Jean Marie G.

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Guyau, Jean-Marie (1854-1888). L'irréligion de l'avenir : étude sociologique. 1887. 1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de la BnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 : *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source. *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produits élaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit : *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sans l'autorisation préalable du titulaire des droits. *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèque municipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateur de vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de non respect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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Guyau, Jean-Marie (1854-1888). L'irréligion de l'avenir : étude sociologique. 1887.

1/ Les contenus accessibles sur le site Gallica sont pour la plupart des reproductions numériques d'oeuvres tombées dans le domaine public provenant des collections de laBnF.Leur réutilisation s'inscrit dans le cadre de la loi n°78-753 du 17 juillet 1978 :  *La réutilisation non commerciale de ces contenus est libre et gratuite dans le respect de la législation en vigueur et notamment du maintien de la mention de source.  *La réutilisation commerciale de ces contenus est payante et fait l'objet d'une licence. Est entendue par réutilisation commerciale la revente de contenus sous forme de produitsélaborés ou de fourniture de service. Cliquer ici pour accéder aux tarifs et à la licence 2/ Les contenus de Gallica sont la propriété de la BnF au sens de l'article L.2112-1 du code général de la propriété des personnes publiques. 3/ Quelques contenus sont soumis à un régime de réutilisation particulier. Il s'agit :  *des reproductions de documents protégés par un droit d'auteur appartenant à un tiers. Ces documents ne peuvent être réutilisés, sauf dans le cadre de la copie privée, sansl'autorisation préalable du titulaire des droits.  *des reproductions de documents conservés dans les bibliothèques ou autres institutions partenaires. Ceux-ci sont signalés par la mention Source gallica.BnF.fr / Bibliothèquemunicipale de ... (ou autre partenaire). L'utilisateur est invité à s'informer auprès de ces bibliothèques de leurs conditions de réutilisation. 4/ Gallica constitue une base de données, dont la BnF est le producteur, protégée au sens des articles L341-1 et suivants du code de la propriété intellectuelle. 5/ Les présentes conditions d'utilisation des contenus de Gallica sont régies par la loi française. En cas de réutilisation prévue dans un autre pays, il appartient à chaque utilisateurde vérifier la conformité de son projet avec le droit de ce pays. 6/ L'utilisateur s'engage à respecter les présentes conditions d'utilisation ainsi que la législation en vigueur, notamment en matière de propriété intellectuelle. En cas de nonrespect de ces dispositions, il est notamment passible d'une amende prévue par la loi du 17 juillet 1978. 7/ Pour obtenir un document de Gallica en haute définition, contacter [email protected].

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L'ÎMELÎGÏONDEL'AVENU

ÉTUDESOCIOLOGIQUE

Page 3: Jean Marie G.

Parie. Ia<p.R. Cttt<tMo«Tet V. RtmACï.T,rae des Poit~in*,<.

OUVRAGESDUMEMEAUTEUR

EaquiMe d'une moraleaaniL

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Page 4: Jean Marie G.

ri 1 tt Il EL t G fiL~mtGtOM

Î)Ë L'AVENIR

ÉTUDESOCIOLOGIQUE

PAR

M. GUYAU1

PARISANCIENNE LIBRAIRIE GERMER BAtLLIÈRE ET C"

FÉLIX ALCAN, ÉDITEUR

108, BOULIVARDSAtNT.GKRMAtN, 108

i887

Tou droitsréservés.

Page 5: Jean Marie G.

a

INTRODUCTION

1. Fond sociologique de la religion. Sa définition. II. Lien de la religionavec l'esthétique et la morale. 111. PéaorganiMtion néceaaaire de tout ayatème de dogmes religieux ëtat d* irretigion vera lequel semble tendre l'esprithumain. Sens exact dans lequel it faut entendre l'irréligion par rapport aux prc-teuduea retirions de t'avenir. IV. -Valeur et utilité proviaoire des religions;leur insufnaance nnate.

î. Nous rencontrerons,le long de notre travail,

biendes dénnitionsdifférentesqu'on adonnéesde la

religion.Lesunessontempruntéessurtoutau pointdevuephysique,lesautresaupointdevuemétaphysique,d'autres au côtémoral, presquejamais aucôtésocial.

Et pourtant, si ony regarde de plus près, l'idéed'un

liendesociétéentre l'hommeet des puissancessupé-

rieures, mais plus ou moins semblables à lui, est

précisémentce qui fait l'unité de toutes les concep-tions religieuses.L'homme devient vraiment reli-

gieux, selon nous,quand il superpose à la société

humaineoù il vit une autre sociétéplus puissanteet

plus élevée,une sociétéuniverselleet pour ainsidire

cosmique.La sociabilité,dont on a fait un des traitsdu caractèrehumain, s'élargit alors et va jusqu'auxétoiles.Cettesociabilitéest le fond durabledu senti-ment religieux, et l'on peut définir l'être religieuxun être sociablenon seulementavec tous lesvivants

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II INTRODUCTION.

que nous fait connaître l'expérience,mais avec desêtres dapenséedont il peuplele monde.

Qn'j toute ~'e~to~ soit ainsi l'établissementd'un

lien, d'abord mythique, plus tard mystique, ratta-

chant l'homme aux forcesde l'univers, puis à l'uni-

vers même, enfin au principe de l'univers,c'est ce qui ressort de toutes les étudesreligieusesmais, ce que nous voulons mettre en lumière,c'est la façonprécise dont ce lien a été conçu.Or,on le verra mieux à la fin de cette recherche,le lien religieux a été conçu ea?analogia societa-

tis /ntmc~<p on a d'abord étendules relations des

hommes entre eux, tantôt amis, tantôt ennemis,à l'explicationdes faits physiqueset des forcesnatu-

relles, puis à l'explicationmétaphysiquedu monde,de sa production,de sa conservation,de songouver-

nement enfinona universaliséles loissociologiqueset on s'est représenté l'état de paixou deguerre qui

règneentre les hommes,entreles familles,lestribus,les nations, commeexistantaussi entre les volontés

qu'on plaçaitsous les forcesnaturellesou au delà de

ces forces.Unesociologiemythiqueoumystique,con-

çuecommecontenantlesecretde touteschoses,tel est,selon nous, le fondde toutes les religions. Celles-ci

nesont passeulementde l'anthropomorphisme,d'au-

tant plus que les animaux et les êtres fantastiquesont joué un rôle considérable dans les religions;ellessont une extensionuniverselleet imaginativede

toutes les relationsbonnesoumauvaisesqui peuventexisterentredesvolontés,detous lesrapportssociaux

de guerre ou de paix, de haine ou d'amitié, d'obéis"

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INTRODUCTION. III

sance ou de révolte, de protectionet d'autorité, de

soumission,de crainte,de respect,de dévouementou

d'amour la religion est un socïomorp/~smeuni-

versel. La sociétéavec les animaux, la sociétéavec

les morts, la sociétéavecles esprits, avecles bons et

les mauvais génies, la sociétéavec les forcesde la

nature, avec le principe suprême de la nature, ne

sontque des formesdiversesde cette sociologieuni-

verselle où les religions ont cherché la raison de

toutes choses,aussi bien des faits physiquescomme

le tonnerre, la tempête, la maladie,la mort, que des

relationsmétaphysiques,– origineet destinée, ou

des relationsmorales,-vertus, vices,loi et sanction.

Si donc nous étions obligéd'enfermer la théorie

dece livredansunedéfinitionnécessairementétroite,nousdirions que la religionest une explication phy.

sique, métaphysiqueet morale de toutes choses par

analogie avec la société humaine, sous une forme

imaginativeet symbolique. Elle est, en deux mots,une explication soc'iologiqueuniverselle à forme

mythique.Pour justifier cette conception, passons en revue

les définitionsqu'on a essayéesdu sentiment reli

gieux nousverronsqu'elles ont besoind'être com-

plétéesl'une par l'autre, et toutespar le point de vuesocial.

Parmi ces définitions, celle qui a été peut-êtreleplussouventadoptéedanscesderniers temps,avecdesmodificationsdiverses,par Strauss,par Pfleiderer,par Lotze,par M. Réville,c'est celle de Schleierma-cher. Selonlui, l'essencede la religionconsistedans

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IV INTRODUCTION.

le sentiment que nous avons tous de notre dépen-danceabsolue.Lespuissancesdontnousnoussentons

ainsidépendants,nous lesnommonsdivinités.D'au-

tre part, selon Feuerbach, l'origine, l'essencemême

de la religion, c'est le désir si l'homme n'avait pasde besoins et de désirs, il n'aurait pas de dieux.

Si la douleur et le mal n'existaient pas, dira plustard M. de Hartmann, il n'y aurait pas de religion;les dieux mêmes n'ont été dans l'histoire que le"

puissancesdont l'hommecroyaitrecevoirce qu'il ne

possèdepas et voudrait posséder,dont il attendait la

libération,le salut, la félicité.Lesdeuxdéfinitionsde

Schleiermacheret de Feuerbachprises à part sont

Incomplètes, et il est au moinsnécessaire, comme

le remarque Strauss, de les superposer. Le sen-

timent religieux est tout d'abord le sentiment

d'une dépendance, mais ce sentiment de dépen-

dance, pour donner vraimentnaissanceà la religion,doit provoquerde notre part une réaction, qui c-~

ledésir de délivrance.Sentir notre faiblesse,prendreconscience des déterminations de toute sorte quii

limitent notre vie, puis désirer d'augmenter notre

puissancesur nous-mêmeset sur les choses,élargirnotre sphèred'action, reconquérirune indépendancerelativeen facedes nécessitésd~toute sortequi nous

enveloppent, telle est la marchede l'esprit humain

en facede l'univers.

Mais ici une objection se présente la même

marche semble suivieexactementpar l'esprit pourl'établissementde la science.Dansla périodescienti-

fique,l'hommese sentaussifortementdépendantque

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INTRODUCTION. V

danslapériodereligieuse,etd'autre part cesentiment

dedépendancen'est pas accompagnéd'une réaction

moinsvivedans la scienceque dans la religion le

savantet le croyant travaillentégalementà s'affran-

chir, mais par des moyens différents.Faut-il donc

se contenterici d'une définition tout extérieure et

négativeet dire avecM. Darmesteter «La religionembrassetout le savoiret tout lepouvoirnon scienti-

fique M?Unsavoirnonscientifiquen'a guèredesens,et quantau pouvoirnonscientifique,il faudraitledis-

tinguer d'unemanièrepositivedu pouvoirqueconfère

la science or, sil'on s'entient aux faits, lepouvoirde

la religionc'est celuiqu'onn'a réellementpas, tandis

quele pouvoirde la scienceest celui qu'on possèdeet

qu'onprouve. Onpourrait, il est vrai, faire interve-

nir dansladéfinitionl'idéedecroyancepour l'opposerà lacertitudescientifique;maisle savant, lui aussi, a

sescroyances,sespréférencespourtelleoutellehypo-thèsecosmologique,qui pourtantne sontpas propre-mentdescroyancesreligieuses.La «foi»religieuseet

morale, telle qu'elle s'affirme aujourd'hui en pré-tendant s'opposer à l'« hypothèseMscientifique,est

une formeultime et très complexedu sentimentreli-

gieux,que nous examineronsplus tard, maisqui ne

peutrien nous révélersur sa primitiveorigine.Selonnous.c~esttoujoursaupointdevuesocialqu'il

en faut revenir. Le sentimentreligieuxcommencelaoù ledéterminismemécaniqueparait faireplacedans

1.Voiruncompte-rendudesP'-o/~o~~MdeM.AlbertRéviHe,parM.Darmesteter,Revuephilosophique,septièmeannée,t.t, p.76.

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VI INTRODUCTION.

le mondeà une sortede réciprocité moraleet sociale,là où nous concevonsun échangepossible de se~<t-

~~<s et même de désirs une sorte de sociabilité

entre l'homme et les puissancescosmiques,quelles

qu'ellessoient. L'hommene croit plus alors pouvoirexactementmesurer d'avance le contre-coup méca-

nique, le chocen retour d'une action, par exempled'un coup de hachedonnéà un arbre sacré; car,au lieu de considérerl'action brute, il lui fautdésor-

maisregarderauxsentimentsouauxintentionsqu'elle

exprime,et qui peuventprovoquerdes sentimentsfa-

vorablesoudéfavorableschezles dieux.Lesentiment

religieux devient alors le sentiment de dépendance

par rapport à des volontésque l'homme primitif

place dans l'univers et qu'il suppose elles-mêmes

pouvoir être affectéesagréablement ou désagréa-blement par sa volonté propre. Le sentiment reli-

gieuxn'est plus seulementle sentimentde la dépen-dance physique où nous nous trouvonspar rapportà l'universalité des choses; c'est surtout celuid'une

dépendancepsychique,moraleetendénnitivesociale.

Cette relation de dépendancea en effetdeux extré-

mités, deux termes réciproqueset solidaires si elle

rattache l'homme aux puissancesde la nature, elle

rattache celles-ci à l'homme; l'homme a plus ou

moinsprise sur elles,il peut les blessermoralement,commeil peut en être lui-mêmefrappé.Si l'homme

est dans la main des dieux, il peut pourtant forcer

cette mainà s'ouvrir ou à se fermer. Les divinités

mêmesdépendentdonc de l'homme,peuventde son

fait souffriroujouir.

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INTRODUCTION. VII

C'estseulementplus tard que cette idéede dépen-

dance réciproque deviendra toute métaphysiqueelle aboutira alors au conceptde l' «absolu» et au

sentimentd'adoration ou de pur «respect»

Outre la consciencede notre dépendance et !e

besoincorrélatif de libération, nous trouvons en-

core dans le sentiment religieux l'expressiond'un

autrebesoinsocialnon moinsimportant,celuid'affec-

tion,de tendresse, d'amour. Notre sensibilité,déve-

loppéepar l'instinct héréditaire de sociabilitéet parl'élan mêmede notre imagination, débordepar delà

ce monde,chercheune personne,une grande âme

qui elle puisse s'attacher, se confier. Nous éprou-vonsdans la joie le besoinde bénir quelqu'un, dans

le malheur, celui de nous plaindre à quelqu'un, de

gémir, de maudire même. tl est dur de se résignerà croire que nul ne nousentend, que nul ne sympa-thise de loin avec nous, que le fourmillement de

l'universest entouré d'une immense solitude. Dieu

est l'ami toujours présent de la première et de la

dernière heure, celui qui nous accompagnepartout,

que nous retrouverons là même où les autres ne

peuventnoussuivre,jusque dans la mort. A qui par-ler desêtresqui nesontpluset quenousavonsaimés?

Parmiceuxquinousentourent,lesunssesouviennenttà peined'eux, lesautres ne lesont mêmepas connus;mais en cet être divin et omniprésent nous sen-tons se reformerla sociétébrisée sans cesse par lamort. eo ~ï~~ en lui nous ne pouvons plusmourir.A ce point de vue, Dieu,objet du sentiment

religieux, n'apparatt plus seulement commeun tu-

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VIII INTRODUCTION.

teur et un maître il est mieux encore qu'un ami

c'est un véritablepère. D'abordun père rude et tout-

puissant,commelestrès jeunesenfantsse représententle leur. Les enfants croient facilementque leur père

peut tout, qu'il fait des miracles une parolede lui,et le monde est remué fiat lux, et le jour naît sa

volonté fait le bien et le mal, sa défense violée

entraîne le châtiment. Ils jugent sa puissance parleur faiblesse vis-à-vis de lui. De même les pre-miershommes.Plus tard se produisituneconception

supérieure l'homme, en grandissant, grandit son

Dieu, il lui donna un caractère plus moral ce dieu

est le nôtre. Nous avons besoind'un sourire de lui

après un sacrifice; sa pensée nous soutient. La

femme surtout, qui est plus jeune sous ce rapport

que l'homme,a eu plus besoindu père qui est aux

cieux.Quandon nous ôte Dieu, quand on veut nous

affranchir de la tutelle céleste, nous nous trouvons

toutà couporphelins.Onpourraitvoirunevéritépro-fondedans legrand symboledu Christ,du Dieumou-

rant dont la mort doit affranchirla penséehumaine

ce nouveaudrame de la passion ne s'accomplitquedansla conscience,et il n'en est pas moinsdéchirant;on s'indigne, on y songe de longsjours, comme on

songe au père qui est mort. On sent moinsl'affran-

chissementpromis que la protection et l'affection

perdues.Carlyle,cepauvregénie bizarreet malheu-

reux, ne pouvait manger que le pain préparé par sa

femme même, fait de ses propres mains et un peuavecsoncœur nousen sommestous là nous avons

besoind'un pain quotidienmêléd'amour et de ten-

Page 13: Jean Marie G.

mTROnUCTION. IX

dresse; ceux qui n'ont pas de main adorée dont ils

puissentle recevoir,le demandentà leurdieu, à leur

idéal,à leur rêve; ils se font une famillepour leur

pensée,ils invententun cœur dans l'infini.

Le besoinsocialde protectionet d'amour n'a évi-

demmentpas été aussi élevéchez lespeuplesprimi-

tifs. La fonctionde tutelle attribuée aux divinités

fut d'abordbornéeaux accidentsplus ou moinsvul-

gairesde la vie.Plus tard elle eut pour objet la libé-

rationmoraleet s'étendit au delà mêmedu tombeau.

Le besoin de protection et d'affectionfinit alors partoucheraux problèmesde la destinéede l'hommeet

du monde.C'estainsique la religion,presquephy-

sique à l'origine, aboutit à une métaphysique.

1t. Le livrequ'onvalire se relieétroitementaux

deux autres que nous avons publiéssur l'esthétiqueet sur la morale.Pour nous; le sentiment esthétiquese confondavec lavie arrivée à la conscienced'elle-

même,desonintensitéet desonharmonieintérieurelebeau,avons-nousdit, peutsedéfiniruneperceptionou une action qui stimule la viesous ses trois formesà la fois(sensibilité,intelligence,volonté),et qui pro-duit le plaisir par la conscienceimmédiatede cette

stimulationgénérale.D'autrepart, le sentimentmoralse confond,pour nous,avecla vie la plus intensiveetla plus extensivepossible,arrivée à la consciencedesa féconditépratique. La principale forme de cetteféconditéest l'actionpourautrui et la sociabilitéavecles autres hommes.Enfin, le sentiment religieuxse

Page 14: Jean Marie G.

X INTRODUCTION.

produit lorsque cette consciencede la soct~t~e de

la vie, en s'élargissant, s'étend à l'universalitédes

êtres, non seulementdes êtres réels et vivants, mais

aussi des êtres possibleset idéaux. C'est donc dans

l'idée même de la vie et de ses diversesmanifesta-

tions individueltes ou sociales que nous cherchons

l'unité de l'esthétique, de la morale et de la reli-

gion.Dans la première partie de cet ouvrage, nous

montrerons l'origine et l'évolutionde la mythologie

sociologique. Dans les autres parties, nous nous

demanderonssi, une foisécarté, l'élément mythiqueou imaginatif qui est essentielà la religionet qui la

distingue de la philosophie, le point ~evuesociolo-

gique ne pourra pas rester encore le plus large et le

plus vraisemblablepour l'explicationmétaphysiquede r~m~ers'.

1. On sait l'importance attribuée par Auguste Comte à la sociologie;mais, dans son horreur pour la métaphysique, le fondateur du positivismea exclu de cette science toute portée vraiment universelle et cosmique

pour la réduire à une valeur exclusivement humaine. MM. Spencer, de Li-

lienfeld, SchaefHe et Espinas, élargissant la sociologie de Comte, ont

étendu les lois sociales et montré, que tout organisme vivant est une

société embryonnaire, que toute société, réciproquement, est un orga-nisme. Mais on peut aller plus loin encore, avec un philosophe contem-

porain, et attribuer à la sociologie une portée métaphysique. Puisque, dit

M. Alfred FouiHée, la biologie et la sociologiese tiennent si étroitement, les

fois qui leur sont communes ne nous révèteraient-ettes pas les fois les plusuniverselles de la nature et de la pensée? L'univers entier n'est-il point lui-

même une vaste société en voie de formation, une vaste union de cons-

ciences qui s'élabore, un concours de volontés qui se cherchent et peu à peuse trouvent? Les lois qui président dans les corps au groupement des invi-

sibles atomes sont sans doute les mêmes que celles qui président dans la

société au groupement des individus et les atomes eux-mêmes, prétendusindiv'tibtes, ne sont-its point déjà des sociétés? S'il en était ainsi, it serait

vrai de dire que la science sociale, couronnement de toutes les sciences hu-

maines, pourra nous livrer un jour, avec ses plus hautes formules, le secret

même de la vie universelle. L~ sociologie peut fournir une représentation

particulière de l'univers, un type universel du monde conçu comme unesociété en voie de formation, avortant ici et réussissant ailleurs, aspirant à

Page 15: Jean Marie G.

INTRODUCTION. XI

Ill. 11est essentielde ne pas se méprendresur

cette irréligion de l'avenir que nous avons voulu

opposerà tant de travaux récents sur la religion de

~avern~.Il nous a semblé que ces divers travaux

reposaientsur plusieurs équivoques.D'abord, on yconfondla religion proprement dite tantôt avec la

métaphysique..tantôt avecla morale, tantôt avecles

deux réunies;et c'est grâce à cette confusionqu'onsoutientla pérennité nécessairede la religion. N'est-

ce pas par un abus de langageque M.Spencer, par

exemple,donnele nom de religionà toute spécula-tion sur l'inconnaissable, d'où it lui est facile de

déduirel'éternelledurée de la religion,ainsi confon-

due avec la métaphysique?De même, beaucoupde

philosophescontemporains,commeM.de Hartmann,

le théologiende l'Inconscient, n'ont point résisteà

la tentationde nous décrire une religionde l'avenir,

changerdeplusenpluslaforcemécaniqueenjustice,et laluttepourlavieenfraternité.S'iienétaitainsi,lapuissanceessentielleetimmanenteàtouslesêtres,toujoursprêteàsedégagerdèsquelescirconstancesluidonnentaccèsà la lumièredelaconscience,pourraits'exprimerparceseulmotsociabilité.»(AlfredFouittée,LaSciencesocialecontemporaine,2'édition,introductionetconclusion).M.Fouittéen'apasfaitàlareligionl'applicationdecettethéorie,dontitaseulementmontréla féconditémé-taphysiqueetmoralenouscroyonsetnousmontreronsqu'ellen'estpasmoinsfécondeaupointdevuereligieux.

Notre livre était terminé et en partie imprimé quand ont paru dans laNeuMpAt~o<opA~Md'intéressants articles de M. Lesbazeitiessur les &<MM

p<c~o/o~çMMde la religion. Quoiquel'auteur se soit ptacésurtout, commel'indiquele titre même, au point de vuepsychologique,it s'est occupé aussides relations socialeset des « conditionsde l'adaptation collective commepréfigurées,anticipées,sanctinées par les mythes et rites religieux. C'estlà, croyons-nous,confondretrop la religionavec la morale: la moraleporteen effet sur les conditionsde la vie collectivehumaine, mais la religionporte encore sur la vie collectiveuniver~te, ou elle cherche tout à la foisune explication physique et métaphysique des choses. Nous verrons qu'àleur début les religions n'ont été qu'une physique superstitieuse danstaquene les forces étaient remplacéespar des volontés,et qui prenait ainsiune forme sociologique.

Page 16: Jean Marie G.

XIII INTRODUCTION.

qui vient se résoudre simplementdans leur système

propre, petit ou grand. Beaucoupd'autres, surtout

parmi les protestantslibéraux,conserventle nom de

religion à des systèmesrationalistes. Sans doute il

y a un sens dans lequel on peut admettre que la

métaphysique et la morale sont une religion, oudu moins la limite à laquelletend toute religion en

voie d' « évanouissement.') Mais,dans beaucoupde

livres,la «religionde l'avenirMest une sortede com-

promis quelque peu hypocrite avec les religions

positives.A la faveurdu symbolismecher auxAlle-

mands,on sedonne l'air de conservercequ'en réalité

on renverse. C'est pour opposer à ce point de vue

le nôtre propreque nous avonsadopté le terme plusfrancd'irréligion de l'avenir. Nous nous éloigneronsainsi de M. Hartmann et des autres prophètes quinousrévèlent point par point la religiondu cinquan-tième siècle. Quand on aborde un objet de contro-

verses si ardentes, il vaut mieux prendre les mots

dans leur sensprécis. On a fait tout rentrer dans la

philosophie,même les sciences,sousprétexte que la

philosophiecomprità l'origine toutes les recherches

scientifiques; la philosophie,à son tour, rentrera

dans la religion, sous prétexte qu'à l'origine la reli-

gion embrassait en soi toute philosophie et toute

science.Étantdonnéeunereligionquelconque,fût-ce

celle des Fuégiens, rien n'empêchede prêter à ses

mythes le sens des spéculations métaphysiquesles

plus modernes; de cette façon, on laisse croire quela religion subsiste, quand il ne reste plus qu'une

enveloppede termesreligieuxrecouvrantun système

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INTRODUCTION. XII!

toutmétaphysiqueet purementphilosophique.Bien

mieux,aveccette méthode,comme le christianisme

estla formesupérieurede la religion,tous les philo-

sophesfinirontpar être deschrétiens;enfin,l'univer-

salité, la catholicité étant l'idéal du christianisme,

nousseronstous catholiquessans le savoiret sans le

vouloir.

Pourceluiqui, sans nier lesanalogiesfinales,tient

àprendrepourpointde départ les différencesspéci-

fiqucs(cequiest lavraieméthode),toutereligionposi-tiveet historiquea trois élémentsdistinctifset essen-

tiels i* un essai d'explication mythique et non

scientifiquedes phénomènesnaturels (actiondivine,

miracles,prières efficaces,etc.), ou des faits histo-

riques(incarnationde Jésus-Christ ou de Bouddha,

révélations,etc.). 2"un systèmede dogmes,c'est-

à-dire d'idées symboliques,de croyances imagina-

tives, imposéesà la foi commedes véritésabsolues,alors même qu'elles ne sont susceptiblesd'aucune

démonstrationscientifiqueou d'aucune justification

philosophique; 3"un culte et un systèmede rites,c'est-à-dire de pratiquesplus ou moins immuables,

regardées comme ayant une efficacitémerveilleusesur la marche des choses, une vertu propitiatrice.Une religion sans mythes, sans dogmes, sans culteni rites, n'est plus que la religion naturelle, chose

quelquepeubâtarde, qui vient se résoudreen hypo-thèsesmétaphysiques.Par cestrois élémentsdifféren-tiels et vraimentorganiques,la religion sedistinguenettement de la philosophie.Aussi, au lieu d'être

aujourd'hui,commeellel'a été autrefois,unephiloso-

Page 18: Jean Marie G.

XIV INTRODUCTION.

phic populaireet une sciencepopulaire,la religion

dogmatiqueet mythiquetend à devenirun systèmed'idées a nti philosophiqueset antiscientifiques.Si ce

caractèren~apparaîtpas toujours,c'està la faveurdu

symbolismedont nousavonsparlé, qui conserveles

noms en transformantles idées et en les adaptantaux progrèsde l'esprit moderne.

Les éléments qui distinguent la religion de la

métaphysiqueou de la morale,et qui la constituent

proprementreligionpositive,sont,selonnous,essen-

tiellementcaducs et transitoires.En ce sens, nous

rejetonsdonc la religion de ~c~r commenous

rejetterionsl'alchimie.de ~cwe~ ou l'astrologiede

l'avenir. Maisil ne s'ensuit pas que l'irréligion ou

l'a-religion, qui est simplementla négationde

tout dogme,de touteautoritétraditionnelleet surna-

turelle,de toute révélation,de tout miracle,de tout

mythe, de tout rite érigé en devoir, soit syno-

nyme d'impiété,de mépris à l'égard du fondméta-

physiqueet moral des antiques croyances.Nulle-

ment être irréligieux ou a-religieuxn'est pas être

anti-religieux.Bien plus, comme nous le verrons,

l'irréligion de l'avenir pourragarder du sentiment

religieuxce qu'il y avait en lui de plus pur d'une

part, l'admirationdu Cosmoset des puissancesinfi-

nies qui y sontdéployées;d'autre part, la recherche

d'un idéal non seulementindividuel,maissocial et

même cosmique, qui dépasse la réalité actuelle'.

Commeon peut soutenir cette thèse que la chimie

1.Voir3*partie,ch.1.

Page 19: Jean Marie G.

INTRODUCTION. XV,1

moderneest la véritable alchimie, une alchimie

reprisedeplushaut, avanttesdéviationsqui ontcausé

sonavortement, commeon peut faire,avecl'un de

nos grands chimistes contemporains, l'éloge con-

vaincudes alchimistesanciens et de leurs merveil-

leusesintuitions, de même on peut affirmer que la

vraie«religion sion préfèregarder cemot,consiste

à ne plusavoir de religion étroite et superstitieuse.L'absencede religionpositiveet dogmatiqueest d'ail-

leursla forme mêmevers laquelle tendent toutes les

religionsparticulières.En effet, elles se dépouillent

peu à peu (sauf le catholicismeet le mahométisme

turc) de leur caractère sacré, de leurs affirmations

antiscientifiques;ellesrenoncentenfinà l'oppression

qu'elles exerçaientpar la tradition sur la conscience

individuelle.Les développementsde la religion et

ceuxde la civilisationont toujoursété solidaires;or,les développementsde la religion ae sont toujoursfaitsdans le sens d'une plus grande indépendance

d'esprit, d'un dogmatisme moins littéral et moins

étroit d'une plus libre spéculation.L'irréligion, telle

que nous l'entendons.,peut être considéréecommeundegrésupérieurde la religionet de la civilisation

même.

L'absencede religion,ainsicomprise,nefait qu'unavecunemétaphysiqueraisonnée,maishypothétique,traitant de l'origine et de la destinée.On pourraitencore la désigner sous le nom d'indépendance ou~o~te religieuse,d'individualismereligieux'. Elle

1.Voir3*partie,ch.Il.

Page 20: Jean Marie G.

XVI INTRODUCTION.

a d'ailleurs été prcchée, dans une certaine mesure,

par tous les réformateurs religieux, depuis Çakia-M~uniet Jésus jusqu'à Luther et Calvin,car ils ont

tous soutenu le libre examen et n'ont retenu de la

tradition que ce qu'ils ne pouvaient pas ne pas

admettre, dans Fêtât d'impuissanceoù était alors la

critique religieuse. Le catholicisme,par exemple,a

été fondé en partie par Jésus, maisaussi en partie

malgréJésus l'anglicanismeintolérant a été fondé

en partie par Luther, maisaussienpartie malgréLu-

ther. L'hommesans religionpeut doncdonner toute

sonadmirationet sa sympathieauxgrandsfondateurs

de religions, non seulement en tant que penseurs,

métaphysiciens,moralistes et philanthropes, mais

aussien tant que réformateursdescroyancesétablies,ennemisplusoumoinsavouésde l'autoritéreligieuse,ennemisde toute affirmation qui serait celle d'un

corps sacré, non d'un individu. Toute religionposi-tive a pour caractère essentiel de se transmettre

d'une génération à l'autre en vertu de l'autorité qois'attache aux traditions domestiquesou nationales

son mode de transmissionest ainsi tout différentde

celui de la scienceet de l'art. Lesreligionsnouvelles

ontelles-mêmesbesoindeseprésenterleplussouvent

commede simples réformes,commeun retour à la

rigueurdesenseignementset des préceptesantiques,

pour ne choquerqu'à demi le grand principe d'auto-

rité mais, malgré ces déguisements, toute religionnouvelle lui a porté atteinte le retour à l'autorité

prétendue primitive était une marcheréellevers la

libertéfinale. Il existedonc au sein de toute grande

Page 21: Jean Marie G.

INTRODUCTION. XVII

b

religionune forcedissolvante,cellemêmequi a servi

le pluspuissammentà la constituerd'abord à la place

d'une autre l'indépendancedu jugementindividuel.

C'estsur cetteforcequ~onpeutcompterpour amener,

avec la décompositiongraduelle de tout systèmede

croyancesdogmatiques,l'absencefinalede religion'.0

Outre la confusion de la métaphysique éternelle

et de la morale éternelle avec la perpétuité de la

religion positive, il y a une autre tendance de nos

contemporainscontre laquellenous avonsvouluréa-

gir. C'est la croyance que beaucoup professent à

l'~Mï/ïca~o~finaledes religions actuellesdans leur

c religionde l'avenirM,soit judaïsme perfectionné,soitchristianismeperfectionné,soit bouddhismeper-fectionné.Acette «unité religieuse de l'avenir nous

opposeronsplutôt la pluralité future des croyances,l'anomie religieuse'. La prétention a l'universalité

est sans doute le caractère de toutes les grandes

religions; mais l'élément dogmatiqueet mythique

qui les constitue religions positivesest précisément

inconciliable,même sous la formeélastiquedu sym-

bole,aveccette universalitéà laquelleelles aspirent.Unetelle universaliténe peut même pas se réaliser

dans le domaine métaphysiqueet moral, car l'élé-

mentinsolubleet inconnaissablequi n'en peut être

éliminé entraînera toujours des divergencesd'opi-nion. L'idée d'un dogme actuellement c~AoK~e,

1.Voir3'partie,ch.t2. Voir 3*partie, ch. m.

Page 22: Jean Marie G.

XVm INTRODUCTION.

c'est-à-dire universel, ou mêmed'une croyanceca-

tholique, nous semble donc le contraire même du

progrès indéfiniauquel chacunde nousdoit travail-

ler selonses forces.Unepenséen'est réellementper-

sonnelle,n'existemêmeà proprementparler et n'a le

droit d'exister qu'à conditionde ne pas être la pure

répétitionde la penséed'autrui. Tout œil doit avoir

son point de vue propre, toute voix son accent. Le

progrès même des intelligenceset des consciences

doit, comme tout progrès, aller de l'homogène à

l'hétérogène, ne chercher l'idéaleunité qu'à travers

une variétécroissante.Reconnaîtrait-onla puissanceabsolued'un chef sauvageou d'un monarqueorien-

tal dans le gouvernement républicain fédératif quisera probablement,après un certain nombre de siè-

cles, celui des nations civilisées? Non cependantl'humanitéest passéede l'une à l'autre par une série

de degrés quelquefoisà peinevisibles.Nouscroyons

qu'elle s'acheminera de même graduellementde la

religiondogmatiqueà prétentionuniverselle,«catho-

lique Met monarchique, dont le type le plus cu-

rieuxest précisémentarrivédenosjours à sonachève-

ment avecle dogmede l'infaillibilité, verscet état

d'individualisme et d*a~omtereligieuse que nous

considéronscommel'idéal humain, et qui d'ailleurs

n'exclut nullement les associationsou fédérations

diverses,ni le rapprochementprogressif et libre des

espritsdans les hypothèseslesplus générales.

Le jour où les religions positivesauront disparu,

l'esprit de curiosité cosmologiqueet métaphysique

Page 23: Jean Marie G.

INTRODUCTION. XIX

qui s'y était fixéet engourdipour un temps en for-

mules prétendues immuables sera plus vivace que

jamais. 11y aura moins de foi, mais plus de libre

spéculation;moins de contemplation,mais plus de

raisonnement,d'inductionshardies, d'élans actifsde

la pensée le dogmereligieuxse sera éteint, mais le

meilleurde la vie religieusese sera propagé, aura

augmentéen intensité et en extension. Car celui-là

seulest religieux,au sens philosophiquedu mot, qui

cherche, qui pense, qui aime la vérité. Le Christ

aurait pudire Je suis venu apporter non la paixdans la penséehumaine, maisla lutte incessantedes

idées,non le repos, mais le mouvementet le pro-

grès de l'esprit, non l'universalitédes dogmes,mais

la libertédes croyances,qui est la première condi-

tion de leur expansionfinale*.

IV. Aujourd'hui,oùl'on en vientàdouterdeplusen plus de la valeur de la religion pour elle-même,la religiona trouvédes défenseurssceptiques,qui la

soutiennenttantôtau nomde la poésieet de la beauté

esthétiquedes légendes,tantôt au nomde leur utilité

pratiquer 11se produitpar momentsdans les intelli-

gencesmodernesune revanchede la fictioncontre la

réalité. L'esprit humain se lasse d'être le miroir

trop passivementclair où se reflètent les choses il

prend alorsplaisir à souffler sur sa glace pour en

obscurcir et en déformerles images. Delà vient que

LVoir3*partie,ch.têtIl.?. Voir 2'partie, ch. iv.

Page 24: Jean Marie G.

XX INTRODUCTION.

certains philosophesraffinésse demandent si la vé-

rité et la clarté auront l'avantage dans l'art, dans la

science,dansla morale,dans la religion ils en arri-

vent mêmeà préférerl'erreur philosophiqueoureli-

gieusecommeplus esthétique.Pour notre part, nou-:

sommesloin de rejeter la poésieet nous la croyonsexcessivementbienfaisantepour Inhumanité,maisà la

conditionqu'ellene soitpasdupedesespropressyni-boleset n'érigepassesintuitionsendogmes.Aceprix,nous croyonsque lapoésiepeutêtre très souventplusvraie et meilleureque certainesnotionstrop étroite-

ment scientifiquesou trop étroitement pratiques.Nous ne nous ferons pas faute, pour notre compte,de mêler souventdans ce livre la poésieà la méta-

physique. En cela nous conserverons,dans ce qu'ila de légitime, un des aspects de toute religion, le

symbolisme poétique. La poésie est souvent plus«philosophiquenon seulementque l'histoire, mais

que la philosophieabstraite; seulement, c'est à la

condition d'être sincère et de se donner pour ce

qu'elle est.

Mais, nous diront les partisans des « erreurs

bienfaisantes,» pourquoitant tenir à dissiper l'illu-

sion poétique, à appeler les chosespar leur nom?

N'y a-t-il pas pour les peuples, pour les hommes,

pour les enfants, des erreurs utiles et des illusions

permises' ? A coup sûr, on peut considérerun

grand nombred'erreurs commeayantété nécessaires

dans l'histoirede l'humanité;mais le progrèsne con-

1.VoirS*partie,ch.iv.

Page 25: Jean Marie G.

INTRODUCTION. XXI

siste-t-il pasprécisémentà restreindrepour l'huma-

nité le nombrede ces erreurs utiles? il y a dans les

racesdes organesqui, en devenant superflusavecle

temps,ontdisparu ou se sont profondémentaltérés

(telssont les musclesqui servaientsans doute à nos

ancêtrespourremuer les oreilles).Ïl existe évidem-

ment aussi dans l'esprit humain des instincts, des

sentimentset des croyancescorrespondantesqui se

sont déjà atrophiés, d'autres qui sont destinés à

disparattre ou à se transformer.Cen'est pas mon-

trer la nécessité et l'éternité de la religion que de

montrerses profondesracinesdans l'esprit humain,

car l'esprit humain se transforme incessamment.

« Nospères, disait Fontenelle,en se trompant, nous

ontépargnéleurs erreurs » en effet, avant d'arri-

ver à la vérité, il faut bien essayer un certain

nombred'hypothèsesfausses découvrirle vrai, c'est

avoirépuisé l'erreur. Les religionsont rendu à l'es-

prit humain cet immenseservice,d'épuiser tout un

ordrede recherchesà côtéde la science,de la méta-

physique,de la morale il fallait passer par le mer-

veilleuxpour arriver au naturel, par la révélationdirecteoul'intuition mystiquepour s'en tenir enfinà l'induction et. à la déduction rationnelles. Toutesles idées fantastiques et apocalyptiques dont la

religiona peuplé l'esprit humain ont donc eu leurutilité, commeles ébauches inachevéeset souventbizarresdont sont remplis les ateliers des artistesou des mécaniciens.Ceségarementsde la penséeétaient des sortes de reconnaissances,et tout cejeu de l'imagination constituait un véritable tra-

Page 26: Jean Marie G.

XXII INTRODUCTION.

vail~ un travail préparatoire; mais les produits de

ce travail ne sauraient être présentés commedéfini-

tifs. Le faux, l'absurde même a toujoursjoué un si

grand rôle dans les affaires humaines qu'il serait

assurémentdangereuxde l'en excluredu jour au len-

demain les transitions sont utiles, mêmepourpas-ser de l'obscuritéà la lumière,et l'on a besoind'une

accoutumancemême pour la vérité. C'est pour cela

que la viesocialea toujoursreposésur une largebase

d'erreurs. Aujourd'hui cette base va se rétrécissant.

Uneépouvantes'empare alors des « conservateurs»

qui craignentque tout l'équilibre socialne soit com-

promis mais, encore une fois, cette diminutiondu

nombredeserreurs estprécisémentcequiconstituele

progrès,cequi ledéfiniten quelquesorte. Leprogrès,en effet,n'estpasseulementune améliorationsensible

de la vie il en est aussi une meilleure formuleintel-

lectuelle,il est le triomphede la logique progres-

ser, c'est arriver à une plus complèteconsciencede

soi et du monde, par là même à une plus grande

conséquence de la pensée avec soi. A l'origine,non seulement la vie morale et religieuse,mais la

viecivileet politique reposaitsur les plus grossières

erreurs, monarchieabsolueet de droit divin, castes,

esclavage;toute cette barbarie a eu son utilité, mais

c'est justement parce qu'elle a été<utile qu'elle ne

l'est plus ellea servide moyenpour nousfairearri-

ver à un état supérieur. Ce qui distingue le méca-

nismede la vie desautres mécanismes,c'est que les

rouagesextérieurstravaillentà s'y rendre eux-mêmes

inutiles, c'est que le mouvement, une fois produit,

Page 27: Jean Marie G.

INTRODUCTION. XXIII

estperpétuel. Si nous avionsdes moyensde projec-tionassezpuissantspour rivaliseravecceuxde la na-

ture, nouspourrionsfaireà laterre un satelliteéternel

avecun bouletde canon,sansavoirbesoinde lui im-

primer le mouvementune seconde fois. Un résultat

donnédans la nature l'est une fois pour toutes. Un

progrès obtenu, s'il est réel et non illusoire,et si de

plus il est pleinement conscient de lui-même, rend

impossiblele retour en arrière.

Audix-huitième siècle, l'attaque contre les reli-

gions fut surtout dirigée par des philosophesparti-tisans de principes a ~WoWet persuadésque, dès

qu'unecroyancea été démontrée absurde, on en a

fini avec elle. De nos jours, l'attaque est surtout

menéepar ces historiens qui ont un respect ab-

solupour le fait et sont portés à l'ériger en loi,

qui passent leur existence d'érudits au milieu de

l'absurdité sous toutes ses formes, et pour qui

l'irrationnel, au lieu d'être une condamnation des

croyances,devient parfois une conditionde durée.

De là les deux points de vue si diiîércnts où l'on

s'est placé au dix-huitième siècle et au dix-neu-

vième pour apprécier les religions. Le dix-hui-

tième siècleles hait et veut les détruire, le secondlesétudieet finit par ne plus se résoudreà voir dis-

paraîtreun si bel objet d'étude. L'historiena pourde-vise «Cequi a été, serau il est naturellementportéà calquer sur le passé sa conceptionde l'avenir.Témoinde l'impuissancedes révolutions,il ne com

prendpastoujoursqu'il peut y avoir de complètesévolutionstransformant les choses jusqu'en leur

Page 28: Jean Marie G.

XXIV INTRODUCTION.

racine, métamorphosant les êtres humains et leurs

croyances de manière à les rendre méconnaissables*.

Un des maîtres de la critique religieuse, M. Renan,

écrivait à Sainte-Beuve « Non, certes, je n'ai pas

voulu détacher du vieux tronc une âme qui ne

fût pas mûre. » Pas plus que M. Renan, nous ne

sommes de ceux qui croient avoir tout fait quand

ils ont secoué des arbres et jeté sur la terre toute une

récolte meurtrie mais, si l'on ne doit pas au hasard

faire tomber des fruits verts, on peut chercher à les

faire mûrir sur la branche. Notre cerveau est de la

chaleur solaire transformée; il s'agit de répandre

cette chaleur, de redevenir rayon de soleil. Cette

ambition est très douce, elle n'a rien d'exorbitant,

si l'on songe combien un rayon de soleil est peu de

chose, combien il s'en perd dans l'infini il a pour-

1. Voua vous occupez de la religion, m'écrit un homme d'esprit,incrédute d'ailleurs il y a donc encore uns religion: tant mieux pour ceux

qui ne peuvent s'en passer. » Cetteboutade résume exactement la situation

d'esprit d'une bonne partie de3 Français éclairés ils s'étonnent profondé-ment que la religion soit encore debout, et de leur étonnement même ilstirent la conviction qu'elle est nécessaire. Leur surprise devient alors du

respect,presque de la religiosité. Assurément les religionspositivesexis-tent en fait et existeront longtemps encore, et, puisqu'elles existent, elles

ont des raisons d'exister; mais il faut bien aussi que ces raisonsdiminuent

de jour en jour, puisque de jour en jour le nombre des croyants diminue.Au lieu de s'incliner devant le fait comme devant un droit, il faut se dire

qu'en modifiant le fait, on modifieet on supprime les raisons d'être de ce

fait; en faisant reculer devant soi les religions, l'esprit modernedémontre

qu'ellesont de moins en moins droit à la vie.Quecertaines gens ne puissents'en passer encore, rien de plus vrai; mais, tant qu'ils ne pourront pass'en passer, la religion existera pour eux nous n'avons aucune inquiétudeà avoir de ce côté à mesure qu'en eux-mêmesla certitude s'ébranlera,ce sera la preuve que leur intelligence s est assez élargie pour n'avoir plusbesoin d'une règte autoritaire. De même pour les peuples. Rien de plusnaïf que de s'appuyer sur la nécessité même des transitions pour nier le

progrès c'est commesi, en considérant la petitesse des pas humains, on

voulait en conclure l'impossibilité de la marche en avant, l'immobilité sur

place de l'homme, semblable à celle du coquillageattaché à la pierre, du

mytilus fossile ngé pour toujours dans le rocher même auquel il s'était lié.

Page 29: Jean Marie G.

INTRODUCTION. XXV

c

tant suffid'une portion relativement très petite de

ces rayons errants dans l'espace pour façonner la

terreet l'homme.

Je rencontresouventprès de chezmoiun mission-

naire à la barbe noire, à Fœil dur et aigu, traversé

parfois d'un éclair mystique. Il semble entretenir

une correspondanceaveclesquatre coinsdu monde;il travailleassurémentbeaucoup,et il travailleà édi-

fier précisément ce que je cherche à détruire. Nos

effortsen sens contraire se nuisent-ils? Pourquoi?

Pourquoi ne serions-nous pas frères et tous deux

très humblescollaborateursdans Fœuvrehumaine?

Convertiraux dogmes chrétiens les peuples primi-tifs, délivrer de la foi positiveet dogmatique ceux

qui sont arrivés à un plus haut état de civilisation,ce sont là deux tâches qui se complètent, loin de

s'exclure.Missionnaireset libres-penseurscultivent

des plantes diverses dans des terrains divers mais

au fond,les uns et les autres ne font que travailler à

la féconditéincessante de la vie. On dit que Jean

Huss, sur le bûcher de Constance,eut un sourire de

joiesuprême en apercevantdans la foule un paysan

qui, pour allumer le bûcher, apportait la paille du

toitde sa chaumière sancta simplicitas Le martyrvenaitde reconnattre en cet hommeun frère en sin-

cérité il avait le bonheur de se sentir en présenced'une convictionvraiment désintéressée. Nous ne

sommesplus au temps des Jean Huss, des Bruno,desServet,des saint Justin ou des Socrate c'estune raisonde plus pour nous montrer tolérants et

sympathiques,même envers ce que nous regardons

Page 30: Jean Marie G.

XXVI INTRODUCTION.

commeune erreur, pourvuque cette erreur soitsin-

cère.

îl est un fanatismeantireligieux qui est presqueaussi dangereuxque celuides religions. Chacunsait

qu'Érasme comparait l'humanité à un homme ivre

hissé sur un cheval et qui, à chaque mouvement

tombe tantôt à droite, tantôt à gauche.Bien souvent

les ennemisde la religionontcommisla fautede mé-

priser leurs adversaires c'est la pire des fautes. îl ya dans les croyanceshumaines une forced'élasticité

qui fait que leur résistance croît en raison de

la compressionqu'elles subissent. Autrefois,quandune cité était atteinte de quelque fléau, le premiersoindes notableshabitarits,des chefsde la cité, était

d'ordonner des prièrespubliques aujourd'hui qu'onconnatt mieux les moyenspratiques de lutter contre

les épidémieset les autres fléaux,on a vu cependantà Marseille, en 1885, au moment où le choléra

existait, le conseil municipal presque uniquement

occupéd'enlever les emblèmes religieux des écoles

publiques c'est un exemple remarquable de ce

qu'on pourrait appelerune contre-superstition.Ainsi

les deux espèces de fanatisme, religieux ou anti-

religieux,peuventégalementdistraire de l'emploides

moyens vraiment scientifiquescontre les maux na-

turels, emploiqui est, après tout, la tâche humaine

par excellence ce sont des paralyso-moteursdans le

grand corps de l'humanité.

Chezles personnes instruites, il se produit une

réactionparfoisviolentecontrelespréjugésreligieux,et cette réaction persiste souventjusqu'à la mort

Page 31: Jean Marie G.

INTHODUCMON. XXVIÏ

maischezun certainnombre,cette réactionest sui-

vie,avecle temps,d'une contre-réaction c'est seu-

lement,commel'a remarquéSpencer,lorsquecette

contre-réactiona étésuffisante,qu'onpeut formuler

entouteconnaissancede causedes jugementsmoins

étroitsetpluscompréhensiissurlaquestionreligieuse.Touts'élargitennousavecletemps,commelescercles

concentriqueslaissésparlemouvementdelasèvedans

le tronc des arbres. La vie apaise commela mort,réconcilieavecceuxqui nepensentpasounesentent

pascommenous. Quand vousvousindignezcontre

quelquevieuxpréjugéabsurde, songezqu'il est le

compagnonde route de l'humanité depuisdix mille

ans peut-être, qu'on s'est appuyé sur lui dans les

mauvaischemins,qu'il a été l'occasionde bien des

joies,qu'il a vécupourainsidirede la viehumaine

n'y a-t-il pas pour nous quelque chosede frater-

nel dans toutepenséede l'homme?

Nousne croyonspas que les lecteurs de ce livre

sincèrepuissentnous accuserde partialitéoud'in-

justice, car nous n'avons cherché à dissimuler niles bonsni les mauvaiscôtésdes religions,et nousavonsmême pris plaisir à mettre les premiersenrelief.D'autrepart, on ne nous taxera sans doutepas d'ignorance à l'égard du problème religieux,patiemmentétudié par nous sous toutes ses faces.0Peut-êtrenous reprochera-t-on d'être un peu tropde notre pays, d'apporter dans les solutions lalogiquede l'esprit français,de cet esprit qui ne sepliepasauxdemi-mesures,veuttout ou rien, n'a pu

~arrêterau protestantismeet, depuis deux siècles,

Page 32: Jean Marie G.

XXVÏÏÎ INTM~UCTÏON.

est le foyerle plus ardentde la libre-penséedans le

monde. Nousrépondronsque, si l'esprit françaisa

un défaut, ce défaut n'est pas la logique, mais

plutôt une certaine légèreté tranchante, une cer-

taine étroitessede point de vue qui est le contraire

de l'esprit de conséquenceet d'analyse la logique,

après tout, a toujours eu le dernier mot ici-bas.

Lesconcessionsà l'absurde,outout au moinsau re-

latif,peuventêtre parfoisnécessairesdans leschoses

humaines c'est ce que les révolutionnaires

françaisont eu le tort de ne pascomprendre, mais

elles sonttoujourstransitoires.L'erreur n'est pas le

butde l'esprit humain s'il fautcompteravecelle,s'il

est inutile de la dénigrerd'un ton amer, il ne faut

pasnonplus lavénérer.Lesespritslogiqueset largestout ensemble sont toujours sûrs d'être suivis,

pourvu qu'on leur donne les siècles pour entrat-

ner l'humanité la vérité peut attendre elle res-

tera toujours aussi jeune et elle est toujours sûre

d'être un jour reconnue. Parfois, dans les longs

trajets de nuit, les soldatsen marches'endorment,sans pourtant s'arrêter ils continuentd'aller dans

leur rêveet ne se réveillentqu'au lieud'arrivée,pourlivrer bataille.Ainsis'avancenten dormantles idées

de l'esprit humain ellessont parfois si engourdies

qu'elles semblentimmobiles,on ne sent leur force

et leur vie qu'au chemin qu'ellesont fait; enfin le

jour se lève et ellesapparaissent on les reconnaît,ellessontvictorieuses.

Page 33: Jean Marie G.

1

L'IRRÉLIGION

DE L'AVE Nt R.

PBEMîEREPAMIE

L4 GË~ËSËDESRËLÎGtO~S

DA~SLESSOCIÉTÉSPIUMIHV!;S

CHAPITREPREMIER

LAPHïStQUËREL!G!EUSE

Importance du proNf'nx! d<* l'origine ')'*x rc~i~iona. Univr'rsa)ité des croyancea

reHgieutea ou superstitieuse- Variabitite d':s re)igion< et ovotution reHgieuse.

I. Théorie idéaliste qui attribue t'ori~ino des retirions à l'idée d'in<ini. /f~e-

<A~tMMde M. Max Mtmer et de M. de Hartmann. A«~HC<du divin do M. Renan.

Il. Théorie du culte d<'s mortt «1 du ~tn<«Mf. Herbert Spencer. Ohjectionade Spencer à la doctrine de t'animation des forces naturelles.

III. Réponte aux objections. Physique reti~ieuse à forme socioto~ique. où

les rapport* des forces tont remp!acé< par des rapports de Totontés bienfaisauteaou matfaiaanteo. Soeto'norpAttme des peuples primitifs.

La genèse des religions a une importance plus grandeque toute autre question historique cen'est pas seulementla vérité de faits et d'événements passés qui s'y trouve

engagée, c'est la valeur de nos idées et de nos croyancesactuelles. Chacunde nous a quelque chose en jeu dans cedébat. Les raisons qui ont jadis produit une croyancesont encore le plus souvent celles qui la maintiennent denosjours; se rendre comptedeces raisons, c'est donc,sansle vouloir, porter un jugement favorable ou défavorablesur la croyance elle-même. L'histoire, si elle était jamaiscomplète,posséderait ici le pouvoir d'effacerdans 1avenirce qu'elle n'aurait pas justifié dans le passé. Fixer parfai-

Page 34: Jean Marie G.

temcnt l'origine des religions, ce serait, du même coup,oules condamner, ou au contraire les latïcnnir et les sauver.

wIl est un premier point acquis par la critique con-

temporaine. Après les travaux de M.Roskon',de M. Ré-

ville, de M. Girard de Riallc, il est impossiblede soutenir

qu'il existe aujourd'hui, sur la surface de la terre, des

peuples absolumentdépourvus de religion ou de supersti-tion (ce qui revient au même quand il s'agit des non-civi-

lisés)'. L'homme est devenu un être superstitieux ou

religieux par cela seul qu'il était un être plus intelligentque les autres. En outre, dès les temps préhistoriques,les monuments mégalithiques (menhirs, cromlechs, dol-

mens), les sépultures, les amulettes sont des indices cer-tains de religiosité, auxquels il faut sans doute ajouter lesîOMc~c<c/<h~~M, ces fragments d'os détachés inten-tionnellement du crâne et percés parfois de trous de sus-

pension La religiosité humaine remonte ainsi, d'unemanière indiscutable,à l'âge de la pierre pulic. Enfin,pourpasser des faits aux hypothèses, on peut aller plus loin et

imaginer que, dès le commencement des temps quater-naires il y a peut-être deux cent cinquante mille ansl'liomme nourrissait déjà des superstition', vagues et élé-

mentaires, quoiqu'il ne parut pas éprouver a l'égard deses morts un respect suffisantpour leur creuser une sépul-ture et qu'on n'ait pas retrouvé ses fétiches.

Il est un secondpoint que nous pouvonsregarder comme

également admissible et (lui a des conséquences impor-tantes pour la méthode même de nos études. La religion,n'ayant pas une origine miraculeuse, a dû se développerlentement, d'après des lois régulières et universelles; elledoit tirer son origine d'idées simpleset vagues, accessiblesaux intelligences les plus primitives. C'est de là qu'elle adû s'élever, par une évolution graduelle, aux conceptionstrès complexeset très précises qui la caractérisent aujour-d'hui. Les religions ont beau secroire immuables,elles onttoutes été emportées à leur insu par l'évolution univer-selle. Le grand sphinx d'Égypte, accroupi dans le désert

1.M.Roskoff,Das~/<~o~MM~<'Mder t'o/~cn Na/M~'œ/A~'(Leipzig,1880).M.GirarddeRialle,Jt~/<o/o~ecoMpa~(Paris,1878).M.Réville,Lest-e~to~fdespeuplesMOMctt'<7/~(Paris,1880).

2. Voir M.G. de MortiHct, ~p~/u~o~Mc.. ~<~Mt~ de /<oM!~c(Paris,188;J).

Page 35: Jean Marie G.

depuisquatre mille ans, pourrait lui aussi se croire immo-

bile pourtant il n'a pas cessé un instant de se mouvoir,entraîné par la terre même, qui, à la suite du so!e~, le

porte à travers des cieux toujours nouveaux.Reste à déterminer ces idéespremières qui ont été, pour

ainsi dire, le fonduniversel des religions. Ici commenceledésaccord entre les principaux représentants de la science

religieuse. Les uns expliquent la naissance des religionspar une sorte d'intuition mystérieuse de la vérité supra-sensible, par une divination de Dieu; les autres l'expli-quent par une erreur de l'expérience, par une faussedémarche de l'intelligence humaine. Les premiers voientdans la religion un élan immense de la raison hors dumonde physiqueoù nous sommes enfermés, les secondslacroient née tout d'abord d'une interprétation inexacte des

phénomènes les plus ordinaires de ce monde, des objetsde nos sens ou de notre conscience pour les uns elle est

plus que de la science, pour les autres, elleest une pseudo-science. Tous les idéalistes, les Strauss, les Renan, lesMatthew Arnold, retrouvent dans les religions le germede leur idéalisme raffiné et s'inclinent devant elles avecun respect qui pourrait paraître ironique, s'il ne se décla-rait lui-même très sincère; ils voient en elles ce que l'es-

prit humain a produit de plus noble et de plus éternel. Les

esprits positifs, au contraire, n'aperçoivent, avecAugusteComte, à l'origine des religions que les croyances gros-sières du fétichisme.

On voit que le problème de l'origine des religions, sousla forme nouvelle où il se pose aujourd'hui, reste toujoursaussi grave on se demandait autrefois si la religion étaitrévélée ou naturelle on va aujourd'hui jusqu'à se deman-der si la religion est conforme à la vraie nature, si ellen'est pas le produit d'un égarement de l'esprit, d'une sorted'illusion d'optique nécessaire que la science corrige en

l'cxpliQuant si enfin le dieu des religions mythiques et

symboliquesn'est pas encore une idole agrandie.

I. –La théorie positivistedesreligions semblaitbienprèsde triompher il y

a quelquesannées Beaucoup l'avatent

acceptée, sans d ailleurs en tirer toujours toutes les consé-

quences. En ce moment elle est, au contraire, fortement

1.Nouslatrouvonsadoptée,ouà peuprès,mêmepardesspirim.(!i-tp<=commeM.Vacherot,La~p~on(Paris,1869).

Page 36: Jean Marie G.

4 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

contestée des éléments nouveaux ont été introduits dansles donnéesdu problème, et la question doit être soumiseà un nouvel examen. M. Max Muller, principalement, atenté un effort en quelque sorte désespéré pour sauver lecaractère objectif et rationnel de la religion, compromispar les positivistes En se plaçant à un point de vuetout différent, M. Herbert Spencer a aussi, dans sa Socio-

logie, fait la critique des théories qui considèrent lefétichisme ou le «naturisme )) commele principe de la

religion.Suivant M. MaxMüller, la notion du divin (surtout sous

la forme de la notion d'infini), aurait précédé celle desdieux. Les dieux ne seraient qu'une personnificationpos-térieure de cette grande idée naturelle à l'homme nosancêtres se sont agenouillés même avant de pouvoir nom-mer celui devant qui ils s'agenouillaient. De nos joursencore, où nous finissonspar reconnaitre pour vains tousles noms qui ont été donnés au dieu inconnu, il nous est

possiblede l'adorer en silence. La religion, qui a fait les

dieux, pourra donc leur survivre. Nous disons la reli-

gion et en effet, d'après M. Max Müller, toutes les reli-

gions se réduisent à t'unité, car elles se ramènent toutes,dans leur long développement à travers les '~<res,à l'évo-lution d'une seule et même idée, celle d'!M/t, qui, dès

l'abord, a été présente à l'esprit de tous les hommes. Cetteidée universelle, selon M. Max Müller, n'aurait pourtantrien de mystique ni d'inné au vieux sens du mot. Il

accepte volontiers l'axiome ~VtAt/in ~c ~M0<~MOMaM~ca

/Kcrt~ in M~MM~.Mais, selon lui, dans la perception deschoses finiespar les sens est contenue la perception mêmede l'infini, et c'est cette idée d'infini, à la fois sensible et

rationnelle, qui va devenir le vrai fondement de la reli-

gion. Avec les cinq sens du sauvage, M. Max Müller se

charge de lui faire sentir, ou du moinspressentirl'infini, le

désirer,y aspirer. Prenors le sens de la vue, par exemple«L'homme voit jusqu'à un certain point, et là son regardse brise; mais, précisément au point où son regard ac

brise, s'impose à lui, qu'il le veuille ou non. la perceptionde l'illimité, de l'infini. » Si l'on peut dire, ajoute M.Max

1.Voiri'0~c c< e~p/oppCH!~c~/orp~<o~~dt~ M/a /K~tt<?1.~'c/~ton~~ef//t~cle développementdeparreligionétudiés1vot.in-8',desreligionsdeClnde(traduitdel'anglaisparJ. Danne!;teter,1vol.in-8·,I8':9,Reinwald).

2. Ony. ~t~ de la ''c/t~ p. 213.

Page 37: Jean Marie G.

LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 5

Müller,que ce n'est paslà une perceptionau sens ordinairedu mot, encore moins est-ce un

purraisonnement «S'il

semble trop hardi de dire que 1homme voit récite ment

l'invisible,disons qu'il souffrede l'invisible,et cet invisiblen'est qu'un nom particulier de l'infini. » Non seulementl'homme saisit nécessairement l'infini en dehors du fini,commel'enveloppant, mais il 1 aperçoità l'intérieur mêmedu fini, comme le pénétrant la divisibilité à l'infini estd évidence sensible, même lorsque la science semble de-mandercommepostulat l'existence de l'atome. Et ce qu'onvient de dire pour l'espace s'applique au temps, à la qua-lité et à la quantité. wPar delà le fini, derrière le fini, au-dessous du fini,au sein même du fini, l'infini est toujoursprésent à nos sens. Il nous presse, nous déborde de toutes

parts. Ce que nous appelons le fini, dans le temps et dans

l'espace, n'est que le voile, le filet que nous jetons nous-mêmes sur l'innni. » Qu'on n'objecte pas que les lan-

gues primitives n'expriment en aucune mçon cette idée de

l'infini, de l'au delà, qui est donnée avec toute sensationbornée est-ce que les langues anciennes savent désignerles nuances infinies des couleurs? Démocrite ne connais-sait que quatre couleurs le noir, le blanc, le rouge, le

jaune. Dira-t-on donc que les anciens ne voyaient pas lebleu du ciel? Le cielétait bleu pour<'uxcommepour nous,mais ils n'avaient pas trouvé la formule de leur sensation.Ainsi de l'infini, qui existe pour tous, même pour ceux quin'arrivent pas à le nommer. Or, qu'est-ce que l'infini, sice n'est pas l'objet dernier de toute religion? L'être reli-

gieux, c'est celui (lui n'est pas satisfait de telle ou tellesensation bornée, qui cherche partout l'au delà, en facedela vie comme en face de la mort, en face de la naturecommeen facede soi-même. Sentir uny<<c/yMec/~equ'unne peut pas se traduire tout entier à soi-même, se prendrede vénération pour cet inconnu qui tourmente, puis cher-cher à le nommer, l'appeler en bégayant, voilà le com-mencement de tout culte religieux. La religion de l'infini

comprend et précède donc toutes les autres, et, commel'infini est lui-même donné par les sens, il s'ensuit que«la religion n'est qu'un développementde la pcrcepttcnides sens, au même titre que la raison »

Du point de vue où il s'est placé, M.MaxMilliercritiqueégalementles positivistes,qui voient dans le fétichisme la

1.Otty.t'ct;. dela rt/< p. :?I.

Page 38: Jean Marie G.

Ii LA GEKÈSE DES RELIGIONS.

reHpiun primitive, et les orthodoxes, qui trouvent dans lemonothéisme le type naturel et non encore altéré de la reli-

gion. Suivant lui, nous le savons, nommer un Dieu ou desdieux, c'est déjà avoir lidéc du divin, de l'infini; les dieuxne sont que des formes diverses, plus ou moins imparfaitesd'ailleurs, dont les divers peuples revêtent 1 idée religieuse,une chez tous la religion est pour ainsi dire un langagepar lequel les hommes ont cherché à traduire une même

aspiration intérieure, à se fairecomprendre

du grand être

inconnu: si leur bouche ou leur intelligence a pu lestrahir, si la diversité et l'inégalité des cultes est compa-rable a la diversité et à l'inégalité des langues, cela n'em-

pêche pas au fond que le véritable principe et le véritable

objt't de tous ces cultes et de toutes ces langues ne soit à

peu pn's le même. Selon M. Max MuIIcr.un fétiche, au sens

propre du mot (/~c~), n'est qu'un symbole qui présup-pose une idée symbolisée d'un fétiche ne peut pas sortirl'idée de dieu si elle n'y était déjà attachée. « Des objets

quel' cnques. des pierres, des coquillages, une queue de

lion, une mèche de cheveux, ne possèdent pas par eux-mêmes une vertu

théogoniquc et productrice des dieux. »

Donc les phénomènes du fétichisme ont toujours des anté-cédents historiques et psychologiques. Les religions necommencent pas par le fétichisme, mais il est plus vrai dedire qu'elles y aboutissent; il n'en est pas une qui se soitmaintenue pure sous ce rapport. Les Portugais catholi-

ques, qui reprochaient aux nègres leur/e~o~, n'étaicnt-ils pas les premiers à avoir leurs chapelets, leurs croix,leurs images bénites par les prêtres avant le départ de la

patrie ?Si, d'après M.Max Mullcr, le fétichisme, entendu comme

il l'entend, n'est pas la forme primitive de la religion, si le

monothéisme conscient ne l'est pas davantage, il sera

plus exact de dire que la religion première, du ricins aux

tndcs. a consisté dans le culte de divers objets pris tour àtour isolément comme représentation d'MMdieu (e~), nond'un Dieu unique et seul (~c~). C'est ce

queM. Max

Müller appelle, d'un nom forgé par lui, l~o~MiMC

(s~, par opposition à ~~), ou mieux encore le A<?~c-~o~c~e'. Dans le polythéisme ordinaire, les dieux ontdes hiérarchies, des rangs divers l'ordre règne en ce ciel

1. Cemota faitfortuneenAllemagne.M.deHartmannprendaussipuurpoint'k départI'/<~<&«'«~.

Page 39: Jean Marie G.

LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE ~OCIOMORPHISME. 7

imaginaire; mais au début cet ordre ne devait pas exister

chaque dieu devenait le plus puissant pour celui qui l'invo-

quait îndra, Varuna, Agni, Mitra, Soma, recevaient tourn tour les mêmes épithëtes. C'est l'anarchie précédant lamonarchie. « Parmi vous, û dieux, dit le Rishi Manu Yai-

vasvata, il n'en est pas de grands, il n'en est pas de petits,il n'enest pas de vieux ni déjeunes; tous, vous êtes grandsen vérité. » C'est que tous étaient (les symboles divers

exprimant une même Idée, cette de l'adoration pour ce quidépasse l'esprit, pour l'infini fuyant que nos sens nous

prouvent en nous !e cachant.tl faut voir M.Max Mullcr s'efforçant de nous retracer

l'évolution de la pensée hindoue bien avant la naissancedu bouddhisme, qui fut le protestantisme de l'Inde. Lesavant philologue est porté à voir dans le développementde la religion aux Indes l'un des types essentiels du déve-

loppement des religions humaines. Peut-être même, sui-vant lui, les Hindous, partis d'aussi bas que nous, se sont-ils parfois élevés plus naut. Assistons donc avec lui a cetterecherche des dieux, qui nulle part ne fut plus anxieuse et

plus infatigable que dans ce grand pays de méditation, et

figurons-nous que nous embrassons d'un coup d œil

comme le raccourci de l'histoire humaine.

Hab~: c:<)~/x-:i:jT' r~MT: disait Homère. Ces dieux.

(rtièt-e (Ïaiis It~ (loiiiaii'l'înde ne les chercha guère dans le domaine de ce qui estentièrement <aM~/c; par la M. Max Mullcr entend ce

qu'on peut palper sous tous ses côtés, pierres, coquillages,os, etc. il voit naturellement dans ce fait (si contestable

d'ailleurs) un nouvel argument contre la théorie fétichiste.Au contraire, en présence de ces grandes montagnes

neigeuses, dont notre plate Europe ne p~ut même pas nousdonner l'idée, de ces fleuves immenses et bienfaisants,avec leurs chutes d'eau grondantes, leurs soudaines co-

lères, leurs sources ignorées, de l'océan ou l'œil se perd,l'Hindou se sentait devant des choses

qu'ilne pouvait tou-

cher et comprendre u'à moitié, dont 1origine et la fin lui

échappaient c'est le domaine du .sc~y~/e auquell'Inde emprunta ses semi-divinités. En s élevant encor'd'un degré, la pensée hindoue devait arriver dans le do-maine de l'iM/a~y: c'est-à-dire décès choses qui. quoi-que visibles, échappent pourtant entièrement a notre por-lée, du ciel, des étoiles, du soleil, de la lune, de l'aurorecefurent là, pour l'Inde, comme pour la plupart des peuples,

Page 40: Jean Marie G.

8 LA GENÈSE DE8REMGÎONS.

les vraies divinités ajoutons-y le tonnerre, qui lui aussidescend du ciel en « hurlant, » le vent si terrible parfois,

qui pourtant, dans les jours brûlants de l'été, « verse lemiel » sur les hommes, et enfin la pluie, la pluie bien-faisante qu'cn\ ~ic le « dieu pleuvant MIndra. Âpres avoir

ainsi créé leurs dieux et peuplé le ciel un peu au hasard,les Hindous ne tardent pas, comme les autres peuples, àles distribuer en classes et en familles, à établir entre eux(les généalogies. Quelques tentatives se font pour établirdans ce ciel, comme dans 1 Olympedes Grecs, un gouver-nement, une autorité suprême; dans plusieurs hymnes,l'idée du Bleu Un, créateur et maître du monde, est clai-rement exprimée c'est lui « le père qui nous a engendrés,qui connaît les lois et les mondes, t'6~t en qui reposenttoutes les créatures.

Mais l'esprit hindou devait s'élever tout à la fois au des-sus du polythéisme grec et du monothéisme hébreu parune évolution nouvelle il est beau de diviniser la nature,mais il y a quelque chose de plus religieux encore c'estde la nier. La ferme croyance en la réalité de <(~monde,en la valeur de cette vie, entre peut-être comme élémentessentiel dans la croyance en un dieu personnel, supérieurau monde et distinct de lui, tel que le Javeh d''s Hébreux.

Précisément, le trait caractéristique de l'esprit hindou,c'est le scepticisme à l'égard de ce monde, la persuasionde la vanité de la nature le dieu hindou ne pouvait doncrien avoir de commun avec Jupiter ou Javeh. Qui ne

voit dans les forces de la matière qu'un jeu des sens, neverra dans les puissances qui sont censées diriger ces forces

qu'un jeu de l'imagination la foi dans le créateur s'en va

avec la foi dans la création. C'est en vain que les poèteshindous réclament pour leurs dieux la ~'a~ la foi. Indra

surtout, le plus populaire des dieux, à qui l'on donnait l'épi-thete suprême de ~c~or~a~ (artisan universel), est le

plus mis en doute. « M n'y a pas d'Indra, disent cer-tains. Qui l'a vu, (lui louerions-nous?)) (Rig\,Vlî,89,3.)11 est vrai que le poète, après ces paroles amères, fait

apparaître tout à coup Indra lui-même, comnr~ dansle livre de Job. « Me voici ô mon adorateur! Regarde-moi, me voici! en grandeur je dépasse toute créature.Mais la foi du poète et du penseur ne se ranime que pourun instant nous entrons dans une

périodede doute, que

M.MaxMuller désigne sous le nomda~~ïe et qu'il dis-

tingue soigneusement de l'athéisme proprement dit. Les

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 9

Hindousen effetne rejettent pas l'idée mêmed'un Dieu, le(~:dcs Grecs; seulement ils cherchent ce î)ieu par delàtoutes les divinités personnelles et capricieuses qu'ilsavaient adorées jusqu'alors toutes ces divinités ne sont

plus pour eux que des noms,mais des noms qui nomment

quelque chose, quelqueêtre inconnu. « Il n'y a qu'un être,bien que les poètes l'appellent de mille noms. » Le boud-dhisme lui-même, qui vint plus tard et ne fit que déve-

lopperdes tendancesdéjàexistantes dans le brahmanisme,ne fut pas originairement aillée, selon M. Max MùMer.L'adévismene fut pour l'Inde, à quelques exceptions près,qu'une période de transition, et ce grand peuple sut latraverser pour s éleverplus haut. Pourtant quelle anxiété,

quelle incertitude dans certains hymnes qui appartiennentsans doute à cette époque inquiète Les poètes védiquesv cessent de glorifier le ciel et l'aurore, ils ne célèbrent

plus la vaillance d'Indra ou la sagesse deViçarkarman etet de Prajapati. « Ils vont. disent-ils eux-mêmes, comme

enveloppésd'un brouillard et de paroles vides. » « Mesoreilless évanouissent,dit un autre, nies yeux s'évanouis-

sent, et aussi la lumière qui habite dans mon cœur; mon

Ame,avec ses aspirations lointaines m'abandonne quedirai-je? que penserai-je?

«D'où vient cette création,et si elle est Fœuvrc d un créateur ou non? Celui quicontempledu haut du nrmamcnt. celui-làle sait. Peut-êtrelui-mêmene lesait-ilpas. (RIg.X, 129.)Quelleprofondeurdansce dernier mot, et comme, dès cette époque, le pro-blèmedelacréationavaitétésondéparl'esprit humain Mais1 évolutiond'idées qu'Indiquent ces passages des hymnessecontinue, s'achève dansles t/~o~MAa~,qui sont lesder-nières œuvres de la littérature védique, où toute la philo-sophie religieuse de cette période se trouve condensée,uu l'on entrevoit déjà les doctrines modernes des Scho-ucnhauer et desHartmann.Apresavoir longtempscherché,

Hindoucroit pouvoir s'écrier enfin j'ai trouvé.M. MaxMùllernouscite létonnantdialogue entre Prajapati et Indra,oùcedernier acquiert, après un long effort,la connaissance<tcce « moi caché dans le cœur de l'Atman, que Kant,

appellerale « moinouménal. MIndra croit d'abord aperce-votrcemoi en apercevant son image dans l'eau, son corpscouvertdevêtementsbrillants. Maisnon, car, quandlecorpssouiïreou périt, l'Atman périrait. « Je ne vois rien (lebondanscette doctrine. ? Ensuite Indra croit que l'Atman serévèledans le rêve, dans cet état où l'esprit Hotteen proie

Page 42: Jean Marie G.

iU LA GENÈSE DES RELIGIONS.

n je ne sais quelle puissance invisible et oublielesdouleursde la vie. Maisnon; car dans le rêve on pleure encore,on sounrc encore. Alors l'Atman, le moi suprême, neserait-ce pas l'homme endormi sans rêve, « reposant du

repos parfait? Ce fut toujours la grande tentation del'Orient que de placer son idéal dans le repos, l'oubli, lesommeil profond et doux. Mais non ce n'est pas encorel'Atman, « car celui qui dort ne se connalt pas, il ne peutpas dire J7< il ne connaît aucun des êtres qui sont, il est

plongé dans le néant. Je ne vois rien de bon dans cettedoctrine. » C'est après avoir franchi tous ces degrés suc-cessifs, que la pensée hindoue arrive ennn à formuler ce

qui lui parait être tout ensemble la plus profonde réalitéet le suprême idéal l'Atman, c'est le moi sortant de son

propre corps, s'affranchissant du plaisir et de la peineprenant conscience de son éternité (6~ Mil, 7-12):c'est «l'Etre antique, insaisissable, enfoncé dans le mys-tère. plus petit que le petit, plus grand que le grand, cachédans le cœur de la créature, » (Il, ~2, 20.) Cet Atman, la« personne suprême » que le sage Unit par percevoir ensoi, qui faih~fond de nous-mêmes, c'est aussi.le fond detous es aui..es êtres; et ainsi l'M, le moi subjectif, est

identique a /M/~a, le moi objectif. Brahmacst en nous,et nous sommes en toutes choses les distinctionsdes êtres

s'évanouissent, la nature et ses dieux rentrentt dansBrahma, et Brahma est « l'éther même de notre cœur. »« Tu es cela, <MWM,» tel est le mot de la vie et dumondeentier. Seretrouver en toutes choseset sentir l'éter-nité de tout, voilà la religion suprême; ce sera la religionde Spinosa. « 11ya un penseur éternel qui pense des pen-sées non étcrnelfes un, il remplitles désirsde beaucoup.Le Brahma ne peut être atteint par la parole, par l'esprit,ni par l'œil. Il ne peut être saisi par celui qui dit Il est. »Ce Brahma, en qui tout s'évanouit comme un rêve, est « la

grande terreur, ainsi qu'une épée tirée; Dmais il est aussila julo suprême pour o'hn qui l'a une fois pénétré: il est

l'apaisement du désir et de l'intelligence. < Qui le connaîtdevient Immortel. »

j\ous sommes enfin arrivés, avec M.MaxMullcr, « autournedu long voyage que nous avons entrepris. Nousavons vu la religion hindoue,ce type des religions humai-

nes, se développer graduellement, chercher a saisir l'in-lini sous ses formes les plus diverses, jusqu'à ce qu'enfinelle soit parvenue à le nommerde son nomle plus sublime,

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. t

Brahma, l'éternel penseur, dont le monde n'est qu'unepensée fugitive. Maintenant les dieuxsont morts, les sacri-

tices, les rites, les observancesde toutes sortes sont deve-nues inutiles; le seul culte qui convienne à l'infini, c'est laméditation et ledétachement. Tous les débris des premièresreligionsvont-ils doncdisparaître, les temples élevésjadistomberont-ils en poussière; Agni, Indra, tous ces nomslumineux scront-ds à jamais oubliés? Nullement; et ici,suivant M. MaxMuller, nous pouvons trouver dans l'his-toiredes religions de l'Inde une leçonpour nous, une leçonde tolérance et de largeur. Les brahmanes ont compris

que,« comme l'homme grandit de l'enfance à lavieillesse,

t idée du Divin doit grandir en nous du berceau a latombe. Une religion qui ne peut vivre et grandir avecnous est une religion morte. ? Les Hindous ont donc con-servé dans la vie individuelledes périodes distinctes des

ac~ywa~,comme ils disent; dans les premiers acramas,le croyant invoque les dieux, leur offredes sacrifices, leurenvoieses prières; plus tard seulement, quand il a accom-

pli jusqu au bout ces devoirs naïfs et attiédi son âme autong contact des jeunes croyances, sa raison mle s'élèveau dessus des dieux, regarde enfin tous les sac. ~ficeset lescérémoniescomme des formesvaines, et ne cherche plus leculte que dans la science suprême, devenue pour lui la

religion suprême, le Yédanta. Ainsi, dans une même exis-

tence,diversesreligions trouvent moyende se superposersans se détruire. Encorede nos jours, dans une famill''<!<'brahmanes, on voit le grand-père, arrivé au terme del'évolutionintellectuelle,regarder sans dédain son fils, quiaccomplitchaquejour ses devoirs sacrés, et son petit-fils,(lui apprend par cœur les

hymnesanciens. Toutes ces

générations vivent en paix 1une à côté de l'autre. Demême font les diverses castes, dont chacune suit la

croyanceadaptée à la portée de son esprit. Tous adorentau fondun même dieu, mais ce dieu se fait accessible achacund'eux, s'abaisse jusqu'aux plus infimes. C'est que.dit M.Max Müller, une religion qui veut être le trait(1 unionentre le sage et le pauvre d'esprit, entre les vieuxet les jeunes, doit être souple, doit être haute, profondeetlarge elle doit tout supporter, être ouverte à toutes les

croyanceset à toutes lesespérances. Soyonsdonctolérants,nous aussi, comme nos pères de l'Inde ne nous in(li-

gnons pas contre les superstitions au-dessus desquellesnousnous sommesélevés, et qui nous ont servi de degrés

Page 44: Jean Marie G.

12 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

pour parveniron nous nous trouvons. Sachons découvrir

ce qu il y a de bon et de vrai dans tous les credo de l'huma-nité. Peut-être toutes les religions humaines, dégagées des

légendes qui les altèrent, peuvent-elles, aux esprits élevés,fournir une religion vraiment complète peut-être leursfondations les plus profondes, comme jadis les catacombesou les cryptes de nos cathédrales, serviront-elles encoreune fois d'asile « à ceux qui, dans un credo ou dans

l'autre, aspirent a quelque chose de meilleur, de pluspur. de plus vrai que ce qu'ils trouvent dans les rites,les offices, les sermons des temps ou le hasard les a

jetés. »

Cette haute théorie est-elle exacte? D'abord elle chercheat tort dans la civilisation hindoue le type des religions

primitives. En outre, elle intervertit tordre de l'évolu-tion en plaçant au début des notions élevées, symboles

profonds, dont l'expression par le langage aurait induit<'n erreur les générations ultérieures Mais le défaut

capital de cette théorie, c'est qu'elle place l'origine des

refigions dans une des idées métapnysiqucs les plusvagues et en même temps les plus modernes l'infini. S'ilfallait en croire M. Mullcr, cette idée nous serait four-nie par les sens mêmes son système se préscatc ainsicomme un essai de conciliation entre les sensualisteset les idéalistes. Mais la doctrine qui fait provenir dessens mêmes la notion d'infini et s efforce ainsi de luifournir un fondement objectif, nous paraît reposel' sur

une véritable confusion. Autre chose est le sentiment du

relatif, autre chose le sentiment de l'?~; qu'il y ait des

objets très grands, des objets très petits, que chacun soitmême grand ou petit selon le terme de comparaison,voila ce que nous disant les sens ou plutôt la mémoire maissi la raison subtile d'un savant moderne ne leur souffle

rien, ils n'en diront pas davantage. M. Mullcr semble croire

que la perception de l'espace nous fournit directement la

perception de l'inlini; mais, outre l'Inexactitude de cette

psychologie, elle est contraire à toutes les données histo-

riques. L'inimité de l'espace est une idée à laquelle ne

1.M.lutter, ontesait,estattéjusqu'àcroirequelesauteursdespremiersmythesauraienteuconsciencequ'ilss'exprimaientpar images laméprisedespencrationssuivantesauraitensuitepersonnifiéles figureset lesnomsdudivin;lamythologieseraitune«maladiedulangage,a disease.

Page 45: Jean Marie G.

LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE 80CIOMORPHISME. 13

se sont élevés qu'assez tard les seuls métaphysiciens.L'horizon parait physique et borné; l'enfant s'imaginetoujours qu'il ira au bout de l'horizon, qu'il touchera du

doigt le point où s'abaisse le dôme céleste; les anciensse figuraient le ciel commeune voûte de cristal semée de

points lumineux'. Pour nous, à qui l'on a dit dès l'enfance

que les astres sont des mondes plus grands que notre terre,séparés de nous par une distance au-dessus de notre ima-gination, la vue du cieléveille, par une association néces-saire, l'idée de l'incommensurable et de l'infini. Il ne faut

pasjuger par analogie de ce qui se passe dans l'esprit de

t hommeprimitif quand il lève les yeux là-haut. Ce <lerniern'a pas u tout 1 idée que son regard puisse s'anaiblir,s'éteindre par impuissance à un certain point du ciel, à unevoûte toujours la même, et que cependant il y ait encore

1.Parmilespenséesà lafoislesplusingénieusesetlespluscontestablesdei'ouvragedeM.MaxMüller,nousciteronsleparagrapheconsacreà ladivinitévédiqueAditi,l'undesnomsde l'aurore. Vousserezsurpris,dit-it,commejel'aiétémoi-mêmelapremièrefoisquelefaits'estprésentéàmoi,quanoje vousdiraiqu'ilya réellementdansleVédaunedivinitéappeléel'infini,Aditi.Aditidérivededit; etdela négationa. Ditiestundérivérégulierdelaracine<M(dyati),lier,d'oùleparticiped' lié,et lesubstantifditi,<'actiondelier et lien"<~< a doncsignifiéd'abord

quiest sanslien,nonenchalné,nonenferme dou «sanslimites,infini,t!nnni.

Cette étymologie nous semble très propre à montrer au contraire quel'idée d'infini n'est point primitive, et que. lorsque les Hindous ont pour la

première fois invoqué t'aurore sous le nom d'Aditi, ils étaient fort loin de

penser au fini ou à l'infini. La nuit était pour eux une prison, le jour ladélivrance. On sait qu'ils figuraient les journées sous l'image de vacheslumineuses qui sortent lentement de l'étable nocturne pour s'avancer à tra-vers les prairies du ciel et de la terre. Ces vaches sont dérobées parfois,enfermées dans des cavernes sombres; l'Aurore elle-même est retenue dansles abtmes du Rita alors la nuit menace de régner sans fin mais les dieuxse mettent en quête; Indra arrive, délivre l'Aurore; avec son aide on

retrouve les vaches mugissantes qui, du fond des cavernes, appellent la

liberté. It nous semble qu'en s'inspirant de ces antiques légendes, il est facilededéterminer le sens primitif d'Aditi c'est l'aurore qui, retenue on ne sait

où, réussit tout à coup à faire tomber ses liens et, radieuse, apparait dansleciel grand ouvert délivrée, elle délivre tout, elle brise le cachot dans

lequella nuit avait plongé le monde. Aditi, c'est l'aurore libre et en même

tempslibératrice. Par extension, ce sera la lumière immortette et impéris-sable,que nulle puissance ne peut voiler ni cacher plus d'un jour, tandisqueDitisignifiera ce qui est mortel, périssable, enchatné dans les liens dela matière, Il scmhle que cette étymologie est bien simple, et que de plusellese trouve connrmée par les légendes auxquelles nous venons de faire

allusion; après t'avoir présentée dans la Revue philosophique (décem-bre 1879),nous la voyons adoptée par M. Réville, Pro/<~oMé/<Mà /7n~t'rcdes rc/t~o~ 1881.

Page 46: Jean Marie G.

14 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

quelque chose au de!à; par habitude, il place toujoursla findu monde aux extrémités de ses rayons visuels, quiforment une sphère apparente et immobile. Il a de la

peine à comprendre que l'espace céleste soit infiniment

plus grand que le monde visible. Il ne pense pas davan-

tage que des objets puissent le dépasser en quelque sorteinfiniment par leur petitesse; la divisibilité à l'infini, oùM. Max Mùller voit une évidence pour les sens, est lerésultat du raisonnementle plus abstrait naturellement,nous sommesportés a croire que la petitessede la natures'arrête où nous nous arrêtons, c'est-à-dire à l'atome

visuel,au ~M~ïM~ visibiie.

Quaut à cette « souffrance de l'invisible » dont parleAÏ.MaxMùllcr, c'est un mal tout moderne, qui, au lieu de

provoquer l'idée de l'infini, est au contraire )e produit tar-dif de cette idée acquise à force de raisonnement et de

science loin de marquer l'origine des religions, la « souf-france de 1 Inconnu en marque l'insuffisance, elle enannonce la fin. L'homme primitif s'inquiète fort peu del'infinité de la nature et du silence éternel des espaces;il a bientôt fait de se tailler un monde à sa mesureet de s'y enfermer. 11 ne souffre guère que du mond~'visible: c'est la qu'il trouve pour son activité physiqueet intellectuelle un objet plus que suffisant ses dieux,il ne va pas les chercher bien loin, il les rencontre pourainsi dire sous sa main, il croit les toucher du doigt,il vit en société avec eux. Ils lui sont d'autant plus redou-tables qu'ils sont plusvoisinsde lui. Pour sor intelligenceencore grossière, la grandeur des dieux ne se mesure pasà leur infinité intrinsèque, mais à la puissance de leuraction sur lui; si le ciel avec ses soleils ne l'éclairait nine le réchaunait, ce ne serait pas le père universel, le

DyaM~M~ le Ze~,le VMOt~et.Nous ne voulons pas direavec Feuerbach que la religion ait simplement sa racinedans l'intérêt grossier, dans l'égoïsme brutal; en ses rela-tions avec les dieux commeavec ses semblables, l'hommeest moitié égoïste, moitié altruiste ce que nous mainte-nons, c'est lue l'homme n'est pas rationaliste à la façonde M. Mulîcr, que la notion de l'infini s'est développéeindépendamment (lela foi religieuse; bien plus, qu'elle netarde pas à entrer en lutte avec celle-ci et à la dissoudre.

Lorsque, par le progrès de la penséehumaine, le mondeen vient à être conçu commemnm, il déborde les dieux,il les dépasse.C'est ce qui s'est produit en Grèce au temps

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISXE. 1~

de Démocriteet d'Épicure.Les religions vraiment positivesveulentun mondeborné lespeuplesn'élèvent pas leurs pre-miers temples a l'infini pour l'y loger. M. Mullcr loue !<'sHindous de s'en être tenus à l'a~MC/cst-cebien a l'idé''de l'innni qu'ils doivent cette sagesse, si c'en est une e<cette idée, si elle eut été seule présente à leur pensée, n<'les aurait-elle pu mener aussi bienà l'o~A~MePLorsqu'unapprend à voir se dérouler sans fin et sans temps d'arrêtla chaîne éternelle des phénomènes, on n'espère plus mo-difierpar une prière ce déterminismeinflexible on se con-tente de le contempler par la pensée ou d'y entrer soi-même par l'action. La religion se fond dans la science oudans la morale. Il reste, il estvrai une hypothèse suprêmea laquelle on peut se rattacher on peut essayer de divi-niser l'infini,de lui prêter, à la manière desbrahmanes, desbouddhistes anciens ou modernes, des Schopcnhauer etdes Hartmann, une mystérieuse unité d'essence; la prièrealors expire en méditation, en extase, en un bercementmonotone de la pensée au mouvement du monde phéno-ménal c'est la religion du îM~Mï<~p.Mais cette religiondernièrene provient pas de l'idée del'infini,elle s'y ajoute:l'homme cède encore à un besoin, sinon de personnifier,du moinsd'individualiser et d'unifier l'infini, tant l'hommeveut à toute forceprojeter sa

propreindividualité dans le

monde On donne une sorte d âme à ce grand corps qu'ouappelle la nature, on en fait quelque chose de semblableà notre organisme vivant n'est-ce-pas là un dernier

anthropomorphisme?C'est seulement plus tard que la pensée humaine, em-

portée dans un voyage sans terme analogue à ces migra-tions qui jetaient au loin les peuples primitifs, après avoirtraversé tout l'espace visible et franchi son propre horizon

intellectuel, est arrivée devant cet océan de l'infini qu'ellene pouvait sonder même du regard. L'infini a été pourelle une découverte, comme l'était la mer pour les peu-ples venus des plaines ou des montagnes. De même

nue,pour l'œil qui commenceà voir, les divers plans de 1es-

pace sont indistincts et également rapprochés que c'estle toucher qui, peu à peu, fait reculer l'espace et nousdonne l'idée du lointain qu'ainsi, avec notre main, nousouvrons pour ainsi dire l'horizon devant nous de même,pour l'intelligence encore non exercée, tout semble fini.borné ce n'est qu'en avançant qu'elle voit s'agrandir son

domaine, c'est la pensée en marche qui ouvre devant elle-

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16 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

même la grande perspective de l'infini. Au fond, cette idéede l'infiniest momsempruntée aux chosesqu'au sentimentmême (le notre activité personnelle, à la croyance dansMl'essor toujours possible de notre penséea agir, voilàce qui, commeon l'a dit', est vraiment infini, ou du moinsce qui paraît tel. En ce sens, on peut bien admettre qu'ily a danstouteaction, dans toute pensée humaine un pres-sentiment vague de l'infini, parce qu'il y a la conscienced'une activité qui ne s'épuise pas dans cet acte ni danscette pensée se sentir vivre, c'est donc en quelque sortese sentir infini illusion ou realité, cette idée se mêle àtoutes nos pensées, on la retrouve dans toute espèce de

science; mais elle ne produit pas la science, elle en naîtelle ne produit pas la religion, qui fut la science des

premiers âges, elle en sort. L'idée de l'infini ressemble,sous beaucoup de rapports, à l'ignorance socratique, igno-rance raffinée qui cache le plus haut développement de

l'intelligence. Un des caractères antiscientinques des

religions actuellesest précisémentqu'elles n'ont pasencoreassez le sentiment de toute notre ignorance devant l'incon-

naissable, qu'elles n'ont pas assez d'ouverture sur l'infini.Si peuà peu, commenous leverrons, la physiquereligieuseest devenue une métaphysique, si les dieux ont reculé de

phénomène en phénomène jusque dans la sphère supra-sensible, si le ciel s'est séparé de la terre, cependant les

religions positives ont toujours craint d'ouvrir en toussens à la pensée de l'homme une perspective vraimentinfinie elles ont toujours arrêté ses regards devant unêtre plus ou moins déterminé, un créateur, une unitéoù l'esprit pût se reposer, se délasser de l'infini. Leur

métaphysique, comme leur physique, est restée plus oumoins anthropomorphique, et aussi plus ou moinsfondéesur le miracle, c'est-à-dire sur ce qui limite et susperdl'intelligence. Et, commel'objet de la plupart des religionsn'est rien moins que l'infini, de même la foi religieuseelle-même aboutit au besoin d'arrêter l'essor de 1 espritet de lui imposer une borne immuable elle aboutit à la

négation de l'infinité et de la progressivité indéfinie dela pensée humaine.Frappées d'un arrêt dedéveloppement,la plupart des religions positives se sont attachées à

jamais aux premières formulesqu'elles avaient trouvéeselles en ont fait l'objet pratique du culte, en laissant dans

1.AlfredFouillée,LaM~r~et~d~pr~uMMMc,2*partie.

