modérés et radicaux, les socialistes, tous les mécontents du moment, s’unirent sur ce terrain-là. Une agitation vigoureuse en faveur de l’élargissement des droits civiques commença à remuer le pays, rappelant les élections aux Etats-Généraux de 1789 et la fermentation des esprits avant 1880. Les banquets réformistes se suc­cédaient : à Colmar, Pontoise, Reims, Lille, Dijon, Strasbourg, Saint-Quentin. Au Château Ilongé, de Las- teyrie porta un toast à la souveraineté nationale ; à Mâcon, Lamartine se prononça pour le suffrage universel et flétrit le gouvernement en invitant les citoyens « à la révolution du mépris ».

Le gouvernement ne voulait rien entendre, et la police s’opposait aux banquets. Le roi, dans le discours du trône de la dernière session de son règne, disait qu’il ne céde­rait pas ; il menaçait presque. « Au milieu de l’agitation que fomentent les passions ennemies ou aveugles », il exprimait sa ferme conviction que tout allait pour le mieux et qu’il ne restait rien à désirer. La Chambre, les satisfaits, lui répondit dans le même sens. Les possédants ne voulaient pas faire de concessions ; obstinés, aveuglés,, ils voulaient la lutte à outrance et le déclaraient haute­ment à leurs adversaires. Guizot, lui-même, au lendemain

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de 1848. dans sa lettre à M. Lenormant, qualifiait ainsi son parti : « Trop étroit de base, trop petit de taille, trop froid ou trop faible de cœur ; voulant sincèrement l'ordre dans la liberté, et n’acceptant ni les principes de l’ordre, ni les conséquences de la liberté ; plein de petites jalou­sies et de craintes ; étranger aux grands désirs et aux grandes espérances, les repoussant même comme un trou­ble ou un péril pour son repos... Je dirais trop si je disais tout. »

Les réformistes du XIIme arrondissement de Paris avaient annoncé un grand banquet pour le 10 janvier. Le préfet, avertit les organisateurs qu’il ne l’autoriserait pas. Ceux-ci répondirent qu’ils considéraient cet acte' comme arbitraire, par conséquent nul. Les Ecoles, émues par la suppression des cours de Michelet, de Quinet et de Mic- kiewitz, s unirent aux réformistes, et la garde nationale ne dissimula pas ses sympathies pour la réforme électo­rale. Le banquet fut ajourné au 22 février. La presse mi­nistérielle poussait à la résistance, le gouvernement ras­semblait des troupes à Paris. Une nouvelle proclamation du préfet défendait formellement le banquet. Le choc était inévitable, et, au lieu de l’opposition dynastique et libé- îale, ce furent les radicaux et les républicains qui prirent en main la direction du mouvement.

Dans la nuit du 28 au 24 février, à trois heures du ma­tin, le tocsin retentissait à Saint-Méry, annonçant la ré­volution. Le 2 mars, Louis-Philippe, fugitif, sur le navire anglais Express, voguait vers l’Angleterre, suivant la trace et le destin de son royal cousin et prédécesseur Charles X.

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« Le temps était venu des sept maigres génisses », comme dira plus tard Alfred de Vigny. La disette 1 avagea les campagnes à tel point, que Charles Dupin put dire que tous les jours trois personnes mouraient de faim en France. Le gouvernement fut obligé d’interdire Γexporta­tion de céréales, d’admettre les importations en franchise et de faire des achats considérables à 1 étranger. Les con­seils municipaux suspendirent les octrois sur la farine. Mais, ce n’étaient là que des palliatifs, et la faim poussait les malheureux à la révolte agraire.

Pierre Dupont, dans le Pain, montrait en 1847 le spec­tre de la faim se dressant sur le sol fécond de la France.

La faim arrive du village,D ans la ville, par les faubourgs.Allez donc, barrez le passage Avec le b ru it de vos tam bours !M algré la poudre et la m itraille,Elle traverse à vol d’oiseau,E t sur la plus haute m uraille Elle p lante son noir drapeau.

Le doux poète des naïfs et sains Paysans, chante les exaspérés de Buzançais, il voit les nouveaux Jacques qui veulent briser pour toujours les chaînes féodales. 11 s’adresse aux gouvernants qui croient avoir raison paice qu’ils ont la force brutale :

Que feront vos troupes réglées ?L a faim donne à ses bataillons Des arm es en plein champ, volées,Aux prés, aux fermes, aux sillons :

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Fourches, pelles, faux et faucilles,D ans la ville, au glas du tocsin,On voit ju squ ’à des jeunes filles Sous les fusils broyer leurs se in s .

Mais sa douceur naturelle reparaît. A la fin de la pièce il demande que toutes les luttes cessent et que les armes soient transformées en instruments utiles du travail bien­faisant.

Un poète obscur 1 accuse les gouvernants d’être respon­sables de la famine. Quand le peuple a fait asseoir tous ces gens-là au trône et au pouvoir, il ne les a pas pris pour maîtres mais il les a considéré comme des chefs qui doivent connaître ses besoins.

Et du pays ceux qui font la richesse,Sont au jourd ’hui m ouran t de froid, de faim ! ! !Que veulent-ils, pour calm er leur détresse ?Que veulent-ils ! Du trava il et du pain !

Dans un petit traité politique en vers,1 2 un auteur prê­che la conciliation des intérêts généraux, les sympathies des riches pour les pauvres, afin de faire cesser les ter­ribles ravages de la famine qui décime la population labo­rieuse. Si les ouvriers sont réduits à la plus grande misère, la faute en est au régime du salaire ; la faim n’est que le « déplorable effet de l’exploitation de l’homme par l’homme, abominable impiété des spéculateurs et des capitalistes ».

Misère, encor m isère et toujours la m isère !Tel est le lot du peuple esclave à la galère.

1 D u tr a v a i l e t d u p a in . P rière du peuple. P a r Amédée de Lau- noy. 1846.

2 C oup d ’oeil s u r la m is è r e d u p e u p le en F ra n c e a u X I X e sièc le . Poèm e en deux chan ts pa r un T ravailleur. (J.-G .-D ). Paris-R ouen MDCCCXLVII.

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Les plus grands griefs de la poésie populaire se formu­laient contre l’agiotage et l’accaparement des blés. Dans ce temps-là, tout le monde était plus ou moins lancé dans les affaires — «les affaires, c’est l’argent des autres», comme dira Alexandre Dumas fils, — et les gens de la haute finance s’enrichissaient en réduisant le peuple à la plus noire misère. Un poète 1 chante, plein de tristesse et d’indignation :

D ans ces tem ps m alheureux où la récolte m anque ;Où l ’ouvrier ne sent que la gêne et le m anque,Où l’in fortuné m eurt de m isère et de faim,Ces atroces douleurs ont trouvé le d é d a in ...E t ces ignobles gens, qu’un peu d’argent rehausse,P our grossir leur fortune, ont m ain tenu la hausse,Ou pour des tem ps m eilleurs, assurés de leur gain.Ont de suite conclu leur trafic inhum ain .

Une autre,2 à son tour, flétrit d’une façon non moins énergique les accapareurs de blé, « l’ignoble rebut » de l’époque,

Des hom m es à l’œil faux, sans âme, sans rem ords !E t comme les corbeaux se ru an t sur les ihorts ;Des vam pires hideux, dégoûtante verm ine,Sans scrupule, à leur aide appellent la famine.

L’opinion publique était généralement soulevée contre les spéculateurs, et tel discours ou tel article de journal rappellent les discours de Lequinio et de Forfait à l’an­cienne Législative, ou les cahiers du Tiers-Etat sur les disettes de 1786, 1788 et 1789.

1 L a cup id ité , sa tire pa r Charles Jacques. P a r is . 1848.2 C orruption ! satire contre le X IX e siècle, pa r A m é d é e B o u d in .

Paris. 1847.

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II

Ce qui devait nécessairement arriver, arriva. Le sys­tème fondé sur le moins justifiable des privilèges, sur ce­lui de Γargent, poussait à l’assaut des richesses, à la con­quête de l’or. Il n’y a rien de plus triste que cette gan­grène morale qui rongea les hautes classes de la société française pendant les dernières années de la monarchie de Juillet.

Une longue et interminable liste de scandales dénonça cette espèce de paralysie morale qui avait atteint les clas­ses dirigeantes. Au commencement de 1846, cinq em­ployés de la marine, à Rochefort, furent condamnés pour malversations importantes. Les intendants militaires Join­ville et Boissy d’Anglas, à Paris, furent gravement com­promis dans une affaire malpropre. Emile de Girardin prouvait dans la Presse la complicité du ministère dans l’histoire scandaleuse du journal louche l’Epoque. Le privilège du troisième théâtre lyrique était vendu à un client de ce journal pour la somme de 100,000 francs ; le directeur du journal, Granier de Gassagnac se faisait fort, moyennant 1.200.000 francs de faire déposer par le minis­tre de l’intérieur un projet de loi favorable aux maîtres de postes ; on avait marchandé un siège à la Chambre des pairs au prix de 80.000 francs. Le ministère ne répondit rien à ces accusations accablantes. Girardin lui-même, par un de ses amis, se fit citer, à la barre de la pairie, et il y fut acquitté. Quand il réclama de la Chambre une en­quête contradictoire, la majorité ministérielle refusa de faire la lumière et passa à l’ordre du jour. Deux anciens ministres, Teste et Despans-Gubières furent très compro­mis dans l’affaire des mines de Gouhenans. Despans-Cu-

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bières fut condamné à la dégradation civique et à 10.000 francs d'amende ; Teste à 94,000 francs d’amende, et à 3 ans de prison et à la dégradation civique. Quelque temps après, le duc de Choiseul-Praslin, pair de France, assas­sina sa femme, fille du maréchal Sébastiani. Le comte jde Bresson, ambassadeur de France à Naples, se coupa la gorge avec un rasoir. Puis, vint l’escroquerie du prince de Berghes ; un officier d’ordonnance du roi prit la fuite après une autre escroquerie. Un officier, comptable dans l’armée d’Afrique, gagna 400.000 francs en deux ans ; un vérificateur fut condamné pour concussions et vols ; un substitut du procureur du roi fut condamné pour faux.

C’était encore l’affaire des mines de Saint-Bérain ; l’af­faire de 25 maîtres de roulage condamnés pour contre-fa­çon des timbres des lettres de voiture ; le procès de Dé­nier et d’Audiffret, accapareurs de blé et de sel ; l’affaire de l’hospice des vieillards, l’affaire de la Rochelle ! On dévalisait les lettres de valeur à la poste ; de faux billets de banque circulaient en abondance ; les maisons de jeux jouissaient d’une prospérité inouïe. Personne ne se faisait d’illusion sur le mal qui consumait le pays.

On voit des B arons usuriers ;On voit des Ducs palefreniers ;Des Comtes font l’espionnage,Des P rinces font l’agiotage ;M aints Vicomtes, m ain ts Chevaliers Exercent de v ila ins m étiers.1

Un autre poète populaire attaque ce monde doré et ga­lonné, énumérant les scandales qui émouvaient l’honnê­teté publique : 1 2

1 L . F e s t e a u : « Les titres de la ro tu re ». A lm a n a c h p h a la s té r ie n pour 1847.

2 O te m p s ! ô m œ u r s ! Satire p a r l’Augure Apolonius. P a ris. 1847.

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L ’un fut voleur, l ’autre escroc d ’une femme L ’au tre assassin , ils étaient pairs tous trois !...P artou t, partou t, l ’ignoble escroquerie Monte d’en bas aux plus hau ts échelons,E m brasse tou t de sa vaste industrie,A son profit retourne nos sillons.