Page 49: Jean Marie G.

LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHI8ME. 17

le vague et comme dans l'inutilité l'idée de l'infini insai-sissable.

Pas plus que l'idée d'infini, nous ne pouvonsplacer audébut de la pensée religieuse, une autre notion voisine dela première celle d'unité embrassant la pluralité, de l'MMtout. Cette notion panthéiste et ~o/M~c,à en croire M. de

Hartmann, serait le point de départ des religions. A moitié

disciplede Hegel, à moitié de Schopenhauer, M. de Hart-mann ne pouvait manquer d'attribuer à l'humanité et d'ap-pliquer à l'histoire les formules de sa dialectique. « L'hé-

nothéisme, dit-il, a son fondement dans l't~ positiveque l'on reconnait être à la base de /OM~ les divinités dela nature, identité qui permet d'honorer, dans la personnede chaque dieu, principalement dans celle de chacun des

principaux dieux admis dès /'or!~ïM~,la divinité o:~sens

a&M/M,le divin, Dieu. Par suite il devient <MC~~r< en

quelque mesure, d'adorer la divinité sous tel de ses aspectsparticuliers plutôt que sous tel autre la fantaisie, quandellese représente Indra sous laformed'unbuffle,neprétendpas exclure par là la possibilité de le représenter 1 instant

d'après sous la figure d'un aigle ou d'un faucon quandelle offreses hommagesà la divinité suprême sous le nomdu dieu de la tempête Indra, elle ne veut pas exclurepar làla possibilité de l'adorer l'instant d'âpres, soit comme

Surya, dieu du soleil, soit commeHudra-Varuna, dieu duciel.L'hénothéisme ne doitdoncpas sa naissance au défautd'association d'idées et à l'oubli que montreraient des

polythéistes qui, en adressant leurs hommages à Suryacomme au dieu suprême, perdraient de vue, par une

incroyable faiblessede mémoire, qu'il y a encore d'autres

dieux, adorés par d'autres gens, et qu'eux-mêmes naguèreinvoquaient. » Se figure-t-on l'humanité primitive déjàau courant de la philosophie de l'unité, avec son symbo-lisme de puissances diverses prises tour à tour pour lesmanifestations de l'unité fondamentale? Même pourl'Inde, cette terre de la métaphysique panthéiste,

unet~lle philosophie est le produit tardif d une civilisation

déjà raffinée. Jamais les peuples n'ont commencé à pen-ser par des abstractions. Ils n'ont pu d'abord concevoir ladivinitéen général, pour la représenter ensuite par Indra,Surya ou Rudra-Varuna, comme par des aspects dontaucunne l'épuisé, sorte de litanie où l'Un-Tout pren-drait successivement les noms les plus divers. Une telle

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18 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

subtilité de conception panthéiste est un produit ultérieurde la spéculation métaphysique. A l'origine, on ne distin-

guait pas la figure du dieu et le dieu lui-même. C'est à

grand'peine que l'humanité est arrivée à la conceptiondela différence de l'esprit et du corps; a fortiori est-ce

beaucoup plus tard qu'elle a pu en venir à se représenterl'unité de l'esprit suprême sous la multiplicité de sesmodes.

Une dernière forme de ce vague idéalismequi a inspiréMM.MaxMullcretdeHartmann, commeIIavaitdéjà inspiréStrauss, c'est la théorie de M. Renan sur « l'instinct reli-

gieux w,sur la « révélationde l'idéal < M.Renan entend parm quelque chose de mystérieux et de mystique, une voixdu ciel s'élevant en nous, une révélation subite et presquesacrée. «La religion dans l'humanité, écrit-il, est l'équiva-lent delà nidiHcationchezl'oiseau. Un instinct s'élèvetout à

coup mystérieusement cite? un être qui ne l'avait jamaissenti

jusque-là.L'oiseau qui n'a jamais pondu ni vu pon-

dre sait d avance la fonction naturelle à laquelle il va con-tribuer. ÎI sert, avecune sorte de joiepieuse et de dévotion,

une fin qu'il ne comprend pas. La naissance de l'idée

religieusedansl'hommeseproduitd'une manièreanalogue.L'homme allait inattentif. Tout à coup un silence se fait,comme untempsd'arrêt, une lacunede la sensation :–OhDieu! se dit-il alors, que ma destinée est étrange! Est-ilbien vrai que j'existe? Qu'est-ce que le monde? Cesoleil,cst-c~moi?Rayonnc-t-Il de mon cœur?. 0 père, je te vois

par delà les nuages Puis le bruit du monde extérieur

recommence l'échappée se ferme mais, à partir de ce

moment, un être en apparence égoïste fera des actes

inexplicables, éprouvera le besoin de s'incliner et d'a-dorer*. HCette belle page, où l'on retrouve les onctionset les extases des Gerson et des Fénelon, nous semblerésumer fort bien l'opinion de ces nombreux modernes

qui s'enbrccnt de substituer au respect des religionschancelantes le respect du sentiment religieux.Par mal-heur M. Renan nous raconte ici un véritable mythe.Jamais à l'origine l'homme n'a rien éprouvé de sem-blable. M. Renan semble confondre complètement lesidées et les sentiments qu'il a pu éprouver fui-mêmc, liis-

1.Dta/O~M~N/OM~/t~MM,p.JP.

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 19

torien desreligions et penseurraffiné,avecceuxdel'homme

primitif. Ce doute suprême élevé sur notre propre exis-tence et celle du monde, ce sentiment de l'étrangeté denotre destinée, cette communion de l'Ameavec la nature

entière, ce débordement d'une sensibilité excitée et tour-mentée par la vie moderne, tout cela n'a rien de communavec le sentiment religieux primitif, avec la foi robusteet grossière reposant sur des faits palpables, sur desmiracles sautant aux yeux. Tout ce mysticisme, loin

d'expliquer l'origine des religions, en marque plutôt la

décomposition. Un mystique est quelqu'un qui, sentant

vaguement l'insuffisanceet le vide d'une religion positive<'tbornée, cherche à compenser par la surabondance du

sentiment, l'étroitcssc et la pauvreté du dogme Lesmysti-ques, substituant plus ou moins le sentiment personnel etlesélans spontanés du cœurà la foidans l'autorité, ont tou-

jours été dans l'histoire deshérétiques qui s'ignoraient. Les

époques sentimentales furent des époques d'inaction, deconcentration sur soi, d'indépendancerelative dela pensée.Au contraire, à l'origine des religions, rien de sentimentalou de méditatif, mais un emportement de toutes les Amesdans un même tourbillon de craintes ou d'espoirs nul nesait alors penser par lui-même; c'est moins du sentiment

proprement dit que de la sensation et de l'action que les

religions sont nées. La religion primitive n'est pas une

échappéehors dece monde,une percéeà travers les nuages,les premiers de nos dieux n'avaient rien d éthéré ils

possédaientdes muscles solides, un bras dont on sentaitles coups. Expliquer par un idéalisme naissant l'originedes croyancebprimitives, c'est donc les expliquer par lesentimentqui leur est le plus opposé. On devient idéaliste

quand on commence à ne plus croire après avoir rejetétoutesles prétenduesréalités, on se console en adorant ses

propresrêves l'esprit des anciens peuples est beaucouppluspositif. L'anxiété de l'infini, le vertige divin, le senti-mentde l'abîme manquent à l'homme des premiers âges.Nosesprits modernes, éclairant toutes choses d'une plusvive lumière, voient parfois s'ouvrir dans la nature des

perspectives sans fond, où notre regard se perd avec

angoisse; nous nous sentons portés sur un abîme telsles navigateurs qui, aux Antilles, sous la lumière intensedu soleil, voient apparaitre à leurs yeux toute la profon-deur des mers transparentes et mesurent le goutïrc au-dessus duquel ils sont suspendus. Mais pour (les intelli-

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20 LA GEKÈSE DES RELIGIONS.

gences moins éclairées la nature redevient opaque, le re-

gard se brise à la surface de l'océan des choses, et l'onse laisse porter avecconfiancepar le flot qui passe sans sedemander ce qu'il y a au-dessous.

Pour éprouver le besoin de croyances mystiques, ilfaut ou bien avoir été élevé dans la foi, ou bien avoirété élevé dans le doute; or, ces deux états de l'âme sont

également étrangers aux esprits neufs et simples. Ou

plutôt ils connaissent fort bien la foi, mais la bonne etnaïve foi des yeux et des oreilles ils ont la parfaite con-fianceque tout être sentant possèdedans sescinq sens. Encela rien de religieux. Je me souviensde l'étonnement quej'éprouvai dansmon enfance lorsqueje rencontrai pour la

première fois sous mes yeux ces mots le doute, la foi;c'était dans une pièce de vers où le poète chantait avec

beaucoup d'éloquence toutes les horreurs du doute. Je

comprenais bien ce que c'était que douter d'un fait ou ycroire, mais je me creusais en vain la tète pour découvrirce que pouvait être ce sentiment effrayant le doute.

Qu'y avait-il de terrible à douter de ce qu'on ne savait

pas? Le mot foi ne m'offrait pas un sens plus clair, car jem'imaginais ne croire

qu'àdes choses certaines. Ainsi est

l'homme primitif, Il n a pas plus le « besoin » mystiquede « croire ? qu'il ne peut avoir celui de s'enivrer avant deconnaître la vigne. Le sentiment religieux n'apparaît pasen lui brusquement, par un coup de théâtre, au milieu ducours interrompu des sensations; point de « lacune » dansl'âme humaine, où tout s'enchaîne avecune invinciblecon-tinuité. Un tel sentiment doit naître graduellement, par lalente adaptation de l'esprit à des idées inexactes que lui

imposent ses sens mêmes. L'homme, s'imaginant vivre ausein d'une société de dieux, ne peut pas ne pas se trans-former pour s'accommoder à ce milieu nouveau. Toutesociété humaine ou divine façonne l'individu à son imagele laboureur devenu soldat, le villageois devenu citadin,

acquièrent nécessairement des gestes et des sentiments

nouveaux,qu'ils perdent plus ou moinsen retournant dansleur premier milieu. 11n'en peut être autrement pourl'homme devenu religieux.Étant le plus sociable des ani-

maux, l'homme est aussi celui qui subit le plus l'influencedes êtres avec lesquels il vit ou croit vivre. Les dieux,

que nous avions faits plusou moinsà notre image, ont dû

ensuite, par une inévitable réaction,nous modeler à la leur.L'instinct religieux, tel que M. Renan le décrit, est en

Page 53: Jean Marie G.

LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 2tt

grandepartie l'œuvrc decette sorte de réaction et de l'édu-cation s'il a dans notre être des racines profondes, c'est

qu'il se rattache àdes impressionsd'enfance,c'estqu'ilnous

parleavecla voix denos jeunesannéeset semblenous rajeu-nir nous-mêmes souventunmot,unepenséequinous avait

frappés autrefois sans que nous puissionsbien la compren-dre, se réveille tout à coup, retentit en nous; ce n'est qu'unécho, et il nous semble que ce soit une voix. Ona notable-ment exagéré la part de l'hérédité dans la formation descaractèreset dessentiments l'iniluence de l'éducationn'est

pas, à notre époque,appréciée à son entière valeur'. Mémoétiez les animaux, 1 instinct sans l'éducation s'émoussefacilement. Sans doute l'oiseau n'a pas besoin d'avoir vu

pondrepour s'acquitter avec « dévotionMde cette fonction

nouvelle; cela s'apprend tout seul; mais quand il s'agit deconstruire lenid, cen'est plus aussi facile: les oiseaux éle-vés en cage et qui n'ont jamais vu de nid sont souvent fortembarrassés commentfaire l'instinct leur chuchote encore

quelquechoseà l'oreille, mais sa voix n'est déjàplus claire,

1 imagenette du nid ne se présente plus à leurs yeux. La«dévotion Dde la nature est en défaut. Ajoutons que ces

instincts, si « mystérieuxMselon M.Renan, agissent sou-vent sur l'être par des ressorts bien grossiers, et qu'il suffitdemettre la main sur ces ressorts pour exciter l'instinct oule suspendre pour transformer, par exemple,des chaponsen poules couveuses, on leur arrache simplement les plu-mesdu ventre; ils se couchent avec volupté sur des œufs,

ou sur des cailloux. M y a déjà bien assez de mystèredans la nature sans en mettre plus qu'il n'v en a il n'est

pas philosophique de ramener tout à des instincts, pourvoirensuite dans les instincts des intentions inconscientes,dans ces intentions la preuve d'un plan dans ce plan la

preuved'un dieu. En continuant ainsi, M. Renan ne tarde-

rait pasà trouver dans l'instinct religieux une démonstra-tion péremptoire de Dieu même.

Selonnous, il n'y eut à l'origine d'autre tM~~c~enjeuque l'instinct de conservation personnelle et l'instinct

social, étroitement lié au premier. En même temps, le

procédétM/c//cc~Mc/qui était à l'œuvre chezles hommes pri-mitifs n'était autre que l'association des idées par conti-

nuité et similarité, avec le raisonnement induchf ou ana-

logiquequi en est inséparable. Ce procédé intellectuel est

1.VoirnotfdMoraleanglaiseco~p~/w~p, partie.

Page 54: Jean Marie G.

22 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

celui même qui. mieux dirigé, donnera naissance à l'expli-cation scientifique des choses. La religion nous le mon-

trerons tout à l'heure a pour origine, comme la science,l'étonnement de l'eMce en face de certains phéno-mènes, la crainte et le désir sensiblesqui en résultent, enfin

la réaction uo/o~/oMequi les suit.

H. Presque à l'antipode de M. MaxMùllersc trouve

M. Herbert Spencer qui, par un retour réfléchi àl'évhémé-

< isme,fait des dieux de simples héros transfigurés par le

souvenir, ramène la religion au culte des ancêtres, et ainsinie d'une manière

implicite que le sentiment du divin oude l'inlini en ait été 1 origine. Néanmoins MM. Muller et

Spencer, malgré de telles divergences, s'accordent à rejeterla théorie qui attribue la naissance des religions à l'éton-nement mêlé de crainte que l'Iiomme, être intelligent,

éprouveen face de certains phénomènes naturels, au besoin

d explication et de protection qu'il éprouve devant ce '{tii

est puissantou terrible.

~)ous accorderons volontiers a M. Spencer que le cultedes ancêtres a eu sa part dans la formation des croyanceshumaines on a déifié des Itères non seulement après leur

mort, mais de leur vivant même. Seulement, pourquoiramener ce seul principe quelque chose d'aussi com-

plexe que les religions? pourquoi vouloir le retrouver en

tout, là même où aucun fait positif ne semble y autoriser?Le système de M. Spencer, qui réduit toutes nos

croyancesa une seule, ne rappellc-t-il pas un peu trop la Genese, quifait sortir tous les hommes (lu premier couple d'Adam

etl d'Eve, après avoir tiré Eve elle-même d'une cote

d'Adam? S'il est excellent de chercher dans une conceptionprimitive, vague et homogène, l'origine de toutes les

croyances hétérogènes et postérieures, il faut du moins

que cette conception primitive soit suffisamment large

pour pouvoir à l'avance contenir en soi toutes les autres,

M. Spencer est trop porté A confondre l' «homogénéité »

d'une notion avec son amplitude; c'est par un prodiged'artifice qu'il parvient à faire sortir de son principe unethéorie religieuse de l'univers.

M. Spencer essaye d'abord de prouver par trois exemples

que le culte des morts existe chez des peuplades très abru-

ties où l'on n'a pas remarqué d'autre religion; il en

conclut que le culte des morts est antérieure tout autreculte. Ces exemples sont très contestables, mais, ne le

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPH!SME. 23

fussent-ils pas, il ne s'ensuivrait nullement que tous lesautres cultes proviennent du culte des morts. La mort estsans doute un fait tellement fréquent et brutal qu'il s'im-

pose de bonne heure à l'attention des peuples primitifs;l'idée de la

sépulturese retrouve en germe jusque chez

les animaux n a-t-on pas vu souvent, après leursbatailles,les fourmis remporter les cadavresde leurs soldats? Mais,de ce que l'intelligence des hommesa du être nécessaire-ment portée de ce côté, faut-il en conclure que ce soit laseule direction où elle se soit jamaisengagée? Pour faireun dieu, il faudrait, suivant M.Spencer 1"un mort; 2"la

conceptiondu «doubled'un mortM,c'est-à-dired'un esprit;3"la croyance que cet esprit peut prendre pour siège nonseulement le corps qun occupait précédemment, maisun autre corps, une effigie inanimée, un arbre, une

pierre, etc. Quelle complication! On sait de quelle façoningénieuse et surprenante M. Spencer explique le cultedes arbres tantôt c'est le culte des âmes des morts qui

paraissent, pour une raison ou pour une autre, s'y être

hxées; tantôt il provient d'une légende mal compriseune tribu sortie des forêts, venue des arbres, nmt parcroire qu'elle est réellement née des arbres, qu'elle a desarbres pour ancêtres. –En vérité, cela nous parait bienartiliciet. Un grand arbre est par lui-mêmevénérable; jene sais quelle« horreursacrée? est répandue dans les pro-fondesforets. La nuit et l'obscurité entrent pour une nota-ble part dans la formation des religions or la forêt, c'estla nuit éternelle, avec son imprévu, ses frissons, le gémis-sement du vent dans les brandies, qui sembleune voix, lecri des bêtes fauves, qu'on dirait quelquefois sortir desarbres eux-mêmes. Puis, quelle vie intense et silencieusecirculedans l'arbre, pour celui qui y regarde d'assez près!

1

L'animal n'observe pas assez pour voir lesplantesgrandir,

la sève monter mais quel ne dut pas être 1étonnement del'hommelorsqu'il remarqua que les racines des arbres s'en-

fonçaient jusque dans le roc, que leurs troncs faisaient

craquer toute entrave, qu'ils s élevaientd annéeen année,et que leur pleine vigueur commençait avec sa vieillessetLa végétation de la forêt est une vie, mais si ditférentc de

la nôtre, qu'elle devait naturellement inspirer l'étonnc-

nicnt, le respect à nos ancêtres. Rappelons encore que lasève de certains arbres, lorsqu'elle s épanched'un<'bles-

sure, a la couleur du sang, d'autres fois la couleur et

presque le goût du lait.

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24 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

î)c même,qu'y a-t-it besoin d'aller chercher le culte desancêtres pour expliquer la zoo/c? Quoide plus naturel,par exemple, que l'universelle vénération pour le serpent,cet être mystérieux qui se glisse dans l'ombre, apparaît et

disparaît/et dont une petite blessure donne la mort? Autre

exemple au lieu du serpent, considérons le lion ou toutautre animal féroce. Il vient s'établir dans un pays, faisantforcedégats au milieu des troupeaux on le poursuit, mais,pour une raison ou pour une autre, aucun trait ne l'atteint;c'est sans doute qu'il est invulnérable. Il devient deplus en

plus audacieux et terrible il disparaît pendant plusieurssemaines, on ne sait pas oit il est allé; il reparaît soudain,on ne sait pas d'où il vient il se moque toujours des chas-

seurs, montrant cette majesté que prennent par momentsles bêtes fauves dans la pleine conscience de leur force.Voilàun véritable dieu.

On sait le culte dont les chevaux, importés en Amériquepar les Espagnols, furent l'objet de la part des indigènesselon Prcscott, ceux-ci aimaient mieux attribuer aux che-vaux qu'aux Espagnols eux-mêmes l'invention des armesà feu. C'estque les Espagnols étaient des hommes comme

eux, on voyait mieux leur mesure au contraire, un animalinconnu paraissait armé d'un pouvoirindéfini.Leshommesn'adorent que ce

qu'ilsne connaissentpas bien. C'est pour

cela que, quoi qu en dise M. Spencer, la nature, si long-temps mal connue, nous parait avoir offert à la religionun aliment beaucoup plus large et plus inépuisable quel'humanité.

Au fond, la véritable confirmation que M.Spencer croittrouver de sa doctrine, c'est la façon même dont il la sys-tématise elle est pour lui un exemple de la loi universelleet une conséquenced'évolution. Par cette doctrine, toutsemble se ramener à l'unité, tout s'absorbe en une mêmecroyance « homogène ?, celle d'une puissance plus oumoms vague exercée par les esprits des morts; cette

croyance, une fois donnée, passe par toute une série d'in-

tégrations et de différenciations, et devient finalement la

croyance en l'action régulière d'une puissance inconnueuniverselle' –M. Spencer nous paraît avoir raison dechercher la croyanceune, <ïhomogèneM,d'où proviennenttoutes les autres par voie d'évolution; mais la formule

qu'il donne de cette croyance nous paraît tout à fait

1.VoirnotreJMo~/p'a~/O!~<'OM~Y! p.579.

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 25

étroite et insuffisante.Si l'on veut découvrir une idée quidomine à la fois le culte des morts et le culte des dieux,on la trouvera dans cette persuasion naturelle à l'homme

que rien n'est absolument ni définitivementinanimé, quetout vit ou revit, conséqucmment a des intentions et desvolontés. L'homme a déifié les phénomènes de la nature,commeil a immortalisé ses ancêtres, par cette seule raison

que, pour un être vivant et voulant, ce qu'il y a eu primi-tivement de plus difficile à comprendre, c'est le détermi-nisme régulier des phénomènes et la complète inertie sem-blable à la mort.

L'adoration des forces naturelles, conçues comme plusou moins analogues a des puissances vivantes et à desvolontés, a été nommée par les uns fétichisme, par lesautres naturisme.MM.Mulleret Spencers'accordentà fairedu fétichismeune des formes postérieures de la religion, etne veulent rien y trouver de primitif. En ce débat de haut

intérêt, une chose nous parait faire totalement défaut de

part et d'autre c'est la précision des formules et l'ententesur le sens exact des termes. Les mots fétiche être

animé, ~re inanimé, etc., nous semblent donner lieu àune foule de méprises, ou sont tombés à la fois ceux quidéfendent la théorie féticliistc et ceux qui l'attaquent.Citonsdes exemples. M.MaxMullers'est enorcé de définirle mot fétichisme comme il convenait à un philologue, ilen a cherché l'étymologie, et il a trouvé, après Tylor, quefétichisme(du portugais /c!~o, dérivé lui-même du latin

/<?c/tM~,o~t/?c!p/),ne pouvait pas désigner autre cliosc

qu'un respect superstitieux ressenti ou témoigné pour devéritables Art~orM~, sans titre apparent à une telle dis-tinctionhonorifique.La définition de Tylor et de M. MaxMulier peut être exacte philologiqucnicnt le malheurest que, parmi les philosophesqui ont placé le fétichismeà l'origine des religions, aucun n'a jamais pris ce motdans le sens étroit et rigoureux où le prend M. Max

Mutler;ils entendent par là, avec de Brosses et A. Comte.la tendance primitive à concevoir les objets extérieurscomme animés d'une vie analogue à celle de l'homme. Ils

comprennenten outre dans le fétichismece que M.Mulleren distingue avec soin sous les noms de ~y~o/<~M,ou culte rendu à des objets naturels autres que des brim-

borions, et de ~oo/rtc, ou culte rendu aux animaux. La

conséquence,c'est que les réfutations de M. Max Muller

n'atteignent pas réetlemcnt la doctrine qu'il veut réfuter

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26 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

et à laquelle il oppose sa doctrine propre. Ï)c même pourles définitionsdeM.Réville Démontrerque le « culte desbrimborions » n'a pas été l'origine première et unique des

religions humaines, cela n'avance à rien, et le problèmereste toujours entier. Considéronsdoncnon les mots, maisla théorie même de l'animation de la nature, et voyons, lesobjections qui lui ont été faites.

D'après M. Spencer comme d'après M. Max Mùller, on ne

peut comparer le sauvage à l'enfant qui prend sa poupéebien habtilée pour un être vivant, qui frappe la porte à

laquelle il s'est heurté le sauvage n'est pas aussi naïf. L'en-

fant même est loin d'avoir toutes les naïvetés qu'on luiprête

et engénéral il distingue parfaitement l'animé de l'inanimé

quand ilparle

à ses joujoux et les choie comme s'ils étaient

vivants, il n'est point dupe de ce qu'il dit il compose un

petit drame où il est acteur, il fait de la poésie et non de

la mythologie. « Si la poupée venait à mordre, il ne serait

pas moins stupéfait qu'un adulte 2. » C'est ainsi qu'unchien joue avec un bâton la comédie de la chasse il le

mord, il le met en pièces, il s'anime à cet amusement,

qui n'est cependant pour lui qu'un amusement. Même le

fameux exemple des colères enfantines contre les portesou les chaises, exemple reproduit par tous ceux qui ont

écrit sur la religion 3, est fortement mis en doute parM. Spencer suivant lui, les mères et les bonnes suggèrent

1. Le fétichisme, dit aussi M. Réville, ne saurait être que postérieur.« Le fétiche est un objet vulgaire, sans aucune valeur en lui-même, mais

que le noir garde, vénère, adore, parce qu'il croit qu'il est la dc~pt~c <M~t

esprit. Le choix dudit objet n'est pourtant point absolument arbitraire.

Le fétiche a ceci de très particulier qu'il est la propriété de celui quil'adore. C'est dans ce caractère de propre de l'individu, de la famille,de la tribu, que l'on voit clairement apparattre la din'érence entre l'objetde la religion ~<«'<c et le fétiche proprement dit. Quelque humble

qu'il soit, arbre, rocher, ruisseau, le premier est indépendant, est accessibleà tous, aux étrangers comme aux indigènes, à la seule condition de seconformer à ses exigences en matière de rituel ou de culte. Le soleil luit

pour tout le monde, la montagne est à la portée de tous ceux qui en parcou-rent les flancs, la source rafraîchit le passant, quelle que soit sa tribu,l'arbre tui-méme qui pousse en plein désert ne demande au voyageurqu'une marque de déférence et ne s'inquiète pas de son origine. On ne

peut s'approprier individuellement l'objet naturel, tt en est tout autrementdr fétiche. Une fois adopté par une famille, il est en quelque sorte auservice de cette famille, et n'a rien à faire avec les autres. Cesens donné

par M. Réville au fétichisme est tout à fait spécial, et n'atteint en rien le

fétichismeprimitif conçu ccmme projection de volontés en toutes choses.2. H. Spencer, Principes de sociologie, trad. Cazelles, 1.1, p. t88.3. V. entre autres At. Vacherot, La religion.

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 27

a l'enfant des idées absurdes qu'il n'aurait pas sans c<'la;<e sont elles qui, s'il s'est heurté à un objetinanimé, ancc-tcnt de prendre parti pour l'enfant contre l'objet, et s'ef-forcent de le distraire de sa souffranceen excitant en luila colère. Nous assistons, ici encore, à une petite scène decomédieoù l'enfant n'a même pas l'initiative. En tout cas,il y a là un phénomène psychologiquemal observé et sur

lequel on ne peut, jusqu'à nouvel ordr~, édifier aucunethéorie.

De même, d'après M. Spencer, on ne peut pas tenir

comptedes erreurs que commet le sauvage quand on luimontre certains produits raffinésdes arts et de la civilisa-tion il croit ces objets vivants, mais comment en pour-rait-il être autrement? S'il se trompe, c'est plutôt la fautede notre art trop parfait pour lui que de son intelligencemême. Lorsque les naturels de la Nouvelle-Zélandeaper-çurent le navire de Cook, ils le prirent pour une « baleineà voile. ))Anderson raconte que les Boschimans suppo-saient qu'une voiture était un être animé et qu'il lui fallaitde l'herbe la complexité de sa structure, la symétrie deses parties, ses roues mobiles,ne pouvaient assurément seconcilier avec l'expérience qu'ils avaient des choses inani-mées. t)c même, des esquimaux crurent qu'une boite à

musiqueet un orgue de Barbarie étaient des êtres vivants,et que la boîte était l'enfant de l'orgue. Toutes ces erreurs

sont, jusqu'à un certain point, rationnelles mais elles ne

pouvaientse produire chez l'hommeprimitif. Croire que cedernier fut poussé par une tendance naturelle à assignerla vie à des choses non vivantes, s'imaginer qu'il va semettre à confondre ce que des animaux a une intelligencemoins vive distinguent parfaitement, c'est « supposer lecoursde l'évolution interverti. »

Il est encore, selon M. Spencer, d'autres préjugéssur l'homme primitif dont nous devons nous débar-rasser. Nous le croyons volontiers occupé, comme l'en-fant moderne, à demander sans cesse le pourquoi detoutes choses, nous l'imaginons toujours en quête poursatisfaire sa curiosité toujours en éveil. Malheureuse-

ment, si nous en croyons nos expériences sur les raceshumaines inférieures,il semble que le sentiment de lacuriositédécroît à mesure qu'on descend vers l'état sau-

vage. Pour éveiller la curiosité, il faut la surprise; c'estavecraison que Platon voyait dans l'étonnement le prin-cipe de la philosophie. Or, ce qui produit l'étonnement,

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28 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

c'est un dérangement imprévu dans l'ordre de causationdes phénomènes mais, pour une intelligence primitive,

qui n'est pas encore arrivée à la période de maturité scien-

tifi(lue, <il n'y a pas d'idée de causation naturelle, donc

pas de surprise fondée en raison*. ? Les Fuégiens, lesAustraliens montrent la pluscomplète indifférenceen pré-sence de choses absolument nouvelles pour eux. et réel-lement étonnantes. Suivant Dampier, les Australiens qu'ilavait à son bord ne firent attention à rien dans le vaisseau

qu'à ce qu'ils auraient à manger. Les miroirs mêmes neréussissent pas à étonner les sauvages de race inférieureils s'en amusent, mais ne témoignent ni surprise ni curio-sité. Quand Park demandait aux nègres <ïQue devientle soleil pendant la nuit ? Est-ce le mêmesoleil que nousvoyons le lendemain, ou un autre?)) ils ne lui taisaientaucune réponse et trouvaient la

question puérile. Spix etMartiusnous rapportent «qu'on n a pas plus tôt commencéa questionner 1 Indiendu Brésilsur sa langue, qu'il montrede l'impatience, se plaint de mal de tête. et prouve qu'ilest incapable de supporter le travail d'esprit. De même,les Abipones, lorsqu'ils ne peuvent comprendre quelquechose à première vue, se montrent bientôt fatigués del'examiner et s'écrient «Quest-ce, après tout, que cela? a

Il semble, dit sir John Lubhock. que l'esprit du sau-

vage se balancedans une sorte de va-et-vient sans sortirde sa faiblesse, sans se fixer jamais sur une chose déter-minée. Il accepte ce qu'il voit, commefait l'animal; il

s'adapte spontanément au monde qui l'entoure l'étonnc-

ment, l'admiration, condition de toute adoration, est au-dessus de lui. Accoutumé a la régularité (lela nature, ilattend patiemment la succession des phénomènes qu'il a

déjà observés l'habitude machinale étoune chez lui l'in-

tcfligencc.En somme, selon M.Spencer, tous les faits d'observa-

tion sur lesquels repose la vieillethéorie fétichiste seraiententachés d'inexactitude ils seraient empruntés aux récitsdes premiers voyageurs, qui ne s'étaient guère trouvés encontact qu'avecdes races déjà dégrossies et à demi-civili-lisées. « Peuà peu, dit-il, l'idée que le fétichisme est pri-mordial a pris possessionde l'esprit des hommes,et commela prévention fait les neufdixièmesde la croyance, elle estrestée maîtresse du terrain à peu près sans conteste je

1.M.Spencer,Prt~c.desociologie,1.1,p. 128.

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE 80CIOMORPHI8ME. 29

l'ai moi-mêmeacceptée, bien que, je m'en souviens, avecun vague sentiment de mécontentement. Ce méconten-tement devint un doute quand je fus mieux renseigné surles idées des sauvages. Du doute je passai à la négation,quand j'eus rangé, sous forme de tableau, les faits em-

pruntés aux races les plus dégradées. DM. Spencer entreprend même de démontrer a priori la

fausseté de l'bypotbësc fétichiste. Qu'est-ce qu'un fétiche,selon lui? Un objet inanimé qu'on suppose contenir unêtre autre que celui que les sens nous font connaître.Combien une telle conception est complexe et au-dessusde la portée des esprits primitifs Le sauvage est telle-ment mcapable d'abstraction qu'il ne peut ni concevoirni exprimer une couleur à part des divers objets colorés,une lumière à part de celledes astres ou du feu, un animal

qui ne serait pas un chien, un bœuf ou un cheval, et onlui demande de se représenter un agent animé dans unechose inanimée, une puissance invisible présente dans un

objet visible,un esprit, en un mot C'estbien la conceptiond'un esprit que présupposerait, suivant M. Spencer, toute

conceptionfétichiste or, l'hommeprimitif ne peut certai-nement pas arriver à la notion d'un esprit par la seuleobservationde la nature. Avant de projeter cette idée com-

plexe dans les choses, il faut qu'il l'ait préalablement con-struite et pour cela, d'après M.Spencer, il faut qu'il se soitfaitun système sur la mort, qu'il ait imaginé la survivancedel'âme au cadavre, conçuenfincomme possiblela sépara-tion d'un corps et de son principe moteur. C'est à ses idéessur la mort que l'homme aurait emprunté sa conceptiondela vie dans la nature. Tout féticheest un esprit, tout espritne peut être, pour une intelligence primitive, que l'espritd'un mort. Il a donc fallu que le culte des morts, le ~t-tisme,précédât le fétichisme ce dernier n'en est qu'uneextension,un « produit aberrant »

111.Telle est la théorie de M. Spencer. 11aurait rai-son si les partisans du fétichisme primitif entendaientcomme lui, par fétiche, un objet matériel où l'adorateur

imagine la présence d'un agent mystérieux <~MC~decet

objetméme.Maisune telle distinction est-elle donc néces-saire, du moins à l'origine du fétichisme, ou, comme ondit aujourd'hui, du « naturisme? ? Voici une roche qui,

1.M.Spencer,Princ.</<'<oc«~o~c,1.1,p.415.

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30 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

se détachant brusquement de la montagne, a roulé jus-qu'auprès de la hutte d'un sauvage; elle s'est arrêtée toutà coup au moment où elle allait l'écraser; elle est restée

là, dcDout, menaçante, comme prète à recommencerd'uninstant à l'autre sa course folle le sauvage tremble à savue. Croirez-vousqu'il a eu besoinde supposer dans cette

pierre la présence d'un agent étranger, d'une âme, d'un

esprit d'ancêtre, pour en faire un objet de crainte et de

respect?–Nullement. C'est bien le rocher mème qui estson fétiche, c'est devant cette pierre qu'il s'incline il la

vénère, précisément parce qu'il est loin de la supposercommevous foncièrement inerte et à jamais passive il lui

prête des intentions possibles,une volonté bonne ou mau-vaise. îl se dit: «elle dortaujourdhui, mais elle s'estréveillée hier; hier elle a pu me tuer, et elle ne l'a pasuotv/M.Que la foudre tombe trois fois de suite, à un moisde distance, sur la hutte mal située du même sauvage, ilreconnaîtra aisément nue le tonnerre lui veutdu mal, et iln'aura nul besoin de placer en lui quelque esprit échappéd'un corpspourse mettre à vénérer etàconjurer le tonnerre.M. Spencer ne s'aperçoit pas qu'il commencepar prêter àl'homme primitif une conceptionde la nature analogue aumécanisme abstrait de Descartes; une telle conceptiondonnée, il est clair que, pour se faire d'un objet ou d'un

phénomène naturel un objet de culte, il faudra l'interven-tion d'une idée nouvelle, et cette idée ne pourra être quecelle d'un esprit. M. Spencer, comme il le dit lui-même,assimile entièrement le fétichismeantique à ces supersti-tions modernes qui voient dans les tables tournantes oules oscillations des chaises l'oeuvre des esprits; mais rienn'est plus arbitraire, ce semble, que cette assimilation.Un homme primitif ne peut être, en face d'aucun phé-nomènenaturel, dans la mêmesituation que nous commeil ne possèdepoint l'idée métaphysique et moderne d'unematière Inerte, il n'a pasbesoind'inventer desesprits char-

gés de lui donner la « chiquenaude ». Un sauvage, voyantune table tourner, se dirait que la table tourne et qu elleveut sans doute tourner; il n'en chercherait pas plus longet si, par hasard, il avait quelque chose de bon ou de mau-vais à attendre de la table, celle-cine tarderait pas à deve-nin pour lui un fétiche. Ainsi la conception d'un fétichene présuppose en aucune manière, comme le soutientM. Spencer, la conceptiond'un esprit; il n'y a rien de si

métaphysique dans le fétichisme, et c'est pour cela que

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 3t

cette forme de la religion a du précéderle spiritisme, quis'appuie toujours sur une métaphysique rudimentairc.

Pour les animaux et les sauvages, commepour les très

jeunes enfants, la nature est, croyons-nous, absolumentlecontraire de ce qu'elle apparaît de nos jours à l'œil dusavant ou du philosophe ce n'est pas un milieu froid etneutre où l'homme seul a un but et plie tout à ce but, uncabinet de physique où il y a des instruments inertes etune seule pensée pour s'en servir. Loin de là, la nature estune société, les peuples primitifs voient des intentionsderrière les phénomènes. Des amis ou des ennemis les

entourent la lutte de la vie devient une bataille en règleavecdes alliés imaginaires contre des adversaires souvent

trop réels. Comment pourraient-ils comprendre l'unité

profondede la nature, qui exclut, dans la chaîne deschoses,toute individualité, toute indépendance?La cause qui pro-duit chez eux le mouvement étant un désir, ils supposent<mctout mouvementdans la nature, comme le mouvement(tes hommes et des animaux, s'explique également parquelquedésir, quelque intention, et qu'on peut modifier

par la prière ou les offrandesles intentions des divers êtresavec lesquels on se trouve en rapport et en société. Leur

conceptionde la nature est ainsianthropomorphiquc

et

sociomorphique, comme le sera celle qu ils se feront deDieumême. Rien de plus inévitable que cette façon de se

représenterle fond des choses extérieures sur le type inté-rieur fourni par la conscience, et le rapport des chosessur le type des relations de société.

Si, pour désigner cette marche primitive de l'esprit, lemot/~tc~<e est trop vague et donne lieu à des confu-

sions,qu'on en cherche un autre le mot /~M~/< s'iln'étaitun peu barbare, exprimerait mieuy cet état de l'in-

telligencehumaine, qui place tout d'abord dans la naturenonpas des Mesprits plus ou moins distincts des corps,maissimplement des intentions, des désirs, des volontésinhérentesaux objets mêmes.

Ici on nous interrompra peut-être pour nous rappeler,s~c M.Spencer, que la distinction entre les d'osés inani-

méeset les êtres animés est déjà très claire pour la bruteà plus forte raison le sera-t-cile pour l'homme; il n'attri-bueradonc pas de désir ou de volonté à une chose qu'ilsatt inanimée. Animé, t~a~t~, en présence de quelsmotsvagues nous nous trouvons encore Sous chacun decestermes,l'hommemodernesous-entendune fouled'idées

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32 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

absolument inaccessibles à l'homme primitifet à l'animal.Pour notre part, nous nions que la distinctionentre l'animéet l'inammé existe à l'origine de l'évolution intellectuelle.Certes l'animal et le sauvage savent fort bien diviser les

objets de la nature en deux classes l'une est composéedes objets qui leur veulent et leur font du bien ou du mal,l'autre de tous ceux qui ne leur veulent ou ne leur font nibien ni mal voilà la grande distinction primitive. Quantà savoir ce que c'est que l'animé ou l'inanimé, ils l'igno-rent ils s'en tiennent, sur ce point comme sur tous les

autres, à l'expérience des sens la plus grossière. Lessens leur apprennent que certains objets sont des êtrestout à fait moncnsifs, qui ne mangent personne, et,d'autre part, ne sont pas bons à manger; on ne s'en

occupedonc point, ces objets n'éveillent point l'attention;ils restent pour l'esprit dans l'ombre, comme s'ils n'exis-taient point. Je demandais un jour à une paysanne le nomd'une petite plante du pays elle me regarda avec un éton-nement non simulé, et me répondit en hochant la tête« Ce M'c~ rien cela ne se mange pas. » Cette femmeétait au niveau de l'homme primitif. Aux yeux de ce der-

nier, comme aux yeux de l'animal, il y a une partie deschosesde la nature qui ~e MM~rien, quine comptent point;c'est à peine s'il les voit. Les fruits d'un arbre, au con-

traire, se mangent. Le sauvage, malgré le casqu'il en fait,ne tarde pourtant pas à voir que le fruit ne résiste jamaissous sa dent; il le considère comme indifférentsous tousles rapports, excepté sous un seul, celui de la nourriture.

S'il y a des fruits qui empoisonnent, il commencera à lescraindre et à les vénérer. De même citez les animaux; les

pierres et les plantes sont, pour le carnivore, aussi étran-

gères, aussi lointaines que la lune ou les étoiles. L'herbi-

vore, lui, ne fait cas que de l'herbe. Les objets de la natureétant ainsi rangés en deux classes, les uns indifférents et

inoffensifs, les autres utiles ou nuisibles, l'animal apprendbientôt à reconnaitre que, parmi les seconds, les plusimportants sont ceux qui ont la spontanéité du mouve-ment. Mais à ses yeux, -et ceci est capital, la spuu-tanéité du mou~mcnt n'est pas le signe exclusif de la

vie, de l'activité intérieure c'est le signe d'une utilité ou

d'un danger pour lui. 11en tire des conséquences subjec-tives et pratiques, il n'en conclut rien de certain relative-ment à l'objectif: il ne spéculepas. Aussiles objets

mêmes

qui se meuvent lui deviennent-ils vite aussi indifférents

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE 80CIOMORPHI8ME. 33

3

queceux qui restent immobiles, s'ils n'affectent pas plusqu'euxsa sensibilité. Les animaux s'habituent assez rapi-dementau passage des trains de cheminde fer sur les voiesferrées lesvachespaissent tranquillementdans leschampsvoisins, les perdrix qui se trouvent sur la pente des rem-blaislèventà peine la tête; pourquoi? Se seraient-ils rendu

compte que la locomotive est un mécanisme inanimé ?

Nullement, ils ont seulement observé que la locomotivene sedérange jamais de sonchemin pour venir les inquié-ter dans leur domaine, Ils ne s'occupent pas davantage duchevalqui passe sur la grande route en traînant une char-rette.Ledésintéressement spéculatif est tout à fait inconnuaux animaux et aux sauvages; ils vivent enfermés dansleurs sensations et leurs désirs, ils tracent spontanémentun cercleautour de leur moi, et tout ce qui reste en dehorsdece cercle reste aussi en dehors de leur intelligence.

Étant donnéecette conceptionprimitivedu monde, nous

croyonsque. plus un être non civilisé sera capable d'ob-serveret de raisonner, plus il devra acquérir la conviction

que les objets qui lui paraissaient d'abord indifférents nesont pas réellement tMa~ï/MM,qu'ils lui veulent tantôt du

bien, tantôt du mal, qu'ils possèdent enfin sur lui une

puissancefort respectable. En d'autres termes, plus unanimal ou un sauvage sera intelligent, plus il deviendra

superstitieux.Ainsi devra peu à peu s'effacer, par les pro-grèsmêmesde l'évolution mentale, cette distinction pri-mitiveentre deux classes d'objets, les uns tout à faitindifférentset en dehors de notre société, les autres plusou moins

dignes d'attention, plus ou moins en relationavecnous; 1évolution mentale a marché, croyons-nous,à l'inversede ce que pense M. Spencer.

Parlonsd'abord des animaux les plushitelligents avantdepasserà l'homme. Ceux-cise voient très souvent forcésdediriger leur attention sur la classe des objets en appa-renceIndifférentsetdemodifierles Idéessuperficiellesqu'ilss'enétaient faites d'abord. En général, les objets de cegenresont immobiles; si ce n'est pas là, nous 1 avonsvu,leur caractèreessentiel, c'est du moins un de leurs princi-pauxcaractères. L'instinct de conservation d'un être ne

1.SelonM.Spencer,lemouvementdu trainn'apparaitpasauxanimauxcommespontanéparcequ'ilestcontinuc'estpourcelaqu'ilnelesenratepas.–S'Uenétaitainsi,lesanimauxquisetrouventprèsdesstationsdevraients'effrayerdet'arhvéeetdudépartdestrains.!tn'enestrien.

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34 GENÈSE DES RELIGIONS.

peut pas ne pas s'émouvoir devant tout mouvement quiparaît se diriger vers lui. Or l'animal est bientôt forcé dercconnaitrc a des objets indifférents, dans certaines cir-

constances, la propriété de se mouvoir, propriété qui est

pour lui d'un intérêt si vital. Je me rappelle la surprised'un très jeune chat le jour où il vit, par une tempête,toutes les feuillesmortes se leverautour de lui et semettreà courir; il se sauva d'abord, puis il revint, poursuivit les

feuilles; il les sentait, les palpait. Barwin raconte qu'unjour unchien était couché près d'un parasol ouvert plantésur la pelouse la brise soufflant, le parasol s'agita; aus-sitôt le chien se mit à aboyer, à gronder furieusement,et il recommençait toutes les fois

quele parasol remuait.

Évidemment le chien de Darwin n avait pas encore cons-taté cephénomène,qu'unobjet telqu'un parasolpût changerde place sans l'intervention visible de personne; toutesses classifications se trouvaient donc dérangées, il nesavait plus s'il fallait classer le parasol au nombre des êtresindifférentsoudesêtres nuisibles,lleùt éprouvéune impres-sion analogue s'il avaitvuse levertout àcoupunparalytiquejusqu'alors assis immobile dans son fauteuil. La surprisedes animaux est plus forteencore lorsque l'objet, regardéjusqu'alors commeindifférent,vient à leur manifester sonactivité en leur infligeantquelquedouleur soudaine.J'ai ététémoin de l'épouvante d un chat qui, ayant vu une braise

rouge rouler du fourneau à terre, s'était élancé pour joueravec; il en approcha à la fois la patte et le museau, poussaun cri de douleur, et s'enfuit tellement frappéqu'il ne repa-rut plus pendantdeux jours à la maison. M. Spencer lui-même cite un autre exemplequ'il a observé. Il s'agit d'uneformidablebête, demi-matin,demi-braque, qui jouait avecune canne; il sautait et gamba(lait en la tenant par le bout

inférieur; tout d'un coupla poignée de la canne porta surle sol, et le bout que le cnlen avait dans la gueule se trouva

poussé vers son palais. L'animal gémit, laissa tomber lacanne et s'enfuit à quelquedistance; là il manifesta, parait-il, un cfn'oivraiment

comiquechezune bête d'un air aussi

féroce. Ce n'est qu'après s en être approché plusieurs foisavec prudence et beaucoup d'hésitation qu'il se laissa ten-ter encore et ressaisit la canne. M.Spencer, qui nous four-nit c<.fait avecbeaucoupd'impartialité, en conclut commenous que la <ïconduite insolite » de la canne suggéra auchien « l'idée d'un être animé; » mais, s'empressc-t-ild'ajouter, pour que « l'idée vague d'animation amsi éveil-

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMOBPHISME. 35

lée chez l'animal se précise chez l'homme, il faut abso-lument l'intervention de la théorie spiritiste. Envérité on se demande ceque vient faire ici le spiritisme'.

On peut, par l'exemple qui précède,se représenter à peuprès l'idée que les animaux se font des instruments inertesdont ils nous voient nous servir et avec lesquelsnous les

frappons souvent. La notion d'instrument est relative-ment moderne, elle est tout à fait inconnue au début del'évolution. L'instrument, pour l'animal comme pourl'homme primitif, est presque un compagnon et un com-

plice tous deux ne comprennent guère la causalité quecommeune coopération, un accord muet entre deux êtresassociés. Un lion, manqué par Livingstonc, alla d'abordmordre la pierre sur laquelle était venue frapper la balle

partie à son adresse c'est seulement ensuite qu'il se jetasur le chasseur la balle, le fusil, le chasseur étaientautant d'ennemis distincts qu'il voulait punir successive-ment. C'est ainsi que, dans les pénalités anciennes, on

coupait la main aux guerriers, la langue aux blasphéma-teurs, les oreilles aux espions. En cemoment, j'ai près demoimon chien le fouetaveclequelje l'ai corrigé cematinest resté sur une chaise le chien tourne autour avec dé-fianceet respect, en reniflant à petits coups je ne crois

pas qu'il osât y toucher du bout des dents. Il sait pour-tant que, lorsque le fouet l'a blessé naguère, les circons-tances étaient tout autres, que je tenais à la main cet

objet dangereux et que c'est de moi qu'est partie la vo-lonté première du châtiment. Néanmoins il n'est pas ras-suré comme il le serait en faced'un objet inerte. Je compa-rerais volontiers l'impression qu'il sembleéprouver à celled'un enfant regardant un serpent derrière un bocal de

verre; l'enfant sait bien que, dans les circonstances don-

nées, il est à l'abri, mais il ne peut s'empêcher de se direSi les circonstances étaient autres" Rappelons-nous

1.Pr/nctpMdesociologie,p.595.2. Ajoutons que, lorsque l'animal ou t hommeprimitif ont constaté une

propriété particulière dans un certain objet, ils ont souvent de la peine a

étendre cette f'ropriété aux objets simplement analogues un jour que jefaisais courir un jeune chat, comme un petit chien, après une boule de bois

que je tançais, la boule vint à le blesser it cria, je t'apaisai, puis je voulus

recommencer le jeu it courut volontiers après les pierres les plus grossesque je jetai, mais it refusa obstinément de courir de nouveau après laboule. Ainsi c'était bien à la boule seule qu'il avait attaché la propriété de

blesser il la regardait peut-être de mauvais œit peut-être la considérait it

comme un être méchant, qui ne se prêtait pas au jeu; faute de généraliser

Page 68: Jean Marie G.

36 GENÈSE DES RELIGIONS.

que l'Australien sauvage traite le fusil du blanc comme

un être vivant et puissant, qu'il l'adore, le couronne de

neurs, le supplie de ne pas le tuer. La légende attribue

toujours un pouvoir magique aux épécs des grands capi-

taines, aux Joyeuse ou aux Durandal. De nos jours même,

suffisamment son induction, il avait créé une sorte de fétiche qu'il n'adorait

pas sans doute, mais qu'il craignait, ce qui est déjà quelque chose.

M. Spencer )ui-méme admet chez les sauvages une certaine inaptitude à

généraliser. Cette opinion, qui a paru un paradoxe, est peut-être une vérité

importante. Si les intelligences primitives, comme l'a remarqué entre

autres M. Taine, sont très promptes à saisir les ressemblances superficiettesdes objets, ce n'est pas toujours un signe de véritabte perspicacité, car la

ressemblance aperçue entre deux sensations peut s'expliquer moins parla généralisation de l'intelligence que par une sorte de confusion des sen-

sations mêmes; que deux sensations soient analogues ou indistinctes, elles

se fondront naturellement sans que l'intelligence y soit pour rien. De là le

peu de put tée de beaucoup d'exemptes tirés du tangage. La vraie générali-sation semble surtout consister dans la réduction des faits en lois, c'est-à-

dire dans l'abstraction rénéchie des différences, dans la conscience du

déterminisme fondamentat qui lie les choses et qui, précisément, échappe si

souvent aux sauvages comme aux animaux.

Constatons enfin que la plupart des animaux et des sauvages, lorsqu'ilsse sont une fois trompés, sont assez lents à revenir de leurs erreurs, gardentmême longtemps un sentiment de défiance envers l'objet qui les a trompés.Un chien des Pyrénées, rentrant le soir à la maison, aperçut à une placeinaccoutumée un tonneau vide; il eut une peur extrême, aboya longtemps;au jour seulement, il osa approcher assez près de l'objet d'épouvante, l'exa-

mina, tourna autour et finit, comme les grenouilles de La Fontaine, parrccom.idtre que ce soliveau était inoffensif. Si le tonneau en questionavait disparu pendant ta nuit, le chien eût évidemment gardé le souvenird'un être redoutable aperçu la veille dans la cour. Un singe, à qui je laissaiun mouton en carton pendant toute une journée, ne put jamais se persuaderentièrement qu'il était inanimé; je crois pourtant que cette persuasion fût

venue à la fin, car le singe commençait à lui arracher les poils et à le trai-ter un peu trop familièrement. Mais la nature nous laisse rarement la

possibilité d'un aussi long tête-à-tête avec les objets qui nous épouvantent.MM. Spencer et Max Mutter nous feront observer, il est vrai, que la

nature ne nous montre pas de moutons en carton, pas plus que d'orgues de

barbarie, de montres, etc. Nous leur répondrons que la nature nous faitvoir des choses bien plus étonnantes encore, des rochers et des forêts quiparlent (l'écho), des sources d'eaux chaudes, des fontaines intermittentes.M. Fergusson (7'rceand serpent M;o~t/)), raconte que, dans l'Inde, il vit deses yeux un arbre qui saluait le lever ou le coucher du soleil en relevant sesrameaux ou en s'inclinant devant t astre. Déjà des temples étaient élevés à

l'entour, le peuple accourait de toutes parts pour voir l'arbre merveilleux.Cet arbre était un vieux dattier à moitié pourri, qui pendait sur la route

pour pouvoir passer dessous, on l'avait tourné de côté et attaché; mais,pendant cette opération, les Gbresqui composaient le tronc s'étaient torduescomme les fils d'une corde. Ces fibres se contractaient vers midi, à la cha-leur du soleil; l'arbre se détordait alors et se relevait; elles se relâchaient &larosée du soir, ce qui faisait retomber le dattier (V. M. Girard de RiaMe,ify/Ao~te comparée, t. !).

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 37

on voit souvent les combattants s'acharner non seulementcontre leurs ennemis, mais aussi contre tout ce qui leur

appartient il semble que quelque chose d'eux ait passé àce qu'ils possédaient. Rien de plus difficile à se ngurerque la profonde indifférencede la nature.

M.Spencer, qui nie que l'enfant soit porté spontanémentà frapper le meuble où il s'est blessé, n ignore pourtantpoint que tel sauvage, l'Indien Tupis, par exemple, s'ilvient à heurter du pied contre une pierre, entre en fureurcontre elle et la mord commeun ctnen. M.Spencer ne voitdans les faits de ce genre qu'un phénomène tout physique,le besoin de décharger sa colère sons forme de violentesactions musculaires mais ce besoin même ne peut quefavoriser la naissance d'une illusion psychologique,dont laténacité sera proportionnée a l'intensité du sentiment. Le

physique et le moral sont trop Mespour qu'une déchargephysique de la colère ne produise pas au moral une

croyance correspondant à cette action si un instinct

puissant vous porte à traiter une pierre commeun ennemi,vous en viendrez à voir très réellement un ennemi danscette pierre.

M. Romanes a imaginé des expériences, du même ordre

que celles de M.Spencer, sur un terrier de Skyefort intel-

ligent. Ce terrier avait, commebeaucoup d'autres chiens,l'habitude de jouer avec des os desséchés, les jetant enl'air et leur donnant l'apparence de la vie afin d'avoir le

plaisir de courir après. « Une fois, j'attachai un long etmince fil à un os dénudé, et lui donnai cet os pour s'enamuser. Après qu'il eut joué quelque temps, je choisis unmomentopportun, lorsque cet os tut tombé à terre à quel-que distance et que le terrier allait le rejoindre, et j éloi-gnai doucement 1 os en tirant sur le fil. Aussitôt l'attitudedu terrier changea entièrement. L'os qu'il avait fait sem-blantde considérer commevivantlui paraissait réellement

tel, et son étonnement n'avait pas de bornes. Il commençaà s'en approcher nerveusementet avecprécaution, commele déçut M. Spencer; mais le lent mouvement de l'os

continuait et le chien devenait deplus en pluscertain quece mouvement ne pouvait être expliqué par un restant de

l'impulsion qu'il avait lui-mêmecommuniquée a 1os sonétonnement devintde la terreur, et il courut se cacher sousdesmeublespour contemplerà distancece spectacledécon-certant d'un os desséché revenant à la vie. M

Uneautre expérience deM.Romanes sur le mêmechien

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38 GENÈSE DES RELIGIONS.

montra que le sentimentdu mystérieux était, chez cet ani-

mal, assez puissant pour expliquer à lui seul sa conduite.

Après avoir amené le terrier dans une chambre garnie d'un

tapis, M. Romanes fit des bulles de savon qu'un courantd'air intermittent entraînait à ras du sol. Le chien prit un

grand intérêt à la chose et semblait ne pouvoir décidersi l'objet était vivant ou non. « Tout d'abord il fut très

prudent et il ne suivait les bulles qu'à distance mais,comme je l'encourageai à les examiner de plus près, il

s'approcha, oreilles dressées, queue basse, avec beaucoupd'appréhension évidemment des que la bulle s'agitait, ilreculait. Après un certain temps, cependant,durant lequelj avais toujours au moins une bulle sur le sol, il gagna du

courage et, l'esprit scientifique prenant le dessus sur le

mystérieux, il devint assez courageux pour s'approcherlentement de l'une d'elles et puis mettre la patte dessus,non sans quelque anxiété. Naturellement, la bulle éclata

aussitôt, et je n'ai certainement jamais vu étonnement

plus vif. Je fis encore des bulles, mais je ue pus per-suade!le chien d'approcher, pendant un assez long tempsil finit cependant par le faire et recommença à mettre la

patte dessus avec précaution. Le résultat fut le même

qu'avant. Aprèscette seconde tentative, impossible de

1amener à s approcher de nouveau des bulles en insis-

tant, je n'arrivai qu'à lui faire quitter la chambre, dans

laquelle aucune caresse ne put le fair rentrer. » La même

expérience, ayant été refaite par le professeurDelbœufsurson chien Mouston,a donné un résultat plus marquant en-core. A la quatrième bulle qui éclatait, sa fureur ne con-nut plus de bornes; mais il ne cliercha pas à la saisir; ilse contentad'aboyer contre elle avec tous les accents de la

colère, jusqu'à ce qu'elle s'éclipsât à s«n tour. J'auraisvoulu recommencer le

jeu,et je l'ai tenté; mais, à mon

grand regret, je dus m en abstenir, parce que l'état dans

lequel je mettais mon chien était vraiment inquiétant. Dès

que je prenais le vase contenantl'eau de savon, il n'écou-tait plus ma voix. Cet état était évidemment dû, chez lui,à une contradiction mentale entre le fait et cet axiome

d'expérience Tout ce qui est coloré est tangible. L'in-connu se dressait devant lui avec ses mystères et ses me-

naces, l'inconnu, source de la peur e)des superstitions.Selon M. Romanes, la peur que beaucoupd animauxont

du tonnerre est due à quelque sentiment du mystérieux.« J'avais une fois un M~crqui n'entendit le tonnerre pour

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 3i)

la première fois qu'à l'âge de dix-huit mois, et qui failliten mourir de peur, ainsi que je l'ai vu pour d'autres ani-maux dans diverses circonstances. L'impression que luilaissa sa terreur fut si forte que, lorsque dans la suite ilentendait les exercices du tir d'artillerie, confondant cebruit avec celui du tonnerre, il prenait un aspect pitoyable;si l'on était à la chasse, il cherchait à se cacher ou il

gagner la maison. Après avoir entendu de nouveau 1~tonnerre à deux ou trois reprises, son horreur pour lecanon devint plus grande que jamais, si bien que, malgréson amour pour la chasse, il fut désormais imposs)b!c dele tirer du chenil, tant il craignait que les exercices ducanon ne commençassent lorsqu'il serait loin de la mai-son. Mais le gardien, qui avait une grande expérience ence qui concerne l'éducation des chiens, m'assura que, si jepermettais que celui-ci fût une fois amené à la batterie

pour y apprendre la véritable cause du bruit analogueà celui du tonnerre, il

pourraitredevenir apte à chasser.

Je doute peu que tel n eût été le cas, car une fois, lors-

qu'on déchargeait des sacs de pommes dans le fruitier,lebruit dans la maison rappelant celui du tonnerre éloigné,le en fut fort inquiet, mais, lorsque je l'eus menéau fruitier et que je lui eus montré la vraie cause du bruit,sa terreur l'abandonna en rentrant à la maison, il écoutale sourd grondement avec une parfaite quiétude d'esprit, a

A examiner les choses de près, on est étonné de voircombiendecauses portent incessamment à placer dans telsou tels objets réellement passifs l'activité, la vie, et une vieou une activité d'un caractère extraordinaire, mystérieux.Ces mêmes causes agirent évidemment avec beaucoupplus de force sur le sauvage, sur l'homme

primitif,sur

l'homme des temps quaternaires ou sur 1anthropoïdeencore inconnu dont on retrouve les instruments dans lesterrains tertiaires. Les animaux vulgaires, en effet, sont à

peu près dépourvus d'attention, ce qui fait que, pour créeren eux une idée durable, il faut la répétition prolongéed'une même sensation, il faut une habitude. Aussi, dansleur intelligence encore grossière ne se gravent que lesfaits les plus fréquents; il ne connaissent le monde exté-rieur que par des moyennes. Les faits exceptionnels les

frappent un instant, mais glissent bientôt sur leur cer-veau sans s'y nxcr. Dans cette machine imparfaite, l'usureest très rapide et fait vite disparaître les traces des phé-nomènes particuliers qui ne peuvent se fondre avec tous

Page 72: Jean Marie G.

40 GENÈSE DES RELIGIONS.

les autres. Si les animaux ont la mémoire des sens les

plus grossiers, ils manquent tout à fait de la mémoire de

l'intelligence ils sontcapables d'étonnement, mais ils

ne se souviennent pas de s être étonnés. Pour faire naîtrechez eux un souvenir vivace, il faut une douleur ou un

plaisir, et même alors, s'ils se rappellent la sensation

qu'ils ont éprouvée, ils en oublient aisément les raisons.Ils sentent passivement, au lieu d'observer. Du moment

où, avec l'homme, l'esprit d'observation entre en scènetout change, Un fait exceptionnel, par la même raison

qu'il doit s'effacer rapidement de l'intelligence de l'ani-

mal, doit pénétrer plus avant dans celle de l'homme. En

outre, l'homme a une sphère d'actionbeaucoup plus éten-

due que l'animal, conséquemment un champ d expériencebeaucoup plus vaste plus il modifiela nature, plus il est

capable de reconnaître et d'observer les modificationsquis'y produisent sans son intervention. Il acquiert une no-tion toute nouvelle, inconnue à l'animal, celle des choses

artificielles, des résultats obtenus de propos délibéré parune volonté sachant ce qu'elle fait. On se rappelle quefétiche vient de /<?c~~M,artificiel. L'homme, connais-sant l'art du feu, verra, par exemple, d'un.tout autre œil

que l'animal une forêt embrasée par la foudre l'animalse sauvera sans autre sentiment que l'épouvante l'homme

supposera naturellement l'existence d'un allumeur pro-cédant en grand comme il procèdelui-même. De même, sitous deux rencontrent une sourced'eau bouillante, ce phé-nomène dépassera trop l'intelligence de l'animal pour le

frapper vivement; au contraire 1 homme,habitué à fairechauffer l'eau sur le feu, imaginera un chauneur souter-rain. Tous les phénomènes naturels tendent ainsi à appa-raître comme<?~c~, pour l'être qui s'est une fois fami-liarisé avec les procédés de l'art. J'ai assisté récemment,avec quelquespersonnes du peuple, au jaillissement d'unesource intermittente parmi les assistants, personne nevoulait croire que la hosc fût naturelle, ils y voyaientl'enet d'un mécanisme, d'un artifice.La même croyances'est produite évidemment chez les peuples primitifs,avec cette dinércnce qu<cîp/, au lieu detre pour eux

synonyme de ~cte~~ï/e et de mécanique, impliquaitl'idée d'une puissance plus qu'humaine et merveilleuse.

Ainsi, de même que l'animal voit toutes choses sous

l'aspect de la vie et de l'activité, l'homme tend à voir toutsous l'aspect de l'art et de l'intelligence. Pour l'un, les

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE 80CIOMORPHISME. 41i

phénomènes surprenants sont des actions Inexplicables;pour l'autre, ce sont les effets complexes d'une volonté

délibérante, ce sont des c~c/~fo?Murc.Maisl'idée d'acti-

vité, loinde s'effacer, ne fait ainsi que se fortiner et se pré-ciser. Étant donnée l'expérience incomplète de l'homme

primitif, il avait parfaitement raison d attribuer la con-science et l'intelligence à la nature, il ne pouvait faireautrement son esprit se trouvait enfermédans une impassedont la superstition était la seule issue. A un momentdonnéde l'évolution humaine, la superstition fut parfaite-mentrationnelle.

De nos jours même, les savants sont fort embarrassésdedire où l'inanimé devient animé comment les hommes

primitifsauraient-ils pu connaître où l'animé devenait ina-

nimé, où mourait la vie? Commentdistinguer, par exem-

ple, ce qui dort de ce qui est inanimé? Pendant toute une

période de la vie, pendant le sommeil, les corps vivantsdirent l'aspect des corps inertes pourquoi les corpsinertes ne prendraient-ils pas aussi, par moments, l'aspectdes corps vivants? La nuit surtout, tout se transforme,tout s'anime, un simple frisson du vent suffit pour fairetout palpiter il semble que la nature se réveille de sonsommeildu jour; c'est l'heure où les bêtes fauves vont en

quêtede leur proie, et des rumeurs étranges emplissent laforêt. L'imagination la plus calme crée du fantastique.Une nuit que je me promenais au bord de la mer, je visdistinctementune bête gigantesque se mouvoir à quelquedistance c'était un rocher parfaitement immobile aumilieudes autres; mais les flots, qui tour à tour le cou-vraient et le découvraient en partie, lui prêtaient leurmouvementà mes yeux. Que de choses dans la nature

empruntent ainsi au milieu, au vent, à une lumière plusoumoins incertaine l'apparencede la vie' Là où les yeux

LM.H.Russe),l'explorateurdesPyrénées,remarqueaussileseffe!sfan-tastiquesqueproduisentlesrayonstun~'iresdanslesmontagnes.« Amesurequela lumièreremp!~çaitl'ombresur lafaceouauxanglesdesrochers,dit-il danslerécitd'uneascensionaupicd'Eristé,its avaienttel-lementl'airderemuerqueplusd'unefoisje lesprispourdesours.Aussij'avaismonrevolverchargéà côtédemonsac.Le mêmeexplorateurremarqueaussilestransformationsétonnantesquesubissentlesobjetsdelanaturedanslepassagedujourà lanuitoudelanuitaujour à t'aube.tt sefaitunesortede tressaillementuniverselquisembletoutanimerLebruitdelacascadevoisinechangeaitsouventà l'aube,aprèsavoir

gémiettonnétourà tour,ellesemità gronder.Carlematin,danslesmontagnes,lessonsgrandissent,ilss'enflent,etlestorrentssurtoutélèvent

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~2 GENÈSE DES RELIGIONS.

seuls ne pourraient pas tromper s'ajoute l'influencede cesterreurs folles si fréquentes chez les enfants et chez lesêtres habitués à la vie sauvage. La susceptibilité émotion-nelle se développe d'autant plus chez eux qu'elle est fré-

quemment pour eux le salut. Aussi l'homme primitif est-il beaucoup plus porté que l'homme moderne à ces sortesd'hallucinations causées par la terreur, qui ne créent pastoujours de toutes pièces un être fantastique, mais trans-forment d'une façon fantastique les données réelles d~ssens. Le

voyageur Park, rencontrant deux nègres à che-val. les vit s enfuir au galop, emportés à sa vue par la plusy!vf terreur: ces deux nègres, ayant rencontré dans leurfuite la suite du voyageur, lui firent un récit enrayant.« Dans leur effroi, ils m'avaient vu revêtu de la robe flot-tante des esprits redoutables l'un d'eux affirmaque, lors-

que je lui étais apparu, il s'était senti enveloppé d'unebouffée de vent froid venue du ciel, qui lui avait causé

l'impression d'un jet glacé. ? Supprimezdans ce passagele mot esprit, qui implique une croyance aux esprits déjàexistante, et vous verrez comment les hallucinations (tela terreur peuvent donner naissance à des persuasionsd'autant plus tenaces qu'elles ont un certain fondementdans la réalité.

Les rêves ont joué aussi un rôle considérable dans laformation des superstitions; c'est ce qu'avaient entrevu

Ëpicure et Lucrèce, c'est ce que confirmentles travaux deMM.Tylor et Spencer. Le langage primitif ne permet pasde dire «J'ai rêvé que je voyais », mais « j'ai vu. ? Or,dans ces rêves que le sauvage distingue à grand peine dela réalité, il ne voitquemétamorphosesperpétuellcs, trans-formation de l'homme en bête féroce, desbêtes férocesen

hommes; il ramasse une pierre, et cette pierre devientvivante dans sa main; il regarde un lac immobile, et celac devient tout à coup un fouillis de crocodiles et de

serpents'. Comment âpres cela M. Spencer soutiendra-t-il

que l'homme primitif distingue à coup sûr l'animé de

1 inanimé?Non seulement pendant le rêve, mais pen-dant la veille, tout lui suggère l'idée de changements de

substance, de métamorphoses magiques les œufs.

lavoixcommes'ilss'impatientaient.Al'arrivéedujourl'airdevientplussonore,etonentenddeLienplusloin.Cesentimentétrangemefrappetou*jours,maisjen'encomprendspaslacause. (C~M&o/pw,année1877.)

1.M.H.Spencer,Sociologie,t. p.201.

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE 80CIOMORPHISME. 43

choseinanimée, deviennent oiseaux ou insectes, la chairmorte se change en vers vivants, une effigie, sous l'in-fluencedu souvenir qui en ranime les traits, semble res-

pirer et revivre'.L'animal n'est pas assez maitrc de ses sensations pour

en suivre les modifications successives; il n'assiste pas,commel'homme, au progrès, au mouvementperpétuel quitransformetoutes choses. La nature est pour lui une sérieitetahleaux détachés dont il ne saisit pas les contrastes etles visibles discordances. Quand l'homme, au contraire,

accompagnedu regard l'évolution plus ou moins lente des

choses,il voit s'effacertoute différencefondamentale entrej'anime et l'inanimé, il assiste au travail sourd qui fait

jaillir la vie des objets les plus inertes en apparence. Danscette naïveté même avec laquelle il interprète la nature,n'ya-t-il pasquelque chose de profond,de rationnellement

justifiable? La poésie est souvent la plus pénétrante des

philosophies.Qui de nous ne s'est demandé parfoissi uneviepuissante et cachéene circule pas à notre insu dans les

grandesmontagnes dressées vers le ciel, dans les arbres

immobiles,dans les mers éternellement agitées, et si lanaturemuette ne pensepasa quelquechosed'inconnu pournous? Puisque, encore aujourd'hui, nous en sommes la,~oit-on qu'il nous serait facilede convaincrede ses erreursunde ceshommes primitifs qui crurent sentir palpiter ce

quelesAllemandsappelb'nt le « cœurde lanature? Aprestout, cet homme avait-il tort? Tout vit autour de nous,rienn'est inanimé qu'en apparence, et l'inertie est un mot;la nature est une tension, une aspiration universelle. Lasciencemoderne peut seule mesurer plus ou moins les de-

grésdecetteactivité répandue entout, nous montrer qu'elleesticidiffuse,là concentrée et consciente, nous faire con-

1.Lessauvagesprétendentvoirremuerlesyeuxdesportraits.J'aivuuneutantdedeuxans,habituéàjoueravecdesgravures,rangerpourtantunjourbrusquementetaveceffroiledoigtdesagrand'mèreposésur l'imaged'unebêteféroce«Grossebêtemordrebonnemaman Cesidées,quiopprimenttoutediHérenceprofondeetdéfinitiveentrel'animéetl'inanimé,sontmaintenantencoreancréesdanslesespritsun hommed'uneéduca-tiondistinguéemesoutenaitunjourfortsérieusementquecertainessourcespétrifiantesdesPyrénéesavaientlapropriétédechangerenserpentslesbàtonsqu'onyplantait.Pourceluiquis'imagineainsiqu'unboutdeboisPeutdevenirunserpent,quoid'étonnantà penserqueleboisvit(mêmeleboismort),quelasourcevit (surtoutlessourcesdepropriétéssimerveil-'euses),cnnnquela montagnevit?Touts'animeà sesyeuxetserevêtd'unP~voirmagique.

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44 GENÈSE DES RELIGIONS.

naître la différencequi sépare lesorganismes supérieursdesorganismes inférieurs, et ceux-ci des mécanismes, des

assemblages rudimentaires de la matière. Pour l'homme

primitif, à qui toutes ces distinctions, toutes ces gradua-tions sont impossibles, il n'y a qu'une chose évidente, c'est

que la nature tout entière vit et il conçoitnaturellementcette vie sur le type de la sienne, comme accompagnéed'une conscience, d'une intelligence d'autant plus éton-nante qu'elle est plus mystérieuse encore une fois il esthomme et il humanise la nature; il vit en société avecd'autres hommes, et il étend à toutes choses les relationsMCïa/Md'amitié ou d'inimitié.

De la à diviniser la nature, il n'y a plus qu'un pas;essayonsde le franchir. Qui dit un dieu, dit un être vivantet fort, particulièrement digne de crainte, de respect ou dereconnaissance. Nousavons déjà la notion de vie il nousfaut maintenant cellede puissance,seule capabled'inspirerle respect a l'homme primitif. Cette nohon ne semble

pas d'abord difncileà obtenir, car celui qui place vievolonté dans la nature ne peut ~ardcr a reconnaitrc encertains grands phénomènesla manifestationd'une volonté

beaucoup plus puissante que celle des hommes, consc-

quemment plus redoutable et plus respectable. Cepen-dant, ici encore, nous rencontrons les objections sérieusesde M. Spencer, celles d'anthropologistes comme H. LeBon la question va de nouveau se compliquer.

Selon M. Spencer, nous l'avons vu, les phénomènes les

plus Importants de la nature, entre autres le lever et lecoucher du soleil, sont précisément ceux qui ont dû frap-per le moins l'homme primitif; il n'y voyait riend'cj~raor-cft~rc puisque cela arrive tous les jours; il

n'éprouvaitdonc en faced'eux ni étonnement, ni admiration. Cetargu-ment, fort ingénieux, n'est-ilpas aussi un peu sophistique?Si on le poussait jusqu'au bout, il reviendrait à soutenir

qu'il n'y a rien dans la nature d'inattendu, rien qui rompeles associations d'idées préconçues, rien qui semble mani-fester l'Interventionsubitedepuissancesfortesouviolentes.Or, tout au contraire, la nature est à notre égard pleine de

surprises et de terreurs. La journée était belle tout d'un

coup les nuages s'assemblent, le tonnerre éclate. On saitletremblement qui saisit les animaux au bruit du tonnerredans les montagnes surtout, les roulements qui se répercu-tent leur causent une terreur indicible; les troupeaux '!c

bœufs sont anblés, se perdent souvent en se jetant tcte

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE 80CIOMORPHI8XE. 4~

baisséedans les précipices. C'est à grand peine si la pré-senceet lesexhortations du berger réussissent à maintenirle troupeau dans le calme probablement les animauxvoientdans le berger un ami puissant, capable de les pro-tégercontre cet être terrible que les Hindousappelaient le«hurleur. Si les animaux tremblent ainsi devant la fou-

dre,il est bien invraisemblable que l'homme n'y voie rien

quedenormalet d'ordinaire. Demême pour l'ouragan, quisembleune respiration immense, un souffle haletant. Demêmepourla tempête. Onconnaît le proverbcbasquc «Situveuxapprendreà prier, va sur mer.MC'estquetout homme

quise met aux mains d'un ennemi victorieux est porté àdemandergrâce.Qu'au momentde la tempêteou de l'oragelecalme se produise tout à coup, que le soleil reparaissecommeune grande figure souriante, chassant les nuagesavecses « flèches d'or, » victorieux en se montrant, nesemblera-t-ilpasun bienfaisant auxiliaire, ne l'accueillera-t-onpas avecdes cris dejoie et d'enthousiasme?Sans cessela nature nous montre ainsi des changements de décor

imprévus,des coups de théâtre qui ne peuvent pas ne pasnousfaire croire qu'un drame se joue, dont lesastres et lesélémentssont les vivants acteurs. Et que dechoses étran-

ecsse passent au ciel, pour ceux dont l'attention est unefoisattirée là-haut! Les éclipses de lune ou de soleil, les

l simplesphases de la lune sont bien faites pour étonnerceuxmêmes

queMM.Spencer ou Max Mutler déclarent

j « incapablesd étonnement. w Remarquons que la simple~ucdes astres, la nuit, provoque la plus vive admirationchezcelui qui est habitué au sommeil sous un abri; jemerappelle encore ma surprise d'enfant lorsque, veillantpourla première fois un soir, je levai par pur hasard les

yeuxen haut et aperçus le ciel étincelant d'étoiles c'estunedes choses qui m'ont le plus frappé dans ma vie'. En

l. Rappelonsà ceproposque,d'aprèsWuttke,J.-G.MutteretSchultze,lecultedelaluneet desastresnocturnesauraitprécédéceluidusoleil,contrairementauxopinionsadmisesjusqu'ici.Lesphasesdelaluneétaienttrèspropresàfrapperlespeuplesprimitifs,etellesdurentéveillerdetrèsbonneheureleurattention.Toutefoisilfautsegarder,encesquestions,degénéralisertropviteet decroirequel'évolutionde la penséehumaineasuivipartoutlamêmevoie.Lesmilieuxsonttropdifférentspourn'avoirPM.dëtt'origine.diversiuéa l'infinilesconceptionsreligieuses.EnAfrique,parexempte,ilestévidenta~'<ortquelesoleilnepossèdepastouslescarac-tèresd'unedivinité;il nese faitjamaisdésirerni regretter,commedanslespaysduNordilestplutôtmalfaisantquebienfaisantaussilesAfri-cainsadoreront-ilsdepréférencela luneetlesastresnocturnes,dontla

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46 GENÈSE DES RELIGIONS.

somme, la terre et surtout le ciel réservent sans cesseauxhommes des impressions nouvelles, capables d'aviver les

imaginations les plus lentes et d'exciter tous les senti-ments humains et sociaux crainte, respect, reconnais-sance. Avec ces trois éléments, nous pouvons facilement

composer le sentiment religieux'. Si donc nos ancêtresont adoré l'aurore, nous ne croirons pas, avec M. Max

Muller, que ce soit parce qu'en « ouvrant les portes duciel » elle semblait ouvrir au regard un accès sur l'infinidevenu visible; nous n'admettrons pas plus, avec M. Spen-cer, que le culte des astres se ramène à une simple méprisede noms, ne soit qu'une branche du culte des ancêtres,

qu'onait simplement enveloppé dans la même adoration

1Amed'un ancêtre appelé métaphoriquement le soleil etl'astre qui portait le même nom. îl nous semble qu'onpeut fortbien révérer le soleilet lesastres pour eux-mêmes,ou plutôt pour leur relation avec nous.

En résumé, la conception la plus simple, la plus primi-tive que l'homme puisse se former de la nature, c'est d'yvoir non pas des phénomènes dépendants les uns des autres,

mais des volontés plus ou moins indépendantes et douées

d'une puissance extrême, pouvant agir les unes sur les

autres et sur nous; le déterminisme scientifique ne devait

être qu'une conception postérieure, incapable de venir

d'abord à la pensée de l'homme. Le monde étant ainsi

conçu comme un ensemble de volontés physiquement très

puissantes, l'homme a ~Ma/<~ moralement et socialement

ces volontés selon la manière dont elles se conduisaient

envers lui. « La lune est méchante ce soir, me disait un

doucelumière éclaire sans bruter, rafralchit, détassedu jour. La lune seraconsidéréepar Euxcomme un être mate et tout-puissant, dont le soleilestla femelle.C'est surtout lorsque,morte à sondernier quartier et disparuede

l'horizon, la lune y remonte soudain pour recommencerses phases, qu'ellesera saluéeet fêtée par de<cris et des danses. Les noirs du Congoverrontmêmeen elleun symbolede l'immortalité (M. Girard de Rialle, J!fyMo/o~coMpat' p. 148). Au contraire, t'Amérique a été le centre du culte dusoleil.En générât, it semble que l'agriculture ait dd amener le triomphe 'tece dernier culte sur celui de la lune, car le laboureur a plus besoindu soleil

que le chasseur ou le guerrier. Selon J.-G. Müller, les races sauvages et

guerrières ont de préférenceadoré la tune.1. Commeon l'a remarqué, l'adoration des forcesnaturelles s'est produite

sous deux formes. Elle s'est adressée tantôt aux phénomènes réguliers etcalmes (Chatdéens,Égyptiens),tantôt aux phénomènes changeants et per.turbateurs (Juifs et Indo-Européens).Elle a abouti presque partout à la

personnificationde ces forces.

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORPHISME. 47

enfant; elle ne veut pas se montrer. ? L'homme primitif adit aussi que l'ouragan était méchant, le tonnerre mé-

chant, etc., tandis que le soleil, la lune, le feu étaient.

quand il leur plaisait, bons et bienfaisants. Maintenant,voici [des volontés tantôt bonnes, tantôt méchantes,armées d'une puissance irrésistible, faciles d'ailleurs à

irriter, promptes à la vengeance, comme l'est l'hommelui-même ne sont-ce pas là des dieux, et que faut-ilIde plus? Et si nous avons les dieux, n'aurons-nous pasla religion même, la sociétéavec des dieux? Pour créerla religion, nous n'avons plus besoin en effetque d'ajou-ter une dernière idée à celles dont nous avons déjà vu

l'éclosion,l'idée qu'il est possible de modifierpar telle outelleconduite,par des offrandes,par des actionsde grâcesoudes supplications, les volontés supérieures des êtresde la nature. Cette idée, qui nous semble toute simple,n'a pourtant pris naissance qu'à une phase relativementavancéede l'évolution mentale. L'animal sauvage ne con-naitguère, comme moyens d'action sur les autres êtres,queles coups de dents, les grondements et la menace; sicesmoyens échouent, il ne compte plus que sur la fuiteunesouris n'espère changer en aucune manière la conduiteduchat à son égard; quand elle est entre ses pattes, ell<'sait bien qu'elle n'a qu'une ressource, celle de se sauver.Sicependantl'animal finit, surtout à l'époquedes premiersrapprochementssexuels, par apprendre

la puissance descaresseset des prévenances, il n emploieguère ces moyensqu'àl'égard des individus de même espèce. Encore faut-il

quel'animal soit sociable pour que cette mimique expres-sivearrive à un certain degré de développement; elle seréduitgénéralement aux coups de langue, aux frôlementsdela tête, aux frétillements de la queue. De plus, l'animalnepeut évidemment employerde tels moyensqu'à l'égardd'êtresanimés faits comme lui, ayant de la peau et des

poils il ne léchera pas une pierre ou un arbre, même s'ilvientà leur attribuer quelque pouvoir insolite. La brute

cut.elle,comme le veut Auguste Comte, des conceptionsfétichistesplus ou moins vagues, elle serait donc dans une

complète incapacité de témoigner d'une façon ou d'uneautre à ses fétiches naissants sa volonté prévenante. Lacraintesuperstitieuseest un élément dela religion quipeut,après tout, se rencontrer jusque chez l'animal, mais cettecraintene sera pas chez lui assez féconde pour produiremêmel'embryond'un culte. Il ignore tous les moyens dp

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48 GENÈSE DES RELIGIONS.

toucher, de captiver, le langage infiniment complexe del'affection et du respect. Peu accessible lui-même à la

pitié, il ne sait comment s'y prendre pour l'exciter chezautrui; l'idée de don, d'o~'a~<M,si essentielledans les rap-ports des êtres entre eux et des hommes avec les dieux,lui est, sauf de rares exceptions, presque inconnue. Leculte le plus primitif est toujours la contrefaçon d'un étatsocial avancé, l'imitation, dans le commerce imaginaireavec les dieux, du commerced'hommes unis par des liens

déjà très complexes. La religion implique un art social

naissant, une première connaissance des ressorts qui fontmouvoir les êtres en société; il y a de la rhétorique dansla prière, dans les génuflexionset les prosternations. Toutcela est beaucoup au-dessus de la moyenne des animaux.On peut cependantdécouvrir chez les animaux supérieursles traces del'évolutionqui doit amener l'hommejusque-là.C'est surtout endomesticitéque se perfectionnela mimiquedes animaux. Leur société avec un être supérieur est ce

qui,dans la nature, ressemble le plus à la société on

1homme primitif croit vivre avec les dieux. Le chiensemble adresser, par moments, une véritable prière aumaître qui le frappe, quand il se traîne à ses pieds en

gémissant. Toutefois cette attitude, provoquée par l'at-tente et la crainte du coup, n'est-elle pas en grande partieinstinctive, a-t-elle le but réfléchi d'exciter la pitié? Lavraie prière du chien consiste à lécher la main qui le

blesse; on connatt l'histoire de ce chien qui léchait les

doigts de son maître pendant que ce dernier pratiquaitimpitoyablement sur lui une opération de vivisection.J'ai

pu observer moi-mêmeun fait analogue chez un énormechien des Pyrénées dont je dus un jour cautériser Fœilmalade il aurait pu me oriscr la main, il se contentaitde me la lécher fiévreusement. îl y a là un exemple de

soumissionpresque religieuse; le sentiment qui se révélaiten germe chez ce chien est celui qui se développera dansles Psaumes et le livre de Job. Nur autre être que l'hommene peut faire éprouver un tel sentiment aux animaux.

Quant à l'homme lui-même, il ne peut l'éprouver qu'enface des dieux, d'un chef absolu ou a un père. Si profondque soit parfois ce sentiment chez l'animal, l'expressionen est encore bien imparfaite; je me rappellepourtant

descas où l'action de lécher, si familière aux chiens, devient

presque lebaiser humain. Au moment où j'embrassais mamère sur la porte de notre maison, prêt à partir en

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE SOCIOMORt'HIMÎE. 49

4

voyage, mon chien des Pyrénées accourut et, posant ses

pattes sur nos deux épaules, nous embrassa littéralementtous les deux. Depuisce temps, nous en fîmes l'expérience.il ne pouvait nous voir nous embrasser entre nous sansvenir demander sa part du baiser.

Un autre fait bien connuet très digne de remarque estle suivant: q~ud un chien ou même un eh~t a commis

quelqueacte pen<tah!e,mangé quelque rut ou f:ut une ma-ladresse, on le voitbientôt arriver vers vous en vous faisantmille prévenances: j'en étais venu deviner les peccadillesde mon chien rien

qu'enobservant de sa part des démons-

trations insolites d amitié. L'animal espère donc, à forcedebonnes grâces, empêcher son maître de lui en vouloir,compenserla colère que sa conduitecoupable doit éveiller

par la bienveillanceque lui concilieront ses témoignagesde soumissionet d'alfection. Cette idée de cow~e~~to~entrera ptus tard comme élément Important dans le culte

religieux.Lebrigand napolitain qui porte un cierge a l'au-tel dela le seigneur du moyen âge qui, après avoirtué son proche parent, fait construire une chapelle enl'honneur de quelque saint, l'ermite qui se déchire la poi-trine de son ctlice afin d'éviter les souffrancesbien autre-ment redoutables de l'enfer, ne font pas autre chose qued'obéir au raisonnement de mon chien ils cherchentcommelui à se concilier leur juge et, pour tout dire, à le

corrompre car la superstition repose en grande partiesur la croyance à la corruption possible de Dieu.

La notion la plus difficile à découvrirchez l'animal estcellede don volontaire et conscient. La solidarité si remar-

quable qu'on observe chez certains insectes, comme la

îourmi, et qui leur fait mettre tout en commun, est encore

trop instinctive et irréfléchie le don véritable doit s'adres-ser à une personne déterminée, non au corps social tout

entier; il doit avoir un caractère de spontanéité excluantlepur instinct; enfin il doit être, autant que possible, un

signe d'affection, un symbole. Plus il aura un caractère

symbolique,plus ilsera religieux; lesoffrandesreligieuses,eneffet, sont surtout un témoignage symboliquede res-

pect la piété n'y a guère de part; on ne croit pas, engéné-ral, qu'elles répondent à un réel besoin des dieux; on

pensequ'elles seront plutôt agréées par eux qu'acceptéesavecavidité. Elles supposent donc un sentiment déjàassezdélicat et raffiné. Précisément nous trouvons ce sentimenten germe chez un chien observé par M. Spencer. Ce chien

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50 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

(un epagncul très intelligent et très bon), rencontra un

matin, après une absence de quelques heures, une per-sonne quil aimait beaucoup; a son salut ordinaire il en

joignit d'abord un qui n'était pas habituel il écartait seslèvres de manière à dessiner une sorte de sourire ou de

ricanement; puis, une fois dehors, il voulut faire d'autresdémonstrations de ndélité. En tant que chien ilechasse, ilétait habitué à rapporter le gibier à son maître. H auraitbien voulu, sans doute, avoir en ce moment du gibier àaller chercher pour montrer toutes ses bonnes intentions;mais, commeil n'y enavait point, il se mit en quête et, aubout d'un instant, saisissant une feuille morte, il l'apportaavec un redoublement de manifestations amicales'. Évi-demment la feuille n'avait pour le chien qu'une valeur

symbolique il savait que son devoir était de rapporter,que l'action de rapporter faisait plaisir à son maître, et ilvoulait accomplir cette action sous ses yeux; quant à 1 ob-

jet même, il lui importait peu c'est sa bonne volontéqu'ilvoulait montrer. A ce titre, la feuille morte était une véri-table offrande,elle avait une sorte de valeur morale.