Mais le poète ne perd pas tout espoir. Il invite la France à s’arrêter au bord de l’abîme, en lui montrant au fond du gouffre deux nobles victimes de la corruption : la Grèce et Rome,

Dans la satire déjà citée, la Corruption, Amédée Bou­din montre les plaies de la société du temps, la corruption qui gagne le corps social.

D ans ce siècle hideux, que l’âpre gain dévore,Gomme une lèpre im m onde, on voit fouler aux pieds Les vertus, les devoirs les plus sanctifiés.La bassesse partou t se glisse en effrontée,E t la justice hum aine, au grand jour affrontée,Ne sait, dans son horreur, où frapperont ses coups.

Un auteur catholique déplore ce malheureux pays où « la noblesse s’allie aux habitants du bagne ». Il est passé, le bon vieux temps, où la foi vivante était un frein, une force qui retenait le bras prêt au crime, où elle aidait à supporter le fardeau de la vie. Mais, maintenant, elle est éteinte dans les cœurs des hommes. Quand vous leur par­lez de Dieu, ils sifflent entre leurs dents et vous citent Vol­taire. En disparaissant de ce monde, la foi chrétienne a fait disparaître la morale. Et son absence se sent bien.

Le commerce au jourd ’hui n ’est qu’une arène imm onde,Où par le monopole et l ’accaparem ent Au bu t de ses désirs on court rapidem ent.

L’argent a remplacé Dieu. Malheur au faible et au

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pauvre ! Le monde est à ceux qui ont de For, de l'habileté, à ceux qui n’ont pas de scrupules. ■

Vous parlez de ta len t ? Calculons, s’il vous p laît.Vous voulez de l ’esprit ? A combien l ’in té rê t? 1

Une chansonnette de 1848 2 accuse directement le pou­voir d’être coupable de ce mal qui ronge le pays.

Tout trafic vous est bon ;Vous vendez des promesses,Des titres de barons,Des portra its , des caresses.Chargés d’iniquités,Vous vivez par la ruse :Trem blez pour vos péchés,Le pays vous accusé.

Henri Heine, en présence de ce triste ordre moral miné par le malaise des âmes et la faiblesse des caractères, fai­sait la réflexion suivante : « La société actuelle ne se dé­fend que par une plate nécessité, sans confiance en son droit, même sans estime pour elle-même, absolument comme cette ancienne société, dont l’échafaudage ver­moulu s’écroula lorsque vint le fils du charpentier. »

III

La Réforme, mot vague mais répondant à un besoin impérieux, était le cri de guerre, le signe de ralliement de toute l’opposition. La bourgeoisie industrielle voyait ses intérêts menacés par l’accaparement des joueurs à la * 3

1 Le dix-neuvième siècle. Satire par M. L éon B e h n is . 1847.3 La lanterne ministérielle en 1848. Anonyme.

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Bourse. La crise avait pour conséquence de lancer sur le marché de Paris un grand nombre de marchandises et de produits fabriqués qui ne pouvaient se vendre à l’étran­ger. Les fabricants et les gros commerçants fondèrent alors de grands magasins, qui vendirent à prix réduits et ruinèrent un grand nombre de boutiquiers, si nombreux à Paris. Ainsi, la haute et la petite bourgeoisie firent cause commune avec le prolétariat socialiste. A la Cham­bre, la gauche libérale servait de porte-parole aux reven­dications réformistes. Les nombreuses propositions pour l’élargissement des droits électoraux qu’elle fit, furent traitées par Guizot avec un suprême dédain. Ce fut alors que Desmousseaux de Givré, conservateur à tendances réformistes, reprocha au gouvernement de répondre à toute demande de réforme par ces mots : « rien, rien, rien ». L'opposition s’empara de ce mot, et Girardin le choisit comme épigraphe de son journal La Presse. Devant la mauvaise volonté du gouvernement, il ne restait qu’un moyen : agiter le pays et l’intéresser à la Réforme par des banquets tumultueux.

Pierre Dupont, dans la Chanson du banquet- en 1848, fait voir la France naviguant, la poupe retournée, « le vaisseau flotte en un calme énervant ». Et dans cette poé­sie, pleine du « goût infini de la République », comme disait Beaudelaire, le poète soupire :

Les in térêts ont fait la n u it si noire !Q uatre-vingt-neuf n ’est qu ’un rêve au jourd’hu i :Q uand on y songe, on a g rand’peine à croire Qu’un tel soleil sur notre F rance ait lu i !

Mais il ne perd pas tout espoir. La France n’est pas morte, elle dort seulement, elle porte en son flanc le fruit qui va mûrir :

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Quelques suppôts de la sainte alliance,E t des vendus, dans le temple in troduits,O liberté ! sont-ils toute la F rance !Ils sont à peine un ham eau dans P aris Que l’heure sonne ! et la F rance lassée Effacera leurs œuvres et leurs noms.Un peuple en tier m û par une pensée.P eut d’un veto désarm er les canons.

Un chansonnier populaire s’en prend à tout le régime parlementaire. Il ne veut rien savoir de cet étalage de phrases et de cette guerre de mots et de formules ; il voit la misère de jour en jour grandissante, et ipvite les dépu­tés à visiter les mansardes, à tâter les plaies dont le corps du peuple est couvert :

. . .sa sueur fourn it votre salaire :Voilà, F rançais, ce qu’il fau t réform er.Le peuple attend ... il est dans la détresse :Voilà, F rançais, èe qu’il faut ré fo rm er.1

Quant aux questions de politique extérieure, elles n’agi­taient pas le pays autant qu’autrefois. La crise intérieure était trop aiguë, la lutte était décisive, et l’on n’accordait qu’une attention médiocre aux questions étrangères. Pour­tant, deux faits excitèrent les passions politiques dans le pays, — le Sonderhund en Suisse et la nouvelle insurrec­tion polonaise à Gracovie.