Ainsi les animaux peuvent acquérir, au contact de

l'homme, bon nombre de sentiments qui entreront commeéléments dans la religion humaine. Le singe, sur ce pointcommesur tous les autres, semblede beaucoupen avantmême à l'état sauvage, plusieurs simiens ont des gestesde supplicationpour détourner le coup de l'arme à feu quiles vise2 ils possèdent doncdéjà le sentiment de la pitié,puisqu'ils le projettent chez les autres. Qui sait s'il n'y a

pas dans cette prière muette plus de véritable sentiment

religieux qu'il n'en existe parfois dans le psittacisme decertains croyants? En général, les animaux emploient à

l'égard de l'homme le maximumdes moyens d'expressiondont ils disposent, et ce n'est pas leur faute s'ils n enpos-sèdent pas davantage ils semblent considérer l'hommecomme un être vraiment royal, à part dans la nature'.Faut-il en conclure,commeonl'a fait parfois, que l'hommeso't aux yeux de l'animal unvéritable dieu?Pas tout à fait;en général l'animal voit l'hommedetropprès unereligion,même embryonnaire, a besoin pour se maintenir de ne pastoucher son Dieu du doigt; dans la religion, comme dans

1.H.Spencer,AppendiceCMjr~nnctpM8ociol.,t. t. p.596.2.Brehm,Revuescientifique,p.974,1874.a. Espinas, SocM~ animales, p. 18L

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LA PHYSIQUE RELIGIEUSE ET LE 80CIOMORPHISME. Hi1

l'art, il faut de la perspective. Mon chien et moi nousvivons de pair à compagnon il a ses jalousies, ses bou-

deries; j'ai le malheur de n'être nullement à ses yeu~ surun piédestal. Du reste, il y a évidemment des exceptions,descas ou le maître peut garder tout entier son prestige.Je crois

que,dans certaines circonstances, l'homme est

apparuà 1animal comme doué d'une puissance si extraor-dinaire qu'il a pu éveiller en lui quelque vague senti-ment religieux; si l'homme est quelquefois un dieu pourl'homme, rien n'empêche qu'il ne le soit aussi pour 1ani-mal. Je sais qu'aux yeux de certains philosophes et mêmedecertains savants, la religion est exclusivementl'apanagedu règne humain; mais nous n'avons trouvé jusqu'ici dansla religion primitive qu'un certain nombre d'idéessimples,dont aucune, prise à part, n'est au dessus de l'animal. Demême que l'industrie, l'art. le langage et la raison, la reli-

gion peut donc avoir ses racines dans la consciencecon-fuse et nébuleuse de l'animal. Seulement il ne s'élève à detelles idées que par moments, il ne peut s'y maintenir, enfaire la synthèse, les réduire en système. Il a l'esprit tropmobilepour régler sur elles sa conduite. L'animal, fût-il

presqueaussi capable de concevoir un dieu que l'est ledernier des sauvages, reste toujours incapable d'avoir unculte religieux.

Nous avons vu que la naissance de la religion n'est pasune sorte de coup de théâtre dans la nature, que chez lesanimauxsupérieurs tout la prépare, que l'homme même

y arrive graduellement et sans secousse. Danscettegenèserapidedesreligions primitives,nous n'avons eu nul besoin(1 introduireles idées d'dme, d'~cr~, d't~M, de Clluse

première, ni même aucun sentiment métaphysique. Cesidées se sont développées postérieurement elles sontsortiesdes religions plutôt qu'elles ne les ont produites.Lareligion a d'abord une base toute positive et toute natu-

relle c'est une physique mythique et sociomorpliique;c'est seulement par son sommet, à un degré d'évolutionavancé qu'elle touche à la métaphysique. Les religionssonten dehors et à côté de la science. La superstition, ausens strict du mot, fut leur première origine, et ce n'est

pas sans raison que Lucrèce rapprochait ces deux choses

relligio,~ef~~to. Assister à la naissance des religions,c'est voir comment une conception scientifique erronée

peut entrer dans l'esprit humain, se souder à d'autres

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52 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

erreurs ou à des vérités incomplètes, faire corps avecelles,

puis se subordonner peu à peu tout le reste. Les pre-mières religions furent des superstitions systématisées et

organisées. Nous ajouterons que, pour nous, la supersti-tion consiste dans une induction scientinque mal menée,dans un effortinfructueux de la raison; nous ne voudrions

pas qu'on entendit par là la simple fantaisie de l'imagi-nation et qu'on crût que, selon nous, les religions ontleur principe dans une sorte de jeu de l'esprit. Combiende fois a-t-on attribué la naissance des religions à un pré-tendu besoin du merveilleux, de l'extraordinaire, quisaisirait les peuples jeunes comme les enfants!1 raisonbien artificielle d'une tendance plus naturelle et plusprofonde. A vrai dire, ce que les peuples primitifs ontcherché en imaginant les diverses religions, c'était déjàune explication, et l'explication la moins étonnante,la plus conforme à leur intelligence encore grossière,la plus rationnelle pour eux. îl était infiniment moinsmerveilleux pour un ancien de supposer le tonnerre lancé

par la main d'Indra ou deJupiter que de le croire produitpar une certaine force appelée électricité; le mythe étaitune explication beaucoup plus satisfaisante c'était ce

qu'on pouvait trouver de plus plausible, étant donné lemilieu intellectuel d'alors. Si donc la science consiste àlier les choses entre elles, on peut dire que Jupiter ouJéhovah étaient des essais de conceptions scientifiques,C'est maintenant qu'ils ne le sont plus, parce qu'on adécouvert des lois naturelles et régulières qui rendentleur action inutile. Quand une besogne se fait toute seule,on renvoie l'employé par qui on la faisait faire; maisil faut se garder de dire qu'il ne servait à rien auparavant,qu'il était là par caprice ou par faveur. Si nos dieux nesemblent plus maintenant que des dieux honoraires, il enétait tout autrement jadis. Les religions ne sont donc pasl'œuvre du caprice; elles correspondent à cette tendanceinvincible qui porte l'homme, et parfois jusqu'à l'ani-

mal, à se rendre compte de tout ce quu voit, à setraduire le monde à soi-même. La religion est la sciencenaissante, et ce sont des problèmes purement physiquesqu'elle a tout d'abord essayé de résoudre. Elle a été une

physique <'< une paraphysique, avant de devenir unescience OMdelà, une métaphysique.

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CHAPtTMM

LAMttAMYStMËMLÏGtËtJSË

L'Af<tttts<t<ou PoLTDtxo~ttMt. Formation de t idéedualiste d'Mpf)~st-p~fx.~oc~e aeec~<esprits.

I!. LAPtOVtDEKC):M LI MtttACH. Comment a'Mt développée l'idée dualiste de

providence opéciate. Idée du n)iract< Le surnaturel et te naturel. Faptica-tiens scientifiques et miracles, Modincation du caractè'e mort! et social dei ttommepar la croyance à un rapport de sociétéconstante avec une prouMf'tctspc.ciale. Sentiment croissant d'irreapontabitité. de passivité et de dépendanceabsohte. ii

Lt CaÉtTtON. Commente'etttormée t'tdéc de création. Reste de dnahsmedans cetto idée. Notion uttérieure du monisme.

Classificationdes métaphysiquea religieuses. Critique de la ctaaaincation proposepar M. da Hartmann. Critique de la classification proposée par Aug~tstcCo~t'

I. L'ANIMISME

Cequi ressort du livre précédent, c'est que toute rf'!i-

gion, à sondébut, enveloppaitune physiqueerronée; entrela physique erronée et certaines formes de métaphysiqueil n'y a eu parfois qu'une simple diuérence d'extension.

Agrandissez une erreur scientifique quelconque, rédui-sez-laen système, faites-lui dominer le ciel et la terre ceserade la métaphysique, non pas la bonne, il est vrai.Toutce qu'on universalise, erreur ou vérité, acquiert unevaleurmétaphysique, et peut-être est-il plus facile d'uni-versaliser ainsi le faux que le vrai le vrai a toujoursuncaractère plus concret et conséquemment plus particu-lier, plus résistant. Qu'un savant moderne développe sascienceet élargisse le cercle des phénomènes connus, il nepourra jamais, tant qu'il s'en tiendra à la rigueur des mé-thodes scientifiques,passer d'un saut de la sphère phéno-ménaleà la sphère des choses en soi. Le savant rigoureuxestenfermé dans sa science,et sa penséen'a point d'issue.

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S4 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

Maisqu'il se trompe et brise la chaîne des théorèmes quile liait, aussitôt le voilà libre son idée fausse vase déve-

lopper d'autant plus aisément qu'elle se développera endehors de la réalité il se trouvera bientôt en pleine méta-

physique. C'est qu'on peut arriver à la métaphysique dedeux taçons, soit en se trompant tout de suite et en élar-

gissant son erreur, soit en suivant la chaîne des véritéscornues jusqu'au point où elle se perd dans la nuit et encherchant à aller encore au delà par l'hypothèse dans le

premier cas, la métaphysique n'est qu'un simpledévelop-pement logique de l'erreur, qui gagne en extension ce

qu'elle perd de réalité, elle est une illégitime négation de1'~science; dans le second cas, elle est un prolongementhypothétique de la vérité, une sorte de légitime supplé-ment de la science.

Il est donc venu un moment où la physique religieuses'est fondue en métaphysique, où les dieux ont reculéde phénomène en phénomène jusque dans une sphèresupra-sensible, où le ciel s'est séparé de la terre; mais, en

somme, ce qui caractérise encore aujourd'hui la religion.c'est le mélange incohérent de physique et de métaphy-sique, de croyancesanthropomorphiqucs ou sociomorphi-ques sur la nature et sur l'au delà de la nature. Le raison-nemcilt qui fait le fond de toute religion primitive est leraisonnement par analogie, c'est-à-dire le procédé logiquele pius vague et le moins sûr plus tard seulement cetamas d'analogies naïves essaye de se constituer en sys-tème et on a recours à des tentatives d'inductions ou dedéductions régulières.

L'homme, nous l'avons vu, commence par établir unesociété entre lui et tous les objets de la nature, animaux,

plantes, minéraux mêmes, auxquels il prête une vie sem-blable à la sienne il se croit avec eux en communicationde volontéset d'intentions, commeavecles autres hommeset avec les animaux. Mais, en projetant ainsi dans les

objets extérieurs quelque chose de semblableà sa proprevie, à sa propre volonté et à ses rapports sociaux, il ne

songe pas d'abordà séparer le principe animateur du corpsmême qu'il anime, car il n'a point fait encore pour lui-même cette séparation. Le premier moment de la méta-

physique religieuse est donc, non pasune sortedemonismevague relativement au principe divin, à la divinité,TeQs~,comme le prétendent MM.Mûllcr et de Hartmann, mais

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L'ANIMISME ET LA SOCIÉTÉ AVEC LES ESPRITS. 55

un monisme vague relativement à rame et au corps, quitoutd'abord ne fontqu'un. Le mondeentier est une sociétédecorpsvivants.

Laconceptionta plusvoisinede la précédente, c'est celled'âmesdistinctes, de soufflesanimant les corps, d'espritscapables de quitter leur demeure. C'est ce que les histo-riens des religions appellent l'w/~c. Ce qui est

remarquable dans cette conception, c'est son caractèredualiste.L'opposition du corps et de l'àme y est en germe.Cetteconception dualiste se forme lentement par un grou-pement d'analogies naïves. Les premières sont tirées dela respiration. Le Mt/~c animateur des corps vivants, nel'eutend-onpas sortir dans le dernier soupir? D'autres

analogies sont tirées de l'o~rc; ne semble-t-il pas qu'onvoie 1esprit marcher à c'~té des corps sous cette formede l'ombre, changer de place, même quand les corps sontimmobiles?L'ombre a joué

@un grand rôle dans la para-

physiquede tous les pcuplesprimitifs, et les « ombres» ontnin par peupler les enfers. En troisième lieu, pendant le

sommeil, il est incontestable pour les peuples primitifsque l'esprit fait quelquefoisde longs voyages, car le dor-meur se rappelle souvent avoir erré, chassé ou guerroyédans les pays lointains, alors que personne n'a vu son

corpsbouger. En quatrième lieu, l'évanouissement sembleencore un cas où, tout à coup, quelque chose qui nousanimaitfaitune absence, puis revient. La chose est encore

plusfrappante dans la létnargle. En cinquième lieu, lesvisionsdu délire, les hallucinations de la folie ou mêmedu rêve ont pour objet des êtres qui sont invisibles à.

autrui, êtres fantastiques qui paraissent aux sauvagesaussi réels que les autres. On sait d'ailleurs que les fouset les tM~oceM~ont longtempspassé, jusquechezles peuplesmodernes,pour inspirés et sacrés. Les autres maladies

nerveuses,hystérie, possession des démons, somnambu-

lisme,ne pouvaientmanquerde rendreplus préciseencorelaconceptiond'esprits animant le corps, s'y introduisant,lequittant, le tourmentant, etc.

Ainsise formait par degrés la conceptiond'êtres subtils,

échappantau tact et habituellement même à la vue, capa-

blesd avoir une vie indépendante des corps et plus puis-santé.L'homme se trouvait en sociétéavecdes êtres autres

que ceux qui tombent tout d'abord et ordinairement soussessens c'était la société des esprits.

Cen'est pas tout. De bonneheure le problèmede la mort

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5li LA GENÈSE DES RELIGIONS.

s'est présente aux premiers peuples.î!s l'ont envisagé sous

une forme toute physique. Ils 1ont résolu, ainsi que l'ontmontre ~\î. Tyior et Spencer (après Lucrèce), par desinductions tirées du sommeil,de taléthargiectdurève. tn

corps endormi se réveille, donc un corps mort se réveil-lera voilà le raisonnement. D'autre part, nous revoyonsles morts en rêve ou dans les demi-hallucinations de lanuit et de la peur, donc ils rc~cM~ La conception mo-derne de purs esprits a été une conséquence indirecte et

postérieure de l'idée d'Immortalité, elle n'en est point le

principe. Le culte des morts, des « dieuxmânes, comme

les appelaient les Romains, s'explique en partie par desraisons morales ou psychologiques, par exemple le pro-longement du respect filial et la crainte, en partie par desraisons toutes matérielles et fort grossières. C'est unethéorie naïve appuyée sur un sentiment; elle est encore

semi-physique et semi-psychologique.La nature de Famédus morts a été conçue de façons très diverses. Cliez lesDakotas de l'Amérique du Kord, l'âme se subdiviseaprès la

mort; une partie reste sur la terre, l'autre va en l'air, unetroisième rejoint lesesprits,unedernièreresteprèsdu corpsc'est l'exemple d'une théorie déjà très compliquée forméeavec des éléments tout primitifs. En général, on croit queles Amesvont rejoindre les ancêtres dans un autre monde,le plus souvent dans la terre lointaine d'où la tribu a émi-

gré autrefois, îty a donc là encore un tien sociat qui survità la mort. Les Grecs et les Romains croyaient que, si tes

corps ne reçoiventpas de sépulture, les ombresne peuventpénétrer dans leur séjour habituel elles restent sur terreà poursuivre les vivants; c'est un reste des antiquescroyances qui aboutissaient à la nécessité de la sépultureet au maintien des bonnes relations avec la société desmorts*.

On se conciliaitles morts par les mêmes moyens que lesvivants supplications et dons. Ces dons étaient ceuxmêmes qui plaisent aux vivants, aliments, armes, cos-

tumes, chevaux, serviteurs. Au Dahomey, quand un roi

meurt, on lui créeune garde ducorps, en immolant cent deses soldats. De même chez les Incas du Pérou. A Bali, onimmolait au sultan défunt toutes les femmesdeson harem.Dans Homère, Achille égorge aux funérailles de Patrocle

1.VoirnotreAforo/ed'~ptc«t'p(Desidéesantiquessurlamort),3'édi-tiou,p.105.

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LA PROVIDENCE ET LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 57

desprisonniers troyens, avec les chevaux et les chiens deson ami. Les Fiffjiens immolaient un homme au piedde chaque pilier de la case d'un chef, pour attacher un

esprità la conservationde l'édifice.Denos jours, les espritssontencore si nombreux aux yeux de certains peuples,quel'Arabe, en jetant une pierre devant lui, demande par-donaux esprits qu'il a pu frapper'. La société anthropo-morphiquefinit donc par envahir l'univers.

Onconfiaitaux esprits le soinde sesvengeances. D'aprèsTytor, deux brahmanes, croyant qu'un homme leur avaitvotécinquante roupies, prirent leur propre mère et, de son

consentement, lui coupèrent la tête, afin que son ombre

put tourmenter et poursuivre le voleur jusqu'à sa mort.Cliezles Alfourousdes Moluqucson enterre des enfants vi-

vantsjusqu'aucou,et on les laisse lu, en plein soleil,en leurintroduisant du sel et du poivredans la bouche pour exci-ter leur soif jusqu'à leur mort, de façon à les mettre enfureuret à pouvoir lancer leur esprit exaspéré contre l'en-nemi à punir. C'est toujours un rapport social, c'est lesentimentde la haine, de la vengeance,de la punition, quichercheà se satisfaire dans la sphère des esprits.

En somme, il résulte de tous les travaux historiquesquel'~MïMtï~eou /M/v~c7MO~iMca été universel chez les

peuples il a succédé immédiatement au fétichisme ounaturismeconcret, dans lequel on ne distinguait pas l'es-

pritanimateur du corps animé.Lacroyanceaux esprits séparés, lewspiritisme') comme

ditM.Spencer (qui contient en germe, sans s'y ramener,la croyanceparticulière aux revenants), est l'origine pri-mitivedu système métaphysiqueplus raffinéappelé $/~rt-~c. Cedernier système,également fondésur la notion't une<c en nous et en tout être vivant, aboutit à la«otiond'une société spirituelle.

Voyons maintenant comment l'animisme ne pouvaitmanquerde devenir un théisme et sous quelle forme.

II. LA PROVIDENCEET LE MIRACLE

Del'idée d'un esprit à celle d'une divinité, il n'v a qu'unpas.Il suffitde concevoir l'esprit commeassez puissant et

1.VoirLeBon,l'Hommee<lesSocM~,t. H.

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~)8 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

assez redoutable pour nous mettre, en une large mesure,sous sa c~ocM~MCC.Esprits, mânes, dieux, tout se con-fond à l'origine dans un sentiment indistinct de terreur.Dès que les esprits peuvent se séparer des corps et exercerdes actions mystérieuses dont nous sommes incapables,ils commencentà sediviniser; c'est pour cette raison que lamort peut nous changer en des espècesde dieux.

Les esprits non seulement sont puissants, mais ils sont

<;o~aM~Mrcuoy~M~yils connaissent des choses que nousne connaissons pas. Deplus, ils nous sont bienveillantsouhostiles ils ont avec nous des rapports sociaux. Ce sontlà les élémentsqui, plus tard, en se réunissant, aboutirontà l'idée de divinité providentielle.La seconde idée semi-

métaphysique qui est en germe au fond de toute religionfut donc celle d'esprits perspicaces, de dieux favorablesou défavorables, de prort'c~CM. «Cet être me veut dubien ou du mal, et il pourra m'en faire ou ne pas m'enfaire w telle est la première formule naïve de la Provi-dence. Il n'y faut pas encore chercher, à l'origine, lanotion d'une intelligencegénérale ordonnatrice, mais biencelle d'un rapport social entre des volontés particulièresbienfaisantesou malfaisantes. La providencea été d'abord.comme toutes les autres idées religieuses, une supers-tition. Un sauvage a rencontré un serpent sur sa route:il réussit dans son entreprise, donc c'est le serpent qui luia porté bonheur voilà une rencontre providentielle. Les

joueurs, de nosjours, ont aussidesinguliers porte-bonheur.La providencedu fétichismesubsiste encore à notre époqu''sous la forme des médailles, desscapulaires.ctc Parl'o!)-

1.Lacroyanceauxrf/t~MM,pousséeà unsihautpointparlespremierchrétiensetpartantdecatholiquesd'aujourd'hui,estaussiuneforme'lelafoiauxfétichesetauxamulettes.Dèslespremierstempsduchristianisme,lesfidèlesallaientjusqu'enterremaintepuiserl'eauduJourdain,ramasserlapoussièredusolquelespiedsduChristavaientfouté.briserdesfragmentsdelavraiecroix,qui,ditsaintPaulindeNote,« gardedanssa matièreinsensibleuneforcevitaleet,réparanttoujourssesforces,</c'MCMMu~ac/f,bienqu'elledistribuetouslesjourssonboisà desfidèlesinnombrat)!c-Lesreliquespassaientpourguérirnonseulementlecorps,maist'&medeceuxqu'ellestouchaientGrégoirele Grandenvoieà unroibarbareleschaînesquiavaientservià lierl'apôtrePierre,enluidonnantl'assurancequecesmêmeschalnesquiontliélecorpsdusaintpeuventdélivrerlecoeurdesespéchés.

Cette superstition des reliques, commune à tout le moyen âge, a été tra'

duite dans toute sa naïveté par t'évoque Grégoire de Tours. Il nous raconte

qu'un jour où il souffrait de douteux aux tempes, le contact de la tenture

qui masquait le tombeau de saint Martin sufiïtà le guérir. Il répéta trois fois

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LA PROVIDENCEET LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 5~

servation,des liens de causalité ne pouvaient manquer des'établirentre les phénomènes; seulement, pourles espritsprimitifs, toute coïncidencedevient une cause post /toc,

M/'o/~crhoc. L'objet de cette coïncidence est un objetfavorableet bon à garder, une providence souvent porta-tiveet commemobilière. L'idée d'une destinée,c'est-à-dired'unordre de phénomènes aboutissant au bonheur ou au

malheur, se forme ainsi, se superpose à la conceptiond'unenature animée et peupléed'esprits. Le post hoc, cr~~o/oc, c'est-à-dire la croyance en l'influencedes phé-nomènessuccessifsou concomitants les uns sur les autreset en l'action du présent sur l'avenir, est à la fois le germedes superstitions sur la providence et sur le c~/ïM. Det'idécde < de /br/MMC,de nécessité, devait sortir lanotionscientifiquedu déterminisme réciproque universel.

Peu à peu, par le progrès de l'expérience, l'homme envientà concevoir une subordination des diverses volon-téssupérieures les unes aux autres, une sorte d'unification

des providences, enfin une organisation plus ou moins

rémunèredu monde. Alors, il fait remonter la responsabi-litédes événementsà une cause de plus en plus lointaine,àune volonté de plus en plus puissante mais il persiste àcroireque chaque événement est le signe, l'expressiond'unevolonté. Là encore nous retrouvons l'idée dualisteun monde soumis à des volontés supérieures qui le diri-

gent,suspendant au besoin le cours ordinaire des choses.A ce moment prend naissance l'idée de miracle. Le

miracleest une notion d'abord très vague dans les reli-

gions primitives; l'instant où cette notion commence às'élucidermarque un moment nouveau dans le développe

!'Mpérienceavecunégatsuccès.Uneautrefois,nousdit-il,itétaitatteintd'unedysenteriemortelleilboitunverred'eaudanslequelil a faitdis-soudreunpeudepoussièrerecueilliesur !etombeaudugrandsaint,lasantéluiestrendue.Unjourqu'unearêteluiétaitentréedanslegosier,ilvaprieretgémir,prosternédevant!etombeau;i)étendlamainverslaten-ture,latouche,et t'arétedisparalt.Jenesaispasce qu'estdevenul'ai-guillon,dit-il,carjenel'ainivomi,nisentipasserdansmonventre. Unautrejourencoresalanguedevienténormeet se tuméfie,it tèchela bar-rièrequientoureletombeaudesaintMartin,etsalanguerevientauvolumenaturel.LesreliquesdesaintMartinguérissaientjusqu'auxmauxdedents.<~0thériaqueinénarrable!(s'écrieGrégoiredeTours),ineffablepigmentadmirableantidotecétestepurgatifsupérieurà toutesleshabitetésdesmédecins,plussuavequelesaromates,plusfortquetouslesonguentsréunistunettoiesleventreaussibienquela scammonée.lepoumonaussibienquel'hysope,tupurgeslatêteaussibienquelepyrcthre!

Page 92: Jean Marie G.

60 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

ment des religions. Si, en effet, !cmerveilleuxa été de tout

temps un élément essentiel dans la constitution de toute

religion, il n'avait pas, pour les premiers fondateurs, lemême caractère que pour nous il ne se distinguait pasnettement du naturel. L'intelligence humaine n'avait pointencore, pour distribuer les phénomènes, les deux divisionsdu déterminisme ~cM~~Me et de l'ordre surnaturel. t'n

phénomène~a~rc/f voilà une idée presque moderne; celaveut dire un phénomènetombant sousdes loisfixes,enserredans un ensembled'autres phénomènes, formant avec euxun tout régulier. Quelle conceptioncomplexe et au-dessusde la portée d'une intelligence primitive Ce que nous

appelons un miracle est une chose «naturelle » pour un

sauvage il en observeà tous moments; il n'observemêmedans l'univers, à proprement parler, que les miracles, c'est-à-dire les choses étonnantes. L'homme primitif, en effet,ne remarque autour de lui que ce qui l'étonne (l'étonnc-ment, a-t-ondit, est le père de la science),et ce qui l'étonnéa immédiatement pour lui un caractère intentionnel,voulu Celane le choque pas plus qu'un vrai philosophen'est choqué d'un paradoxe. Le sauvage ne connaît pasassez les lois de la nature, il ne les sait pas assez univer-

selles, pour refuser d'admettre une dérogation à ces lois.Le miracle est donc simplement, pour lui, le signe d'une

puissance comme la sienne, mais agissant par des voiesà lui inconnues et produisant des effetsplus grands qu'ilne pourrait en produire. Ceseffetssont-ils tn/ÏMt~eîtf plusgrands? Cela n'entre pas en question: il suffit qu'ils le

dépassent pour le faire s'incliner et adorer..L'idée du miracle, si antiscientifiqueaujourd'hui, a pour-

tant marque un progrès considérabledans l'évolutionintel-lectuelle elle fut, en effet,une limitationde l'interventiondivine a un petit nombre de phénomènes extraordinaires.C'est le moment où le déterminisme universel passe del'état tout à fait inconscient à une demi-consciencede lui-même. Le dualisme, la séparation des esprits et des corps,s'affirmant toujours davantage, devientune séparation es

~OMW~.

1 Étymologiquement, ~oc~e signifie simplement chose ~oMn~e. LesHindous n'ont même pas de mot pour exprimerl'idée de surnaturel twac/cet t~c/ac/p se confondent dans leur langue. Le surnaturel, c'est pour eux

l'objet même de la contemplation et de l'admiration, c'est ce qui éclate dansla trame monotone dela vie de chaque jour, ce qui attire les yeuxet la pensée.

Page 93: Jean Marie G.

LA PROVIDENCE ET LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. Cl1

La foi en un pouvoir distribuant miraculeusementles biens et les maux, en une providence, est ce qu'ily a de plus nécessaire à la reli gion.L'acte important detoute religion, en effet, c'est la propitiation et la con-

juration or, cet acte ne s'adresse pas à Dieu en géné-ral, mais à une divinité providentielle, a une puissancecapablede nous devenir favorable. Aussi de grandes reli-

gions orientales ont-elles pu se constituer en laissant dansle vague la notion de Dieuet en n'insistant que sur cellede providence distributrice l'imagination populaire netarde pas à faire accomplir cette distribution des biens etdes maux par des

génies,des esprits bons ou mauvais

elle n'a pas besoin d aller plus loin, et de pénétrer jusqu'au«grand être jusqu'à « l'infini», sorte de « noumène »et d' «abîme»,qui en sommelui est indifférent.Mêmedansles religions de source chrétienne, surtout dans le catholi-cisme et l'église grecque, on ne s'adresse pas toujoursà Dieu directement; on invoque bien plus souvent ses« saints w,ses anges, les médiateurs, la Vierge, le Fils, le

Saint-Esprit. Dieu le père a quelque chose de vague etd'obscur qui épouvante: c'est le créateur du ciel et de

l'enfer, le grand principe, quelque peu ambigu, d'où partle bien et aussi, en un certain sens, le mal. On pourrait yvoirla personnificationindirectede la nature en songerme,si indifférenteà l'homme, si dure, si inflexible. Le Christ,aucontraire, c'est la personnificationdela volontéhumaineencequ'elleade meilleur. La responsabilitédesloisféroces,des malédictions, des châtiments éternels, retombe sur lavieilledivinité biblique, cachée derrière son nuage, qui nese révèleque par les éclairs et la foudre, qui règne par laterreur et qui a besoin de son fils même pour victime

expiatoire. Au fond le véritable dieu adoré par le christia-

nisme, c'est Jésus, c'est-à-dire une providence médiatrice

chargéede réparer la dureté des lois naturelles, une pro-videncequi ne donnerien que le bien et le bonheur, tandis

que la nature distribue les biens et les maux avec une

pleine indifférence. C'est Jésus que nous invoquons, etc'est devant la personnificationde la providence, plutôtque devant celle de la cause premièredu monde, que l'hu-manité s'est agenouillée depuis deux mille ans.

Les idées de miracle et de providence, en se dévelop-pant dans les sociétés humaines, ont fini par s'opposerde plus en plus à l'ordre de la nature. L'homme a nni parne plus voir qu'un procédé pour améliorer sa destinée et

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62 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

celle des autres l'intervention du providentiel. Alors !csacrificeet la prière sont devenusses grands moyens d'ac-tion sur le monde. Il vivait suspendu au surnaturel. A

l'origine de toute religion existe toujoursun certain senti-ment du mal, une souffranceet une terreur; pour corrigerce mal, le croyant ne trouvait rien que le miracle. La pro-vidence fut ainsi la seule formule primitive du progrès, etla première espérance des hommes n'a été que dans lesurhumain.

Sentiment ou crainte d'un mal et croyance qu'il peutêtre guéri par l'intervention divine, telle fut l'origine dela prière. Une religion positive ne peut guère, de nos

jours même, se contenter de représenter Dieu commeveil-lant de loin sur nous et ayant réglé d'avance, depuisle commencement des temps, nos biens et nos maux ilfaut absolument qu'elle le montre présent au milieu de

nous, qu'elle nous fasse voir en ce moment même unemain prête à se tendre pour nous soutenir, une puis-sance capable de suspendre à notre profit le cours dela nature. Pour exciter la piété du moment présent, ilfî~utque la religion habitue

l'esprità la pensée du mi-

racle présentement possible, qu elle nous persuade qu'ily en a eu dans le temps, qu'il y en a même sans cesse,

qu'il suffitparfoisde les dcmanocr pour les obtenir. Ainsile croyant en vient à opposer au déterminisme ordinairede la nature une volonté toujours capable de le sus-

pendre, à compter sur cette volonté, à attendre son inter-

vention, à espérer dans les moyens surnaturels, non

moins que dans les moyens naturels, à négliger parfoisceux-cipour ceux-là.

Comme l'a remarqué Liitré, la Dcnséc peut se com-

porter de trois manières à l'égard des miracles: les ado-

rer, les rejeter comme une mystification, ou les expli-

quer par des moyens naturels. Les temps primitifs,1 antiquitéet lemoyen à~ene pouvaient manquer d'adorerles miracles; le dix-huitième siècle les rejeta comme des

impostures et s'en moqua. C'est alors que fit fortune lathéorie qui voyait dans les fondateurs de la religion de

simples mystificateurs.L'une des péripéties les plus néces-saires et les plus sérieuses du grand drame humain n'ap-parut plus que commeune comédie. Onoubliait qu'il n'y a

guère de vie d'hommevouée en sa totalité au mensonge

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LA PROVIDENCE ET LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 63

on faisait une erreur de psychologie en même temps qued'histoire. Un homme, même un comédienou un poli-tique -est toujours sincèreparquelquecôté il s'échappe,un moment ou l'autre, à articuler le fond de sa pensée.Mêmecertaines palinodies,provoquéesparl'intérêt, s'expli-quent souvent par une déviation inconsciente des idéessous l'influence des passions plutôt que par un mensongetout à fait conscient même quand on ment de tout son

cœur, on en vient à s'attraper soi-même, à croire toutbasune partie de ce qu'on dit si haut. Le reproched'hypo-crisie,de comédie et de fausseté a été lancé cent fois dans

t histoire,le plus souvent à tort. Au dix-huitième siècle,lesmêmes hommes qui ont préparé et fait la révolution

françaiseaimaient à accuser de teinte et de tromperie les

apôtresou les prophètes, ces révolutionnaires d'autrefois.

Aujourd'hui,où l'on ne songe plus sérieusementà soutenircontreles livres saints une accusation de ce genre, ce sontleshommes mêmes du dix-huitième siècle qu'on accuse

d'hypocrisie.Pour M.Tainc.par exemple,presque tous leshommesde la révolution française ont été des comédiens,et le peuple même qu'ils ont soulevé était mû non parles idées qu'ils mettaient en avant, mais par les intérêtslesplus grossiers qu'ils savaientéveiller en lui. C'est qu'ilv a toujours deux points de vue d'où on peut regarderlesgrands événements historiques celui des intérêts per-sonnels,qui se cachent et disparaissentautant que possibledansles discours; celui des idées générales et généreuses,qui,au contraire, s'étalent avec complaisancedans les pa-roles et dans les écrits. S'il est utile pour l'historien dedeviner les mobiles intéressés qui ont contribué à une

action,il n'en est pas moins irrationnel de se refuser àcroireentièrement aux mobiles élevés qui l'ont justifiée,et qui ont très bien pu unir leur influenceà celle de l'inté-rêt. Le cœur humain n'a pas qu'une seule fibre. Les révo-lutionnaires ont eu foi dans la révolution, dans les droits

qu'ilsrevendiquaient, dans l'égalité et la fraternité ils ontcrumêmeparïois à leur propre désintéressement, commetes protestants ont cru à la Réforme, comme le Christ"t les Prophètes ont cru eux-mêmes à l'inspiration d'enhaut qui les soulevait, commedenos jours encore, par une

superstitiondéplacéedans l'ordre des temps, le pape croità son infaillibilité. Il y a toujours dans toute foi quelquechosede la naïveté desenfants, en même temps que decespetites ruses inconscientes qui font que leurs caresses

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64 LA GENÈ&EDES RELIGIONS.

sont aussi des demandes et que leur sourire est l'épa-nouissement du désir satisfait. Mais, sans une foi réeHe,sans une certaine part de réelle naïveté, il ne se crée pasde religion, il ne se fait pas de révolution, aucun chan-

gement important ne saurait se produire dans l'humanité.L'affirmation intellectuelle et l'action sont toujours pro-portionnées l'une à l'autre agir, c'est croire, et croire,c'est agir.

Denos joursoncommenceàexpliquerscientifiquementtesmiracles. Cesont des phénomènes comme tous les autres;fort souvent ils ont été vus et racontés de bonne foi, maismal interprétés. Chacun connaît, par exemple, le miracle

biblique d'îsaïe qui « fait rétrograder a l'ombre de dix

desrés sur le cadran solaire; on est parvenu à repro-duire cette expérience bien capable de frapper d'étonnc-ment les spectateurs. M. Guillemin' démontre, par desraisonnements géométriques, qu'en inclinant légërcm~le cadran sur l'horizon on peutobtenir une rétrogradationplus ou moins grande de l'ombre. Demême, les appari-tions successivesde Jésus ressuscité ont leur pendant dansce fait récent arrivé aux États-Unis un condamné à mort,à l'exécution duquel avaient assisté tous les détenus delamême prison, leur apparut successivementà tous le lende-main ou le surlendemain. C'est là un cas bien remarquabled'hallucination collective, qui nous montre qu'un grouped'individus vivant dans le même courant d'émotions peu-vent être frappés en même tempsdes mêmesvisions, sans

qu'il y ait de leur part aucune fraude conscienteou incons-ciente. Un troisième miracle, d'un genre tout différent,a aussi reçu une explication scientifique il s'agit decoloration de la toison dans les troupeaux de Laban et de

Jacob; cette coloration s'obtenait par un procédé de zoo-technie très connu des Égyptiens et signalépar Pline.M.MatthewArnold croit que les guérisons miraculeusesnesont pas non plus de la pure légende, qu'elles témoignentsimplement de l'influence toujours très grande du moralsur le physique. Jésus a réellement chassé, exorcisé desf démonsM, à savoir « les passions folles qui hurlaientautour de lui a. Ainsi on peut comprendre en leur vraisens ces paroles «Que je te dise Tes péchéste sont par-donnés, ou que je te dise Lève-toi et marche, il n itM-

1.ActesdelaSociétéhetvét.desse.nat,août1877.

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LA PROVIDENCEET LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 65

s

porteguère. MEt encore «Te voilàguéri, ne pêcheplus. M

Jésuslui-même devait avoir conscience, comme Socrate

etEmpédocle,mais à un plus haut degré encore, de possé-derune puissanceà la foismorale et physique,une «vertu »

<tcntil ne se rendait pas compte à lui-même et qui lui sem-

blaitun don divin. D'une part il se sentait, en un sens

moraletsymbolique,le guénsseur des sourds, des aveuglesetdesparalytiques, le médecin des âmes; d'autre part des

guérisonsd'hystériques, plus ou moins temporaires mais

réelles,le forçaient à s'attribuer encore un autre pouvoirsurhumainsur les corps eux-mêmes.

La sciencedu système nerveux, qui s'est formée de nos

joursseulement,apparaît àun certain point de vue commeuneconstatationperpétuelle et uncommentairedu miracle.Peut-êtreun quart des faits merveilleux observés et révé-réspar l'humanité rentrent-ils dans le domaine et sous la

compétencede cette sciencenouvelle. Le médecin ou l'ob-servateurentouré de ses « sujets » est dans la situation du

prophète ceux qui l'entourent sont forcés sans cesse dereconnaîtreen lui une puissance occulte qui les dépasse et

quile dépasse lui-même les uns et les autres vivent dans1extraordinaire.Les faits d'insensibilité partielle, de cata-

lepsiesuivied'un réveilpar lequel le mort semble ressusci-

ter,de suggestion mentale mêmeà distance, tous ces faits

quiserontconnuset expliqués chaquejour davantage sontencorepour nous en ce moment sur lescoufinsdu miracle:nousles sentons se détachant à peine de ta sphère reli-

gieusepour tomber dans la sphère scientifique.L'obser-vateurqui constate pour la première foisqu'il peut envoyeruncommandementpresque invincibledansun regard, dansunepressionde la main, et même, semble-t-il, à distance,parlasimpletension de savolontétraversant l'espace, doit

éprouverune sorte d'étonnement, de frayeur même, detroublepresque religieux à se sentir armé d'un tel pou-voir.Hdoitcomprendrecommentl'interprétation mystiqueet

mythiquede ces faits n'est, pour ainsidire, qu'une affairede nuancesque les intelligences primitives ne pouvaientpassaisir.

Mêmeles miracles qui ne se rattachent pas directement

auxphénomènescachés du système nerveux apparaissentQeplusen plus à l'historien et au philosophe commeayantunfondementobjectif; cequi est subjectif, c'est le merveil-leux,le providentiel.Ils seproduisentréellement,mais dansle coeur au lieu d'engendrer la foi, ils en procèdent et s'ex-

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66 LA GKNÈSE DES RELIGIONS.

pliquent par elle. Un missionnaire anglais', de voyage enSibérie, raconte qu'au momentoù il arrivait àîrkustk, unincendie consumales trois quarts de la ville une chapelleseule ayant été épargnée, le clergé russe vit dans ce fait unmiracle; lemissionnaire anglais l'explique parla bonnerai-sonque toute la ville était en boiset la chapelleseule en bri-

ques. Mais le pasteur qui vient de nier sur ce point touteintervention providentielle l'admet le même jour sur unautre point, caril nous raconte que, sans la fuite d'un de ses

chevaux, il serait arrivé trop tôt à Irkurtsk, et aurait eu son

bagage brûlé dansl'incendie; il rend donc grâces à Dieu d<'ce que son cheval a eu l'inspiration de rompre ses traits.Les mêmescauses naturelles qui suffisent, selon cet excel-lent missionnaire, à expliquer pourquoi l'église russe a été

sauvée, nesuffisentplus quand il s'agit de son petitbagag<hu, missionnaire anglican, protégé spécialement par son

Dieu. Chaque croyant se trouve fondé ainsi à interpréterd'une manière miraculeuse les faits qui lui sont arrivés àlui-même. Du haut d'une stalle d'église ou d'une chaire onvoit les événementsde ce monde sous un angle particu-lier, mais en passant dans la chaire d'un autre temple le

coup d'œil change; il faudrait, pour avoir la vérité scien-

tifique, passer successivement du point de vue d'unefoi au point de vue d'une autre foi, en faisant aussi la

contre-épreuve,- à moins qu'on ne rejette toute foi d'unseul coup.

Les religions créent le miracle par le besoin même

qu'elles en ont, parce qu'elles se prouvent par lui il entrecommeélément nécessairedans l'évolution mentale qui les

engendre. La « parole de Dieu ))se reconnait en ce qu'elledérange d'une manière ou d'une autre l'ordre des phéno-mènes. Le mahométisme seul s'est introduit dans le mondesans s'appuyer sur aucun témoignage visible et grossier,en éclatant nonaux yeux, mais aux esprits, commedirait

Pascal sous ce rapport il avait peut-êtreà sonorigine uneélévation intellectuelle plus grande que le judaïsme et !e

christianisme. Mais, si Mahomet s'est refusé le don des

miracles, avec une bonne foi que Moïse ne semble pasavoir eue, ses disciplesse sont empressés de le lui restituerPnentourant sa vie et sa mort d'une merveilleuselégende.Il faut bien avoir des raisons de croire, il fautbien que l'en-

1. y/tp'OM~/t~Mf?' h\ HenryLunsdell,wHhiUustt'ation6andmaps;Lon-dres1882.

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LA PROVIDENCE ET LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 67

voyéde Dieuait un signe visible auquel on le reconnaisse.Onlevoit, la providenceou protectiondivinedevait corn-

mencer par être conçuecomme toute spéciale,non comme

agissant d'après des lois générales. C'était une continuelleintervention dans le cours des choses et dans les affairesdes hommes les divinités se trouvaient mêlées à la viehumaine, à cellede la familleet de la tribu. Cerésultat étaiten rapport avecle caractère mêmede l'humanité primitivel'homme primitif, qui est le plus crédule, est évidemmentaussi celui qui a le moins le sentiment de la responsabilitéincapable de se gouverner lui-même, il est toujours prêtà s'abandonner aux mains d'autrui; en toute circonstanceil a besoin de se décharger sur quelqu'un de la part de

responsabilitéqui lui incombe.~Qu'unmalheur lui arrive,il s'en prend à tout, excepté à lui-même, tout répondsa place. Ce trait de caractère, qu'on remarque chez biendes hommes, est surtout visible et accentué chez les en-fants et les peuples enfants. Ils n'ont pas la patiencede suivre, sans sauter un anneau, la chaîne des causes;aussine comprennent-ils pas commentune action humainea pu produire un grand enet. et engénéral ils sont toujoursfrappés de la disproportion qui existe entre les effets etles causes. Une telle disproportionne s'explique à leurs

yeuxque par l'intervention d'une cause étrangère. De làce besoin, si frappantchez certains esprits faibles, de cher-cher toujours à un phénomène une explication autre quel'explication réelle; II n'est pas pour eux de raison vrai-ment «suffisante.» Pour un soldat vaincu, la défaiten'est

jamais expliquée sufnsamment par des raisons scientifi-

~ues.par exemple sa propre lâcheté, la mauvaise disposi-tion des corps d'armée, l'ignorance des chefs; pour quel'explication soit complète, il faut toujours qu'il y ajoutel'idée de trahison. De même, qu'un homme du peuple sedonneune indigestion, il n'accordera pasqu'il avait absorbéune quantité de nourriture trop grande, il diraque les ali-mentsétaient de mauvaisequalité et peut-être même qu'ona voulu l'empoisonner. Au moyen âge, quand il yavait la

peste,c'était la faute desJuifs à Naples,le peuple bat sessaints quand la moisson n'est pas bonne, Tous ces faits

s'expliquent de la même manière un esprit encore incultene peut pas consentir à accepter un résultat qu'il n'a pasvoulu,il ne peut se résoudre à se voir soudain déconcerté

par les choses, à dire avec Turenne à qui on demandaitcomment il avait perdu une bataille « Par ma faute.

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68 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

L idée deprovidencespécialevient fortà proposenaideà ce

penchant naturel elle permet à l'homme de se déchargersur elle, de se laver les mains en face des événements. Unrésultat qui coûterait trop à prévoir et à obtenir par des

moyens naturels, on le demande à la providence,on l'at-tend au lieu de le produire; et si on est déçu dans son

attente, on s'en prend au caprice divin. Dans la Bible, lesrois ne commettent jamais de faute Qu'enversDieu leur

incapacité n'est que de l'impiété; or il est toujours plusfacile d'être pieux que d'être capable.

En même temps que l'irresponsabilité naïve des peuplesprimitifs s'accommodaitdu gouvernement providentieldes

dieux,elles'accommodaitnon moinsbiendu gouvernementdespotique d'un monarque ou d'une aristocratie. Le prin-cipedu despotismeest identique au fond à celui de la pro-videncesurnaturelle et extérieure c'est une sorte de renon-cement à la direction des événements, d'abdication. Onse laisse aller, on se confie on ignore par ce moyen les

déceptions les plus cruelles, cellesde la volonté vaincueun autre veut à votre place. On se borne à désirer, à espé-rer, et les oraisons ou les placets remplacent l'action, letravail. On flotte au cours des choses, dans une molle

détente; si les choses vont mal, on a toujours quelqu'unà accuser, à maudire ou à fléchir si au contraire toutva bien, le cœur s'épanche en bénédictions, sans compterqu'en soi-même(l'hommeest ainsi fait)on s'attribue encoreune certaine part dans le résultat obtenu; au lieu de sedire :j'ai voulu, on se dit j'ai demandé,j'ai prié. II est sifacile de croire que l'on contribue à mener l'Etat ou laterre quand on a murmuré deux mots à l'oreille d'unroi ou d'un dieu, et, comme la mouche du coche, bour-donné un instant autour de la grande machine roulantedu monde. La prière propitiatoire a une puissance d'au-tant plus immense qu'elle est plus vague, elle semble

pouvoir tout précisément parce qu'elle ne peut rien de

précis. Elle relève l'homme à ses propres yeux en luifaisant obtenir le maximum d'effetsavec le mmimum d'ef-forts. Quelletentation exercèrent toujours sur les peuplesles providences et les «hommes providentiels » Commetous les plébiscitesen faveur de ces hommesont été prêtsà rallier les suffragesdes masses Le sentiment de soumis-sion aux décrets de la providence, nouveaudestin person-nifié,a été l'excuse de toutes les

paresses,de toutes les

routines.Lorsqu'on le poussejusqu aubout, qu'est-ceautre

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LA PROVIDENCE ET LA SOCIËTË AVEC LES DIEUX. 69

choseque le sophisme paresseux des Orientaux? Il est vrai

qu'oncorrige habituellement la parole « le ciel t'aidera, »

par le précepte « aide-toi toi-mème. c Mais,pour s'aidersoi-mèmeefticacement, encore faut-il avoir l'initiative etl'audace, encore faut-il se révolter contre les événementsau lieu de se courber devant eux il ne faut pas se contenterde dire « Quela volonté de Dieu soit faite, » mais « Quema volonté soit faite; » il faut être comme un rebelle ausein de la multitude passivedesêtres, une sorte dePromé-thée ou de Satan. Il est difncilcde dire à quelqu'un «Toutcequi arrive, tout cequi est, est par l'irrésistible et spécialevolontédeDieu, »et d'ajouter cependant a Ne te soumets

pas a ce qui est. » Les hommes du moyen âge, sous la

tyrannie et dans la misère, se consolaient en pensant queDieumême les frappait, et n'osaient se lever contre leurs

maîtres, crainte de se lover contre Dieu. Pour conserver

l'Injustice sociale, il a souvent fallu la diviniser on afait un droit divin de ce qui n'était plus un droit vraimenthumain et réel.

Le sentiment d'initiative, commecelui de responsabilité,est tout moderne et ne pouvait se développerdans l'étroitesociété où l'homme a longtemps vécu avec les dieux. Sedire «je puis, moi, entreprendre quelque chose de nou-

veau j'aurai l'audace d'introduire un changement dansle monde, d'aller de l'avant dans le combat contre les

choses,je lancerai la première flèche,sans attendre, commele soldat antique, que les devins aient finid interroger lesdieux et donnent eux-mêmes le signal; voilà une chose

qui eût paru énorme aux hommes d'autrefois, eux qui nefaisaient point un pas sans consulter leurs dieux et les por-taientdevanteux pour s'ouvrir la route. L'initiative semblaitalors une offensedirecte à la providence,un empiétementsur ses droits; frapper le rocher, comme Aaron, avantd'avoir reçu l'ordre du dieu, c'était s'exposer à sa colère.Le monde était une propriété particulière du Très-Haut.II n'était pas permis à l'homme dese servir à son gré desforcesde la nature, comme il n'est pas permis aux enfants

déjouer avec le feu; encore n'était-ce pas pour la même

raison, car nous ne sommes pas «jaloux Mdes enfants.La jalousie des dieux est une conception qui s'est pro-pagéejusqu'à nos jours, quoiqu'elle cède et recule sanscesse devant le progrès de l'initiative humaine. La ma-

chine, cette œuvre de l'Agemoderne, est la plus puissanteatteinteportée à l'idée de providenceextérieure et de fina-

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70 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

lité extérieure. On sait commentl'innocentevanneuse àbléfut maudite par les prêtres et regardée de mauvais œil parles paysans, parce qu'elle mettait au service de l'hommeet employait à un travail dégradant cette force providen-tielle le vent. Mais les malédictions furent inutiles, levent ne put refuser de trier le blé, la machine vain-

quitles dieux. Là, comme partout, l'initiative humaine

1emporta. La science se trouvait, par sa direction même,

opposéeà l'intervention spéciale de la providence, puis-

qu elle s'cn'orcait d'approprier les forces naturelles à unbut en apparence non naturel et non divin. Un savant étaitun perturbateur dans la nature, et la science semblait une

antiprovidence.Avant les premiers développements de la science.

l'homme primitifse trouvait, par l'cnct de son imagination,dans un état de domesticité analogue à celui où il réduitlui-même certains animaux; or cet état influe profondé-ment sur les habitudes des animaux, leur utc certaines

capacités pour leur en donner d'autres. Tels d'entre eux,commecertains oiseaux,deviennent, en domesticité,pres-que incapables detrouver par eux-mêmesla nourriture quileur est nécessaire. Des animaux plus intelligents, commele chien, qui pourraient à la rigueur se suffire, contractent

cependant auprès de l'hommeune habitude de sujétionnuicrée un besoin correspondant mon chien n'est tranquilleque quand il me sait près de lui; si par hasardje m'éloigne,il estinquiet, nerveux; au moindre danger, il accourt entremes jambes au lieu de se sauver au loin, ce qui seraitl'instinct primitif. Ainsi tout animal qui se sait surveilléet protégé dans le détail par un être supérieur perdnécessairement de son indépendance primitive, et si onvient à lui rendre cette indépendance, il est malheureux, il

éprouvedes craintes mal dénnics, le sentiment vague d'unaffaiblissement.Demêmepour l'hommeprimitifet Inculteune fois qu'il s'est habitué à la protection des dieux, cette

protection devient pour lui un véritable besoin; s'il vientà en être privé, il peut tomber dans un état de malaise et

d'inquiétude inexprimables. Ajoutons que, dans ce cas,il nes'en laissera pas priver longtemps pour échapper àla solitude intolérable que fait en lui le doute, il courrabientôt se réfugier près de ses dieux ou de ses fétiches,

poussé par un sentiment identique à celui qui ramenél'animal entre lesjambes de son maître. Pour comprendretoute la forced'un tel sentimentchezles premiers individus

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LA PROVIDENCE ET LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 71I

humains,il faut songer que la surveillancedesdieuxsur leshommesapparaissaitcommebeaucoupplusétendueencoreet plus méticuleuse que ne l'est celle de l'homme mêmesur les animaux domestiques, du maître sur ses esclaves.L'hommeprimitif sent son dieu ou songénie derrière luidans toutes ses démarches, dans toutes lescirconstancesde

la vie; il s'habitue à n'être jamais seul, à entendre quel-qu'un marcher partout avec lui; il se persuade que toutcequ'il dit ou fait a un témoin et un juge. L'animal domes-

tique lui-même n'est pas accoutumé par nous il une telle

sujétion il remarque très bien que notre protection n'es'

pastoujours efficace,qued'ailleurs nous nous tromponssursoncompte,quenous t<~caressonsquand il mériterait d'êh'e

puni,etc. Les chats, par exemple, savent que l'homme n yvoitpas la nuit un soir, un liat blanc s'apprêtait à com-mettreà deux pas demoi quelqueabominableméfait, m' sedoutantpasque sacouleur letrahissait, mêmedans l'ombre,pourun œil attentif. Les anciens hommesavaient quelque-foisde ces ruses a l'égard de leurs dieux; ils ne croyaientpasencore à l'entière souveraineté, il l'ubiquité de la pro-vidence. Mais, par une évolution logique. la providence<initpar s'étendre à tout, par envelopper la vie entière)a crainte de Dieu finit par être la perpétuelle défense<tcl'homme contre la passion, l'espoir en Dieu son per-pétuel recours dans le malheur. La religion et la scienceont ceci de commun, qu'elles aboutissent a nous enve-

lopper également dans un réseau de nécessités mais ce

(luidistingue la science, c'est qu'elle nous fait connaître!'or<hc réel de causation des phénomènes, et par lanous permet de modifiercet ordre quand il nous plaîten nous montrant notre dépendance, elle nous donnel'idée et le moyen de conquérir une liberté relative;dansla religion, au contraire, l'élément mythique et mira-culeuxfait intervenir au milieu des événements un facteur

tmjuévu, la volonté divine, la providence spéciale; parta, il trompe sur les vrais moyens de modifierle cours deschoses.Quand on croit dépendre de Jupiter ou d'Allah,on accorde toujours plus d'cfncacité à la propitiation qu'àl'action; il s'ensuit que, plus on voit sa aépendancc, pluselleest sans remède plus on se soumet à son Dieu, plus onest soumis aux choses. Le sentiment d'une dépendanceimaginaire vis-à-visd'êtres supra-naturels accroissaitdoncladépendanceréelle de l'hommevis-à-visdclanature. Ainsi

entendue, l'idée de providencespéciale, de tutelle divinea

Page 104: Jean Marie G.

72 LA GENESE DES RELIGIONS.

eu pour résultat de maintenir longtemps l'âme humainedans une minorité véritable; cet état de minorité à sontour rendait nécessaire l'existenceet lasurveillancedespro-tecteurs divins.Quand donc l'homme religieux se refusaità sortir de la dépendanceoù il s'était placévolontairement,c'est qu'il avait le sentiment vague de sa propre insuffi-

sance, de son irrémédiable minorité; c'est ainsi que l'en-fant n'ose s'écarter bien loin du toit patcrjel et ne se sent

pas le courage de marcher seul dans la vie. L'enfant quimontrerait une indépendance hâtive, et de bonne heureirait courir les chemins, aurait grande chance d'êtretout simplement un a mauvais sujet » sa précocité pour-rait bien n'être que de la dépravation. De même dans 1his-

toire, les irréligieux, les sceptiques, les athées n'ont étéfort souvent que des enfants gâtés, en avant sur leur ;~e.et dont les libertés d'esprit étaient des gamineries. Le

genre humain a eu longtemps besoin, comme l'individu.de grandir en tutelle; tant qu'il a éprouvé ce besoin, nous

voyons qu'il ne pouvait manquer de s'appuyer sur l'idéed'une providence extérieure a lui et à l'univers, capabled'intervenir dans le cours des choses et de modifierleslois générales de la nature par ses volontés particulières.Puis, par le progrès de la science, on s'est vu forcéd'enlever chaque jour à la Providence quelqu'un de ses

pouvoirs spéciauxet miraculeux, quelqu'une ue ses préro-gatives surnaturelles. Grâce à l'évolution de la pensée.!apiété s'est transformée; elle tend aujourd'hui à faire un

objet d'affectionfilL~ de celui qui était naguère un objetde terreur, de conjuration, de propitiation. La science,

enveloppant la Providence du réseau de plus en plusserré de ses lois InHexibles,l'immobilise pour ainsi direet la paralyse. Elle ressemble à ces grands vieillards quel'âge a rendus incapables de se mouvoir, qui, sans notre

aide, ne peuvent soulever un seul de leurs membres, quivivent par nous, et (lui cependant peuvent être d'autant

plus aimés, comme si leur existence nous devenait plusprécieuseà mesure qu'elle est plus oisive.

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ORIGINE ANTHROPOMORPHIQUE DE L'IDÉE DE CREATION. 73

Apresl'idée de Providence il faut mentionner, parmi les

principesmétaphysiquesde la religion, l'idée du Dieucréa-

<p?~,quia acqms denos joursune importancequ'ellen'avait

pas jadis. Cette idée, comme celle de l'Ame et celle dela providence, s'est présentée d'abord sous la forme dudualisme,Les hommesont conçu à l'origine un dieu façon-nant un monde plus ou moins indépendant de lui, unematière préexistante. C'est seulement plus tard que cedualisme s'est raffiné par l'idée de création ex nihilo, qui,d'une unité primitive, fait encore sortir la dualité tradi-

tionnelle, Dieu et un monde tout à fait dînèrent de lui.J'ai eu un exemple de métaphysique naïve dans la con-

versationsuivante, dont je puis garantir l'authenticité. Lesdeux interlocuteurs étaient une petite paysanne de quatreans, qui n'était jamaissortie de sa campagne, et une jeunedUede la ville, la propriétaire de la ferme. Toutesdeuxétant descendues au jardin, oH depuis le matin de nom-breuses Heurs s'étaient épanouies, la petite paysanneentra dans une vive admiration et, s'adressant à la jeunefille,pour laquelle elle avait depuis longtemps une sort)'de culte « Dites-moi, maîtresse, s'écria-t-cllc, c'est vous,n'est-cepas, qui avez fait ces fleurs? » Cette interroga-tion ne sortait pas du domaine physique; elle attribuaitseulement un pouvoir inconnu a un être connu, visibleet palpable. La maîtresse répondit en riant: «Non, cen'est pas moi, je n'en ai pas le pouvoir. Qui est-cealors? » demanda l'enfant. On voit la persistance avec

laquelle les intelligences primitives veulent expliquer leschoses par l'action directe d'une volonté, placer quel-~M'tMderrière les événements. « C'est le bon Dieu,

répliqua la jeune maîtresse. Où est-il, le bon Dieu?l'avez-vousvu quelquefois?

MSans doute la petite pay-sanne,qui se faisait de la ville une idée étonnante, sup-posait qu'on pouvait y voir Dieu face à face. D'ailleursDieune représentait encore pour elle rien de supra-phy-s~que. Mais dans quelles circonstances favorables ellese trouvait pour qu'une métaphysique plus ou moinsbâtardecommençâtà pénétrer dans son cerveau «Jeil aipasvu Dieu, lui répondit sa maîtresse, et personne ne

III. LA CRÉATION

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74 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

l'a jamais vu; il est au ciel, et en même temps il est près de

nous il nous voit et nous écoute c'est lui qui a fait les

fleurs, qui t'a faite toi-même, et moi, et tout ce quiexiste. » Je ne rapporterai pas les réponses de l'enfant,

car je crois qu'elle était trop étonnée pour rien dire: elle setrouvait dans une situation semblable à celle de ces sau-

vages à qui un missionnaire vient parler tout à coup <!c

Dieu, être suprême, créateur de toutes choses, esprit dé-

pourvu de corps. Parfois ils refusent de comprendre et

montrent leur tète en disant qu'ils en souffrent d'autres

fois ils croient qu'on se moque d'eux. Chez nos enfants

mêmes, il y a des étonncments longs et muets, qui font

place peu à peu à l'habitude. Ce qui est frappant dans la

petite conversation que nous rapportions tout à l'heure.

c'est de voir comment le mythe métaphysique jaillit néces-sairement de l'erreur scientifique. Une induction inexacte

donne d'abord la notion d'un être humain agissant pardes moyens inconnus et insaisissables pour nous cette

notion, une fois obtenue, prend corps dans tel ou tel indi-

vidu, objet d'une vénération particulière; puis elle ne

tarde pas à reculer de cet individu à un autre plus loin-

tain, ()e la campagne la ville, de la terre au ciel, enfindu ciel visible au fond invisible des choses, au ~MM

omniprésent du monde. En même temps l'être doué dp

pouvoirs merveilleux prend un caractère de plus en plusvague et abstrait. L'Intelligence emploie, en développantsa conception de l'être supra-naturel, la méthode

queles

théologiens désignaient sous le nom de ~c~/to~c negative,et qui consiste lui enlever successivement chacun desattributs à nous connus. Si les hommes et les peuples ont

toujours procédé ainsi, c'est moins par un raffinement de

pensée que par une nécessité qui s'imposait à eux. En

approfondissant la nature, ils voyaient tuir devant eux latrace de leurs dieux tel un mineur qui pense avoir reconnula présence de l'or sous ses pas creuse le sol, et, ne trou-vant rien ne peut pourtant se résoudre à croire quela terre ne cache aucun trésor il fouille toujours plusavant, dans une espérance éternelle. De même, au lieu derenoncer à ses dieux, l'homme les porte devant lui, les

rejetant plus loin à mesure qu'il avance. En général, ce

que la nature exclut tend à prendre un caractère méta-

physique toute erreur qui seprolonge malgré les progfsde l'expérience finit par se subtiliser d'une étonnante ma-nière et par se réfugier au ciel, dans une sphère de plus eu

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ORIGINE ANTHROPOMORPHIQUE DE L'IDÉE DE CRÉATION. 75

plusinaccessible.Ainsi l'origine un peu grossière des reli-

gionsn'est pas inconciliableavec les spéculationsraffinéesdeleur périodede développement.L'intelligencehumaine,une fois lancée dans les espaces, n'a pu que décrire uneorbitedeplus en

plus grande autour de la réalité. Unereli-

gionmythique n est pas une construction complètementrationnelleet a ~o~'ï; elle s'appuie toujours sur depréten-duesexpériences,sur des observationset analogies qui sont

précisémententachées d'erreurs; elle repose donc sur unft'ux posteriori, et c'est ce qui place 1~mytnc dans une

divergenceinvincible de la vérité.Leshommes conçurent plutôt à l'origine un dieu ordon-

nateur que créateur, un ouvrier façonnant une matière

préexistante nous trouvons cette notion encore prédomi-nantechez les Grecs.Voicicommentelle a pu prendre nais-sance.Quisuppose un dieu, supposeque le monde devientuninstrument entre sesmains Dieuse sert du tonnerre, du

vent.desastres,commel'hommese sert desesnëchcsct desa

hache;delà,n'en doit-onpas venir à croirequeDieu/<~o~clui-mêmeces meneilleux instruments comme l'homme

façonneles siens? Si la petite paysannedont nous parlionstoutà l'heure n'avait pas vu son père réparer ou fabriquersesoutils de travail, faire le feu, faire le pain, labourer la

terre,elle ne se serait pas demandé qui avait fait les tleursdu jardin. Le premier pourquoi de l'enfant enveloppece raisonnement Quelqu'un a agi sur cette chosecommej'ai agi moi-mèmeou vu agir sur telle autre chose;quiest-cedonc?–L'idée abstraite decausalité est la consé-

quencemêmedudéveloppementpratiquedenotre causalité:

pluson fait, et plus on est porté à s étonner de voir nichosefaite par d'autres d'une façon plus soudaine ou nlusgrande. Plus on a de procédés,plus on admire ce qui se

produittout à coup, brusquement, par une puissance quisembleextraordinaire. L'idée de miracle nait ainsi de l'art

bienplusque de l'expérience brute, et n'est pas d'ailleurs

originairementopposée à la science naïve des premiersobservateurs.Toute interrogation supposeune action préa-labledenotre part on ne demande la cause d'un événe-mentque lorsqu'on a été soi-mêmela cause conscientedetel ou tel autre événement. Si l'homme n'avait aucuneaction sur le monde, il ne se demanderait pas qui a faitlemonde la truelle du maçon et la scie du charpentierpeuventrevendiquerune bien grardc part dans la forma-tion de la métaphysique religieuse.

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76 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

Maintenant, remarquons combien, même de nos jours.il est facile (le confondre le mot faire et le moLc/pp/ quid'ailleurs n'existait pasà l'origine. Commentdistinguernet-tement ce qu'on façonnede ce qu'on crée? H y a toujoursen toute action une certaine création parfois cettecréa-tion prend un caractère magique et semble sortir ~.r~A//o.

Quelle merveille, par exemple, que le feu quijaillit de la

pierre et du bois, et où tes Hindous voyaient le symbolede!a génération! Avec le feu, les premiers peuples tou-chaient du doigt le miraculeux. En apparence, le caill'ju

qu'on frappe ou le bois sec qu'on frotte pour en fairejait-hr l'étincelle féconde ne se consument pas eux-mêmes.ils donnent sans perdre, ils créent; le premier qui a sais!le secret du feu semble avoir introduit quelque chose<!<'vraiment nouveau dans le monde, avoir ravi le pou\ndes dieux. En général, ce qui distingue le véritable artistedu simple ouvrier, c'est le sentiment d'être arrivé a unrésultat dont il ne s'était pas rendu compte, (lavoir fait

plus qu'il ne voulait faire, de s'être soulevé au-dessusde lui-mème le génie n'a pas dès l'abord la pleine cons-cience de ses ressources, comme le simple talent ilsent en lui de

l'Imprévu,une force qui n'est pas calcu-

lable et mesurable d avance, une puissancecréatrice c'jstce qui fait d'ailleurs l'orgueil (les vrais artistes. Même

quand il s'agit d'un déploiementde forcepurement physi-que, une surexcitation nerveuse peut appeler au jour un'*

épargne d'énergie musculaire dont on n'avait pas con-science l'athlète, pas plus que le penseur, telle circons-tance étant donnée, ne sait de quel tour de force, deque!)'merveille il sera capable. Chacun de nous a ainsi, à cer-taines heures de son existence, la conscienced'une créa-tion au moinsapparente, d'un appel de forces tirées brus-

quement du néant il sent qu'il a produit par sa volontéunrésultat dont son intelligence ne peut pas s~sir toutes lescauses et qu'elle ne peut rationnellement expliquer. Làestle fondementet, en une certaine mesure, lajustincationuela croyanceaux miracles, au pouvoirextraordinaire decer-tains hommeset, en dernière analyse, à la faculté decréer.Cette puissance indéfinie que l'homme croit parfoissentiren soi, il la transportera naturellement chez ses dieux

Puisqu'il les conçoit comme agissant sur le monde (1unemanière analogue à lui-même, il les concevra aussi comme

capables de faire surgir quelque chose de nouveau dans

monde, et cette idée de pouvoir créateur, une fois intro-

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CLASSIFICATION DES MÉTAPHYSIQUES RELIGIEUSES. 77

duitc, ira se développantjusqu'au jour où on en viendra,d'inductionen induction, à supposer que le monde tout

entierest une o?«uredivine, que la terre et les astres ont

ététoutensemblefaçonnés et créés par une volonté supra-naturelle.Si l'homme peut faire sortir le feu d'un caillou.

pourquoiDieune ferait-ilpas sortir le soleil du firmament?Laconceptiond'un cr~CMr, qui semble d'abord la con-

séquencelointaine d'une suite de raisonnements abs-traits.est ainsi une des manifestations innombrables de

t'anthropomorphisme c'est une de cesidées qui, au moins

parleur origine, semblent plutôt paraphysiquesque méta-

physiques.Elle repose, au fond, sur l'ignorance de ;latransformationtoujours possible des forces les unes dansles autres, grâce à laquelle toute création apparente seréduit à une équivalence substantielle et les prétendusmiraclesà un ordre immuable.

En somme, le pouvoir de création dans le tempsattribuéà Dieu est, selon nous, une extension du pouvoirprovidentiel,qui, lui-même, est une notion empirique-mentobtenue. Quand les théologiens, aujourd'hui, com-mencentpar poser la création pour en déduire la provi-dence,ils suivent une marcheprécisément inverse de celle

qu'asuivie l'esprit humain. C'estseulement grâce à l'essor

toujourscroissant de la pensée abstraite et aux spécula-tionsmétaphysiquessur la cause première, que l'idée d'unDieucréateur a acquis ainsi une sorte de prépondéranceetconstitué,de nos jours, un élément essentiel desgrandesreligions.Le dualisme, nous l'avons vu, subsiste encoredanscetteidée; il est la formeprincipale sous laquelle ontétéconçuesl'union deFaméet du corps, l'union de la pro-videnceet des lois naturelles, l'union du créateur et de lacréature.Pourtant, dès l'antiquité, la notion d'une unité

suprêmeau fond de toutes choses a été entrevue d'unemanièreplus ou moins vague. A cettenotion se rattachentlesreligionspanthéistes, monistes, principalement cellesdel'Inde.Le brahmanisme et le bouddhisme tendent à cequet'ena appelél't//M~oMM~MCabsolu, au profitd'une unitéoùt'être prend pour nous la formedu non-être.

C'estune naturelle tentation que celle de classer systé-matiquementles diverses métaphysiques religieuses et deles faireévoluerselon une loi régulière, conformément àdes cadresplus ou moins déterminés mais il faut ici se

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78 LAGKNÈSEDESRELIGIONS.

défier de deux choses i" l'esprit de système, avec tes

~6~yac/ïo~ métaphysiques auxquelles il aboutit; 2" la

prétention de trouver partout un /~o~'M régulier, constant

vers l'unité religieuse. Les philosophes allemands ont

donné dans ces deux écueils. Hegel, par exemple,m'

pouvait manquer d'imposer à l'histoire des religions la

trilogie monotone de ses thèses, antithèses etsynthèses.

L'esprit hégélien survit encore, combiné avec 1 influence

deSchopenhauer,

chez M. de Hartmann. Nous avons vu

ce dernier emprunter à ~îax Mùller la conception tout

abstraite du ~~t à la fois ?M et multiple, sorte de synthèse

primitive d'où sortiraient les religions en se différent it.

De l'~c/ïo~eM~ïp, comme d'une matière encore informe, sur-

giraient d'abord le polythéisme, puis, «pardégénéresccncc~»

le polydémonismc ou animisme, et enfin le fétichisme'.

Cet ordre de développement, d'après ce que nous avons

vu, est le contraire même de la vérité. Le fétichisme.

entendu comme projection de la vie dans les objets, est

primitif. L'animisme ou conception d'esprits vient ensuite.

Le polythéisme, d'un certain nombre d'objets de culte ana-

logues, comme les arbres de la forêt, sépare un dieu de la

forêt, tandis que le fétichisme s'en tenait à l'animation de

chaque arbre. Enfin l'hénothéismc, ou conception vaguedu nivin en toutes choses, est ultérieur et dérivé. C'est

1. L'hénothéisme, dit M. de Hartmann, repose sur une contradiction.

L'hommecherche )a divinitéet trouvetes dieux: it s'adresse successivement àchacun de cesdieux commes'it était la divinité cherchée.et lui confère des pre-dicatsqui mettent en question ta divinité des autres dieux.Ayant à se tournerversdinérents dieux pour leur adresser des demandes différentes, it ne peuts'en tenir à unedivinité naturelle unique; it change l'objet de son rapport reli-

gieux et agit chaque fois avec le dieu particulier comme s'it était la divinité

par excellence, sans remarquer qu'il dénie !ui-méme la divinité à tous lesdieux en la leur attribuant à chacun tour à tour. Cequi rend possible l'ori-

gine de la religion, c'est que cette contradiction reste sans être remarquéedans tes premiers temps; la persistance à méconnaître une pareille contra-diction au milieu des progrès de la civilisation n'est possible, de son coté,

que dans le cas où une extrême intensité du sentiment religieux empêchede faire à l'objet du rapport religieux l'application d'une critique ration-nelle. Mais une pareille intensité du sentiment religieux ne se rencontre ni

partout ni toujours, et it suffit d'un esprit de critique intellectuelle surgis-sant dans tes intervalles de dépression pour rendre à la longue intenable le

point de vue de t'hénothéisme. Deux voies se présentent alors pour faire

disparaître !a contradiction signalée. On peut maintenir t'unité aux dépensde la pluralité, ou, au contraire, la pluralité au détriment de t'unité. Par la

première voie, on va au monisme abstrait, par la seconde, au polythéisme.Du potythéisme, par dégénérescence, sortent le potydémonisme on animisme.

puis le fétichisme. »

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CLASSIFICATION DES MÉTAPHYSIQUES RELIGIEUSES. 79

un commencement soit de panthéisme moniste, soit demonothéisme.

Remarquons en outre que M. de Hartmann, qui chercheun monisme vague au début même des religions, voitdans les Védas « la première forme de la religion natu-

relle, dont toutes les mythologics gardent plus ou moinsles traces. » C'est oublier que, pour un anthropologiste,les Védas sont des compositions toutes modernes, et quela littérature hindoue est déjà des plus raffinées. La méta-

physiquede l'unité peut être le but vers lequel tendent les

religions, elle n'en est pas le point de départ. Enfin, M. deHartmann a voulu établir entre les religions un lien defiliationlogique, tm~royr~. Ce progrès n'existe que dansles abstractions réduites en système par M. de Hartmann,non dans l'histoire il est dialectique et non historique.Les divers points de vue religieux ont très souvent coïn-cidédans l'histoire; parfois même un point de vue supé-rieur a précédéun inférieur.

Une autre classification, moins suspecte que celle de11.de Hartmann, est la célèbreprogression comtisteduféti-chismeau polythéismeet du polythéismeau monothéisme.

tci, ce ne sont plus des abstractions métaphysiques quiservent de cadres, ce sont des nombres. Maisles nombresont aussi leur côté artificielet superficiel ils n'exprimentpas ce qu'il y a de plus fondamental dans les idées reli-

gieuses.D'abord, il est bien difficilede voir une différenceradicaleentre le fétichismenaturiste et le polythéisme la

multiplicité des divinités est un caractère commun à cesdeuxâges. La seule différenceque Comte puisse établir,c'est que, dans le polythéisme, on n'a plus qu'une seuledivinité pour toute une classe d'objets, par exemplepourtous les arbres d'une forêt, ou pour toute une classeduphénomènes,comme la foudre, tes orages. Maiscecom-mencement d'abstraction et de générahsation est bienmoins important, bien plus extérieur et plus purement~oyt~Me,que la progression psychologiqueet métaphysique

quiva du naturisme concret et grossièrement unitaire à1animismedualiste.Cettedernière progression est le germedesmétaphysiques naturaliste et spiritualiste, qui ont plusd'importancequ'un système de numération mathémahqueet de généralisation logique.Demême, le passagedu poly-théismeau monothéisme est encore conçu par Comtetrop

mathématiquement. Le polythéisme a de bonne heureentrevu une subordination des dieux à un dieu plus puis-

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80 LA GENÈSE DES RELIGIONS.

sant Jupiter, Destin, etc. d'autre part, le monothéismeatoujours laissé subsister des divinités secondaires, anges,démons, esprits de toute sorte; sans compter les concep-tions <tMt~K~ de l'unité divine. La question de chiffres,ici, recouvredes problèmesplus profonds et plus vraiment

métaphysiques ou moraux.Au point de vue métaphysique, la grande question ~'st

celledu rapport qui existe entre la divinité et le monde oul'homme rapport d'immanence ou de transcendance, dedualité ou d'unité. Nous avonsvu que, à ce point de vue, les

religions ont passé d'une immanence primitive, extrême-ment.vague,à un rapport de transcendanceet deséparation,pour revenir ensuite, tantôt de bonne heure (comme dans

l'Inde), tantôt très tard (comme dans les nations chré-

tiennes) à l'idée d'un dieu immanent où nous avons

l'être, le mouvement et la vie.A cette différencede conceptionsse rattache nécessaire-

ment la part différentefaite, dans les diverses religions, audéterminismedesloisnaturelleset à l'arbitraire dela volontédivine ou des volontés divines. Il s'agit là de ce qui sera

plus tard le connit de la religion et de la science. A l'ori-

gine, la science n'existant pas, il n'y a point de contliton place partout des volontés arbitraires. Puis, peu à

peu, on remarque la régularité de certains phénomènes,leur déterminisme, leur ordre. Les divinités, au lieu d'êtredes princes absolus, deviennent des gouvernements plusou moins constitutionnels. De là cette loi de l'évolution

religieuse, bien plus importanteque la loi deComte l'hu-manité progressivement a restreint le nombre des phéno-mènes où intervenait la puissance surnaturelle des dieux;en revanche, elle a accru progressivement la part d~'slois naturelles. Le catholique, aujourd'hui, ne croit plusqu'une déessefasse mûrir ses moissons ou qu'un dieu par-ticulier lance la foudre, quoiqu'il soit encore très porté àcroire que Dieu bénit ses moissons ou le punit en fou-

droyant sa demeure l'arbitraire tend donc à se concentrerdans une volonté unique, placée au-dessus de la nature. Aun degré supérieur de l'évolution, cette volonté est conçuecommes'exprimant par les lois mêmes de la nature, sans

exception miraculeuse à ces lois; la providence,la divinitédevient immanente à l'ordre scientifique et au détermi-nisme du monde. Sous ce rapport les Hindous et les Stoï-ciens étaient déjà en avant sur beaucoup de catholiques.

La restriction du nombre des cultes particuliers au profit

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CLASSIFICATIONDES METAPHYSIQUESRELIGIEUSES. 81

6

decultes de plus en plus ~Mpr«~r a été la conséquencedumêmeprogrèsscientifique.L'humanité a commencépar desadorationstoutes spéciales de dieux tout particuliers. Aencroire certains linguistes, il est vrai, les choses de la

nature, le soleil, le feu, la lune, auraient été d'abord ado-rés comme des êtres impersonnels; ils n'auraient étéensuite personnifiés que parce qu'on prit à la lettre les

expressionsfigurées qui les désignaient, comme le Bril-

/~< (~2~). Certains mythes ont pu sans doute prendreainsi naissance nomina, MM~no mais l'humanité ne va

pas du général au particulier. La religion primitive, aucontraire, s'est d'abord éparpillée en cultes de toutes

sortes; c'est seulement plus tard que se sont opérées les

simplificationset généralisations. Le passage du culte féti-chisteau culte polythéiste et au culte monothéiste n'a été

que la conséquence d'une conception des choses de plusen plus scientifique, d'une absorption progressive des

puissancestranscendantes dans une puissance immanenteauxlois mêmes de l'univers.

Maisce qui est plus important encore que cette évolutionàlafoismétaphysiqueet scientifique,c'est l'évolutionsocio-

logiqueet moraledes religions.Cequi importeen effet,c'estmoinsla notion qu'on se formedu rapport d'une substance

premièreà ses manifestations dans l'univers, que la façondonton se représente les attributs de cette substance etceuxmêmes des êtres de l'univers. En d'autres termes,quelgenre de sociétéest l'univers? quel genre de liens so-ciauxentre les divers êtres, par cela même de liens plusou moins moraux, dérive du lien fondamental qui les rat-tacheà un principe commun et immanent? Voilà le grandproblèmedont les autres ne sont que la préparation. Il

s'agitlà de se représenter le vrai fond des êtres et de l'~rc,indépendammentdes rapports numériques, logiques etmêmemétaphysiques. Or, une telle représentation du fonddeschoses ne pouvait être que psychologique et morale.

Psychologiquement,c'est la/WMMMcequi a été le premieret essentiel attribut des divinités, et cette puissance étaitsurtoutconçuecommeredoutable.L'<M~cMcc, lascience,la prévoyancen'est devenue que plus tard un attribut desdieux.Enfinla moralité divine, sous la double forme de lajustice et de la bonté, est une conception très ultérieure.Nous allons la voir se développer avec la morale mêmedesreligions.

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CHAMTttËIII

LA MORALERELIGIEUSE

1. DIS LOISQtJt RÈOLENTLASOCIÉTÉDKSDtEUXKTDESHOMMES. La moralité et

t'immoratité dans les religion*! primitives. Extension des relations d'amitié et

d'inimitié à ta socièté avec les dieux. Impossibilité pour la conscience primitive.comme pour l'art primitif, do distinguer le grand du MMn~MM*.

tl. DE LASAXCTtOKDAMSLASOCIÉTÉDESDtENXET DIS NOMMES.–1.0 patronage flesdieux. Comment toute intervention divine tend a se régler sur les lois mêmes d''

la société humaine <t à en devenir une sanction.

HI. L< cum ET LI MTE. Principe de l'échange des services et de tapropor~onM-lité. Le sacrifice. Principe de la co~et~bM et de l'incantation. Principe 'i~

l'habitude et son rapport avec le rite. La sorcellerie. Le sacerdoce. Le pro.

pA~Mme. Le culte extérieur. La <fr<!<M<!<tM<toMet l'esthétique religieuse.IV. H CULTEtXTÉtHKCt. Adoration et amour. Leur origine psychoto~iq'

I. LOIS QUI RÈGLENT LA SOCIÉTÉ DES DIEUX

ET DES HOMMES

Nous sommesaujourd'hui portés à voir surtout dans la

religion la morale, depuis que Kant a fait de l'éthiquebut et l'unique fondementde toute véritable idée de Dieutl n'en était point ainsi à l'origine. D'âpres ce que nousavons vu dans les chapitres précédents, la religion a étéd'abord une explication physique des événements, surtoutdes événements heureux ou terribles pour l'homme, au

moyen de causesagissant pour une ~t, comme la volontéhumaine c'était donc à la fois une explication par lescauses efficientesproprement diteset parles causes finales:la théologiea été un développementde la téléologieprimi-tive.L'homme s'est placé, par l'imagination, en sociétéavecdes êtres bienfaisants ou malfaisants, d'abord visibles et

tangibles, puis de plus en plus invisibles et séparés des

objets qu'ils hantent voilà, avons-nous dit, le début fiela religion. Celle-cin'a été d'abord que l'agrandissementde la MCt~, l'explication des choses par des volontés

analogues aux volontés avec lesquelles l'homme vit,mais d'un autre ordre et d'un autre degré do jcMt~MMM.

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LOIS QUI RÈGLENT LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 83

Or, lesvolontés sont tantôt bonnes, tantôt mauvaises, tan-tut amies,tantôt ennemies l'amitié et la haine,voilàdonctesdeux types sous lesquels l'homme ne pouvait manquerdesereprésenter les puissances supérieures aveclesquellesit croyait être en rapport. La moralité n'était nullement !<'caractèrepropre de ces puissances favorables ou défavo-

rables l'homme leur attribuait tout aussi bien la méchan-cetéque la bonté, ou plutôt il sentait vaguement que ses

règlespropres de conduiten'étaient pasnécessairement les

t'êtes de ces êtres à la foisanalogues aux hommes et diffé-rents.Aussi, dans la société avec les dieux, avec les puis-sancesde la nature, il ne croyait nullement que les règlesde la société humaine, (le ia famille, de la tribu, de la

nation,fussent toujours et (le tout point applicables. De làvient que, pour se rendre les dieux propices. l'hommerecouraità des pratiques qu'il eut blâmées au nom de lamorale humaine sacrifices humains, anthropophagie,sacrificede la pudeur, etc.

Si on se souvient que les lois morales sont en grandepartiel'expressiondes nécessités mêmes de la vie sociale.et que la généralité de certaines règles tient à l'uniformitédesconditions de la vie sur la surface du globe, on com-

prendraque la société avec les dieux, c'est-à-direavec des~trcsd'imagination, n'étant pas dominéeaussi directement

quela sociétéhumaine par les nécessitésde la vie pratique,futréglée par des lois beaucoup plus varmbles, fantaisis-tc's,renfermant ainsi un germe visible d'immoralité. Lasociétéavec les dieux était un grossissement de la société

humaine, mais ce n'était pas un perfectionnement deccttpsociété. C'est la crainte physique /~Mor,ce n'est pas

respectmoral qui a fait les premiers dieux. L'imagi-nation humaine, travaillant ainsi sous l'empire de la

crainte, devait aboutir beaucoup plus souvent au prodi-

1.Ona remarquéquedespeuplesqui,depuisdessiècles,avaientre-noncéà l'anthropophagie,ont persistélongtempsà offrirpourpâtureàleursdieuxdesvictimeshumaines;quedesmilliersdefemmesontfait,danscertainssanctuaires,le douloureuxsacrincedeleurchastetéà desdivinitésdela sensualitéfurieuse.Lesdieuxdupaganismesontdissolus,arbitraires,vindicatifs,impitoyables,etcependantleursadorateurss'élèventpeuà peuà desnotionsde puretémorale,de clémence,de justice.Javehest vindicatif,exterminateur,et c'estsurceterraindujudaïsme«quegermeralamoraleparexcellencedelamansuétudeet du pardon.Aussilamoralitéréettedeshommesnefut-ellejamaisproportionnelleà t'in-tensitédeleurssentimentsreligieux,souventfanatiques.-VoirM.RéviHe(Pt'o~o~M),p.Ml.

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84 GENÈSE DES RELIGIONS.

gieux et au difforme qu'à un idéal quelconque. Pourraconscience primitive, commepour l'art primitif, le ~?'aM</ne se distingue pas d'ailleurs du ~ïOM~M~M.x'.L'immora-lité est doncen germe, commela moralité même, au débutde toute religion. Et, encore une fois, ce serait une erreurde croire que les religions soient immorales en tant

qu'anthropomorphiques et sociomorphiques c'est plutôtle contraire elles ne sont morales que comme manifes-tations de l'instinct social, du sentiment naturel des con-ditions de la vie collective. Telle mutilation religieuse,par exemple, telle cruauté, telle obscénité, est une prati-que d'origine étrangërc aux idées directrices de la con-duite humaine. On peut vérifier, pourtoutes les religions,ce qu'on observe dans le christianisme, où le dieu vrai-ment moral est précisément le dieu-homme,Jésus, tandis

que Dieu le père, qui sacrifieson filssans pitié, est un typeantihumain et immoral par celamême qu'd est surhumain.

En somme, nous voyons (lenouveau se confirmernotre

proposition fondamentale la religion est une sociologieconçue commeexplication/~y~Me, M~~Ay~M~ et mo-rale de toutes choses; elle est la réduction de toutes lesforces naturelles et même supra-naturelles à un typehumain et de leurs relations à des relations sociales.Aussile progrès de la religion a-t-il été exactement parallèlean

progrès desrelations sociales,qui lui-mêmea dominéet en-traîné le progrès de lamoralité intérieure, delaconscienceLes dieux se sont d'abord partagés en deux camps, lesbienfaisants et les malfaisants, qui ont fini par être lesbonset les méchants; puis, ces deux légions se sont absor-béesdansleurs chefs respectifs,dans OrmuzdetAhrimane,dans Dieu et Satan, dans un principe de bien et dans un

principedemal. Ainsi, parun dualismenouveau,on dédou-blait les

esprits et on les rangeait en deux classes,commeon avait déjà séparé les esprits des corps. Enfin, le prin-cipe du bien a subsisté victorieusement sous le nom deDieu il est devenu la personnificationde la loi moraleetde la sanction morale, le souverain législateur et le sou-verain juge, en un mot, la loi vivante dans la société uni-verselle, comme le roi est la loi vivante dans la sociétéhumaine. Aujourd'hui, Dieu tend à devenir la consciencemême de l'homme, élevée à l'infini, adéquate à l'univers.Pour les derniers et les

plussubtils représentants du sen-

timent religieux, Dieu n est plus même que le symboledela moralité et de l'idéal. Onpeut voir, dans cette évolution

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LA SANCTIONDANS LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 85

des idées religieuses, le triomphe graduel du sociomor-

phismc,puisqu'elle est caractérisée par l'extension à l'uni-vers de rapports sociaux qui vont se perfectionnant sanscesseentre les hommes.

II. LA SANCTION DANS LA SOCIÉTÉ DES DIEUX

ET DES HOMMES

A la personnification de la loi, la morale religieuse ne

pouvait manquer de joindre celle de la sanction, qui joueunrôle si capital dans toute société humaine. Le gouver-nementcéleste a toujours été une projection du gouverne-ment humain, avec une pénalité d'abord terrible, puis de

plusen plus adoucie. A vrai dire, la théorie de la sanctionest une systématisation de celle dela providence un être

providentielse reconnaît en ce qu'il frappeou récompense,en ce qu'on peut s'attirer ou éviter sa colère par telle outelleconduite. Donc, du moment où l'homme admet une

puissance divine agissant sur lui, cette puissancene tar-dera pas à lui apparaître comme exerçant un contrôle sursesactes, comme les sanctionnant. C<'contrôle ne s'exer-cera d'abord que dans les rapports personnels de l'individuhumain avecles dieux; mais l'individu ne tardera pas à

comprendreque, si les dieux s'intéressent à lui, ils peuvents'intéresser à titre égal aux autres membres de la tribu,

pourvuque ceux-ci sachent se les rendre propices léserlesautres clients des dieux, ce sera donc léser indirecte-ment les dieux mêmes et s'attirer leur colère. Tous lesmembres de la tribu se trouvent alors protégés les unsvis-à-visdes autres par leur association avec les dieux; la

religiondevient un appui pour la justice sociale, et qui-conque viole celle-ci s'attend à une intervention divine

pour la rétablir à ses dépens. Cette attente devait d'ail-leurs se trouver le plus souvent connrmée par les faits,car, si les actes antisociaux et injustes avaient réussihabituellement parmi les hommes, la vie sociale eùt été

impossible.L'injustice a donc toujours porté en ~oyewMsa sanction avec elle, et cette sanction devait apparaîtrecomme l'œuvre directe des dieux, jugeant du haut descieux les débats entre leurs clients, comme faisaient àRomeles patrons assis sous les colonnes de l'atrium.

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8U GENÈSE DES RELIGIONS.

A mesure que les religions se mêlèrent et s'étendirentla qualité de c//CM~d'un dieu, d'abord restreinte à la tribu,s'étendit aussi. t)cs hommes de toute origine purent deve-nir citoyensde la cité céleste, de l'association surhumain''

qui conterait un titre nouveau à chacun de ses membres.Alors la sanction divine tendit à se confondre de plus un

plus avec la sanction morale on comprit que les dieuxvoulaient la justicenon seulement au sein de la tribu, maisencore au sein de l'humanité.

Tandis que, dans la sanction, l'idée sociomorphiqu''du monde tend ainsi à devenir une idée morale, la moraleelle-même devait tendre, pour réparer son insuffisance,afaire appel aux idées religieuses. La société humaine.

impuissante à se faire toujours respecter de tous ses

membres, ne pouvait manquer d'invoquer l'appui de lasociété supérieure des esprits, qui l'enveloppait de toutes

parts. L'homme, étant essentiellementun animal sociable.

!~M~T:o~-n~,ne peut pas se résigner au succès dénnitifd'actes antisociaux là où il semble que de tels actes ont~Mwa~<w!C~réussi, la nature même de son esprit le

porte à se tourner vers le surhumain pour demande)

réparation et compensation. Si les abeilles, enchaînéestout à coup, voyaient l'ordre de leurs cellules détruit sousleurs yeux, sans avoirl'espérance d'y porter jamaisremed<leur être tout entier serait bouleversé,et elless'attendraientinstinctivement à une intervention quelconque, rétablis-sant un ordre aussi immuable et sacré pour elles qu<peut l'être celuides astres pour une intelligence plus larg*L'homme, par sa nature morale (telle que la lui a fourni'

l'hérédité), est ainsi porté à croire que le dernier mot mdoit pas rester au méchant dans l'univers il s'indigne tou-

jours contre le triomphe du mal et de l'injustice. Cet)'

indignation se constate chez les enfantsavant même qu'itssachent bien parler, et on en retrouverait des tracesnom-breuses chez les animaux mêm<'s.Le résultat logique '!<cette protestation contre le mal. c'est le refus <!<'croire aucaractère détinitifde son triomphe

L'homme, pour lequel la sociétédesdieux correspondaitsi etroitcment celle des hommes, ne pouvait manqua.sans doute, d'y imaginer des êtres antisociaux, desAhri-mane et desSatan, protecteurs du maldans les cieux et su)

1.V.notreEsquissed'unewo~'a/c,t.H!,~0!Mpsychologiqued'uneMM'tion.

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LA SANCTION DANS LA SOCIÉTÉ AVEC LES DIEUX. 87

la terre, mais il devait toujours donner, en fin de compteau « principe du bien » la victoire sur le « principe dumal. » Cequi lui répugne le plus à croire, c'est que le fonddes choses soit indifférent au bien comme au mal il sup-posera volontiers une divinité colérique, capricieuse, mé-chante même parfois, avec des retours au bien il ne peutcomprendre une nature impassible et froide.