D’accord avec la Prusse, l’Autriche et la Russie, la France promettait d’intervenir dans les affaires suisses et de maintenir le Pacte de 1815 Le gouvernement français soutenait les cantons catholiques et leur envoya 8000 fu­sils et des canons. L’opinion publique en France était 1

1 L a R é fo rm e , chanson dédiée à MM. les Députés de l’Opposition. P a r Théodore Fortune. Paris. 1848. — V oir aussi G uerre a u x ban­quets , pa r le citoyen J. Caron, typographe. P a r is . 1847.

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absolument opposée à ce rôle de gendarme du jésuitisme, si contraire aux traditions françaises d’émancipation poli­tique et intellectuelle.

Un violent pamphlet en vers 1 accuse le protestant Gui­zot, « traître méprisable », de jeter l’or

Aux pieds de Sonderbund, ce p a rti fanatique,Qui voulait revenir à l ’ancienne pratique Des tem ps de barbarie , où le clergé pu issan t F aisa it couler pour lu i des Ilots de notre sa n g .

Les massacres de la Galicie, en 1846, et l’insurrection des provinces polonaises contre l’Autriche et la Prusse, soulevèrent encore une fois l’enthousiasme en faveur des Polonais. Les scènes de 1830 et 1831 se répétèrent : sous­criptions, comités, manifestations. La chute de Cracovie, indépendante depuis 1815, et qui était la dernière ombre de la liberté polonaise, fut la mort de ces espérances.

Pierre Dupont, dans la Sibérienne, déplorait en 1847 le démembrement de la Pologne. C’est le triste convoi des forçats qui chante :

Nous ren trons dans l’âge de fer :Bourreau, fait l’apprêt du supplice !L iberté, bon droit et justice.Ne sont plus que des mots en l’air.Nos pères croyaient voir l’aurore D’un âge libre et florissant ;Us ne voyaient qu’un météore,Chargé d’une vapeur de sang.

Et le refrain qui tombe, comme le knout sur les flancs des malheureux :

1 8 4 8 .

Les d e rn iers cris d ’un F ra n ça is , par Auguste Voinchet. P a ris.

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Adieu patrie E t liberté !

Ce qui n ’est pas décapité Est fouetté

Vers la Sibérie.

Dans Wancla, Alfred de Vigny, comme le poète russe Nekrassof dans Son admirable et poignant poème Les femmes russes, chante les femmes des décabristes, leur dévouement sans exemple, leur héroïsme et leur fidélité allant jusqu’au martyre. Une grande dame russe, Wanda, raconte à un Français l'épouvantable sort de sa sœur, princesse de naissance, qui a suivi son mari dans les mines de la Sibérie. Elle est pâle et abattue, aux côtés du forçat, elle boit chaque matin « les larmes du devoir » :

J ’ira i dans les. caveaux, dans l’air em poisonneur, C onservant seulem ent de toute m a richesse,L ’aiguille et le m arteau pour luxe et pour bonheur ;E t pu isqu’il est écrit que la race des Slaves Doit porter et le joug et le nom des esclaves,Je descendrai vivante au tom beau du m ineur.

Leurs quatre enfants grandissent dans la nuit des caveaux et ne voient que trois fois dans une année la lumière pâle du Nord. Ils ne savent pas lire, et la mère malheureuse a voulu le leur apprendre. Un jour de fête, elle a demandé au Tzar la grâce de quelques livres, mais le despote répond que l’esclave a besoin du marteau et non des livres. Les yeux secs de la pauvre mère sont « glacés d’épouvante et d’horreur ». Le Français, le cœur serré devant cette dou­loureuse histoire, se demande :

Cet homme enseveli v ivan t avec sa femme,Ces esclaves enfants dont on va tuer l ame,Est-ce de notre siècle ou du tem ps d’U golin?

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Il admire ces femmes, dignes des Romaines, silencieu­ses et résignées, ce peuple muet de martyrs semés sur la neige et la glace. Et le cœur du Tzar est aussi vide de pitié que sont désertes les vastes steppes mortes et mor­nes, couvertes de neige.

... il n ’a point parlé, m ais cette année encore Heure par heure en vain lentem ent tom bera,E t la neige sans bru it, sur la terre incolore,Aux pieds des exilés nu it et jour gèlera,Silencieux devant son arm ée en silence Le czar, en m esuran t la cuirasse et la lance,P assera sa revue et toujours se ta ir a .1

Dans la Fin de la Pologne, Pierre Dupont pleure le triste sort du pays ami.

La Pologne n ’est plus, hélas ! on l’a tuée.Les rois la convoitaient m orte ou prostituée ;Elle est m orte m arty re et je tan t aux bourreaux Le sublime défi des sa in ts et des h é ro s .

Au bord de la Vistule, l’aigle blanc expire, regardant vers la France, le pays des « cœurs amollis et des bras éner­vés». Le crime accompli, laFrance cherche un crêpe fané pour se mettre en deuil, F Angleterre épicière rit derrière 1

1 L a pièce d'Alfred de V igny : L e s O ra c le s , datée du 28 m ars 1862, a pour su jet le règne de Louis-Philippe. L a pensée est très ondoyante et insaisissable. L ’im pression qui s’en dégage est celle d’une espèce de fatalism e. Le poète m ontre 1’ « U lysse m oderne », le « dernier des vieux rois », qui a connu les hom m es et la vie et sondé les révolu­tions, renversé pa r le « vent empesté des déclam ations » en tro is h eu ­res comme l’autre en tro is jo u rs . Le gouvernem ent, s’enferm ant dans sa doctrine, ne voulait rien entendre. C’était l’a ssau t aux places, la ra ison prim ée pa r le ra isonnem ent ; les gouvernants sophistes p a r­laien t en serm onnaires, co rrup teurs am bitieux régnan t pa r les in tr i­gues et pa r les faveurs. A côté d’eux, les « fous qui d istillaien t et ven­daient la sagesse », Et dans tou t ce b ru it des passions aveugles et b ru tales, il n ’y a que la vue et la clarté du J u s te qui valent, le c ris ta l de la vérité, le d iam ant de la pensée.

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son comptoir. On a tué la Pologne qui représentait une idée, et

L ’idée est sans pouvoir désorm ais ; on la nie,On la tue, et déjà la sombre ty rannie,F ou lan t aux pieds linceuls et débris féodaux Agite son fron t chauve et sa m ain sanguinaire .Le vau tour a poussé tro is cris hors de son aire

F la ira n t et guettan t les oiseaux.

Le poète a la vision des barbares aux moustaches rou­ges qui saliront encore une fois le sol sacré de la France, porte-drapeau de l’Idée. Mais, elle ne veut pas mourir. « Un souffle printanier a passé sur le monde», le règne des égoïstes orgueilleux et ambitieux effrontés va finir. Les Polonais montrent le chemin, et la France de 1792, entonnant sa vieille Marseillaise, le chant superbe des hommes libres, allumera la torche de la Raison et de la Liberté. Et la foule anonyme, les héros obscurs, « demi- nus, fronts d’airain, cœurs de bronze », les poètes, les artistes, tout ce qui porte un cœur d’homme, se mettra en route pour l’avenir. Sous l’étendard bleu, rouge et blanc, toutes les nations feront partie de la nouvelle croisade pour la sainte cause de la Justice. Et c’est le fameux Chant des Nations qui termine ce poème vibrant d’enthousiasme juvénile :

Le jour des grands destins se lève Au son du cuivre et du tam bour.O Guerre ! c’est ton dernier jou r !Le glaive brisera le glaive,E t du com bat n a îtra l’am our !

Un nouveau souffle d’espérance a fait tressaillir les cœurs et purifie l’air infect des cachots du Mont Saint- Michel. Depuis dix ans, les républicains détenus et mar­

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tyrisés, adoraient Dieu et le progrès, composaient des vers et attendaient le règne de la justice et de la frater­nité. En des extases de mysticisme révolutionnaire, ils versaient des larmes en chantant la Marseillaise. A tra­vers les grilles des fenêtres, ils regardaient les hiron­delles qui leur annonçaient le printemps, ils goûtaient à pleins yeux la splendeur des lambeaux de ciel bleu, ils écoutaient le chant éternel des vagues qui frappaient les tours de la vieille forteresse, et ils attendaient sans cesse. Enfin, dans la nuit du 25 au 26 février 1848, le directeur de la prison vint parler longuement et mystérieusement à Martin Bernard. Ses voisins s’émurent, et on lui demanda la cause de cette visite étrange. A travers les murs, la voix coupée par l’émotion, il répondit : L’une et indivi­sible est arrivée.

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CONCLUSION

La période de 1830 à 1848 fut. en France le moment de 1a. plus grande effervescence intellectuelle du XIXe siècle, et l'une des plus belles époques de la pensée humaine. La vie circula à flots, et une activité fiévreuse excita toutes les âmes. Ce fut le moment de la construction et de la reconstruction de toutes les idées, de toutes les croyances qui donnèrent son empreinte spéciale au siècle qui vient de s’achever.

C’est l’âge d’or du romantisme, le temps de ses grandes victoires. Le réalisme, dans les romans puissants de Bal­zac, se faisait jour et annonçait une nouvelle littérature, analytique et morose. Dans le domaine religieux, les uns, comme l’abbé Chàtel et ses disciples, voulaient remplacer dans la liturgie le latin par la langue nationale, les autres, comme Lamennais, réconciliaient le dogme et le libre examen, lafoi etlaraison, l’Eglise et la Démocratie. Dans la politique, de nouveaux partis se créaient et posaient les questions graves et troublantes auxquelles la postérité est chargée de trouver des solutions : le libéralisme dog­matique, voulant remplacer l’ancienne noblesse par la bourgeoisie enrichie, proscrivant toute réforme en matière économique; le radicalisme, demandant le suffrage univer­sel, la démocratisation du pouvoir et l’intervention de

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l’Etat dans les rapports entre le Capital et le Travail ; le socialisme réformiste voulant la démocratie économique et tendant à une socialisation progressive de la propriété ; le communisme révolutionnaire comptant sur les coups de main pour réaliser l’idéal communiste tout entier. En­suite, c’était la floraison des théories de régénération sociale. Les utopistes, ces âmes candides et sublimes, ab­solues et dédaigneuses de la réalité, rêvaient d’édifier une société idéale sur les ruines du passé et dans le chaos des idées et des croyances nouvelles. Ils disaient que les hommes doivent être las à la fin de se nuire toujours et que la bonne volonté, la force morale, F application de la raison pure dans les affaires humaines suffisent pour faire crouler cette société déséquilibrée, absurde et oppressive et organiser le bonheur, d’après leur forte expression. Tous ces rationalistes avaient une foi absolue daus la per­fectibilité indéfinie de l’humanité, dans l’étendue illimitée de la raison, et, avec Lamartine, ils disaient :

Nul ne sait combien de lum ièrePeut contenir notre paupière.