Les plus puissants des dieux ont servi ainsi à mettre

d'accord, pour l'esprit humain, la force et la justice, une

justice barbare appropriée à l'esprit des premiers hommes.Grûce à l'idée de sanction entée sur celle de provi-

dence, lareH~ion prend un caractère vraiment systéma-tique etie vient se rattacher aux fibres mêmes du cœurhumain. Devenus les instruments du bien dans l'univers,les dieux, au moins les dieux souverains, servent à rassu-rer notre moraHté. ils deviennent en quelque sorte la mora-lité vivante. Leur existence n'est plus seulement constatée

physiquement, elle estjustinée moralement par l'instinctsocial qui s'y attache comme à sa sauvegarde suprême. Le

pouvoir des dieux devient légitime. La royauté divine.cuinme la royauté humaine, exi~e une certaine consécra-tion mystique; c'est la religion qui sacre les rois des

hommes, mais c'est la morate qui sacre le roi des dieux.L'idée d'une intervention divine pour rétablir l'ordre

social, pour punitou récompenser, fut d'abord tout à fait

étrangère ai idée d'une continuation de la vie après la mortelle ne s'introduisit que beaucoup plus tard. Même chez un

peuple aussi avancé que les Hébreux dans l'évolution reli-

gieuse, les peines et les récompenses au delà de la vie ne

jouent aucun rôle, et cependant il n'est guère de peuple quise soit représenté avec plus de force la volonté de Dieucomme dirigeant et domptant celle de l'homme; mais, à

leurs yeux,la victoire de Dieus'achevait dès cette vie mêmeils n'avaient donc pas besoin d'une immortalité morale'.

1.Ona discutélonguementpoursavoirsi lesHébreuxcroyaientà l'im.mortalité;on a reprochéà M. Renanses négationsà ce sujet, maisM.Renann'ajamaisniél'existenced'unséjourd'ombresoudemâneschezlesHébreuxtoutelaquestionestdesavoirsitesHébreuxadmettaientunepunitionmoraleouunerécompensemoraleaprèslamort,et M.Renanaeuraisonde soutenirquec'est là uneidéeétrangèreau judaïsmeprimitif.Ettesembleégalementétrangèreà l'hellénismeprimitif.Bienqu'oncher-chatà seconcilierlesfaveursdesmânes,on n'enviaitpointleursort, quisemblaitinférieur,mêmepourlesjustes,au sortdesvivants.«Necherchepasà meconsolerdelamort,nobleUlysse,ditAchilledescenduauxenfers,

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88 GENÈSE DES RELIGIONS.

Plus tard seulement, quand le sens critique a été plusdéveloppé,on a reconnu que la sanction ne venait pas tou-

jours ces cette vie; le châtiment suspendu sur les cou-

pables, les récompenses espéréespar l'homme de bien, ontainsi reculé peu à peude l'existence présentedans une autre

plus lointaine. L'enfer et le ciel se sont ouverts pour corri-

ger cette vie dont l'imperfection devenait trop manifeste.L'immortalité a pris ainsi une importance extraordinaire,à tel point qu'il semble que la vie moderne se dissoudraitsi on lui ôtait cette idée, dont la vie antique s'est pourtantpassée sans peine. Au fond, la notion claire et réfléchie det'immortalité morale est une déduction très complexe ettrès lointaine de l'idée de sanction.

La sanction religieuse, étant au fond l'extension des

rapports sociaux aux rapports avec lesdieux, a pris succes-sivementles trois formesde la pénalité humaine. Au début,elle n'est que vengeance,comme chez l'animal et l'liommevoisin de la brute. C'est le mal rendu pour le mal. Le sen-timent de vengeance a subsisté et subsiste encore au fondde toute religion qai admet une sanction divine la ven-

geance est reportée à Dieu, elle lui est confiée, elle n'euest que plus terrible. « Ne vous vengez point uot~wc,dit St-Paul, mais laissez agir la colère(deDieu), car il estécrit à moi la tW!~aMcc,a moi les rétributions, dit le Sei-

gneur. Mais, si ton ennemia faim, donne-luià manger; s'ila soif, donne-luià boire car en agissant ainsi, ce sontdescharbonsardents que tu amasseras sur sa ~e. ? « Notre

patience, écrivait saint Cyprien,nous vient de la certituded'être vengés elle a?M~Medes charbons ardents sur la tètede nos ennemis. Queljour que celui où le Très-Haut comp-tera ses fidèles, enverra les coupables à la géhenne etfera flamber nos persécuteurs au brasier des feux éter-nels Quelspectacle immense, quelsseront mes transports,mon admiration et mon rire! » Et par un raffinement, l'undes martyrs de C~rthagc disait aux païens de le bien

regarder au visage, afin de le reconnaître au jugementdernier, à la droite du Père, dans l'instant où ils seraient,eux, précipités aux flammes infernales'.

L'idée de !a vengeance, en se subtilisant, en passant pour

j'aimerais mieux cultiver comme mercenaire le champ d'un pauvre hommesans patrimoine que de régner sur la foule entière des ombres légères »

(Voir notre Morale d'~tCMre, 3' éd., Desidées nM<MM w la mort).1. On sait que, dans tes théologiens tes plus orthodoxes, la peine du feu

désigne une flamme véritable et sensible.

Page 121: Jean Marie G.

LE CULTE ET LE RITE. 89

ainsidiredu domaine de la passion dans celui de l'intelli-

gence, devient l'idée d'expiation, qui est exclusivement

re/~CM~cquoique des philosophes spiritualistes croient

y voir une notion rationnelle et morale. L'expiation estune sorte de compensation naïve par laquelle on s'ima-

gine qu'on peut contrebalancer le mal moral en y ajou-tant le mal sensible.C'est une peine qui n'a aucune utilitécommeamendementdu coupable ou comme amendementde ceux qui pourraient suivre son exemple elle n'est ni

corrective,ni préventive,elle est une prétendue satisfactiondela règle et de la loi, une symétrie rétablie en apparencepourle plus grand plaisir de l'intelligence, en somme une

pure et simple vindicte. Dans un curieux passage desPenséeschrétiennes, le père Bouhours a très bien et trèsinnocemmentmis en relief cette inutilité de l'expiation re-

ligieuse « Pénitence des damnés, que tu es ngoureuse,mais que tu es inutile! La colère de Dieu peut-elle aller

plusloin que de punir des plaisirs qui durent si peu par des

supplicesqui ne finiront jamais ? Quand un damné aura

répanduautant de larmes qu'il en faudrait pour faire tousles fleuves du monde, n'en versât-ilqu'une chaque siècle,il n'aura pas plus avancé, après tant de millions d'années,

que s'il ne commençaitqu'à souffrir. Et quand il aurarecommencéautant de fois qu'il y a de grains de sablesur les bords de la mer, tout cela sera comptépour rien.Ledernier degré de 1 idéed'expiation, c'est en effet cellefIela</<ïWMa~oMétcrn<'n<Dans cette théorie de la peinedudamet de la peine du feu, sans finpossible,on reconnaît

l'antiquebarbarie des supplices infligés à l'ennemi par le

vainqueur, ou au rebelle par le chef de tribu. Une sorted'atavisme attache, à la religion même de l'amour ce

perpétuel héritage de ~a~e, ces mœurs d'une société

sauvagemonstrueusement érigées en institution éternelleet divine.

111. LE CULTE ET LE RITE

Le culte, qui n'est pourainsi dire que la religion deve-nue visible et tangible, a comme elle-même son principele plus primitif dans une relation sociologique 1 ~cAaM~cdesservicesentre les hommes vivant en société. L'homme,

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90 GENÈSE DES RELIGIONS.

qui croit ~cce~oïrdes dieux, se sent aussi obligé de leurdonner quelque chose en échange. Il imagine ainsi unecertaine réciprocité d'action entre la divinité et l'homme,un retour possible de bons ou de mauvais procédésil a quelque prise sur les dieux, il est capable de leur

procurer de la satisfaction ou de leur causer de la peine.et les dieux répondront en lui rendant au centuple cette

peine ou ce plaisir.On sait combien le culte était grossier l'origine. C'était

une simple application pratique de l'économie sociale ononrait à boire ou à manger aux dieux; l'autel était un'

boutique de bouclier ou de marchandde vin, et le culte unvéritaDie commerce entre le ciel et la terre, une sorte h'marché dans lequel l'homme onrait des agneaux ou desbrebis pour recevoir en échange la richesse ou la santé.Denos jours, le culte s'est rafliné; l'échange est devenu d''

plus en plus symbolique le don n'est plus, de la part d<

Ihomme, qu'un hommage moral et n'attend plus de retour

immédiat; néanmoins le principe du culte est toujours lemême on croit à une action directe de l'homme sur la vo-lonté deDieu, et cette action s'exerce au moyend'onrandesou de prières formulées d'avance.

Unautre principedu culte primitif, c'était la proportion-Ma/t~cdcséchanges. On ne peut attendre d'un autre qu'enproportion de ce qu'on lui a donné; inclinez-vous tro!sfois devant lui, il sera mieux disposé que si vous vous In-clinezune seule fois ornez-lui un bœuf, il vous aura plusde reconnaissance que pour Fernanded unœuf. Donc,pourles esprits incultes et superstitieux, laquantité et le nombredoivent régler nos rapports avec les dieux comme ils rè-

glent nos rapports entre nous multipliezles prières, vous

multiplierez vos chances favorables; trois pater valentmieux qu'un, une douzaine de cierges produiront uneffet bien supérieur à un seul une prière que vous aHexdire au temple, en grande évidence, un cantique chanted'une voix sonore attirera plus l'attention qu'une demandesilencieuseformuléedu fonddu cœur. Demême, si on veutobtenir la pluie oule soleil pour les récoltes, c'est dans les

champsquil faudra aller demanderla chose,en une longuelile bariolée et chantante il est toujours bon de montrerdu doigt ce qu'on désire et de se montrer soi-même. Annde fixer mieux la prière au sein même de l'idole, les pre-miers hommes lui enfonçaientun clou dans les membres.et la coutume des épingles enfoncéesau corps des saints

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LE CULTE ET LE RITE. Ul[

se conserve encore de nos jours en Bretagne. Les absentsont tort, même auprès des dieux ou des saints. Il serait

contraire, pour les esprits simples, au principe de la pro-portion des échanges qu'une simple /?pyMcc,une prièrementale pût nous valoir aussi sûrement, de la part des

dieux,une actionen retour.Toute religion réclame un culte extérieur bien déter-

miné, une manifestation précise de la croyance ellet~chcde s'incorporer dans un certain nombn d'habi-tudeset de rites d'autant plus nombreux et ph.s impres-criptiblesque la religion est plus primitive. L'universalitéduculteextérieur dans les diverses religions est la consé-

quenceet la preuvela plus frappante de leur origine toutr

sociomorphique. L'homme a toujours cru qu'il pouvaitdirectementêtre utile et agréable à ses dieux, tant il lesconcevaitcomme ses semblables et ses voisins.

Ajoutonsqu'à l'idée de séduire les dieux ne tarde pasà se joindre celle de les contraindre d'une manière oud'une autre. A la conception d'un échange de services

s ajouteaussi celle d'une coercitionexercéed'une manière

vague,par l'intermédiaire dequelque dieu ami, ou mêmedela simple formule magique qui a réussi une premièrefois et une première fois procuré 1 objet demandé! Lesformulesconsacrées par l'habitude, apparaissent commeenchantantles dieux a l'égal des hommes. Aussi le culte.d'abordabandonné plus ou moins à l'arbitraire, a-t-il fini

par devenir cette chose minutieusement réglée qu onretrouve dans toute bonne religion, le rite. Le rite, ence qu'il a d'inférieur et d'élémentaire, n'est que la ten-danceà répéter indéfiniment l'acte qui a paru une pre-mière fois rendre propice le dieu ou le, fétiche. Apresla propitiation vient l'habitude mécanique. Religion,commel'a bien dit Pascal, c'est en grande partie habitude.Lerite naît du besoin de reproduire le même acte dans lesmêmescirconstances, besoin qui est le fond de l'accoutu-mance et sans lequel toute vie serait impossible. Aussi

y a-t-ilquelque

chose de sacré dans toute habitude.quellequ elle soit; d'autre part, tout acte quel qu'il soit.tendà devenirune habitude, et par là à prendre ce carac-tère respectable,à se consacrer en quelque sorte lui-même.Le rite tient donc, par ses origines, au fond même de lavie. Le besoin du rite se manifeste de très bonne heurechez l'enfant non seulement l'enfant imite et s'imite,

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~2 GENÈSE DES RELIGIONS.

répète et se répète lui-même,mais il exige une scrupuleuseexactitude dans ces répétitions en général, il ne séparepas la fin poursuivie en agissant du milieu dans lequell'acte s'est accompli il n'a pas encore l'intelligenceassez exercée pour comprendre que la même action peutaboutir au même résultat

pardes voies différentes et

dans des milieux différents.J observe un enfant d'un an etdemi à deux ans; si j'ai, assis dans un fauteuil, exécuté

pour son amusement tel ou tel petit tour, il veut, pourrecommencerlejeu, que je revienne m'asseoir exactementau mêmeendroit, il ne s'amuse plus autant si le jeu est faitailleurs. Ïl est habitué à manger de toutes les mams cepen-dant, sije lui aidonné uneou deuxfoisune mêmechose,parexemple du lait à boire, et qu'une autre personne lui pré-sente ensuite du lait, il n'est pas satisfait et demande quece soit toujours la même main qui lui donne le même ali-ment. Si, en sortant, je prends par mégardc la canned'une autre personne, l'enfant me l'ôtc pour la rendre: iln'admet pas non plus qu'on, garde son chapeau dans tamaison, ni qu'on oublie de le mettre une fois dehors. Enfin

je l'ai vu accomplirune véritable cc~e~o~cpour elle-même.C'était lui qu'onchargeait d'appeler la domestiquedu hautde l'escalier de service; un jour que la domestique étaitdans la même pièceque lui, on lui dit del'appeler il la ru-

garde, puis lui tourne le dos, va se placer sur l'escalier (t<service où il l'appelait d'habitude et, là seulement, crie sunnom à haute voix. En somme, tous les actes de la vie, les

plus importants comme les plus insignifiants, sont classésdans la petite tète de l'enfant, définis rigoureusementd'après une formule unique et représentés sur le typedu premier acte de ce genre qu'il a vu accomplir, sans

qu'il puisse jamais distinguer nettement la raison d'unacte et sa forme. Cetteconfusionde la raison et de la formeexiste à un degré non moins frappant chez les sauvages etles peuples primitifs. C'est sur cette confusionmême ques'appuie le caractère sacré des rites religieux.

Le trouble de l'enfant et de l'homme inculte devanttout ce qui dérange les associations d'idées établies, onl'a expliqué par l'horreur pure et simple du nouveau.M. Lombroso a même forgé un mot pour désigner cetétat psychologique, il l'a appelé ~M<MC. Mais neconfondons pas deux choses men distinctes, l'horreur detoute désaccoutumanceproprement dite et l'horreur du

nouveau; il est des perceptions et deshabitudes nouvelles

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LE CULTE ET LE RITE. 9:~

qui peuvent se surajouter aux perceptions et aux habi-tudes déjà existantes sans les déranger ou en ne les dé-

rangeant que fort peu: celles-là, ni le sauvage ni l'enfantne les redoutent. Si l'enfant ne se lasse pas d'écoutercent fois le même conte et s'irrite lorsqu'on vient à v

changer le moindre détail, il n'en écoutera pas moins pas-sionnément un conte nouveau; un joujou nouveau, une

promenade nouvelle lui plaira. Même goût chez les sau-

vages pour les nouveautés, dans la mesure où elles aug-mentent leurs connaissances acquises sans les troubler:l'homme primitif est comme l'avare qui ne veut pas qu'ontoucheà son trésor, mais qui ne demande qu'à l'accroître.Il est naturellement curieux, mais il n'aime pas à pousserla curiosité jusqu'au point où elle pourrait contredire ce

qu'ilsait déjàou croit savoir.Et il a raison dans une certaine

mesure, il ne fait qu'obéir à un instinct puissant de con-servation intellectuelle son intelligence n'est pas assez

souple pour défaire et refaire constamment les nœudsnu associations qu'elle établit entre ses Idées. Un noiravaitvoulu accompagner LivingstoneenEurope, par atta-chement pour lui il devint fou au bout de peu de jourssur le bateau à vapeur. C'est donc par une sorte d'ins-tinct de protection mtellectuelle que les peuples primi-tifstiennent tant à leurs coutumes et à leurs rites; maisils ne s'en approprient pas moins volontiers ceux desautres peuples, toutes les fois que ces rites ne sont pasdirectementopposés aux leurs. Les Romains avaient fini

par accepterles cultes de tous les peuples du monde, sans

pourtant renoncer à leur culte national nous avons en-core aujourd'hui les fêtes du paganisme on acquiertlessuperstitions et les habitudes beaucoup plus facilement

qu'on ne les perd.La puissance de l'exemple contribue aussi à affermir le

culte public chaque habitude individuelle se fortifieen seretrouvant chez autrui. De là ce grand lien, l'adoration encommun. On se distinguerait en n'adorant pas. Le culte

public, c'est le vote à bulletin ouvert. Tout le monde sefait votrejuge, tous ceux qui vous connaissent sont prêtsà se faire vos accusateurs et vous avez pour ennemis leshommes avant les dieux. Ne pas penser comme tout le

monde, cela pourrait encore se comprendre, mais ne pasa~ir comme tout le monde Vouloir oriscr la grande ser-vitude de l'action qui, une fois faite, tend d'elle-même àse reproduire. A la fin la machine se plie. On «s'abêtit

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~4 GENÈSE DES RELIGIONS.

Même chez les esprits supérieurs, la force de l'habitude estincroyable. Dans les heures de doute de sa jeunesse,M. Renan écrivait à son directeur «Je récite les psaumesavec cœur, je passerais, si je me laissais aller,des heuresdans les églises. J'ai de vifs retours de dévotion.<'

parviens, par moments, à être catholique et rationaliste.

Quand on arrache de soi de telles croyances, devenuesune seconde nature, il semble que tout votre passé s'en vaavec elles. On les a vécues en quelque manière, et on s'est

attaché à elles comme à sa propre vie il faut se résoudreà mourir soi-même. Il semble que toute votre force ve-nait d'elfes, qu'on va être faible comme un enfant quandon les aura perdues c'est la chevelure de Samsou. It< u-

reusement, elle repousse.Le sacerdoce est la conséquence du rite. Le prêtre <'st

l'homme jugé le plus capable d'agir sur la divinité part'observation minutieuse et savante des rites consacrés.Le rite, en effet, dès qu'il se complique par une accumula-tion de diverses habitudes, ne peut plus être observé avecassez d'art par l'homme ordinaire il faut une éducation

spéciale pour parler aux dieux, dans la langue complexequ'ils entendent seul, selon les formules qui, «enchaînent H

leur volonté. Celui qui possède cette éducation, c'est h'

magicien ou le sorcier. Aussi le sacerdoce est-il sortila sorcellerie, dont il a été l'organisation régulière'.

Le culte est resté encore aujourd'hui, surtout dans t's

religions catholique et grecque, un ensemble de formu!s

traditionnelles, inflexibles, dont l'effet n'est sûr que si on

n'y change rien certaines cérémonies sont de véritab~sformules d'incantation. Les rites ressemblent à ces ln'nsinvisibles avec lesquels Faust enveloppait le démon maisc'est Dieu lui-même qu'on s'efforce ainsi d'enchanter, de

charmer, de retenir. Au fond, la croyance qui fait tourn'Tl'

au bonze son « moulin à prières, » celle qui fait égrener son

chapelet à la dévote, celle qui fait feuilleter au prêtre son

1. '<La.sor<'c/?~'t<?purementindiviductteet fantaisiste,ditM.Bévi))<"cchangegraduettementensacerdoce.Devenuepar là uneinstitutionpuUi-quepermanente,la sorcelleriesacerdotalese régularise,organiseunritudquidevienttraditionnel,imposeà ceuxquiaspirentà l'honneurd'enf.'in'partiedesconditionsd'initiation,desépreuves,un noviciat,reçoitdesprivi-lèges,lesdéfends'ilssontattaqués,chercheplutôtà lesaugmenter.C'fstl'histoiredetoutestes institutionssacerdotales,qui sontcertainementunprogrèssur la sorcelleriecapricieuse,fantastique,desordonnéedes<('santérieurs.

Page 127: Jean Marie G.

LE CULTE ET LE RITE. 95

bréviaire ou lui fait dire des messes salariées pour des

gens inconnus, celle qui, dans le midi de la France, fait

payeraux gens riches des mendiants chargés de marmot-ter des prières sur le devant de leur porte, toutes ces

croyances n'ont qu'un seul et même principe elles afiir-nient toutes la vertu du rite, de la formule traditionnelle,quelleque soit la bouche qui la prononce.L'efficacitéde la

prièreintéressée ne semble pas dépendre seulement (le la

légitimitéde cequ'on demande,mais de la formequ'on em-

ploieen ledemandant; et cetteformeelle-mêmeest détermi-née,aufond, par l'expérience: laplupart des dévotsfont des

expériencesminutieuses sur la vertu comparée des prièresindividuelles,des messes, des om'andcs, des pèlerinages,deseaux miraculeuses,etc.; ilsamassent le résultat de leursobservationset le transmettent à leurs enfants.L'invocation:tcertainesmadonesprivilégiées, commecelle de Lourdes,est encore aujourd'hui un vestige de la sorcellerie primi-tive.Le prêtre hérite de toutes ces expériences naïves des

croyantssur les conditions propres à faire naître le mira-cle.et il les systématise. Les prêtres étant les hommes les

plus capables dans la fonction qui était regardée commeta plusutilede toutes à la conservationsociale, ils devaient

tnnr parse constituer en une caste vraiment supérieure et

par devenir personnellement l'objet du culte qui passait àtraversleurs mains. Le type le plus accompli du privilègesacerdotalest le sacerdoce héréditaire, tel qu'il a existédansl'ancienjudaïsme, et tel qu'il existe encore dans les

Indes tout orahmane y est prêtre-né et n'a plus besoinqued'une éducation spéciale. Les trente-sept grands prê-tres (leVichnou, dans le Guzerate, sont honorés aujour-d'huiencorecomme l'incarnation visible de Vichnou 1.

Le prêtre a toujours eu dans l'histoire pour rival,parfoispour adversaire,-le prophète,depuisBouddhajus-qu'à Isaïe et Jésus. Le prophète n'est pas un prêtre liéunsanctuaire, esclaved une tradition, c est une individua-lité «le prophétismc, dit M.Albert Réville,est dans l'ordre

1.C'estunhonneurpayétrèscherqueceluideleurconsacrera0nâme,soncorps,t'ameet lecorpsdesafemme.Onpayecinqroupiespourlescontempler,vingtpourlestoucher,treizepourêtrefouettédeleurmain,dix-septroupiespourmangerle bétetqu'ilsontmàch~,dix-neufroupiespourboirel'eaudanslaquelleilssesontbaignés,trente-cinqroupiespourleurlaverle grosorteil,quarante-deuxroupiespourlesfrotterd'huileparfumée,decentà deuxcentsroupiespourgoûterdansleurcompagniel'essenceduplaisir.

Page 128: Jean Marie G.

96 GENÈSE DES RELIGIOX8.

religieux ce que le lyrisme est eu poésie. Le prophète etle poète lyrique, en effet, parlent tous deux au nom deleur propre cœur. Le prophète est souvent un révolution-

naire te prêtre est essentiellement conservateur; l'un

représente plutôt l'innovation, l'autre la coutume.Le culte extérieur et le rite, en se liant à des sentiments

élevés, ont pris dans toutes les grandes religions un carac-tère ~y~o/~Mcet M'~re~/qu'ils n'avaient pasdans lespra-tiques de la sorcellerie primitive par là, ils sont devenus

esthétiques,et c'est cequi a rendu leculte durable. Pour quiregarde les cérémonies religieuses les plus vieillies avecun œil d'artiste, elles deviennent la reproduction, au..

jourd'hui trop machinale et trop inconsciente, d'uneœuvre d'art d autrefois qui avait son sens et sa beautétel un orgue de Barbarie jouant un air admirable d'unmaître ancien. Ptleiderer, dans sa Philosophie de la reli-

gion, a montré que ce qui domine dans le culte, c'est l'etc-ment ~ra~a~MC, la « dramatisation» de quelque scène

mythologique ou légendaire. C'est surtout chez les Aryensque cet élément prédomine les Aryensavaientl'amourd<'s

grandes épopées et des grands drames. Les Sémites sont

plutôt lyriques, et de là vient l'importance du prophétismechezeux.Toutefois,l'élément lyriquese retrouveaussi chezles poètes grecs et chez les pythonisscs. L'élément drama-

tique, d'autre part, est visible dans certaines cérémonies

symboliques du judaïsme ou du christianisme. La messea été autrefois un véritable « drame de la Passion a ou les

spectateurs étaient acteurs en même temps; les proces-sions, demi-païenneset demi-chrétiennes, ont encore au-

jourd'hui pour la foule l'attrait de décors d'opéra. Lacommunion des fidèles est une dramatisation de la CeNe.Le catholicisme surtout onre un caractère dramatiqueet esthétique trop souvent grossier, qui explique, nonmoins que les raisons historiques, sa victoire sur le pro-testantisme chez les nations du midi, plus artistes quecelles du nord, mais aussi plus sensuellement artistes. La

supériorité esthétique d'une religion n'est pas à dédaignerpour le penseur; en tout rite c'est, nous le verrons, soncaractère esthétique qui reste la chose la plus respectable.Le sentiment religieux a été d'ailleurs toujours uni ausentiment esthétique il s'est trouvé être un des facteurs

importants de son développement c'est ainsi que les dra-mes et les épopées ont d abord mis en jeu des dieux oudes demi-dieux plutôt que des hommes; les premiers

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CULTE INTÉRIEUR. ADORATION ET AMOUR. 97

7

romans ont été des légendes religieuses les premièresodes, des chants sacrés et des psaumes. La musiqueet la

religion ont toujours été ensemble. Mais l'élément esthé-

tiquefinit par s'affaiblir pour laisser place à une sorte deroutine machinale, a mesure nue la religion perd la viva-cité de ses sentiments primitifs. En Orient, plus encore

que chez nous, le phénomène est manifeste. Tout ydevient rite monotone, cérémonie interminable. Tandis

que les parsis, représentants de la plusvieille religion, pas-sentsix heures par jour en prières, voici, d'après l'MN-

J//rror, le récit de la /e/e r~/ .Se/yMe~'dansle Brahmaïsme.cette religion pourtant toute moderne et purement déiste,fondée par Râm Mohun Roy et Keshub. « A six heures

précises, un hymne fut entonné en chœur dans la galeriesupérieuredu M~ï~ pour annoncer la solennité dujour.D'autres suivirent, avec accompagnementd'harmomumet ainsi, d'hymne en hymne, on atteignit le moment de

l'ofncc.oui,en y comprenantle sermon, dura de sept à dixheures. Unepartie de la congrégation se retira alors pourprendrequelque repos, mais le reste entonna le t;~ pourdemander au ministre des éclaircissements sur divers

pointsde son sermon. A midi, comme l'assemblée se re-trouvaitau complet, quatre panditsvinrent successivementréciterdes textes sanscrits. A une heure, le ministre donnauneconférencea. Vinrent alors plusieurs thèses philoso-phiques et religieuses exposées par leurs auteurs. Des

hymnes, des méditations et des prières en commun con-duisirentl'assistancejusqu'aux approches de sept heures.où devaitse célébrer 1 initiationde sept nouveaux brah-maïstes.Cette cérémonie, entrecoupée d'un sermon, ne se

prolongeapas moins de deux heures, et l'assemblée qui.à encroire le chroniqueur, ne donnait aucun signe de fati-gue après ces quinze heures de dévotion continue, se

sépara en chantant qu'elle n'en avait pas encore assez.« 77'c~Mr~wishesnot ~or€<«rMhonte B

IV. LE CULTEINTÉRIEUR ADORATIONET AMOFR

Le culte intérieur a été un progrès et un raffinementduculte extérieur, qui, à l'origine, avait beaucoup plus d'im-portanceaux yeux des hommes. A l'incantation, à l'of-frande matérielle, aux sacrifices des victimes a succédé

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98 GENÈSE DES RELIGIONS.

la prière intérieure avec l'onrandc tout intérieure del'amour, avecle sacrificetout intérieur des passions égoïs-tes. Aux hommages externes, aux témoignages de crainteet de respect par lesquels on reconnaît la puissance supé-rieure des divinités, comme on s'incline devant celle desrois, a succédé l'adoration mentale où Dieu est reconnula Toute-Puissance, mais aussi la Toute-Bonté. L'inclina-tion mentale de l'âme entière devant Dieu est le der-nier reste du rite, et le rite même, dans les religions supé-rieures, est devenu le simple signe ou le symbole de cette

adoration Ainsi le caractère primitivement sociomor-

phique du culte est allé se subtilisant de plus en plusta société semi-matérielle avec les dieux est devenue unesociété toute morale avec le principe même du bien, quicontinue cependantd'être représenté commeune personne.comme un maître, comme un père, comme un roi.

La plus haute forme du culte intérieur est l'amour <te

Dieu, où sont venus se résumer tous les devoirs de la mo-rale religieuse. L'adoration ne répond encore qu'au rcspec)des puissances; l'amour est une union plus intime.L'amour de Dieuest une manifestation partielle du besoind'aimer qui se produit chez toute créature humaine. Cebesoin est assezgrand pour ne passe trouver toujours satis-fait dans le milieu réel ausein duquel nous vivons; il ten<<donc à sortir de ce milieu et, ne rencontrant pas sur terre

d'objet qui lui suffisepleinement, il en cherche un par detftle ciel. L'amour de Dieu apparalt ainsi comme une sura-bondance de l'amour humain. Notre cœur ~csent par mu-ments plus grand que le monde, et cherche à le dépasserN'oublions pas, d'ailleurs, que lemonde a été étrangementrapetissé par l'ignorance, l'mtolérancc et les préjugés reli-

gieux la sphère dans laquelle pouvait s'exercer le besoind'aimer était autrefois bien étroite il n'est pas étonnaïu

qu'on tendit les bras versun être céleste et supra-naturel.C'est encorece qui arrive quand les affectionshumaines

dépérissent en nous, perdent leur objet, ne trouvent plusà qui s'attacher. En France, comme en Angleterre et en

Amérique, on a constaté depuis longtemps la dévotion

1. CheztesHindous,le~<M,c'est-àdirelefeu,t'ar~cMfde <7cto/«wetdurenoncementvolontaire,désignaitsimplementàl'originel'incantationayantpourobjetdecontraindretesdévasà l'obéissanceetdeleurdéroberunepartiedeleurpouvoir.D'uneconceptiongrossièreestsortielaconcep-tionlaplusraffinée.VoirM.Tiele,Manuelde/7y<~o<rc~Mt'c/ty<o/<p. 1~(trad.MauriceVernes).

Page 131: Jean Marie G.

CULTE INTÉRIEUR. ADORATION ET AMOUR. 99

habituelle des vieilles filles, des « tantes, » qui coïncidesouvent avec une certaine sécheresse de cœur. En

notre siècle, une fille non mariée et d'une bonne con-

duite est pour ainsi dire prédestinée a la dévotion) amourdivin est pour elle une revanche nécessaire (jeparle en moyenne, bien entendu). Remarquons aussi que)<'svieillards sont, en général, plus inclinés que les jeunes::<'nsa la dévotion, îl y a sans doute bien des raisons à

cola, l'approche de la mort, l'anaiblissement du corps et de

l'nueUigencc, le besoin croissantd'un appui, etc.; mais il enexisteaussi une raison plus profonde le vieillard, toujours

plus isolé que le jeune homme et privé des excitations det'instinct sexuel, est réduit a une moindre dépense d'affec-tionet d'amour. Ainsi s'accumule en lui un trésor d'ancctionnon utilisé, qu'il est libre d'appliquer à tel ou tel objet ort amourde Dieu est celui qui coûte le moins d'cnbrts, quis'accommode le mieux à 1 indolencenaturelle des vieillards,

!<*ursouci d'eux-mêmes; ils deviennent donc dévots,moitié par égoïsme, moitié par besoin de préoccupationsdésintéressées. Dans notre cœur à tous nrûlc toujours

quelque grain d'encens dont nous laissons le parfum mon-ter a Dieuquand nous ne pouvons plus le donner a la terre.

Signalons aussi la perte des êtres aimés, les malheurs detoute sorte, les infirmités irréparables, comme provoquantnaturellement une expansion vers Dieu. Au moyen âge, lamiscrc a été parfois un des plus importants facteurs de la

piété qu'il arrive à un homme un très grand malheur

immérité, il y a toute chance pour qu'il devienne croyanttet religieux, moins qu'au contraire il ne se fasse athéeceladépend souvent de sa force d'esprit, de ses habitudes, desonéducation. Quand on frappe un animal, il peut arriver

également qu'il vous morde ou qu'il se couche à vos pieds.Toutes les fois que notre cœur est violemment refoulé, il so

f'oduit en nous une réaction inévitable; il faut que nous

"'pondions du dedans aux coups venus du dehors cette

"'j)onsc est tantôt la révolte, tantôt l'adoration. Tous lt's

tatbies.tous les déshérités, tous les souffrants, tous ceux a

qui le malheur ne laisse même pas la force nécessaire pours'Indigner, n'ont qu'un recours l'humilité douce et conso-lante de l'amour divin. Quiconque sur terre n'aime pasassez et n'est pas assez aimé, cherchera toujours à se tour-ner vers le ciel cela est régulier commele parallèle~) annn''des forces.

L l

De même que nous avons vu dans les erreurs des sens un

Page 132: Jean Marie G.

1UO GENÈSE DES RELIGIONS.

des principes objectifs dp la physique religieuse, peue-être

pourrait-on voir dans l'amour dévié, trahi, un des principessubjectifs les plus essentiels du mysticisme. C'est parl'amour que s'explique cette onction, cette pénétrante dou-ceur qui tait tressaillir les mystiques « jusquedans la moeHcdes os. » L'amour profonde même le plus terrestre, tend

toujours à envelopper de respect, de vénération l'objetaimé; cela tient à beaucoup de causes, et entre autres:tcette loi psychologique qui fait que le désir grandit l'objetdésiré. Aimer, c'est toujours adorer un peu. Si l'amour

s'applique a un être humain, cette divinisation provisoiresera maintenue dans certaines limites; mais, que l'amour setrouve repoussé de la terre, il ne perdra rien de la puissanced'imagination et d'effusion qu'il possède alors l'âme, cher-chant au loin quelque vague objet auquel s'attacher, s'em-

portera en élans mystiques, se ravira en extases. Elle person-nifiera son idéal, lui donnera une figure, une parole c'est

Jésus, les pieds cachés sous la chevelurede Madeleine c'estla Vierge pleurant au pied de la croix; c'est Moïse, le frontdans les nuages; c'est Bouddha enfant, devant lequel lesstatues des dieux se lèvent pour le saluer. Ainsi naissentles religions mystiques, faites de grandes images et de senti-ments passionnés, faites surtout du cœur même de l'homme.dont elles détournent parfois la sève à leur profit. La foi la

plus intellectuelle en apparence n'est souvent que (!c

t'amourqui s'ignore. L'amour leplus terrestre est souventune religion qm commence. Hcnn Bcyle, visitant les minesde sel de Salzbourg, trouva dans un couloir une branchecouverto de diamants incomparables, scintillants à la lu-

mière c'était un brin de bois mort oublié la, sur lequel!sel s'était posé et cristallisé dans la brandie sèche et nue

ainsi transformée Bcyle vit le symbole de ce (lui se passeau fond de tout cœur aimant tout objet qu'on y jette s'y

pare d'un éclat extraordinaire, d'une merveilleuse beauté.

Il appelle ce phénomen<'c/'M~«~M~; nous aimerionsmieux l'appeler </<t~M~ Oui, l'amour divinise toujoursson objet, partiellement et provisoirement, quand cet

objet est placé sur terre et près de ses yeux, d'une façondéfinitive quand cet objet se perd dans le lointain du ciel.

Nos dieux sont comme ces êtres mystérieux qui, dans les

légendes, naissent d'une goutte de sang généreux, d'une

larme aimante tombant sur la terre. C'est avec notre propresubstance que nous les nourrissons leur beauté, leur

bonté vient de notre amour, et si nous les aimons ainsi,

Page 133: Jean Marie G.

CULTE INTÉRIEUR. ADORATION ET AMOUR. t0t

('est qu'il faut bien aimer toujours quelque chose, faire

entendre un suprême appel à tous les coins de l'horizon,même aux plus sourds. La parenté de 1 amouret du senti-

ment religieux éclate de la façon la plus visible chez les

esprits exaltés, aussi bien au moyen Age qu'à nos jours. La

vraie originalité de la littérature chrétienne, c'est qu'on ytrouve pour la première fois l'accent sincère et chaud de

l'amour, à peine deviné ça et là par les grands génies de la

littérature païenne, lesSappho et !esLucrèce. Dans une pagedesaint Augustin se révèle uneardeurbeaucoup plus franche

et profonde que toutes les mignardises d'Horace ou les lan-

gueurs de Tibulle. Rien dans l'antiquité païenne n'est

comparable au chapitre de l'M~d~o~ sur l'amour. La pas-sion ainsi contenue et détournée monte à des hauteurs

jusqu'alors inconnues, comme un neuve qu'on entrave elle

n'en reste pas moins toujours elle-même. Que dirons-nousdes mystiques visionnaires, des sainte Thérèse, des Chantaiet des Guyon?Lapiété ici, dans son exagération, touche àla folie de l'amour; sainte Thérèse eut pu être une courtisanedegénie, comme elle a été une sainte. Les physiologistes et

Icsmédccinsont souvent observé de nos jours des cas patho-logiques analogues, où l'effusion religieuse n'est pour ainsidire qu'une méprise

t)ans le christianisme, la conceptionde Jésus, ce jeune

homme beau et doux, incarnant 1esprit sous la forme la

plus pure et la plus idéale, favorise plus que dans touteautre religion cette déviation de l'amour. C'est la croyance la

plusoM~ro~û~o~E~~p qui existe, car c est celle qui, aprèss'être fait de Dieu l'idée la plus élevée, l'abaisse, sans

1 avilir, dans la condition la plus humaine. Par un paga-nisme bien plus rafnné, bien plus profond que le paga-nisme antique, la religion chrétienne réussit à faire de Dieu

l'objet d'un amour ardent sans cesser d'en faire un objetde respect. Mythe bien plus séduisant et plus poétique quecelui même de Psyché nous voyons theu, le vrai Dieu,descendu sur la terre comme un blond et souriant jeunehomme; nous l'entendons parler tout bas à l'oreille de

Madeleine, au soir naissant; puis cette vision disparaît sou-

dain, et nous n'apercevons plus dans l'ombre que deuxbras décimés qui se tendent vers nous, un cœur qui saignepour Hiumamté. Dans cette légende tous tes ressorts de

1 imagination sont mis en jeu, toutes les libres intérieures

Ribot,de /<M</<~361;Moreaude Tours,P~ycA.M~'Mc,

Page 134: Jean Marie G.

i02 GEXÈ8E DES &EMGION8.

sont remuées c'est une couvred'art accomplie.Quoid'éton-nant à ce que le Christ ait été et soit encore le grand séduc-teur des âmes? Chez la jeune filleson nom éveilleà la foistous les instincts, jusqu'à celui de la mère, car on repré-sente souvent Jésus sous la forme d'un enfant, avec lesmêmes traits bouffis et roses sous lesquels les Grecs pei-gnaient Ëros. Le cœur de la femme est ainsi pris de tousles côtés à la fois son imagination incertaine et crain-tive s'arrête tour à tour sur le chérubin, sur l'éphèbe, surle crucifié pâle, dont la tête rctfmbe le long de la croix.

Peut-être, depuis la naissancedu christianismejusqu'à nos

jours, n'y a-t-il pas eu de femme d'une piété un peu exalta'dont le premier battement de cœur étoufféet à peine cons-cient n'ait été pour son dieu, pour son Jésus, pour le typele plusaimable et leplus aimant qu'ait jamaisconçul'esprithumain.

Toutefois, à côté de l'élément en quelquesorte sentimen-

tal, l'amour de Dieucomprenait encoreun élément moral.

qui est allé se détachant de plus en plus avec le progrès desidées. Dieu étant le principe même du bien, l'idéal moral

personnifié, l'amour de Dieu a fini par être l'amour mora!

proprement dit, vertu à son premier degré, sainteté à souachèvement. L'acte tM~r/cw de charité est ainsi devenul'acte religieux par excellence,où s'identifient la moralitéet le culte intérieur les œuvres et le culte sont la sirnpl''traduction au dehors de l'acte moral. En même temps, dansles plushautes spéculationsde la théologie philosophique,la charité a été conçue comme embrassant à la fois tousles êtres dans l'amour divin, par conséquent commecom-

mençant à réaliser une sorte de société parfaite <m« toussont en un et un en tous. ? Le caractèresocial et moral d<la religion atteint ainsi son plus haut degré de perfection-nement, et Dieu apparaît comme une sorte de réalisatiui

mystique de la société universelle specie<B~7tt.

Page 135: Jean Marie G.

DEUXIÈMEPARTIE

OÎSSOLUÏÎONDESRELIONS

DANSLESSOCIÉTÉSACTUELLES

CHAPITREPREMIER

LAFOI DOGMATIQUE

t. t f0t DoOttATtout ÉTttOtTt. Ct-cdutité de t'homme primitif: t" La foi spon-tanée aux <M<et à )'<m~M<!<!on;2" La foi au ~'MO~oa~ des hommes supérieurs:3" La foi à la parole divine, a la rcvt'-tation et :mx textes sacrés. Caractère litté-<'«<'te la foi dogmatique. /M<o/<'roMceinévitable de la foi dogmatique étroite.

Connnent les idées d'j do~me. de révélation, de satut et de damnation aboutirentà l'intolérance. D'où vient l'esprit de tolérance moderne.

!Lt pot BOGMtTtOUtLAKGt.– Le protestantisme orthodoie.–Dogmes quisubsistent dana le protestantisme orthodoxe Conséquences rationnelles do co«

'tommes. Caractère illogique du protestantisme orthodoxe.

HL DtSSOLUTtOHBK LA FOI DOOMATtOU*DANSUS SOCtÉTËSMODOt~tS. Raisons

qui rendent cette dissolution inévitable.– Innuence comparée des diverses sciences;'nnuence de l'instruction publique, dea voies decommunication, de l'industrie mêmeet du commerce, etc. Disparition déjà constatabte d" la croyance aux oract''s et

aux prophéties. Disparition gradu''tt'* d'; la cL'oy.ut' aux )))iractes, aux 'te-

ntons, etc.

I. LA FOI DOGMATIQUE ÉTROITE

Si la foi n'a pas beaucoup varié en pHe-m~mcet commesentiment subjectif, les objets auxquels elle s'applique ont

changéd'une génération àt'autre. Delà sesdiversesformes,

que nous allons passer en revue pour en montrer l'évolu-tion et la dissolution.

La foi, dans les religions primitives, était tout cxpéri-

Page 136: Jean Marie G.

t(t~ DISSOLUTION DES RELIGIONS.

mentale, physique; elle ne s'opposait pas à la croyance

scientifique, qui, a vrai dire, n'existait pas. C'était plutôtune crédulité qu'une foi, et la foi religieuse est encore denos jours une crédulité ayant une force obligatoire, qui s'est

appuyée d'abord sur l'autorité des hommes supérieurs, puissur celle de Dieu même.

On a attribué l'origine de la foi religieuse au seul besoindu merveilleux, de l'extraordinaire; nous avons déjà mon-tré que les religions font, au contraire, ce qu'elles peuventpour régler la marche de l'Imagination, tout en l'excitant,et pour ramener l'inconnu au connu. îl faut que le merveil-leux soit un moyen de rendre une chose compréhensibleen apparence; il faut que 1 invisible se fasse toucher du

doigt. Ce que les peuples primitifs ont cherché dans la

conception des diverses religions, c'était moins le « mer-veilleux » au sens moderne que sa suppression partielleils cherchaient une explication, et l'explication par des

puissances supérieures, par desesprits, par des vertus

occultes, leur semblait plus claire qu une loi scientifique.Du reste, une explication quelconque lui étant une fois

donnée, l'homme primitif ne songera plus à la discuter

jamais: il est essentiellement un «homme de foi." Pas plusque l'enfant, il ne connaît ces nuances délicates que nous

nési~nons sous les nomsde vraisemblance,de probaDilité, de

possibilité. La suspension volontaire du jugement que nous

appelons doute marque un état d'esprit cxtrémcmentavancé.Chez l'enfant et le sauvage, la pensée affirme son objeten pensant; ils ne savent pas réserver leur approbation, sedéfier de leur propre intelligence ou de celle des autres. Ilfaut une certaine humilité dont sont incapables les espritstrop jeunes pour dire cela peut mais aussi cela peutne pas être, en d'autres termes je ne sais pas. Il fautaussi de la patience pour vérifier avec soin ce qu'on croît,et la patience est le plus difficile des courages. Enfinl'homme éprouve toujours le besoin de déclarer réel ce quiest attrayant, ce (lui satisfait son esprit quand on a dit àl'enfant un conte séduisant, il vous demande « C'est vrai,n'est-ce pas?)) S'agit-il au contraire, d'une histoire

plus ou moins triste dont le dénouement le mécontente~il s'écrie e Ce n'est pas vrai! » Un homme du peuple à quion démontrait, pièces en mains, qu'une chose qu'il croyaitvraie était fausse, répondait en secouant la tête « Si cen'est pas vrai, ce doit l'être. Tous les peuples primitifsen sont là. Dans un mémoire sur le Développementde

Page 137: Jean Marie G.

LA FOI DOGMATIQUE ÉTROITE. t05

/c/</MCCet f/M/y~e chez les c~M~, E. Egger analysecet état d'esprit « rebelle à la notion du douteux et à cellede la simple probabilité. » Le jeune Félix (un enfant de

cinq ans et demi) s'intéresse vivement à l'Histoire sainte,mais il ne comprend pas qu'on y laisse des lacunes, qu'ony marque d'un doute des faits incertains. « L'état actuelde son esprit, ajoute E.Egger, correspond alors à

peu prèsà celui de l'esprit grec dans la période ou l'on s essayait

péniblement a débrouiller le chaos des vieilles légendes. »

Deuxans plus tard, l'enfant en question reçoit en cadeauun recueil de contes. îl voit dans la préface que l'auteurdonne ces aventures pour des faits véritables il n'en de-mande pas davantage, et il s'étonne qu'autour de lui on

paraisse en douter. « Son esprit confiant ne va pas au delàde la déclaration qu'il a lue, d'autant plus que les récitssont pour lui sufllsammcnt vraisemblables. » –Je me rap-

pelle, par ma propre expérience, que rien n'irrite un enfantcomme l'incertitude; il faut pour lui qu'une soitvraie ou fausse et il préfère généralement qu'elle soitvraie. Du reste ~1ne connaît pas les limites de sa proprepuissance, encore moins celle des autres aussi n'a-t-11

pas le sentiment net du merveilleux et de l'Invraiscm-h!able.L n enfant qui voyait passer nn cheval au galop medit très sérieusement « .te courrais bien aussi vite. » Ainsi

encore, la petite fermière dont nous avons parlé deman-dait itsa maîtresse pourquoi elle n'aurait pas fait les neursdu jardin. Le sens du passible manque aux intelligencesprimitives lorsque vous semblex a un enfant ou à un sau-

vagepouvoirplus que lui, il envient à croire que vous pouveztout. Aussi ce que nous appelons le miracle n'apparaît-ilauxpeuples enfants que comme le signe visible et nécessaire(1 unesupériorité de puissance, a tel point que, pour eux,tout homme supérieur doit pouvoir faire des miracles; onleslui demande comme une chose due. on s'indignerait aubesoin qu'il n'en fit pas, comme un enfant s'indigne si onne l'aide pas à porter un fardeau trop lourd pour son bras.Les Hébreux attendaient des miracles (le Moïse et le for-

çaient pour ainsi dire d'en faire. Les peuples cro!~ enleurs grands hommes, et la croyance au miracle n'est quele corollaire de cette confiance en un homme.

La foi atteint d'ailleurs, chex les nations primitives, un

degré qu'elle est bien loin d'avoir chez les Intelligencesplus cultivées on croit sans mesure des choses qui n'ontpas non plus de mesure le juste milieu, 1' M//MMyMe

Page 138: Jean Marie G.

i06 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

manquedansla croyancecommedansl'objetde lacroyance.M.Spencercite, dans sa ~octo~ïc, l'exemple d'une i'cmmc

qui attribuait à une certaine amulette lavertu magique dela préserver des coups et blessures; elle se croyait mvuhié-rable comme Achille. Le chef de la peuplade, émerveille

qu'il existât une amulette si précieuseet voulant sans douteen faire l'acquisition, demanda à en vérincr de ses yeux lavertu. On fait venir la femme, un guerrier prépare sahache; la femme, e~ *oute confiance, tend son bras lahaches'abaisse, la femmepousseun cri d'étonnemcnt autant

que de douleur, et sa main coupée vole par terre. Qui,de nos jours, aurait une foi si entière? Bien peu d'entrenous voudraient donner leur vie ou seulement leurmain pour soutenir tel ou tel dogme. Cette femme étaitde la race des martyrs sa crédulité intense confinait :tl'héroïsme.

La foi dans le témoignage des hommes inspirés, dan~leur autorité, tout humaine d'abord et qui nuit par prendreun caractère surhumain, a son origine dans la confiancenaturelle de 1'liomme,t l'égard des autres hommes, toutesles fois que ceux-ci ne lui paraissent pas avoir intérêt à te

tromper. C'est là un sentiment social qui devait jouer un

grand rôle dans le MCïo~tor/~Mwcreligieux. Autantl'homme primitif est défiant quand il s'agit de ses inte-réts matériels, autant il l'est peu quand il s'agit <!eremettre entre les mains de quelqu'un la direction de son

esprit. En outre, il ne connaît guère ce que nous appelonsl'crreMf, et ne sait pas la distinguer de la tromperie; ilcroit sur parole ses sens et aussi ceux desautres hommes.

Quand vous lui affirmezquelque chose d'extraordinaire,il s'imagine bien d'abord que vous voulez vous railler 'te

lui; mais il lui vient peu à l'esprit que vous vous trompiezvous-mème, que vous raisonniez iaux sincérité et véritése confondent à ses yeux. Il nous a fallu toutes les cx['c-riences de la vie moderne pour distinguer nettement cesdeux choses, pour vérincr même les affirmationsde ceuxdont nous estimons le plus le caractère, pour contredire,sans les onenser,ceuxqui nous sont le pluschers.L'homme

primitif ne sépare pas sa croyance à la « loi )) de sa

confiance dans les « prophètes M ceux qu'il estime et

admire lui paraissent nécessairement avoir raison. Ajou-tons que l'homme est.toujours porté à faire grand cas des

signes, de tout ce qui est une représentation maténeUe,de tout ce qui parle à ses yeux et à ses oreilles; aussi la

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LA FOI DOGMATIQUE ÉTROITE. 107

parole sacrée, les écrits qui la transmettent, tout celan'est pas seulement pour lui un symbole, c'est uncoyeMfemêmede sa foi. J'entendais dire un jour dans une égliseCne preuve incontestable que Moïse s'est entretenu sur la

montagne avec le Seigneur, c'est que le mont Sinaï existeencore. Cette sorte d'argument a toujours prise sur h's

peuples. Livingstone raconte que les nègres ne tardaient

pas à l'écouter et à le croire du moment où il leurmontrait

la Bible,en leur disant que le Père céleste avait marqué savolonté sur ces feuilles de papier; ils touchaient les feuilh'set ils acquéraient la foi.

En somme, confiance aveugle en une parole, en un signe.induction précipitée par laquelle on infère de la réalité du

signe la réalité de la chose signifiée; autre induction selon

laquelle une doctrine relativement élevée au point de vu'-moral ou social et mise en avant par des hommes respectésapparaît comme vraie, fût-elle irrationnelle sur beaucoupde points, voilà les principaux éléments de la foi primi-tive à la rpue/~oM. Cette foi encore très grossière s'est

pourtant transmise jusqu'à nos jours. Elle s'impose parles yeux et les oreilles c'est ce qui fait sa force. Elle est

beaucoup moins mystique qu'on ne pourrait le croire ellea pris corps, elle vit dans ses monuments, ses temples, ses

livres elle marche et respire dans un peuple de prêtres, dfsaints, de dieux: nous ne pouvons regarder autour de noussans la voir s'exprimer d'une façon ou d'une autre. Grande

puissance pour une pensée humaine, quelque fausseté

quitte renferme, d'avoir pu s'exprimer ainsi, façonner les

objets à son image, pénétrer la pierre et le marbre cll<'est ensuite renvoyée, réuéchie vers nous par

tous ces objets''xténeurs; comment ne pas v croire, puisqu'elle est deve-nue visible et tangible?

La foi au témoignage et à l'autorité finit par devenir I:itoi nun texte saint à la lettre même de ce texte. C'est alors

ce qu'on a appelé la foi littérale. Ce genre de foi subsiste

encore, de nos jours, chez un grand nombre de peuples civi-lisés. constitue le fond du catholicisme des masses. «Afin<lcfaire taire les esprits inquiets », dit le concile du Vaticanaprès le concile de Trente, « il est décrété que nul ne peut,dans

l'interprétation des saintes Ecritures, s'écarter dusens donné par l'Eglise pour chercher une explication pré-tendueplus éclairée. »La foi devient alors la renonciation dela pensée, qui abdique sa liberté elle s'impose à elle-mêmeune règle non pas seulement de logique, mais de morale, et

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108 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

élève les dogmes au-dessus de soi comme principes immua-

bles. Elle renferme d'avance l'Intelligence dans des limites

précises, et elle lui Impose une direction générale avec le

devoir den'en pas dévier. C'est alors que la foi s'oppose véri-

tablement à la croyance scientifique, dont elle fut à l'origineun substitut. Suivant la définition même donnée par le con-

cile du Vatican, celui qui a la foi ne croit pas « à cause de la

vérité intrinsèque » des choses révélées, mais « à cause del'at~o/e divine qui les a révélées. » Raisonnez avec un tel

homme, il vous écoute, vous comprend et vous suit,–mais

jusqu'à un certain point seulement; là, il s'arrête, et rien

au monde ne pourra le faire passer outre. Bien plus, de ce

point il se déclare absolument inexpugnable, il vous sou-

tient que vous n'avez aucune prise sur lui. Et en effet, aucun

raisonnement scientitique ou philosophique ne pourrale faire se départir de sa croyance, puisqu'il place l'objetde cette croyance dans une sphère supérieure à la raisonet fait de sa foi une affaire de (cconscience. » Rien tu'

peut obliger un homme à penser juste quand il ne se pro-

pose pas comme but suprême la rectitude de la pensée;d'autre part, rien ne peut l'obliger à faillir s'il croit faire

une faute dès qu'il met en question certains dogmesou certaines autorités. La foi donne ainsi un caractèresacré et inviolable à ce qu'elle adopte c'est une archesainte qu'on ne peut, sans sacrilège et sans danger, ni

regarder de trop près ni toucher du doigt, même pour la

soutenir lorsque parfois elle semble près de tomber. Lalibre pensée et la science ne considèrent jamais une chusc

comme vraie que jusqu'à nouvel ordre et tant qu'elle n'est

sérieusement mise en doute par personne la foi dogma-

tique, au contraire, affirme comme vrai non pas ce qui est

incontesté, mais ce qui, selon elle, est en droit incontes-

table, ce qui se trouve par cela même au-dessus de la

discussion. D'où il suit que, si les raisons de croire dimi-

nuent, la foi ne doit pas diminuer pour cela. C'est ce

que Pascal s'était donné à tache de démontrer. En en'<'t,moins une croyance semble rationnelle à notre espritborné, plus il y a de mérite a l'embrasser sur la foi de« l'autorité divine » il serait trop simple d'affirmer ce

qu'onvoit ou même ce qui semble probable affirmer

1improbable, croire à ce qui semble impossible, voilà qmest bien

plusméritoire. Le cœur se hausse à mesure que la

pensée s abaisse et s'humilie plus on paraît a absurde, »

et plus on est grand « credoquia ineptrim e le devoir étant

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LAFOIDOGMATIQUEÉTROITE. 109

alors plus difficile, il faut plus de courage pour t'accom-

plir. Aussi la force de la foi se mesure-t-elle, pour le mys-ticisme d'un Pascal, a la faiblesse même des « raisons.

L'idéal, dans ce système, ce serait de n'avoir plus qu'unetoute petite raison de croire, le plus faible des motifs, un

rien ce serait de n'être plus rattaché a l'objet suprême del'affirmation que par le lien le plus ténu. Les prêtres albi-

geois, les par faits portaient comme emblème de leursvœux un simple fil blanc passé autour de la taille ce fil,toute l'bumanité l'a porté il est en réalité plus solide etsouvent plus lourd que toutes les chaînes.

Tandis que le scepticisme aboutit à une entière indiffé-rence de la pensée à l'égard de toutes choses, la foi dog-

matique produit une indifférence partielle et bornée acertains points, déterminés une fois pour toutes ellen'' s'inquiète plus de ces points, elle se repose et se com-

plaît dans le dogme établi. Le sceptique et l'homme de fois'enferment ainsi dans une sorte d abstention de la penséeplus ou moins étendue. La foi religieuse est un besoin (le

~M~CM~'el'essor de l'esprit, de limiter la sphère de la pen-sée. Qui ne connaît la légende orientale du monde soutenu

par un éléphant debout sur une tortue géante, la tortue

nageant dans une mer de lait? Le croyant doit toujourss abstenirde

demandera'M<~OM~e~ ~cr<fe lait. Il ne doit

jamais s'apercevoir du point où l'explication cesse; il doitse répéter indéfiniment à lui-même la pensée inachevée

'ju Onlui fournit sans oser comprendre qu elle est incom-

plète.Dans la rue 011je passe tous les jours, un merle sifflesans cesse la même phrase mélodique la phrase est ina-

chevée, tourne court, et depuis des années j'entends l'oiseauenfler sa voix, lancer à toute volée son bout do phrase,puis s'arrêter d'un air satisfait, sans av~ir jamais besoinde compléter d'une manière ou d'une autre cette penséemusicale interrompue, que je ne puis entendre sans quelqueimpatience. Ainsi fait le vrai croyant, habitué dans les

plus hautes questions a demeurer sur la note sensible, qu'ilprend pour a tonique, accoutumé à 1 incuriosité de 1au-

delà, redisant sa chanson monotone sans songer qu'il y

manque quelque chose, que son chant est coupé commeses ailes et que le monde étroit de sa foi n'est pas l'univers.

Les personnes qui s'en tiennent encore à ce genrede foi représentent l'esprit antique cherchant a se per-pétuer sans aucune transaction au sein des sociétés

modernes, l'Age barbare ne voulant rien concéder au

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MO DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

progrès des idées et des mœurs; si ces personnes for-maient la majorité d'une nation, elles constitueraient le

plus grand des dangers pour la raison humaine, pourfa science, pour la vérité. La foi littérale fait en en'<'<de la vérité toute nue une sorte d'objet de pudeur, detelle sorte que vous n'osez jamais la regarder en face etsoulever le voile sacré dont on a couvert sa beauté.Une conspiration vous enveloppe de toutes parts desêtres mystérieux se dressent autour de vous, vous mettantla main devant tes yeux et un doigt sur la bouche. L''

dogme vous tient, vous possède, vous maîtrise malgrévous; il s'est nxé dans votre cœur et immobilise votre

pensée ce n'est pas sans raison qu'on a comparé la fut ;t

tancre qui arrête le vaisseau dans sa route et le retientenchaîné sur quelque banc de terre, tandis que l'immenseet libre océan s'étend au loin a pet te de vue et l'appelle.Comment faire pour arracher entièrement cette ancre'

de votre cœur? Quand vous 1 ébranlez par un c'té, lafoi se rétablit en vous par un autre vous avez nnik'

points faibles par où elle vous ressaisit. Vous pouv-cxabandonner complètement une doctrine philosophiq~vous,ne pouvez absolument

vous défaire ~l'un ensemble ()''

croyances ou domine la foi aveugle et littérale; il.cn t'est''

toujours quelle chose, vous en portez les cicatrices <'t

les marques comme l'esclave au'rSnchi portait encore sur

sa chair le signe de la servitude; vous, c'est au cœo'même que vous êtes marqué, vous vous en rcssentm'x

toujours. Vous aurez par moment des craintes, des fris-

sons, des 'élans mystiques, des défiances a Tégard de

raison, des besoins de vous représenter les choses auh'ment qu'elles ne sont, de voir ce qui n'est pas et de ne pasvoir ce qui est. La chimère implantée de bonne heure dans

votre âme vous semblera même parfois plus douée que la

saine et rude vérité vous vous en voudrez de savoir c<'

que vous savez.

On connaît l'histoire de ce brahmane qui parlait devantun Européen de sa religion et, entre autres dogmes, du

respect scrupuleux du aux animaux; la loi, disait-il, nonseulement défend defaire du mal volontairement au moindred'entre eux et de manger sa chair, mais même elle nousordonne de marcher en regardant a nos pieds et de nousdétourner au besoin pour ne pas écraser quelque innocentefourmi. L'Européen, sans essayer de réfuter sa foi naïve.

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LA FOI DOGMATIQUEÉTROITE. 111

lui mit dans la main un microscope; le prêtre regarda atravers l'instrument, et voici que, sur tous les objets quil'entouraient, sur les fruits qu'il s'apprêtait à manger,dans la boisson qu'il allait prendre, partout où il voulaitmettrela main et poser le pied,il vit s'agiter et fourmillerune mouvantemultitude depetits animaux dont il ignoraitl'existence,d'êtres qui pour lui n'avaient jamais comptédans l'univers. Stupéfait, il rendit le microscopeà l'Euro-

péen. <tJe vous le donnet, dit celui-ci. Alors le prêtre,avec un mouvement de

joie,saisissant l'instrument, le

brisa par terre puis il s en alla satisfait, comme si dumêmecoup il avait anéanti la vérité et sauvé sa foi. Heu-reusementon peut, sans grand dommage à notre époque,briserun instrument d'optique ou de physique qu'il n'est

))asdifficilede remplacer; mais que serait-il advenu d'une

mtetligenccremise entre les mains de ce croyant fanati-

que? Ne l'et'it-il pas écrasée au besoin comme cet instru-mentdeverre, en la sacrifiantd'autant plusgaiement qu'uneplus limpide lueur de vérité eut filtré à travers elle? Nousavonsaux Indes l'exemple d'une doctrine philosophiquehieuInonensive en apparence et soutenue à diverses re-

prises par de grands penseurs, celle de la transmigration's âmes, qui, devenue dogme religieux, produit comme

conséquenceIndirecte l'intolérance, te mépris de lascienceettous les effetsliabituels d'un dogmeaveugle. C'est quela foidogmatique et absolutiste, sous toutes les formes où''Hcse manifeste, tend toujours à arrêter la pensée dans samarcheen avant. De là 1 intolérance qui résulte de la foi

<to,s;tnatiqueétroite; c'est une conséquence (lui mérite'l'êtremise en lumière et sur laquellenous devons insister.

L intolérancen'est que l'extension au dehors de ladomi-nationexclusiveexercée au dedans de neus parla foi dog-matique.La croyance en une révélation,sur laquelle s'ap-puietoute religion dogmatique, est le contraire même <!e!a<coMuc~eprogressive; partout où l'on affirme que la

premièreexiste, la secondedevient inutile; plus quinutile,dangereuse elle finira donc par être condamnée. L'into-

lérance,d'abord tliéorique, puis pratique, dérive de la foià l'absolu sous ses diverses formes. L'absolu a pris d'a-

bord, en toute religion révélée, la forme du dogme. Il a

pris en second lieu celle du c<wwï<Mc~MC~dogmatique et

catégorique. Il y a toujours eu des choses qu'il fallaitcroire et des pratiques qu'il fallait accomplir sous peinede perdition. On a pu étendre ou rétrécir la sphère des

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ii2 DISSOLUTION DES HELIGIONS.

dogmes et des rites sacrés; on a pu, avec les uns, se con-tenter de pratiques larges; on a pu, avec les autres, sou-mettre à la réglementation jusqu'au régime diététique,mais il a toujours fallu admettre un minimum de dogmesabsolus et de pratiques absolument nécessaires, sans les-

quelles il n y aurait plus eu d église vraiment religieuse.Cen'est pas tout. La sanction théolugique a toujours été

présentée comme également absolue il ne s'agit de rienmoins que d'un bien absolu d une part, et d'un ma)absolu d'autre part. Enfin, ce bien et ce mal ont été éga-lement conçus sous l'idée d'éternité. Ces principes poses,quand il s'agissait d'un bien absolu et éternel, d un malabsolu et éternel, comment les croyants, dominés parl'exclusive préoccupation d'une foi ardente et profonde.eussent-Ils hésité à employer au besoin la contraint?Le libre arbitre, pour eux. ne valait que par son usage.par sa fin, qui est la volonté divine. En face d'une éter-nité de peines à éviter tout semblait permis, tous les

moyens semblaient bo~s pourvu qu'ils pussent réussir.Avec cette certitude intime qui est inséparable d'une foi

absolue et exclusive, quelle âme enthousiaste eût résisté

devant l'emploi de la contrainte? Aussi toute religion

jeune et forte est-elle intolérante. La tolérance, quand elle

apparaît, marque l'anaiblissement de la foi une religion

qui en comprend une autre est une religion qui se meurt.on ne peut pas croire une chose « de tout son cœur M

sans un sentiment de pitié et parfois d'horreur pour ceux

qui ne croient pas comme vous. Si j'étais absolumentcertain de posséder la vérité suprême et dernière, hési-

terais-je à bouleverser le monde pour la faire triompher?On met des œillères aux chevaux qu'on attelle pourlesempêcher de voir adroite et à gauche; ils n'aperçoiventqu'un seul point, et courent vers ce point avec la hardiesseet la vigueur de l'ignorance, sous le fouet autoritaire quiles mené les partisans du dogme absolu marchent ainsidans la vie. «Toute religion positive, toute forme immuable,a dit Benjamin Constant, conduit par une route directe à

l'intolérance, si l'on raisonne conséqucmment. »On a répondu à BenjaminConstant qu'autre choseétait de

croire qu'on connaît la voie du salut, et autre chose de con-

traindre les autres à marcher dans cette voie. Le prêtre se

considère comme le médecin de l'âme vouloir guérir {~arla force l'âme malade, « c'est, dit-on, comme si le médecin,

pour être plus sûr de guérir son malade, le faisait condamner

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LA FOI DOGMATIQUE ÉTROITE. tt3

<

a mortouaux travaux forcés,en casde désobéissanceà ses

prescriptions1. )) Assurément il serait contradictoire quetemédecinqui veut guérir le corps le tuât; mais il n'estnuUementcontradictoire que celui qui se croit le médecin<t)'t'Amccherche à exercer quelquecontrainte sur le corps.L'objectiontombe donc d etie-méme. D'ailleurs, ne nuus

trompons pas. si les médecinsdu corps laissent à toursmondes toute liberté, c'est parfois qu'ils ne peuvent pasfaire autrement dans certains cas graves, ils tiennent àavoirleurs malades sous leur main. dans l'hôpital, –quiest aprèstout une sorte de prison. Si un médecin euro-

péenavait a soigner un de ces Peaux-rouges qui, atteintsft<'la petite vérole et d'une nevrc de quarante degrés, ontt habituded'aller se plonger dans de l'eau glacée pour se

rafraîchir,il commencerait par lesattacher sur leurgrabat.Et tout médecin souliaiterait de pouvoir procéder de lamcrnemanière, même en Europe, même uc nos jours, a.

t'cgardde certains imprudents qui se sont tués en partieparteur faute, comme les Gambetta. les Mirabeauet tant<t antresmoins illustres.

Deplus. il ne faut pas raisonner comme si le croyantpouvants'isoler et n'agir que pour lui seul. Par exemple,qu'est-ceque la liberté absolue de l'éducation pour le

catholique?c'est le droit des parents a faire damner leursfns.C<'droit est-il pour eux admissible'?Voici des livres

propos a détruire la foi, qu'ils viennent d'un Voltaire,d'unStrauss oud'un Renan, des livres qui. s'ils se répan-dcn!.perdront des âmes. « chose ptus grave encore queta mort des corps a, comme dit Théodore de Beze avecsaint Augustin; une nation vraiment pénétrée de la cha-rité chrétienne laissera-t-e!le ces livres se répandre, sous

prétexteque la foi doit avoir son principe dans la seulevolonté?Non. Avant tout, il faut délivrerla volonté même~s liensde l'hérésie ou de l'erreur; c'est à ce prix seule-mentqu'elle est libre. Deplus. il faut empêcher la volonté

corrompuede corrompre les autres. L'intolérance chari-tahte. on le voit, se justifie au point de vue exclusivement

thfotogiquc.Elle s'appuie sur des raisonnements logiquesdont le point de départ seul est vicieux

L At. Franck, Desrapports de la ~p/<0?ï ~7<2' Oncomprend tes hautes autorités ecclésiastiques qui, dans le catho'i-

osme, ont érigé en acticle de foi le droit de réprimer l'erreur. Happetonstes pages bien connues où saint Augustin raconte comment it a constaté le

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114 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

Pour comprendre combien l'intolérance religieuse se

légitime à son propre point de vue, il faut songer avec

quelle entière quiétude nous interdisons et punissons l~s

actes directement contraires aux conditions actuelles df

notre vie sociale (par exemple l'outrage public aux bonnes

mœurs, etc.). Or toute religion, nous le savons, super-

pose une autre société à la société réelle; elle conçoit !a

vie au milieu des hommes comme enveloppée et débordée

par la vie au sein de la divinité elle doit donc chercher

maintenir cette société surnaturelle avec non moins

d'énergie que nous cherchons à maintenir notre sociéh'

humaine, et les conditions de cette vie supérieure vien-

dront multiplier toutes les règles prohibitives que n<ms

imposent déjà les conditions de 1 existence réelle. D'

murs imaginaires nepeuvent manquer de s'ajouter anx

murs et aux fossés qui entravent déjà la circulation sur la

surface de la terre vivant avec les nieux, il faut que nous

bon emploi de la contrainte en matière religieuse. Plusieurs, ramem s.1

t'unitf du christianisme par la répression, se réjouissaient fort d'avoir 11

tirés de leur ancienne erreur, lesquels,pourtant, par je ne sais quelle ton.

de la coutume, n'auraient jamais songé a changer en mieux si la o'im

des lois n'avait remis leur esprit en présence de la vérité. H faut faire mar

cher ensemble le bon enseignement et !a crainte utile, de façon que tK'n

seulement la lumière de la vérité chasse les ténèbres d'' l'erreur, mais qula charité brise les liens de ta mauvaise coutume. et que t'en ait alors a s.'

réjouir du salut de plusieurs. Il est écrit C'w~?: d'c~'<'Wo~ '<'

~MfMo«~rpMcoM~'pt'p: Dieu tui-memc n'a pf.s épargné son fils. et l'a Hvn

pour nous aux bourreaux. "C'est lemot que Schittcr prète au ~randin')msi-teur dans lion Carlos. Voir saint Augustin, F/x' CXtt!, H, 5.– Saint P.)n!.

E~/<M.VI, 5, G,9. Rappelons enfin les décisions raisonnées des doch'ors

et des concites. « Le gouvernement humain, dit saint Thomas, dérive <)"

'yoMM<pH!p/ divin et doit )'<M<pr. Or Dieu, bien que to~t-puiss~n' t

infiniment bon, pp)'w'~ néanmoins que dans l'univers il se fasse do

qu'il pourrait empêcher; il le permet de peur qu'en t'empêchant. <tc~)'~grands biens ne soient supprimés ou de plus grands maux provoqm'>. )''

même donc, dans le gouvernement humain, les cAe/'</o/<?~'p;t~nr~c )~<

~M~ÇMCmal, de crainte </Cmettre obstacle « un bien OMde r/ïM-SPr!<~

~'aM~~a/, commeledit saint Augustin dans le traité de t'(Wrp. C'est ai)~

que tes !'n/!d~M, bien qu'ils pèchent dans teu~s rites, peuvent être /o/soit à cause de quelque bien ~CM~T!~d'eM-T,soit pOMr~n7cr <«'<C W~

Les Juifs observent leurs rites, dans lesquels la vérité de la f'~i quegardons était autrefois préfigurée il en résulte cet avantage que n~

avons le témoignage de nos ennemis en faveur de notre foi, et que )'<jc'de notre croyance nous est, pour ainsi dire, représenté en image. Ooantau culte des autres inndètes, qui sont contraires en tout à la vt'<it'' et

complètement inutiles, ils ne M!<t~pt7u~ pas de /o/<~ncp, si ce n'est to"-

tefois pour évilerquelque mal, comme le scandale ou/ trouble 'lui /~M'!M//pt' de la ~t<~prpM<t)7tde ce culte; ou encore un p~pCApM!PM/mot

de ceux qui, à la /htt'p«r de cette tolérance, reviennent peu à peu M /<

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LA FOI DOGMATIQUE ÉTROITE. 115

nous attendions à être coudoyéspar eux et réprimés enleur nom. Cet état de choses ne peut disparaître entière-ment que quand nous cessons de croire en une société trèsréelleavecnos dieux, quand nous tes voyons se fondre ende simples idéaux. Les idéaux n'ont jamais te caractèreexclusifet intolérant des réalités.

Il faut e.i somme distinguer deux sortes de vertus, sur

lesquelles les religions ont une action. Les premièressont ces vertus que l'on peut appeler positives, actives,d'instinct et de cœur, comme la charité et la générosité;celles-là,de tout temps et en tout pays, ont existé parmiles hommes; les religions les exaltent, le christianisme '<.l'honneur de les avoir portées à leur plus haut degré. L~seconde sorte de vertus, celles qui sont plus intellec-tuelles et retiennent dans l'action plutôt qu'elles n'ypoussent, celles de possession de soi, d'abstention et de

tolérance, celles-là sont plus modernes et proviennent de

carc'estpourcelaquet'Ëgtisea toléréquelquefoismêmelecultedeshéré-tiquesetdespaïens,quandlamultitudedesinHdctesétaitgrande.(SMWMM//t~ 2a; q. x,a.11.) Onvoitdequellenatureest la ~o/cr<ntcpainsientendue;ellenereconnaîtnullementle droitdesescontradicteurs;siellenesévitpascontreeux,c'estsimplementpouréviter!<M~/M.<~)w~<M~ ouplutûtparcequ'ellen'apasenmainuneforcesuffisanteetquelamuttitudcdesinfidèlesesttropgrande.

Un professeur de théotogieà taSorbcnne a voulu récemment contester t'i't-toléranee catholique (dont M.Alfred Fouillée venait de parler dans sa SctCMCp

sociale).Il t'a fait par des raisons qui peuvent être citées comme une preuvede plus. « Niaujourd'hui, ni /«M<ats,Aaucune époque </eson /<o~'c, t'É-

gtis~ catholique n'a préterdx ~w/'os~' ;</M <<e/<o~/w/a ut'o~cncp.Tousles grands théologiens ont ensei~n~ que l'acte de foi est un acte volontaire.

qui présuppose une illumination de l'esprit; niais !/< ont c/~<<' «~«t

~Mp~coM~o!p~M~/<n'o~'Mpr cette illumination et surtout ~~scrt'p)' /Mo«~'p~du mauvais exemple ou de la contagion des ténèbres. L'église chré-tienne n'a pas eu besoin de t'épée pour évangétiser les nations: si elle a versédu sang pour triompher, elle a versé le sien. N'en a-t-elle donc jamaisversé d'autre? Si on comptait tous les meurtres commis par l'intolérance aunom des dogmes absolus, dans tous les paya du monde, si on mesurait toutle<angversé, si on amoncetait tous les cadavres, ne verrait-on point ce mon-ceau s'élever plus haut que la flèche des cathédrales et le dômedes temptcs oùles hommes vont encore, avec une inattérabte ferveur, invoquer et bénir le

Dieude bonté?" La foi en un Dieu qui parle et agit. qui a son histoire, sa

Bible, ses prophètes et ses prêtres, finit toujours par être intolérante. Enadorant le dieu jaloux et vengeur, on se fait à la fin son complice. Ou

approuve tacitement tous les crimes commis en son nom et souvent, si onen croyait les livres saints, commandés par lui-même. H est des choses

qu'il faut tacher d'oublier quand elles sont trop souittées de sang et de boueon a rasé des monuments, on a purifié et transformé les lieux auxquelss'attachaient de trop sanglants souvenirs les partisans de < ertaim dogmesauraient aussi besoin de laver leur cœuf a t'cau lustrale.

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1!G DISSOLUTIONDESRELIGIONS.

l'extension de la science, qui a amenéune connaissance

plus nette de ses limites mêmes. La toléranceest une vertutrès complexe, beaucoupplus intellectuelleque la charitéc'est unevertu de tète plus que decœur, et cequi le montre,c'est que citante et intolérance se sont rencontrées bien

souvent, en s'alliant au lieu de se combattre. La tolérance,quand elle n'est pas philosophique et toute de raison,

prend l'aspect d'une simple débonnaireté qui ressemblefort à de la faiblesse morale. Pour montrer la grandeurde la tolérance, il faut mettre en avant des raisons objec-tives tirées de la relativité de la connaissance humaine,non des raisons subjectives tirées de notre propre cœur'.

Jusqu'à présent on avait fondé la tolérance sur le respectde la personne et de la volonté « il faut, disait-on, quel'homme soit libre, libre de se tromper et même de mal

faire, au besoin » rien de plus vrai mais il est un autrefondement encore plus solide de la tolérance, (lui tend à s*jfaire reconnaître de

plusen plus à mesure que se dissout

la foi dogmatique. C est la c~/ï~Mceà l'égard de la penséehumaine et aussi de la volonté, qui ne sont même paslibres de ne pas se tromper et dont tout article de foi ab-solue doit être nécessairement aussi un article d'erreur.

Aussi, dans les sociétés actuelles, la tolérance devientnon plus seulement une vertu, mais une simple anair<'

d'intelligence plus on va, plus chacun comprend qu'ilne comprend pas tout, que la croyanced'autrui est commeun complément de la sienne propre, qu'aucun de nousne peut avoir raison tout seul et à l'exception des autres.Par le seul développementde l'intelligence, qui fait entre-voir à chacun l'infinie variété du monde et l'impossibilitéde donner une solution unique des problèmes éternels,

chaque opinion individuelleprend une valeur à nos yeuxc'est un témoignage, rien de plus ni de moins, dans l'en-

quête tentée par l'homme sur l'univers, et chaque témoin

comprend quil ne peut pas à lui seul formuler un juge-ment définitif, une conclusion dogmatique et sans appel.

i. VoirA.Fouillée,Systèmesdewo~'a~coM~Mpora/yM.

Page 149: Jean Marie G.

LA FOI DOGMATIQUELARGE. U7

II. LA FOI DOGMATIQUELARGE

La plupart des gens, comme dit un écrivain anglais,« se donnent pour but de traverser la vie en dépensantle moins de pensée possible: » mais qu'arrivera-t-il pourceux qui pensent et, en général pour tout homme intel-

ligent? Même sans s'en douter, on nuira par se per-mettre une interprétation plus ou moins large des textes

auxquels on prétend accorder une foi étroite et /t<p. Hn'est guère de parfait orthodoxe. L hérésie entre par un<-

porte ou par une autre et, chose remarquable. c'est pré-cisément là ce qui permet à la foi traditionnel te de semaintenir devant les progrès de la science. Une roi abso-lument et immuablement littérale serait trop choquantepour subsister longtemps. Ou l'orthodoxie tue les nationschez qui cite étouffe entièrement la liberté de penser.ou el!e tue la foi même. L intelligence ne peut resterà jamais immobile c'est un éclair qui marche, commecelui que jettent sous le soleil les rames ruisselantes d'une

barque lancée à force de bras.Les partisans de l'interprétation littérale et autoritaire

tmissenttôt ou tard par apparaître comme accumulant deux

hypothèses irrationnelles au lieu d'une seule il ne leursufitt pas qu'il y ait eu une certaine révélation d'en haut.ils veulent que les termes mêmes qui expriment la pen-sée divine soient divins, sacrés, immuables, d une entièreexactitude. Ils divinisent le~ langues des hommes. Ils ne

songent pas aux difficultés qu'éprouverait quelqu'un qui,sans être un dieu, serait simplement un Descartes, unNewton ou un Leibniz, pour exprimer sa haute penséedans une langue encore informe et à demi-sauvage.Le génie est toujours au-dessus de la langue dont il

«

se sert et les mots sont généralement pour beaucoupdans les erreurs où tombe sa pensée même; une « ins-

piration divine » réduite a nos langues serait peut-êtreencore plus embarrassée qu'une inspiration tout Immaine.Rien ne paraît donc plus étrange, à ceux qui examinent lachose de sang froid, que de voir des nations civiliséeschercher l'expression pleine et entière de la pensée divinechez des peuples anciens, encore à demi-barbares, dont la

langue et l'esprit étaient infiniment au-dessous de notre

Page 150: Jean Marie G.

M 8 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

langue et (le notre esprit; leur dieu parlant et dictantobtiendrait a peine de nos jours un certificat d'études pri-maires. C'est à le plus grossier des anthropomorphismes.(lui consiste à concevoir la divinité non sur le type d<-l'homme idéal, mais sur le type de l'homme barbare.

Aussi, non seulement la foi littérale, forme primitive <!<'toute foi révélée, finit par apparaître comme entièrement

irrationnelle, mais ce caractère va sans cesse s'accen-

tuant, par la raison que la foi fait effort pour rester immo-bile. tandis que l'humanité marche.

Sans un certain nombre d'hérésies qui naissent et

circulent chez eux, sajs un courant perpétuel de l!hn'

pensée, les peuples attachés a une religion littéral''seraient un c<ï/~ ~ï~MM~ï dans l'histoire, à peu près.dit M. de Hartmann, « comme les fidèles Thibétains duDalaï-lama. » Les religions littérales ne peuvent de nos

jours durer et se perpétuer que par une série de com-

promis. Dans l'esprit du croyant sincère et intelligent, il

y a toujours des périodes d'avancement et de réaction.des pas en avant suivis de pas en arrière. L<s confes-seurs connaissent bien toutes ces péripéties, qu'ils ont

charge de régler et de maintenir dans certaines limitesEux-mêmes y sont sujets combien d'entre eux s'imagi-nent croire et sont quelque peu suspects d'hérésie Si

nous pouvions lire au fond des consciences, que d'accom-modements nous y remarquerions, que de

complaisancessecrètes ÏI y a toujours en chacun de nous quelqu'un quiproteste contre la foi littérale, et quand cette protestationn'est pas explicite, elle n'en est souvent que plus réelle:

personne ne croit lire plus exactement un texte que celui

qui lit entre les lignes; quand on y admire et vénère tout,c'est généralement qu'on ne le comprend même pas. Beau-

coup d'intelligences aiment le vague et s'en accommodent,elles croient en gros et arrangent les détails a leur guise;

quelquefois même, après avoir pris tout en bloc, elles éli-

minent chaque chose en détail. En somme, on pourraitpeut-être diviser en trois classes ceux qui prétendent de

nos jours posséder la foi littérale des indifférents, des

aveugles, des protestants qui s'ignorent.Le protestantisme de Luther et de Calvin, c'est le com-

promis remplaçant le despotisme, c'est la foi large, quoi-

que toujours dominatrice et orthodoxe. Car il y a encore

uans leprotestantisme

des choses qui ne peuvent pas être

l'objet d un compromis; il y a encore des dogmes qu'il est

Page 151: Jean Marie G.

LAFOIDOGMATIQUELARGE. H9

hnpte de rejeter et qui, pour tus libres-penseurs, ne sem-blerontguère moins contraires à la froide raison que ceux

<tucatholicisme; il y a un système de thèses métaphy-siques ou historiques ayant un caractère divin et non passeulement humain. Ce qu'il y a de plus désirable dans une

religion qui veut être progressive, c'est l'ambiguïté des

textes; or les textes bibliques ne sont pas encore assez

ambigus. Comment douter, par exemple, de la missiondivine de Jésus-Christ? Comment douter des miracles?L'idéed'un Christ et les miracles sont le fondementmêmede toute religion chrétienne; ils se sont imposés à Lutheret. de nos jours encore, ils pèsent de tout leur poids surle protestantisme orthodoxe. Des lors, toute la libertédont on semblait jouir au premier abord paraît bien peude chose. On se meut dans un cercle si restreint! Le pro-testant est toujours attaché à quelque chose; la chaîne estseulementplus longue et plus flexible.Le protestantismea rendu au droit et à la liberté de consciencedes servicesdont on ne saurait trop relever l'importance mais, a côté'tes principes de liberté qu'il renferme, il en contenaitd'autres d'où pouvait se déduire logiquement l'emploi dela contrainte charitable. Ces dogmes, essentiels au vrai

protestantisme,sont le péché originel, conçu comme plusradicalencore que dans le catholiosme et commedestruc-teur du libre arbitre, la rédemption, par laquelle il a fallula mort de Dieu le Fils pour racheter l'homme des vin-dictes de Dieu le Përe, la prédestination dans toute sa

rigueur, la grâce et l'élection sous leur forme la plus fata-h.steet la plus mystique, enfin et surtout l'éternité des

peines sans purgatoire Si tous ces dogmes ne sont quedes mythes philosophiques, le nom de chrétien devientalorsun titre tout verbal, et on pourrai*aussi bien se dire

païen, car tous les mythes de Jupiter, de Saturne, de

Cérës, de Proserpine et les « divinités de Samothrace Msont susceptibles aussi de devenir des svmboles de haute

métaphysique lisez Jamblique ou Schelling. Nousdevonsdoncsupposer que le protestant orthodoxeadmet un enfer,une rédemption,une grâce. Or, dans ces conditions, toutes

les conséquencesque nous avons déduites de ces dogmesredeviennent inévuables. Aussi les Luther, les Calvin,les Théodore de Bèzeont-ils précité et pratiqué l'intolé-rancepar les mêmes raisons que les catholiques. Ils n'ontréclamé le libre examen que pour eux-mêmes et dans lamesure où ils en avaient hesoin; ils ne l'ont jamais élevé

Page 152: Jean Marie G.

i20 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

au rang de doctrine orthodoxe. Calvin a brûlé Servet h's

puritains d'Amérique, jusqu'en 1692, ont puni de mort lessorciers et les blasphémateurs.

Si le protestantisme a servi finalement la liberté de cons-

cience, c'est que toute hérésie est un exemple de liberté L'td'affranchissement qui entraine après lui une série d'autreshérésies. En d'autres termes, l'hérésie est une conquête dudoute sur la foi. Par le doute, le protestantisme Sert la

liberté par la foi, il cesserait de la servir et la menacera!).s'il était logique. Mais le caractère de certains esprits est

précisément de s'arrêter en toutes choses à moitié chemin.entre l'autorité et la liberté, entre la foi et la raison, entr~le passé et 1 avenir.

Outre les dogmes admis en commun, le vrai protestan-tisme réclame encore un culte extérieur une manifes-tation déterminée de la croyance; il tache, lui aussi.de s'incorporer dans un certain nombre d'habitudesde rites, qui deviennent un besoin permam'nt et ravi-vent sans cesse la foi prête a s étcmdre il exige d<s

temples, des prêtres. un cérémonial. Sous le rapportdu culte extérieur comme des dogmes, les protestantsorthodoxes se croient aujourd'hui bien supérieurs aux

catholiques; ils ont rejeté en effet avec bon nombre d<'

croyances naïves, bon nombre de pratiques inutiles sou-vent empruntées au paganisme. Il faut entendre par exem-

ple un protestant exalté, dans ses disputes avec les catho-

liques, parler de la messe, cette superstition dégradante.par laquelle on interprète « en un sens aussi matériel qu unsauvage pourrait le mire » la parole du Christ Celui quise nourrit de moi vivra par moi. Mais ce même protes-tant n'admet-il donc pas comme le catholique le miractrdu sacrifice expiatoire, du Christ se donnant aux hommes

pour les sauver? Du moment ou on admet un miracle,

pourquoi son tenir là, pourquoi ne pas lemutiplier a 1 in-hni? « Entrez dans cet ordre aidées, dit M.Matthcw Arnold.sera-t-il possible de rien imaginer de plus beau que ce mi-racle répété chaque jour, Jésus-Christ offert en holocausteà mille lieux différents, le croyant mis partout à mêmed<*voir se renouveler l'œuvre de la rédemption, de s'unir au

corps dont le sacrifice le sauve? » C'est là, dites-vous, une

conception très belle à titre de légende, mais vous refusez

d'y croire parce qu'elle choque la raison; alors rejeté:du même coup toutes les autres choses irrationnelles dont

est rempli le christianisme. Si le Christ s'est donné au genre

Page 153: Jean Marie G.

LA FOI DOGMATIQUE LARGE. i2t t

humain, pourquoi ne se donnerait-il pas amoi?s it est venuau devant du monde qui ne l'appelait point, pourquoi nedescendrait-il pas en moi qui l'appelle et crie vers lui? si

Dieu s'est fait chair, s'il a été présent dans un corps humain.

que trouvez-vous d'étrange (fans sa présence réelle en mon

san~ et en ma chair? Vous voulez bien du miracle. mais à

condition de ne pas le voir; que signinc cette fausse pu-deur? Quand on croit à quelque chose, il faut vivre au sein(te cette croyance, il faut la voir et la retrouver partout:quand on a un Dieu, c'est pour qu'il marotte et respire surla terre il ne faut pas reléguer celui qu'on adore dans uncoin du ciel, lui interdire de paraitre au milieu de nous, se

moquer de ceux qui le voient, le sentent, le touchent. Les

tihres-penscurs peuvent sourire, quand ils en ont le cou-

rage, du prêtre convaincu qui croit Dieu présent a l'hostie

qu'il tient entre ses mains, présent au temple ouit officie;its peuvent aussi se raitter de l'enfant des campagnes quirrott voir les Saints ou la Vierge lui apparaitre et lui<"nfier leurs volontés; mais un vrai croyant ne peut que)'« ndre tout cela au sérieux. Les protestants prennentbh'n au sérieux le baptême et pensent qu'il est de toutetx'<'ssité pour le salut. Luther croyait bien audiabte; il le

-v"yait partout, dans la gréte. dans les incendies, dans tetnmutte qui se faisait parfois sur son passade, dans les

interruptions qui éclataient pendant ses sermons il l'apos-trophait, il menaçait tous les démons. « fussent-ils aussinombreux que les tuites des toits. MUn jour même il exor-cisa si bien le Mauvais, qui manifestait sa présence partesvociférations des assistants, que lesermon commencé aumitieu (lu plus grand troubte put s'achever tranquittementt'' diabtc avait eu peur. Pourquoi donc le protestant ortho-

doxe, surtout de nos jours, veut-ii s'arrêter dans sa foi?

Pourquoi s'imaginer que Dieu ou le diable soient apparusseulement il y a deux mille ans? Pourquoi croire aux gué-r!sons de l'Evangile et ne pas croire aux légendes naïvesQuon raconte sur la communion, ou encore aux miraclesde Lourdes? Tout se tient dans la foi, et si vous voûtezrenoncer à votre raison, pourquoi ne pas avoir ce mérite

jusqu'au bout? Comme l'observe M. Matthew Arnold,la doctrine protestante orthodoxe, en admettant que leFils de Dieu peut se substituer comme victime expiatoireaux hommes condamnés pour la faute d'Adant, end'autres termes qu'il peut sounrir pour un crime qu'il n'a

pas commis à la place de gens qui ne l'ont pas commis non

Page 154: Jean Marie G.

t22 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

p)us,–ne fait elle-même qu'expliquer littértdemc:)! et

grossièrement ce passage « Le Mis (le l'homme est venu

pour donner sa vie en rançon pour plusieurs. » Du momentou on veut s'en tenir sur un texte au sens littéral, pourquoine pas le faire aussi pour les autres textes? Le protestan-tisme, en introduisant une certaine dose de liberté dans lafoi, y a introduit aussi l'esprit d'inconséquence

c'est là sa

qualité et son défaut. Quelqu'un me disait un jour « Si jevoulais tout croire, je ne croirais plus à rien. » Voilà )eraisonnement de Luther; il a voulu faire la part du feudans les dogmes, et il a espéré conserver la foi en lalimitant. Ces limites sont artificielles. Il faut voir com-ment Pascal, avec l'esprit logique d'un Français qui esten même temps un mathématicien, se moque du protes-tantisme « Que je hais ces sottises! s'écrie-t-il ne pascroire à l'Eucharistie, etc. Si l'Evangile est vrai, si .tesus-(,l'nll't.~ 4UClanstIe, etc. ~I b Ct'st vrai, SI t~SU~-

Christ est Dieu, quelle difuculté y a-t-il la?)) Nul mieux

que Pascal n'a vu, comme il dit, ce qu'il y a d' « injuste. »

<ns certains dogmes chrétiens, ce qu'il y a de « cho-

quant, Hles « choses tirées par les cheveux, Mles « absur-dités » il a vu tout cela, et il l'a accepté. Il voulait tout

ou rien quand on a fait un marché avec la foi. on ne < hoiait pas ce qu'il y a de meilleur pour laisser le reste, nu

{'rend tout et on donne tout. C'est encore Pascal qui a dit

que l'athéisme était signe de force d'esprit, mais d'uneforce déployée sur un point seulement on peut retournerla parole et dire qu'on est catholique par force d'esprit au

moins sur un point. Le protestantisme, quoique d'un ordre

plus élevé dans l'évolution des croyances, demeure pour-tant aujourd'hui une marque de fainlesse d'esprit

chez ceux

qui persistent a s'y arrêter après les premiers pasfaits

vers la liberté de la pensée c'est un arrêt à moitié che-min. Au fond, les deux orthodoxies rivales qui, de n"t"'

temps, se disputent les nations civilisées, étonnent égat'ment celui qui a été élevé en dehors d'elles.

III. DISSOLUTIONDE LA FOI DOGMATIQUE

DANS LES SOCIÉTÉS MODERNES

La foi dogmatique, étroite ou large, peut-elle subsisteriudénniment devant la science mooerne?Nous ne le pen-

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DISSOLUTION DR L\ FOI DOGMATIQUE, i~

sons pas.Ilyadanslas<'K'<'c deux parties: l'une,cuns-tructivc, l'autre destructive. La partie constructive est déjàassez avancée, dans nos sociétés modernes, pour répondrea certains desiderata de l'esprit humain que le dogme se

chargeait jadis de satisfaire. Sur la genèse du monde, par

exempte, nous avons aujourd'hui des renseignements

plus étendus et plus détaillés que ne le sont les imagi-nations bibliques. Sur la miation des espèces, nous arri-ve-rons par degrés a un certain nombre de certitudes.

Enfin tous tes phénomènes célestes ou terrestres les plussai!!ants aux yeux des foules sont déjà complètementexpliqués. Le pourquoi définitif n'est pas donné sans

doute; on se demande même s'il y en a un. Quant a la

réponse au MWiMe~, cite est déjà poussée très loin. îtne faut pas oublier que les rell~iuns ont commencé par la

physique, que la physique est restée longtemps en elles la.

partie essentielle et prépondérante; aujourd'huielles sont

forcées de s'en séparer et perdent ainsi une grande partie<leleur attrait, qui a passé a la science.

La science n'a pas moins d'importance par soninnuence dissolvante et destructive. D'abord les sciences

physiques et astronomiques. Toutes les anciennes supers-titions sur les tremblements de terre, tes éclipses, etc.,qui étaient une occasion constante <<-xaltation religieuse,sont détruites ou bien

prèsde l'être jusque dans les masses

populaires. La ~éolo~ic a renversé d'un seul coup les tra-<htionsde la plupart des religions. La physique a tué lesmiracles. De même ~our la météorologie, si récente et

qu! a tant d'avenir. Dieu, pour l'homme du peuple, estresté

tropsouvent encore celui qui fait la pluie <-tle beau

temps, 1Indra des Hindous. Un prêtre me disait l'autre

,jour, le plus sérieusement du monde, qd<' les prières deses paroissiens avaient donné au pays trois jours de soleil.Dans les villes dévotes, si la pluie !<~nbeun jour de pro-cession et s'arrête un peu avant le départ du cortège, on!'<'manque jamais de voir ta un miracle. Les populations<!emarins, dont le sort dépen<! si êtroitement des pertur-bations atmosphériques, sont p!us portées que d'autresMx pratiques superstitieuses. Du moment ou l'on pouna<I avanceprévoir a peu près le temps et se prémunir,t'eûtes ces superstitions tomberont. C'est ainsi que lacrainte du tonnerre s'efface rapidement de nos jours"r cette crainte était entrée comme un important facteurclans la formation des reH~ons iniques. Franidm.. en

Page 156: Jean Marie G.

12~ DISSOLUTION DES RELIGIONS.

inventant te j)aratonner!'e. a fait plus pour ta destrurtiondes sentiments superstitieux que n'aurait fait la propa-gande la plus active.

On pourrait déjà de nos jours, comme M. Renan l'a

remarque, démontrer scientifiquement la non-interventiondu miracle dans tes anaires (te ce monde et l'inefficacitédes demandes à Dieu pour en modifier le cours naturel on

pourrait, par exemple, soigner les mêmes malades selonles mêmes méthodes, dans deux salles d'hôpital voisinesl'une de l'autre pour les malades de l'une des salles, un

prêtre prierait il serait possible de voir si la prière mo-difie d'une manière appréciable la moyenne des guérisons.Le résultat de cette sorte d'expérience sur le pouvoir pro-videntiel est d'ailleurs facile a deviner, et il est douteux

qu'aucun prêtre instruit voulut s'y prêter.Les sciences physiologiques et psychologiques ont h' r"t''

très important de nous explique) d une manière natnx'))t'une foule de phénomènes du système nerveux ou l'on était

forcé, jusqu'alors, de voir du merveilleux ou de la suprr-chcrie, du divin ou du diabolique.

Enfin. les sciences historiques attaquent les religionsnon pas seulement dans leur objet, mats en elles-mêmes.dans leur formation naturelle, montrant toutes les sinuo-sités et les incertitudes de la pensée qui les a construites.les contradictions primitives, bien nu mal corrigées parla suite, les dogmes les plus précis formés par la juxta-position lente d'idées vagues et hétérogènes. La cri-

tique religieuse, dont les éléments se répandron' tôt '"t

tard jusque dans l'enseignement, est l'arme la plus redou-table dont on se soit servi contre le dogmatisme religieux:elle a eu et elle aura surtout son enet dans les pays ~r"-testants, ou la théologie passionne même les fout's.La foi religieuse tend à être remplacée par la curif'sitédes religions nous comprenons mieux ce a quoi nous

croyons moins, et nous nous intéressons davantage a <

qui ne nous enraie plus d'une horreur sacrée. Mais l'exph-cation des religions positives apparaît comme tout le con-traire de leur justification faire leur histoire, c'est faire

leur critique. Quand on veut approcher du point d'appu'

qu'elles semblaient avoir dans la réalité, on voit ce pomtreculer peu à peu~puis disparaître, comme lorsqu'on appro-che du lieu où paraissait se poser l'arc-en-cici on avait

cru trouver dans la religion un lien rattachant le ciel à la

terre, un gage d'alliance et d'espérance; c'est un jeu de

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DISSOLUTION DE LA FOI DOGMATIQUE. 1~)

lumière, un cnét d'optique que la science corrige en l'ex-

pliquant.L instruction primaire, dont on se moque quelquefois

aujourd'hui, est aussi une institution toute nouvelle (tout il

n'\ avait guère trace autrefois, et quimodilie profondémenttous les termes du problème social et religieux. Le simple

bagage d'instruction élémentaire qu'emporte l'écolier mo-

<l<'rue,surtout si on y ajoute quelques notions de l'his-

toire religieuse humaine, peut suffire a le mettre en gardecontre bien des superstitions. Autrefois, le soldat romain

embrassait successivement la religion de tous les pays on

il campait longtemps; revenu chez lui, il bâtissait un autel

aux dieux lointains qu'il avait fait siens, Sabazius, Adonis.ta déesse de Syrie ou la Bellone asiatique, le Jupiter de

Haalbek ou celui de t)olica. Aujourd'hui, nos soldats et

nus marins ne rapportent guère de leurs voyages qu'unetolérance incrédule, un sourire doucement irrespectueux a

l'égard de tous les dieux.

Le perfectionnement des voies de communication est

aussi un (les grands obstacles au maintien des croyancesdogmatiques rien n'abrite la foi comme le creux profondd'une vallée ou les méandres d'un neuve non navigable.Lf's derniers croyants des religions antiques furent les

paysans,~f~o~t; d'en le nom de païens. Mais aujourd'huiles campagnes s'ouvrent, les montagnes se percent la cir-culation toujours plus active des choses et des gens fait cir-culer les idées, nivelle la foi, et ce niveau ne peut aller qu'ens abaissant au fur et à mesure des progrès de la science.De tout temps tes peuples, en voyageant, ont vu s'altérerleurs croyances aujourd'hui cette altération se fait sur

place les hurizons changent sans qu'on ait besoin de chan-

ger de lieu. Les Papin, les Watt, les Stjphcnson ont faitautant pour la propagation de la libre-pensée que les phi-l"sophcs les plus hardis. De nos jours mêmes, le perce-u~nt de l'isthme de Suez aura probablement plus contri-bué à élargir l'hindouisme que les efforts consciencieux<leRam Mohun Rov ou de Keshub.

Parmi les causesqui tendront, dans les sociétés futures.à éliminer l'ancien dogme de la providence spéciale, no-tons le développement de tous les arts celui du com-merce même et de l'industrie, qui n'en est encore qu'à sesdébuts. Le commerçant, l'industriel s'habitue déjà à ne

compter que sur soi, sur son initiative, sur son ingéniositépersonnelle; ii sait que travailler, c'est prier, non pas en

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126 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

ce sens que le travail aurait une sorte de valeur mystique,mais parce qu'il est la valeur réelle et à notre portée il

acquiert par là un sentiment vif et croissant de responsa-bilité. Quel'on compare par exemple le métier d'aiguilleur(état industriel) à celui de soldat (état guerrier), on ver)a

que les actions du premier sont forcément réfléchies

développentchez lui l'esprit de responsabilité, tandis quele second, habitué à aller sans savoir où, à obéir sanssavoir pourquoi, à être vaincu ou à vaincre sans savuh

comment, est dans une situation d'esprit très propre àl'envahissement des idées d'irresponsabilité, de chancedivine ou de hasard. Aussi l'industrie, là où elle ne traite

pas l'ouvrier comme une machine, mais au contraire leforce à agir avec conscience et réflexion, est extrême-ment propre à affranchir l'esprit. Disons la même chosedu commerce. Toutefois, dans le commerce, la part tte

l'attente, de la passivité est un peu plus grande le mar-chand attend le client, et il nedépend pas toujours de lui

qu'il vienne. De là des idées superstitieuses qui s'affaibli-ront à mesure que, dans le commerce même. la part (tel'initiative et de l'activité personnelle deviendra plusgrande. Il v a une trentaine d'années, dans une ville très

dévote, existaient de petits commerçants qui regardaientcommeun devoir de n'examiner leur livre de compte qu'àla fin de l'année « Ce serait, disaient-ils, se mener <)eDieu que de constater trop souvent si on est en perte ouen profit; cela porte malheur: au contraire, moins on cal-cule ses revenus, plus ils s'accroissent. Ajoutons que,grâce à de tels raisonnements, qui d'ailleurs n étaient pastout à fait dépourvusd'une logiquenaïve, les commerçantsdont nous parlons ne firent pas de très brillantes affaires.Dans le commercemoderne, l'esprit positif, l'intelligencetoujours éveillée et en quête, le calcul qui chasse de par-tout le hasard tendent à devenir les vrais et seuls élé-ments du succès quant aux risques qui, malgré toutes les

précautions, subsistent encore, c'est à l'assurance qu'ons'adressera pour les couvrir.

L'assurance, voilà encore une conception toute mo-

derne, qui substituera l'action directe de l'hommeà l'Intelvention de Dieu dans les événements particuliers et qui

permettra de compenser un malheur avant même qu'il nese soit produit. Il est probable que l'assurance, qui nedat''

que de quelques années et va s'étendant rapidement, s'ap-

pliquera un jour à presque tous les accidents qui peuvent

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DISSOLUTION DE LA FOI DOGMATIQUE. !~7

frapperFhommc, se pliera à toutes les circonstances de ta

vie, nous accompagera partout, nous enveloppera d'nnréseau protecteur. Alors l'agriculture même, la marin'tous les métiers et tous les arts où l'initiative humains aune part moindre, où il faut attendre la « I~énédictionpar-ticulièredu ciel » et ou le succès final reste toujours al'

toirc, se verront devenir de plus en plus indépendants<)Hhres.On peut croire qu'un jour l'idée de providence par-ticulièresera complètement éliminée de la sphère écono-

mique tout ce qui, d'une manière ou d'une autre, pourras estimeren argent, sera couvert par une assurance, mis al'abridu sort, retiré à la faveur divine.

Reste la sphère purement sensible et affective,les acci-dentsphysiques ou moraux qui peuvent nous arriver, lesmaladiesqui peuvent tomber sur nous et sur les nôtres.C't'st la que la volonté du grand nombre des hommessesent~eplus impuissante, leur perspicacité le plus en dé-faut. Ilsuffitd'avoir entenduquelques personnesdu peupleraisonnerphysiologieou médecine pour se rendre comptecombienest grand sur ce point l'abaissement de leur intel-

ligence.Souventmême des hommes d'une éducation plusdistinguéen'en savent pas plus qu'eux sur ce point. Kn

général,notre ignorance de l'hygiène et des notions les

plusélémentairesde la médecine est telle, que nous som-mesdésarmésdevant tout mal physique tombant sur nousou sur les nôtres. A cause de cette impuissance où nou~nous voyonsd'agir la où précisément nous voudrions le

p!us agir, nous cherchons une issue pour notre volonté

comprimée,pour notre espérance inquiète, et nous la trou-vons dans la demande adressée à Dieu. Bien des gens

ont jamais songé à prier que dans la maladie, ou lors-

qu'ils voyaient des êtres chers malades autour d'eux.Commetoujours, le sentiment d'une « dépendance abso-hic

provoque ici le retour du sentiment religieux. Mais,plus1instruction se répandra, plus les sciencesnaturellestomberont dans le domaine commun, mieux nous noussentirons armés d'une certaine puissance même en facedesaccidents physiques. Dans les familles très pieuses, lemédecin n'apparaissait guère autrefois que comme u'iinstrumentde la providence spéciale on avait connanceen lui moins à raison de son talent que de sa religiositécette confiance était absolue, on se déchargeait sur lui<!etoute responsabilité, comme les peuples primitifs surtes sorciers et les prêtres-médecins. Maintenant on com-

Page 160: Jean Marie G.

1~8 DISSOLUTIONDESRELIGIONS.

mence à voir dans le médecin un homme comme un autre

qui tire ce qu'il sait de son propre fonds, ne reçoit aucune

inspiration d'en haut, doit être par conséquent choisiavec soin, aidé, soutenu dans sa tache. On comprend qu''les remèdes employés par lui n'ont rien de mystérieux, queleur action est régulière,que tout est une question d'intct-

tigence dans l'application etle dosage; au lieu de se rem'-HK-comme une matière passive entre ses mains, on tâche de

coopérer a la fin qu'il poursuit, on agit davantage. Quan.tnous entendons quelqu'un appeler au secours et que nous

pouvons courir à lui, songeons-nous à nous agenouiller?Non nous considérerions même une prière passive connueun homicide déguisé. L'époque est passée où AmhroiseParé s'écriait modestement « Je le pansai. Dieu te gu:'rit. » Toujours est-il que Dieu ne guérit pas ceux qupanse mal. Le progrès des sciences naturelles est u:)esorte d'assurance préventive, qui n'est plus renferma

dans la sphère purement économique un jour un

pourra, avec quelques précautions, s'assurer non s<'uiment contre les conséquences économiques de tel ou h

accident, mais contre cet accident même on en viendra ale prévoir et à l'éviter, comme on prévolt et évite souventla misère. Enfin, à l'égard même des maux qui n'auront

pu être évités, chacun ne comptera que sur la scicnc''et sur l'effort humain.

Grâce à toutes les causes précédemment énumérées,qncde pas faits depuis l'antiquité et le moyen âge D'abux!,on ne croit plus aux oracles et aux prédictions. La loi. 'lu

moins, n'y croit pas et punit même ceux qui cherchent .t

spéculer sur la naïveté de quelques ignorants. Les devi-

neresses de nos jours ne sont plus logées dans des tempesen tous cas elles n'ont plus les philosophes et les hauts

personnages pour clients. ~\ous sommes loin du tempsoù Socrate et ses disciples allaient consulter les oracles,où les dieux parlaient, donnaient des conseils, réglaient la

conduite des hommes, tenaient lieu d'avocats, de méde-

cins, de juges, décidaient de la paix ou de la guerre. Si

on eùt affirmé à un païen qu'un jour les hommes pour-raient se passer de l'oracle de Delphes, il eut été auss)

surpris qu'un chrétien l'est aujourd'hui quand on lui <ht

qu'un jour nous n'aurons plus besoin de cathédrales, d''

prêtres et de cérémonies religieuses.On sait le rôle que jouaient aussi les prophéties dans la

religion des Hébreux. Au moyen âge, on a fait l'expérience

Page 161: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA FOI DOGMATIQUE. 12U

9

publiqueet malheureuse de certaines prophéties, comme

celle qui touchait l'an mille. Depuis ce temps la religion

dogmatique, pour ne pas se compromettre, s'est tenue a

écart de tout oracle et de toute prophétie, préférant plusde sécurité à moins d'intluence. Ainsi, par degrés, la reli-

gion autoritaire a renoncé à une des portions les plus im-

portantes de la vie humaine, qu'elle prétendait autrefois

connaître et régler l'avenir. Elle se contente aujourd'huidu présent. Ses prédictions, de plus en plus vagues, ne

portent plus que sur l'au-delà de la vie, et elle se con-

tente de promettre le ciel à ses ndëles. Dans la religioncatholique elle le leur assure même, en une certaine

mesure, par l'absolution. Aussi peut-on voir dans le con-

fessionnal un succédané de la divination d'autrefois. Le

prêtre, de sa main, ouvre ou ferme les cieux au fidèle

agenouillé dans l'ombre. C'est une puissance plus grande,u. certains égards, que celle de la pythonisse fixant d'un

mot le sort des batailles. Toutefois, la confession même a

disparu dans les religions les plus fortes et les plus jeunesissues du christianisme. Dans le protestantisme ortho-

doxe, on est soi-même juge de son avenir et c'est notreseule conscience individuelle, avec toutes ses incertitudes,

qui peut nous dire le mot de notre destinée. Par cette

transformation, la foi dogmatique en la parole du prêtreou du prophète tend à devenir une simple foi dans la voixde la conscience, qui elle-même va se mitigeant, s'atté-nuant par le doute. La croyance aux oracles et au doigtde la providence visible des ce monde devient simplementaujourd'hui la croyance, un peu hésitante, à « l'oracleUltérieur» et à une providence toute transcendante c'estun des points sur lesquels on peut considérer l'évolu-tion religieuse comme déjà presque accomplie, l'indivi-dualisme religieux comme prêt à remplacer l'obéissanceau prêtre, la négation du merveilleux comme substituéeaux superstitions antiques.

La force de la croyance dans le Dieu personnel des reli-

gions fut de tout temps proportionnée à la force de la

croyance au diable, et nous venons d'en voir un exempledans Luther. En effet, ces deux genres de foi sont corréla-tifs ce sont les deux faces diverses d'un même anthro-

pomorphisme. Or, de nos jours, la foi au diable va s'affai-blissant d'une façon incontestable cet affaiblissement estmême très caractéristique; il ne s'est jamais produitcomme à notre époque. Il n'est pas de personne éclairée

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130 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

qui ne soit portée-a sourire du diable. C'est la, croyons-nous, un signe des temps, une preuve manifeste de ladécroissance du sentiment religieux dogmatique là oùce sentiment est, par exception, resté assez fort encore etmême féconden dogmesnouveaux, comme en Amérique.la peur du diable est demeurée entière dans les régionsplus éclairées, où cette peur n'existe plus qu'à l'état (h

symbole et de mythe, l'intensité et la téconaité du senti-ment religieux ne peuvent pas ne pas diminuer dans lamême proportion. Le sort de Javcn et celui de Lucifersont liés; anges 3tdiables se tiennent parla main commedans les rondes fantastiques du moyen âge le jour oùSatan et les siens seraient définitivementvamcuset anéan-tis dans l'esprit du peuple, les puissances célestes ne leursurvivraient guère.

En somme, sous tous les rapports, la foi dogmatique.surtout celle qui est étroite, autoritaire, intolérante et c'ncontradiction avec l'esprit de la science,semble destinée n

disparaître ou à se concentrer dans un petit nombre ')''fidèles.Toute doctrine, fût-elle très morale et très élevée.nous parait même aujourd' hui cesser de l'être et se dé-

grader du moment où elle prétend s'imposer à la penséecomme un dogme.Heureusement le dogme, cette cristal-lisation de la croyance, est un composé instable commecertains cristaux complexes, un rayon concentré <lclu-

mitre, tombant sur lui peut le faire éclater, s'en aileron

poussière. La critique moderne fournit ce rayon. Si )e

catholicisme, poursuivant l'unité religieuse, devait to~t-quement aboutir à la doctrine de l'infaillibilité, la critiquemoderne, en montrant la relativité des connaissanceshumaines et la failllbilité essentielle à toute intelligence.tend à l'individualisme religieux et à la dissolution tte

tout dogmeuniversel ou «catholique M.Par là le protes-tantisme orthodoxe est lui-mêmemenacé de ruine commele catholicisme orthodoxe, car il a, lui aussi, conservedans le dogme, outre l'irrationnalité, un élément de

catholicité, par cela même d'intolérance, sinon pratiqueet civile, au moins théorique et religieuse.

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CHAPITREIl

LAFOISYiM[BOLÎQtJEËÏ MORALE

t. Substitution du ~M&o/MmcM~a~<~Me au dogme. Le p~o~a~ <M<*libéral.

Comparaisonavec le brahmaisme. Substitution du <yM&o/Mmemoral au symbo-lisme métaphysique. La loi moro~. Kant. Mill. Matthew Arnold. Expli-cation littéraire de la Bible substitua'*à l'explication litte'rale.

H. Critiquedela foisymbotiqu'Inconséquenceduprotestantismelibéral.Jésusest-iluntypeptusdivinq'x;tesantresgrandsgénies.LaBiblea-t-eUt'phtsd'autoritémoralequelesautreschets-d'œuvredelapoésie. CritiquedusystèmedeMatthewArnotd.Absorptionfinaledesreligionsdanslamorale.

Toute position illogique étant instablepour

les espritsvraimentfermes, l'inconséquence même d une religion laforceà une évolution perpétuelle, qui la rapproche sansc~sscde l'irréligion finale, mais par des degrés presqueinsensibles.Aussi le protestantne connaît-Ilpomtles décni-du catholique, forcé de tout prcnnrc ou de tout

rejeter il ignore lesgrandes révolutionset les coups d état

intérieurs,il a l'art instinctif des transitions, son credoest

élastique, îl peut passer par tant de cor fessionsdiverses,quil a tout le temps d'hamtucr son esprit à la vérité avant<)ela confesser pour soncompte. Le protestantisme est laseulereligion, au moins en occident, où l'on puisse deve-nir athéesans s'en apercevoir et sans se faire à soi-mêmel'ombred'une violence le théisme subjectif de M. Mon-curcConway,par exemple,ou de tel unitaire ultra-libéral,est tellement voisin de Fathéisme idéaliste qu'on ne peutvéritablementpas l'en distinguer, et cependant les uni-

taires,qui en fait sont souventdes libres-penseurs,croient,pour amsi dire, croire encore. C'est que les croyancesaiméesgardent longtemps leur charme, mêmequand noussommespersuadés que ce sont des erreurs et que nous les

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132 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

pensons mortes en nous; nous caressons ces illusionsrefroidies sans pouvoir nous résoudre à les abandonnertout à fait, comme dans les pays slaves on embrasse encorele visage paie des morts jusque dans le cercueil ouvert,avant de jeter sur eux les poignées de terre qui brisentdéfinitivement tous les liens visibles de l'amour.

Bien avant le christianisme les autres grandes religions.)e brahmanisme et le bouddhisme, beaucoup plus larges etmoins arrêtées dans leur dogme, avaient suivi l'évolution

qui transforme la foi littérale en foi symbolique. EHcss'étaient conciliées successivement avec toutes les méta-

physiques. Ce mouvement séculaire ne pouvait que recom-mencer avecune nouvelle force sous la domination anglaise.

Aujourd'hui Sumangala, le grand-prêtre bouddhiste <I<-

Colombo, Interprète en un sens symbolique la doctrine

profonde et naïve tout ensemble de la transmigration: il

prétend rejeter h's miracles ;d autres bouddhistes éclairés

acceptent la plupartdes doctrincsmodernes, depuis Dar\\in

jusqu'à Spencer. D'autre part, au sein de l'hindouisme, s'estformée une véritable religion nouvelleet toute théiste, ce!ledes brahmaïstcs Ram Mohun Roy avait fondé au com-mencement de ce une foi très symbolique et très

large ses successeurs en sont arrivés, avec t)ebendra ~'th

Tagore, ànier l'authenticité même des textes, Qu'on s'en'ur-cait d'abord de tirer en tout sens. Ce dernier pas s'estfait brusquement, dans des circonstances qui méritentd'être rapportées parce qu'elles résument en quelquestraits l'histoire de toute pensée religieuse. Cétait vers1847. Depuis longtemps les disciples de Ram Mohun

H"y, les brahmaïstes, discutaient sur les Védaset.fo'tsemblables a nos protestants libéraux, persistaient a

rattacher aux textes, où ils voulaient voir l'expressionnette de l'unité de Dieu; ils se tiraient d'affaire avectous les passages suspects en niant leur authenticité.

Enfin, pris d'inquiétude, ils envoyèrent à Bénares quatrepandits chargés de collât ionncr les textes sacrés c'étaità Bénares que, suivant la tradition, était conservé 1 uniquemanuscrit soi-disant

completet authentique. Pendant

deux ans que dura le travail des pandits, les Hindous atten-daient la vérité comme les Hébreux au pied du Sinaï.Enfin la version authentique ou prétendue telle leur fut

apportée ils avaient la formule définitive de la révélation.

1. VoirM.Go!))etd'AtvieHa,~'t'o/o~ )'<«'~y~<i'.r~

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LA FOI SYMBOLIQUE ET MORALE. t33

Leur déception fut grande. Cette fois ils prirent leur parti~t, réalisant d'un seul coup la révolution que poursuivent

graduellement au sein du christianisme tes protestantslibéraux. ils rejetèrent définitivement les Védas et l'an-

tique religion des brahmanes pour proclamer une religionthéiste, qui ne s'appuyait sur aucune révélation. La nou-

velle foi devait se développer, non sans hérésie ni schisme,mais ses adhérents représentent aujourd'hui dans l'Inde

un important parti de progrès et d'action.

De nos jours, des hommes très estimables ont essayé.eux aussi, de pousser le christianisme dans une voie

toute nouvelle. En accordant à 1 hommele droit d'inter-

prétation et de libre examen, Luther lui avait rendu le

droit de glisser sa propre pensée sous les formules antiquesdu dogme et sous le texte des livres saints. De telle sorte

que, par une révolution curieuse, la « parole, » qui étaitconsidérée d'abord comme l'expression fidèle de la pensée f

divine, a tendu à devenir l'expression de notre penséepropre. Le sens des mots étant notre disposition, le lan-

gage le plus barbare peut à la rigueur nous servir pourL-M- .1traduire les idées les plus nobles. Par cet ingénieux expé-dient tous les textes deviennent nexibles, les dogmess approprient plus ou moins au milieu intellectuel où ontes place, la « barbarie ? des livres sacrés s'adoucit nforcede vivre en compagnie du peuple de Dieu, nous le

civilisons, nous lui prêtons nos idées, nos aspirations.Chacun commente à sa façon la vieille Bible et il arrive

<~uetes commentaires, s'étendant sans cesse, nnisscnt parrecouvriret cacher à demi le texte primitif; nous ne lisons

plus nu'~ travers un voile qui nous dérobe les laideurs ennous laissant voir les beautés. Au fond, le véritable Verbe,la parole sacrée, ce n'est plus Dieu qui la prononce et lafait retentir, éternellement la même, à travers les siè-

cles c'est nous qui la prononçons, nous la lui soufflonstout, au moins, car qu'est-ce qui fait la valeur d'une

parole, si ce n'est le sens qu'on y met? Et c'est nous quidonnons ce sens. L'esprit divin passe donc dans le croyantet, par moments du moins, il semble que notre penséesoit le vrai Dieu. C'est un chef-d'œuvre d'habileté que cetessai de conciliation entre la foi et la libre-pensée. La pre-

mière semble toujours un peu enarrière; néanmoins l'autre,en s'ingéniant, finit par trouver moyen de la tirer a elle.Ce sont des arrangements, des compromis perpétuels,quelque chose comme ce qui se passe entre un sénat con-

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~34 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

servateur et une chambre progressiste, qui cherchent tousdeux de bonne volonté un « modusvivendi. »

Par un procédé auquel n'aurait jamais osé songer Lu-ther, les protestants ont imaginé d'étendre jusqu'auxdogmesessentiels cette facultéd'interprétation symboliqueque Luther avait restreinte aux textes d'importance secon-(taire. Le plus essentiel des dogmes, celui dont dépendenttous les autres, est le dogme de la révélation. Si, depuisLuther, un protestant orthodoxepeut discuter tout à sonaise sur le sens de la parole sacrée, il ne met pas en douteun seul instant que cette parolene soit sacrée en effetet n<renfermeun sens divin: quand il tient la Bible, il se croi!certain de tenir dans sa main la vérité il ne lui reste plusqu'à la découvrir sous les mots qui la renferment, à fouil-ler le livre saint dans tons les sens comme les fils dulaboureur fouilleront le champ où ils croyaient un trésorcaché. Maisest-ce donc bien sur que ce trésor soit authen-

tique, que la vérité se trouve toute faite dans les feuilletsdu livre?Voilàce quese demande le protestantisme libéral.

qui, déjà répandu en Allemagne en Angleterre, aux

Etats-Unis, possède en France même bon nombre de

représentants. Tous les chrétiens s'accordaient jusqu'alorsà croire qu'il y avait réellement un Verbe de nos jourscette foi même semble tendre à devenir symbolique.Sansdoute Jésus a quelque chose de divin, mais ne sommes-nous pas tous divins par quelque endroit? « Commentécrit un pasteur libérât, comment serions-nous surpris <)evoir en Jésus un mystère, quand nous en sommes unnous-mêmes? Selon les nouveaux protestants, il ne fau<

plus rien prendre au pied de la lettre, même ce qu'onavait considéré jusqu'alors comme l'esprit du chnstia-nisme. Pour les plus logiques d'entre eux, la Bible os)

presque unlivre comme les autres; la coutumel'a consacre:on y trouve Dieuquand on l'y cherche, parce qu'on trouveDieupartout, et qu'on l'y met, si par hasard il n'y est pas.Le Christ perd son auréole divine, ou plutôt il la partageavec tous les anges et tous les saints. Il perd sa puretétoute céleste, ou plutôt il nous la partage à tous; car

péché originel n'est Idiaussi qu'un symbole et nous nais-sons tou.~les fils innocents du Dieubon. Autres symboles.que les miracles qui représentent d'une manière grossièreet visible la puissance intérieure de la foi. i\ous n'avons

plusd'ordres à recevoirdirectementde Dieu; Dieune nous

parle plus seulement par une seule voix, mais par toutes

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LA FOI SYMBOLIQUE ET MORALE. Î3~

les voix de 1 univers, et c'est au milieu du grand concert

de la nature que nous pouvons saisir et distinguer te véri-

table Verbe. Tout est svrnbote, excepté Dieu, qui est l'éter-o *t

nelle vente.Et encore, pourquoi s'arrêter a Dieu? La liberté de

pensée qui sans cesse tourne le dogmeet l'adapte a ses

progrès peut faire encore un pas. La foi immuable est d''

plus en plus resserrée et enfermée dans un cercle mouvant

qui se rétrécit sur elle il ne restait plus pour le protestantlibéral qu'un point fixe où elle puisse s'attacher ce der-

nier va s'ébranler. Pourquoi Dieu même ne serait-il pointun symbole? Qu'est-ce que cet être mystérieux, si ce n'est

la personnification populaire du divin, ou même de hu-

manité idéale, en un mot de la moralité?Ainsi au symbolisme métaphysique se substitue un

symbolisme pun'ment moral. On aboutit alors :t la con-

ception Kantienne d'une foi au devoir entraman! coinm''

simple postulat, ou même comme simple représentation a

l'usage de l'homme, la foi en un principe capah'e d'assu-rer l'accord final de la moralité et du bonlu'n'. La !i imurale ainsi entendue a .'i~ adoptée parbeau<upd'AH'mands comme base de la foi religieuse. Les hénéiiens 'mtfait de la religion unemorale symbolique. Strauss définit lamorale l' « harmonisation » de 1 hommeavec son espèce,et la religion celle de l'homme avec l'univers cette défi-

nition, qui semble d'abord impliquer une dinerence de

généralité et une certaine opposition entre la morale et la

religion, a en réalité pour but de montrer leur unitél'idéal de l'espèce se confond avec celui de l'univers, et si

par hasard il s'en distinguait, ce serait l'idéal le plus uni-versel que la morale nous ordonnerait de poursuivre.M. de Hartmann, lui aussi, malgré ses tendances mys-tiques, conclut qu'il n'y a de religion possible que c<'l!e

qui consacrera l'autonomie morale de l'mdividu. son salut

par lui-même, non par aM/rMt(l'autosotérisme, par oppo-sition à l'hétérosotérismc). D où il suit que, selon M. de

Hartmann, la reconnaissance et l'adoration de la divinitédoivent avoir pour principe le respect de ce qu'il y a ennous-mêmes d'essentiel et d'impersonnel en d'autres

termes, la piété n'est qu'une des formes de la moralité etdu renoncement absolu.

En France, on sait que M. Renouvier suit Kant etfonde la religion sur la foi morale. M. Renan, lui aussi.fait de la religion une morale idéaliste « L'abnéga-

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DISSOLUTION DES RELIGIONS.

t ion le dévouement, le sacrifice du réel it l'idéal,telle est, dit-il l'essence même de la religion. Etailleurs « Qu'est-ce que l'État, sinon l'égoïsmc orga-nisé ? Qu'est-ce que la religion, sinon l'organisation dudévouement? M. Renan oublie d'ailleurs ici qu'un Ëtat

purement égoïste c'est-à-dire purement immoral, ne

pourrait vivre. Ïl serait plus juste de dire que l'État est

1 organisation de la justice comme justice et dévoue-ment ont au fond le mêmeprincipe, il s'ensuit que l'État

repose, ainsi que la religion même, sur la morale lamorale est la hase même de la vie sociale.

En Angleterre, nous voyons également se produire latransformation de la foi religieuse en foi purement moral'

Kant, par l'intermédiaire de Coleridge et de Hamilton, aexercé une grande influence sur la pensée anglaise et sur

cette transformation de la foi. Coleridge a ramené )<'« royaume de Dieu sur la terre, et le règne de Dieu es)

devenu pour lui comme pour Kant celui de la moralité.Pour Stuart Mill, placé à un autre point de vue que'Coleridge, ce qui ressort de l'étude des religions, c'est aussi

que leur valeur essentielle a toujours consisté dans les

préceptes moraux qu'elles donnaient le bien qu'ellesont fait doit être attribué plutôt au sentiment moral pro-voqué par elles qu'au sentiment religieux proprementdit. Toutefois, ajoute Stuart Mil!, les préceptes morauxfournis par les religions ont le double inconvénient,i" d'être intéressés et d'agir sur l'individu par les pro-messes ou les menaces relatives à la vie à venir sansl'arracher entièrement à la préoccupation du moi2" de produire une certaine a apathie intellectuelle » et

même une « déviation du sens moral », en cequ'ils

attri-buent à une perfection absolue h création d un mondeaussi imparfait que le notre et, en une certaine mesure,divinisent ainsi 1~mal même. <rOn ne saurait adorer untel dieu de bon cœur, à moins que le cœur n'ait été préala-blement corrompu. MLa vraie religion de l'avenir, selonStuart Mill, sera une morale élevée, dépassant l'utilita-risme égoïste et nous portant à poursuivre Je bien de

l'humanité entière, le bien mime de l'ensemble des êtres.Cette conception d'une « religion de l'humanité quin'est pas sans analogie avec la conception des positivistes,pourra se concilier, ajoute Stuart Mill, avec la croyar-ceen une puissance divine, en un « principe du bien » pré-sent à l'univers. La foi en Dieu n'est immorale que si elle

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LA FOI SYMBOLIQUE ET MORALE. t37

suppose un Dieu tout-puissant, car elle rejette alors surlui la rcsponsabilitp.du mat Dieu ne peut exister qu àcondition d'être partiellement impuissant, de rencontrer

dans la nature, comme l'humanité même, des obstacles qui

t'empêchent de faire tout le bien qu'il voudrait. Une fois

Dieu ainsi conçu, le devoir pourra se formuler ainsi« Aide Dieu », travaille avec lui au bien, prête-lui « le

concours dont il a besoin puisqu'il n'est pas omnipotent »;travaille aussi avec tous les grands hommes, les Socrate,les Moïse, les Marc-Aurelc, les Washington, fais comme

eux tout ce que tu pourras et rien que ce que tu dois.

Cette collaboration désintéressée de tous les hommes entreeux et avec le <cprincipe du bien », de quelque manièred'ailleurs qu'on se figure et qu'on personnifie ce principe,tePe sera, selon StuartMill, la religion suprême. Ce n'est,on le voit, qu'une morale agrandie et érigée en loi uni-verselle du monde. Qu'est-ce que nous appelons le divin,sinon ce qu'il y a en nous de meilleur? « Dieu est bon, »

avait écrit Feuerbach, « signifie: la bonté est divine; Dieu

est juste signifie: la justice est divine.)) Au lieu de dire: il y ades douleurs divines, des mortsdivines, on a dit Dieu a souf- 1

fort, Dieu est mort. « Dieu,c'est le cœur humain divinisé »

Une thèse analogue a été soutenue avec éclat dansun livre qui a eu un grand re~'ntissement en Angle-terre, la A-pra~M~e e~ le ~oywe de Matthew Arnold.Ce dernier s'accorde d'abord avec tous les critiques des

religions pour constater l'état de tension toujours crois-sante où estarrivé. de nos jours, le conflit entre la science<'t le dogme. « Une révolution inévitable va atteindre la

religion dans laquelle nous avons été élevés nous enreconnaissons tous les signesavant-coureurs.))EtM. Arnolda raison. Jamais, en aucun temps, le p~rti de l'incréduliténe parut avoir plus de raisons en sa faveur; les antiquesarguments contre la providence, le miracle et les causes

finales, par lesquels les Epicuriens convainquirent autre-fois tant d'esprits, ne semblent rien auprès des argumentsfourbis de

nos jours par les Laplace, les Lamarck et tout

récemment par Darwin, 1 homme qui a chassé le miracle M,selon le mot de Strauss. Un des prophètes sacrés que

1. M.Seetey,danssonouvrageintituté~Mra~e/wt (J882),s'cfforceaussid'établirque,des troisétementsquipeuventfourniruneidéereli-g'euse,i'amourduvraioula science,lesentimentdubeauoul'art, la no-t'ondudevoiroulamorale,il n'ya plusqueietroisièmequipuissesecon-cilieraujourd'huiaveclechristianisme.

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138 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

M. Arnold aime à citer disait autrefois « Cntemps vien-dra où il y aura sur cette terre une famine, non la faminedu pain ni la soif de l'eau, mais la famine et la soifd'ouïr les parolesde l'Éternel; les hommescourront d'unL'mer à l'autre, du nord à l'orient, pour chercher la paroi?de l'Eternel, mais ils ne la trouveront point. » Ces tempsprédits par le prophète, M. Arnold pourrait en recon-naître la venue n'est-ce pas de notre époque qu'on peutdire en vérité que la « parole de 1 Eternel)) lui manqueou va lui manquer bientôt. Un nouvel esprit aninn'notre génération non seulement on doute que l' «Eter-nel » ait jamais parlé ou parle jamais à l'homme, mais

beaucoup ne croient même plus à d'autre éternité quacelle de la nature muette et indinerente, qui ne rêve!'

point son secret à moins qu'on ne le lui ravisse. 11a bien encore aujourd hui quelques serviteurs Hdetfsdans la maison du seigneur: mais le maître, lui, semht'

parti pour les pays lointains du passé, d'ou le souvenirseul revient. En Russie, dans les antiques domaine

seigneuriaux, une plaque de fer est accrochée à la mu-

raille quand le maître est revenu et passe en son do-maine la première nuit (lu retour, le serviteur court a h

plaque de fer, puis, dans ie silence de la maison endormimais peuplée désormais, il frappe le métal, il le fait ré-sonner pour annoncer sa viguance et la présencemaître. Qui fera vibrer ainsi la grande voix des cloch

pour annoncer le retour en son temple du dieu vivant, ia

vigilance réveillée de tous les fidèles? Aujourd'huitintement des cloches est triste comme un appel dans i

vide; il sonne la maison de Dieu déserte, il sonne i ab-sence du seigneur et le glas des croyances mourants.Commentdoncfaire rentrer Dieudans lecœur de l'homnu'?'?Il n'y a qu'un moyen en faire le symbole de la morali~

toujours vivante au fond de ce cœur. C'est à ce partii

que, lui aussi, M. Arnold s'arrête. Mais il ne se content

pas de la moralité pureTientphilosophique, il espère con-server la religion, et en particulier la religion du christia-nisme. Pour cela, il met en avant une nouvelle méthod.

d'interprétation, la méthode « /r~re a et esthétiqu'qui cherche dans les textes seulement ce qu'il y a de p!nsbeau et de meilleur moralement, en se disant qucces~peut-être encore là ce qu'il y a de plus vrai; il essaie d''

reconstituer lesnotions primitivesdu christianisme dans <

qu'elles avaient de vague, d'indécis et en même temps d''

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LA FOI SYMBOLIQUE ET MORALE. t39

profond,pour les opposer au sens précis et grossier on lanaïvetépopulaire les a prises. Quand il s'agit de métaphy-siqueou de religion, il n'y a rien de

plusabsurde que de

vouloirtrop préciser ces vérités ne s enferment pas dansun mot. îl faut donc que le mot, au lieu de définir pournous la chose, ne soit qu'un moyen de nous rappeler soninfinité. De même que la vérité déborde les mots, elledéborde aussi les personnalités ou les figures sous les-

quelles l'humanité se l'est représentée. Quand une idéeest conçue avec force, elle tend à prendre des traits, un rvisage,une voix; nos oreilles croient entendre, nos yeuxcroient voir ce que sent notre cœur. « L'homme ne saura

jamais, a dit Gœthc, combien il est anthropomorphiste. ))

Quoid'étonnant à ceque l'humanité ait finipar personnifie)ce qui l'a de tout tempsémue, l'idée du bien et de la jus-tice?L'Éternel, l'Éternel juste, le Tout-Puissant qui metd'accordla réalité avec la justice, le grand distributeur dubienet du mal, le grand être qui pèse toutes les actions,

quifait tout avec nombre et mesure, ou plutôt qui est lui-m<mc le nombre et la mesure, voilà le dieu du peuplejuif, voilà le Javeh du judaïsme adulte, tel qu'il finit parapparaître dans le vague de l'inconnu. De nos jours ilest devenu une simple notion morale qui, en s'impo-sant avec force à l'esprit, a fini par prendre une forme.

par se personnifier, par s'allier à une foule de supers-titionsque la « fausse science des théologiens)) en con-sidérait comme inséparables et qu'une interprétationplus délicate,moins /~ra/c et plus « /t~r<wc M,doit en

séparer. Dieu étant devenu la loi morale, on pourra aller

plus loin encore dans cette voie et dire que le Christ quis'immolepour sauver le monde est le symbole moral dusacrificede soi-même, le type sublime dans lequel noustrouvonsréunies toutes les douleurs de la vie humaine ettoute la grandeur idéale de la moralité. En lui l'humain etledivin sont réconciliés: il est homme,car il souffre, maisson dévouement est si grand qu'il le fait Dieu. Qu'est-cemaintenant que le ciel, réservé à ceux qui suivent leChrist et continuent sans interruption la série des sacri-fices? C'est la perfection morale. L'enfer, c'est le symbolede la corruption définitive où, par hypothèse, finiraient

par tomber ceux qui, à force de choisir le mal, perdraientjusqu'à la notion du bien. Quant au paradis terrestre, c'estle charmantsymbole de l'innocence primitivede l'enfantil n'a rien fait de mal encore, mais il n'a rien fait de bien

Page 172: Jean Marie G.

MO DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

sa première désobéissance marque sa première faute;quand le désir s'est éveillé en lui pour la première fois, savolonté a été vaincue, il a failli, u est tombé, mais cettechute est précisément la condition de son relèvement, <!<'sa rédemption par la loi morale; le voilà condamné au

travail, au (lui-travail de l'homme sur lui-même, à la luth-contre la passion sans cette lutte qui le furtifie, jamaisil ne verrait descendre en lui le dieu, le christ sauveur.l'idéal moral. Ainsi, « c'est dans l'évolution de la cons-cience humaine qu'il faut chercher l'explication des sym-boles chrétiens Il faut dire d'eux ce que le philosopheSalluste dit de toutes les légendes religieuses dans son7r<M~</M~ïCMj? <~Mmonde cela n'est jamais arrivé, etcela est éternellement vrai. La religion est la morale <)n

peuple elle nous montre à tous, réalisés, divinisés, k's

types supérieurs de conduite que nous devons nous ennf-cer d'imiter ici-bas; les rêves dont elle peuple les ci''u\sont des rêves de justice, d'égalité dans le bien, de frat'-r-nité le ciel est une revanche de la terre, ~'employonsdonc

plus les noms de Dieu, de Christ, de résurrecti'~)

qu'à titre de symboles, vagues comme l'espérance. Al")s.selon M. Matthew Arnold et ceux qui soutiennent la mêm'

thèse, nous nous mettrons à aimer ces symboles, m'tx'foi trouvera à quoi se prendre dans la religion, qui aupa-ravant semblait n'être qu'un tissu d'absurdités grossien s.Derrière le dogme, qui n'en est que la surface, nous tr<'uverons la loi morale, qui en est le fond. Cette loi. il ''st

vrai, y est devenue concrète; elle a pris, pour ainsi dit'.une forme et une couleur. C'est que les peuples sont <h"<

poètes ils ne pensent que par images, on ne les soutev

qu'on leur montrant du doigt quelque chose. Apres t"nt.

qu'y a-t-il de mauvais à ce que les apôtres, entr'ouv) ant1éthcr bleu, aient montré tout là haut aux nations éhahx'sdes trônes d'or, des séraphins, des ailes blanches <t

la multitude des élus agenouillés? Ce spectacle a fascin''le moyen âge et parfois, quand nous fermons les yeux.nous croyons encore l'apercevoir. Cette

poésie répandu''sur la loi morale lui donne un attrait quelle n'avait pastout d'abord en son austérité. Le sacrifice devient plusdoux quand il apparaît couronné d'une auréole. Les pre-miers chrétiens n aimaient pas à se représenter le Christ

1.OutreM.MatthewArnold,voirM.L.Mënard,SoMrcMdu<<o<~<c~<lien(Cr<7!~M~r~tcM~, janvier1879).

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LA FOI SYMBOLIQUE ET MORALE. 1411

saignant sous les épines, mais plutôt transfiguré et triom-

phant ils préféraient voiler ses souffrances. î)cs tableauxr~mme ceux qui ornent nos églises leur eussent fait

horreur leur foi encore jeune aurait été ébranlée par< t'tte < Image de la douleur sur <lu bois qui causait à

Cœtitc une sorte de répulsion. Quand ils représentaient la

<ïoix,elle ne portait plus son dieu, et ils avaient soin d'en

recouvrir le bois même de Heurs et d'ornements de toute

sorte. C'est ce que nous montrent les usures naïves, les

dessins et les sculptures trouvés dans les catacombes.

Caclier une croix sous des Heurs, voila la merveille réali-

sée par la religion. Quand on regarde les religions de ce

point de vue, on ne dédaigne plus toutes les légendes quiconstituent la matière de la foi populaire; on les com-

prend, onles aime, on se sent envahi «d'une tendresse

munie » pour cette œuvre spontanée de la pensée en

quête du bien, en attente de l'idéal, pour ces contes defée de la moralité humaine, plus profonds et plus doux~J

~ue les autres. Il fallait bien que la poésie religieuse

préparât sur cette terre, longtemps d'avance, la venue dumystérieux idéal, embellit le lieu où il devait descendre,r<nnme la mère de la belle au bois dormant, voyants alourdir pour un sommeil de cent ans les paupières desa fille, plaçait avec confiance au pied du lit de l'endormiete coussm brodé où s'agenouillerait un jour le lointainamoureux qui devait la réveiller d'un baiser.

Comme nous sommes loin maintenant de l'interpréta-tion servilc des « prétendus savants, » qui se penchentsur les textes et perdent de vue la pensée générale et

primitive I Quand on veut voir l'ensemble d'un tableau,Il ne faut pas s'approcher trop près, ou la perspectivedisparaît et toutes les couleurs se dégradent; il faut semettre à une certaine distance, dans un jour favorableaforséclate l'unité de l'oeuvre en mêmetemps que la richesse'lesnuances. Ainsi devons-nous faire à l'égard des religions.Quand nous nous plaçons assez loin et assez haut, nous envenons à perdre toute prévention, toute hostilité à leur

égard leurs livres saints finissent même par mériter ànos yeux le nom de saints nous y retrouvons, dit M. Ar-

nold, un « secret ? providentiel qui est le « secret deJésus. )) Pourquoi, ajoute M. Arnold, ne pas reconnaître

que la Bible est un livre inspiré, dicté par l'esprit divin?

Après tout, ce qui est spontané est toujours plus ou moins t

divin, providentiel ce qui jaillit des sources mêmes de la

Page 174: Jean Marie G.

!42 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

pensée humaine est infinimentvénérable. La Bible est unlivre unique, correspondant à un état d'esprit tout parti-culier, et qu'on ne peut pas plus refaire ou corriger qu'uneœuvre de Phidias ou de Praxitèle. Malgréses lacunes mo-rales et son fréquent désaccord avec la conscience d'notre époque, ce livre est le complément nécessaire duchristianisme il manifeste l'esprit général de la sucic~

chrétienne, il en représente la tradition et rattache tes

croyances du présent aveccelles du passé1. La Bibleet tf's

dogmes, après avoir été jadis le point de départ de la fui

religieuse, finissentsansdou~e par avoir besoin, devantlafoi moderne, d'une justification mais celte justification,ils l'obtiennent ce qu'on comprend est déjà pardonné.

Si l'Évangile contient une doctrine morale plus uumoins réfléchie, c'est assurément cellede l'amour. La cha-rité ou pour mieux dire la justice aimante (toute cha-rité est une justice au point de vue absolu), tel estle se-cret » de Jésus. L'Évangile peut doncêtre considéré, sftcnla pensée de M. Arnold, comme étant avant tout un trai~de morale symbolique. La véritabte supériorité de t Evan-

gilesur le paganismeet sur la philosophiepaïenne était un'

supériorité morale c'est pour cela qu'il a vaincu. Il n'ya

pas de théologie dans l'Évangile, 'i ce n'est la théoto~juive; or la religionjuiven'eut paspuconquérir le mund'La puissance de l'Évangile était dans sa morale; c'est<

qui, de nos jours mêmes, survit p!us ou moins transfor-mée par le prog es des temps. Aussi est-ce sur la mora!

évangélique que doivent nécessairement s'appuyer 1<schrétiens dessociétésmodernes, c'est en ellequ ils peuventpuiser leur vraieforce elle est le principalargument qu!!spuissent invoquer pour démontrer la légitimité menu'ta religion et pour ainsi dire la légitimité de Dieu.

M. MatthewArnoldet legroupe

de critiques libérauxqmse sont comme lui inspirés de 1 « esprit (les temps ')(/'Geist), semblent avoir ainsi conduitla foi au point extrêmeoù elle pouvait aller sans rompre entièrement avec le

passé, avec les textes et les dogmes. La pensée religieusen'est plus rattachée par eux aux symboles qu'a l'aille <iu

plus mince des liens. Au fond, pour quiy regarde de pr' s.les chrétiens libéraux suppriment la religion proprem"~dite pour la remplacer par une ~or~/e r~teM~. Le vc't-table croyant d'autrefois affirmait Dieu d'abord et fanait

1.VoirM.L.MénarJ,tM. ;Cr~.r</< 18*79).

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LAFOISYMBOLIQUEET MORALE. t43

Je la volonté de t)ieu la règle de sa conduite; le croyantlibéral de nos jours affirme d'abord la loi morale, et la divi-

nise ensuite. Mtraite d'égal à égal, comme M. Arnold, avec

le grand Javeh et lui tient à peu près ce langage Es-tu

une personne, je n'en sais rien as-tu eu des prophètes, un

Messie, je ne le crois plus; m'as-tu créé, j'en doute un peu;veilles-tu sur moi en particulier, fais-tu des miracles, je lenie; mais il y a une chose, une seule, à laquelle je crois,c'est ma moralité; si tu veux bien t'en porter garant et

mettre la réalité d'accord avec mon idéal, nous ferons un

traité d'alliance en affirmant ma propre existence comme

être moral, j'affirmerai la tienne par-dessus le marché.

Nous sommes loin de l'antique Javeh, puissance avec

laquelle on ne pouvait marchander, Dieu jaloux qui voulait

que toutes les pensées de l'homme fussent pour lui seul, et

qui ne faisait avec son peuple de traité d'alliance qu'en se

réservant d'en dicter en maître les conditions.Les plus distingués des pasteurs allemands, anglais ou

américains finissent par rejeter tellement dans 1 ombrela

théologie au profit de la moralepratique, qu'on pourrait

leur appliquer à tous ces paroles d un journal américain, laJVo/ <?//<e~c<~y'eï~CM~« Cn païen (fésireux de connaîtreles doctrines du christianisme pourrait fréquenter pendantune année <mth're n~s églises les plus fasnionables et ne

pas entendre un mot sur les tourments de l'enfer ou sur lecourroux d'un Dieu oncnsé. Quant à la chute de l'hommeet aux souffrances t'xpi:d<res du Christ, un ne lui en dira

que juste assez pour ne pas porter ombrage au disciple le

plus fanatique de 1 évolution. Écoutant et observant partui-mémc. il arrivera à cette conclusion que la voie dusalut consiste confesser sa foi dans quelques doctrines

abstraites, atténuées autant que possible par le prédica-teur et par le fidèle, à fréquenter assidùment 1 égliseainsi

que les réunions extrareligicuscs, à laisser tomber uneobole chaque dimanche dans la sébile, et à imiter l'atti-tude de ses voisins. On relAchc tellement le sens destermes qu'on en vient à considérer comme chrétiens tousceux qui ont été formés par la civilisation chrétienne, tousceux qui ne sont pas restés totalement étrangers au mou-vement d'idées suscité dans l'Occident par Jésus et Paul.Ce~t un pasteur américain parti des dogmes étroits deCalvin qui, après tvoir employé sa longue vie à s'en dé-

1.AI.HenryWardBeecher.

Page 176: Jean Marie G.

144 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

gager toujours davantage, trouvait à soixante-dix anscette large formule de sa foi « Nul ne doit être rangéparmi les infidèles qui voit dans la justice la grande foi dela vie humaine et qui poursuit une soumission toujoursplus complète de sa volonté a son sens moral. »

1t. Quelle peut être la valeur et quelte peut être ladurée du symbolisme métaphysique et moral auquel on

essaye ainsi de réduire la rehgion?Parions d'abord des protestants littéraux. Le protestan-

tisme libéral. qui ramené tes dogmes mêmes à de simplessymboles, est sans doute en progrès par rapport au protes-tautisme orthodoxe, comme ce dernier par rapport au catho-licisme. Mais. autant il semble t'emporter au point de vufmoral et social, autant au point de vue logique, il est infé-rieur. On a appeié irrévérencieusement !e catholicisme « uncadavre embaumé à la perfection » une momie chrétienn'admirablement conservée sous tes clrasuhles dorées et tes

surpiis qui l'enveloppent; avec te protestantisme de Lutherce corps se déchire et s'en va en lambeaux avec le pru-testantismc dit libérai ii tombeen poussière. Conserver h'c~r~<MMtw?cen supprimant le Christ, te fils ou tout aumoins t'envoyé de Dieu, c'est là une entreprise dont étaientseuls capables des esprits peu portés, par leur nature

même, à tenir grand compte de ce que nous appelons la

logique. Qui n'admet pas la révélation doit se dire fran-chement philosophe et ne pas tenir plus de compte de la

Bible et de l'Évangile que des dialogues de Platon ou destraités d'Aristote, des Védas ou du Tatmud. Les protes-tants libéraux, comme le remarque M. de Hartmann, un

de leurs adversaires les plus acharnés, s emparent de toutesles idées modernes pour tes Mfaire voyager sous le pavillonchrétien. BCe n'est pas très conséquent. Quand on veutabsolument se ranger autour d'un drapeau, au moins quece soit le votre et non celui d'autrui. Mais les protestantslibéraux veulent, de très bonne foi d'aitteurs, être et rester

protestants en Allemagne ils s'obstinent à demeurer dans1' « Église évangélique unie wde Prusse ils y sont à leur

place« comme un moineau dans un nid d'hirondelle~

M. d~ Hartmann, qui à leur égard est d'une verve intaris-

sable, les compare à des hommes dont la maison craqua en

maint endroit et menace ruine ils s'en aperçoivent, font

tout ce qu'ils peuvent pour t'ébrantcr encore davantage, et

cependant ils continuent tranquillement d'y dormir, ils y

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DISSOLUTION DE LA FOI SYMBOLIQUE. 145

!0

appellentmêmelespassants en leur offrantlevivreet lecou-

vert. Ils ressemblent encore, toujours selon M.deHart-

mann, à quelqu'un qui s'assied avec confiancesur une

chaise après en avoir au préalablescié les quatre barreaux.

Déjà Strauss avait dit « Quand on ne regarde plus Jésus

quecommeun homme, on n'a plus aucun droit de le prier,<lele conserver commecentre d'un culte, de prêcher toute

l'année sur lui, sur ses actions, ses aventures et ses maxi-

mes, surtout si les plus importantes de sesactions et de ses

aventures ont été reconnues pour fabuleuses, et si ses

maximesont étédémontrées incompatibles avec nos vues

actuellessur le monde et la vie.» Pour s'expliquer ce qu'ily a d'étrange dans la plupart des communions libérales,

qui s'arrêtent toujours à mi-chemin de la liberté, il faut

remarquer qu'elles sont généralement l'œuvrc d'ecclésias-

tiques rompant avec l'Église dominante ces derniers, quiont été prêtres, en gardent toujours quelquechose, l'habi-tude les apliésune foispour toutes, ils ne peuvent pas pluspenser sans les formules du dogme que nous ne pouvons J

parler sans les mots de notre langue même quand ils fonteHbrtpour apprendre un langage nouveau, il leur reste

toujours un accent qui décelé leur origine. D'ailleurs ilssentent instinctivementqu'ils empruntent au nom duChristune autorité, et ils ne peuvent pas renoncer à cette action

spirituelle qu'ils veulent exercer en vue du bien. En Alle-

magne et en France même, outre lesprotestants

libéraux

que nous comptons en petit nombre, d ancienscatholiquesont cherché n sortir du catholicisme orthodoxe, mais ils

n'ont pas osé sortir du christianisme. On connaît le pèreHyacinthe1.En vain, entraînés par la logique, ceux qui

1.Unautre,dontlenoma faillidevenircélèbreil ya quelquesannées,leD'Junqua,avaitentreprisluiaussidefonderuneÉglise,t'c f/f laMc~ tousceuxquidevaientyentrerétaientlibresdecroireà peuprèscequ'itsvoulaient,l'athéemêmeàlarigueurpouvaityêtreadmis.L'Éliseenquestiondevaitavoirdesattributspurementsymboliques lebap-tême,c'est-à-direle«symboledel'initiationà lacivilisationchrétienne,alaconfirmation,c'est-à-direle « symbolede l'enrôlementdanslamilicedelaliberté, l'eucharistieouagapereligieuse,c'est-à-direlesymboledefraterxitëhumaine; ajoutonsquecessacrementsn'avaientriend'obli-gatoireet qu'onpouvaits'enabstenirentièrement<i onvoulait.\an-tnoinsondevaitfairepartied'uneÉglise,d'unecommunion;onpouvaitdésignersa foipropresousun nomcommun;onétaitenfinenrelationsavecunprêtre,quicommenteraitdevantvouslesmaximesdet Evangile,quivousparleraitduChristcommesivouscroyiezen lui et commes'ilycroyaitlui-même,L'ÉgliseduD~JunquaeûtfacilementréussienAngleterreàc6t6deM.MoncureConwayetdessécularistes.

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146 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

sont iifs chrétiens font effort pour se débarrasser de leurs

croyaines ils font songer involontairement à la moucha

prise dans une toile d'araignée, qui tire une aile, une

patte, et pourtant reste encore paralysée sous ses invi-sibles liens.

Essayons pourtant d'entrer plus avant dans la penséedeceux qu'on pourrait appeler les néo-chrétiens, et cher-chons quelle part de vérité peut contenir leur doctrinetant critiquée. Si Jésus n'est qu'un homme, disent-ils.c'est du moins le plus extraordinaire des hommes; il a (h)

premier coup, par une intuition naturelle et divine toui

ensemble, découvert la vérité suprême dont l'humanitédevait se nourrir il a devancé les temps il ne parlait passeulement pour son peuple ni pour son siècle, ni mêrn.

pour quelques dizaines de siècles sa voix va plus loin.eile franchit le cercle restreint de ses auditeurs et <!<~douze apôtres, elle s'élèveau-dessusdece peuple deju<!e'

prosterné devant lui, elle arrive jusqu'à nous, elle retentità nos oreilles des éternelles vérités, elle nous trunvencore attentifs à l'écouter, à la comprendre, incapablede la remplacer. « En Jésus, écrit le pasteur Bost dansson ouvrage sur le /o<c~a~t~e libéral, la rencontre (htdivin et de l'humain s'est faite dans des proportions quin'ont pas été vues ailleurs. Son rapport à Dieu est le rap-port normal et typiquede l'humanité avec son créateur.Jésus demeure à jamais notre modèle. » Le professentHcrmann Schuitz, dans une conférence faite à Cottin~ueil y a quelques années, exprime aussi cette idée que Jésusest bien réellement le Messie,au sens proptc que les Juifsattachaient à ce mot il a fondé le royaume de Dieu, non

pas, il est vrai, par des exploits merveilleux comme ce~xde Moïseou d'Elie, maispar un exploit plus grand enc"re,

par le sacrifice de l'amour, le don volontaire de soi. Les

apôtres et tous les chrétiens en général ne crurent nas anChrist à cause des miracles ils acceptèrent ses mnactes

grâce à leur foi préalable en lui cette foi ne trouve s~x

vrai fondementque dans la supériorité morale du Christ.et elle subsiste mêmesi on nie les miracles. Le professeurSchuitzconclut, contre Strauss et M.Renan, que « la foi afChrist est entièrement indépendante des résultats de l'exa-men historique de savie. Mtoutes les actionsde Jésus peu-vent être de la légende, il nous reste sa parole et sa pensée,qui rencontrent en nous un écho toujours prêt à s'éveillerMest des choses qu'on trouve une fois pour toutes celui

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DISSOLUTION DE LA FOI SYMBOLIQUE. 147

qui a trouvé l'amour n'a pas fait une découverte illusoire

et passagère. N'cst-11pas juste que les hommes se grou-

pent autour de lui. se rangent sous son nom? Lui-mêmeaimait à s'appeler le « Fils de l'homme » c'est à ce titre

que l'humanité doit le vénérer. « Ce n'est pas une des-

truction, c'est une reconstruction qui sort de l'exégèsebiblique contemporaine », disait aussi en 1883 un des

représentants del'unitarisme anglais, leHévérendA.Arms-

trong. Nous aimons davantage Jésus en le sentant mieuxnotre frère, en ne voyant dans les légendes merveilleusesdont on l'environne que le symbole d un autre amour plusnaïf que le nôtre, celui deses disciples.La croyancepar les

miracles n'est qu'une forme dernière de la tentation, à

laquelle doit échapper l'humanité. Dans le récit symbo-lique de la tentation au désert, Satan lui parle ~unsi « Dis

que ces pierres deviennentdu pain » n'est-ce pas lui con-seiller le miracle, la prestidigitation, dont usèrent si sou-vent les anciens prophètes pour éblouir l'Imagination des

peuples. MaisJésus refuse. Ailleurs il dit au peuple d'unevoix indignée « Si vous ne voyez des erodiges et des

miracles, vous ne croyez pas» et aux pharisiens « Hypo-crites, vous savez bien discerner les apparences du ciel etde la terre. et pourquoi ne connaissez-vouspas aussi devous-mêmes ce qui est juste ? » C'est de nous-mêmes,disent les néo-chrétiens, c'est parnotre propre conscienceet par notre propre raison que nous trouvons la justicedans la

paroledu Christ et que nous la révérons cette

parole n est pas vraie parce qu'elle est divine, elle estdivineparce qu'elle est vraie.

Ainsi compris, le protestantismelibéral est une doctrine

qui mérite détrc discutée; seulement il ne se distingueplus par aucun caractère spécial des nombreuses sectes

philosophiquesqui, dans le cours de l'histoire, ont vouluse rattacher à l'opinion d'un homme, l'identifier avec la

vérité, lui donner enfin une autorité plus qu'Immaine.Pythagore fut pour ses disciples ce que Jésus est pour les

protestants libéraux. On connaît aussi le respect tradi-tionnel des Épicuriens pour leur maître, l'espèce de culte

qu'ils lui rendaient, l'autorité qu'ils accordaient à ses

paroles*. Pythagore avait mis en lumière une grandeidée, celle de l'harmonie qui gouverne le monde physique

1.Voirnotrelivresur la~'«~ d'p~c M<rapportsaveclesdbc-trinescontemporaines,p. 186.

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148 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

et moral Ëpicure, celle du bonheur qui doit être le butrationnel de la conduite, la règle du bien et du vrai même

pour leurs disciples ces deux grandes idées, au lieu d'êtreun des éléments de la vérité, étaient la vérité tout entière;il n'y avait rien à chercher par delà. î)c même, de nos

jours, les positivistes voient dans Auguste Comt.enon passeulement un profondpenseur, mais quelqu'un qui a mis

pour ainsi dire le doigt sur la vérité définitive,qui, d'unseul élan, a parcouru tout le domaine de l'intelligence <~en a tracé les limites, Il est strictement exact de dir~

qu'Auguste Comte est une sorte de Christ pour certains

positivistes étroits, un Christ un peu plus récent et qui n'a

pas eu le bonheur de mourir sur la croix. Chacune de cessectes repose sur la croyance suivante avant Pythagon'.Ëpicurc ou Comte, personne n'avait vu la vérité apr' s

eux, personne ne la verra sensiblement mieux. Une têt)'

croyance est une négation implicite 10de la continuib'

historique, qui fait qu'un homme de génie est toujoursplus ou moins l'expression de son siècle et qu'il ne faut

pas rapporter à lui seul tout l'honneur de sa propre pen-sée 2" de l'évolution humaine, qui fait qu'un homme d<'

génie ne peut pas être l'expression de tous les siècles, qu<~son intelligence sera nécessairement dépassée un jour oul'autre par la pensée humaine en marche, que la véritédécouverte par lui n'est pas la vérité tout entière, maisun simple moyen pour découvrir des vérités nouvelles,un anneau dans une chaîne sans fin. On comprendencore un deus ~M~ ou, si on ne comprend pas. dumoins on s'incline mais reproduire en faveur de quel-qu'un, fût-ce de Jésus, le magister dixit du

moyenvoilà qui semble étrange. Les géomètres ont toujours eule plus grand respect pour Euclide, néanmoins chacund'eux s'est efforcé d'ajouter quelque nouveau théorem<'àceux qu'il avait déjà démontrés; en est-il donc pour lesvérités morales autrement que pour les vérités mathéma-

tiques? Un seul homme peut-il tout comprendre et toutdire ? l'autocratie doit-elle régner sur les esprits ? Les

protestants libéraux nous parlent du « secret de Jésus x.mais il y a bien des secrets dans ce monde, chacun a !<'

sien; qui dira le secret dessecrets, le dernier mot, l'expli-cation suprême? Probablement personne en particulletla vérité est l'œuvre d'une immense coopération, il fautque tous les peuples et toutes les générations y travaillent.on ne peut ni parcourir d'un seul coup l'horizon ni le sup-

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DISSOLUTION DE LA FOI SYMBOLIQUE. H~)

primer pour l'apercevoir tout entier, il faut marcher sans

cesse alors chaque pas qu'on fait en avant est une pers-

pective qui s'ouvre. Vivre, c'est pour l'humanité apprendre:

pour pouvoir nous dire le grand secret, il faudrait qu'unseul homme eût vécu la vie de l'humanité, la vie de tous

les êtres et même de toutes ces chosesqui

semblent à

peine mériter le nom d'êtres il faudrait qu un homme eût

concentré en lui l'univers, îl ne peut donc y avoir de reli-

gion d'un homme; un homme, fut II Jésus, ne peut pasretenir autour de lui l'esprit humain comme autour d un

centre immuable. Les protestants libéraux croient en

avoir fini avec la critique des Strauss et des Renan

parce qu'ils auront concédé une fois pour toutes queJésus n'était pas un dieu; mais la

critiqueleur objec-

tera que le « Messie » non surnaturel qu ils se ngurentest lui-même une imagination. Selon l'exégèse ratio-

naliste, la doctrine du Christ appartient plus ou moins,comme sa vie même, au domaine de la fégcnde. JamaisJésus n'eut l'idée de la rédemption, c'est-à-dire préci-sément l'idée qui fait le fond du christianisme; jamaisil ne conçut la Trinité. Si l'on en croit les travaux peut-être un peu terre à terre de Strauss, de FA. MuIIer,du professeur Weiss, de M. Havet, Jésus était un Juif,et avait encore l'étroitesse d'esprit des Juifs. Son idéedominante était la nn prochaine du monde, la réalisationsur une terre nouvelle du royaume nauonal attendu parles Juifs et qui n'était pour eux qu'une '.héocratie toute

terrestre la fin du monde étant procite, il ne valait plusla peine de vaquer à un établissement sur la terre pour le

peu de temps qu'elle avait à subsister; il fallait unique-ment s'occuper de pénitence et d'amendement pour n être

pas, au jour du jugement, dévoré par le feu et exclu du

royaume fondé sur la nouvelle terre. Aussi Jésus prêchait-il te dédain de l'État, de l'administration, de la justice, dela famille, du travail et de la propriété, bref de tous lesressorts essentiels de la vie sociale. La morale évangéliqueelle-même n'apparaît aux critiques de cette école quecomme un mélange sans unité des préceptes mosaïstessur l'amour désintéressé avec la doctrine d'HUlel plus oumoins fondée sur l'intérêt bien entendu. L'originalité

évangélique serait moins dans le lien logique des idées

que dans une certaine onction répandue sur toutes les pa-roles, dans une éloquence persuasive qui remplace sou-vent le raisonnement. Ce que le Christ a dit, d'autres

Page 182: Jean Marie G.

150 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

l'avaient dit auparavant, mais non avec le même accent.En somme, la critique historique de l'Allemagne, tout en

professant la plus grande admiration pour les fondateurs

multiplesdu christianisme, entraîne ses partisans bien loinde l'homme-typcque se figurentles néo-chrétiens, commede l'hommc-(heu qu'adoraient les chrétiens primitifs.Nous n'avons donc plus de raison pour admettre un restede révélation ou un reste d'autorité sacrée qui appartien-drait aux Évangiles plutôt qu'aux Védasou à tout autrelivre religieux. Sila foiest symbolique, on peut alors aussibien prendre pour symboles les mythes de l'Inde que ceuxde la Bible. Les brahmaïstes contemporains, avec leuréclectisme souvent confus et mystique, sont même plusprès de la vérité que les protestants libéraux, qui cher-chent encore l'abri unique et le salut suns l'ombre toujoursplus diminuée de la croix.

En renonçant a attribuer une autorité sacrée aux livressaints et à la tradition chrétienne, leur prêtcra-t-on dumoins une autorité morale supérieure ? Laissera-t-on sub-

sister, avec M. Arnold, un symbolisme purement esthé-

tique et moral auquel la Bible servira de texte ?On peut apprécier de deux manières le symbolisme

purement moral, selon qu'on se place au point de vueconcret de l'histoire ou au point de vue abstrait de la

pensée philosophique. Historiquement, rien n'est plusinexact que laméthode deM.Arnold elleconsiste à prêterles idées les plus raffinées de notre époque aux peuplesprimitifs. Elle laisse entendre, par exemple, que le Javehdes Hébreux n'étaitt pas une personne parfaitementdéfinie, une puissance transcendante bien distincte dumonde et s'y manifestant par des actes d'une volonté

capricieuse, un Roi des cieux, un Seigneur des arméesdonnant à son peuple la victoire ou la défaite, l'abondanceou la famine, la santé ou la maladie. Il suffit de lire une

page de la Bible ou de l'Évangile pour se convaincrequejamais les Hébreux n'ont douté un seul instant de la per-sonnalité de Javeh. Soit, dira M. Arnold, mais Javehn'était à leurs yeux que la personnification de la justiceparce qu'ils y croyaient fortement. Il serait plus exactde dire qu'ils n'avaient

pasencore une idée très philoso-

phique de la justice, quils se la représentaient commeun ordre reçu du dehors, un commandement auquel il

Page 183: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA FOI SYMBCLIQUK. tut

était dangereux de désobéh, une volonté s'imposant àla nôtre par la force. Rien de plus naturel ensuite que de

personnifiercette volonté. Maisest-ce bien là ce que nousentendons de nos jours par justice, et M. Arnold ne

semble-t-il pas jouer sur les mots quand il veut nous le

faire croire? Crainte du Seigneur n'est pas justice. Il est

des choses qu'on ne peut pas exprimer sous forme de

légendes lorsqu'on les a une fois conçues, et dont la vraie

poésie consiste dans leur pureté même, dans leur sim-

plicité. Personniner la justice, la rejeter au dehors denous sous la forme d'une puissance menaçante, ce n'est

pas en avoir une « idée élevée, ? ce n'est pas du tout en

être « embrasé,illuminé, ? commedit M.MatthewArnoldc'est au contraire ne pas concevoirencore la justice véri-table. Cequ'on prend pour l'expression la plus sublimed'un sentiment moral tout moderne, en est, au contraire,la négation partielle. M. Arnold veut faire, dit-il, dela critique « littéraire ? mais la méthode littéraire con-siste à replacer les grandes œuvres du génie humaindans le milieu où elles ont été conçues, à y retrou-ver l'esprit du temps, non pas de notre temps ànous. Si nous voulions interpréter l'histoire avec nosidées modernes, nous n'y comprendrions rien. M. Arnoldse moque de ceux qui veulent voir dans la Bible des allu-sions des événements contemporains, à telle ou tellecoutume de notre âge, à tel ou tel dogme inconnu des

temps primitifs. Un exégëtc, dit-il, trouve la fuite en

Égypte annoncée dans la prophétie d'îsaïc « L'Éternelviendra en Égypte sur un nuage léger ? ce léger nuageest le corps de Jésus né d'une vierge. Un autre, plus fan-

taisiste, remarquant ces paroles Malheur à ceux quitirent l'iniquité avec des cordes de mensonge, y voitune malédiction de Dieu sur les cloches d'église. Assuré-

ment, c'est là une méthode étrange d'interpréter les

textes mais au fond il n'est pas plus logique de chercherdans les livres saints nos idées actuelles, bonnes ou mau-

vaises,que d'y chercher l'annonce detel événementlointainou le commentairede tel trait des mœurs contemporaines.Pour pratiquer la méthodevraiment littéraire, et scienti-

fiqueen mêmetemps, il faut s'oublier un peu, soi,sana-tion et son siècle,vivre de la vie des temps passés, se faire<'recen lisant Homère, Hébreu en lisant la Bible, ne pasvouloirqueRacine soit un Shakspeare, ni Boccaceun saint

Benoît, ni Jésus un libre-penseur, ni Isaïe un Épictète ou

Page 184: Jean Marie G.

1M DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

un Kant. Chaque chose et chaque idée est bien dans son

temps et dans son milieu. Les cathédrales gothiques sont

magninques. nos petites maisons d'aujourd'hui sont très

confortables, rien ne nous empêche d'admirer les uneset d'habiter tes autres; mais ce qui est inexcusable, c'estde vouloir absolument que les cathédrales ne soient pasdes cathédrales.

Si on n'examine plu" la doctrine de M. Arnold au pointde vue historique, mais au point de vue purement philoso-phique, elle nous apparaîtra commebeaucoup plus sédui-sante, puisqu'elle consiste précisément à nous faix-retrouve) nos idées dans les livres anciens comme dansun miroir. Rien de mieux, mais en somme avons-nousbien besoin de ce miroir? Avons-nous besoin de retrouvernos conceptionsmodernes plus ou moins altérées par h

mythe? Avons-nous besoin de repasser volontairemo~

par l'état d'esprit on sont passés les peuples primitifs?Avons-nous besoin de nous pénétrer de l'idée parfoisétroite qu'ils se faisaient de la justice et de la moral''afinde concevoirune justice plus large et une morale plusdigne de ce nom? N'est-ce pas comme si, pour apprend)''la physique aux enfants, on commençait par leur ensei-

gner sérieusement les préjugés antiques sur l'horreur du

vide; l'immobilité de la terre, etc.? Les auteurs du Ta!-mud disaient dans leur foi naïve que Javeh, rempli devénérationpour le livre qu'il avait dicté lui-même, consa-crait les trois premières heures de chaque jour à étudierla loi sacrée; aujourd'hui les Juifs les plus orthodoxes

n'astreignent plus leur dieu à cette méditation régulièrene pourrait-on sans danger permettre à l'homme <tcfaire la même économie de temps? M. Arnold, cet espritsi délié, mais si peu droit et si peu logique, critiquequelque part ceux qui ont besoin de fonder leur foi sur(les fables, des interventions surnaturelles, des légendesmerveilleuses. « Bien des hommes religieux, dit-il, res-semblent à ceux qui ont nourri leur esprit de romans ouaux fumeurs d'opium la réalité leur est Insipide,bien

qu'elle soit vraiment plus grande que le monde fantas-

tique des romans et de l'opium. » M. Arnold ne s'aper-çoit pas que, si la réalité est, comme il le dit, ce qu:ily a de plus grand et de plus beau, nous n'avons plus aucunbesoin de la légende, même interprétée à sa façon: lemonde réel, j'entends le monde moral comme le monde

physique, devra suffire pleinement à notre pensée.

Page 185: Jean Marie G.

DISSOLUTIONDE LA FOI SYMBOLIQUE. 153

« Ithuriel, dit M.Arnold, a frappé de sa lance le miracle n

du même coup n'a-t-il point frappé le symbole? Nous

aimons mieux voir la vérité toute pure qu'habillée devêtements multicolores la vêtir, c'est la dégrader.M.Arnold compare la foi trop entière à l'ivresse nous le

comparerons volontiers, lui, à Socrate, oui pouvait boire

plus qu'aucun convive sans s'enivrer. Ne pas s'enivrer,c'était pour les Grecs une des prérogatives du sage souscette réserve, ils lui permettaient de boire de nos joursles sages tiennent peu à user de la permission; ilsadmirent Socrate sans l'imiter, et trouvent que la sobriétéest encore le plus sûr moyen de garder sa raison. Nousen dirons autant à M. Arnold. La Bible, avec ses scènesde massacre, de viol et de représailles divines, est selonlui la nourriture de l'esprit « l'esprit ne peut s'en passer,pas plus que nous ne pouvons nous passer de manger; »nous lui répondrons que, s'il faut l'en croire, c'est là unenourriture bien dangereuse, et qu'il vaut mieux parfoisjeûner un peu que de s'empoisonner.

Du reste, si on persistait à chercher dans les livressacrés des anciens âges l'expression de la moralité primi-tive, ce n'est pas dans la Bible, c'est plutôt dans les livreshindous qu'une interprétation « littéraire ? ou philoso-phique trouverait la formule la plus extraordinaire du

symbolismemoral. Le monde entier apparaît aux boud-dhistes comme la mise en œuvre de la loimorale, puisque,selon eux, les êtres se classent eux-mêmes dans l'univers

par leurs vertus ou leurs vices, montent ou descendentdans l'échelle de la vie sc'on qu'ils s'élèvent moralementou se rabaissent. Le bouddhisme est, à certains égards, la 1moralité érigée en explication du monde.

Malgré les inconséquences partielles que nous avons

signalées dans le symbolisme moral, une conclusion se

dégage logiquement des livres que nous venonsd'exami-ner et surtout du livre de M. Arnold, c'est que le fond le

plus solidede toute religion est une morale plus ou moins

imparfaite c'est que la morale fait la force du christia-nismecomme du bouddhismeet que, si on la supprime, ilne reste plus rien des deux grandes religions « universa-listes)) enfantées par l'intelligence humaine. La religionsert, pour~insi dire, d'enveloppe à la morale; elle en

protège le développementet l'épanouissement final; mais,

Page 186: Jean Marie G.

lut DISSOLUTION DES RELIGIONS.

une fois que les croyances morales ont pris une i'urce

sufnsante, elles tendent à sortir de cette enveloppe commela fleur brise le bouton. On a beaucoup discuté, il y a

quelques années, sur ce qu'on appelait alors la «morale

indépendante » les défenseurs de la religion soutenaient

que la morale lui est intimement liéeet qu'on ne peut l'en

séparer sans la corrompre. Ils avaient peut-être raison <!<'rattacher intimement ces deux choses, niais ils se trom-

paient en soutenant que c'est la morale qui dépend de la

religion il faut renverser les termes et dire que la reli-

gion dépend de la morale, que celle-ciest le principe etl'autre la conséquence. L'Ëcclésiaste dit quelque part« L'homme porte le monde dans son cœur. L'est pourcela que l'homme doit d'abord regarder dans son cœuret qu'il doit d'abord croire en soi-même. La foi religieusepeut, plus ou moins logiquement, sortir de la foi morale;m!uselle ne saurait la produire, et si elle la contredisait.<~e se condamnerait elle-même. L'esprit religieux in'1

s'accommode donc aux temps nouveaux qu'en abandon-nant d'abord tous les dogmes d'une foi littérale, puis tousles symboles d'une foi plus large, pour ne retenir quele principe fondamental qui fait la vie des religions et <'ndomine l'évolution historique, c'est-à-dire la foi morale.Si le protestantisme, malgré toutes ses contradictions, aintroduit dans le monde un principe nouveau, c'est celui-

ci, que la conscience n'est pas responsable devant autrui,mais devant elle-même, que l'initiative individuelledoits<'substituer à toute autorité générale Un tel principecontient comme conséquence logique, non seulementla

suppression des dogmes révélés et des mystères, maisen-core celle des symboles précis et déterminés, en un motde tout ce qui prétendrait s'imposer à la conscienceconmu'une vérité toute faite. Le protestantisme, à son insu,renferme ainsi en germe la négation de toute reli-

gion positive qui ne s'adresse pas exclusivement et sansintermédiaire à la conscience personnelle, à la conscience

1.Surlafindesavie,Lutherdécouragésfntaitl'inquiétudelegagnerausujetdelaréformeinauguréeparlui «C'estpardesévèresloiset lasu-perstttion,écrivait-ilavecamertume,quelemondeveutêtreconduit.Sijepouvaisenprendrelaresponsabilitédevantmaconscience,je travailleraisplutôtàcequelepape,avectoutessesabominations,redevîntnotremaître."

Responsabilitédevantla consciencepersonnelle,telleestbieneneffetl'idéefondamentaledeLuther,cellequijustifiela réformeauxyeuxdel'histoire,commeellel'avaitjustiOéeauxyeuxmêmesdesonauteur.

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DISSOLUTION DE LA FOI SYMBOLIQUE. lj5

morale. De nos jours, 1 Iiummcne veut plus croire sim-

plementce qu'on lui dit de croire, mais ce qu'il se com-mande à lui-même de croire il pense que le dangerde cette liberté n'est qu'apparent, que, dans le mondeintellectuel commedans le monde du droit, de la libertémême nait la plus respectable autorité. La révolution

quitend ainsi à remplacer la foi religieuse fondée sur

1autorité des textes ou des symboles par la foi moralefondée sur la consciencepersonnelle rappelle la révolution

accomplie,il y a trois siècles, par î)escartes, qui substituadans la philosophie l'évidence et le raisonnement à l'au-torité. L'humanité veut de plus en plus raisonner ses

croyances,voir par ses propresyeux la vérité cesse d'êtreexclusivement renfermée dans des temples, elle s'adresseà tous, elle a pour tous des enseignements et, en instrui-

sant, elle permet d'agir. Dans le culte de la vérité scienti-

fique chacun, comme aux premiers temps du christia-nisme, peut ofncicr tour à tour; il n'y a pas, dans le

sanctuan'e, de place réservée ni de dieujaloux, ou plutôtles temples du vrai sont ceux que chacun lui élève dansson

proprecœur. Ces temples-là ne sont pas plus chré-

tiens qu hébraYquesou que bouddhistes. L'absorption dela religion dans la morale, c'est la dissolution de toute

religion positive et déterminée, de toute « symbolique »traditionnelle et de toute « dogmatique. » La foi, disait

profondémentHeraclite, est une « maladie sacrée a, !epj:/cM<pour nous autres modernes, il n'est plus de maladiesacrée, il n'en est plus dont on ne veuille se délivrer et

guérir.

Page 188: Jean Marie G.

CHAPITREHt

DISSOLUTION DE LA MORALE RËUGÎMJSE

Premier élément durable du la morale retigieuse le r~pec~. Altération du

respect par l'idée de la crainte <f<Dieu et de la M~cane~ </t0t«<

Il. Deuxième étément durable de la morale relieuse l'amour. Attérat~i de

cet étément par les idées de grâce, de prédestination, de damnation. K)ém''ut-

caduques de la morale religieuse. La nty~tct~. Antagonisme de l'amour divin

et de l'amour humain. I/atcc/nme. Excès de t'ascftisme, surtout dans les r-'ti

giona orientales. L'idée du pccA~pour l'esprit moderne.

III. Leculteintérieuretlaprière.L'idt-edelaprièreaupointdevuedelascicnc-jmoderneetdelaphilosophie.L'c.r~M<.Cequiresteradelaprière.

Après avoir vu la dissolution (tes dogmes et des sym-boles religieux, nous devons rechercher ce que devientde nos jours la morale religieuse, qui s'appuyait sur ces

dogmes et sur la foi. Il y a dans la morale religieusedes

éléments durables, d'autres caduques, qui se distinguentet s'opposent entre eux de plus en plus par le progrèsdes sociétés humaines. Les deux éléments stables de la

morale religieuse, dont nous devonsnous occuperd'abord,sont le respect et l'amour; ce sont les éléments mêmesde toute morale, ceux qui ne sont point liés à la forme

mythique ou symbolique et qui s'en séparent progressi-vement.

I. Kant a fait du respect le sentiment moral parexcellence la « loi morale, » d'après lui, est une loi de« respect, non d'amour, et c'est là ce qui lui donne un

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DISSOLUTIONDE LA MORALERELIGIEUSE. LACRAINTE. 157

caractère d'universalité si c'était une loi d'amour, on

ne pourrait pas l'imposer à tous les êtres raisonnables. Je

puisexiger quevousme respectiez,nonquevous m'aimiez.–Dans la sphère sociale, Kant a raison; la loi ne peut or-

donnerd'aimerautrui, maisseulement de respecter le droit.En est-il de même dans l'ordre moral, et les deuxgrandesreligions universalistes, le bouddhismeet le christianisme,n'ont-elles pas eu raisonde placer dans l'amour le principesupérieur de l'éthique? Le respect n'est que le commence-ment de la moralité idéale dans le respect, l'âme se sent <

restreinte, contenue, gênée. Qu'est-ce que le respect, endéfinitive? On pourrrait le définir le rapport d'une possi-bilité de violation avec le droit d'inviolabilité. Or il est unautre sentimentqui supprimemême la possibilitéde la vio-

lation, qui, par conséquent, est plus pur encore que le

respect, c'est l'amour le christianisme l'a compris. Qu'onle remarque d'ailleurs, le respect est nécessairement im-

pliqué dans l'amour bien entendu et moral; l'amour est,

supérieur au respect non parce qu'il le supprime, mais

parce qu'il le complète.L'amour vrai ne peut pas ne pas sedonnera lui-mêmela forme du respect; mais cette idée de

respect, si on la prend seule, reste une forme vide et sanscontenu on ne fa remplit qu'avec de l'amour. Ce qu'onrespectedans ladignité d'autrui, n'est-ce pas une puissanceindividuelleet encore fermée, une sorte d'atome moral?Aussi peut-on concevoirun respect froidet dur, dont l'idéen'est pas dégagée de tout élément mécanique. Ce qu'onaime, au contraire, dans la dignité d'autrui, c'est ce parquoi elle n'est exclusive de rien, ce par quoi elle vous ap-pelle et vous embrasse; pourrait-on concevoir commefroid le véritable amour? Le respect est une sorte d'arrêt,l'amour est un élan. Le respect est l'acte par lequel lavolonté mesure la volonté; l'amour, lui, ne mesure point,il ne comptepoint, il n'hésite point; il se donne tout en-tier.

Nous ne reprocherons donc pas au christianisme d'avoirvu dans l'amour le principe même de tout rapport entreles êtres raisonnables, de toute loi morale et de toute jus-tice. « Celui qui aime les autres, dit Paul avec raison,

accomplit la loi. En effet, les commandements Tu necommettras point d'adultère, tu ne tueras point, tu ne <convoiteras point, et ceux qu'il peut encore y avoir, serésument dans cette parole Tu aimeras ton prochaincomme toi-même. » Le défaut du christianisme, défaut

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i58 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

qu'on ne retrouve pas dans l'autre religion parallèle de1 Orientale bouddhisme, c'est que l'amour des hommes

y est conçu comme s'absorbant en dernière analysedans l'amour de Dieu. L'homme n'est aimé qu'en î)ieuet pour Dieu, et la société humaine tout entière n'a plusses fondementset sa règle que dans la sociétédes hommesavec Dieu. Or, si l'amour bien entendu de l'homme pourl'homme même implique le respect et l'observation du

droit, il n'en est pas ainsi au même degré de l'amourde l'homme pour Dieu et en vue de Dieu. La conceptiond'une société fondée sur l'amour deDieucontient en germele gouvernement théocratique avec tous ses abus.

En outre, si, dans la morale chrétienne, l'amour del'homme se résout dans l'amour de Dieu, ce dernier est

toujours mêlé d'un sentiment qui le fausse, la crainte, sur

laquelle insiste avec tant de complaisance l'Ancien Testa-ment. « La crainte du Seigneur wjoue un rôle importan!dans l'idée de sanction ou de justice céleste, essentiel~elle-même au christianisme, et qui vient brusquements'opposer au sentiment de l'amour, parfois le paralyser.C'est ainsi que, après avoir ramené à l'amour le sentimentmême du respectet de la justice, le christianisme replacetout à coup ce sentiment au premier rang, et cela sous saforme primitive et même sauvage, sous la formede cr~M~dans 1 nommeet de ucMyeoMceen Dieu.