Au milieu de cette marche tumultueuse et haletante vers l’avenir, dans cette bataille des idées, interrompu par des coups de fusil, la poésie a dû subir beaucoup d’influences, s’imprégner des passions et des idées de son temps, se faire militante et jouer le rôle du chœur dans la tragédie antique. Elle chante les grandes espérances écloses sous le brillant soleil de Juillet, cette attente mystique d'un bonheur qui doit descendre sur la terre ; elle glorifie la solidarité, la fraternité des peuples, la religion de l’huma­nité. Elle exprime la haine des Bourbons, rois déchus, représentant un passé odieux et humiliant ; elle voue un culte ardent à Y Romme, à Napoléon élevé au rang des

1 5

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demi-dieux et incarnant le sentiment national. La poésie nous fait sentir les amertumes des premières déceptions qui suivirent l’élan etla confiance des journées de Juillet. Nous retrouvons en elle l’écho des luttes que le parti répu­blicain soutint par la parole et par les armes, l’image de tout ce qu’il a aimé et détesté, admiré et maudit . De même, elle nous rappelle la méfiance et Γaversion des conserva­teurs pour la politique progressiste ou révolutionnaire. Nous y voyons cette indécision caractéristique des âmes devant les changements incessants, un malaise moral et intellectuel, une répugnance des âmes délicates devant l’industrialisme et le mercantilisme envahissants. La poé­sie nons fait assister de près à l’évolution des idées poli­tiques et sociales de tout le siècle dernier, elle nous fait voir comment l’ancienne idée de la charité devient l’idée moderne de la justice sociale, comment les aspirations timides et les tendances à peine ébauchées se transfor­ment en systèmes solides. A la veille de 1848, la poésie s’enflamme de colère contre les spéculations financières et la corruption qui ronge tout le corps social; elle jette un cri de détresse devant les campagnes dévastées par la disette et devant la misère qui décime la population tra­vailleuse des villes ; elle exprime toute la lutte ardente pour la conquête des droits civiques et nous fait sentir ces secousses mystérieuses qui annoncent les grandes commotions politiques et sociales.

La conception que l’art doit être civilisateur, utile, mili­tant, tendancieux, qu’il doit se faire le porte-parole des idées et des espérances de son temps, que son but, même sa raison d’être est de contribuer au triomphe de la jus­tice et de la vérité, cette conception appartient au XVIIIe siècle, à sa philosophie rationaliste et émancipatrice. Elle fut appliquée dans la Révolution et inspira les toiles de David, les accents vibrants de la Marseillaise et du

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Chant du Départ, comme les médiocres drames jacobins de 1794. Le gant de fer de Napoléon avait empêché le franc-parler, mais le saint-simonisme reprit cette idée de l’art démocratique et moralisant, et la poésie de Béranger et de Casimir Delavigne annonça la poésie batailleuse de la monarchie de Juillet.

Les vers devinrent une espèce d’arme ; dans la mêlée générale, les rimes et les cadences traduisirent toutes les colères, tous les espoirs des factions. Tous les partis eu­rent leurs chevaliers de la rime. Mais, chose remarquable, et par la quantité et par la qualité, la poésie démocratique est beaucoup supérieure. Plus on approche au 1848, plus les défenseurs de l’ordre existant deviennent rares. Les gou­vernants et leurs amis agissaient ; l’opposition, les parti­sans des nouvelles doctrines avaient besoin de propager ses idées, de crier haut tout ce qu’ils haïssaient et tout ce qu’ils espéraient. Les causes de ce rapprochement de la démocratie montante et de la poésie sont très curieuses et très compliquées.

C’est d’abord l’état d’âme de la génération romantique. Tous ces esprits étaient nés dans une de ces périodes de transition, toujours si douloureuses. Ils avaient vu de terribles orages balayer un vieux monde et purifier l’air du passé par des coups de foudre retentissants. Les an­ciennes idées, les vieilles croyances étaient tombées en poussière, et peu de chose restait encore debout. Mais beaucoup des grandes espérances nées au XVIIIe siècle ne s’étaient pas réalisées, les ambitions déchaînées avaient été réprimées, et, après 1815, un sentiment d’atonie, un malaise moral et intellectuel minait les âmes de ces jeu­nes gens. Ils avaient l’âme écorchée, comme disait Mira­beau ; chacun d’eux pouvait dire avec Lamennais : « Mon âme est née avec une plaie». Ensuite, ils ne voyaient pas clair dans la vie. Avec Victor Hugo, ils souffraient de

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Y état crépusculaire des âmes, avec Alfred de Vigny ils chantaient :

Le jou r n ’est pas levé. — Nous en sommes encore Au prem ier rayon blanc qui précède l’aurore Et dessine la terre aux bords de l’horizon.

Et dans cette anémie des esprits, dans cet affaiblis­sement des volontés, ils sentaient le lourd fardeau d’une réalité laide écraser l’idéal, et dans leurs cœurs souffrants germait le mécontentement de la vie et un besoin d’affran­chissement universel, en même temps qu’une facilité extraordinaire d'attendrissement.

Le sentiment humanitaire vient de là. Ces mélancoli­ques qui, dans leur tristesse et dans leur trouble d’âme, ‘versaient des larmes, s’apitoyèrent devant les douleurs réelles et tangibles. Ces cœurs rongés par le doute s’épan­chèrent largement dans le sentiment de la fraternité hu­maine, devant la majesté des souffrances humaines. La misère de ce temps-là n’était pas la misère sociale de nos jours, c’est-à-dire une misère relative, provenant des dif­férences entre la valeur du travail utile à la société et la répartition des richesses, c’était la misère physique, la faim, la privation des objets les plus nécessaires à la vie, la misère la plus réelle et la plus grande que la France ait connu au XIXe siècle. L’industrie marchait sur des cadavres humains ; l’introduction de machines à vapeur ruinait des milliers de petits artisans et d’ouvriers. Une concurrence acharnée, des crises industrielles, inévitables dans la production capitaliste, achevèrent l’écrasement des classes laborieuses. Le pavé des grandes villes se couvrit de ces tristes victimes d’un nouveau système éco­nomique, de ces inutiles qui étaient acculés âu dilemne terrible : être fusillés ou mourir de faim. La famine, les

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disettes, ravagèrent les campagnes, et des scènes s’y pas­sèrent rappelant les guerres de paysans au XIVe siècle, les luttes sanglantes des magri contre les grassi dans les républiques italiennes. La législation ouvrière n’existait pas, le gouvernement, instrument docile dans les mains de la ploutocratie, n’en voulait rien entendre.