La sanction, nous l'avons vu, est une forme particulièredel'idéede providence ceux qui admettent une providencedistribuant les biens ou les maux unissent, en effet, paradmettre que cette répartition divine se produit conformé-ment à la conduite de chacun, aux sentiments de bienveil-lance ou de malveillance que cette conduite inspire à ladivinité. L'idée de providence, en se développant, devientainsi celle d'une ~M</M'edistributite, et ceile-ci, d'autre

part, ne fait qu'un avec l'idée de sanction. Cette dernièreidée a paru jusqu'ici une des plus essentielles de la moraleil semble au premier abord que la religion et la morale

y coïncident, que leurs exigences mutuelles s'y accordent,bien plus que ta morale s'y complètepar la rchgion l'idéemorale dejustice distributive appelle naturellement l'idée

religieuse d'un justicier céleste?Mais nous avons montré.dans un précédent travail, que les idées de sanction pro-prement dite et de pénalité divine n'ont rien de vraiment

moral que, loin de là, elles ont plutôt un caractère immo-

ral et irrationel qu'ainsi la religion vulgaire ne coïncida

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DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. LA CRAINTE. ~)i)

nullement avec la morale la plus haute et que son idéefondamentale lui est plutôt contraire Les fondateursdes religions ont cru que la loi la plussainte devait <h~la loi la plus forte mais l'idée de force se résout Ini-quement dans le rapport d'une puissance à une résis-

tance, et toute force physique est moralement une fai-blesse. On ne peut donc considérer le bien suprêmecomme une force de ce genre. Si une loi humaine, siune loi civile ne peut se passer de sanction physique.c'est en tant qu'elle est civile et humaine. Il n'en est

pas ainsi de la « loi morale, » qu'on se représentacomme immuable, éternelle, impassibleen quelque sorteon ne peut être passible devant une loi !w~p. Laforce ne pouvant rien contre elle, elle n'a pas besoin delui répondre par la force. La seule sanction pour celui

qui croit avoir renversé la loi morale, avons-nous dit ait-

leurs, doit être de la retrouver toujours en face de lui.commeHerculevoyait sanscessese rclevcrsoussonétrein~legéant qu'il croyait avoir renversé pour jamais. Être éter-

nel, voilà, a l'égard de ceux qui le violent, la seule ven- 1

geancepossible du Bien, personnifiéou non sous la ngur~d'un Dieu". Dans les sociétés humaines, l'homme le plus

1.VoirnotreF~Mt~cd'une~ora/p~?!~o<~a//o~ ~<c//o~p.188etsuivantes.

S. « Si Dieuavait créé des volontés d'une nature assez perverse pourlui être indéfiniment contraires, il serait réduit en face d'elles à t impuis-sance,il ne pourrait que tes plaindre et se plaindre lui-même de les avoirfaites. Son devoir ne serait pas de les frapper, mais d'attéger le plus pos-sibleteur malheur, de se montrer d'autant plus doux et meilleur qu'ellesseraient pires: les damnés, s'il3 étaient vraiment inguérissabtes,auraienten somme plus besoin des délices du ciel que les élus eux-mêmes. Dedeuxchosest'une ou les coupables peuvent être ramenés au bien alors t'enter

prétendu ne sera pas autre chose qu'une immense écoleoù t'en tachera dedésiller les yeux de tous te:;réprouvés et de les faire remonter le p)usrapidement au ciel; ou les coupables sont incorrigibles comme des mania-

ques inguérissables(ce qui est absurde) alors ils seront aussi éteroeUe-ment à plaindre, et une bonté suprême devra tâcher de compenser leurmisèrepar tous les moyens imaginables,par la sommede tous lesbonheurssensibles. De quelque façon qu'on l'entende, le dogmede l'enfer apparaîtainsi comme le contraire mêmede la vérité.

Au reste, en damnant une Ame, c'est-à-dire en la chassant pourjamais de sa présence ou, en termes moins mystiques, en l'excluant pourjamais de la vérité, Dieu s'exclurait lui-méme de cette âme, limiterait lui-mêmesa puissance et, pour tout dire, se damnerait aussi dans une certainemesure. La peine du da~ retombe sur celui mêmequi t'inHige.Quant à b

peinedu sens, que tes théologiens en distinguent, elle est évidemmentbien

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160 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

civilisé se reconnaît à ce qu'il est plus difficilede l' «oûcn-

scr, ? à ce qu'il voit moins d'outrages et de sujets de colèredans toutes les actions qu'amènent les rapports sociaux.

Quand il s'agit d'un être absolument aimant et personni-fiantla loir~êmed'amour, l'idéed'o~Me devient encoreplusdéplacée,îl est impossibleà tout esprit philosophiqued'ad-mettre qu'on puisse « offenserDieu, » ni s'attirer, suivantles paroles bibliques, sa « colère Dou sa « vengeance. »La crainte d'une sanction extérieureà la loi mêmedela con-science est donc un élément que le progrès de l'esprit mu-derne tend à faire disparaître de la morale. La Bible a beaudire que la crainte du Seigneur est le commencementde la

sagesse, la moralité ne commence vraiment que là où lacrainte cesse, la crainte n'étant, comme dit Kant, qu'unMM~cit~a/Ao/o~Me.non moral. Lacrainte de l'enfera puavoirjadis sonutilité sociale,mais elleest par essenceétran-

gèreà la sociétémoderneet, à plus forte raison, aux socieh'sfutures. Aussi tend-on de plus en plus à séparer de tout'crainte le respect du bien universel, ou plutôt de l'univers:~lité des personnes et des volontés, de la société univer-selle. Ce respect, mêlé d'amour et engendré même parl'amour, devient alors un sentiment tout moral et tout

philosophique, pur d'éléments mystiques et proprementreligieux.

Il. Après avoir vu comment l'idée de respect se cur-

rompt facilement dans le christianisme, cherchons ce qudevient l'idée même d'amour. Si l'honneur du christia-

nisme est dans l'importance qu'il a donnée à ce principele christianisme n'a-t-il pas conçu le Dieu en qui il

réalise l'amour infini de manière à compromettre c<'t

amour universel qu'il devait fonder? Le Dieu des ciné-

tiens, tout au moins des chrétiens orthodoxes, est une

notion d'amour absolu, qui tend à se contredire elle-même

plus insoutenable encore, même si on la prend en un sens métaphorique.Au lieu de damner, Dieu ne peut qu'appeler éternettement&tui ceux quis'en sont écartc& c'est surtout pour tes coupables qu'il faudrait dire avcf

Michel-Angeque Dieu ouvre tout grands ces deux bras sur la croix symbuti

qua. Nous nous le représentons comme regardant tout de trop haut pour

qu'à ses yeux tes reprouvés soient jamais autre chose que des malheureux;or tesmalheureux ne doivent-itspas être, en tant que tels, sinon sous !<~

autres rapports, tes préfères de la bonté infinie? (E~MtMc<fMMcmorale

sans obligation ni Mnc~on, p. 189.)

Page 193: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. LA CRAINTE. 1<Ui

Il

et à détruire la vraie fraternité. Elle tend à se contredire

elle-même, car l'amour prétendu absolu se trouve en fait

borné, puisqu'il aboutit à un monde misérable ou subsiste!cmal, –mal métaphysique, mal sensible, mal moral. Cetamourn'est mêmepas universel,puisqu'il est conçu commeune grâce plus ou moins arbitraire donnée aux uns, refu-sée aux autres il y a prédestination. La doctrine de la

gr<\cc,sur laquelle tes théologiensont amassé tant de sub-

tilités, ajoute au principe le plus haut de la morale, au

principed'a~~Mr, la notion la plus grossière de l'anthro-

pomorphisme,celle de faveur. Dieuest toujours conçu surle modèledes rois absolus, qui accordentdes grâces selonleur caprice; il y a 1~ un rapport sociomorphistedes

plus vulgaires, qu'on a érigé en rapport du créateur auxcréatures. Les deux éléments de l'idée de grâce sont con-tradictoires l'amour absolu appelle l'universalité, la grâceappelle la particularité, Il y a des êtres qui finissent parêtre exclus de l'amour universel le <M est cette exclu-sion même. Ainsi entendue, la charité divine détruit lavraie fraternité, la vraiecharité, puisque Dieu ne l'a paslui-mêmeet ne nous en donne point l'exemple. Si nous

croyons que Dieu hait et damne, il aura beau nous défen-dre la vengeance personnelle, il nous fera épouser seshaines et lie supprimera pas le principe même de la ven-

geance, qui sera simplement reporté en lui. Quand saintPaul nous dit « Ne te laisse pas vaincre par le mal, maissurmontele malparle bien,') lepréccptccstadmirable.maisil est malheureux que Dieu soit le

premierà le violer, à ne

pas surmonter lemal par lebien. taitcs ce que je vous dis,non ce queje fais moi-même. N'est-ce pas au milieud'unesorte d'hymne à la charité et au pardon que détonne touta coup cette phrase caractéristique de saint Paul, déjàcitée plus haut: « Si ton ennemi a faim, donne-lui à man-

ger, car ce sont des charbons ardents que tu amoncellerassur sa tête. w Ainsi le pardon apparent devient une ven-

geance raffinée, qui ne se remet Dieuque pour être pluseffrayante, et qui sous forme de bienfaits, peut-être de

baisers, « amoncelle» sur la tête d'autrui des flammes

vengeresses. On allume le feu de l'enfer pour les autresavec sa propie charité. Cette note d'indélébile barbarie,

qui éclate au milieu des paroles les plus aimantes, ceretour offensifde l'instinct animal de vengeance transportéà Dieu, montre le danger de l'élément théologiquc intro-duit dans la morale de l'amour.

Page 194: Jean Marie G.

!n2 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

t n autre danger de la morale religieuse fondée sur

l'amour divin, c'est !a mysticité, sentiment de plus en p!us

opposeà l'esprit moderne et qui tend par cela même

disparaître. Le cœur de l'homme, malgré sa fécondité en

passions de toute sorte, s'est cependant concentré toujoursautour d'un petit nombre d'objets, qui se font équilibre.

Dieu et le monde sont deux pûtes entre lesquels notr'

sensibilité est partagée on choisit plus ou moins entre eux.

Aussi, de tout temps, les sectes religieuses ont senti un''

opposition possible entre l'amour absolu de Dieu et l'amour

des hommes. Dans beaucoup de religions, Dieu s'est m<')t-

tré « jaloux » de l'anoction vouée aux autres êtres <!<-

la nature, affection qui lui était pour ainsi dire déroba.

Il ne trouvait pas sufnsant de recevoir ainsi le surptusdu cœur humam, il cherchait a accaparer 1 :\me cnti<'r<.

(~hcz les Hindous, ta suprêmepiété consistait,

noust''

~vons, dans te détachement du monde, la solitu't'

~u milieu des grandes forêts, te rejet de tuute an<

tmn terrestre, l'indinérencc mystique a 1 égard de t<mh

chose mortelle. En Occident, quand le christianisme sur-

vint, on sait cette soif de solitude, cette nevre du désert.

qui. de nouveau, saisit les âmes; par milliers les homm' s

s'enfuyaient dans les endroits perdus, quittant leurs

familles et leurs cités, reniant tous leurs autres amours

puurcelui de Dieu, se sentant plus près de lui quand

t!s étaient plus loin des autres êtres. Tout le moyena été tourmenté

parcette lutte entre 1 amour divin <<

l'amour humain, hnfait, l'amour humain l'a emporté ch<

la majorité des hommes. Il n'en pouvait pas être autre-

ment 1 Eglise même ne pouvait prêcher à tous un déta-

chement complet, sous peine de ne se voir écoutée par

personne. Mais, citez les âmes scrupuleuses et rigoristes,comme l'opposition entre l'amour divin et l'amou: humain

reparaît vite, comme elle éclate dans toutes les circons-tances de la vie! On se rappelle les conndcnces de ma-dame Pé.'ier sur Pascal. Elle était toute surprise de voir

parfois son frère la repousser, lui montrer des froideurs

soudaines, se détourner d'elle quand elle s'approchait pourle distraire dans ses souurances elle en vint a penserqu'il ne l'aimait pas, elle s'en plaignit a sa sœur, qui cher-cha à la détromper, mais n'y put parvenir. Enhn ceUe

énigme lui fut expliquée le jour même de la mort de Pas-

cal par un ami du grand homme, Domat. Elle apprit que,dans la pensée de Pascal, « l'amitié la plus innocente, » la

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DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE.– MYSTICISME. 163

plus fraternelle est néanmoins une faute, sur laquelle onne s'examine pas assez, parce qu'on n'en conçoit pas assezla grandeur « en fomentant et en souffrant ces attache-

ments, on occupeun cœur qui ne doit être qu'à Dieu seulc'est lui faire un larcin de la chose du mondequi lui est la

plusprécieuse.»11est impossibled'exprimer mieuxl'oppo-sition mystique de l'amour divin et de l'amour humain.

Ceprincipe était « si avant dans le cœur de Pascal, que,

pour l'avoir toujours présent, il l'avait écrit de sa main surun petit papier « Il est injuste (m on s'attache à moi,

quoiqu'on le fasse avec plaisir et volontairement. Je trom-

perais ceux à qui j'en ferais naître le désir, car je ne suis

la fin de personne, et n'ai pas (le quoi les satisfaire. Jesuis ~OMCcoupablede mefaire ainter, et si j'attire les gensà s'attacher à moi. Il faut qu'ils passent leur vie et leurssoins à plaire à Dieu et à le chercher, wDu moment oùDieu est une personne, non un simple idéal, il s'établitainsi entre lui et les autres personnes, dans les âmes mvs-

tiques, une inévitable rivalité. Comment l'absolu admet-trait-il un partage? îl faut qu'il soit seul au fondde notreAmecomme au fond de ses cieux.

La rivalité aperçue entre l'amour divin et l'amour hu-

main par les Jansénistes, commeparbeaucoupde premierschrétiens et par tous les mystiques, rxistc encore mainte-

nant pourbon nombred'esprits. Onsait que, danscertaines

pensionsreligieuses, on interdit aux enfants toute démons-tration tropancctueusf ni~'mea l'égard de leurs parents;on leur fait un cas d.~conscienced'un haiser fraternel oufilial.Si l'éducation et les coutumes protestantes diffèrentsur ce point de l'éducation et des coutumes catholiques.c'est que le protestantisme, commenous l'avons déjà fait

observer, n'aime pas à pousser la logiquejusqu'au bout. Le

catholicisme, au contraire, garde en général un respectscrupuleux de la logique. Pour ne citer qu'un exemple,l'interdiction du mariage aux prêtres par le catholicismene se déduit-elle pas logiquement d'une religion quipose en principe l'idée de chute et se déclare essentiel-lement anticharnelle? L'amour d'une femme est bienabsorbant et bien exclusif pour coexister chez un prêtre'avec le plein amour de Dieu. De tous les sentiments de

l'Ame,l'amour est celui qui la remplit le plus il est, sousce rapport, en opposition avec le sentiment théologique,qui consiste dans la conscienced'une sorte de vide inté-

rieur, d'insuffisancepersonnelle. Deux amants sont, dans

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164 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

toute la nature, les êtres qui peuvent!c plus se suffire:teux-mêmes ce sont donc ceux qui peuvent le moins

éprouver le besoin de Dieu. Or, pour les mystiques, toutamour qui n'est pas donne directement a Dieu est autantd'amour perdu. Le moindre écran suffit à voiier à jamaispour eux le « soleil intelligible, » Un tel Dieu se trouve

relégué au-dessus du monde et comme exilé dosâmes:il v a des amours qui m' le trouvent pas et ne le trouveront

jamais il m'appele, et si je neme tourne pas juste en facede lui pour le voir, je le perds.

Le détachement absolu des mystiques aboutit à uneautre conséquence également contraire aux tendancesmodernes c est de traiter comme zéro un être qui a dumoins la valeur de l'unité, n savoir le 7MO<.Si je veux 1<-bien de tous les êtres, sans distinction de personnes, jedois aussi vouloir le mien, qui est compris dans le bonheuruniversel et auquel je puis mieux travailler que toutautre. Notre moicomptepour quelque chose en ce monde,il est une unité dans la somme totale. Le pur amour du

mystique, au contraire, compte le moi pourrien. Il ne faut

pourtant pas faire commece muletierqui, voulant compter

ses mules, oubliait toujours celle qu il montait; la mule

manquante ne se retrouvant que quand il descendait etmarchait à pied, il se résolut à marcher à pied. On pourrait comparer la morale transcendante et chimérique du

mysticisme à la politique purement humanitaire ell<'est même encore plus abstraite le patriotisme s'appuiesans doute sur une illusion quand il fait de la patrie le

centre du monde, mais l'humanitarisme ne repose-t-ilpoint lui-même sur une série d'illusions? En fait d illu-

sions, il faut ici-bas se contenter de la moins fausse et

de la plus utile; or il n'est probablement pas inutile pourl'univers que chaquenation agisse pour elle-même; si cha-cune voulaitagir exclusivementpour l'univers et par amourde l'universalité pour l'universalité, ou ellen'agirait pas,ouelle concevraitpratiquement l'avenir de l'univers sur le typedesonavenirpropre,et elles'exposerait à setromperdutoutau tout. Fort souvent, dans le monde, la collaboration estbien plus efficace lorsqu'elle est inconsciente, indirecte.

qu'elle revêt mêmela formed'une concurrence.Leshommes

produisent souvent plus de force vive en rivalisant pouratteindre des buts rapprochés, mais auxquels s'adaptentbien leurs efforts et leur espoir, qu'en s'unissant pouratteindre un but tr~p éloigné qui les décourage.En morale

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DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE.– MYSTICISME. 165

et en politique, on n'a pas seulement à résoudre ce pro-blème quelle est la meilleure façon de co~~er les forces

humaines; mais celui-ci quel est le meilleur moyen de~M~ct/e?'les efforts humains; sous ce rapport, l'amourdu clocher a du bon. Un clocher, cela ne se perd pasde vue on sait ou l'on va, on ne peut pas tirer à côté ona l'espoir d'y arriver, parfois la certitude, et ce sont là de

grandes forces, Il en est de même de l'amour bien entendu

pour soi et pour les siens. C'est précisément ce que le mys-ticisme méconnaît et par ou il se met en contradiction avec

l'esprit scientifique. Pour lui, il n'y a pas de compromis

possible entre la réalité et un idéal qui en est la négation.Pour être logique, le mystique doit appeler de ses vœuxl'anéantissement total, commeles Schopenhaucr et les

Hartmann. Que le monde se vaporise pour ainsi dire.se sublimise, comme ces cadavres que les adorateursdu soleil exposaient à ses rayons pour faire monter en

vapeur et rentrer dans la lumière tout ce qui pouvait yrentrer

Ce qui est excessif tend à se détruire soi-mème. Si la

volupté aboutit au dégoût, le mysticisme a aussi son maldans ce désenchantement de Dieu même, dans cette nos-

talgie de joies inconnues, dans cette tristesse des cloîtres

que les curetions ont été forcés de désigner par un motnouveau ajouté à la langue latine, <7cc~. Lorsque, au

moyen âge, toutes les préoccupations et toutes les anec-tions étaient tournées vers le ciel, c'était autant de forceenlevée à la terre et aux tendresses humaines. L'évolu-tion intellectuelle et morale amené de nos jours un effetcontraire l'amour de Dieu tend à perdre de sa puis-sance. D'autre part l'amour des liommes et en général detous les êtres vivants tend chaque jour à s'accroître. Nevoit-on pas dès à présent une sorte de substitution de l'unà l'autre? Ne semble-t-il pas que la terre profite à sontour de ce qui est enlevé au ciel, que beaucoup de force

auparavant dépensée en adorations vaines, dispersée dansles nuages, se trouve de plus en plus employée au ser-vice pratique de l'humanité et peut servir à féconder lemonde?

Autrefois, les idées de fraternité humaine et d'égalitéaimante ont eu surtout les chrétiens pour promoteurs.Cela s'explique facilement par ce fait que, Dieu étant conçupar eux comme un père réel. un «genitor» les liommes leursemblaient une seule famille, ayant un commun ancêtre.

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i66 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

Par là l'amour divin et l'amour humain se trouvaient ratta-chés l'un à l'autre. Ajoutons que le christianisme, s'étant

répandu dans le monde par les basses classes, avait toutintérêt à mettre en avantles idéesde fraternité et d'égalitéil segagnait ainsi le peuple,qui fut longtemps son principal

'soutien. Mais, du moment où il put s'appuyer sur lesclasses élevées de la société, on sait combienvite changeason langage. Maintenant, la position du christianisme setrouve absolument contraire à celle qu'il occupait vis-à-vis de la société antique. Les propagateurs ardents desidées de fraternité sont bien souvent des adversaires de la

religion, des libres-penseurs, quelquefoisdes athées déci-dés.Le systèmequi fondait l'amour mutuel deshommessurune communauté d'origine est rejeté presque universelle-ment.Lesdoctrines sociales, si souventimprégnéesjadis <<usocialisme de l'Évangile, commencent à se construire et ase répandre indépendammentde toute croyancereligieuse,souvent contre toute croyance de ce genre. La religionapparaît même parfois comme-unobstacle de plus au rap-prochement des hommes, en ce qu'elle crée entre eux desdivisionsnouvelles bien plus tenaces que cellesdes classeset même des langues. Par une évolution inévitable, l'es-

prit religieux en est venu à représenter aujourd'hui,dans certaines nations, l'esprit de caste et d'intolérance,

conséqucmmentdejalousie et d'inimitié, tandis que «l'irré-

ligion Ms'y trouve maintenant chargée de défendre et de

propager les idées d'égalité sociale, de tolérance, de fra-ternité. Derrière Dieuse rangent,à tort ou à raison, commederrière leur défenseur naturel, les partisans des vieux

régimes, des privilèges, des haines héréditaires il scmhte

que, dans les cœurs dévots, aux élans d'amour mystiquepour Dieu correspondent, aujourd'hui comme autrefois,t'anathëme et la malédiction à l'égard des hommes, tl y a

longtemps qu'on l'a remarqué d'ailleurs, ceux qui saventle mieux bénir sont aussi ceux dont la bouche, au besoin,sait le mieux maudire; les plus mystiques sont les plusviolents. Rien n'égale la violencedu doux Jésus lui-même

quandil parle aux Pharisiens, dont les doctrinesavaientaufond tant d'analogie avec les siennes. Quiconquea cru sen-tir sur son front passer le souffle de Dieu, devient facile-ment intraitable et amer quand il se retrouve au milieudes hommes il n'est plus fait pour eux. La notion de

divin, de surnaturel et de surhumain tend alors vers celle<r<!it<<îM~ et d'OM~M~ow.

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DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. MYSTICISME. 167

Le but du progrès, dans les sociétés modernes, est de

ramener la paix au dedans comme au dehors, de suppri-mer du même coup le mysticisme, de concentrer dans

l'univers réel, présent ou à venir, toutes nos an'ections,d'unir les cœurs en un si étroit faisceau qu'ils se suffi-

sent à eux-mêmes et que le monde humain, agrandi parl'amour, ramène à soi tous les sentiments. Tout d'abord

l'amour de la famille, qui existait n peine dans les temps

antiques et qui, au moyen âge, se trouvait à peu prèsabsorbé par les idées d'autorité et de subordination, n'a

guère pris que de nos jours un rôle véritable dans la vie

humaine. C'est seulement depuis le dix-huitième siècle

et ses théories égalitaires que le père de farnIHe, surtout

en France, a cessé de se considérer comme une sorte de

souverain irresponsable, qu'il tend à traiter la femme en

égale et à n'exercer sur les enfants que le minimum d'au-

torité possible. Lorsque la femme recevra une instructiona peu près équivalente à celle de l'homme, l'égalité moraleentre elle et l'homme sera consacrée, et comme l'amourest toujours plus partagé, plus complet et plus durableentre des êtres qui se considèrent comme moralement

égaux, il s'ensuit que l'amour ait sein de la famille ira se

développant de plus en plus, attirant à soi la plus grande

partie des désirs et desaspirations (le l'Individu. Par l'oppo-

sition même de la religion, qui croyait le combattre enle restreignant, l'amour de la femme a atteint peu à peuune intensité qu'il n'avait jamais eue dans l'antiquité: ilsuffit de lire nos poètes pour s'en convaincre, Il grandiraencore par l'agrandissement intellectuel de la femme, quipermettra aux époux une plus étroite union, une plus com-

plète pénétration mutuelle. Enfin l'association de l'hommeet de la femme, pouvant devenir ain~i une sorte d'associa-tion intellectuelle et de collaboration, aura pour résultatune fécondité d'un nouveau genre; l'amour n'agira plusseulement sur l'intelligence comme le plus puissant des exci-

tants, il y ajoutera aussi des éléments inconnus jusqu'alors.On ne sait pas quelles œuvres peut arriver à produire letravail commué de l'homme et de la femme, lorsqu'ilsont l'un et l'autre un fonds d'éducation à peu près égal.J'ai eu sous les yeux des exemples de cette fécondité intel-lectuelle. En notre siècle, les hommes et les femmes de

talent tendent déjà à se rapprocher je pourrais citerles noms de Michclet et de M""Micheict, de John StuartMill et de sa femme, deLcwes et de Gcorge Elliot, d'autres

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!68 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

noms encore. Laissons de côté ces grands talents, quisont après tout des exceptions dans la race humaine,et constatons que, du haut en bas de l'échelle sociale,la famille tend a former un tout de plus en plus un, un

organisme de plus en plus parfait, où l'homme pourraun jour déployer toutes ses puissances et son activitésans avoir autant besoin d'en sortir. L'importance de lafamille s'accroît a mesure que diminue celle de la citéet que se relàche la tutelle despotique de l'État. Cette

importance, presque nulle dans les sociétés purementmilitaires (dont Lacédémonc était le type accompli), de-vient de plus en plus grande dans les sociétés libres et in-

dustrielles, qui sont celles de l'avenir. Ainsi s'ouvre uneissue nouvelle pour l'activité et la sensibilité humaines.Nous croyons que l'amour de l'homme et de la femme l'un

pour l'autre et de tous deux pour leurs enfants, multipn''par le sentiment croissant de l'égalité, crée peu à peu unesorte de religion nouvelle et non mystique, celle de la fa-mille. Si l'un des premiers cùlles a été celui des « dieux

lares, » peut-être aussi sera-ce le dernier le foyer de lafamille a par lui-même et par lui seul quelque chose de

sacré, de religieux,puisqu'il relie autour uunmêmecentredes êtres si divers d'origine et de sexe. Ainsi la famille

égalitaire moderne nous semble, par son esprit même et

par les sentiments qu'elle excite, en opposition croissanteavec la religiosité mystique. Le vrai type du prêtre, que!qu en puissent dire les protestants, c'est l'homme soli-

taire, missionnaire du ciel ici-bas et se donnant tout fi

Dieu; le typedu philosophe pratique et du sage moderne.c'est l'homme aimant, pensant, travaillant, se donnantaux siens.

Nous voyons se produire une rivalité analogue entrele sentiment mystique et le sentiment civique. Le citoyenqui sait que le sort de sa patrie est entre ses mains, quiaime son paysd'un amour actif et sincère, a une sorte de

religion sociale.Lesgrands politiquesontpresque toujoursété des esprits larges et libres. Les républiques anciennesétaient très peureligieuses relativement à leur temps la

disparition de la monarchie coïncide en général chez les

peuples avec l'affaiblissementde la foi. Lorsque chacunse sentira également citoyen et pourra se vouer avec un

égal amour au bien de TËtat, il n'y aura plus autantd'activité non employée, de sensibilité en réserve prêtea se détourner vers les choses mystiques. D'ailleurs,

Page 201: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. MYSTICISME. 169

agrandissons encore la sphère de l'activité humainenon seulement la famille et l'Etat nous demandent aujour-d'hui une part toujours plus grande de notre moi, mais le

genre humain lui-mêmeest deplus en plus présent à l'es-

prit dechacun de nous. Notre pensée a bien plus de peinea s'isoler, se retrancher en soi ou a s'absorber en Dieu.

Le monde humain est devenu infiniment plus pénétrablequ'autrefois toutes les limites qui séparent les hommes

(religion, langue, nationalité, race) apparaissent déjà aux

esprits supérieurs comme artificielles; le règne humain

lui-même se fond avec le règne animal, le monde entier

s'ouvre pour la science, pourl'amour, laissant entrevoir

aux cœurs mystiques la perspectived'une sorte de frater-nité universelle. A mesure que notre univers s'agranditainsi, il nousdevientmoins insuffisant; cette surabondanced'amour qui allait chercher un objet transcentlant trouvemieux à se répandre sur la terre même,sur les astres réelsde nos cieux. Si la tendance

mystiquede l'homme ne peut

complètementdisparaître en ce quelle a de légitime, elle

peut du moinschanger dedirection, et elle en change peuà peu. Les chrétiens n'avaient nullement tort de trouver lasociété antique trop étroite et le monde ancien trop com-

primé sous sa voûte de cristal la raison d'être du chris-tianismeétait dans cette conceptionvicieusede la sociétéet de la nature. Ïl faut dire aujourd'hui élargissez le

mondejusqu'à ce qu'il satisfasse l'homme qu'il s'établisseun équilibre entre 1 universet le cœur humain. L'œuvrede la science n'est pas d'éteindre le besoin d'aimer quiconstitue en si grande partie le sentiment religieux, maisde lui donner un objet réel; ce n'est pas d'arrêter lesélans du cœur, mais de les justifier.

Remarquons-led'ailleurs, si l'amour du Dieu personnelmystiquement conçu tend à s'effacer dans les sociétés

modernes, il n'en est pas ainsi de l'amour du Dieu idéal

conçucommeun type pratique d'action. L'idéal, en effet,ne s'opposepas au monde, il le dépasse simplement; il estau fondidentique à notre penséemême, qui, tout en sortantdela nature,vade l'avant, prévoit et préparc de perpétuelsprogrès. Dans la viese trouvent conciliésle réel et l'idéal,car la vie tout ensembleest et devient.Qui dit vie dit ~uo-

/M/MM;or l'évolution est l'échelle de Jacob appuyée àla fois sur la terre et sur le ciel à la base nous noussentonsbrutes, au sommet nous nous devinonsdieux. Lesentiment religieux ne s'oppose donc pas au sentiment

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170 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

scientifiqueet philosophique; il le complète, ou plutôt illui est au fond identique. Nous avons dit que la religionest de la science qui commence, de la science encoreinconsciente et diffuse; de mên.c la science est de la reli-

gion qui retourne à la réalité, qui reprend sa directionnormale, qui se retrouve pour ainsi dire. La science ditaux êtres pénétrez-vous les uns tes autres la religiondit aux êtres unissez-vousles uns aux autres ces deux

préceptes n'en font qu'un.En somme, il tend à se faire une substitution dans nos

affections. Nous aimerons Dieu dans l'homme, le futurdans le présent, l'idéal dans le réel. L'homme de l'évolu-tion est vraiment l'Homme-DIcudu christianisme. Et alorscet amour de l'idéal, concilié avec celui de 1 humanité,aulieu d'être une contemplationvaine et une extase, devien-dra un ressort d'action. Nous aimerons d'autant plus Dieu

que nous le ferons pour ainsi dire. S'il y au fond du co'ur(le l'homme quelque instinct mystique persistant, il sera

employé commefacteur important dans évolution même:

épris Je nos Idées, plus nous les adorerons, plus nous lesréaliserons. La religion, se transformant en ce qu'il y a (!e

plus pur au monde, l'amour de l'idéal, deviendra en même

temps ce qu'il y a de plus réel et en apparence de plusterre à terre, le travail.

Le complément naturel et p~tiquc du mysticisme estl'ascétisme c'est là encore un élément de la moralereligieuse qui va diminuant de plus en p!us dans l'espritmoderne.

Il y a deux sortes d'austérités, l'une d'origine toute

mystique,méprisant l'art, la beauté, la science; l'autre quia son principe dans un certain stoïcisme moral, dans le

simple respect de soi-même. Celle-cin'a rien d'ascétique,elle est faite en majeure partie (le l'amour même pour lascience et pour l'art, mais c'est l'art le plus haut qu'elleaime, et c'est la science pour la sciencequ'elle poursuit.L'excès d'austérité, auquel aboutissent si souvent les reli-

gions, est à la vertu simple ce que l'avarice est à l'écono-mie.L'austérité ne constituepaspar elle-mémeunmérite etune supériorité. La viepeut même être plus douce,plusso-

ciable,meilleure sousbeaucoupde rapports chezun peupleaux mœurs libres, commeétaient les Grecs,que chezcelui

qui prend l'existence durement et scellement,avec la bru-

Page 203: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. ASCETISME. d7l

talité de la foi, et ignore l'allégement du sourire ou la mol-

lesse des larmes. On aimerait peut-être mieux encore vivre

avec (tesprodigues qu'avec des avares. Seulement l'avarice,comme é~at de transition chez une famille ou chez un peu-

ple. est bien supérieure économiquement et moralement

a la prodigalité. De même pour le rigorisme. Ce sont des

défauts utiles par leurs conséquences, qui amoindrissent

la vie pour lui donner ensuite plus de résistance et de

force. Mieux vaut pour la race, sinon toujours pour l'indi-

vidu, s'économiser a l'excès que se dépenser avec intem-11

pérance les courants resserrés ont plus d'énergie et de

vitesse, ils renversent tout obstacle. L'austérité, comme

l'avarice, est un moyen de défense et de protection, une

arme. Les conquérants ont eu souvent dans l'histoire des

pères avares, qui leur ont amassé de l'argent et du sanga répandre. De temps en temps, il est bon de se traitersoi-même en ennemi, de vivre et de coucher en cotte demailles. D'ailleurs, il est des tempéraments entiers, qui ne

peuvent se plier que sous des règles de fer, qui ne voient

pas de milieu entre l'eau pure et l'alcool, entre un lit derosés et une ceinture d'épines, entre la loi morale et la

discipline militaire, entre un moraliste et un caporal. Ce

qu'on ne peut faire, c'est de représenter cet état de guerrecomme l'idéal. L'ascète se hait lui-même; mais il ne fauthaïr personne, pas même soi il faut comprendre et régler.La haine de soi vient d'une impuissance de la volontéa diriger les sens; celui qui se possède assez lui-mêmen'a pas lieu de se mépriser. Au lieu de se maudire ainsi

soi-même, il faut s'élever. Il peut y avoir un certain

rigorisme légitime dans toute morale, une certaine dis-

cipline intérieure mais cette discipline doit être raison-

née, expliquée par un but qui la justifie il s'agit nonnas de briser le corps, mais de le façonner, de le plier.Le savant, par exemple, doit prendre pour but de dévelop-per son cerveau, d'affiner son système nerveux, de réduireau nécessaire la part du système circulatoire et nutri-tif. Voilade l'ascétisme, si l'on veut, mais de l'ascétisme

fécond, utile c'est, au fond, de l'hygiène morale, qui ad'ailleurs besoin d'être contenue par 1 hygiènephysique. Le

chirurgien sait que, pour garder toute sa précision de main,il est tenu à une vie sévère et continente il ne peut veniren aide aux autres qu'à condition de se priver lui-mêmedans une certaine mesure il doit choisir. Il n'a pas besoin,pour faire ce choix, du commandement d'une religion,

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t72 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

mais d'une libre décision de sa conscience. îl tu! suffitd<'connaître assez d'hygiène morale pour prévoir de loin tesrésultats de ses actes, et d'avoir assez d'esprit de suite

pour rester conséquent avec lui-même. C'est ainsi qu'enraisonnant sa vie d'après des lois scientifiqueson peut la

régler, la rendre parfois presque aussi dure que celle dumoine le plus croyant. Toute profession qu'on choisitest par elle-même une discipline qu'on s'impose. Quantà l'absence de profession, à l'oisiveté voulue, elle esten soi une immoralité, et elle aboutit nécessairementl'immoralité, quelle que soit la religion qu'on prétendeprofesser.

La dernière conséquence d'un i!p0~1smcextrême es)l'obsession du péché. Cette obsessiones avec la peur <t<'l'an mille, une des plus grandes tortures inutiles que sesoit innigécs l'humanité. 11est dangereux de grossir sesvices comme ses vertus; se croire un monstre n'est pasplus exempt d'inconvénient que de se croire parfait. Le

péché, en lui-même et philosophiquementconsidéré, estune conceptiondifficileà concilier avec l'idée moderne dudéterminisme scientifique,qui, expliquant tout, est bien.1près non pas dejustifier tout, mais de pardonner tout. Nousne pouvons plus avoir ni les aures, ni la vanité du péché.étant à peine sûrs aujourd'hui que nos péchés soient bienles nôtres. La tentation nous apparaît comme l'éveil ennous de penchants héréditaires, qui ne remontent passeulement au premier homme, mais à ses ancêtres dansla vie animale et, pour mieux dire, à la vie même, à l'uni-

vers, au Dieu immanent qui s'agite dans le monde ou auDieu transcendant qui l'a créé; ce n'est pas le diable quinous tente, c'est Dieu même. Comme Jacob, dont 'lous

parlions tout à l'heure, il nous faut vaincre Dieu, sou-mettre la vie à la pensée, c'cst-a-dirc faire dominer ennous les formes supérieures de cette vie sur les formesinférieures. Si nous sommes blessés dans cette lutte, sinous portons la marque du péclié, si nous montons enboitant les degrés du bien, nous ne devons pas en être

épouvantés à l'excès l'essentiel est de monter. La ten-tation n\st pas par elle-même une souillure elle peutêtre une marque de noblesse, aussi longtemps qu'onn'y cède pas. Nos premiers pères n'avaient pas de <~t-ta/ion proprement dite, parce qu'ils cédaient à tous leursdésirs et qu'il n'y avait même pas en leur cœur de lutteintestine. Le péché ou mal moral s'explique i" par

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DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. LE PÉCHÉ. 173

la lutte des instincts et de la rétiexion 2°par

la lutte

des instincts égoïstes et des instincts altruistes. Cette

double lutte de l'inconscient et du conscient, de l'égoïsme 1

et de l'altruisme, est une nécessité de toute vie arrivée à la

connaissance de soi, et c'est une condition du progrès se

connaître, c'est sentir le tiraillement plus ou moins dou-

loureux des diverses tendances dont l'équilibre mouvant

constitue la vie même se connaître et en général connaître,

c'est être tenté. Vivre, c'est toujours plus ou moins pécher,

car on ne peut ni manger, ni même respirer sans quelqueaffirmation des instincts bas et égoïstes. Aussi l'ascétisme

aboutit-il logiquement a la négation de la vie; les ascètes

les plus conséquents sont les Yogbis de l'Inde, qui en

viennent a vivre sans respirer et sans manger, à entrer

vivants dans le tombeau'. Seulement en croyant ainsi

avoir réalisé la renonciation absolue, c'est l'égoïsme entier

qu'ils ont réalisé, car les derniers vestiges de la vie végé-tative qui circule en eux ne circulent que pour eux, et pasun frisson de leur cœur engourdi n'a pour objet un autre

être qu'eux ou une idée supérieure en appauvrissant et en

annihilant la vie, ils ontsupprimé

cette générosité que

produit le trop-plein (te la vie; en voulant tuer le péché,

1. Le fait est constaté par les autorités anglaises de l'Inde, et il a étécommenté par le physiologiste W. Preyer (fc&pr die Ft'/b~cAMM<y<<&<

LcAfM<,!éna, et Saw~t/M~ ;)/<o/ny~c/<fr ~<<aM<MM~cM).Des Yoghisarrivés au plus haut degr~ de la perfection, insensibles au froid età la chaleur, ayant enfin contracté par une suite de pratiques empiriquesl'habitude de ne presque plus respirer, ont pu être enterrés vivants et res-susciter au bout de plusieurs semaines. Ou a noté au réveil l'élévation dela température, comme dans le réveil des mammifères hibernants, et c'esten effet des phénomènes de sommeil hibernal que se rapproche le plus cet

étrange sommeil volontaire, ce retour mystique à la vie végétative, cetanéantissement dans l'inconscient où le Yoghi espère trouver Dieu. Pouren arriver à cet état, les Yoghisdiminuent par degrés bien ménagés la quan-tité d'air et de lumière nécessaires à la vie; ils vivent dans des cellules out'air et le jour ne pénètrent que par une seule fente, ils ralentissent tousleurs mouvements pour ralentir la respiration, ne parlent qu'intérieurementpour répéter douze mille fois par jour le nom mystique d'Om, restent de

longues heures dans une immobilité de statue. L'air rejeté par l'expiration,ils s'exercent à le garder pour le respirer de nouveau, et plus ils mettentde temps entre une respiration et une expiration, plus ils sont parvenushaut dans les degrés de la sainteté! Enfin, ils bouchent soigneusementtoutes les ouvertures de leur corps avec de la cire ou du coton, fermentla glotte avec la langue, que des incisions permettent de replier en

arrière, et tombent finalement dans une léthargie où les mouvements dela respiration peuvent être suspendus sans que la vie soit définitivementbrisée.

Page 206: Jean Marie G.

174 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

ils ont tué la charité. Le véritable idéal moral et religieuxne consiste pas a tout retrancher de soi pour en retrancherle péché. Il n'y a rien d'absolument mauvais en noustoutes les fois qu'il n'y a rien d'excessif; quand noustaillons à vifdansnotre cœur, nous ne devons avoir qu'unbut, celui qu'on a en émondant les arbres augmentercncote la fécondité.Nos penchants multiples doivent doncêtre satisfaits à leur heure nous devons faire comme lamère qui, voyant son fils mourant, trouve le courage de

manger au milieu de ses larmes, pour avoir la force de teveiller jusqu'au bout. Il ne doit pas boud'r avec lav!<celui qui veut vivre pour autrui pour celui qui a le cœurassez grand, nulle fonction de la vie n'apparaît conuuc

impure. Toute règle morale ne doit être qu'une condi-tion de l'égoïsmc et del'altruisme, du péché originel etla sainteté idéale; pour accomplircette conciliation,il sui'iltde montrer que chacun des penchants contraires qui en-traînent notre être, s'il est abandonné à lui-même, se con-tredit lui-même; que nos penchants ont besoin les unsdes

autres; que la nature, lorsqu'elle veuts'éleverbrusquementtrop haut, retombeet s'écrase. Se gouverner, c'est, connu''dans tout gouvernement, concilier des partis. OrmuxdetAhrimanc, et la nature ne sont pas aussi ennemis

qu'onsemblele croire,et mêmeils ne peuvent rien l'un sans

1 autre ce sont deux dieux dont l'origine première est 1~

mème, ils sont immortels,et il faut queles chosesimmortel-les trouvent moyendes'accommoderensemble.Le sacrincfentier et sans retour ne peut jamais être une règle de vie.maisseulement une exceptionsublime,un éclair traversantl'existence individuelle, la consumant parfois, puis dispa-raissant, pour laisser de nouveau en présence les deux

grands principes dont l'équilibre fait le monde et dontl'accord rétiéchi constitue la morale moyenne de toutevie.

w

La nature même des idées connrme ce que nous venonsde dire sur les tentations et le péché. Toute idée est tou-

jours, directement ou indirectement, une suggestion, uneexcitation à agir; elle tend même a s'implanter en nous,

a repousser les autres, à devenir une idée fixe,une <tidéeforce B, à se réaliser par nous, souvent malgré nous;

mais, comme notre pensée embrasse toutes les choses de

l'univers, les basses comme les hautes, elle est incessam-ment sollicitée à agir dans tous les sens; la tentation, à

ce nouveau point de vue. devientdonc la loi de la pensée,

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DISSOLUTIONDELAMOHALERELIGIEUSE. LE PECIH' 17~

comme elle est la toi de la sensibilité. Aussi les ascètes et

les prêtres ont-ils essayé de lutter contre la tentation en

restreignant la pensée humaine, en t'empêchant de s'p-

pHquer aux choses de ce monde. C'est impossible, car

les choses de ce monde sont précisément celles qui.

toujours présentes, sollicitent le plus la pensée, se retlê-

tcnt en eue constamment; et plus la pensée fait enort pourchasser ces images, plus elle leur donne de force attrac-

live. Ce qu'on voudrait ne pas regarder est toujours ce

qu'on voit le mieux, ce qu'on voudrait ne pas aimeri@

est cequi

fait battre le cœur avec le plus d'emporte-ment. i\on, le remède a la tentation, si redoutée des

esprits religieux, ce n'est pas de restreindre la pensée,mais au contraire (le l'élargir. On ne peut pas faire

disparaître le monde visible, c'est folie que de l'es-

sayer mais on peut l'agrandir a l'infini, y faire sans cesse

des découvertes, compenser le péril de certains points devue par l'attrait de points de vue nouveaux, enfin abîmerl'univers connu dans l'immensité lie ce que nous ne con- (naissons pas. La pensée a son remède en elle-même unescience assez grande est ptus sure que t'innocencc, unecuriosité sans limites guérit d'une curiosité bornée. L'œif

qui voit jusqu'aux étoiles ne se pose pas longtemps surrien de bas il est sauvegardé pat t étendueet la lumière deson regard, car la lumière est une purification. En rendantla « tentation » infinie, on la rend salutaire et vraiment di-vine. Se dessécher par t'ascétisme ou au contraire se flétritdans la fausse maturité des mœurs dissolues, cela revientsouvent au même. Il faut garder en son cœur un coin deverdure et de jeunesse, un petit coin où l'on n'ait rienrécolté encore ou Ion puisse toujours semer quelque

plante nouvelle. « Je ne me suis point fait homme avant

t'age,)) disait Marc-Aurëlc. L'ascétisme et la débauche fonttous deux les vieillards précoces, qui ne savent plus aimer,s'enthousiasmer pour les choses de ce monde; Cérigo etla Thébaïde sont des déserts semblables, des tcrrcs"éga!c-ment desséchées. Rester jeune longtemps, rester enfant

même, par la spontanéité et t'ancctuosité du cœur, gardertoujours non dans ses dehors, mais au fond même de soi,

quelque chose de léger, (le gai et d'ailé, c'est le meilleur

mo~cn de dominer la vie; car quelle force plus grande ya-t-il que la jeunesse? Il ne faut ni se roidir et se hérissercontre la vie, ni s'y abandonner lâchement; il faut la

prendre comme elle est, c'est-à-dire, suivant la parole popu-

Page 208: Jean Marie G.

176 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

laire, « comme elle vient, » avec un bon sourire d'enfant

qui s'éveille et qui regarde, sans autre souci que d<'se

posséder soi-même en tout événement, pour posséder h'schoses.

îîî. La morale el le culte sont inséparables dans toutesles religions, et l'acte essentiel du culte intérieur, le rlh'fondamental commandé par la morale religieuse, c'est la

prière.Analyser tous les sentiments qui entrent en jeu dans

la prière serait chose très complexe.La prière peut etn'

l'accomplissement presque mécanique du rite, le mar-mottement de paroles vaines à ce titre elle est méprisa-ble, même au point de vue religieux. Elle peut être un'demande égoïste, et sous cet aspect elle reste mesquine.Elle peut être un acte de foi naïve en des croyances plusou moins populaires et irrationnelles; a ce compte elle !mencore qu'une valeur négligeable. Mais elle peut etn'aussi l'élan désintéressé d'une Amequi croit servir autruien quelque façon, agir sur le monde par l'explosionde sa foi, faire un don, une offrande, dévouer quelquechose de soi-même à autrui. La est la grandeur de la

prière elle n'est plus alors qu'une des formes sous les-quelles s'exerce la charité et l'amour des hommes. Maisenfin, s'il vient à être démontré que cette forme parti-culière de l'action charitable est illusoire, croit-on quela charité même, en son principe, sera par !n atteinte etdiminuée?

Un a apporté en faveur de la prière bien des arguments,dont la plupart sont tout extérieurs et trop superficiels.

La pnerc, dit-on d'abord, commedemande aune provi-dence spéciale, est souverainement «consolante; » elle estune desplus douces satisfactions de la foi religieuse. Une

personne convertie à la libre-pensée me disait dernière-ment « Je ne regrette qu'une chose dans mes croyancesd'autrefois, c'est de ne plus pouvoir prier pour vous etm'imaginer que je vous sers. w Assurément il est tristede perdre une croyancequi vous consolait; mais supposezquelqu'un qui aurait cru posséder la baguette des féesentreses mains et pouvoir sauver le monde un matin on le

détrompe, il se retrouve seul, avecla seule force de ses dix

doigts et de son cerveau; il ne peut pas ne pas regretter sa

puissance imaginaire, il travaillera cependant à cnacqué-

Page 209: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. PRIÈRE. 177

t2

tir une réelle et la perte de ses illusions deviendra un)excitant pour sa volonté. H est toujours dangereux de

croire à un pouvoir qu'on n'a pas, car il vous empêche,enune certaine mesure, de connaître et d'exercer ceuxqu'on

possède.Les hommes qui autrefois, du temps des monar-

chies absolues, approchaient de l'oreille des princes

possédaient réellement une puissance analogue à celle

que s'imaginent encore avoirbien des croyantsagenouillésdans les temples ce pouvoir sur les rois, ils l'ont perdu

par suite de révolutions purement terrestres ont-ils été

par là diminués dans leur être moral? Non, un homme

)~stmoralement plus grand comme citoyen que comme

courtisan; on est plus grand par cequ'on fait ou tente soi-

mêmeque parce qu'on cherche à obtenir d'un maitrc.L'individu pourra-t-il jamais se passer de la prière

conçuecomme une communication constante avec Dieu,comme une confessionjournalière en lui et devant lui?

îl n'y renonceraprobablement que s'il devient capable des'en passer. Tous les arguments d'utilité pratique qu'onfait valoir en faveur de la communication directe avecl'idéal vivant, on les a fait valoir aussi en faveurde la con-fession catholique devant le prêtre réalisant l'idéal moral,lui donnant une oreille et une voix. Cependantles protes-tants, en supprimant la confession, ont plutôt développéchezbeaucoup l'austérité morale la moralité des peuplesprotestants, défendueseulement en eux par la conscience,n'est pas inférieure a celledes nations catholiques'. Est-il

plus nécessaire, pour scruter ses fautes et s'en guérir, de

s agenouiller devant Dieu pcrsonniné et anthropomor-phiséque devantle confessionnal,sous le pilier de l'église?L'expérience seule pourra répondre, et cette expérience.nombred'hommes semblent l'avoir déjà faite avec succèsl'examen de consciencephilosophique leur suffit.

Enfin on a dit que la prière, même conçue comme ne

produisant aucun effet objectif, s'exauçait pourtant elle-même en réconfortant l'âme; on a tenté de la justifierainsipar des raisons purement subjectives. Maisla

prièrerisqueprécisément de perdre le pouvoir pratiquequ elle asur l'Amequand on ne croit plus à son efficacitécommedemande.Si personne ne nous entend, qui continuera dedemander,uniquement pour se soulager? Si l'orateur est

1.Voirptusloin,ch.tv.

Page 210: Jean Marie G.

178 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

soulevé, entraîné par l'assemblée qui l'écoute, s'ensuit-il

qu'il éprouvera le même effet en parlant tout seul dansle vide, avec le sentiment que sa pensée, ses paroles, sonémotion sont perdues et ne font rien vibrer autour delui?

Pour que la prière s'exauce vraiment elle-même, il faut

qu'elle ne soit pas une «demande » adressée à quelqueêtre extérieur, mais qu'elle soit un acte d'amour intérieur,ce que le christianisme appelle un «acte de charité)). La

charité, voilà ce qu'il y a d'éternel dans la prière. Deman-der pour soi est chose peu justifiable; demander pourautrui, c'est du moins un commencement d'action désin-téressée. -On dirait que tes prières s'allongent de jour en

jour, grand'mèrc C'est que le nombre de ceux pourlesquels je prie va tous les jours croissant.–A ce carac-tère « charitable » de la prière se lieune certaine bcaut('\et ce caractère ne disparaîtra pas avec les superstitionsqui s'en détachent. La beauté morale de la prière tientauxsentiments humains très profondsqui viennent s'y asso-cier on prie pour quelqu'un qu on aime. on prie par pitiéou par affection,on prie dans le désespoir, dans l'espoir.dans la reconnaissance. Tout ce qu'il y a de plus élèvedans les sentiments humains vient donc parfois se fondraavec la prière et la colorer. Cette tension de tout l'être setraduit alors sur le visage et le transfigure de là, danscertaines prières parties du cœur, une expression

intensedu visage que les peintres ont pu saisir et fixer'. Ce qu'il ya de plus beau et probablement aussi de meilleur dans la

prière, c'est donc surtout ce qu'il ya d'humain et demoral.S'il est ainsi une charité essentielle à la vraie prière, la

charité des lèvres ne suffit pas; il y faut joindre celle du

cœur et des mains, qui finit toujours par suDstitucrl'actionil la prière même.

La prièrepar amour et charité deviendra de plus en plusaction on pourrait trouver de ce fait une vérificationdansl'histoire mème. Autrefois, en un moment de détresse,une femme païenne eût tenté d'apaiser les dieux irritas

par un sacrificesanglant, par le meurtre de quelque êtn'

innocent de la grande nature; au moyen âge, elle eut fait

1.Toutefoiscecaractèreexpressifde la prièreestassezexceptionneldansuneéglise,pendanttesoffices,la moyennedesvisagesresteinex*pressive,parcequelecôtémécaniquedelaprièredominetoujourschezle

plusgrandnombredesfidèles.

Page 211: Jean Marie G.

DISSOLUTIONDE LA MORALERELIGIEUSE. PRIÈRE. i79

un vœu, bâti une chapelle, –choses encoresvaines et im-

puissantes à alléger la moindre misère de ce monde de

nos jours, elle songera plutôt, si elle a quelque élévation

d'esprit, à répandredes aumônes, à fonderun établisse-

ment pour l'instruction des pauvres ou le soulagementdes infirmes. On voit le progrès dans les idées reli-

gieuses il viendra un moment où de telles actions ne

seront plus accomplies dansun but directement intéressé,comme une sorte d'échange avec la divinité et de troc

contre un bienfait; elles feront partie du culte même, le 1

culte sera charité. Pascal se demande quelque part pour-

quoi Dieu a donné, a commandé à l'homme la prière; et

il répond avec profondeur « Pour lui laisser la dignitéde la causalité. »Mais, si celui qui demande des biens parla prièrepossèdedéjà la dignité de la causalité, que sera-cede celui qui, par sa volonté morale, les tire de soi? et sicauserainsi soi-mêmeses propres biens, c'est l'essence dela prière, ce qui rapproche l'hommede Dieu, ce quil'élèvea lui. nepourra-t-on dire que la plus désintéressée et la

plus sainte, la plus humaine et la plus divine des prières,c'est l'acte moral? Selon Pascal, il est vrai, l'acte moral

supposerait deux termes le devoir, le pouvoir, etl'hommene peut pas toujours ce qu'il doit. Mais il faut sedéfierici de l'antique opposition établie par le christia-nisme entre le sentiment du devoir et 1 impuissancedel'homme réduit à ses forces propres, privé de la gr~cc. En

réalité, le sentiment du devoir est déjà par lui-même la

première conscience vague d'une puissance existant en

nous,d'une forcequi, toute seule, tend à se réaliser*.Dansl'hommeviennentdoncs'unir la consciencede sa puissancedu bien et celle de l'idéal qui doit être, car cet idéal n'est

que la projection, l'objectivation du plus haut pouvoirintérieur, la formequ'il prendpour l'intelligence réfléchie.Toute volonté n'est an fond qu'une puissance en travail,uneaction germant, un enfantement de la vie la volontédu bien, si elle est consciente de sa force, n'a donc pasbesoind'attendre du dehors la grAce elle est à elle-mêmesa propre grAce; en naissant, elle était déjà efficace; lanature, en voulant, crée. Pascal conçoit trop la fin morale

que nous propose le <cdevoir » comme une sorte de but

physiqueet extérieur à nous, qu'on serait capable de voirsans être capabledel'atteindre. « Ondirige sa vue en haut,

1.VoirsurcepointnotreF~M/~c(runeMW<~c o~«/a<<OM,p.27.

Page 212: Jean Marie G.

180 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

(lit-il dans ses Pensées, mais on s'appuie sur le sable, et laterre fondra, et on tombera en regardant le ciel. )) Mais.

pourrait-on répondre, le ciel dont veut ici parler Pascal.le ciel-tptc nous portons en notre Ame n'<'st-tl pas tout

différent de celui que nous apercevons su; nos têtes? Ne

faut-il pas dire ici que voir c'est toucher et posséder; quela vue du but moral rend possible et commence la marchevers ce but; que le point d'appui qu'on trouve dans labonne volonté, le plus invincible de tous les vou-

loirs,–ne peut fondre: qu'on ne peut tomber en allant

toujours au bien. et qu'en ce sens, regarder le ciel, c'est

déjà y monter?Reste un dernier aspect sous lequel on peut considérer ht

prière elle peut être regardée comme une e/e~o~oMvers

1 être infini,une communion avec l'univers ou avec Dieu'. ())ta de tout temps glorifié la prière comme un moyen de fair<'ainsi monterl'être tout entier à un ton qu'il ne peut attein-dre en temps normal .e plus précieux de nous-mêmes, a

dit récemment Amiel, ne trouve issue et n'arrive en partit'à notre conscience que dans la prière.

Il faut se défier ici de bien des illusions et distinguersoigneusement deux choses très diverses l'extase reli-

gieuse et la méditation philosophique. Luc des consé-

quences denotre connaissance plus approfondie du système

nerveux, c'est un dédain croissant de l' teextase Met (le tousces états d'ivresse nerveuse ou même intellectuelle quiapparaissaient autrefois à la foule, parfois aux philosophes,comme au-dessus de la condition humaine et vraimentdivins. L'extase dite religieuse peut être un phénomène si

complètement physique qu'il suffit de l'application d'un

peu d'huile volattle de laurier-cerise pour la déterminerchez certains tempéraments, pour emplir de béatitude

extatique, faire prier, pleurer, se prosterner une hysté-rique, courtisane endurcie d'origine juive pour lui donnermême des visions déterminées, comme celle de la viergeaux cheveux blonds et en robe bleue avec des étoiles d'or 2.L'ivresse des Dionysiaques en Grèce, comme celle des has-

1. 0 Dieu,disaitDiderotà la finde sun/M/<c~o/< </claM~M~'c,<'jenesaissi tu es,maisje penseraicommesi tu voyaisdansmonâme,«j'agiraicommesi jetais devanttoi. Je ne te demanderien dansce« monde,carle coursdeschosesest nécessitépartui-memesitu n'espas,

oupar tondécretsi tues.2. ~to~por~de j~. ~OM~'K BKro/f/MCoM~ scientifique de Gt'PMO<<

18 août 1885.

Page 213: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. EXTASE. 181

cliichins, n'était qu'un moyenviolent de produire l'extaseet d'entrer en commerce avec le monde surnaturel

Dans l'Inde~2 et clicx les chrétiens, on s'est servi du jeune

pour atteindre le même but, à savoir l'excitation morbide

du système nerveux. Les macérations (le l'anachorète

étaient, ditWundt, une « orgie de solitaire », à la suite de

laquelle moines et nonnes serraient ardemment dans leurs

bras les images fantastiques de la Vierge et du Sauveur.

D'après une légende du Krishnaïsme, la reine d'Udaya-

pura, Mira Bai, pressée d'abjurer son Dieu, vint se jeter aux

pieds de la statue de Krishna, et lui fit cette prière J'ai

quitté pour toi mon amour, mes biens, ma royauté; jeviens à toi, ô mon refuge; prends-moi. » La statue écou-

tait, impassible tout d'un coup elle s'entrouvrit, et Mira

disparut dans ses flancs. S'évanouir comme cette femmedans le sein de son dieu, n'est-ce pas là, exprimé dans uneseule image, tout l'idéal des plus hautes religions hu-maines? Toutes ont proposé a l'homme de mourir en

Dieu, toutes ont cru voir la vie supérieure dans l'extase,par laquelle on redescend au contraire à la vie inférieure (et végétative cette apparente fusion en Dieu n'est qu'unretour vers l'inertie primitive, vers l'impassibilité du miné-ral, une pétrification de statue. On peut se croire soulevébien haut par l'extase, et prendre tout simplement pourl'exaltation de la pensée ce qui n'est qu'une stérile exalta-tion nerveuse. C'est que. ici, tout moyen manque pourmesurer la force réelle et l'étendue de la pensée. Cemoyen,en temps normal, est l'action; celui qui n'agit pas est tou-

jours porté à croire à la supériorité de sa pensée. Amiel

n'y a pas échappé. Cette supériorité disparaît du momentou la pensée cherche à s'exprimer d'une manière ou d'une

1.Undéfenseurdu haschichmaniéscientifiquement,M.Giraud,quiimaginela possibilitéde t'extaseà volontéprovoquéeparlathérapeutiqueet régléepardosesmédicales,nousécritavecenthousiasme Unpeudecettematièredispensedespénibtesentraînementsmystiquespourfairepénétrerdans l'extase.Plus besoind'ascétisme!C'estl'ivresse,maist'ivressesacréequin'es'autrechosequele surrrottd'activitédanslescen-tressupérieurs.~ouscroyonsquetouteivresse,loind'avoiruncaractèresacré,constitueratoujourspourla scienceun état Hto<'A<dp,nullementenviableau pointdevuerationnelpourun individudesanténormalel'emploiconstantd'unexcitantdu systèmenerveuxl'useraitet le détra-querait,commel'usagequotidiendelanoixvomiqueépuiseraità la longueun estomacsain.

2. Voir plus haut ce que nous avons déjà dit des Yoghis et de l'ascé-tisme.

Page 214: Jean Marie G.

182 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

autre. Le rêve qu'on raconte devient absurde. L'extasedans laquelle on cherche à reprendre pleine consciencede

soi, à se traduire à soi-même les sentiments confus qu'onéprouve, s'évanouit bientôt en ne nous laissant qu'unefatigue et une sorte d'obscurcissement intérieur, commeces crépuscules d'hiver qui, lorsqu'ils pâlissent, laissentsur les vitres une buée interceptant les derniers rayons dela lumière. Mesplus beaux vers ne seront jamais écrits, adit un poète de mon œuvre

Lemeilleurdemeureenmoi-mcme

C'est là une illusion, par laquelle ce qu'on rêve semble

toujours supérieur à ce qu'on pense; c'est une illusiondu même genre qui nous fait attacher tant de prix à cer-taines heures d'exaltation religieuse. En vérité, les meil-leurs vers du poète sont ceux qu'il a écrits de sa propremain. ses meilleures pensées sont celles qui ont été assez

puissantes pour trouver leur formule et leur musique ilest bien tout entier dans ses poèmes. Et nous aussi, noussommes tout entiers dans nos actions, dans nos discours,dans l'éclair d'un regard ou l'accent d'un mot, dans un

geste, dans la paume de notre main ouverte pour donneril n'y a pas d'autre manière d'être que d'agir, et la penséequi ne peut se traduire ou se fixer d'aucune manière estelle-même une pensée avortée, qui n'a pas vécu réelle-ment et ne méritait pasdevivre. Demêmele véritabledieuest aussi celuiqu'on peut retenir auprès de soi, qui ne fuit

pas la conscience réfléchie, qui ne se montre pas seule-ment en rêve, qu'on n'évoque pas comme un fantômeouun démon. Notre idéal ne doit pas être seulement une

apparition passagère et fantastique, mais une création

positivede notre esprit; il faut que nous puissions le con-

templer sans le détruire, en nourrir nos yeux commed'une réalité. D'ailleurs cet idéal de bonté et de perfectionpersistant ainsi sous le regard intérieur n'a pas besoind'une existence objective, en quelque sorte matérielle,

pour produire sur l'esprit tout sonattrait. L'amour le plusprofond subsiste pour ceux qui ont été commepour ceux

qui sont il va aussi vers l'avenir commevers le présent.H peut même, dans une certaine mesure, devancer l'exis-

tence, deviner et aimer l'idéal qui sera. Un modèle pour

1. M.SoUy.PradhomnM.

Page 215: Jean Marie G.

DISSOLUTION DE LA MORALE RELIGIEUSE. EXTASE. 183

l'être moral, ici commeailleurs, c'est l'amour maternel, quisouvent n'attend pas pour s'attacher l'existence de l'être

aimé la mère forme dans sa pensée et aime, longtempsavant qu'il naisse, l'enfant auquel elle donnera sa vie; ellela lui donne même d'avance, se sent prête à mourir pourlui et par lui avant même de le connaître.

Pour les espritsvraimentélevés,elles resteront fécondesces heures consacrées à former et à faire vivre inté-rieurement leur idéal, ces heures de recueillement, deméditation non seulement sur ce qu'on sait et ce qu'on nesait pas, mais encore sur ce qu'on espère, sur ce qu'ontentera, sur l'idée qui veut être par vous, qui s'appuie survotre cœur à le briser. La manière la plus haute (leprier,ce sera encore de penser. Toute méditation philosophiquea, comme la prière, quelque chose de consolant, non parelle-même, car elle peut porter sur de bien tristes réalités,mais indirectement, parce qu'elle élargit le cœur en élar- {gissant la pensée. Toute ouverture sur l'infininous donnecette impression rude et pourtant rafraîchissante de l'air(lu large, dans lequel la poitrine se dilate. Nos tristessesse fondent dans l'immensité comme les eaux venues de laterre se fondent dans l'eau bleue des mers, où elles vien-nent se pénétrer de ciel.

Quant à ceux quine se sentent pas de taille à penser pareux-mêmes, il sera toujours bon de repenser les penséesd'autrui qui leur paraissent les plus hautes et les plusnobles. Sous ce rapport, la coutume protestante de lire etde méditer la Bible est excellente en son principe; le livreseul est mal choisi. Mais il est bon qu'un certain ncmbrede foispar jour ou par semaine l'homme s'habitue à lireou à relire autre chose qu'un journal ou un roman, qu'ilpuissese tourner vers quelque pensée sérieuse et s'y com-

plaire. Peut-être un jour viendra où chacun se fera à lui-mêmesa Bible, recueillera parmi les penseurs de l'huma-nité les passages qui lui paraîtront les plus profonds, les

plus beaux, et les relira, se les assimilera. Lire un livresérieuxet élevé, c'est retourner en soi-même les grandespenséeshumaines admirer, cela aussi est prier, et c'estune prière la portée de tous.

Page 216: Jean Marie G.

CHAPITREIV

LA MUGtON ET L'tHHÊLÎGtON CHEZ LE PEUPLE

1. Le sentiment r<y««J' <t7 inné et «np~fMM~ <7a«</'A«MaM~t'?–Con('u~Qtt

fréquente du sentiment religieux avec le sentinfnt philosophique et mor~t.

Rouan. M<n M~Uer. Différence entre les uvolutiou~ d'~ la croyaoce ttaxs

l'individu et révolution de la croyance chex tes peuples. !.a disparition de la t'o

laissera-t-elle un vide ?'?

)!. La atM«<bH tf< la religion «t<re<n<ra-<-e~ celle de la moralité po~M~atre~ La

religion est-elle L seule sauvegarde de t'autorité sociale et de lit moratit~ publiqueChristianisme et sociatisme. Rapport de rit religion et de t iounoratité d'a~n'~

tes ttatiatiquea.

Ht. Le pre<ea<an<MHMM<-t<MKe<MMtt<tOHnccfMatrc pour ~t peupler entre la r~tONf< la tt&ft jM<M~? Projets de profM<aM/M<~la France, Micbetet, Quinet. de

Ltveteye, Renouvier et Pillon. Supériorité intettectuette. morale et potitique du

protettantiame. Caractère utopique du projet. Inutilité morale de la oubstit')

tion d'une religion à t'autre? La religion ett-ette. pour un peuple, une conditiontùte oMaaot de aupériorité dana la lutte pour Fe~ittence? Objections faites à la

France et à la Résolution française par Matth''w Arnold comparaiMu de la

Grèce et de la Judée, de la France et des nations protestantes. Examen critiqu'de cette théorie. La libre penaée. la science et l'art ne peuvent-ita trouver ton

règle en eux-memea ?

Nous avons vu la dissolution qui menace, au sein dessociétés modernes, la dogmatique religieuse et même lumorale religieuse. Des problèmes sociaux plus ou moins

inquiétants se posent par cela même. Y a-t-il vraiment un

péril dans l'affaiblissementgraduel de ce qui a longtempsparu servir de base aux vertus sociales ou domestiques?Certains esprits se plaisent à appliquer une sorte d'ostra-cisme aux neuf dixièmes du genre humain. On déclared'avance le peuple, la femme et l'enfant incapables des'élève"à une conceptionoù l'on reconnait qu'un très grandnombre d'hommes sont déjà parvenus. Il faut, dit-on, un

jouet pour l'imagination des masses populaires, comm''

pour celle de la femme et de l'enfant seulement on aurasoin de choisir ce jouet le moins dangereux possible, de

Page 217: Jean Marie G.

LE SENTIMENT RELIGIEUX EST-IL INNE? t85

peur qu'il ne blesse ceux qui s'en servent. Nous devons

rechercher jusqu'à quel point on peut démontrer l'inca-

pacité philosophique du peuple, de l'enfant, de la femme

cette recherche est d'autant plus nécessaire que nous ne

séparons point, dans ce livre, l'étude des religions de la

sociologie.

I. LE SENTIMENTRELIGIEUX EST-IL INNÉ

ET IMPÉRISSABLEDANSL'HUMANITE

De nos jours, remarquons-le bien, le sentiment religieuxa trouvé ces défenseurs parmi ceux qui, comme les Renan,tes Ta!ne et tant d'autres, croient le plus a l' Mabsurdité »des dogmes mêmes. Se placent-ils au point de vue pure-ment intellectuel, c'est-à-dire en somme à leur point devue tout le contenu de la religion, tous les dogmes,tous les rites leur apparaissent comme autant d'étonnanteserreurs, comme un vaste système de duperie mutuelleinconsciente. Se placent-ils au contraire au point de vuede la sensibilité, c'est-à-dire au point de vue du vulgaireet des masses, tout se justifie à leurs yeux tout ce qu'ilsattaquaient sans scrupule comme raisonnement, devientsacré comme sentiment; par un étrange effet d'optique,l'absurdité des croyances religieuses semble grandu- poureux leur nécessité; plus l'abîme qui les sépare des intelli-

gences communes leur semble lar~e, plus ils redoutentde voir cet abîme se combler; s ils n'ont aucun besoin

pour leur compte des croyances rel!g!euses, ils pensent,par cette raison même. qu'elles sont indispensables auxautres. Ïl se disent comment le peuple peut-il avoir tantde croyances irrationnelles dont nous nous passons fortbien! Et ils en concluent II faut donc que ces

croyances soient bien nécessaires au fonctionnement de lavie sociale et qu'elles correspondent à un besoin réel pouravoir pu s'implanter ainsi'.

L Au reste, quand on a passé sa vie ou même quelques années de sa vieà une étudequelconque, on est porté à s'exagérer extrêmement l'importancede cette étude. Les professeurs de grec croient que le grec est nécessaire ài humanité.Quand il s'agit de fixer un programme, si on interroge les pro-fesseurs,chacun veut donner le premier rang à la branche des sciences qu'ilenseigne. Je me rappette qu'après avoir fait des vers latins pendant plu-

Page 218: Jean Marie G.

i8'! DISSOLUTIONDESRELIGIONS.

Souvent, dans cette persuasion de la toute-puissance

propre au sentiment religieux, il entre au fond un certaindédain pour ceux qui en sont le jouet ce sont les serfs dela pensée, il faut les laisser attachés a leur glèbe, enfer-més dans la bassesse de leur horizon. L'aristocratie de lascience est la plus jalouse

de toutes, et certains de nossavants contemporains veulent porter leur htason dans

leur cerveau. Ils professent envers le peuple cette charitéun peu méprisante de le laisser tranquille a ses croyances,enfoncé dans ses préjugés comme dans le seul milieu on il

puisse vivre. D'ailleurs ils se prennent quelquefois a l'en-

vier, à désirer son ignorance éternelle, d'un désir platoniques'entend. Peut-être l'oiseau emporté dans son vol a-t-il

quelquefois de ces désirs vagues, de ces regrets, quand il

aperçoit d'en haut un petit verqui se vautre tranquillementdans la rosée, oublieux du ciel; en tous cas l'oiseau gard<'le privilège de ses ailes, et c'est ce qu'entendent bien fairrnos savants hautains. Selon eux, certains esprits supérieurs

peuvent bien sans inconvénient s'atiranchir de la religion:la masse ne le peut pas. Ïl est nécessaire de réserver pourune élite le libre examen et la libre pensée l'aristocratiede l'esprit

doit s'enfermer dans un camp retranché. Comm''il fallait du pain et le cirque au peuple romain, il faut des

temples aux peuples modernes, et c'est parfois le sent

moyen de leur faire oublier qu'ils n'ont pas assez de pain.Il faut que l'humanité adore Dieu pour subsister, et non

pas même Dieu en général, mais un certain Dieu dont les

commandements tiennent en une bible de pocbe. Un

livre saint, tout est suspendu à cela. <J<'estle cas de dire

avec M. Spencer que notre époque a encore gardé la su-

perstition des livres et croit voir une vertu magique dans

tes vingt-quatre lettres de l'alphabet. Quand un enfant de-

mande des explications sur la naissance de son petit frère,

sieursannées,je meseraisrangévolontiersparmilesdéfenseursduverstatin.Pourquiconqueétudiequelqueœuvredegénie,celled'unindividuoua plusforteraisoncelled unpeuple.Platon,Aristoteou Kant,lesVédasou la Bible,cetteœuvretend à devenirle centremêmede la penséehumaine,ce livredevientleLivre.Auxyeuxduprêtre,la vietoutentière

f serésultedansla croyance;lesavoir,dansla connaissancedespèresdet'Égtise.Il n'estpasétonnantqueles laïquesmêmes,quiont faitde la

religionleprincipalobjetdeleurétude,soientportésà grandirsonimpor-tance pour l'humanité,quel'historiende la penséereligieusela voieenvahirtoutela viehumaineetacquérir,mêmeindépendammentdesidéesde révélation,unesortedecaractèreinviolable.

Page 219: Jean Marie G.

LE SENTIMENT RELIGIEUX EST-IL INNÉ? 187

on lui raconte qu'on l'a trouvé sous un buisson du jardin:l'enfant se contente de cette histoire c'est ainsi, dit-on,

qu'il faut faire à )'éga"d du peuple, ce grand enfant. Quandil s inquiète de l'origine du monde, ouvrez devant lui la

Bihic il v verra que le monde a été fait par un être détcr-

tnntf. qui en a soigneusement ajusté ensemble toutes les

parties il saura même le temps que cela a demandé sept

jours, ni plus ni moins; c'est tout ce qu'il a besoin de con-

naître. On élevé ensuite devant son esprit un bon mur,

qu'on lui défend de franchir même du regard c'est le mur

de ta foi. Son cerveau est fermé soigneusement, la suture

s<' fait avec l'âge, et il n'y a plus qu'à recommencer la

même opération pour la génération suivante.

Est-il donc vrai que la religion soit ainsi pour la masseon un bien nécessaire, ou un mal nécessaire, attaché aucœur même de l'homme?

La croyance à l'innéité et à la perpétuité du sentiment

religieux naît de ce qu'on le confond avec le sentiment

philosophique et moral; mais, quelque étroit qu'ait été leH<'ndeces sentiments divers,ils sont cependant séparableset tendent a se séparer progressivement.

D'abord, si universel que paraisse le sentiment religieux,il faut bien convenir que ce sentiment n'est point inné. Les

esprits qui ont été depuis leur enfance sans relationavec les autres hommes, par l'enet de quelque défaut cor-

porel, sont dépourvus d'idées religieuses. Le docteur Kitto.dans son livre sur la perte desMM~.cite une dame américainesourde et muette de naissance qui, plus tard instruite,n'avait jamais eu la moindre idée d'une divinité. Le révé-rend Samuel Smith, après vingt-trois ans de contact avecles sourds-muets, dit que, sans éducation, ils n'ont aucuneidée de la divinité. Lubbock et Baker citent un grandnombre de sauvages qui sont dans le même cas. D'aprèsce que nous avons vu de l'origine des religions, elles nesont pas sorties toutes faites du co?M/'humain elles se sont

imposées à l'homme par le dehors, par les yeux et les loreilles, grossièrement rien de mystique à leurs débuts.

qui font dériver la religion d'un sentiment religieuxtnné raisonnent a peu près comme si, en politique, onfaisait dériver la royauté du respect inné pour une race

royale. Ce respect est l'œuvre du temps, de l'habitude, des

tendances sympathiques de l'homme longtemps dirigéesd'un même côté en tout cela, rien de primitif, et cepen-

Page 220: Jean Marie G.

Î8~< DISSOLUTION DES RELIGIONS.

dant cet attachement du peuple à un? race royale possèdecomme sentiment une force considérable. La Révotutiuns'en aperçut bien dans les guerres de la Vendée, ~fais cetteforce s'use un jour ou l'autre; le culte fie la royauté dispa-rait avec ta royauté même, d'autres habitudes se retot--

ment, créant d'autres sentiments, et on est tout surpris devoir que le peuple, royaliste sous les rois. devient républi-cain sous la république. La sensibilité ne domine pas pourtoujours l'intelligence, tôt ou tard elle est contrainte d''se modeler sur elle il est un milieu intellectuel auquelil faut bien que nous nous adaptions comme au mitieu

physique. En ce qui concerne le sentiment religieux, sa

pérennité dépend de sa légitimité. Né de certaines croyanceset de certaines habitudes, il peut s'en aller avec elles. Tant

qu'une croyance n'est pas complètement compromise etdissoute. !e sentiment a sans doute encore la force dela conserver, carie sentiment joue toujours, à lézard desidées auxquelles il s'est lie, le rôle de principe conserva-teur. Ce fait se produit dans l'âme humaine comme dans lasociété. Les sentiments religieux ou politiques sont commeces coins de fer enfoncés au cœur des murailles qui mena-cent ruine reliant les pierres disjointes, ils peuvent sou-tenir encore un temps l'édifice: mais. que les murs mnnsassez profondément s'écroulent entm.tout tombera ave<eux. Rien de plus sur pour amener l'anéantissement com-

plet d un dogme ou d'une institution que de les conserver

jusqu'à la dernière limite du possible; leur chute devientun véritable écrasement. Il est des période:; de l'histoire ")t

conserver n'est pas sauver, mais perdre plus définitivement.La perpétuité de la religion n'est (fonc nullement dé-

montrée. De ce que les religions ont toujours existé, on

lie peut conclure qu'elles existeront toujours avec ce

raisonnement.on pourrait arriveraux conséquences lesplussingulières. Par exemple l'humanité a toujours, en tous

temps et en tous lieux, associé certains événements a d'au-

tres qui s'y trouvaient liés par hasard: post ~c~r~/crAoc.c'est le sophisme universel, principe de toutes les supersti-lions. De là la croyance qu'il ne faut pas être treize

a table, qu'il ne faut pas renverser le set. etc. Certaines

cruyances de ce genre, comme celles qui font du ven-

dredi un jour néfaste, sont tellement répandues qu'ellessuffisent pour modifier très sensiblement la moyennedes voyageurs transportés Paris par les chemins de

fer et les omnibus bon nombre de parisiens répugnent a

Page 221: Jean Marie G.

LE SENTIMENT RELIGIEUX EST-IL HIPÉRISSABLH? 1~

se mettre en route le vendredi. ou ne vaquent alors

qu'aux atTaires les plus pressantes; n'oublions pas ce-

pendant que les cerveaux parisiens (du moins ceux d''s

hommes) se classent, par leur développement, aux pre-miers rangs des cerveaux humains. Que conclure de là. si

ce n'est que les superstitions sont toujours vivaces au sein

de l'humanité et te seront probablement bien longtempsencore? Raisonnons donc a leur égard comme on veut rai-

sonner a l'égard d<s religions myiniquesne scra-t-i' pas

très légitime d'admettre que le besom de superstition est 1

inné il l'homme, que c'est une partie de sa nature, qu il nous

manquerait vraiment quelque chose si nous venions à ces-

sur de croire qu'un miroir hrisé annonce la mort d'une per-sonne? Donc nous chercherons un woc~ <~cy~/ï avec les

superstitions, et nous combattrons celles qui sont le plusnuisibles, n<men leu:' opposant la raison, mais en les rem-

plaçant par des superst.tiens contraires et inottensives.\ous déclarerons même qu il existedes~M~<'y~0~c~nous les enseignerons aux enfants et aux femmes; nous

persuaderons, par exemple, à tous les esprits faibles cet in"

genieux aphorisme du Coran que la durée de notre vie est

réglée d'avance et que le tache ne gagne absolument riena s'enfuir du champ de bataille; s il doit mourir, ilmourra en rentrant chez lui. ~'est-ce pas la une croyancebonne il entretenir dans les armées, plus inonensivc quebeaucoup des croyances religieuses? Peut-être même ya-t-il la-dessousquelque grain de vérité.

On pourrait aller luin dans cette voie et découvrirbien des illusions prétendues nécessaires ou tout au moins

utiles, bien des croyances prétendues indestructibles.« 11est, dit M. Renan, plus difficile d'empêcher l'homme decroire que de le faire croire. » Oui certes; en d'autres

termes, il est plus difticile d'~M~'M~ quelqu un que de le

~ow/ Kt sans cela, quel mérite y aurait-il dans la com-munication du savoir? Ce

qu'onsait est toujours plus

complexe que ce qu on préjuge. Une instruction assez

complu pour mettre en garde contre les défaillances du

jugement demande des années de patience. Heureuse-ment ce sont de longes siècles que l'humanité a devantelle, de longs siècles et des trésors de persévérance, car iln est pas d être

plus persévérant que l'homme et, parmiles hommes, i! nest pas d'être plus obstiné que le savant.

Mais, dit-on encore, les mythes religieux, mieux

adaptés que le pur savoir aux intelligences populaires, ont

Page 222: Jean Marie G.

190 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

après tout, l'avantage de symboliser une partie de la vérité:à ce titre, du moins, on peut les laisser à la foule.C'est comme si l'on disait qu'il faut laisser le pcuptecroire que le soleil tourne autour de la terre, parce qu'il est

incapable de se représenter les mouvements des astres dansleur complexité infinie. Toute théorie, tout essai d'expli-cation, quelque grossier qu'il suit, est cependant à quel-que degré un symbole de la vérité. C'est un symbole dnvrai que la théorie de 1 horreur du vide. du sang immobiledans les artères, des rayons lumineux projetés en lignedroite par émission. Toutes ces théories primitives sontdes vues incomplètes de la réalité, des manières plus onmoins populaires de la traduire elles reposent sur (hs

faits visibles, non encore percés a jour par l'observation

scientifique est-ce une raison pour respecter tous ces

symboleset pour condamner l'esprit populaire a s'en n"m'-

rn'? Les primitives et mythiques explications ont servi :t

édifier la vérité, elles ne doivent pas servir a !aca<h')

aujourd'hui on ne laisse pas éternellement devant b

façade d'un édifice l'échafaudage qui a permis de l'eiev'r.

Si certains contes sont bons pour amuser les enfants, un

moins a-t-on soin qu'ils ne les prennent pas trop <ui

sérieux. Ne prenons pas non plus tellement au sérieux tes

dogmes vieillis, ne les regardons pas avec trop de com-

plaisance et de tendresse s'ils doivent être encore pournous un objet d'admiration quand nous les replaçons parla pensée dans le milieu ou ils ont pris naissance, qui)n'en soit plus ainsi quand ils cherchent a s<' perpétuerdans le milieu moderne, qui n'est plus fait pour eux.

Comme M. Renan, M. Max Muller verrait presque un

exemple à suivre dans les castes établies par les Hindousentre les intelligences comme entre ics classes, dans les pé-riodes régulières ouacramas par lesquelles ils obligeaient

l'esprit de passer, dans le luxe de religions dont ils surchar-

geaient l'esprit des peuples.Poureux, l'erreur trad!ttonneHedevenait sacrée et vénérable elle devait servir de prépa-ration à la vérité; il fallait mettre d'abord un bandeau sur

les yeux, pour le faire tomber ensuite. L'esprit modernea des tendances bien contraires; il aime à faire profiter les

générations qui viennent de toutes les vérités acquises parles générations qui s'en vont, sans faux respect ni ména-

getrent pour les erreurs remplacées il ne lui suffit pas

que la lumière entre par quelque fissure secrète, il ouvre

portes et fenêtres pour la répandre plus largement. Il ne

Page 223: Jean Marie G.

LE SENTIMENT RELIGIEUX EST-IL IMPÉRISSABLE? 191

voit pas on quoil'absurdité des uns peut être utile à la

rectitude d'esprit des autres, en quoi il serait nécessaire

de commencer par penser faux pour arriver à penser

juste, de faire partir l'esprit de plus bas pour le faire arriver

plus haut.SI le sentiment religieux vient à disparaMre. objectc-

t-on, il laissera un vide impossible a combler, et l'huma-

nité, plus encore que la nature, a horreur du vide; elle

satisfera donc n'importe comment, même avec des absur-

dités, cet éternel besoin de croire dont nous parlionstout à l'heure. Une religion détruite, une autre se reforme

il en sera toujours ainsi d'Age en Age, parce que le senti-

ment religieux aura toujours besoin d'un objet et s'en

créera toujours un, malgré tous les raisonnements du

monde. On ne peut pas pour longtemps tlompter la nature;on ne peut pas fane taire un besoin qui s'élève en nous. Il

est des périodes de l'existence ou la foi s'Impose, comme

l'amour; on a soif d'embrasser quelque chose, de se don-

ner, fut-ce a uue chimère; c'est une lièvre de foi qui vous

prend. Cela dure quelquefois toute une vie, d'autres fois

quelques jours, qu<qu<'s heures même; il en est que cettenëvrc ne saisit que sur la fin d<' l'existence. Le prêtre a

observé toutes ces vicissitudes: il est toujours patient,attendant avec tranquillité le moment ou l'accès se décla-

rera, ou !e sentiment longtemps endormi s'éveillera enfinet parlera en maître il a l'hostie prête, il a ses grandstemples retentissants d<~sprières sacrées, où 1 homme,ra-mené enfin vers lu:, y vient respirer Dieu et s'en nourrir.

Nous répondrons que c'est un tort de juger l'humanitéentière d'après ce qui se passe dans le cœur des croyantsdesabusés. On a souvent reproché aux libres-penseurs devouloir détruire sans remplacer, mais on ne peut pas <~Mtfcune religion chez un peuple elle tombe toute seulea un certain moment, quand ont disparu !<'sévidences pré-tendues sur lesquelles elle s'appuyait elle s'en va par voie

d extinction; elfe ne meurt pas à proprement parler, ellecesse. Elle cessera définitivement quand elle sera devenue

inutile, et onn'apas a remplacercequi n'est plus nécessaire.Dans les masses, l'Intelligence n'a jamais une grandeavance sur la coutume on n'adopte une idée nouvelle

que quand on s'y est déjà habitué par degrés. Aussi lachose a lieu sans déchirement, ou le déchirement n'est

que transitoire; c'est une crise qui passe, une blessure

qui se referme vite et sans laisser oe traces; les fronts

Page 224: Jean Marie G.

it)2 DISSOLUTIONDESRELIGIONS.

des peuples ne portent pas (te cicatrices. Les progrèsattendent pour se réaliser. te montent oit ils serontte moins douiourenx. Les révolutions mêmes ne réussis-sent (Rie dans la mesure on ettes sont un pur bien-

fait, on elles constituent une évolution avantageuse pourtous. Du reste, il ne s'accomplit pas, a proprement parier.de révolution ni de cataclysme dans la croyance humaine

chaque génération ajoute un doute de plus a ceux qui nais-saient déjà dans l'esprit des

parents,et ainsi la foi s'en va

par débris, comme la rive d un neuve rongée par le cou-

rant les sentiments qui y étaient liés s'en vont avec elle.mais ils sont sans cesse remplacés par d'autres, un''onde nouvelle vient combler tous les vides et l'am''humaine s'élargit par ses pertes mêmes, comme le lit du

tieuve. L'adaptation des peuples au milieu est une loi bien-faisante de la nature. On a souvent dit, avec juste raison.

qu II y a une « nourriture de l'esprit )) comme une nour-riture du corps on pourrait poursuivre l'analogie enfaisant remarquer qu'il

est très difncile de faire change)a un peuple son alimentation nationale depuis des siè-

cles. les Bretons ne vivent-ils pas de leurs galettes de.sarrasin insuffisamment cuites, comme ils vivent de leurfoi simple et de leurs superstitions enfantines? Cependanton peut affirmer /~o/ qu'un jour viendra où la galettede sarrasin aura fait son temps en Bretagne, tout au

moins sera mieux préparée et mêlée a des mets plusnourrissants; il est également rationnel d'afnrmer quela foi bretonne ne durera aussi qu'un temps, que ces espritschétifs s alimenteront tôt ou tard d'idées et d<'croyances

plus solides, que toute la vie Intellectuelle se trouvera

par degrés transformée, renouvelée.

Seuls les individus élevés dans une foi, puis désillusion-

nés, gardent, avec leurs sentiments primitifs, la nostalgiede l'état de foi qui correspondait à ces sentiments. C'est

qu'ils sont brusqués dans le passage de la croyance à l'in-

crédulité. On a fait souvent 1 histoire du désenchantement

passager de la vie qu'éprouve le croyant dont la foi s en va.

t( J'étais terriblement dépaysé. » dit M. Benan ci' nous

racontant la crise morale par laquelle il a passé lui-même.

« Les poissons du lac Baïkai ont mis, dit-on, des n'illicrs

« d'années à devenir poissons d'eau douce après avoir été

« poissons d eau de mer. Je dus faire ma transition en

« quelques semaines. Comme un ce' de enchanté, le catho-

« licismc embrasse la vie entière avec tant de force que,

Page 225: Jean Marie G.

LE SENTIMENT RELIGIEUX EST-IL IMPERISSABLE? i93

t3

« quand un est privé de lui tout semble fade et triste.

« L'univers me faisait l'effet d'un désert. Du moment que«le christianisme n'était pas la vérité, le reste me parutn indin'ércnt, frivole, à peine digne d'intérêt; le monde se

« montrait à moi médiocre, pauvre en vertu. Ce que je« voyais me semblait une chute, une décadence; je me

a crus perdu dans une fourmilière de pygmées.» Cette

douleur des métamorphoses, ce désespon- de renoncer il

tout ce qu'on a cru et aimé jusqu'alors, n'est pas propreseulement au chrétien désabusé, il se produit à des degrésftivcrs et M. Renan l'a bien vu toutes les fois qu'un:unour quelconque se brise en nous. Pour celui qui, par

exemple, après s'être appuyé toute sa vie sur l'amour d'une

femme, se sent trahi par elle, la vie ne doit pas être moins

désenchantée que pour le croyant qui se voit abandonné

par son Dieu. Même de simples erreurs intellectuelles peu-vent produire un sentiment de défaillance analogue sans

doute Archimede eût senti brusquement sa vie se suspen-dre. s'il eut découvert d'irrémédiables solutions de conti-

nuité dans l'enchamement de ses théorèmes. Plus une reli-

gion a pcrsonniné et humanisé son Dieu, plus elle en a fait

un objet d'aftection, et plus grande doit être la blessure

qu'en s'en allant elle laisse au cœur. Mais, quand même

cette blessure ne pourrait se guém chez certaines âmes, on

ne saurait tirer de ce phénomène aucun argunlent en faveurde la religion dans les masses, car un amour non justitié

peut faire autant sounrir, si on l'arrache de soi, que le pluslégitime amour. La dureté de la vérité tient moins à la vé-rité même qu'à la résistance de l'erreur qui s'est installéeen nous. Ce n'est pas le monde qui est désert sans le Dieu

rêvé, c'est notre cœur, et nous ne pouvons nous en prendrequ'a nous si nous n'avons rompit no<re cœur qu'avec desrêves. Au reste, chez la plupart des esprits, ce vide quelaisse l'écroulement de la religion n'est que passager on

s'adapte à son nouveau milieu moral, on y redevient

heureux, non pas sans doute de la même manière,car nul bonheur humain ne se ressemble, mais d'une

manière moins primitive, moins enfantine, avec un équi-l'bre plus stable. M. Renan en est un exemple sa trans-

formation en « poisson d'eau douce » s'est accomplieen somme assez tranquillement c'est à peine s'il rêve

encore quelquefois des mers salées de la Bible, et personnejamais déclaré avec tant de force qu'il était heureux.On pourrait presque lui en faire un reproche et lui dire

Page 226: Jean Marie G.

194 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

que le bonheur le plus profond est parfois celui qui s'ignore:si toute foi absolue est un peu naïve, il n'est pas sans naï-veté de trop croire même en son propre bonheur.