L’élite pensante de la bourgeoisie, les intellectuels de l’époque, compatirent sincèrement à cette misère profonde et imméritée. Religieux, ils se sentirent frères de ces pau­vres serfs d’une société injuste, de cette foule anonyme de martyrs. Idéalistes, ils furent blessés par cette réalité hideuse, par cette force brutale de la matière et de la fa­talité. Et rien de plus naturel que ce soit une femme qui ait le mieux exprimé cette tendresse, cette compassion par les souffrants. George Sand, « l’Isis du roman contem­porain, la bonne déesse aux multiples mamelles toujours ruisselantes », dans ses romans, ce «fleuve de lait »,1 fait voir l’intensité de cet humanitarisme naïf et touchant. La plus belle épopée de la pitié humaine, les Misérables, fut conçue et commencée dans ce temps-là. Un des plus vieux et plus fidèle amis de Victor Hugo, Auguste Vacquerie, dans ses Profils et grimaces, retrace une scène de 1847 : le grand poète devant quelques disciples achève la lecture des premiers chapitres de Fhistoire poignante de Jean Valjean. Sous le jour naissant où la lampe et les fronts palissent, ces jeunes gens enthousiastes, l’œil humide et fiévreux, sentaient s’élargir leur cœur dans un amour im­mense pour tout ce qui souffre.

D’autre part, les romantiques n’éprouvaient que de la haine, une haine féroce pour les bourgeois. En général, amoureux des couleurs fortes et intenses, d’exotisme, ils n’aimaient pas le présent. Byron, leur maître, dans ses 1

1 J u l e s L e m a îtr e : L e s c o n te m p o r a in s . T . IV . p . 168.

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Mémoires définissait d’une façon curieuse la poésie comme « le sentiment d’un ancien monde et celui d’un monde qui va venir». Ils n’aimaient pas ce siècle pratique et triste, sans élégance et sans passions fortes, où l'idée est écrasée par le fait et le beau par l’utile. Lanouvelle classe maîtresse de la société fut leur bête noire. Ils n’eurent pas assez de dédain pour les épiciers, les boutiquiers, les philistins. médiocres, plats, nuis ; ils les accablèrent du même mé­pris que lapeinture de DelarocheetlapoésiedeDelavigne Flaubert, au milieu de ces Bouvard et de ces Pécuchet_ constatait que les « bourgeois ont la haine de la littéra ture », et disait : « J’appelle bourgeois tout ce qui pense bassement ». 1 Joseph Prudhomme, « élève de Brard et Saint-Omer, expert assermenté près les tribunaux», — «la synthèse de la bêtise bourgeoise » comme disait Théophile Gautier, — date de ce temps-là. Et Baudelaire fait très bien voir « cette haine aristocratique sans limites, sans restriction, sans pitié contre les rois et contre la bour­geoisie ».1 2

C’est pourquoi la dynastie d’Orléans et la bourgeoisie victorieuse n’eurent pas de chantres. Lanouvelle dynastie représentait les intérêts et les idées de la bourgeoisie, et n’aimait pas la pompe et le faste des Bourbons, et Alfred de Vigny, dans son Journal parle avec froideur du « cou­ronnement protestant » de Louis-Philippe. Le sceptre des Bourbons et la redingote grise de Napoléon furent rem­placés par le parapluie du roi-citoyen, peu propre à faire jaillir des sources poétiques de ces âmes débordantes. De

1 Kenan, en 1848, écrivait aussi : « Je m ’entends m ieux avec- les sim ples, avec un paysan, un ouvrier, u n vieux soldat. N ous parlons à quelques égards le même langage, je peux au besoin causer avec eux : cela m ’est radicalem ent im possible avec un bourgeois vulgaire : nous ne som m es pas de la même espèce ». U A v e n ir d e la sc ie n c e . Pensées de 1848. Sixième édition. P a ris. 1890. p. 467.

2 C h a r le s B a u d e l a ir e : L ’a r t ro m a n tiq u e , p. 3Ö3-3&4.

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sorte que la poésie d'une part, la dynastie orléaniste et la bourgeoisie de l’autre, se séparèrent pour toujours.

La jeune démocratie attirait les poètes. Elle leur di­sait :

Songeons m oins aux bergers et songeons p lus aux hommes.Il est d’au tres sujets dans, ce monde où nous sommes,Il est de sourds com bats et de terribles m aux. 1

Et ils répondaient à cet appel.Dans les Destinées de la poésie, Lamartine définit cet

art de la façon suivante : « C’est l’homme même, c’est l’instinct de toutes ses époques, c’est l’écho intérieur de toutes ses impressions humaines, c’est, la voix de l’huma­nité pensant et sentant, résumée et modulée par certains hommes plus hommes que le vulgaire, mens divinior, et qui plane sur ce bruit tumultueux et confus des générations et dure après elles, et qui rend témoignage à la postérité de leurs gémissements ou de leurs joies, de leurs faits et de leurs idées ». Il suivit ce chemin, et personne mieux que . lui n’a chanté les grandes idées humanitaires. Victor Hugo, restant dans l’incertitude intellectuelle, ne distinguant rien nettement, attendant la lumière des journées de Juin 1848, fit tout de même son métier de flambeau, eut des accents qui annoncèrent le futur poète des Châtiments et de la Légende des siècles. Béranger ne trahit pas la cause populaire, et le temps ne fit pas vieillir le cœur du vieux chansonnier. Alfred de Vigny daigna descendre quelque­fois de sa tour d’ivoire, et montra une âme ouverte aux idées du temps. Alfred de Musset, avec son dédain aristo­cratique de la foule, de ses besoins et de ses douleurs, eut des moments de largeur d’esprit et ressentit la pitié 1