A la surprise et au désenchantement qu'éprouve l'an-cien chrétien devant la vérité scientinque on pourraitopposer l'étonnement, plus profond encore, que ressentdevant les dogues religieux celui qui a été nourri exclusi-vement de la vérité scientinque. Il les comprend, car il ensuit à travers les âges la naissance et le développementmais il éprouverait, pour s'adapter à ce milieu étroit, pourfaire entrer et tenir son intelligence dans ces constructions

capricieusesde l'imagination populaire, la même difncut~

qu a pénétrer dans un palais des fées de Lilliput. A )))<aussi le monde de la religion, avec l'importance ridi<u~'

qu'y prend la terre, centre du monde, avec les erreursmorales si palpables de la Bible, avec toutes ses légendrsqui ne sont touchantes que pour qui les croit humaines.avec ses rites surannés, tout cela semble si pauvre, si im-

puissant a symboliser l'innni, qu'il est porté à voir ():nsces rèves d'enfant plutôt le côté repoussant et méprisahteque le côté attachant et élevé. Livingstonc raconte qu'unjour, après avoir prêché les vérités de l'Évangile a une

peuplade nouvelle, il se promenait dans les champslorsqu'il entendit près de lui, derrière un buisson, un

bruit étrange, qui ressemblait à un hoquet convulsifil appela, rien ne répondit; il alla derrière le buisson.il y aperçut un jeune nègre qui, pris d'une envie de rin'

irrésistible à 1 audition des légendes bibliques, s'était

caché là par respect et, dans l'ombre du buisson, se tor-

dait de rire, ne pouvant répondre même aux questionsdu digne pasteur. Certes ce n'est pas une gaieté de ce

genre que peuvent causer les surprenantes légendes d<'

la religion à celui qui a été élevé dans les faits de la

science et dans ies théories raisonnées de la philosophiec'est plutôt l'amère déception qu'on éprouve devant toutf

faiblesse de l'esprit humain, car il y a une solidarité de

tout homme devant l'erreur humaine comme devant la

souffrance humaine. Si le dix-huitième siècle a raillé la

superstition, si l'esprit humain, comme dit Voltaire, «dan-

sait alors avec ses chaînes, » il appartient il notrf époquede mieux sentir le poids de ces chaînes; et eu vente,

quand on examine de sang-froid la pauvreté des essais

populaires pour se représenter le monde et t'idéal de

l'homme, on a souvent moins envie de rire que de pleurer.

Page 227: Jean Marie G.

LA RELIGION ET LA MORALITE POPULAIRE, t~

Quoi qu'il en soit, il nefaut pas juger de l'évolution des

croyances humaines par les révolutions douloureuses des

croyances individuelles dans l'humanité, les transforma-

lions sunt soumises à une loi régulière. Les explosionsmêmes de religiosité, parfois de fanatisme, qui se produi-sent encore et se sont produites à tant de reprises au milieu

de la dissolution religieuse, entrent comme partie inté-

grante dans la formule de cette lente dissolution. Aprèsavoir été si longtemps un des foyers les plus ardents de la

vie humaine, la foi religieuse ne peut s'éteindre brusque-ment. Il en est de tout foyer de l'ésprit humain comme de

ces astres qui se refroidissent lentement, perdent leur éclat

eu Hiemc temps que leur chaleur, se recouvrent même

d'une enveloppe déjà solide, puis, brusquement, par une

révolte et un bouillonnement intérieur, brisent la légèrecristallisation de leur écorce, se rallument tout entiers.

reprennent un éclat qu'ils n'avaient plus depuis des cen-taines de siècles cet éclat même est une dépense de cha-leur et de lumière, une simple phase du refroidissementnécessaire. L'astre s'éteint (le nouveau, au moins à la

surface, et chaque fois qu'il se rallume encore, il estmoins brillant, d meurt de ses efforts pour revivre. Un

spectateur qui regarderait d'assez haut pourrait, dans unecertaine mesure, se ''éjouir des triomphes mêmes queparaît parfois remporter l'esprit de fanatisme et de réac-tion ces triomphes provisoires l'affaiblissent pour long-temps. le rapprochent plus vite de l'extinction unale. Demême qu'en voulant brusquer l'avenir on le retarde sou-vent et on l'éloigné, de même, en voulant ranimer le passé.<'n le tue. On ne réchauffe pas du dehors un astre quis'éteint.

M. LA DISSOLUTIONDE LA RELIGIONENTRAI-

NKRA-T-ELLECELLE DE LA MORALITEPOPULAIRE

L'affaiblissement graduel de l'instinct religieux per-mettra de consacrer au progrès social une foule de forcesdistraites jusqu'alors et détournées par les

préoccupationsmystiques; mais on peut se demander si, par le doute

religieux, d'autres forces nuisibles la société, et que.jusqu'ici compensait ou annulait l'instinct religieux, nese trouveront pas t<mta coup mises en liberté.

Page 228: Jean Marie G.

t~6 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

« Le christianisme, a dit Guizot, est nécessairepour

les peuples. En cn'et, il est une école de respect, » –Sans

doute; moins pourtant que les retirions Inndoucs, qui on)fait respecter a humanité jusqu à la séparation ansolucdes castes, si contraire à tous les sentiments naturels <'tau bon fonctionnement des lois sociales. Assurément une

société ne peut subsister si on n'y respecte pas ce qui est

respectable, et le respect est ainsi un élément même de lavie publique; c'est ce que nous sommes trop portés aoublier en France; mais d autre part une société ne peut

progresser si on y respecte ce qui n'est pas respectable, <'t

!e progrès est une condition de vie pour les sociétés. Dis-

moi ce que tu respectes et je te dirai ce que tu es. Le pro-pres par lequel le respect de l'homme s'applique a des

objets de plus en plus hauts est le symbole m<mc de tousles autres progrès accomplis par l'esprit humain.

Sans la religion, dit encore t'écote de Guizot. k

question sociale emportera les peuples c'est l'Église quimaintient la propriété. S'il y aune question sociale. n<'cherchons pas à la dissimuler, mais travaillons sincèrementet activement à la résoudre. Qui trompe-t-on ici ? t)Ie))n'est-il plus qu'un moyen pour sauver le capitaliste ?L<problème social, du reste, ne se pose pas avec moins detorce aujourd'hui devant les religions que devant la libre-

pensée. Le christianisme, qui renferme implicitementdans ses principes le communisme, a répandu lui-mem'chez le peuple des idées qui ne peuvent pas ne pas germerdans la grande fermentation de notre époque, (~'est cequeconfesse un défenseur du christianisme libéral. ALde Lav<

leye. On sait que tout était commun entre les premierschrétiens, et le communisnc était la conséquence

immé-

diate du baptême « Tout est commun parmi nous exceptéles femmes, répe'cnt Tertullien et saint Justin; nous

apportons et nous partageons tout2. » On sait avec quellevéhémence les Pères de l'Eglise ont attaqué la propriété.« La terre, dit saint Ambroise, a été donnée en communaux riches et aux pauvres. Pourquoi, riches, vous en

croyez-vous à vous seuls la propriété? )) « La nature a

cr~é le droit commun. L'usurpation a fait le droit privé.M

« L'opulence est toujours le produit d'un vol, » dit saint

Jérôme. « Le riche est un larron, dit saint Basile; c'est

1.Act.11,44,45;!V,32,sqq.2. Tertull. ~o/o~. c. ~9,Justin., Apoloy. i, 14.

Page 229: Jean Marie G.

LA RELIGION ET LA MORALITÉ POPULAIRE. t97

l'iniquité qui fait la propriété privée,» dit saint Clément.

« Le rich<' est un brigand, ))dit saint Chrysostome. Ennn

Bossuet lui-même s'écrie dans le sermon sur les disposi-~OMSrelatives aM~Mccpss~esde la vie « Les murmures des

pauvres sont justes pourquoi cette inégalité des condi-

tions? wEt dans le sermon sur l'cMîMë~ ~~Mt~e~M/M~-t'M « La politique de Jésus est directement opposée à

celle du siècle. wEnfin Pascal, résumant dans une imagetoutes ces idées socialistes qui avaient fait le fond de la

prédication chrétienne « Ce chien est a moi, disaient ces

pauvres enfants; c'est lil ma place au soleil. Voilale com-mencement et l'image de l'usurpation de toute la terre.Ces pauvres enfants qui sont les hommes ne se sont

pas toujours résignés a cette usurpation de la, des le

moyen âge, des soulèvements et des massacres les

Pastoureaux et lesJacques en France, Watt Tyler en

Angleterre, les anabapttstcs et Jean de Leyde en Alle-

magne. Mais, ces grandes explosions apaisées, le prêtrechrétien avait alors pour dompter les foules la foi robuste

qu'il pouvait leur inculquer dans les compensationscélestes: toutes les béatitudes se résument en celle-ciheureux les pauvres, car ils verront Dieu. De nos jours,par le progrès des sciences naturelles, la certitune des

compensations célestes se trouve nécessairement altérée;le chrétien même, moins sur du paradis, aspire à voirse réaliser des cette vie la justice qu'on lui a représentéesous h's traits de la justice céleste. C<*qui reste de plusdurable dans le christianisme, c'est donc moins le frein qu'ilsavait imposer aux foules que le mépris de l'ordre établi

qu'il avait semé en elles. La religion est obligée d'appeleraujourd'hui la science sociale à son aide pour lutter contrele socialisme. Le vrai principe de la propriété, comme del'autorité sociale, ne peut pas

être religieux il est dansle sentiment même du drott de tous et dans la connais-sance de plus en plus scientitiquc des conditions de lavie civile ou politique.

Mais la moralité même des peuples, n'est-cepas

la

religion qui en est la sauvegarde?– Il est vrai qu on se

représente d'habitude l'immoralité et le crime citez le peu-ple comme liés à l'irréligion et produits par elle; il n'est

pourtant rien de plus contestable, les cnminalistes l'ontluen montré. A considérer la masse des délinquants detous les

pays, l'irréligion n'est chez eux que l'exception, et

uneexcepttnn relativement rare. Dans les p~vs <r~s reli-

Page 230: Jean Marie G.

~8 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

i:icux, comme l'Angleterre, les coupables ne sont pasmoins nombreux, mais ils sont plus croyants la plupart,nous dit Mayhew, font profession de croire à la Bible. En

France, où l'irréligion est sifréquente,

il est naturel qu'ellesoit fréquente aussi chez les délinquants, mais elle est loind'être la re~lc elle se rencontre surtout chez les chefs de

bande, les organisateurs du crime, tous ceux enfin quisortent du commun, comme Mandrin au siècle dernier,La Pommerais, Lacenaire. Si les criminalistes se voientforcés d'accorder un véritable génie antisocial à quelquescriminels, il n'est pas étonnant qu'on rencontre chez plu-sieurs d'entre eux une instruction et un talent suffisants

pour se débarrasser des croyances superstitieuses de ta

foule, partagés parleurs compagnons de crime. ~\i c<-

talent ni cette instruction n'ont pu arrêter leurs ten-dances mauvaises, mais ils ne les ont certes pas pro-duites. Les cr!mina!istcs citent nombre de faits prouvantque la religiosité la plus minutieuse et la plus sincère peuts'allier avec les plus grands crimes. Despine raconte

queBourse venait à peine d'accomplir un vol <'t un bomicid''

qu'il allait s'agenouiller à l'office religieux. La fille G., en

jetant la mèche incendiaire sur la maison de son amant.s'écriait « Que Dieu et la bienheureuse Vierge fassentle reste! M La femme de Parency. au moment on sonmari tuait un vieillard pour le voler, priait Dieu quetout allât bien. On sait combien était religieuse la mar-

(luise de Brinvilliers, qui put d'autant plus facilement êtrecondamnée qu'elle avait écrit de ses mains une con-fession secrète de ses péchés, dans laquelle elle men-

tionnait, en même temps que les parricides, fratricides,

Incendies, empoisonnements sans nombre, le compted<*ses confessions omises ou peu soigneuses La reti-

1. !t ne tant pascroirequelaclassemêmedesprostituées,sivoisinedecelledesdélinquants,soitirréligieusedanslefond.Oncitenombredepros-tituéesquisesontcotiséespour fairetransporter,horsd'unemaisonma)faméeoùle (n'trc ne pouvaitpénétrer,une de leurs compagnessur lepointdemourir;d'autressesontcotiséesafindefairedireungrandnom-bredemessespourt'amed'unecompagnedéfunte.Entoutcasellesrestenttoutessuperstitieuses,et la religions'éparpillepourellesen croyancesbizarres(~absurdes.

En Italie, les criminels sont le plus habituellement religieux. Tout récem-

ment, la famille de bouchers Tozzi, après avoir tué, dépecé un jeunehomme, et vendu dans tour boutique sou sang mété à du sang 'te mouton,n'en va pas moins faire ses dévotions à la Madone et baiser la statue de

la Vierge. La bande Caruso. nous dit M. Lombroso, plaçait dans les boi<

Page 231: Jean Marie G.

LARELIGIONET LAMORALITÉPOPrt.AIRH. i99

gion n'est pas plus que l'irréligion responsable de tous

ces crimes; car ni l'une ni l'autre ne peuvent, en ce

qu'elles ont d'élevé, pénétrer dans la tète d'un criminel.

Quoique le sens moral soit primitivement distinct du

st'ntimen~ religieux, ils agissent et réagissent sans cesse

t'un sur l'autre. On pourrait établir cette loi, que tout être

<'hexlequel le sens moral est assez profondément oblitéré

devient incapable d'éprouver en sa pureté le vrai senti-

ment religieux, tandis qu'au contraire il est plus apte

qu'un autre a s'attacher aux formes supertitieuses des

croyances et du culte. Le sentiment religieux le plus haut

a toujours pour principeun sens moral affiné, quoique

d'ailleurs, lorsqu il s'exagère lui-même jusqu'au fana-

tisme, il puisse, en réagissant sur le sens moral, l'altérer

a son tour. Citez celui qui manque de sens moral, la

religion ne produit que des effets mauvais, fanatisme,formalisme et hypocrisie, parce qu'elle se trouve néces-sairement incomprise et dénaturée.

Ce sont souvent les pays les plus catholiques qui four-

nissent te plus (le criminels parce qu'ils sont les plus igno-rants. En Italie, par exemple, les morts violentes, qui ontatteint parfois le chiffre <!e 16 pour iOO dans l'am icn État

romain et dans l'Italie méridionale, sont de 3 et de 2 pour100 seulement dans la Liguric et t'' Piémont. La popula-tion de Paris n'est pas, pr!s<' en masse, plus immorale quecelle de tous les autres grands centres de l'Europe, cepen-dant elle est sans dout'' la moins religieuse quelle dine-

ot (tans tes grottes des images sacrées devant tesquettes elle allumait des

cierges. Verzeni, qui étran~ta trois femmes, fréquentait assidûmenttY'~tiseet te confessionnal; il surtait d'une famitte non seulement religieuse,mais bigote. Les compagnons 'ie La Gala, transportés à la prison de Pise, re-fusct'entobstinément de manger tes vendredis de carême, et comme le direc-teur les y engageait, ils répondirent Est-ce que par hasard vous nousavezpris pour des excommuniés? Masini. avec les sien! rencontre trois habi-tants du pays. parmi lesquels un prêtre; à l'un, il scie lentementla gorgeavec un couteau mal effilé; puis, la main encore sanglante, il force le prêtrea tui donner t'hostic consacrée. Giovani A)ioet Fontana, avant de tuer leurennemi, voot se confesser. Un jeune parricide napolitain, couvert d'amu-tcttt:s,conneàM.Lombroso que, pour accomplir l'horrible forfait,il alla invo-quert'aide de la madone de )aCha!ne. <~Et qu'elle m'est venue en aide, je leconclus de ceci qu'au premier coup de bâton mon père tomba mort. Et

pourtant je suis très faible. Unautre meurtrier, une femme, avant de tuerson mari, se jette à genoux pour prier la bienheureuse vierge Marie de luidonner la force d'accomplir son crime. Un autre enfin, acceptant le pland'un assassinat, dit à son compagnon Je viendrai et je ferai ce que Dieu

t'inspire.

Page 232: Jean Marie G.

200 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

rencc par exemple entre Londres et Pans Les églises.

temples et synagogues de Paris ne pourraient contenir tedixième de la population, et comme ils sont à moitié videsà l'heure des offices, un statisticien peut en conclure av'c

quelqueraison que le vingtième seulement de la popula-

hon « pratique M.Tandis que Paris ne compte que centsoixante-neuf lieux de culte, Londres en possédait en i8S~douze cent trente et un, sans compter les assemblées

religieuses qui se tiennent dans les parcs, sur les placespubliques, jusque sous les viaducs de chemin de fer.

Nous objectera-t-on, en les mettant sur le compte d<'

l'irréligion, les crimes de la Commune de Paris ou ceuxde la Révolution française ? On pourrait avec plus d'-vérité rendre la religion responsable des massacres d''la Saint-Barthélémy et des Dragonnades, car, dans les

guerres des Huguenots, des Vaudois, (les Albigeois, la

religion était directement en question, tandis que laCommune était une guerre toute sociale la religion n'ya été mêlée que très Indirectement. Cette guerre a son

analogue dans les troubles suscités autrefois a Rome parles lois agraires, dans les grandes grèves contemporainessi souvent accompagnées de troubles sanglants, enfin danstoutes les revendications brutales de l'ouvrier ou du paysancontre le possesseur de la terre ou du capital. Remarquonsd'ailleurs que, dans toutes ces luttes, le parti le plus fort

-(lui représentait celui de la société et, prétend-on, celuide la religion a commis dans la répression des violences

comparables a celles des révoltés, parfois moins excu-sables encore.

Ce qui démoralise les peuples, ce n'est pas tant l'anai-blissement de la religion que le luxe et la paresse des

uns, la misère révoltée des autres. Dans la société, la

démoralisation vient à la fois du plus haut et du plus bas.Il y a, en effet, deux sortes de révoltés contre la loi du tra-vail le mauvais ouvrier qui la maudit tout en y obéis-

sant, le noble oisif ou l'enrichi qui la viole. Les classes les

plus riches de notre société sont souvent celles dont lavie comporte le minimum de dévouement, d'actions dé-

sintéressées et de réelle élévation morale. Pour une

mondaine, par exemple, les obligations de la vie se rédui-sent trop souvent à des niaiseries elle ignore ce quec'est que peiner. Un enfant ou deux (dépasser le nombre

trois, c'est le comble de l'immoralité, disait l'une d'elles),une nourrice a promener, un mari auquel il fnnt eh'e fidèle

Page 233: Jean Marie G.

LA RELIGION ET LA MORALITÉ POPULAIRE. ~)1

au moins dans les limites de la coquetterie, voilà le devoir.

Trop souvent, pour tes classes hautes, le devoir se réduit

à s'abstenir, à n'être pas aussi mauvais qu'on pourraitl'être. Les tentations de faire le mal vont croissant u

mesure qu'on monte l'échelle de la vie, tandis que ce

qu'on pourrait appeler les tentations de bien faire vont en

diminuant. La fortune permet de s'acheter, pour ainsi

dire, un remplaçant dans toutes les occasion' du devoir:

malades à soigner, enfants à nourrir, à élever, etc. La belle

< hoscau contraire que d'avoir, suivant l'expression popu-hirc et si vraie, a « payer de sa personne H, sans repos La

richesse produit trop souvent comme enet une avarice de

soi. une restriction de la fécondité morale en même

)<-mpsque de la fécondité physique, un appauvrissementde l'individu et de la race. La petite bourgeoisie est

en fait la classe la moins immorale, et cela parce-quelle a gardé des habitudes de travail; mais elle estattirée sans cesse par l'exemple des classes les

plushautes, qui mettent leur amour-propre à être inutiles.Le reste de moralité qui existe dans la classe bourgeoisetient en partie a l'amour de l'argent; l'argent, en eti'et,a cela de bon, qu'il faut en général travailler pour l'ac-

quérir. Nobles et bourgeois aiment l'argent, mais dedeux façons dinerentes les H)s des hautes familles ne

1 aiment que pour le dépenser et par prodigalité, la petitebourgeoisie l'aime pour lui-même et par avarice. L'ava-rice est une puissante sauvegarde pour les derniers restesde moralité d'un

peuple.Elle coïncide, dans presque tous

ses résultats, avec 1amour du travail elle n'exerce demauvaise innuence que sur les mariages, ou la considé-ration de la dot l'emporte sur toute autre, et sur les nais-

sances, dont elle redoute le nomb.c. Malgré tout, entrela prodigalité et l'avarice, le moraliste est forcé de donnersa préférence à la seconde parce que, ne favorisant pas la

débauche, elle ne tend pas à dissoudre la société; toutesdeux sont des maladies qui engourdissent et peuvent noustuer, mais la seconde est contagieuse et gagne de procite enproche. Ajoutons que l'amour de la dépense peut rarementservir à encourager un travail régulier; il produit plutôtla tendance au jeu et même au vol les coupsde bourse, encertams cas, sont des vols purs et simples. De là un nouvelen'et démoralisateur. Les prodigues seront nécessairementattu'és par les spéculations financières plus ou moinsvéreuses ou, sans travail proprement dit. on peut gagner

Page 234: Jean Marie G.

20:; PIS~OLrTION DES HELIGTOXS.

plus que parle travail: l'avare, au contraire, hésitera.

préférera l'effort au jeu. et son effort sera plus profitablepour la société. Kn somme, ce qui seul pourrait maintenuune société eu bon état, ce sc'raiL1' ~'aua~7/3o~7le /ra~'</<7,qu'il est si rare de rencontrer et qu'il faudraittravailler à développer: mais cet amour du travail intel-)ectuel et matériel n'est pas lié a la religion il est lié aune certaine culture générale de l'esprit et du cœur quirend l'oisiveté impossible a supporter.

De même pour les autres vertus morales et sociales

qu'on nous représente comme inséparables de la reli-

gion. Kn tout temps il a fallu a l'humanité une certaim

moyenne de vices comme de vertus les religions mêmesont toujours du se ployer devant les habitudes ou les pas-sions. Si nous vivions au temps de la Réforme, nous va-rions des prêtres catholiques soutenir le plus sérieusementdu monde que, sans les dogmes catholiques et l'autoritédu pape, la société se dissoudrait et périrait. Heureuse-ment l'expérience a prouvé que la vie sociale pouvait se

passer de ces dogmes et de cette autorité les consciencesn'ont plus besoin d'un gardien et se gardent elles-mêmes.Lu jour viendra, saus doute, ou un Français ne se sentira

pas plus le désir d'entrer dans une maison de pierre pourmvoqucr Dieu au son des cantiques qu'un Anglais ou unAllemand n'éprouve des aujourd'hui le besoin de s'age-nouiller devant un prêtre qui tend l'oreille.

Ml. LE PROTESTANTISMEEST-)L UNE TRANSITION

NECESSAIREPOUR LES PEUPLES ENTRE LA RELI-

GION ET LA LIBRE PENSÉE?

Outre les libres-penseurs proprement dits, il existe danstout pays une classe d'hommes qui, tout en comprenantles défauts de la religiou en honneur autour d'eux, u'ont

cependant pas la force d'esprit nécessaire pour s'élever

au-dessus de tout dogme révélé, de tout culte extérieuret de tout rite. Alors ils se prennent à envier la religiondes peuples voisins. Celle-ci a toujours un avantage.c'est qu'on la voit de loin à cette distance on ne dis-

tingue guère ses défauts, on la dote au contraire par

l'Imagination de toutes les qualités possibles. Que de

Page 235: Jean Marie G.

L!: PROTESTANTISME EST-IL U~H TrAXSITïOy NECESSAIRE? 2U3

choses <'t de personnes gagnent ainsi a être vues de

foin! Quand on a un idéa! en tête, il est bon quelquefoisde ne pas l'approcher de trop près pour lui garder tout

son culte. En Angleterre plus d'un esprit, s'indignantde la sécheresse de co'ur et du fanatisme aveugle des

pi'~estants trop ortttodoxes, jette un regard d'envie sur

t'autre cuté du détroit, on semble régner une religion

p)us amie de l'art, plus esthétique et plus mystique tout

ensemble, capable de mieux satisfaire certains penchantshumains. Parmi ces espnts assez favorables a un cathot!-

cisme hien entendu, nous citerons M. Matthew Arnold.nous rappeHerons le n<'m du cardinal Kewman on pour-rait compter de ce nombre !n. reine même d'Angleterre.Chez nous. comme on devait s'y attendre, un en'et con-

traire se produit. Fatigues de t'Egtisc catholique et de son

intolérance, nous voudrions échapper à sa domination a

côté des inconvénients du cathohcisme qui nous sautentaux yeux. ceux du protestantisme nous paraissent peu dechose. Aussi une même idée s'est-etle présentée simutta-nément a beaucoup d'esprits distingués de notre époqueet de notre pays pourquoi la France resterait-eHe catho-

nquc, au moins de nom? pourquoi n'adoptcrait-eUe pas la

x'tigion du peuple robuste qui t'a récemment vaincue, de

t Attemagne.ta religion de t'Ang~'tcrre. des Ëtats-tJnis.de toutes tes nations jeunes, fortes et actives? Pourquoi ne

pas recommencer l'œuvre interrompue jadis par taSaint-

Barthétemy et t'édit tantes? Même en supposant qu'onne narvînt pas à ce n vérin' la masse du peupie français, it

suffirait, suivant tes partisans du protestantisme, d'cn-tra!ner vers la religion nouvette t'étite de la populationpour modifier d'une manière très sensible la marche ~éné-raic de notre gouvernement, notre esprit national, notrecode même. Les lois réglant les rapports de i'Ëgtisc et deEtat ne tarderaient pas non plusa~être corrigées on enviendrait à leur faire protéger le développement de la reli-

gion protestante comme elles protègent en ce moment de

mittctacons te catholicisme vicitti. Enfin, te protestantismeunirait par être déclaré la religion nationate de la France.en d'autres termes cette vers taquctte elle doit tendre.

cette qui constitue son véritable idéal et son seul avenir

posstbte, celle qui est pour les nations latines l'uniquemoyen d'échapper a la mort et de se survivre en quelquesorte à elles-mêmes. Ajoutons que, d'après tes auteursde cette hypothèse, la religion protestante, mise en

Page 236: Jean Marie G.

201 DISSOLUTION DES RELrCIOXS.

présence du catholicisme et luttant avec lui a armes

égaies. ne pourrait pas ne pas t'emporter assez vite h' t~((te fer aurait bientôt fait de briser te pot de terre. Les pay-sans du protestantisme invoquent l'histoire te protestan-tisme a été vaincu chez nous par la force, non par la per-suasion: sa défaite n'est donc pas nécessairement définitive.Partout ou te cathoHcisme n'a pas eu pour se maintenir taviolence, ta persécution et le crime, il a toujours succombéil n'a eu raison qu'à condition de tuer ses contradicteurs.

Aujourd'hui qu tt a perdu ce .noyen commode d'avoir

raison, il est condamné pourvu qu on t'attaque. U ren-ferme d'aiiteurs un vice essentiel, irrémédiable: ta con-fession. Par ta confession il a su s'attirer t'hostitité ouvert'ou secrète de tous les maris et dr tous les pères, qnivoient le prêtre s'interposer entre eux et tours femm''s.entre eux et tours enfants. Le confesseur est comme nnmembre surnuméraire dans toute famitte. un membre quin'a ni tes mêmes intérêts ni les mêmes Idées et qui.cepen-dant, n'ignore rien de ce que fnnt tes autres, peut parmiitc moyens contrarier tours projets et. au moment ou ils

s'y atténuent te moins, se mettre en travers de teur chemin.S! on tient compte de cet état de guerre sourde qn)existe souvent entre t'bomme marié et te prêtre cattx'-

tique, si on analyse toutes tes autres causes de dissolution

qui travaittent te catholicisme, si on songe par exempt''que te dogme de t'infaUtibitité est impossible a admettresérieusement pour toutes tes personnes dont la consciencen'est pas absolument faussée, on conviendra nue te projetdeaprotestantiser Mla France.si étrange au premier abord.est cependant digne d'examen.

Aussi n'cst-i! pas étonnant qu'it ait séduit heaucon)'de personnes et

provoqué un certain mouvement intet-

tectuet. Michetet et Qumet eussent voulu que la Francese fit protestante au moins « transitoirement. o En 1843.dans un voyage a Genève. Micheict discuta avec des

pasteurs sur tes moyens d accélérer en France tes pro-grès du protestantisme et de créer une égtise vraimentnationale. Deux hommes dont te nom est connu de tous< euxqui s'occupent de philosophie ou de science sociale.\tM. Renouvieret de Laveteyc, sont parmi tes promoteursde ce mouvement. Des libres penseurs convaincus, connueM. Louis Ménard. y acquiescent, en se réclamant de Turg")et de Quinet; M. Pttton a également soutenu ce projet. Plu-sieurs pasteurs protestants y ont consacré t«ute teur acti-

Page 237: Jean Marie G.

LH PROTESTANTISME EST-IL UNE TRANSITION NECESSAIRE ? 20j

vi)e, ont fondé des journaux. écrit dans les revues; des

brochures, des ouvrages parfois remarquables ont été

composes et répandus. Les protestants ont plus que les

catholiques l'esprit de prosélytisme, précisément parce queleur foi est plus personnelle; ils sentent qu'ils forment

dans un h"n nombre de provinces un n«yau important, quidans 1!1lh'lIl,nom.hl'~

(leIH'OVII1CCS

un nl,lyauimportant, qui

peuts'accroitreet faire la boule de neige. Déjà plusieurs

villages de l'Yonne, de la ~tarne, de l'Aude, etc., ont été

convertis; malgré tous les obstacles apportés par l'auto-

rité civile et religieuse, malgré des vexations et des péri-

péties de toutes sortes, les néophytes ont fini par appelerun pasteur protestant parmi eux. Ces résultats sont

nmmnes au point de vue matériel ils pourraient avoir un

jour de l'importance au point de vue moral. On ne se doute

jamais comoien, dans notre bonne et crédule humanité, il

v a de gens prêts à écouter et à croire, d'autres à prêcheret n convertir. 11 ne faudrait donc pas s étot.ncr de voir

un jour des pasteurs protestants sortir de dessous (t~-tcrreet parcourir nos campagnes. Le clergé catholique, main-

tenant formé presque tout entier d'incapacités, aurait

peinca tenir contre un parti nouveau et ardent.

Les adversaires les plus sérieux d une rénovation pro-testante lie sont pas. en France, les catholiques; ce sonttes libres-penseurs. C'est au nom de la libre-pensée quenous examinerons la question suivante: Notre paysdoit-il se proposer pour idéal une religiun quelconque,fut-elle supérieure a <<'))equ'il est censé professer actuel-lement? Prendre une religion comme but, n'est-ce pasprécisément aller à 1 encontre du grand mouvement quientraîne la France depuis la Révolution?

On a dit que, si la Révolution française a été étonnéesans prodmrc tous les résultats qu on attendait d'elle,c'est précisément qu'elle a été faite non pas au nom d'une

religlun libérale, mais contre toute religion. La nation s'estsoulevée tout entière contre le catholicisme, mais ellen'avait pas de quoi le remplacer: c'était un effort dans le

y'de, après lequel elle devait nécessairement retomberInerte sous la domination de son ennemi. Adresserun tel reproche à la Révolution, c'est méconnaître pré-cisément ce qui la rend unique dans le monde. Jusqu'àprésent la religion avait été la plupart du temps mêléeaux dissensions politiques des hommes. La révolution

d'Angleterre, par exemple, était en partie religieuse.Quand par hasard on se soulevait contre un culte éta-

Page 238: Jean Marie G.

~U6 DISSOLUTION DI;S KHLIGIOXS.

bli. c'était en invoquant U!:e autre religiun il fallait un(Heu nouveau pour combattre l'ancien; sans Jésus ou

quelque autre divinité inconnue. Jupiter trônerait cn''ut'e(tans l'Olympe. Aussi le résultat de ces révolutions reti-

gieuses était-il faei!e a prévoir au bout d'un certainnombre d'années l'un des deux cultes adverses unissait parIcmporter. par s'installer partout, et ses prêtres nouveaux

reproduisaient a peu de chose près l'intolérance de leurs

prédécesseurs. La révolution avait « abouti M,c'est-n-dire

qu'elle étaiL unie, que tout était rentré dans l'ordre, quetout était revenu à peu près dans le même état. On avait

poursuiv un but bien déterminé et pas trop lointain. <mlavait atteint; cela formait un petit chapitre de 1 histoire

universelle, après lequel un pouvait mettre un point c!dire c'est tout. Ce qui, dans la Révolution française, imt

précisément le désespoir de l'historien, c'est 1 impossibilitéou il se trouve de dire c'est tout, c'est fini. Le ~ran'tébranlement dure encore et se propage aux générationsfutures.– « La Révolution française, répete-t-on, n'a pasabouti; » mais c'est peut-être qu'elle n'a pas avorte. Au

fond, elle est encore a son début si on ne peut savoir ounous allons, un peut affirmer hardiment que nous allons

quelque part. C'est précisément l'incertitude et le lointain<)ubut qui font la noblesse de certains cn'orts il faut se

résigner a ne pas toujours très bien savoir ce qu'on veut

quand on veut quelque chose de très grand, il faut de

plus se résigner a être mécontent de tout ce qui vousest donné et qui ne remplit pas l'idéal fuyant que vous

poursuiviez. I\'être jamais satisfait, voilà une chosemconnue à bien des peuples. 11v a eu en Chine, il y a quel-ques milliers d'années, des révolutions qui ont abouti a <!<srésultats si précis et si incontestables, que depuis troismille ans c'est toujours la même chose. La Chine serait-elle l'idéal de ceux qui veulent un peuple a jamais satis-

fait ayant trouvé son équilibre, son milieu, sa forme et sa

coquille? Certes l'esprit français est absolument 1 opposéde l'esprit chinois. Nous avons jusoj'a l'excès l'horreur dela coutume, de la tradition. d<' ce qui est établi en dehorsde la raison. Raisonner la politique, raisonner le droit,raisonner la religion, voila précisément quel a été l'espritde la Révolution française. Ce n'est pas chose facile etc'est même chose chimérique d'Introduire partout à lafois 1;' Ionique et la lumière; on se trompe souvent, onraisono'' faux, on a des défaillances, on tombe dans les

Page 239: Jean Marie G.

LE PROTESTANTISME KST-IL UXJj iHAX..iiIO\ XKCb~AILŒ? 207

concordats et les empires. Maigre tant d'écarts passagers.on peut déjà connaître assez la direction vers laquelle ta

Révolution tend, p'ur affirmer que cette direction n'e. t

pas religieuse; ta Révolution française a même été, pourta première fois dans !e monde, un mouvement libéral

<-tégatitaire en dehors de toute religion. Vouloir avec

Quinet que la Révolution se fit protestante, c'est ne pasla comprendre républicaine dans l'ordre politique, la

Révolution tendait aussi a an'ranchir la pensée de toute

domination religieuse, de toute croyance dogmatique uni-

forme et irrationnelle. EHe n'a pas ~atteint ce but du pre-mier coup, et surtout elle a imité l'intolérance même des

catholiques; c'est sa grande faute, c'est son crime; nous

en soutirons encore. Mais le remède nest pas dans l'adop-tion d'une religion nouvelle, qui ne serait qu'un retour

déguisé au passé.Examinons cependant la substantielle apologie du pro-

trstantisme qu'a présentée M. de Lavelcyc. Il a montré la

supériorité de la religion protestante sur trois points prin-cipaux 1" elle est favorable a l'instruction; 2 elle estfavorable a la liberté politique et religieuse; 3" elle ne

possède pas un clergé vivant dans le célibat, hors de lafamille et même hors de ta patrie. Renrenons ces divers

points. Dans le protestantisme, t'' besoin de s'instruire et

pour cela de savoir lire est une nécessité, par cette raison

que, comme on l'a remarqué souvent, le culte réformé

repose sur un livre, la Bible. Le culte catholique au con-traire repose sur h's sacrements et sur certaines prati-ques, comme la confession et la messe, qui n'exigent r

point la lecture. Aussi le premier et le dernier mot deLuther a été « Instruisez les enfants, c'est un comman-dement de Dieu. ï) Pour le prêtre catholique~ la lecturen'a pas d'avantage certain au point de vue religieux, etelle onrc des dangers, car elle est la voie (mi peut con-duire à l'hérésie. L'organisation de 1 instruction popu-laire date de la Réforme. La conséquence c'est que lesÉtats protestants sont beaucoup plus avancés sous le rap-port de l'instruction

populaire que les pays catholiquesPartout ou l'instruction est plus répandue, le travail sera

1.Tousles États protestants.Saxe,Danemark,Sucd~Prusse,Kco-<se(saufrAngteterre),ontleminimum(i'i!!cnres.Lespayscatholiquesicsplusfavorises,commelaFranceet taUei~uc,ontuntiersaumoins<iignorants.Danscecontraste,la racen'estpourrien onpeutlevcritierenSuisse tes

Page 240: Jean Marie G.

2~ DISSOLUTION DES RELIGIONS.

dirigé avec plus d'intelligence et la situation économiquesera meilleure: le protestantisme crée donc une supérioriténon seulement suus Je rapport de l'instruction, mais souscelui <!ucommerce fit (le l'industrie, de l'ordre et de H

propreté'.<)e même. dans l'ordre civil et })olitiqu< les protestants

se sont toujours montrés partisans du AC/otWMwpM/. (h'

la liberté, de l'autonomie locale et delà décentralisation. En

même temps que la Réforme se sont répandus en Suisse,en Hollande, en Angleterre et aux Etats-L'nis. des

principesde liberté qui sont devenus

plus tard ceux mêmes de la

Révolution française. Les Calvinistes, notamment, ont <'u

de tout temps un idéal libéral et é~alitairc qui les rendit

a bon droit suspects à la monarchie française; ils ne

cantons purement latins, mais protestants, de \euchatet,deVaux et d.'Genèvesont au niveau des cantons germaniques de Zurich et de Berne, tils sont très supérieurs a ceux du Tessin, du Valais ou de Lucerne.

1. Ln Suisse, les cantons de Ncuchatet, de Vaud et de Genève t'empo-tent d'UM manière frappante sur ceux de Lucerne.du ttaut Valais et descantons forestiers ils sont no:t seutement plus instruits, mais plus indus-

trieux. p)us contmercants, plus riches; entin ils on'rentunc p)us ~ran'iept'odu'-tion )ittt'-)'aire et artistique. Aux Etats Unis, dit TocqueviHe. la

plupart des cath'jHques sont pauvres. AuCana()a, les grandes aH'aires,tes

industries, le conimerce, les principatcs boutiques dans les villes sont auxmains des protest.)nts. M. Audipannc,dans ses études sur~ /~o~M/«~')~<uMt'r/M <~ /« f/«. remarque ta supériorité des protestants dans t in-

dustrie, et son témoignage est d'autant moins suspect qu'il n'attribue pascette supériorité au protestantisme."La majorité des ouvriers nimois, dit-i).notamment les taHetassiers, sont catt)oti<)ues.tandis que les chefs d'indus.trie et du commerce, les capitalistes en un mot. appartiennent en ~ém'ratla religion réformée. Quand une metnr famitte s'est divisée en deux

h'anches. t'unc restée dans le ~iron de ta c~'vance de ses pères, t'autn;

enrôtée sous t'étendard des doctrines nouvelles, on remarque presque tou-

jours. d'un coté, une gène progressive et, de t autre, une richesse crois-

sante. » « A A!azamet, t Etbœuf du ~tidi de la France, dit en''ore

M. Audigannc, tous les chefs d industrie, excepté un, sont protestants,tandis que la grande majorité des ouvriers est catholique. !t y a moin-

d'instruction parmi ces derniers que parmi les familles laborieuses de t.)

ctasse protestante. Avant la Révocatio)) de t'édit de Nantes, les réform' s

) emportaientdans toutes les br:):)r))csdu u avait, et les catttotiques, qui "e

p"u\aient soutenir la concurrence, leur ment défendre, à partir de 1C6J.

par plusieurs édits successifs, l'exercice de dinerentes industries où ils

excellaient. Après leur expulsion de France, les protestants apportèrent "n

Angleterre, en Prusse, en Hottande leur esprit d'entreprise et d'économie:

ils enrichissaient le district ou ils se fixaient. C'est à des latins réformés

que les Germains doivent en partie leurs progrès. Les réfugies de la Révo-

cation ont introduit en Angte'crre différentes industries, entre autres cette

de la soie, et ce sont les discutes de Calvinqui ont civilisé t'Ecosse. (Von'M. de Laveleye, De /'Ht'pntr des peuples ca~o~Mcs.)

Page 241: Jean Marie G.

LEPROTESTANTISMEEST-ILUNETRANSITIONNECESSAIRE?209

tt

devaient réaliser cet idéal que par delà les mers, dans la

Constitution américaine, qui marque en quelque sorte

1 épanouissementdes idées calvinistes. t)ës 1633, un amé-

ricain, Roger Williams, réclame la liberté pour tous et

particulièrement la liberté religieuse il revendique la

complète égalité des cultes devant la loi civile, et sur ces

principes il fonde la « démocratie » de Rhode îsland et

la ville de Providence. Les États-Unis, avec l'autonomie

(les provinceset la décentralisation, sont encore aujour-

d'hui le type de l'Ëtat protestant. Dans un tel Etat la

liberté la plus grande existe, mais, à vrai dire, cette liberté

se meut surtout au sein du christianisme les fondateurs

de laConstitution américaine n'avaient guère prévu le jouruit on aurait besoin de sortir cles limites de foi jouron on aurait besoin de sortir des limites de la chré-

tienne la plus large. Aussi serait-ce se faire des Etats-Unis

une idée tr~s fausse que de s'y représenter le pouvoircivil comme tout à fait étranger à la religion. La sépa~ration de l'Etat et des églises est loin d'être aussi

absolue chez les Américains qu'on se plait souvent à nousle dire, et, sur ce point, M. Goblet d'Alviclla corrige très

justement les affirmations trop enthousiastes de GuizotctdcAÎ. dcLaveleyc*.

Ënnn, à la supériorité politique du protestantisme il

faut ajouter la supériorité intellectuelle et morale de son

clergé. La nécessité tie lire et d'interpréter la Bible a pro-

1. « Les institutions pub)i')n~ sont encore fort imprégnées de christia-nisme. Le Congrès et tes législatures d'État ont leurs chapelains, ainsi quela flotte, t'armée et les prisons. On continue à tire la Bible dans un grandnombre d écotes. L'invocation à la divinité est généralement obligatoiredans le serment judiciaire et même administratif. En Pensylvanie, la Cons-titution exige de quiconque veut remplir un emploi public ta croyance aDieu et aux rémunérations de la vie future. La Constitution du Marytandn'accorde la liberté de conscience qu'aux déistes. Ailleurs, tes lois sur le

blasphème n'ont jamais été formellement abrogées. Dans certains États,tes tribunaux prêtent la main plus ou moins indirectement à l'observationda repos dominical. En 1880,une cour a décliné de reconnattre, mêmecomme obligation naturelle, une dette contractée !e dimanche, et un

voyageur, blessé dans un accident de chemin de fer, s'est vu refuser des

dommages-intérêts par ce considérant qu'il n'avait pas à prendre le trainun jour du Seigneur. Enfin, tes biens-fonds aiïectés au service du culte sont,dans une large proportion, soustraits à tout impôt. (M. Goblet d'Alviella,

0~<OMt'C~~K- p. 239.)De même, en Suisse, au mois de février 1886, le tribunal criminel de

~taris, chef-lieu de canton de '7000habitants, à 130kilomètres de Berne,rendait un curieux jugement. Un manoeuvre, nommé Jacques Schiesser,occupé à travailler dans t'eau par une température excessivement froide,grelottant, tes mains bleuies, s'était emporté contre la température dans un

Page 242: Jean Marie G.

210 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

voqué0

dans les universités de théologie protestante, untravail d'exégèse qui aboutit à la formation d'une science

nouvelle, la science des religions. Les pasteurs plusinstruits que nos prêtres catholiques, ont en outre unf

.famille, des enfants, une vie semblable à celle de tous les

citoyens ils sont nationaux, parce que leur église est un<'

église nationale; ils n'obéissent pas à un mot d'ordre venude l'étranger; de plus ils n'ont pas dans leurs mains )cterrible pouvoir que le prêtre catholique doit au confes-

sionnal, pouvoir qui a coûté à la France la révocation d<~l'Ëdit de liantes et tant d'autres mesures déplorables*.

Ces divers avantages du protestantisme sont si incon-testables que, s'il fallait absolument choisir entre deux

religions, on ne saurait hésiter entre la foi protestante <

la foi catholique. Mais un tel choix n'est pas nécessa)r<et l'on peut briser les cornes du dilemme. La libre-penséea encore plus besoin de l'instruction et elle est p)uspropre à la favoriser que le protestantisme, puisqu <*U''b

repose sur l'instruction même: elle a plus besoin cnc'm'de la liberté dans l'ordre pratique, par cela même qu'elleest la complète liberté dans 1 ordre théorique; enfin c!fc

supprime le clergé, ou plutôt, pour redonner à un m"t

du moyen âge le sens large qu'il a eu si longtemps.elle remplace le prêtre par le c/c/'c, c'est-à-dire par t<'

savant, le professeur, le lettré, 1 homme instruit, :t

quelque état qu'il appartienne. Le mot le plus juste sur

la question du protestantisme en France a été dit parM. de Narbonne, causant avec Napoléon « II n'y a pasassez de religion en France pour en faire deux. » An

lieu d'une religion nationale, nous avons en France une

sorte d'irréligion nationale c'est là même ce qui cons-titue notre originalité au milieu des autres peuples. En

France, les deux tiers au moins de la population mas-

mouvementd'impatienceetavaitproférédesparo!esirrévérencieusesenversDieu.Procès-veruatfut aussitôtdressécontrelui. Il comparutdevantlesju~es,quilecondamnèrent,pourblasphème,à deuxjoursdeprison.0"estétonnédevoirlaSuisseramenéeainsiauxcoutumesdumoyenâgeparsonvieuxfondsdeprotestantisme.

1. Par le confessionnal, dit M. de Laveteye, le prêtre tient le souverain,les magistrats et les électeurs, et par les électeurs les Chambres. Tant quele prêtre dispose des sacrements, la séparation de l'Église et de l'État n'estdonc qu'une dangereuse illusion. L'absolue soumission de toute la hiérar-chie ecclésiastique à une volonté unique, le cé!ibat des prêtres et la mutti-

pticatton des ordres monastiques, constituent pour les pays catholiques un

danger que ne connaissent pas les t.ays protestants. Il

Page 243: Jean Marie G.

LH l'KOTESTAXTISMEiST-IL UNETRANSITIONNECESSAIRE? 2tt l

cu!mcviventà peu près en dehors de la religion tradition-

ncUe.A la campagne comme à la ville, l'église renferme

un homme pour dix femmes, quelquefois un pour cent,

quelquefoispas un. C'est une rareté, dans le plus ~randnombre des départements, qu un homme accomplissantles f devoirs religieux. L ouvrier des grandes villes est

l'ennemi ouvert de la religion, le paysan est indifférent.

Si le paysan garde pour la forme un certain respect du

culte, c'est qu'il est forcé de compter avec le curé il a

avec lui des relations fréquentes, il le craint ou l'estime

généralement assez pour ne sourire de lui que parderrière. On ne saurait arrêter dans notre pays le mou-

vement produit par la Révolution; il sufm'a a engendrertut ou tard l'entière liberté civile, politique et religieuseaujourd'hui même, dans le domaine politique, ce n'est

pas par le manque de liberté que nous péchons, au con-traire. Il est donc bien inutile, pour les Français, d'em-brasser le protestantisme sous le prétexte qu'il favorise

t'instruction, la diffusion des idées modernes, la libertécivileet politique.

Reste la considération de la moralité publique enFrance. Mais il est impossible de démontrer que la mora-Hté des peuples protestants soit supérieure à celle des

autres peut-être même, sur un certain nombre de points,tes statistiques tendraient à prouver le contraire, s!on pouvait induire la moralité d'une statistique. L'ivro-

gnerie, par exemple, e~t unuéau beaucoup moindre chezles peuples catholiques, qui habtte:it des climats plustempérés où l'alcool est moins tentant. Les naissances

~légitimessont plus fréquentes enAllemagnequ'enFrance,peut-être à cause des lois qui règlent le mariage. La

moyennedes délits et des crimes n'om'c pas, d'un pays al'autre, des variations très considérables; ou bien cesvariations s'expliquent par des raisons de climat, de race,d'agglomération plus ou moins grande, non de religion.Aujourd'hui, grâce à la facilité croissante des communi-cations, le niveau des vices tend à s'égaliser partout,commeceluides mers. Ils se propagent à la manière desmaladies contagieuses tous les individus qui offrent unmilieu favorable à leur développement sont contaminéstour à tour, à quelque race et à quelque religion qu'ilsappartiennent. Les effetsde telle religion sur la moralitéde tel peuple ne sont certes pas négligeables, mais ilssont tout à fait relatifs au caractère de ce peuple et

Page 244: Jean Marie G.

2t2 DISSOLUTION DES RELIGIOXS.

ne prouvent rien sur la vertu morale absolue de cette

religion. Le mahométisme rend les plus grands servionsaux peuplades barbares en les empêchant de s'enivrer.et tous les voyageurs constatent la supériorité morale destribus mahométancs sur les tribus converties au christia-nisme les premières sont composées de pasteurs et de com-

merçants relativement honnêtes, les secondes d'ivrognes

nuel'alcool a transformés en bêtes brutes et en pillards.

S'ensuit-11 qu'il faille nous convertir au mahoméhsmc, etmême que les défenses du Corau, toutes puissantes surun esprit sauvage, agiraient avec la même force surun ivrogne de Londres ou de Paris? Hélas non. Sans quoion pourrait essayer de ce moyen la sobriété est plus Im-

portante encore pour les basses classes que la continence.son absence aboutit plus vite à la bestialité d'ailteurs

l'ouvrier, le paysan surtout, sont forcés d abuser desfemmes moins que du petit verre, par cette raison que tes

premières coûtent plus cher que les seconds même parmites croyants de Mahomet, les pauvres ne peuvent avoir

qu'une femme.Kn définitive les religions ne font pas à elles seules tes

mœurs elles peuvent encore moins les refaire elles peu-vent seulement les maintenir quelque temps, renforcerl'habitude par la foi. La force de la coutume et du fait

acquis est si considérable que la religion mêmene peutguère la heurter de front. Lorsqu'une religion nouvelle

pénètre chez un peuple, elle ne détruit jamais le fonds de

croyances qui avait pris racine au cœur de ce peuple; elle

le fortifie plutôt en se le subordonnant. Pour vaincre le

paganisme, le christianisme a du se transformer il s'est

fait !atin dans les pays latins, germain dans les pays germains. Nous voyons le mahométisme de la Perse, fie

l'Hindoustan, de Java, ne servir que de vêtement et de

voile aux vieilles croyances zoroastriennes, brahmaniquesou bouddhiques. Les mœurs, les caractères nationaux etles superstitions sont choses plus durables que les dogmes.Dans le caractère des hommes du Nord il v a toujoursquelque chose de dur et de tout d'une pièce, qui produitdans les mœurs plus de régularité au moins extérieure,

plus de discipline, parfois aussi plus de sauvagerieet de brutalité. Les hommes du Midi sont, au contraire,

mobiles, malléables, faciles à toutes les tentations. Affairede climat, non de religion. Le sapin rigide est un arbredu Nord, tandis que dans le Midi croissent les grands

Page 245: Jean Marie G.

LE PROTESTANTISME EST-IL UNE TRANSITION NECESSAIRE? 2t3

roseaux. La discipline de t'armée et des administrations

prussiennes ne tient point à la religion de l'État, mais

a la religion du règlement. Dans toute la vie du Nord, il

est une certaine raideur qui se traduit dans les moindres

choses, jusque dans la démarche, dans l'accent, dans le

regard la conscience aussi est brusque et âpre, elle com-

mande, il faut obéir ou désobéir: dans le ~lidi elle par-lemente. Si l'îtalie était protestante, elle n'aurait proba-blement guère de quakers. Nous croyons donc qu'on

prend souvent l'effet pour la cause, quand on attribue

la religion protestante ou catholique une influence pré-

pondérante sur la moralité privée ou publique, par cela

même sur la vitalité des peuples. Cette intluence a été

autrefois énorme, elle tend a diminuer de plus en plus,et c~'st la science, aujourd'hui, qui tend à devenir le prin-

cipal arbitre des destinées d'une nation.

S'il en est ainsi, que faut-il penser des inquiétudes quel'avenir de notre pays inspire a certains esprits? Ceux

pour qui la religion est la condition sine ~M~MOMde vieet de supériorité dans la lutte des peuples ne peuventmanquer de considérer la France comme en danger de

disparaître mais ce critérium de la vitalité nationaleest-il admissible ?

Nous nous retrouvons ici en présence de M. MatthewArnold. Selon lui, les deux peuples qui ont fait le mondemoderne tel qu'il est, les Grecs et les Juifs, représententl'un et l'autre deux idées distinctes, presque opposées, quise disputent encore l'esprit moderne. Pour la Grèce, cettenation brillante, un peu superficielle malgré sa subtilité

d'esprit, l'art, la science étaient le tout de la vie. Pour les

Hébreux, la vie se résumait dans un mot la justice. Et parjustice il ne faut pas entendre seulement le respect strict dudroit d'autrui, mais le renoncement a son propre intérêt, àson propre plaisir, l'cnaccmcnt du moi devant la loi éternelledu sacrifice, personnifiée dans Javcli. La Grèce, la Judéesont mortes la Grèce fidèlejusqu'au dernier moment h samaxime, tout pour l'art et pour la science la Judée inn-delc à sa maxime, tout pour la justice, et tombantà cause de cette infidélité même. M. Matthew Arnold

figure ces deux nations dans un vieux récit biblique. C'étaitavant la naissance d'ïsaac, ce véritable héritier des pro-messes divines, qui devait être humble, mais élu. Abra-ham regardait son premier fils Ismael, jeune, vigoureux,

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21H DISSOLUTION DES RELIGIONS.

brillant et hardi; et implorant son Dieu: « 0 Seigneur,disait-il, permets qu'îsmael vivedevant toi » Maiscela ne

pouvait être. La Grèce, cet îsmael parmi les peuples, a

péri. Plus tard, la Renaissance se présente pour lui suc-

céder elle est pleine d'avenir, on s'écrie de toutes partsen la voyant le rêve, le sombre cauchemar est passé,plus d'ascétisme religieux, revenons à la nature. LaRenaissance prend en horreur le moyen âge tonsuré et

encapuchonné, dont l'esprit est le renoncement et la mor-

tification pour elle, l'idéal est la plénitude de la vie,c'est l'élargissement de soi, c'est la satisfaction libre et

joyeuse de tous nos instincts, c'est l'art, c'est la science.c'est le bien vivre notre Rabelais la personnifie. Hélasla Renaissancedevait tomber commela Grèceétait tombé)'

autrefois, et le successeur naturel de la Renaissance, sui-vant M. Matthew Arnold, c'est GeorgesFox, le premierquaker, le contempteur déclaré des arts et des sciences.

Enfin, de nos jours, un peuple en Huropea pris la succes-sion de la Grèce; cette Grèce moderne chère aux hommeséclairés de toutes les nations, amie de l'art et des sciences.c'est la France. « Que de fois, avecquelle ardeur, n'a-t-on

pas adressé en sa faveur cette prière au Dieu du cielLaisse îsmael vivre devant toi. La France, c'est l'hommesensuel moyen, Paris est sa ville qui de nous ne s'v sentattiré ? MLeFrançais a cette supériorité sur l'homme dela Renaissance qu'il v a dans notre esprit quelque chosede plus pondéré que dans celui des autres peuples; aussi,

quoique la France ait voulu donner la liberté à l'hommeet l'affranchir de la règle austère du sacrifice,elle n'a pointfait de l'homme quelque chose de monstrueux, et la linertén'est point devenuefolie.Nos idées se sont formuléesdansun système d'éducation qui est le développementrégulier,complet, mesuré de toutes les facultés humaines. Aussil'idéal français ne choque pas les autres nations, il les

séduit pour elles, notre pays s'appelle « la France (lu

tact, de la mesure, du bon sens, de la logique». Nous

développons l'être entier < en toute confiance, sans

douter, sans rien violenter. » De cet idéal nous avons tirénotre « fameux évangile des droits de l'homme Lesdroits de l'homme ne font que systématiser les idées grec-ques et françaises, consacrer la suprématiedu moi, s'épa-nouissant en pleine liberté, sur l'abnégation et le sacrince

religieux. En France, dit M. Matthew Arnold, « on prendles désirs de la chair et les pensées courantes pour les

Page 247: Jean Marie G.

L'IRRÉLIGION CHKZ LES PEUPLES LA FRANCH. 215

droits de l'homme. » Taudis que nous poursuivions notre

idéal, les autres peuples, plus étroitcmcnt enchaînés parles idées hébraïques, continuaient de cultiver la justicefaite de renoncement. Par instants, tandis qu'ils

menaient

!<'urvie austère et terne, c'était avec envie, avec admi-

ration qu'ils contemplaient l'Idéal français, « si positif,si clair, si satisfaisant par moments ils eurent envie

d'en essayer au lieu du leur. La France a exercé un

attrait sur le monde entier. « Tous, dans la vie, à un

instant ou à l'autre, nous éprouvons la soif de l'idéal

français, nous désirons en faire l'essai. x Les Français

apparaissent comme « le peuple chargé du beau, du char-

mant évangile de l'avenir, » et les autres nations s'écrient:

puisse îsmael vivre devant toi et tsmael semble de plusen plus brillant, il grandit, il parait sur du succès, il va

conquérir le monde. « Mais, à ce moment, toujours sur-

viennent les désastres; quand il touche au triomphe, arrivela crise, le jugement de la Bible t'Mc<le /~<y~c~~o~c. » Le monde, pour M. Matthew Arnold, a été jugéen t870 les Prussiens remplaçaient Javeh. De nouveau

ismael. et avec lui l'esprit de la Grèce, l'esprit de la

renaissance, l'esprit de la France, la Libre-Pensée et laLibre-Conduite ont été vaincus par Israël, par l'espritbiblique et l'esprit du moyen :~e. La civilisation bril-

lante, mais superficielle, a été écrasée au choc d'unascétisme barbare et dur. d'une foi plus ou moins naïve.Javeh est encore aujourd'hui le Dieu des armées; et mal-heur au peuple, malheur aux individus qui ne croient

pas, avec le peuple juif, que l'abnégation constitue lestrois quarts de la vie, que 1art et la science en forment a

peine le dernier quart.Pour apprécier cette philosophie de l'histoire, plaçons-

nous au point de vue même où s'est placé M. Arnold,et qui n'est pas sans une nuance de vérité. Assurémentla Grèce et la Judée, quoique leurs idées se soient fon-dues dans le christianisme, sont pour ainsi dire deuxnations antithétiques représentant deux conceptions oppo-sées de la vie et du monde. Ces deux nations ont lutté

perpétuellement l'une contre l'autre dans une lutte toutintellectuelle, et on peut accepter comme très hono-rable pour la France le rôle que lui assigne M. Arnold,d'être la Grèce moderne, de représenter la lutte de l'artet de la science contre la foi mystique ou ascétique. LaGrèce et la France ont été vaincues, il est vrai; mais

Page 248: Jean Marie G.

2!G DISSOLUTION DES REUGIONS.

en conclure la défaite de l'esprit grec et français, ladéfaite de l'art et de la science par la foi, c'est aller un peuvite. Il y a une guerre engagée, l'issue définitive estencore bien incertaine. S'il fallait établir un calcul des

probabilités, toutes les probabilités seraient pour lascience si nous avons été vaincus, ce n'est pas par la foi

germanique, mais par la science germanique. En général,il est bien difficile de déclarer une doctrine inférieure parceque le

peuple qui la soutenait a été vaincu dans l'histoire.L'histoire est une suite d'événements dont les causes sontsi complexes qu'on ne peut jamais affirmer, étant donné unfait historique, connaître absolument toutes les raisons

qui l'ont produit. ÏI y a d'ailleurs chez un peuple divers cou-rants de pensées coulant les uns à côté des autres, quel-

quefois en sens contraires. La patrie de Rabelais est aussicelle de Calvin. Bien plus, chez d'autres nations, on voitune sorte de doctrine officielle, professée par une série de

penseurs marquants, qui semble plus ou moins en opposi-tion avec la doctrine populaire plus inconsciente, dans

laquelle se résument la conduite et la pensée de la grandemultitude. Quelle est, par exemple, la vraie doctrine du

peuple Juif? Mst-cc l'acte de foi passionné des Moïse, desElle ou des îsaïe ? Est-ce, au contraire, le doute de l'Ecclé-siaste déjà annoncé par le livre de Job? Est-ce l'explosiondes instincts sensuels éclatant dans le Cantique des Can-

tiques ? Il est bien difficile de le décider. On pourrait affir-mer sans invraisemblance que le tempérament de la nation

juive, prise en masse, est plutôt encore sensuel que mys-tique on pourrait voir dans la doctrine officielie que nous

a léguée la Bible une réaction contre ces tendances popu-laires, réaction d'autant plus violente que les tendancesétaient plus enracinées. En somme, les grands jours du

peuple hébreu ont été bien plutôt ceux ou, sous le regn<'de Salomon, Hérissaient les arts et la vie facile, que ceuxoù les prophètes pleuraient cette splendeur disparue. De

même. quel a été le véritable esprit populaire du moyenâge? Peut-on le trouver dans les livres mystiques desmoines du temps? D'ailleurs, le moyen âge est-il la grandeépoque ? Même en supposant avec M. Matthew Arnold quetout âge brillant, comme la Renaissance, tout âge deslettres et de la science renferme en lui-même des germesde mort, est-ce une raison pour vouloir rabaisser des

époques qui ont été des moments de vie intense, et nevaut-il pas mieux pour un peuple avoir vécu, fût-ce

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L'IRRÉLIGION CHEZ LES PEUPLES LA FRANCE. 217

quelques années, que d'avoir dormi pendant des siècles?

Rien n'est éternel. Lorsqu'une nation a brillé pendant un

certain nombre d'années ou de siècles, lorsqu'elle a pro-duit de grands artistes ou de grands savants, il vient néces-

sairement une période ou elle s'arrête épuisée. Les reli-

gions aussi ont leur naissance. leur floraison, leur mort.

Que faut-il accuser? Les lois mêmes de la vie, qui ne

permettent pas que les ptantes fleurissent éternellement

et qui font qu'en générât, dans tous les règnes de la

nature, il n'y a rien de si fragile que ce qui ressemble a

une tieur. Mais, si toutes le choses humaines n'ont qu'un

temps, faire de i'éctosion de l'inteHigence, faire de l'art etde la science le but suprême de la vie, c'est précisément

poursuivre ce qu'il y a de moins périssable l'art, la

science, les résultats derniers auxquels aboutit l'intel-

ligence humaine, ne passent pas; l'homme seul, t'individu

disparaît, et nous revenons a l'antique parole l'art est

tong, la vie est courte. Quant à la vraie «justice,)) elleest à coup sûr éternelle, mais, si on entend par là « laloi dure de Jéhovah e, le culte de cette loi a toujourscorrespondu aux époques inférieures de 1 histoire, et

précisément aux époques d'injustice et de barbarie. C'est

pour cela que ce culte coïnode avec les temps où les

peuples sont le plus solides, te plus difficiles à entamerleurs mœurs sont farouches, leur vie est au fond tout lecontraire de la justice idéale leur foi se ressent de ces

mœurs, elle est violente et sauvage comme elles, elle les

porte à l'intolérance, au fanatisme, aux massacres maistous ces éléments d'injustice n'en constituent pas moins,chez le peuple où ils se trouvent réunis, des chances devictoire sur les autres peuples. Plus tard, quand les mœursse policent, que la foi diminue, que l'art et la science

naissent, la nation tout à l'heure si forte s'affaiblit souventdans la proportion même où elle s'ennoblit; plus un

organisme est supérieur, plus il est délicat, plus il est facileà briser. Le renoncement à soi, la soumission des faiblesaux forts et des plus forts à un sacerdoce tout-puissant,cette hiérarchie que la Judée, l'Inde, le moyen âge nousont offerte à un suprême degré, tout cela donnait autrefoisà un peuple sur les autres la supériorité du roc sur la

plante, du chêne sur la sensitive, du bœuf ou de l'éléphantsur l'homme; mais est-ce là l'état idéal d'une société,est-ce là un but que nous puissions proposer à nos efforts?L'art et la science, pour arriver à leur plus haut déve-

Page 250: Jean Marie G.

2t8 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

loppcment. exigent une' dépense considérable de force; ils

usent donc, ils fatiguent le peuple chez lequel ils se pro-duisent. Apres ces époques d'effervescence en viennent

d'autres ou la nation s<*repose, recueitte ses forces; c'est.

pour ainsi dire. tes époques de jachère dans la culture in-

teHectm'He. <~esalternatives (le repos et de production,de stérilité et de fécondité, se reproduiront dans !e cours

de rhistoire aussi longtemps qu'on n'aura pas trouvé un

moyen de fertitiser l'esprit d'une manière continue, commeon fertilise la terre, et de faire pour ainsi dire monter

indéfiniment la sève dans des ncurs indéfiniment épa-nouies. Peut-être y arrivera-t-on un jour; peut-être trou-

vera-t-on dans l'éducation d'un peuple des procédés ana-

logues à l'assolement, dont tes agriculteurs se servent dans

la culture des terres. Quoi qu'il en soit, dans l'histoire

passée, la grandeur d'un peuple t'a trop souvent épuisé. Il

ne s'ensuit pas qu'il faille prendre, pour ainsi dire, l'his-

toire à rebours et voir dans tes périodes de tâtonnement.de barbarie, de despotisme, celtes ou la «toi de justice)) a

été te mieux observée et a sauvé les peuples.Si la grandeur tue, il est beau de mourir par sa gran-

deur même mais, quand il s'agit d'une nation, la mort n'est

jamais que partieitc. Qui est la plus vivante aujourd bui,quoi qu'en dise M. Matthew Arnotd. de la('rece ou de la

Judée? Qui sera la plus vivante demain, de ia Franceabaissée aujourd'hui ou des nations qui semblent lui être

supérieures? Si nous étions parfaitement sûrs que laFrance représentât mieux qu aucun autre peuple 1' «art))véritable et la véritable « science )), nous pourrions affirmeren toute certitude qu'ette aura t'avenir, et dire avec con-fiance Ismael vivra. tt est vrai que. selon M. Mattbew

Arnold, Isma<'tne représente pas Seulement le savant, maisle sensuel, « l'homme des désirs de la chair)'. En vérité,il est étrange de voir des quakers dans ceux qui ont vaincula France, et Paris n'est pas plus que Londres ou Berlin la

Babylone moderne, ~ous pourrions railler un peu à cetendroit les épouvantes mystiques de M. Matthew Arnold.Ce qu'il remarque très justement, c'est que le Français,dans la recherche même du plaisir, met plus de modéra-

lion, plus de mesure, plus d'art que tout autre peuple; parlà il se rapproche donc, sinon du fond, du moins de laforme de toute morale, qui est, comme l'a montré Aristote,un juste milieu, un équiiibre entre les penchants. Seule-

ment. pour M. Matthew Arnold, sous cette forme morale

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L'IHIU'LIGIOX (H!:X LES l'HUPI.E~ LA FKAKCE. 2i9

se cache cette immoralité suprême: chercher la règle (te la

conduite non en Dieu, mais dans la propre nature humaine,faite de tendances diverses, tantôt élevées et tantôt inté-

rieures. Cette immoralité, il son tour, constitue une sorte de

danger social, celui de l'amollissement, de l'affaiblissement

d'un peuple. Ce danger nous paraît illusoire, ou plutôt,si l'on peut ainsi parler, c'est une question qui regarde

l'hygiène mieux que la morale il faut que la science en

vienne a tirer d'elle-même une règle de conduite. En réa-

lité, les vrais savants sont encore ceux qui savent le mieux

se diriger eux-mêmes dans la vie, et un peuple de savants

ne laisserait guère à désirer sous le rapport de la K con-

duite; cela prouve bien qu'il y a dans la science mêmej Iun élément de direction pour l'avenir. Remarquons qu'ilexiste scientifiquement une antinomie entre la dépensecérébrale et la violencedes appétits physiques. Les détenscs

imposées par une loi mystique ne font bien souvent qu'a-viver 1rs désirs, comme il est facile de le montrer par les

exemples tirés du clergé au moyen âge. Il y a quelquechose de bien plus sur c'est l'extinction du désir même,c'est une sorte de dédain intellectuel remplaçant la ter-

reur religieuse.La religion mahométane défend le vin a ses

adeptes; mais les subtils distingueront entre le vin et

l'alcool, que Mahomet n'a pu formellement défendre,faute de le connaître. Puis, la foi religieuse, comme elle ases subtilités d interprétation, a ses défaillances au con-

traire. ne faites aucune défense mystique à un homme,mais élevez-le à un certain degré de développement intel-

lectuel il ne désirera même pas boire; la culture l'auratransformé plus parfaitement qu'une religion n'eût pu le

faire. En réalité, loin de diminuer toujours la valeur queles individus accordent au plaisir, les religions l'augmen-tent dans des proportions considérables, puisque, en facede tel plaisir et comme en balance avec lui, elles placentune éternité de peines. Lorsqu'un dévot cède à une ten-tation quelconque, il se représente donc la jouissanceconvoitée comme ayant en quelque sorte une valeur (innnie. comme condensant en un instant une éternitéde jouissance qui peut faire équilibre à une éternité desoum'ance. Il y a dans cette conception, qui domineinconsciemment toute la conduite du croyant, une immo-ralité fondamentale. La crainte du châtiment donne

toujours, comme l'ont. remarqué bien des fois les psy-chologues. une sorte de saveur particulière au plaisn';

Page 252: Jean Marie G.

220 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

multipliez le châtiment, vous multipliez ce charme acredu fruit défendu. C'est ta une des explications de cefait que, si un dévot est immoral il l'est infiniment plusqu'un sceptique il aura dans l'organisation de la jouis-sance des raffinements monstrueux, analogues a ceux qu'Hprête à son I)ieu dans l'organisation du châtiment d'autu'

part sa vertu étant faite en grande partie de crainte, aelle-même pour fond une certaine immoralité. Avec les

époques de développement scientifique disparait cette sortede prix mystique et diabolique accordé au plaisir. Le savantconnaît les causes de la jouissance, elles rentrent pour luidans l'enchevêtrement générât des causes et des en<'tsc'est un effet désirabie dans une certaine mesure, mais <'ntant qu'il n'exctut pas tel ou tel autre cnct également dési-rable. Le plaisir des sens prend ainsi son rang légitimedans l'échelle des fins. C'est chez l'homme intelligent <'t

d'esprit large que le désir peut trouver son antagonistenaturel, son seul adversaire tout-puissant

le dédain.En somme, Ismaël peut fort bten, indépendamment de

Jéhovah, se fixer des lois de conduite: «la justice est !<'

salut », disait le peuple hébreu; mais la science est aussile salut, et c'est aussi la justice, une justice souvent plusjuste et plus sûre que l'autre. Si Ismaël s'égare parfoisdans le aésert, perd sa route et tombe, il sait aussi s<'

relever, il sait trouver dans son propre cœur assez de force

pour se passer du Jéhovah qui l'a laissé seul dans t'espaceinfini, sans même envoyer à son secours l'ange dont parle laBible. Si la France, comme le dit M.Arnold, a eu le méritede formuler l'évangile nouveau d'îsmael, cet évangile

profondément humain survivra sans doute à i'autre.car il n'y a souvent rien de plus provisoire, de plus pas-sager, t~eplus fragile que ce que les hommes ont décorédu nom de divin. Pour trouver l'éternel, le plus sur est

encore de s'en tenir à ce que l'humanité a de meilleur et d<'

plus universel. Mais l'évangile des droits de l'homme,

objecte M. Arnold, n'est que l'idéal de l'homme sensuel

moyen. Nous nous demandons ce que vient faire ici le

mot sensuel, et ce qu'il v a de sensuel ne pas vouloir sacr)-fier autrui, ni être sacrifié par autrui. Comme si le droitétait 'me affaire de sensualité M. Arnold oublie que le

droit même implique toujours, dans une certaine mesure,« le sacrifice, w Seulement, ce n'est pas le sacrifice dispro-

portionné de tous pour un ou pour quelques-uns,sacrifice stérile, dépense vaine de force c'est le sacrifice

Page 253: Jean Marie G.

L'IRRÉLIGION CHEZ LES PEUPLES. LA FRANCE. 221

partiel de tous pour tous, c'est le renoncement, dans

notre propre action, à tout cequi pourrait entraver l'action

d autrui; et alors, au lieu dêtrc une dépense vaine de

force, c est une multiplicationdes forces sociales. Le

peuple dans la conduite duquel serait vraiment réalisé

l'évangile des droits de 1 hommene serait pas seulement

le plus brillant de tous les peuples, le plus enviable,le plus heureux, mais aussi le plus juste, d'une justicenon seulement nationale et passagère, mais pour ainsi

dire universelle et indestructible. Sa force ne pourrait se

briser, même dans la main dejéhovah, car il porterait en

lui, avec le cœur même de l'humanité, la vraie force di-

vine. La révolution française n'a pas eu ce caractère pure-ment scnsualiste et terre à terre que lui attribue M. Mat-

thew Arnold. Elle a été une revendication, non des sens.

mais de la raison. La déclaration des droits est une

suite de formules a <, constituant une sorte de méta-

physique ou de religion du droit, fondée sur la révélationde la conscience personnelle. On comprend sans doute quedes esprits positifs et empiriques, comme Bentham,Stuart Mil! <'tTaine. blâment cette utopie religieuse d'unnouveau genre; mais un esprit qui sepique d'être religieuxnedoit pas la repousser, il doit mêmel'admirer. C'est ce quefait Parker, un chrétien non moins libéral que ~Ï. MatthewArnold. Théodore Parker a écrit au sujet de la Révolution

française « Les Français ont été plus transccndantalistcs

que les Américains. A l'idée inteflectuelle de liberté et a1 idée morale d'égalité, ils ont ajouté l'Idée religieuse de

fraternité, et ainsi ils donnent à la politique, comme à la

législation, une base divine aussi incontestable que desvérités mathématiques. Ils déclarent que les droits et lesdevoirs précèdent et dominent toutes les lois humaines.

L'Amérique dit la Constitution des États-Unis est au-dessus duprésidcnt; la Cour suprême, au-dessus du Con-

gres. La France dit la Constitution de l' Universest au-dessus de la Constitution de la France. Voilà ce qu'ontdéclaré

quarantemillions d'hommes. C'est la plus grande

chose qu une nation ait jamais proclamée dans l'histoire. »Ce qu'on a raison de nous reprocher, ce n'est pas notre

amour de l'art et de la science, mais notre amour de l'arttrop facile et de la science trop superficielle. On a raisonaussi de nous reprocher notre légèreté trop athénienne,notre manque de persévérance et enfin de sérieux. Certes,Il ne faut pas faire comme ces Slaves superstitieux qui

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222 DISSOLUTION DJ;S KHLIGIOXS.

attribuent au diable les éclats invo!ontaircs du rire <'t nui,après avoir ri. crachent avec indignation, pour chasser tedoux esprit de gaieté qu'ils prennent pour l'esprit mauvais.La gaieté française, si elle est une de nus faihlesses, estaussi un des principes de notre force nationale niais enten-dons-nous bien sur le sens des mots. La vraie et bet!e

gaieté n'est autre chose que la fierté du cœur unie a la viva-cité de l'esprit. Le cœur se sent assez fort, assez aiiegre pourne point prendre les événements par leur côté misérahtcet douloureux. Toute chose a deux anses, disait la sagessegrecque; pour qui la saisit par l'une de ces anses, ette est

toujours tégerc et facile à soulever c'est par cette-ta. ituusautres Français, que nous aimons souvent a prendre h'

sort, à soulever la fortune. Cette gaieté-ta n'est qu'une n<s

formesdet'espérancc tespensécsqui «viennentducœu) )'.les grandes pensées sont souvent t"s plus souriantes. Ce

qu on appeHe t'y' ce trait rapide où se ptait le carac-tère français, est lui-même une preuv<'de tiberté <esprit.tèl'e fl'an'~ais, est lui-m'~me une })l'('U\ de lil)t!I'U'

IreSlll'il.une afnrmation du peu d'impôt tance qu'ont au fond ieschoses qui paraissent au premier moment les plus énormes.une marque de bonne volonté à l'égard (lu sort c'est teMOM~o/c/ antique, moins théatra!. Ln ofticier français.dans une guerre d'embuscades (à la I~ouvetie-~atédonie.

je crois), se sent tout à coup frappé d'um' balle en pteinepoitrine « Bien visé pour un sauvage M, dit-i! en tom-bant. C'est t~ t'héroïsme français, ne s't'xattant pas au

point de perdre le sentiment du réel, la juste appréciationdes choses et des coups. Mais il y a une gaieté qu'on nesaurait tropbtamerct combattre dans t'éducaticnnatiottate.une gaieté sans subtilité et sans élévation de cu'ur, quid'ailleurs est à la portée' de tous tes peuples aussi bien qu<'du Français, un gros rire qut éclate à la premièrebalourdise, répercuté par tes murs d'auberges ou de caféschantants. Cette gaieté-ta. c'est ce!!e des paysans endi-

manchés, excités par la première pointe de vin. c'est cet!edes commis voyageurs trop gras discourant a la tabted'hôte. LeCau!oisatropdefaib<epourta «gaudriole)', c'est

incontestable. Je connais un jeune médecin d avenir forcéde quitter Paris, où il se fut fait une p!ace comme chirur-

gien des hôpitaux, contraint à émigrer au loin, à ne plusrien fare (tans un jour d'expansion, il me confia que ce

qu'H regrettait le plus du temps jadis, c était les bonnessoirées du Patais-Royat. Supposez des mit!iers déjeunesgens distingués soumis à cette éducation par la farce gau-

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L'IRRELIGION CHEZ LES PEUPLE. LA i-'KAXC'H 2~3

loise, il est impossible que quelque chose ne s'émousse pasen eux. Le Palais-Royal, le vaudeville, les cafés-concerts,ce sont les cabarets de l'art, ou le goût se perd comme

s'émousse le palais des buveurs d'eau-de-vie de bois dans

l'assommoir, îl est bien difncile d'être un homme vrai-

ment remarquable lorsqu'on possède un goût développe

pour la grosse plaisanterie des petits théâtres. Cela est

inconciliable. Il est donc triste de penser que le meilleur

de la jeunesse française passe par là, vit plusieurs années

dans ce milieu, s'y déforme le goût aussi sûrement quelle

s'y fausse l'oreille. Tout ce qui est antiesthétique dans le

rn'c est dégradant. 11faut que les plaisanteries dont on rit

soient spirituelles pour élargir véritablement le cœur parune saine gaieté; il faut que le rire même embellisse le

visage qu'il anime. ~VïA~o r<sM~e/~tM$est c'est que,dans ce cas, le rire est comme la fanfare même de la

sottise. Le sage, dit rËcriturc, rit plutôt d un rire inté-

rieur. Le rire doit éclairer et non défigurer le visage,

parce qu il éclaire jusqu a l'âme même et que cette âmedoit apparaître comme belle il doit ressembler à un éclatde franchise, à une illumination (le sincérité. La beautédu rire tient en cn'et beaucoup à la sincérité de la joie, quinous rend pour un moment transparents les uns auxautres. La pensée et le cœur humains, avec le monde tentier qu'ils contiennent, peuvent se ténéter dans un sou-rire c'~mmedans une larme.

L'esprit parisien qui semble à quelques-uns 1 idéalmême de l'esprit français, n'est à certains égards qu'unrésumé de ses défauts chez les ouvriers, c'est la gouail-lerie, qu'ils nomment la «blague chez les mondains et les

mondaines, un vernis supciliciel, une impuissance de Hxer

l'esprit sur une suite logique d'idées. Dans les salons, lafrivolité est érigée à la hauteur d'une convenance. Unemouche bourdonnait sur ma vitre, et m'amusa un instant.Ses ailes

transparentesdécrivaient des cercles sur la vitre

lumineuse, qu elles ne pouvaient franchir. Ce mouvementgracieux et vain me rappelait la conversation d'une pari-sienne

que je venais d'entendre au salon, et qui, pendant uneheure, avait tourné dans des cercles à peine plus grands,eftieurant toutes les surfaces sans pénétrer rien. C'était enraccourci toute la frivolité parisienne que

cette mouchemiroitante et étourdie ignorante de 1 air libre, jouantavec quelques rayons perdus de la grande lumière descieux sans jamais pouvoir monter vers elle.

Page 256: Jean Marie G.

224 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

Faut-il donc être sérieux jusqu'à l'ennui? Non, sansdoute, cela n'est pas nécessaire, ni dans notre tempéra-ment. Reconnaissons-lepourtant, savoir~'e~MMyerest une

grande force chez certains peuples c'est le secret du tra-vail lent, patient et méticuleux, qui ne laissedans l'ombreaucun détail, qui donne à toutes les constructions de l'es-

prit les fondementsobscurs les plus solides c'est le secretde la supériorité des hommes du nord sur ceux du midi.Dans le midi, pour ne pas s'ennuyer, on se disperse, on se

prodigue, on ne va jamais dans les choses plus loin que làoù finit la claire lumière, on ignore les tâtonnements dansl'obscur. Les besognes poursuivies avec obstination sansla certitude d'un succèsproche, les travaux de cabinetinfa-

tigables, la lecture comprise commeune exhaustion com-

plète de toute la substance des livres lus, tout cela <'st

ignoré des esprits faciles qui d'un coup d'œil voient tes

ensembles, mais laissent échapper des détails essentiels.Certains peuples ne font que parcourir ils parcourent les

livres, ils parcourent le monde, ils feuillettent la vie. Cen'est point làni l'art vrai ni la vraie science. <ïSoyons inté-rieurs », dit l'Imitation. C'est là l'idéal que doit poursuivraparticulièrement le Français, trop porté à se gaspiller hn-memc dans les mille riens du dehors. Mais la véritable«intérioritéa n'est pasnécessairement la méditation stériled'un dogme. Soyez intérieur, cela doit signifier soyezsé-

rieux, soyezpersonnel, original, indépendant et libre sen-tezenvous-mêmeunepuissancepropredepensée.et prenezplaisir à la développer,prenez plaisir à être entièrementvous-même. Il faut fleurir en dedans comme certaines

plantes, enfermer en soi son pollen, son parfum, sa

beauté mais aussi il faut répamne ses fruits au dehors.La qualité d'expansion qui rend le Français si communi-catitcst une de ses puissances elle n'est une faiblessequequandil n'a rien de sérieux à répandre et à communiquer.

Nos défauts sont guérissables, et leur remède n'est

pas dans une sorte d'ascétisme religieux, il est dansune plus profonde et plus complète intelligence de ces

grands objets d'amour qui ont toujours séduit l'espritfrançais science, art, droit, liberté et fraternité uni-verselle. Il y a une légende japonaise scion laquelleune jeune fille, s'étant procuré des graines de fleurs, futétonnée de trouver ces graines noires et hérisséeselle en offrit à ses compagnes, qui n'en voulurent pas;alors elle les sema, un peu inquiète. Et bientôt de chaque

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L'tBRÉMGION CHEZ LES PEUPLES. LA FRANCE. 225

<$

graine piquante une fleur sortit, superbe; et toutes les

voisines, voyant ces fleurs, vinrent redemander les se-mences qu'elles avaient d'abord méprisées. Les véritéssérieusesde l'ordre scientifiqueet phnosophique sont ces

graines quelque peu hérissées, dédaignées d'abord, mais

que les peuples nuiront un jour par se passer de main enmain.

Page 258: Jean Marie G.

CHAPITREV

LA ML!GtON ET L'mËUGK)N CHEZ L'ENFANT

I. A~<"&h«M)M< <f<<'e~MM<MnM~Mu<< Défauts de cette éducation, surtout

'tans tes pays catholiques. Moyens d'en atténuer tes effets. Le prêtre.A' tion que t'Htat peut "x''rcer sur te pretr'

Il. ~t/ucatton <fonne<<tr l'État. Instruction primaire. Le maître d'écolt!.

Instruction secondaire et supérieure. Faut-it introduire t'hiatoire dca reHgionadans renseignement.

~'eJttcaho" <~< la famille. Le père <)oit-i) s<'désintéresser dans l'éducation

religieuse des enfants. Inconvénients d'un'' première éducation religieuse suivie

de négations. Question particulière de t'immortaUté de rtme comment parteraux enfants de la mort.

I. AFFAIBLISSEMENTDE L'ÉDUCATIONRELIGIEUSH

L'éducation religieuse, donnéeaux enfants par le prêtre,a des défauts et même des dangers qu'il importe de mon-trer tout d'abord et qui en expliquent l'affaiblissement

graduel. Une opinion qui se divinise est une opinion quise condamne au point de vue pédagogique corame au

point de vue scientifique.La grande opposition qui existeentre la religion et la philosophie, malgré des ressem-blances extérieures, c'est que l'une cherche et l'autre dé-clare avoir trouvé; l'une prête l'oreille, tandis que l'autrea déjà entendu; l'une essaye des preuves, l'autre formuledes affirmationset des condamnations l'une croit de sondevoir de se poser des objections et d'y répondre, l'autrede ne pas arrêter son esprit sur les objections et defermer les yeuxsur 1~'sdifficultés.De là de profondesdiffé-rences dans les méthodes d'enseignement. Le philosophe,

Page 259: Jean Marie G.

LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ L'ENFANT. 227

le métaphysicien prétend agir sur les esprits par la convic-

tion, le prêtre par l'MCM/c~M/i;l'un enseigne, l'autre

révèle l'un cherche à diriger le raisonnement, l'autre à

le supprimer, tout au moins à le détourner des dogmes i

primitifset fondamentaux; l'un éveille l'intelligence, l'au-

tre tend à l'endormir plus ou moins. Comment la révé-

lation ne s'opposerait-elle pas à la spontanéité et à la

liberté de l'esprit? Quand Dieu a parlé, l'homme doit

se taire, à plus forte raison l'enfant. Aussi les erreurs,souvent inoffensives si c'est un philosophe qui les en-

seigne, deviennent graves et dangereuses st c'est un

prêtre, parlant au nom de Dieu, qui les enfonce dans

l'esprit. Avec le premier, le remède est toujours à coté dumal ce qu'un raisonnement plus ou moins bon a fait

admettre, un autre meilleurpeut le faire rejeter; vous avezentre les mains les poids et les mesures. Ce n'est pas tou-

jours facilede démontrer et d'enseigner l'erreur par rai-sons et raisonnements essayer de raisonner un préjugé,c'est un excellentmoyen d'en faire à la fin éclater la faus-seté. C'est toujours quand l'humanité a voulu se prouver aelle-même ses croyances qu'elle a commencé à les dis-soudre qui veut contrôler un dogme est bien près dele contredn'e. Aussi le prêtre, pour qui la contradictionest un manque de foi, se voit-il toujours obligé par laforce mêmedes choses à éviter le contrôle, à interdire uncertain nombre de questions, à se retrancher dans lemys-tère. Quandle prêtre a fait entrer la foi dans le cerveau, ille ferme. Ledouteet l'investigation, qui pour le philosophesont un devoir, ne sont aux yeux du prêtre qu'une marquede défianceet de soupçon, un péché, une impiété il fautse frapper la poitrine quand on a osé penser par soi-même. Dieu est juge et partie tout ensemble au mo-ment où vouscherchez à vousconvaincredeson existence,il vous commande de l'affirmer. Le croyant qui hésitedevantle dogme est un peucomme le mouton de la fable,qui veut raisonner avecte loupet lui prouver que l'eau estclaire il le prouveen enet, seulement il est mangé;il eûtaussi bien fait de se taire et de se résigner. Aussi, rien de

plus difficileque de secouer la foi quand elle s'est établieenvousdèsl'enfancepar la paroledu prêtre, par l'habitude,par l'exemple, par la crainte. La crainte, voilà un bon gar-dien de la religion positiveet de l'éducation religieuse,un

gardien toujoursenéveil et enalarme; sans ellece corpsde

croyancesqu'on appellele dogme se fragmenterait bientôt

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228 LA RELIGION ET L'IRRELIGION CHEZ L'ENFANT.

et tomberait en poussière'.L'un rejetterait ceci,l'autre cela;tous les esprits entreraient en révolteouverte, chacun cou-rant de son côté, gaiement, à travers champs, comme desécolicrsen débandade: par bonheur, il y a toujours un sur-veillantqui observe et menace, fait rentrer les brebis dansle berçait. Quelle prise a le raisonnement sur quelqu unqui en a peur? Commentverriez-vousquelque chose si onvous a habitué dès l'enfance à marcher les yeux fermés,sans regarder franchement devant vous? La vérité de-vient pour vous aussi variable et instable quevotre propresensibilité en une heure d'audacevous niez le lendemainvous affirmezplus quejamais, et cela se comprend, car onn'est pas forcéd'être toujours brave. La consciencemoralese met d'ailleurs elle-mêmede la partie elle est conserva-

trice, comme tous les gouvernements; elle n'aime pas les

changements et les révolutions. De bonne heure on lui afait la leçon elle s'inquiète dès que vous voulez mettreen question un des articles de la charte vous ne pouvezfaire un pas en avant sans que des voixintérieures s'élèventen vous etvouscrient prendsgarde. Habitué que vousêtesà entendre anathématiser ceux qui ne pensent pas comme

vous,vousfrémissezà la penséequede tels anathèmes vontaussi retomber sur votre tète. Le prêtre a su mettre d'ac-cord avec lui tous les sentiments de votre âme, crainte,

respect, remords: il a fait même votre âme, il a façonnévotre caractère et votre moralité, de telle sorte que, si vousmettez en question votre religion, tout se trouve mis pourvous en question.

L'affaissement de la pensée, l'engourdissement de la

liberté, l'esprit de routine, de tradition aveugle, d'obéis-sance passive,en un mot tout cequi est contraire à l'espritmêmede la sciencemoderne, voilà donc les résultats d'uneéducation trop exclusivement cléricale. Cesdangers, sur-tout en France, sont sentis de plus en plus vivement, troppeut-être. Aussi va-t-on jusquà demanderque l'éducation

religieuse disparaisse, et sans retard, comme hostile à

l'esprit de liberté et deprogrès. My a versl'éducation laïqueun mouvement qu'on ne peut arrêter et dont il faudra un

jour oul'autre que les catholiques prennent leur parti.

toutefois, il y a une mesure à garder et des transitionsnécessaires. Supprimer d'un seul coup h clergé, qui a été

longtemps le grand éducateur national et l'est encore en

partie, ne doit pas être le but des libres-penseurs; cettesup-pressionse produira toute seule,par voie d'extinction gra-

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LARELIGIONET L'IRRELIGIONCHEZL'ENFANT. 229

duclle. Au fond, ce n'est point une si mauvaise chose que

cinquante-cinq mille personnes en France soient ou parais-sent occupées d'autres soucis que de leurs soucis matériels.

Sans doute on ne remplit jamais la tâche qu'on s'est don-

née, et l'idéal désintéressement du prêtre est rarement une

réalité; pourtant il est bon que quelques hommes poursui-vent ici-bas une tache au-dessus (te leurs forces tant

d'autres en poursuivent qui sont au-dessous d eux

Ce n'est pas d'ailleurs dans un pays exclusivement

conquis à une religion, et où nul ne conteste la suprématiedu prêtre, qu'il faut voir celui-ci a l'œuvrc; c'est tout au

contraire dans les pays divisés entre plusieurs croyances,

par exemple en partie protestants, en partie catholiques.

Le pasteur se trouve alors en quelque sorte le concurrentl

du curé, et tous deux rivalisent d'activité et d'intelligence.C'est ce qui se produit dans telle région du Dauphiné. de

l'Alsace, dans beaucoup de pays étrangers. Par cette lutte

pour la vie des deux religions le zèle des prêtres estranimé c'est à

qui fera le plus de bien parmi les siens oudonnera les meilleurs conseils pratiques, la meilleureinstruction aux enfants. Le résultat, facile à prévoir, c'est

que la population ainsi divisée en protestants et catho-

liques est plus instruite, plus éclan'éc, d'une moralité

supérieure à celle de beaucoup d'autres contrées entiè-rement catholiques et romaines.

Un progrès désirable dans les pays catholiques, c'est

d'abord que le prêtre jouisse d'une entière liberté civile,puisse quitter l'Église des qu'il le voudra sans se trouver

déplacé dans la société, qu'il soit libre de se marier et

jouisse absolument de tous les droits du citoyen. Lasecondechose essentielle est que le prêtre, qui est un des éducateursdu peuple, reçoive lui-même une éducation plus élevée quecelle qu'il reçoit aujourd'hui. L'État, loin de chercher àdiminuer le traitement des prêtres,– bien mince économie,-pourrait au besoin l'augmenter, mais en exigeant alorsdes diplômes analogues à ceux des instituteurs, desconnaissances scientifiques et historiques étendues, desconnaissances d'histoire religieuse'. Déjà quelques curés

1.Nepourrait-on,dès maintenant,assignerdestraitementsp!usctevé5aux prêtresqui se trouveraientmunis de certainsdiplômestaïqucs,commeceluide bachelier,de licencié,etc..et qui,par làmême,seraientdes éducateurset desmoratistesd'unespritplusscicntinque,plusmo-derne?'?