1 A lm a n a ch de la F ra n ce dém ocra tique , pour 1846. A l p h o n s e E sq u ir o s : « Aux poètes ».

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humaine. De même que Théophile Gauthier, qui en ébau­chant une nouvelle poésie plastique et impassible, annon­çait les poètes amoureux de couleur, sculpteurs de stro­phes et ciseleurs de rimes.1 Auguste Barbier, au talent mâle et vigoureux, méconnu de nos jours, se lit le vengeur de la conscience publique et le brave champion de l’Idée. Le condottiere de la plume, Barthélemy, dans un langage fruste et pittoresque, éleva pour un temps la poé­sie militante à son point culminant. Hégésippe Moreau et Pierre Dupont, gens du peuple, furent les chantres les plus autorisés et les plus doux des nouvelles idées.

Derrière eux suivait une foule obscure, des poètes quel­quefois, mais presque toujours des versificateurs, qui laissaient le fusil et reprenaient la plume pour faire leur devoir de citoyen et servir la cause qui leur était chère. La poésie, pour eux, était une vocation supérieure, ils y mettaient toute leur âme, croyante et chaude. La vraie, la haute poésie est presque toujours absente de leurs œuvres, le ton est emphatique, déclamatoire, forcé, l’expression est impropre, les vers sont souvent estropiés, l’idée n’est pas toujours claire et saisissable, mais il se dégage de ces libelles jaunis et couverts dépoussiéré, un parfum de sin­cérité, d’émotion, qui évoque toute cette époque ardente et inquiète.

Aujourd’hui, nous ne pouvons pas encore juger des idées, des espérances, des haines de cette époque. Nous respirons presque la même atmosphère, et les problèmes troublants dont ces gens ont indiqué les termes, restent pour nous à résoudre. Le temps, juge suprême, n’a pas encore prononcé sur eux sa sentence. Mais, on la dira. On jugera alors toute l’humanité comme un seul homme qui 1

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1 Les C ariatides de Banville datent de 1841, et les S ta la c tite s , de 1843.

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vit toujours et qui apprend continuellement. On aura de l’estime pour les erreurs les plus flagrantes, parce qu’elles furent utiles à la conquête de la vérité, en restreignant progressivement le nombre des hypothèses invériflées. Tout le monde sera d’accord qu'il n’y a pas de vérité ab­solue et invariable, mais des vérités passagères et rela­tives; que dans l’infinie variété du monde, il est impos­sible de donner une solution unique à tous les problèmes. Et dans ces templa serena de la pensée pure et libre, une humanité meilleure et plus équilibrée, avec une intel­ligence large et indulgente, pourra juger cette génération disparue. Mais nous, qui avons hérité de leurs passions et de leurs inquiétudes, sans hériter de leur force morale et de leur puissance d’agir, nous qui marchons comme eux à tâtons dans l’ombre pâle d’un monde qui se lève et d’un autre qui ne veut pas mourir, nous éprouvons pour ces aînés de la tendresse et de l’admiration. Comme le philo­sophe antique qui prouvait le mouvement en marchant, ils ont montré le sens de la vie et prouvé la valeur de l’existence par l’affirmation, par l’action, par une vie in­tense et dépensée en efforts qui ne peuvent rester stériles.

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TABLE DES MATIERES

A vant-propos

Pages

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CHAPITRE I

L es jou rn ées de J u i l l e t ............................................ 7Les causes de la révolution de 1830. Le p arti libé­ra l et ses revendications. — I. La glorification du peuple dans la poésie. — II. La poésie en l ’hon­neur du nouveau roi. — III. Contre les Bourbons.— IV. Le drapeau tricolore et les .grandes espé­rances éveillées par la victoire populaire.

CHAPITRE II

Le lendem ain de la R é v o lu t io n ............................... 36

Les doctrinaires et la gauche libérale . — I. La poésie anti-doctrinaire . — IL La curée. — III. Lapeine de m ort. — IV. La révolution polonaise. — V. L a légende napoléonienne.

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P ages

CHAPITRE III

L es in su rrection s à P a ris et à Lyon ■Le duel entre le gouvernem ent et le p a rti répu­blicain. Le socialism e. — I. Les trad itions de la prem ière révolution. — H. La poésie républicaine. III. La poésie sur les insurrections. — IV· L a poé­sie légitim iste.

CHAPITRE IV

L a r é s is t a n c e ..................................................................L’écrasem ent du parti républicain. La réaction. — I. L ’état crépusculaire des âm es ; l’a rt p o u r l’art._jj, La poésie socialiste et hum anita ire . P oui laliberté de la presse. — III . L a poésie an ti-républi­caine et officielle. — IV. Le Napoléon d’Edgar Quinet ; l’anti-bonapartism e.

CHAPITRE V

L es lu tte s p arlem enta ires .......................................L a politique conservatrice. — I. L ’industria lism e et le m ercantilism e. — II. Contre la hau te finance et la B o u r s e . — III. L a poésie réform iste. — IV . Le parlem entarism e. — V. Questions de patriotism e.

CHAPITRE VI

Les ut o pi e s . . .Le m ouvem ent dém ocratique. — I. La m isère dans la classe ouvrière. Le p ro létariat in te llectuel.

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II. Saint-Sim on, Fourier, Gabet. — III. L a poésie socialiste. — IY. L a poésie fouriériste et icarienne.

CHAPITRE VII

A la v e ille de 1 8 4 8 .......................................................207

La crise économique et le m ouvem ent réform iste.— I. La poésie sur la fam ine. — II. Contre la corruption . — III. La Réforme électorale. Pour la P o logne.

Conclusion 224

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