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230 LA RELIGION ET L'IRRELIGION CHEZ L'ENFANT.

de campagne s'occupent de botanique, de minéralogie.d'autres de musique; il y a dans les rangs du clergé une

quantité considérable de force vive stérilisée faute d'uneéducation première suffisante, faute d'initiative. fautedes habitudes de liberté. Les libres-penseurs, au lieu dechercher à séparer l'Eglise de 1 Ëtat par une opérationchirurgicale qui n'est rien moins qu'une guérison, pour-raient s'appuyer sur le Concordat, profiter de ce quel'Ëtat a entre ses mains le traitement du clergé pour agirsur ce grand corps engourdi et chercher à le réveiUer.En sociologie comme en mécanique. il ne faut pas tou-

jours essayer de briser les forces qui font ohstacle à lamarche en avant il faut savoir se servir d'elles. Tout ce(luiest, est utile dans une certaine mesure; par celameme quel'éducation donnée par le clergé subsiste encore, on peutafnrmer qu'elle joue encore un certain rôle dans l'équi-libre social, fut-ce un rôle passif, un rôle de contrepoids.Seulement tout ce qui a un certain degré d'utilité peutacquérir un degré supérieur, tout ce qui est peut se trans-former. H faut donc chercher non à détruire !e prêtre,mais à transformer son esprit, à lui donner des occupa-tions théoriques ou pratiques autres, par exemple, quel'occupation mécanique du bréviaire. Entre la religion lit-

térale, qu'enseigne seule encore la majorité du clergéfrançais, et l'absence de religion positive qui est, croyons-nous, l'idéal national et humain, il existe des degrésinnombrables qui ne peuvent se franchir que graduelle-ment, par une lente élévation de l'esprit, par un élar-

gissement presque insensiblede l'horizon intellectuel. Enattendant que le prêtre franchisse ces degrés successifseten vienneà entrevoir sa propre inutilité, il est bon qu'il serende utile dans lamesure où il croit pouvoirl'être encoreon ne doit exiger qu'une chose, c'est qu'il ne se rende pasnuisible en sortant des limites de son droit.

II. L'ÉDUCATION DONNÉE PAR L'ÉTAT

La tâche de l'État qui substituera de plus en plus l'édu-cation laïque à celle du clergé, va croissant en importance.L'État doit sans doute rester neutre entre toutes les con-fessionsreligieuses mais, commeon l'a remarqué', il y

1.M.Gobletd'Alviella.

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LA RELIGtON ET L'IRRELIGION CHEZ L'ENFANT. ~311

a deux manières d'observer cette neutralité, l'une passive

pour ainsi dire, l'autre active. On peut rester neutre pas-sivement en s'abstenant de réfuter ou d'appuyer les pré-tentions d'une théologie particulière on peut rester neutre

activement en poursuivant sa tache scientinquc ou plu-

losophique à côté et en dehors de tout problème pure-ment dogmatique C'est à cette espèce de neutralité

qu'on doit s'arrêter dans l'enseignement secondaire ou

primaire, c'est elle qui doit être la règle même de conduite

pour l'instituteur.Le maître d'école a été de tout temps en butte aux raille-

ries faciles, il a parfois desridicules saisissantes au premier

coup d'œil; aujourd'hui il est peu prisé par tous ceux

qui prétendent à la hauteur de la pensée. Les Renan

et les Tainc, les partisans de l'aristocratie intellectuelle,ne voient pas sans un sourire ce représentant de la

démocratie, d'une science mise à la portée des petitsenfants. Les membres du haut enseignement n'ont pasd'excuse pour le pédantismequc laisse quelquefois paraîtrece magister qui ne sait pas le grec. Tous les lettrés quiont quelque velléité de poésie ou d'art trouvent bien

prosaïque, bien utilitaire l'homme dont la principaleambition est de faire entrer dans quelques

milliers de tètesde paysans l'alphabet, la grammaire, le nomdes capitalesde l'Europe et (les lieux d'où nous vient le poivre ou le café.Et cependant ce maître d'école dédaigné, dont la tache

Urandira tous les jours, est le seul intermédiaire entre lesmasses attardées et les esprits d'élite qui vont toujours de1 avant. Il a cette qualité d'être l'homme nécessaire parexcellence, et ce défaut de le sentir parfois un peu trop;dans le fond de son village, il lui arrive de produire surlui-même le grand enet qu'il produit sur les petits enfantset sur les grossiers ignorants qui l'entourent c'est là uneillusion d'optique naturelle. Mais. si la conscience quelque-fois exagérée de son rôle lui donne un peu de ce

pédan-tisme tant reproché, et en somme assez inoffensif, elle

peut aussi lui communiquer ce dévouement qui a si souventélevé les humbles à la hauteur des circonstances où lehasard les plaçait. Puis, qui façonne et instruit le maître

1. L'enseignementtaïq~e,disaitaussiLittré,ne doit«edésintéresserde rienqui soitessentiel;or,quoideplusessentiel,enfaitdegouverne-mentmoraldessociétés,quetes religions,qui ont dominéou dominentencoreau seindessociétés?

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232 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

d'école, si ce n'est la société? et ne peut-elle faire monterle niveau de son esprit à mesure que s'élargit sa tâche?Peu de science rend pédant, beaucoup de science rendmodeste. On trouvera toujours des maîtres aussi instruits

qu'on pourra le désirer, pourvu qu'on ait soin d'élever lestraitements dans la mesure où on élevé les programmes.11est étrange que la société ne mette pas tous ses soins:Lformer ceux par oui

elle est formée elle-même. La

grande question de 1éducation populaire devient, sous<crtains rapports, une question de gros sous. Déjà l'ins-

huction~ro~Me du maître d'école s'est beaucoup perfec-tionnée il est initié à la main-d'œuvre et comme à la cui-sinede certaines sciences il a des notionsd'agriculture etde chimie qui lui permettent de donnerparfois d'excellentsconseils aux paysans. Il serait facile de perfectionner un

peu son éducation ~cor~M~, de lui faire prendre de plushaut les sciences qu'il regarde trop par leur petit côté; d<*lui donner des ouvertures sur l'ensemble des choses, delui enlever l'adoration exclusive du petit fait isolé, de lavétille historique ou grammaticale. Cn peu de philosophieen ferait un meilleur historien et un géographe moins

ennuyeux. On pourrait l'initier aux grandes hypothèsescosmologiques, lui donner aussi des notions suffisantessur la psychologie, principalement sur la psychologiedel'enfant. Enfin,un peu d'histoire des religions le familia-riserait avec les principales spéculations métaphysiquesque l'homme a tentées pour représenter l'au-delà de la

science; il n'en deviendrait que plus tolérant à l'égardde toutes les croyances religieuses. Cette instruction plusétendue lui permettrait de suivre de loin les progrèsdes sciences; son intelligence ne se fermerait plus, ne semurerait plus pour ainsi dire entre l'a b c et la grammaire.De l'élévation de l'intelligence découle d'ailleurs l'éléva-tion morale, qui se traduit dans les moindres actes de la

vie, et quelquefoisl'action la plus simple, une parole d'unmaître influe sur un enfant pour toute l'existence. Plus unêtre est supérieur intellectuellement et surtout morale-

ment, plus u a d'influencesur ceux qui l'entourent. Dès

maintenant, le très mincesavoir de l'instituteur lui a donnéune influence très réelle dans son milieu on croit en lui,on ajoute foià ses paroles. Le paysan, ce saint Thomas detous les temps, qm secoue aujourd'hui la tête en écoutantson curé, s'habitue a consulter l'instituteur, depuis quecelui-cilui a appris à faire pousser plus de grains de blé

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ L'ENFANT. 233

sur te même sillon le branle d'un épi s'agitant au vent est

pour l'homme du peuple la plus catégorique des affirma-

tions faire vivre et en général taire, c'est prouver l'actionvaut un raisonnement. Le maître d'école démontreencorela puissancepratique de la scienceen façonnant les géné-rations, en faisant des hommes, îl distribue a chacun la

provision de savoir qu'il doit emporter à travers l'exis-

tenceet qui fera sa force il donne le viatique à l'entrée de

la viecomme le prêtre à l'entrée de la mort. Cest la pourl'instituteur sur le prêtre une grande supériorité aux yeuxdu paysan, de préparer à vivre plutôt qu'à mourir. t)ansla vie comme dans la mort il y a un mystère, mais onest certain de pouvoir quelque chose sur le premier lemaître d'école détermine souvent l'avenir d'une manière

visible; or qui sait ce que peut le prêtre? La croyance au

pouvoir de cedernier a diminué encore depuis que se sonttransformées les idées sur l'expiation dans l'au-delà dela vie. Le prêtre tirait sa puissance des cérémonies, dessacrifices tantôt propitiatoires et tantôt expiatoires lavertu des deux genres de sacrificesest aujourd'hui égale-ment mise en doute. Onaime mieux savoirque prier, et lenomdu prêtre perdpar degrés son ascendant sur le peuple.Commeon railleassezsouvent.l'instituteur, on semoqueau-

jourd'hui sans façonducuréde campagne,qu'onaimait tantà idéaliser au commencement de ce siècle. C'est là uneréaction naturelle et dans une certaine mesure légitimela perfectionn'est point de ce monde, et ne saurait habiterni l'église, ni l'école.Mais,quoi qu'on en dise, le rôlede cesdeux hommesest considérabledans l'humanité, puisqu'ilssont les deux seuls intermédiaires entre la foule a'une

part, et de l'autre la science ou la métaphysique. Nousavons vu combien il est à souhaiter que le prêtre, si igno-rant aujourd'hui chez les nations catholiques, s'instruise,se crée à lui-mêmedes raisons de subsister dans la sociétémoderne s'il reste trop en arrière du mouvement intellec-tuel, il disparaîtra, l'instituteur héritera de son influence.Après tout, il y a des apôtres de toute sorte, en blouseou en redingote, commesous l'étole; il y en a dont le pro-sélytisme est fait de désintéressement mystique, d'autresd'un certain entendement pratique; il y en a qui par-courent le monde, d'autres qui restent au coin du.feu, etqui n'agissent pas moinspour cela. Cequ'on peut affirmer,c'est que de tout temps les apôtres ont aimé à parler auxpetits enfants encoreplusqu'aux hommes. Onpeut remar-

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23~ DISSOLUTION DES RELIGIONS.

quer aussi que le Vincentt de Paul moderne a été un

instituteur, Pcstalozzi.

L'enseignement qui, dans les sociétés actuelles. sesubstitue par degrés à l'enseignement de toute religixndéterminée, c'est celui de la morale. Le sentiment moral.nous Je savons, est encore le plus pur du sentiment reli-

gieux moderne, et d'autre part les hypothèses métaphy-siques sur te fondement ultime de la morale sont tesdernières et les plus hautes hypothèses religieuses. Auxéléments de morale philosophique on a proposé de join-dre, dans l'enseignement secondaire et même primaire,des notions sur l'histoire des religions'. Cette proposition,

pour être acceptable, doit être réduite à de justes limites.tli !<c faut pas se faire d'illusions M. Vernes auraittort de croire que le professeur et surtout l'instituteur

pourront jamais, sans entrer en conilit avec le clergé.insister particulièrement sur l'histoire des Juifs, reprendred'un point de vue vraiment scientifique les légendes qu'ona l'habitude de servir aux enfants sous le nom d'<ïHistoire

sainte,)) battre ainsi directement en brèche les fondementsdu christianisme. Pasteurs et curés ne le souffriraient paset ils protesteraient. avec quelque raison d'ailleurs, aunom de la neutralité religieuse la foi n'est pas poureux moins certaine que la science et la foi ignorantede la plupart d'entre eux n'a encore été tempérée paraucune habitude de libre critique. Il faut donc considérerd'avance comme impossible tout enseignement vraiment

historique qui contredirait oMW/~f~ l'enseignement

théologique. On ne peut et on ne doit ici donner de

démenti a personne; seulement l'instruction peut four-nir aux esprits

un critérium de vérité et leur apprendreà s'en servir. Nous croyons donc que l'histoire des reli-

gions, si elle est jamais introduite dans l'enseignement,

devra principalement porter surc<?<M~ /<wc des

cl)e devra fournir des renseignements très élémen-taires sur la morale de Confucius, sur les idées morales et

métaphysiques des religions indo-européennes, sur l'an-

tique religion égyptienne, sur les mythes grecs, cntin surtoute cette atmosphère morale f t religieuse qui baigne le

christianisme et dont il s'est en quelque sorte nourri. Mêmeaux élevés des écoles primaires il serait utile de faireconnaître les nomsde quelques grands sages de rhumarité,

1.M.MauriceVernes(approuvéparLittré),et plustardM.PaulBert.

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LA RELIGION ET L'IRRELIGION CHEZ L'RNFANT. 235

leurs ligures historiques ou légendaires, les belles sen-

tences murales qu'on leur attribue. Quel inconvénient

pourrait-il y avoir à ce que de belles paroles de Confucius,de Zoroastre, de Bouddha, de Socrate, de Platon ou

d'Aristotc. traversant les âges, vinssent donnera nos géné-rations quelque idée de ce qu était la pensée humaine

avant Jésus ? On ne peut pas couper d'un seul coup l'arbre

merveilleux aux antiques légendes, mais on peut, ce

qui aboutit au même résultat et est moins dangereux,montrer d'où lui vient sa sève, et

qu'ilest fait comme tous

les autres arbres de la foret, et qu il est plus jeune qu'eux,

et queses branches neles dépassent pas toujours en hauteur.

toute église n'a que deux moyens de propager ses

dogmes chez les enfants; c'est d'abord le vieil argument de

toute autorité paternelle ou ecclésiastique cela est comme

je le dis, puisque je le dis; c'est ensuite le témoignage des

miracles. Les prêtres en sont encore là auprès des enfants

et auprès des peuples. Ils perdenttoute leur force si on les

tire de ce cercle d'idées. Or, pour ébranler ces deux argu-ments, il suffit de montrer i" que d'autres hommes ont dit

d'autres choses que l'église chrétienne, 2"qu'il y a eu d'au-tres miracles suscités par la volonté d'autres dieux, ou en

d'autres termes quil n'y a eu aucun miracle constaté

scientifiquement. (Jn certain nombre d'écoles françaisesavaient été fondées en Kahylieet réussissaient; peu après,par degrés, elles furent abandonnées. En inspectant l'une

d'elles, devenue dés'" h', on y retrouva les derniers de-voirs des élevés c'était une narration sur Frédégonde.C'est ainsi qu'on comprend l'histoire dans notre ensei-

gnement classique des faits, des faits souvent mons-trueux et immoraux; non contents de les enseigner aux

teunes Français, nous allons les exporte/jusqu'en Kabylie!D'idées, point. Mieux eût valu pourtant enseigner à l'enfant

algérien ce que nous savons sur Mahomet et ses idées reli-

gieuses, sur Jésus et surles autres prophètes dont Mahomettlui-même admettait l'inspiration divine. La moindre tracelaissée dans son esprit encore sauvage par un enseignementvraiment rationnel eût été pho utile que la collection defaits absurde qu'on y a entassée. Au fond, même pourun enfant français, Mahomet ou Bouddha sont plus impor-tants à connaître que Frédégonde quoiqu'ils n'aient

jamais vécu sur le sol français ou gaulois, ils agissent infi-niment plus sur nous et nous sommes beaucoup plussolidaires d'eux que de Chilpéric ou de Lothaire.

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236 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

La vraie place de l'histoire des religions est dans l'en-

seignement supérieur. Ce n'est pas assez de l'avoir intro-duite avec succès au Collège de France et de lui avoir faitrécemment une petite part à l'École des hautes études. En

remplaçant tes facultés de théologie par des chaires (te

critique religieuse, nous ne ferions qu'imiter la Hollande 1.Un sait avec quel éclat M. Max Muller introduisit la sciencedes religions à l'université d'Oxford. De même pour laSuisse. Lors de l'organisation de l'université de Ceneve,en 1873, il y a été créé, dans la Faculté des lettres, un''chaire d'histoire des religions, bien que la même univer-sité comprenne une Faculté de théologie. En Allemagneenfin l'histoire indépendante des religions s'enscigm'.notamment à l'université de Wurxbourg, sous le nom <)c

.S~M~o/MrMeco~/Mrrec.De même qu'un enseignement com-

plet de la philosophie comprend les principes de )a phi-losophie du droit et de la philosophie de l'histoire, il devra

comprendre un jour aussi les principes de la philosophiedes religions. Après tout, Bouddha et Jésus ont, menieau pur point de vue

philosophique,une importance beau-

coup plus grande qu Anaximandre ou Thaïes

1. On sait qu'ily a quelquesannées,en effet,le 1" octobre18T7,laFacultédethéologiedestroisUniversitésdel'État,Leyde,UtrechtetGro-ningue,et del'Universitécommunated'Amsterdam,étaitdéclaréeFacu))''laïque,débarrasséedetouslesliensavecles Elises, réduiteà l'enseigne-tnentpurementscientinquede la philosophieet de t'histoirereligieuses,a l'exclusiondesdisciplinespratiques.(VoyezM.SteynParvé,<~yaM<w-//0/tdc//MS~'MC/tO/t~'<W~«<<~COM<<rCP/fM~'«'Mr<'<<<!M</Ct'oy<ÏMM«*<Pays-Bas,Leyde,1878,etM.MauriceVet'nc&<«~Mdec<«yue!'<«/tc«-'<page305.)

Voici le programme de cette Faculté 1'*t'encyetopédie de la théoto~icl'histoire des doctrines concernant la divinité; 3*l'histoire des religions

en général; <t*l'histoire de la religion israétite; 5" l'histoire du chris-

tianisme 6* la littérature des Israélites et la tittércture chrétienne

ancienne; '7' t'exégése de l'Ancien et du Nouveau Testament; 8*t'histoire

des dogmes de la religion chrétienne; 9* la philosophie de la religion iiC*la morale.

2. Cumme le remarque M. Vernes, le personnel enseignant de t'histoiredes religions pourra se former de la même manière et dans le même milieu

que le personnel de la philosophie, de t histoire et des lettres. Il.faudraitlui donner à t'Ëcote normale, à la section philosophique de t'Ècote deshautes études et aussi dans les diverses Facultés un cours préparatoire,'m véritable cours normal. Dans ce cours, le professeur indiquerait les prin-cipes généraux de l'histoire des religions et se bornerait à des indica-tions très sommaires sur tes religions classiques (Grèce et Italie), dontl'éducation littéraire générale met t'élude a la portée des élèves; il trai-terait sans trop de détail des autres religions indo-européennes (Inde,

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ L ENFANT. 237

Ona dit avec M.Laboulayc qu'un professeur d'histoire

des religions devrait être à la fois archéologue, épigra-

phistc, numismate, linguiste, anthropologiste, versé dans

les antiquités hindoues, phéniciennes, slaves, germa-

niques, celtes, étrusques, grecques et romaines, n'être

enfinrien moins qu'un Pic de la Mirandole. Avec de tels

arguments on pourrait montrer aussi qu'il est impossibled enseignerdans les écoles et collèges l'histoire naturelleou l'histoire politique de sept ou huit nations, peut-êtremêmed'apprendre à lire aux enfants (l'art de lire est si diffi-cilequand on veut le pousser jusqu'au bout!) L'historiendes religions a-t-il donc besoin de posséder toutes lesscienceshistoriques? îl n'a pas à découvrir des matériaux

nouveaux,il a simplement à se servir deceux quelesphilo-logues et lesépigraphistes ontmisà sa disposition ces ma-tériaux sont mamtenant assez abondants et assezsûrs

pourconstituer ledomained'un cnseignementspécial. Il ne s agitpas pour le maître d'approfondir tel ou tel coin particulierdans l'histoire générale des religions; il s'agit simplementde fournir, en une ou deux années, aux étudiants de nosuniversités une vue d'ensemblesur le développement desidées religieuses dans l'humanité. Le professeur rencon-trera sans doutequelquesdifncultésà aborder les questionsreligieuses, à cause de la passion qui s'attache toujoursce genre de problèmes, mais le mêmeinconvénient serencontredans les autres cours qui touchent aux questionscontemporaines; et ils y touchent presque tous. Le profes-seur d'histoire doit raconter les faits politiques contempo-rains, constater en France les changements successifsde laformedu gouvernement, etc. Le professeurde philosophiedoit traiter les questions de théodicée de morale mêmedans la pure psychologie, il doit apprécier les théoriesmatérialistes et déterministes. Ïl n'est pas jusqu'au simpleprofesseur de rhétorique ou de seconde oui ne doive, à

proposde la littérature, à proposde Voltaire, du dix-hui-tième et dudix-neuvième siècles, toucher à des questionssouventbrûlantes. De même, le professeur des écoles dedroit peut, en enseignant le Code, trouver cent façons delouer ou de blâmer, de faire la critique des lois de l'État.

Perse,etc.);desreligionsdel'Égypte,del'Assyrie,delaPhénicie;del'isla-mismeenfinilconsacreraittoutsoneffortà !a critiquedujudaïsmeetdesorificesduchristianisme,a l'histoiredesprincipauxdogmeschrétiensetdeleurévolution.

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238 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

A cause des périls de ce genre, qu'on rencontre pour ainsidire à chaque pas dans l'enseignement, faut-il renoncerà parler aux élèves d'histoire, de philosophie, de droitNon, et nous ne croyons pas qu'on doive renoncer davan-

tage à leur parler d'histoire religieuse. En tout ceci, il

y a plutôt des questions de tact que de principes aumaître d'éviter toute digression hors du domaine de la

pure science, de veiller à ce que ses constatations m'

puissent jamais se transformer en appréciations favorablesou défavorables

Cet impartial enseignement aurait pour but de rétablir

chaque religion dans son cadre historique, de montrer cum-mentcUe est née, s'est développée, s'est opposéeaux autres,de raconter sans nier. Introduire simplement la conti-nuité historique dans la marche de la pensée religieuse,c'est un progrès considérable ce qui est continu cessed'être merveilleux; le ruisseau qu'on voit grandir n'étonne

pas nos ancètres adoraient surtout les grands fleuves,dont nul n'avait vu jaillir la source.

III. L'ÉDUCATION DANS LA FAMILLE

On a souvent posé ce problème de conduite pratiquele père de famille doit-il avoir une religion, sinon pour

lui-même, tout au moins pour ses enfants et sa femme?

Et si sa femme a une religion, doit-il se désintéresser de

l'éducation de ses enfants pour l'abandonner à sa femme?

I. Dans les bibliothèques des facultés trouveraient naturellement leur

place les ouvrages de critique religieuse. A la bibliothèque pourrait

s'adjoindre un musée plus ou moins riche, où les fétiches des sauvagescommenceraient une gâterie qui pourrait se continuer jusqu'à nos jours.

Pour la masse du public français, tes résultats solides obtenus par la

critique indépendante de la Bible sont une /<a Mco~M~.it faudrait tra-

vailler à les vulgariser. L'entreprise de .\t. Lenormant, par exemple, pour-rait servir d'exempte pour d'autres entreprises de ce genre. Ann de faire

constater de !&Mcomment le Pentateuque est formé par la combinaison et

la fusion de deux sources antérieures, M.Lenormant a entrepris de publierune traduction sur t hébreu. dans laquelle il distingue, par l'emploi de ca-

ractères typographiques ditîérents, les morceaux où la critique reconnaît la

provenance de t'unc ou de l'autre source. Ainsi on a l'explication toute natu-rettc de la manière dont tous les épisodes de la Genèsese présentent répétésdans deux versions parallèles, quelquefois juxtaposées, d'autres fois enche-vêtrées l'une dans l'autre.

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ L'ENFANT. 239

~ous croyons que c'est un devoir pour le père de faire

triompher dans la famille qui l'entoure les idées dont il

est lui-même persuadé. Quelle que soit, dans le problème

religieux, la solution à laquelle il est arrivé pour son

propre compte, it nedoit s'efforcer de la cacher à personne,surtout à sa famille. Voudrait-il, d'ailleurs, tenir secrètes

ses opinions, il ne le pourrait pas toute sa vie. Par cet

essai dangereux de dissimulation, il ne ferait que créerl'

le danger suivant après avoir laissé, dans l'esprit de

ses enfants, s'associer étroitcment les préceptes moraux

et les dogmes religieux, il risquerait, en ébranlant tôt ou

tard les seconds, de faire douter des premiers. L'enfant

est précisément l'être chez lequel il est le plus dangereuxd'associer étroitcment la religion et la morale. L'enfant

est, de tous les êtres humains, le moins philosophe, le

moins métaphysicien, le moins habitué aux idées scicnti-

tiques; il est donc celui dont l'esprit est le moins difficile

à fausser pour toujours, celui à qui il est le plus facile

d'inculquer des notions fausses ou douteuses présentéescomme certaines. En Chine, dans des conférences pério-diques, certains mandarins développent ce thème devantles habitants notables « Faites votre devoir de citoyenet défiez-vous des religions; a c'est là précisément ce quele père de famille doit dire et redire à ses enfants. Undes principes de 1 éducation est de ~M/~o~' que l'enfantest raisonnable et de le traiter comme tel, précisémentpour développer en lui la raison, sans hâter à l'excès ce

développement. Cequ! manque à l'enfant, c'est beaucoup

moins 1intensité de l'attention quo sa durée. Très souvent 1

parmi les ~ens de la campagne, et presque toujours parmites races inférieures (comme chez les animaux), l'enfantest plus éveillé, plus curieux, plus agile d'esprit quel'homme fait; seulement il faut saisir au vol ce petit esprit,nxer un moment l'oiseau qui passe. C'est la tâche de l'oi-

seleur, je veux dire de l'éducateur il faut s'en prendrebeaucoup plus souvent à lui qu'à l'enfant si ce dernier ne

comprend pas, renonce à interroger, tombe dans l'inertiePt la paresse d'esprit. L'éducation scientifique de l'enfantdoit donc commencer avec sa première question on luidoit la vérité, la vérité accessible à son intelligence. Dumoment où, de lui-même, l'enfant pose une question,c'est qu'il est en état de comprendre en partie la réponse;le devoir de celui qui est interrogé est alors de répondredans la mesure où il juge l'enfant capable de le com-

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240 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

prendre s'il doit parfois laisser des lacunes, qu'il ne les

remplisse jamais par un mensonge. Il est si facile de

renvoyerl'enfant à plus tard, «quand il sera plusgrand. »On ne doit pas craindre de développerla raison de l'en-fant sous ses deux formes essentielles l'instinct du pour-~t ou du COWMCM/,et l'instinct de la logique dans la

~OM~ au ~OMr</MOtou au comment.Il n'est point à redou-ter que l'enfant fasse usage de sa raison trop précocepourse iatiguer le cerveau par des raisonnements abstraitsles Pascal se complaisant dès l'enfance aux théorèmessont fort rares. Le danger n'est donc pas dans le déve-

loppement prématuré de la raison, qu'il est d'ailleurs

toujours facile de tempérer, mais dans celui de la sensi-bilité. Il ne faut pas qu'un enfant sente trop vivement.En le portant à des craintes folles, comme celle de l'enf<"et du diable, ou à des visions béates et à des élans mys-tiques, commeceux des petites filles lors de leur premièrecommunion, on lui fait plus de mal qu'en lui apprenanlà raisonner juste, et, en lui donnant une certaine virDIté

d'esprit. Les races s'cfféminent par un excès de sensi-

bilité, jamais par un excès des facultés scientifiqueset

philosophiques.Onnous dira peut-êtreavecRousseauque, s'il ne faut pas

donner à l'enfant de préjugés religieux, le mieux serait

d'attendre, pourlui fournir des notions raisonnées sur la

religion, qu il eût atteint son plein développement intel-lectuel. Nousrépondrons que la chose est impossibledansnotre société présente. Pendant le temps où le père s'abs-

tient, l'esprit de l'enfant se laisse pénétrer et modeler parles préjugés qui l'entourent. Plus tard, pour délivrer

l'esprit ainsi envahi par l'erreur, il faut provoquer unevéritable crise, toujours douloureuse, dont l'enfant peutsouffrir toute sa vie. Le grand art de l'éducation doitconsister à éviter précisément les crises de ce genre dansla croissance intellectuelle. D'ailleurs le père qui remetde moment en moment à frapper un coup décisiï, en vientun jour à s'épouvanter lui-mêmedu mal qu'il sera forcéde mire à son enfant pour arracher l'erreur qu'il a laissées'Installer en lui.

M. Littré nous a raconté un cas de consciencede ce

genre après s'être volontairement abstenu dans l'éduca-tion religieuse de sa fille jusqu'à ce qu'elle eût l'âge de

raison, il latrouva a cet Age si sincèrement convaincue.si bien façonnée par la religion et pour la religion, qu'il

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LA RELIGION ET L'IRRELIGION CHEZ L'ENFANT. 241

t6

recula devant un bouleversementde toute cette existence

tel un chirurgien dontt la main paternelle tremblerait

devant une opération à faire sur un corps que l'amour

a rendu sacré pour lui tel un oculiste qui se demande-

rait si la lumière vaut certaines douleurs inuigées à des

yeux chéris. L'opérateur intellectuel n'a même pas la res-

sourcedu chloroforme pour endormir ceux qu il délivre

c est dans la pleine conscience. avivée encore par l'at-

tention et la rénexion, qu'il doit déchirer leurs cœurs.

Mieuxvaut doncla médication abortive ou préventivequela médecineexpectante, qui laisse se développer le mal

pour le traiter ensuite. Le bon éducateur, comme le bon

médecin, se reconnaît à ce qu'il sait éviter lesopérations.

C'est donc un mauvais calcul que de laisser 1enfant sebercer des légendes de la religion, vivantes' encore autourde lui, sous prétexte qu'il s'en débarrassera quand il aura

grandi. Oui, il s'en débarrassera, mais non sans regret nisans effort assez souvent même cet effortdonne un élan

trop grand on passe lebut; de trop de croyance, on arriveà l'indifférencesceptique, et on en souffre. La richesse enbiens paradisiaques, c'est une richesse en assignats; il estdur de le comprendre un jour, mieux vaut être toujourspauvre. On peut de bonne heure accoutumer l'enfant al'idée de l'infini il s'y fait comme il se fait à l'idée des

antipodes, de l'absence de haut et de bas dans l'univers.La première pensée de celui à qui on révèle la sphéricitéde la terre est une penséede frayeur, l'inquiétude du vide, ila crainte de s'abimer dans l'espace ouvert. C'estla mêmecrainte naïve qu'on retrouve encore souvent en approfon-dissant le sentiment religieux de certaines personnes.L'obstacle qu'on rencontre alors tient à des associationsd'idées factices, qu'il dépend de l'éducation de former ou

d'empêcher. Le poisson né dans son bocal de verre s'yaccoutume, comme les anciens s'étaient accoutumés à lavoûte de cristal qui fermait leurs cieux; il serait dépaysédans l'Océan. L'oiseau élevéen cagemeurt le plus souvent 1si on le rend brusquement à la liberté. Il faut pour toutechose une période de transition, et la liberté des espacesintellectuels est commecelle des eau,xou des airs. L'hu-manité sans religion aura besoind'une éducation sans reli-gion, et cette éducation lui épargnera bien des souffrances

par lesquelles passent ceux qui sont forcésde s'affranchireux-mêmes, de briser de leurs mains leurs propres liens.Un filsde bûcheron n'éprouve aucun sentiment de frayeur

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242 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

dans la solitaire et obscure foret où il est né, sous les pers-pectivesinfinies desgrands dûmes de feuillage; un enfantde la ville qu'on y transporte s'y croit perdu et se met à

pleurer. Cette furet, c'est le monde de la science, avec sesdédalesd'ombre, son étendue illimitée, avec les obstaclessans nombre qui barrent le passage et qu'on n'abat qu'unà un celui qui y est né n'en a plus peur, il vit heureux.Il faut se résoudre hardiment à être le~filsdes bûcherons.

t)e tous ies problèmesd'éducation touchant la métaphy-

sique religieuse, le plus intéressant, sans contredit, est lesuivant Comment parler à l'enfant de la mort et de ladestinéehumaine? Faut-il, en traitant c.'s questions devant

lui, employer une méthode rationnelie et vraiment philo-

sophique? vaut-ilmieux invoquer des dogmes?enfin, est-il

indifférentde lui dire la première chose venue,la premièrelégende naïve qui vient à l'esprit?– Ce problème a été

posé dans la Cr~~c~/oM/yw par M.Louis Ménard.

qui imaginait un enfant venant de perdre sa mère et

posant à son père des interrogations. C'est là une façoningénieuse, mais spécieuse de poser le problème. Lors-

qu'un très jeune enfant perd sa mère, nous croyons que le

premier devoir de son père est de le consoler et d'épargnerà son organisme trop tendre des émotions trop fortes, tl ya là une questiond'hygiène morale où la philosophie et la

religionn'ont rien à voir, où l'âge et le tempérament sontla seule chose à considérer. La vérité n'a pas une égalevaleur dans toutes les heures le la vie on n annoncepasbrusquement à quelqu'un que femme vient de mourirencore moins le matérialiste le ~lus convaincu s'avisera-t-il d'affirmer à un enfant ner ~cuxqu'il ne reverra plus

jamais sa mère. D'ailleurs, le 'natérialiste en questionaurait toujours ~ort d'émettre ui.c affirmation si catégo-

rique sur des clioses où il ne peut y avoir que des pro-babilités la façon de tromper plus dangereuse est

de présenter commeune certitude reconnue ce qui n enest

pas une. En touscas, il est une formesuhjectivede l'immor-

talité, le souvenir; cette immortalité-la, nous pouvons la

faire nous-mêmes, l'incruster pour ainsi dire dans l'espritde l'enfant'. Le pèrene doit pas cesserdc parler de la mëre

1. Lesouvenir,c'estt'afHtction,sansdoute, pourl'hommebienplusquepourl'enfant, maisc'estaussila coneolatiun.Laculturedusouvenirfournitdepuissantsmoyensd'éducationmoralepourtoustes

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ L'ENFANT. 243

morte à l'enfant orphelin. H peut lui faire un souvenir deson propre et vivant souvenu'. Que l'enfant se conduisebien ou mal, il peut lui dire < Si ta mère était là a Hl'habituera ainsi à trouver une récompense ou une peinedans l'approbation ou le blâme de la conscience mater-nelle reproduite en sa propre conscience'.

Pour mieux poser le problème, supposons des cir-

constances un peu,moins tragiques que celles où nous

place M.Ménard, et demandons-nous comment, M géné-ral, il faut parler de la mort à l'enfant. Lorsque l'enfantcommence à suivra un raisonnement un peu complexe,vers l'Agede dix à douze ans par exemple, j'avoue queje ne vois aucun inconvénient à répondre à ses questionscomme on le ferait' à celles d'une grande personne. Acet Ageil ne croit, plus aux fées, il n'a pas besoin decroire aux légendes, même à celles du cnristianismec'est le moment ou l'esprit scicntinquc et philosophiquese développechez lui; il nefaut pas l'entraver, le fausser.Si son intelligencese portevers lesproblèmes philosophi-ques, il faut s'en iélicitcr et tenir à son égard la mêmeconduite que si elle se portait vers les problèmes histo-

riques..t'ai vu un enfant très tourmenté de savoir si tel per-sonnage historique était mort de sa mort naturelle ouavaitété empoisonné; on lui répondit qu~ la chose était dou-

teuse, mais qu'il y avait probabilitéde tel côté. Ainsi doit-on faire quand il s'agit de problèmes plus importants.

Maiscomment, dira-t-on, au sujet de l'au-delà, faireà l'enfant des réponses qu'il puisse comprendre? Le seul

langageà sa portée n'est-i~pas celuidu christianisme, quilui parle d hommesenit~vs auciel, d âmesbienheureuses

siégeant parmi les angc~et les séraphins, etc. ? Nous

répondronsqu'en général on se fait une étrange idée de

l'intelligence de l'enfant On plie son esprit aux subtilitésde grammaire les plusr.afnnécs,aux subtilités de théologieles plus bizarres, et craindrait de lui dire un mot de

philosophie. Une petite fille de onze ans sut, à ma con-naissance, répondre dc~lafaçon la plus Ingénieuse à cette

interrogation imprévue Quelle différencey a-t-il entrele parfait chrétien et un chrétien parfait?)) 11est évident

âges,etpourlespeuplescommepourlesindividus.Ilesttoutnaturelquenoustrouvionsle cultedesancêtresà l'originedessociétés.Fé!ixHenne-guy,Critiquep/tt/oso~A~Mc,M*année,t. tt, pa~e?1~.

1. Voir ~<

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244 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

qu'elle n'eut pas éprouvé beaucoup plus de difficulté àrésoudre un problème de métaphysique. Je me rappelle,pour mon compte,avoir suivi à l'âge de huit ans une dis-cussion sur l'immortalité de l'âme; je donnai même inté-rieurement mon assentiment à celui qui soutenait la causede l'Immortalité. Notre système d'éducation est rempli deces contradictionsqui consistent, d'une part, à faire entrer

mécaniquement dansl'esprit

de l'enfant des choses qu'ilne peut comprendre, .et,d autre part, à écarter son intelli-

gence des sujets qu'elle peut aborder. « Mais,objecteraM. Ménard, il ne faut pas que l'enfant puisse opposer la

croyance de son père à celle de sa mère ou de sa grand'-mère. w– Et quel inconvénient y a-t-il à cela? N'est-ce

pas nécessairement ce qui arrive tous les jours? Sur touteschoses, il y a sans cesseau sein de la famille de petits dé-

saccords, des discussions passagères, qui n empêchentnullement la bonne harmonie peut-il en être autrement

quand il s'agit des questions les plus importantes et les

plus incertaines ? Maisl'enfant perd ainsi le respect duses parents. Certes, il vaudrait beaucoup mieux pourlui perdre quelque chose de ce respect que de croire tou-

jours ses parents sur parole, même quand ils se trompent.Par bonheur, le respect des parents n'est pas du tout lamême chose que la croyance en leur infaillibilité. L'enfantfait de bonne heure usage de son libre examen on peutlui apprendre à dégager la vérité des affirmationsplus oumoins contradictoires en présencedesquelles il se trouveon peut éveiller son jugement, au lieu d'essayer de lui endonner un tout fait. L'essentiel est d'éviter de passionner

son esprit, de le fanatiser. L'enfant a besoinde calmepourque ses facultés se développenten bonne harmonie c'estune plante délicate qui ne doit pas être exposée trop viteaux coups de vent et à la tempête il nes'ensuit pas qu'ondoive la tenir dans l'obscurité ou même dans la demi-lumière des légendes religieuses. Pour épargner à l'enfantle troublede la passion et du fanatisme, le seul moyen est

précisément de le placer en dehors de toute religion con-

venue, de l'habituer à examiner les choses froidement,

philosophiquement,à prendre les problèmespour cequ'ilssont, c'est-à-dire pour de simples problèmes à solutions

ambiguës Rien demieux pour éveiller la spontanéité in-

1.Parmitesplusgrandescausesdetroublepourl'enfant,signalonst~suivante:sonpèreest libre-penseur,samèrecatholique;ilentenddire

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ L'ENFANT. 245

tellectuelle de l'enfant que de lui dire Voilà ce que jecrois, et voici les raisons pour lesquellesje le crois; j'ai

peut-être tort ta mère ou telle autre personne croit autre

chose, et elle a aussi pour le croire certaines raisons,bonnes ou mauvaises. L'enfant acquiert ainsi cette

chose si rare, la tolérance. Le respect qu'il a pour ses pa-rents s'attache aux doctrines diverses qu'il leur voit pro-fesser, et il apprend dès sa jeunesse que toute croyancesincère et raisonnée est au plus haut titre respectable. Jeconnais très intimement un enfant qui

a été élevé d'aprèscette méthode, et il n'a jamaiseu quà se louer de l'éduca-

tion qu'il a reçue. Ni sur la destinée humaine, ni sur la

destinée du monde,on ne lui ajamaisprésenté aucune opi-nion qui ressemblât à un article de foi; au lieu des certi-tudesde la religion, on ne lui a parlé que des possibilités,des probabilitésde la métaphysique.Vers l'âge de treizeans et demi, le problème de la destinée se posa brusque-ment devant lui la mort d'un vieux parent qui lui étaitbien cher le fitsonger plus qu'on ne songe d'habitude à cet

âge; mais ses croyances philosophiqueslui suffirentptci-nement. Elles lui suffisent encore, quoiqu'il ait vu pourson propre compte,et à plusieursreprises, la mort de très

près. Je cite cet exemple commeune expérience humaineet personnellequi a son importance dans la question.

En somme, comment parler de la mort à un enfant? Je

répondshardiment Commeon enparlerait à unegrandepersonne, sauf la ditlérencedu langage abstrait et du lan-

gage concret. Je suppose naturellement l'enfant déjà à

demi-raisonnable, ayant plus de dix ans, capablede pen-ser à autre chosequ à sa toupie ou à sa poupée je crois

qu'alors il faut déjà employer à son égard un langageviril, lui enseigner ce qui nous semble à nous-mêmes le

plus probable sur ces terribles questions. Le libre-penseurqui penchevers les doctrines naturalistes dira à son filsouà sa filleque, pour lui, la mort est sans doute une disper-sionde l'être, un retour à la vie sourde de la nature, un

toustesjoursà l'églisequeceuxquinepratiquentpasleursdevoirsreli-gieuxirontdansl'enferl'enfantfaitdoncce raisonnementque,sisonpèremeurt,itneleverraplus,à moinsd'allerenenferaveclui,etencore,danscederniercas.il nereverraitplussa mère.Unecroyancepleineetentièredansl'anéantissementseraitmoinsdouloureuseetmoinstroublantequecettecroyancedansladamnationéternelle. Ajoutonsque,souscerapport,beaucoupdepasteursprotestants,surtoutenAngleterreetauxÉtats-Unis,nesontpasmoinsintolérantsquetesprêtrescatholiques.

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246 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

recommencement de la perpétuelle évolution qu'il restede nous ie bien que nous avons fait, que nous vivonsdansl'humanitépar nos bonnes actions et nosgrandes pensées;

que l'immortalité est la fécondité de la vie. Le spiritua-hste lui parlera de la distinction de l'àme et du corps,qui fait que la mort est une délivrance. Le panthéisteou le moniste lui répétera la parole vieille de tr«!s mH!cans 7~< ~a~ asi, Tu es cela, et l'enfant moderne se

persuadera, comme le jeune brahmane, qu'il y a sous lasurface des choses une unité mystérieuse dans laquellel'individu peut rentrer et se fondre. Enfin le kantien ta-chera de lui faire comprendre qu'il y a dans ledevoirquel-que chose d'antérieur et de supérieur à la vie présenteque prendre conscience du devoir, c'est prendre cons-cience de sa propre éternité. Chacun parlera ainsi à l'en-fant selonses opinionspersonnelles,en segardant toutefoisdeprétendre que son opinion soit la vérité absolue. L'en-

fant, traité ainsi en homme, apprendra de bonne heure à

se faire lui-même une croyance, sans la recevoir d'aucune

religion traditionnelle, d'aucune doctrine immuable; il

apprendra que la croyance vraiment sacrée est celle quiest vraiment raisonnée et réfléchie,vraiment personne!fcet si, par moments, lorsqu'il avance en âge, il ressent plusou moins l'anxiété de l'inconnu, tant mieux cette anxiété,où les sens n'ont point de part et où la pensée

seule est en

t jeu, n'a rien de dangereux l'enfant qui l'éprouve sera del'étoffedont on fait les philosopheset les sages.

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CHAPITREV)

LA MLtGION ET L'mRËLîGMN CHEZ LA FEMME

Lecaractèredela /<Mm~lui impose.t-it tarf/t~to~~etm~mela superstition. Xat'u'edertM<<< féminine.Prédominancede l'imagination.Crédutitô.Eapritconser-vateur. Naturede la~«tAt/Mféminine.Prédominancedu sentiment.Tendanceau Mty<~cu"M.Le MK«m<'n~Mor<t<,cho~la ff'mme,n'a-t-itd'appuiqu« dana la

religion. Influencede la religionet de t irréligionsur la pudeuret sur t'~moMf.

Originede la pudeur. L'amouret la virginité perpetuette.PxradoxeadeM. Renanaur tes vœu~mon"stiqHes. Commentt«9 tendancesnaturetteade lafemmepeuvent être tourné«sau profitde la libre-pensée Influenceque peutexercerle marisur la foide aafemme.Exen'[' d'uneconversionà ta tibre-pt'nsé".

Parmi les libres-penseurs eux-mcmcs, il en est quicroient la femme vouc~ par la nature de son esprit à la

superstition et au mythe. L'incapacité philosophique de

la femme est-elle mieux démontrée que celle de l'enfant,

qui on la compare si volontiers?

Nous n'avons pas à examiner si les facultés de la femme

sont ou ne sont pas inférieures à celles de l'homme'. Nous

1. En rèfrte générale, dit Darwin, l'homme va plus loin que la femme,

qu'il t'a~iMe de méditation profonde, de raison ou d'imagination, ou tout

simplement de l'usage des sens on même des mains. D'après certaines statis*

tiques, il paraît que le cerveau féminin moderne est resté presque station-

naire, tandis que le crâne de l'homme s'est dévetoppé dans de notables

proportions. Le ce~eau d'une parisienne n'est pas plus grand que celuid'une chinoise, et elle a sur celle-ci le désavantage de posséder un piedmoins petit.

En admettant ces faits, on n'en peut pas inférer immédiatement une inca-

pacité congénitale, car la manière dont les femmes ont été toujours traitées

par l'homme et l'éducation qu'elles ont reçue ont dû laisser des résultats'

capables de devenir héréditaires. L'instruction des femmes a été de tout

temps en retard sur celle des hommes, et leur esprit, oeut-etr" nsturette-ment moins scientifique, n'a jamais été développépar le contact direct avec

Page 280: Jean Marie G.

248 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

devons chercher seulement si, dans les limites de son éten-

due, l'esprit de la femme lui impose la religiosité et même

la superstition. Ceux qui soutiennent que la femme est, en

quelque sorte, condamnée à l'erreur, s'appuient sur les

traits essentiels de son caractère examinons donc avec

eux, d'abord la nature propre de son intelligence, puiscelle de sa sensibilité. Les femmes, dit-on d'abord, ont

l'esprit moins abstrait que les hommes elles ont plus de

goût pour tout ce qui frappe les sens et l'imagination,

pour ce qui est beau, voyant, coloré de là leur besoin de

mythes, de symboles, de culte, de rites parlant aux yeux.Nous répondrons que ce besoin n'a rien d'absolu les

femmes protestantes ne se contentent-elles pas d'un culte

qui ne parle pas aux sens? D'autre part un esprit imagi-natif n'est pas nécessairement un esprit superstitieux. La

superstition est une affaire d'éducation, non de nature

il y a une certaine maturité d'esprit à partir de laquelleon ne devient plus superstitieux. J'ai connu plusieursfemmes qui n'avaient pas une seule superstition et quiétaient incapables d'en acquérir; rien sous ce rapport ne

distinguait leur intelligence de l'intelligence virile l'ordre

des phénomènes, une fois bien saisi par l'esprit humain,

y subsiste ensuite par sa propre force, sans secours étran-

ger, le réel étant encore ce qu'il y a de plus solide.

Un second trait de l'intelligence féminine, que l'on a

le mnnde extérieur. En Orient et en Grèce, chez les peuples d'où nous vient

notre civilisation, la femme (au moins celle de condition aisée et distin-

guée), fut précisément toujours réduite à un rôle subalterne, enfermée

dans le gynécée ou soustraite à tout contact direct avec le monde réel. De

ta une sorte de tradition d'ignorance et d'abaissement inteitectuet qui s'est

propagée jusqu'à nous. t) n'y a rien de tel, aujourd'hui, qu'un cerveau de

petite fille, étevée à l'ombre paternelle et maternelle, pour recueillir, sansen rien perdre, tout le résidu de la sottise bourgeoise, dea préjugés naïfs et

orgueilleux d'eux-mêmes, de l'irnorance s'étalant sans avoir conscience de

soi, enfin des superstitions s'érigeant en règle de conduite. Mais changezt'éducation, et vous changerez en grande partie ces résultats. D'après lathéorie même de Darwin, ce que t'hérédité et l'éducation ont fait, elles peuvent aussi le défaire à la longue. Quand même il resterait des dinerences

générales d'intelligence en faveur du sexe masculin, et que la femmedemeu-

rât, comme le lui reproche Darwin, incapable de pousper l'inventio-a aussiloin que t homme,il n'en résulterait pas qu'on dût remplir l'intelligence etle cœur de la femme avec des idées et des sentiments d'un autre ordre queceux de l'homme. Autre chose est d'inventer et d'agrandir le domaine de la

acience, autre chose est de s'assimiler des connaissances déjà acquises;autre chose est d'élargir l'horizon intellectuel, autre chose est d'adapter,dès sa naissance, ses yeux et son coeur à cet horizon déjà ouvert.

Page 281: Jean Marie G.

LA RELIGION ET L'IRRELIGION CHEZ LA yEM~tE. 249

mis en avant, c'est sa crédulité, qui se prête si facilement

à la foi religieuse. La femme est plus cre~M/equel'homme, entendons-nous elle a une certaine confiance

dans l'autre sexe, plus fort et plus expérimenté; elle

ajoutera foi volontiers à ce que lui affirmentdes hommes

graves qu'elle est habituée à vénérer, comme les prêtres.Sa crédulité est faite ainsi en grande partie de ce besoinnaturel qu'elle a de s'appuyer sur l'homme. Supposezune religion construite et servie uniquement par des

femmes, elle serait regardée avec beaucoup plus dedéfiance par le même sexe. Le jour où les hommes necroiront pas, la crédulité de la femme même, surtoutde la femme médiocre habituée à juger par les yeuxet l'intelligence d'autrui, sera bien compromise. Jedemandais à une domestique qui était restée trente ansdans la même maison quelles étaient ses croyancescelles de mon maître, répondit-elle son maître étaitathée. On posait la même interrogation à la femme d'unmembre de l'Institut; elle répondit:–j'étais catholiqueen me mariant, j'ai bientôt pu apprécier la supérioritéd'esprit de mon mari et j'ai vu qu'il ne croyait pas à la

religion,j'ai cessé moi-mêmeentièrement d'y croire.ritUn troisième trait du caractère féminin, c'est son esprit

conservateur, qui se repose dans la tradition et est moins

propre à l'initiative. Le respect du pouvoir et de l'autorité,dit Spencer,prédominechezla femme,influençantses idéeset ses sentiments à l'égard de toutes les institutions. « Celatend à fortifier les gouvernements politiques et ecclésias-

tiques.Pour la mêmeraison, la foià tout cequi se présenteentouréd'un appareil imposantest particulièrementgrandechez les femmes. « Le doute, la critique, la mise en ques-tion de ce qui est établi sont rares chez elles.)) Il est cer-tain que la femme a un esprit plus conservateur quel'homme, soit en religion, soit en politique on l'a cons-taté en Angleterre, où les femmesvotent pour les questionsmunicipales. C'est, selon nous, que le rôle de la femmeici-bas est précisément de conserver d'abord, une fois

jeune fille, se garder elle-même comme un trésor, être

toujours en défiancecontre je ne sais quoi qu'elle ne défi-

nit pas bien; puis, une fois femme, garder l'enfant, la

maison, le mari; toujours conserver, retenir, défendre,toujours refermer ses nras sur quelque chose ou sur quel-qu'un. Faut-il s'en plaindre? N'est-ce pas à cet instinct quenous devons de vivre, et si la différence des sexes ou des

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250 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

fonctions afférentesau sexe entraine des din'ércncesgravesde caractère, faut-il voir là une incapacité religieuse oucivile sans remède? Non, l'esprit conservateur peuts'appliquer à la vérité comme à l'erreur tout dépendde ce qu'on lui donne à conserver. Si on instruit lafemme dans des idées plus philosophiques et plus scien-

tifiques, sa force de conservation servira en bien et nonen mal.

tJn dernier trait de l'esprit féminin, très voisin du précé-dent, c'est nue la femme,par sa nature d'esprit plus minu-tieuse et plus craintive, plus propre à saisir les détails

particuliers quo les ensembles et les idées générales,est toujours plus portée vers l'interprétation étroite et lit-térale si elle entre dans une administration, par exemple,elle y appliquera lemoindre règlement à la lettre, avecuneconscienceexagéréeetpleined'angoisse&naïvcs.Onencon-clut qu'un tel tempérament a toujours été et sera toujourspropre au maintien des religionsÏiLtéralcsou des pratiquessuperstitieuses. Selon nous, cet esprit de minutie et de

scrupule si fréquent chez la femme,pourra devenir tout aucontraire un facteur important d'incrédulité lorsque lafemme sera assez instruite pour prendre sur le fait les in-nombrables contradictions et ambiguïtés des textes. L<

Mrt~M/céclairé est plutôt encore un instrument de dout<'

que de foi.Nous ne voyons donc p~s jusqu'à présent que les

différences d'esprit, natives ou acquises, suffisent pourfaire des femmes une sorte de caste vouée à la religionet aux mythes, tandis que les hommes pourraient s'en

passer.Examinonsmaintenant les raisons plus profondes tirées

de la nature des sentiments chez la femme.– En général,dit-on d'abord, c'est le sentiment et non la raison quidomine chez la femme. Elle répond plus volontiers aux

appelsfaits au nom des sentiments de pitié ou de charité,

qu à ceux faits au nom des idées d'équité. Mais est-ce

que le sentiment est l'apanage des religions ? Parmi leshommes eux-mêmes, n'y a-t-tl pas des hommes de senti-ment et des hommes de pensée? Faut-il pour cela con-damner lespremiersà l'erreur tandis que les autres vivrontde vérité?

On insiste et on dit que le sentiment, chez la femme,tend naturellement au mysticisme. Chez les Grecs, dit

Spencer, les femmesétaient plus accessiblesque les hom-

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME. 251

mes à l'excitation religieuse'. On peut répondre queles plus grands mystiques, après tout, n'ont point été des

femmes les sainte Thérèse sont beaucoup moins nom-

breuses que les Plotin (qui a le premier donné au mot

~ac~ son sens actuel), les Porphyre, les Jambliquc, les

Benys l'Aréopagitc, les saint Bonaventure, les Gerson, les

Richard deSaint-Victor,les Eckart, les Tauler,lesSweden-

borg. La mysticitésedéveloppeenproportion durétrécisse-ment de l'activité. C'c~t une des raisons pour lesquelleslavie de la femme,moins active que celle de l'homme, donne

plus de part aux élans mystiques et aux exercices de piété.Mais l'action guérit de la contemplation,surtout de la con-

templation vide et vainc, à laquelle peuvent seuls se plaireles esprits moyenset ignorants. Aussi la religiosité fémi-nine diminuera-t-elle dans la proportion où l'on ouvrira

pour son esprit un champ plus vasted'activité, en lui don-nant une instruction intellectuelle et esthétique, en l'inté-ressant à toutes les questions humaines et à toutes les réa-lités de ce monde. On est allé jusqu'à vouloir rendre la vie

politique accessibleà la femme,pour lui restituer des droits

qui lui ont été déniés jusqu'alors. M. Secrétan a soutenurécemment cette cause, déjà défendue par StuartMill. Ceserait là aujourd'hui placer directement toutes les affaires

politiques dans la main du prêtre, qui, lui-même, tientla femme. Mais lorsque se produira par degré l'éman-

cipation religieuse de la femme, il est possible qu'unecertaine émancipation politique en soit la conséquence.En tous cas, son émancipation civile n'est qu'une affairede temps. L'accession de la femme au droit civil communest une conséquence nécessaire des idées démocratiques.Lorsqu'elle sera forcée ainsi de s'occuper plus active-ment des affairesde ce monde, cet emploi nouveau deson activité la protégera de plus en plus contre les tcn-

1.SirRutherfordAlcocknousditaussiqu'auJaponcilestfortraredevoirdanslestemplesd'autresndètesquedesfemmeset desenfanta;leshommesqu'onyrencontre,toujoursextrêmementpeunombreux,appar-tiennentauxbassesclasses.On a comptéque les5/6aumoins,et sou-ventles9<10)<despèlerinsquiserendentau temptedeJaggemaut,sontdesfemmes.OnraconteaussiquechezlesSikhs,lesfemmescroientàplusdedieuxqueleshommes.Touscesexemptesempruntésàdesracesetà des époquesditTérentes,montrentsufnsamment,selonSpencer,que,lorsquenou~retrouvonsun fait analoguedanstespayscatholiquesetmême,dansunecertainemesure,enAngleterre,itne fautpasl'attribueruniquementà l'éducationdesfemmes«lacauseestplusaufond,danslanature.»(V.Spencer,laSc<~tMsociale,p.408).

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252 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

dances mystiques. Si une action lui est accordée sur la so-

ciété, elle l'exercera sans doute dans le sens de la philan-thropie or, la pitié sociale est un des plus puissantsdérivatifsde la mysticité. Mêmeparmi les ordres religieux,on remarquera combien ceux qui ont la philantropie pourbut suscitent, chez leurs membres, une dévotion moinsexaltée que ceux qui s'en tiennent à la contemplation sté-rile des cloîtres.

Si le sentiment mystique n'est pointvraiment une chose

plus essentielleà la femmequ'à l'homme, peut-onsoutenirdu moins que le sentiment moral, chez elle, ne trouve son

appui que dans la religion? La femme a-t-elle une forcemorale moindre que l'homme et est-ce surtout dans desidées religieuses qu'elle puise cette force dont elle a besoin

pour elle et pour autrui ? Une mesure assez exacte dela force intérieure, c'est la résistance à la douleurphysiqueou morale orla femmemontre, dans lamaternitéavectoutesses conséquences, dans la grossesse, dans l'enfantement,dans l'allaitement accompagnéde veilleset de soins conti-

nuels, une résistance à la douleur physique peut-être plusgrande quecellede l'hommemoyen.Demêmepour larésis-tanceà la douleurmorale.Biendestristessespeuvent accom-

pagner le point égal d'une aiguille de femme, mais legrandfacteur de la forcemorale chez la femme, c'est l'amour etla pitié. En agrandissant la sphère de son intelligence, onne pourra qu'élargir le champoù s'exerce déjà cette facultéd'aimer et d'alléger tout, qui est développéechezelle à un sihaut point.Levéritable remèdeà toute sounranceestd'aug-menter l'activité de l'esprit, ce qu'on fait en augmentantl'instruction. Agir empêche toujours de souffrir.De là la

puissance de la charité pour calmer la souffranceperson-uelle, qui a toujours une couleur un peu égoïste. Le meil-leur moyende se consoler soi-même,pour la femmecommf

pour l'homme, ce sera toujours de soulager autrui l'es-

pérance renait dans le cœur qui la donne aux autres. Lesdouleurs s'adoucissent lorsquelles deviennentfécondesen

bienfaits, car toute fécondité est un apaisement.Ennn,par compensation,il yad'autres pointssur lesquels

la femme souffrirait peut-être moins que l'homme de la

disparition des croyances religieuses. De l'homme et de la

femme, c'est celle-ciqui vit le plus dans le présent elle ade la nature de l'oiseau qui secoue sonaile et oubliela tcm~pète au moment où elle vient de passer.La femmerit aussifacilement qu'elle pleure, et son rire a bientôt séché ses

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME. 253

larmes sa grâce est faite pour une part de cette divine

légèreté. t)e plus elle a son nid, son foyer, toutes les

préoccupationspratiques et tendres de la vie, qui l'absor-

nent plus entièrement que l'homme, qui la prennent plusau cœur. Le bonheur d'une femmepeut être complet lors-

qu'elle se croit belle et se sent aimée le bonheur d'un

homme est chose beaucoup plus complexe et où entrent

bien plusd'éléments intellectuels. La femme revit plus quel'homme dans sa génération elle se sent, des cette vie,immortelle dans les siens.

Parmi les sentiments très développéschezla femme, il yen a deuxqui sont pour elle deuxgrands motifsde retenuela pudeur, cette dignité de son sexe, et l'amour, qui est

exclusif lorsqu'il est véritable. En dehors de cesdeux puis-santes causes,les motifs et mobilesreligieux auraient tou-

jours étépeu

de chose pour elle. Si la religion agit sur la

femme, c est en prenant pour leviers ces mêmes motifs le

plus sûr moyen d'être écouté de la femme, et presque le

seul, ce sera toujours d'éveiller son amour ou de parler àsa pudeur, parce que se donner ou se refuser sont les deux

plus grands actes qui dominent sa vie de femme. Aussi

l'immoralité, chez elle, augmente-t-elle généralement enraison directe de la diminution de la pudeur. De là unnouveau et délicat problème la pudeur, cette force etcette grâce tout ensemble, la pudeur, qui semble faite de

mystère, n'est-elle point une vertu plutôt religieuse quemorale? ne risque-t-elle point, commeon l'a soutenu, de

disparaître avec la religion, des'affaiblirpar une éducationde plus en plus scientifique et, en un certain sens, posi-tive? Remarquons-led'abord, si lepoint central de toutevertu chez la femmeest la pudeur commechez l'homme le

courage, c'est une raison de plus pour éviter d'attacher la

pudeur à la religion, pour ne pas laisser l'une s'altérer auxdoutes qui nécessairement, dans notre société moderne,viendront tôt ou tard atteindre l'autre. Certes, la pudeurpeut être une merveilleusesauvegarde pour les croyanceset même pour les croyances irrationnelles elle empêchetoujoursdeoousser le raisonnement, comme ledésir, jus-qu'aubout. Maisil y a une pudeur vraie et une fausse, une

pudeur utile et une nuisible. La première, nous allons le

voir, n'est réellement liée au sentiment religieux ni dansson origine, ni dans sa destinée.

D'abord,quelleest l'origine de la pudeur? Il ya chezla

jeune fille le sentiment vague qu'elle dispose d un certain

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254 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

trésor, convoité souvent par plusieurs. Ce sentiment, quise confond avec une conscience obscure de la sexualité,était nécessaire à la femme pour arriver, sans se donner,

jusqu'au complet développementde son organisme. L'im-

pudeur précocene peut guère, en cnet, ne pas être accom-

pagnée de quelquearrêt dans la croissance.Elle produiraitfacilement aussi une infécondité relative. La pudeur estainsi une garantie pour l'espèce, un de ces sentiments

que la sélection naturelle a du conserver et accroître.Elle est en outre une condition de la sélectionsexuelle sila femme se donnait sans discernement à tous, l'espèceen souffrirait. lleureusement le désir rencontre chez ellecet obstacle, la pudeur, et il ne peut la vaincre qu'à condi-tion d'être attiré fortement par quelque qualité notabledans l'objet désiré, qualité qui sera ensuite transmissible fl

l'espèce. Au point de vue de la sélection, sexuelle, il v aaussi beaucoup de coquetterie dans la pudeur, une coquet-terie oublieusedeson nut, inconsciente,et qui prend parfoispour un devoir ce qui n'est qu'un manège. La coquetterie.cet art des refus provisoires et des fuites qui attirent, n'a

pas pu ne pas se développer à un haut point chez les êtres

supérieurs, car elle est un puissant moyen de séductionetde sélection.La pudeur s'est développée de même et n'estencore parfois qu'un moment fugitif dans l'éternelle

coquetterie fémimne. La coquetterie naît la première chezla jeune fille, trop ignorante pour être vraiment pudique.mais trop femme pour ne pas aimer déjà a attirer en se

retirant; d'autre part elle reste la dernière pudeur desfemmesqui n'en ont plus. Enfin, la pudeur est aussi com-

posée pour une notable partie d'un sentiment de craintefort utile à la conservation de la race. Chez les espècesanimales, la femellea toujours été quelque peu en danger

auprès du mâlegénéralement plus fort l'amour était non

seulement une crise. mais un risque; il fallait donc adou-cir l'amoureux avant de se livrer à lui, le séduire avantde le satisfaire. Même dans la race humaine, aux tempsprimitifs, la femme n'avait pas toujours lieu d'être ras-surée près de l'homme. La pudeur est une sorte d'amour

expectant, nécessaire dans l'état de guerre primitif, une

épreuve, une période d'étude mutuelle. Lucrèce a re-

marqué que les enfants avaient contribué, par leur fai-blesse même et leur fragilité, à l'adoucissement desmœurs humaines; la même remarque s'applique aux

femmes, à ce sentiment de leur propre fragilité qu'elles

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME. 255

éprouvent un si haut degré dans la pudeur et qu'elles ont

pu en partie communiquerà l'homme. Les frissons et les

craintes de la femme ont fait la main de l'homme moins

dure sa pudeur s'est transformée chez lui en un certain

respect, en un désir moins brutal et plus attendri elle a

civilisé l'amour. Lapudeurest très analogue à cette crainte

qui porte l'oiseau à fuir même les caresses, qui sont pourlui un froissement. Le regard même a quelque chose de

dur et d'inquiétant comme la main n'est-il pas un prolon-

gement du toucher? Outre ces divers éléments, il y a dans

la pudeur de la jeune filleou de l'adolescent un sentiment

plus élevéet plus proprementhumain la crainte de l'amour

même, la crainte de ce quelque chose de nouveau et d'in-

connu,la crainte de cet instinct si profondet si puissant quis'éveille et parle en vous à un moment de votro existence

après s'être tu jusqu'alors, qui entre brusquement en luU<'

avec toutes les autres forcesde l'être, apporte la guerreen vous. L'adolescent, n'étant pas habitué à subir la domi-nation de cet instinct, croit y sentir quelque chose de plusétranger et de plus mystérieux que dans tous les autres

c'est l'interrogationanxieuse de Chérubin*.En somme, le sentiment de la pudeur n'a pas son ori-

gine et son vrai point d'appui dans la religion il n'y est

lié que très indirectement. Même au point de vue de la

pudeur, l'éducation religieuse n'estpas

sans reproche.Chez les protestants, la lecture de la Bible est-elle toujoursune bonne école ? M. Bruston fait ressortir l'utilité de la

lecture du C< des C~M~MC~ à une époque comme

la nôtre, où les mariages se font souvent par intérêt plutôt

que par Inclination Nous croyons en effet la lecture du

C~M~MC propre a développer les inclinations chez les

jeunes filles, mais sera-ce bien l'inclination au mariage

1. On considère d'habitude la pudeur comme constituée essentiellement

par la honte; mais la honte n'a dû être qu'un des éléments de sa formation.Cette honte s'explique très bien par le sentiment de souillure qu'apportentcertaines fonctions, surtout chez la femme, dont les hébreux exigeaient la

purincation périodique. Le vêtement une fois admis dans les mœurs, d'abordsous forme de simple ceinture, a envahi peu à peu tout le corps (même le

visage chez les Orientaux), tt a progressivement développé la pudeur eneffet la pudeur et le vêtement réagissent l'un sur l'autre. L'habitude d'êtrecouvert éveille très rapidement la honte d'être découvert. De petitesnégresses recueillies par Livingstone reçurent des chemises: peu de joursaprès s'être habituées à ce vêtement nouveau qui leur cachait le haut du

corps, si on les surprenait le matin dans leur chambre, elles se couvraientprestement la poitrine.

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2~6 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

réglementé et compliqué que leur conseille l'Église? Chexles catholiques, que dequestions'indiscretesie confesseurfait à la jeune fille Que de défenses dangereuses commedes suggestions Au reste, même en fait de pudeur,l'excès est un défaut un peu de liberté bien entenduedans l'éducation ou dans les mœurs ne serait point un mal.L'éducation catholique peut finir par fausser l'esprit de lafemme en l'élevant trop à l'écart de Ihomme, en l'habi-tuant à être toujours intimidée et troublée par celui avec

lequel elle doit passer son existence, en rendant sa pudeurtrop indéterminée et trop farouche, en en faisant une sortede religion.

Il se manifeste aussi parfois une dé\ !atiunde la pudeurdans les tendances mystiquesde la femme,plus fortes sur-tout à l'âge de la puberté. Ces tendances, exploitées par le

prêtre, deviennent l'origine des couventset des cloîtres.L'éducation catholique de la jeune fille est trop souventune sorte de mutilation morale on cherche à faire des

vierges et on risque de faire de sottes femmes. Les reli-

gions ont trop de tendance à considérer l'union des ~exessous je ne sais quel aspect mystique et, au point de vue

moral, comme une maculation. oui, certes, la puretéest une force c'est avec une petite pointe de diamant

qu'on perce aujourd'hui les montagnes et les continents

mêmes mais le christianisme u trop confondu la chastetéavec la pureté. La vraie pureté est celle de l'amour. On

peut dire que la chasteté véritableest dans le cœur, qu'ellesurvit à celle du corps, qu'elle cesse au contraire là où elledevient impuissance, restriction, obstacle au libre déve-

loppement de l'être entier un eunuque ou un séminariste

peut n'avoir rien de chaste le sourire d'une fiancée àson amant peut être infiniment plus virginal que celuid'une nonne. Rien d'ailleurs ne souille l'esprit comme une

préoccupation trop exclusive, trop perpétuelle des chosesdu corps l'attentton attirée sans cesse de ce côté évoquenécessairement des images impudiques. Saint Jérôme,dans le désert, croyant, comme il le raconte, voir dansernues au clair de lune les courtisanes romaines, avait aufond le cœur et le cerveau moins purs que Socrate rendantsans façon visite à Théodora. La pudeur trop conscientedevient nécessairement impudique. La virginité tire toute

sa grâced'une ignorance lorsqu'elle devientassez savante

pour se connaître elle-même, elle se nétrit le printempspassé, on ne conserve les vierges, commecertains fruits,

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LA RELIGION ET L'IRRÉHQION CHEZ LA FEMME. 2~7

17

qu'en les desséchant.Deux choses transforment l'universen v apparaissant, l'amour et le soleil. La pudeur est

simplement une armure, qui suppose encore un état de

guerre entre les sexes et a pour but d'empêcher la

promiscuité aveugle; l'abandon mutuel de l'amour est

plus chaste que l'inquiétude pudibonde et le soupçonimpudique. Ïl s'établit entre deux amants une sorte deconfiance qui fait qu'ils ne veulent, qu'ils ne peuventrien retenir d'eux la contrainte sur soi, le sentimentde défiance à l'égard d'un étranger, la conscience del'état de lutte. tout cela disparaît, <cst assurémentl'union la plus parfaite qui puisse exister ici-bas, et si,

d'après la croyance platonicienne, le corps, la matièreest ce qui divise les esprits, on peut dire, malgré l'appa-rence de paradoxe, que l'amour est l'état où le corps sefait moins opaque entre les âmes, se resserre et s'efface.Le mariage mêmeconserve encore à la femme une sortede virginité morale sur le doigtjauni des vieux mariés,on reconnaît la petite placeblanche occupéedepuis trenteans par l'anneau des liançailles,et qui est restée seule àl'abri des flétrissures de la vie.

La pudeur est un sentiment qui s'est perpétué, nousl'avonsvu, parce qu'il était utile a la propagation de l'es-

pèce la mysticité le détourne et le corrompt en le faisantservir précisément contre la propagation de l'espèce.Entre une carmélite et une courtisane, une Ninon de Len-clos par exemple, le sociologiste peut parfois hésiterau point de vue social elles sont toutes deux à peu prèsaussi inutiles, leur vie est aussi misérable et vame lesmacérations excessivesde l'une sont follescommeles ptai-sirs de l'autre le desséchement moral de l'une n'est pasparfois sans quelquerapport avec la corniption de l'autre.Les vœux ou les habitudes de chasteté perpétuelle, lavie monastique même ont pourtant trouvé denosjours undéfenseur inattendu dans M. Renan. Il se place, il est vrai,a un point de vue tout dînèrent du christianisme. S'il exaltela chasteté perpétuelle,c'est au nom d'inductions purementphysiologiques il la considère commeun simple moyend'accroître la production intellectuelle et la capacité ducerveau. Il ne blâme pas absolument 1 impureté; il jouitintérieurement, comme il le dit lui-même,des joies du dé-bauché, des ardeurs de la courtisane; il a la curiositéinnnie, la parfaite impudeur du savant. N'importe, il croitvoir une sorte d'antinomie entre le plein développement

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258 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

intellectuel et la fécondité de l'amour le vrai savant doitconcentrer toute sa force au cerveau, n'aimer que des

abstractions ou des formes chimériques par ce trans-

port de toutes les pu ssances vitales vers la tête, sonintel-

ligence acquerra l'épanouissement des fleurs doubles, donta beauté monstrueuse, produite parla

transformation desétamines en pétales, est faite d'infécondité. L'amour estun impôt assez lourd payé aux vanités de ce monde, et la

femme, dans le budget humain, représente presque exclu-sivement la dépense. Aussi la science, économe du tempset de la force, don-eUe aspirer à se débarrasser de lafemme et de l'amour, laisser cette inutilité aux oisifs, auxinutiles. Ces paradoxes (.e M. Renan ont leur originedans un fait scientifique bien connu c'est que les espècesles plus intelligentes sont aussi dans la nature celles qui

pullulent le moins; la fécondité est généfalement en raisoninverse de la dépense cérébrale. Mais il ne faut vraiment

pas confondre l'amour avec le pullulement des races, sans

quoi un humoriste pourrait tirer cette conséquence étrange

que, parmi les espèces animales, les lapins sont ceux quiconnaissent le mieux l'amour, et que, parmi les hommes,les Français sont ceux qui le connaissent le moins. De ce

qu'un trop grand gaspillagede la force génésique paralyse

1intelligence, il ne s ensuit pas du tout que le sentimentde l'amour ait le même effet et qu'on se diminue int.ellec-

tuellement par l'élargissement du cœ'u.

Nous croyons qu'on peut réhabiliter 1 amour au pointde vue Intellectuel comme au point de vue moral. S'Ilcon-

stitue a certains égards une dépense de force, il accroit

tellement sous d'autres rapports toute l'énergie vitale, qu'ilfaut le regarder comme une de ces dépenses fructueuses

inséparables de la circulation même de la vie. Vivre, aprèstout, dans le sens physique comme dans le sens moral,ce n'est pas seulement recevoir, c'est donner et surtout se

donner, c'est aimer; il est difficile de fausser sa vie dans

s'a direction la plus primitive sans fausser aussi son cœuret son intelligence. L'amour est par excellence un excitantde tout notre être et de notre cerveau même; il nous prend

et nous tend tout entiers, il nous fait vibrer comme une

harpe, donner toute notre musique intérieure. On ne peut

pas remplacer ce stimulant suprême par du café ou du

haschich. La femme n'a pas seulement le pouvoir de nous

compléter nous-mêmes, de former par le mélange de sonexistence avec la nôtre un être plus entier, plus total, pou-

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LA RELIGtON ET L IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME. 259

vant offrir un raccourci achevé de toute vie elle est capable

aussi, par sa simple présence, par un sourire, de doubler

nos forces individuelles, de les porter au pids haut point

qu'elles puissent atteindre toute notre virilité ')st appuyéesur sa grâce. Quelle est la puissance de tous les autres

mobiles qui peuvent pousser l'homme en avant amour de

la réputation, de la gloire, amour même de Dieu, comparés:t l'amour de la femme, lorsque celle-ci comprend son rôle?

Mêmela passion la plus abstraite, la passion de la science

a souvent besoin, pour acquérir toute sa force, de se mêler

par une de ces combinaisons si étranges et si fréquentes à

quelque amour féminin, qui réussit n faire sourire les

graves alambics et met la gaieté de l'espoir dans l'inconnu

des creusets. Rien n'est simple dans notre être, tout s'a-

malgame et se confond. Ceux qui ont inventé le moine ont

eu la prétention de simplincr l'être humain, ils n'ontréussi qu'à le compliquer bizarrement ou a le mutiler.

L'amour ne joue pas seulement, à l'égard du savant mêmeet du penseur, le rôle de stimulant. Outre qu'il excite chezde tels hommes le travail cérébral, il peut contribuer indi-rectement à le rcctilicr. Celui qui aime vit dans la réalitéc'est un grand avantage pour penser juste. Afin de bien

comprendre le monde ou nous sommes, il ne faut pr\scommencer par se transporter au dehors, par se construireun monde à soi, un monde froid et mesquin, capable detenir dans la cellule d'un couvent. Qui veut faire l'angefait la bête, disait Pasca) non seulement il fait la bête,mais il s'abètit dans une certaine mesure, il ôte de la pré-cision et de la vivacité à son intelligence. Amoindrir le

cœur, c'est toujours amoindrir la pensée. Celuiqui pourraitconnaître dans tous ses détails l'histoire des grands espritsserait bien étonné de découvrir quelque trace de l'amour

jusque dans la hardiesse et l'élan des grandes hypothèsesmétaphysiques ou cosmologiques, jusque dans l'intuition

pénétrante des vues d'ensemble, jusque dans la chaleur

passionnée des démonstrations. Où l'amour ne va-t-il passe nicher? Comme il fait les recherches plus hardies dansle domaine de la pensée, i! ies fait aussi plus douées, pluslégères, il porte toujours avec lui la conhancc il a foi enlui-même, dans les autres, dans le mystérieux et muetunivers. Il donne aussi cet attendrissement du cœur quifait qu'on prend intérêt aux moindres choses, aux plus

1

petits faits, et qu'on en découvre la place dans le Tout. II

y a beaucoup de bonté au cœur du vrai savant.

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260 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

fuis, d'ailleurs, qu'est-ce que ta science sans l'art? Ona trouvé depuis longtemps les rapports les plus intimesentre tes facultés du savant et celles de l'artiste'. Or l'art

pourrait-il subsister sans l'amour? Ici l'amour devient latrame même de la pensée. Qu'est-ce que composer desvers ou de la musique, peindre ou sculpter, si ce n'est

penser 1 amourde dilférentes manières et sous ses diversestermes? Quoi qu'en puissent dire les défenseurs plus oumoins convaincus de l'esprit monastique et de la reli-

giosité mystique, l'amour, vieux comme le monde, n'est

pas prêt de le quitter; et c'est encore dans les plus grandscœurs doublés des plus hautes intelligences qu'il éclatera

toujours le plus sûrement. « Faiblesse humaine M,dira-

t-on non, mais ressort et force. Si l'amour est la sciencede 1 ignorant, II ne sera jamais étranger à la science dusavant Ëros, de tous les dieux, est celui dont Prométhée

peut le moins se passer, car c'est de lui qu'il tient lanamme. Ce dieu éternel survivra, dans tous les cœurset surtout dans le cœur de la femme, à toutes les reli-

gions.Kous pouvons conclure de ce qui précède que les ten-

dances caractéristiques de la femme peuvent être tournéesau profit de la venté, de la science, (le la libre-pensée,de la fraternité sociale. Tout dépendra d'ailleurs de

l'éducation qui lui sera donnée, puis de l'influence quel'homme qu'elle aura choisi pour époux saura prendre surelle. Il faut agh st r la femme des 1 enfance. La vie d unefemme a plus d'ordre et de continuité que celle d'un

homme à cause de cela la force des habitudes d'enfance <est plus grande. La vie féminine ne présente qu'une seule

grande révolution, le mariage. Il est même des femmes

pour qui cette révolution n'existe pas il en est d'autres

pour lesquelles cHe est beaucoup atténuée (si par exemplele mari a la mémo façon de vivre, les mêmes croyances

que le père et la mère). Dans un milieu tranquille commela plupart des existences féminines, l'intluence de l'éduca-tion première peut donc se propager sans obstacle on

peut retrouver en elles sans grande altération, après des

années, le petit nombre d'idées religieuses ou philoso-phiques qu on y a mises. Le foyer est un abri, une sortede serre cnaudc ou croissent des plantes parfois impropresau grand air. La vitre et le rideau de mousseline derrière

1. Voir nos Problèmesde /'M~~Mcco~w<pora<M<, livre Il.

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME. 26

lesquels la femme se place habituellement pour regarderdans la rue ne la protègentpas seulementcontre la lumière

ou la pluie son âme comme sou teint garde toujours

quelque chose de la blancheur native.La plupart du temps, en France, la femme qui se marie

est encore une enfant c'est de plusune enfant portée à

un certainrespect craintif pour 1homme auquel la volonté

de ses parents ou la sienne vient de lajoindre. Aussi, dans

les premiers temps du mariage l'homme peut, s'il le veut,avoir une influencedécisivesur sa femme, suivantson désir ce jeune cerveau non encore parvenu à son pleindéveloppement,façonner cette intelligence presque aussi

viergeque le corps. S'il attend, s'il temporise, il sera bien

tard, d'autant plus tard que la femme doit un jourreprendre sur son mari toute l'innuence que ce dermcr a

pu avoir surelle aux premiers jours. La femme, lorsqu'elleconnaît pleinement la force de sa séduction, devient pres-

que toujours la dominatricedans le ménage si le mari ne1a pas formée, si elle est restée avec tous les préjugés ettoute l'ignorance de l'enfant, souvent de l'enfant gâtée,

c'est elle qui un jour déformera le mari, le forcera àtolérer d'abord, puis à accepter de compte à demi ses

croyanceset ses enfantineserreurs; peut-êtreun jour, pro-fitant de l'abaissement de son intelligence avec 1Age, ellele convertira, arrêtant du même coup toute sa générationdans la voiedu progrès intellectuel. Les prêtres comptentbien sur cette dominationfuture et sans appel de la femmemais ce qu'ils ne sauraient empêcher, si le mari en a lavolonté et la force, c'est la primitive influence qu'il peutexercer une fois façonnée par lui, la femme ne pourraplus tard que lui renvoyer pour ainsi dire sa propre image,ses propres idées, et les projeter dana sa génération, dansl'avenir ouvert.

Le libre-penseur se trouve, il est vrai, dans une situa-tion très inégale par rapport au croyant ou à la croyantequ'il s'efforcede convertir un croyant peut toujours refu-ser de raisonner; toutes les fois qu'un duel Intellectuel luisembledésavantageux,il refusede combattre.Aussi beau-coupd'indulgente ténacitéet de prudence sont-elles néces-saires à l'égard de celui ou de celle qui sedérobe ainsi à lamoindre alerte. Que faire en face d'un parti pris doux etobstinédenepas répondre,de se retrancher dans son igno-rance, délaisser glisser les argumentssans en être entamé?

Il me semblait, a écrit un romancier russe, que toutes

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262 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

mes paroles rejaillissaient loin d'elle commesi elles fussenttombéessur une statue de marbre. « J'essaierai du ma-

riage, dit une héroïne de Shakespeare, pour exercer ma

patience, a Si la patience est en effet dans le ménage la

grande vertu féminine, la vertu de l'homme doit être la

persévérance, l'obstination active de celui qui veut façon-ner et créer, qui a sonbut et veut l'atteindre. J'ai interrogéune femme qui s'était mariée à un libre-penseur avec l'in-tention secrète de convertir son mari; le résultat contrairese produisit, et voici, telles qu'elle me les a racontées en

propres termes, les péripéties de cette crise morale. Cen'est qu'un exempleisolé, mais cet exemple peut éclairersur le caractère de la femme et sur la plus ou moins

grande facilitéavec laquelle son esprit s'ouvre aux idées

scientifiquesou philosophiques.« Le doublebut de toute chrétienne est-celui-ci sau-

ver les âmes, sauver son âme. Aider le Christ à ramenerau bercail les brebis égarées est le grand rêve, et, d'autre

part, se garder soi-même est la préoccupation constante.

Quand vint le moment pour moi d'essayer mes forces et de

compter sur elles, une vive inquiétudeme prit Amène-

rai-je sûrement à moi celui qui ne croit pas et à qui jevais unir ma vie, ou bien m'attirera-t-il à lui? Grande estla puisssancedu mal qui s'expose à la tentation périra.Mais si l'esprit du mal est puissant, Dieu, me dis-je,l'est plus encore, et Dieu n'abandonnejamais qui se confieen 1m. Et j'eus confiance en Dieu. Convaincredes incré-dules qui ont raisonné leur incrédulité n était pas petitebesogne; aussi n'cspérais-jc point le faire en unjour. Mon

plan de conduite était celui-ci rester fidèleau milieu destnndëlcs. immuable et confiantedans ma religion, qui estcelle des humbles, des simples et des ignorants; faire lebien le plus possible, pour témoigner que c'est son premiercommandement; l'observer en silence, mais en plein jourpourtant; la rendre enfin familière au foyer, afin que dis-

crète, enveloppante, ce fùt un combat lent et sourd detoutes les heures, de toute une vie. Après, il y avait l'im-mense miséricordede celui qui peut tout.

« Danscesdispositionsd'esprit, je n'eus pas de peine àdemeurer muette et impassible toutes les fois que monmari s'attaqua à mes croyances la première chose à prou-ver était l'inutilité de toute discussion, la fermeté de mafoi.D'ailleurs, pouvais-jerépondre, il savait tant de choses,lui, et moi si peu. Ah si j'avaisété un docteur en théolo-

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME. 263

gie, oui, j'aurais accepté la lutte, j'aurais entassé preuvesur preuve; ayant la vérité et Dieu pour moi, comment ne

l'aurais-jc pas convaincu?Mais je n'avais rien d'un doc-

teur, et il en résultait que, pelotonnéedans monignorance,

j'écoutais sans trouble toutes les argumentations; même,

plus elles étaient vives, serrées, plus je demeurais con-

vaincue de la vérité de ma religion, qm restait debout en

moi au milieu de tant d'attaques si soutenues et si fortes,

triomphant sans avoir besoin de combattre.wBien inébranlable étais-je en effet, et cela aurait pu

durer de la sorte fort longtemps, si mon contradicteur ne

s'était pas rendu compte de la force de ma position et

n'avait changé de tactique. Ïl s'agissait de me forcerà raisonner, à suivre les objections, a les comprendremalgré moi, à les repenser. Il me dit qu'il avait besoin,

pour ses travaux personnels, que je lui résumasse tantôt

par écrit, tantôt de vive voix, un certain nombre d'ou-

vrages sur la religion. Il me mit alors entre les mainsla Viede Jésus de M. Benan, le petit livre si savant et siconsciencieuxde M.Albert Révinc sur F~M~rcdu </o~!Cde la <~tU!Mt~de Jésus-Christ, d'autres ouvrages encore,souvent pleins de recherches abstraites, où la sincéritéde la pensée était évidente et se communiquait de l'au-teur au lecteur, même quand cchn-ci eût voulu chercherdes faux-fuyants*.Ceshvres, je ne pouvais refuser de leslire sans renoncer à mon plus cher désir, qui était d'aidermon mari dans ses travaux. îl v avait là un scrupule deconscience(que je ne pouvais d'ailleurs soumettre à monconfesseur,car je me trouvais alors à l'étranger). En outrema foi, quoique profonde, avait toujours prétendu être

large et éclairée ce n'était pas un bon moyen de faire

accepterma religion que de la montrer intolérante je lus!AvecM. Renan je ne pus point trop crier au scandalec'était encore un fidèle de Jésus qui parlait de Jésus. Sonlivre, qui aséduit beaucoupde femmesautant qu'un roman,m'attnsta sans me révolter. J'avais pour tâche de résumerpar écrit tout cet ouvrage; je dus me mettre ainsi à la placede l'auteur, entrer dans son rôle, regarder avec ses yeux,

1.« Parmilesouvragesdepolémiquesur le christianisme,j'enciteraiun,peut-êtreunpeuvieilli,maisprécieuxen cequ'itrésumeavecassezd'impartiatitélamassedesobjectionsséculaireset bonnombred'objec-tionsmodernesauchristianisme,lelivredeM.PatriceLarroqueintitulé~ro~~tcritiquedesefoc<r<nMdelare~tOMc~~tcnne.

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264 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

penser avec sa pensée malgré moije vis surgir désormaisdans mon esprit, à côté du Christ-Dieu impeccable et

triomphant, la iigure de l'homme encore imparfait, souf-

frant, accablé, s'irritant et maudissant. Les autres livres,

beaucoup plus abstraits exigèrent beaucoup plus d'ef-fort de ma par~ mais l'effort même que je faisais pourcomprendreme contraignait à m'assimiler mieux la penséeétrangère ainsi conquise.Chaquejour je me sentais perdrepied, et la foi tranquille d'autrefois se transformait peu a

peu en une curiosité anxieuse de connaître, en l'espoir deme raffermir par une science plus complète.

« Brusquement, sans transition, un jour il me fut ditTu ne refuseras pas de lire d'un bout à l'autre la

Bible, la source même de la religion. Avec bonheur

j'acceptai je n'en étais plus à avoir besoin d'une autori-

sation il me semblait que la lecture de la Bible était lecommencementde ce profond savoir que j'avais rêvé dedérober aux théologiens. Ce fut les doigts tremblants quej'ouvris le livre à la reliure sombre, aux petits caractères

serrés, innombrables, mots dictés par Dieu même,vibrants sans doute encore de la parole divine Là pour-tant était la vérité, la raison de notre vie, l'avenir; il mesemblait qu'à moi aussi les tablettes du Sinaï venaientd'être remises, comme à la foule des Hébreux inclinéssous la montagne moi aussi, je me serais inclinée hum-blement. Mais,en avançant dans le livre, l'immoralité decertaines pages m'apparut si évidenteque je me révoltaide toutes les forces de mon cœur. Je n'étais pas blasée

j dès l'enfance sur tous ces récits, comme les jeunes filles

protestantes l'éducation catholique, qui fait cequ'elle peutpour écarter et voiler les livresprétendus saints, me paraitsous ce rapport (et sous ce rapport seulement) bien supé-rieure à l'éducation protestante. Elle permet en tout cas,

pour l'esprit mis tout à coupen présencedes textes sacrés,de mieux mesurer la profonde immoralité de la Bible,entrevue seulement derrière les réticences de l'histoiresainte. Le catholicisme fausse souvent l'intelligence, le

protestantisme peut aller jusqu'à fausser le cœur. Devantces monstruosités morales de la Bible les incrédules ontsouvent raillé et plaisanté moi qui avais cru, je ne pou-vais éprouver que de l'indignation, et jefermai avecdégoûtle livre regardé jadis avec tant de respect.

j « Oui, mais queconclure?Que croire?Alors les parolesd'amour et de cnarité infinie que contient l'Évangile me

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LA RELIGION ET L'IRRÉLIGION CHEZ LA FEMME. 265

revinrent en foule. Si t)ieu était quelque part, il devait

être là, et de nouveau je rouvris le livre saint, ce livre quia été si souvent une.tentation pour l'humanité. Après tout,

j'avais adoréjusqu'ici le Christ beaucoupplusque le «dieu

des armées. MMais je connaissais surtout l'Evangile de

saint Jean, dont l'authenticité, je l'avais appris, était si

contestable. Je relus tous les Evangiles d'unbout à l'autre.

Mêmedans saint Jean je ne retrouvai plus l'homme-typeet sans reproche, ledieu incarné, leVerbe divin au milieude sublimes beautés je constataismoi-même les contradic-tions sans nombre, les naïvetés, les superstitions, les dé-

faillances morales. Désormaismes croyances n'existaient

plus j'étais traîne par mon dieu. Toute ma vie intellec-tuelle d'autrefois ne m'apparaissait plus que comme unrêve. Ce rêve avait pourtant ses beaux côtés je regretteparfois, aujourd'hui encore, tant d'impressionstrès douceset consolantes qu'il m'a données et que je ne pourrai plusravoir. Toutefois,je le dis en toute sincérité, sij'étais hbrcde me rendormirdu sommeil intellectuel d'autrefois, d'ou-blier ce que j'ai appris, de revenir me bercer aux mêmeserreurs, pour rien au monde je n'y consentirais je nereferais point un pas en arrière. Jamais le souvenir decertaines illusions perdues n'a ébranlé la série de raison-nements par lesquelsj'en étais venueà les perdre. Le réel,lorsqu'on est arrivé une fois à le toucher, étreint l'âme

par sa seule force et maintient l'imagination, parfois dou-loureusement, dans la voie droite. La dernière chose à

laquelle un être humain puisseconsentirdegaieté de cœur,c'est à se tromper, »

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CHAPITREVI!

LAMLÎGÏONETî/tRRËLÎGÎON

DANSLEURSRAPPORTSAVECLA FÉCONDITÉET L'AVENIR

DESRACES

I. Importance du proaM~Md< h population et de la fécondité. Antagonisme duMOttre et do capital. Néceaaité du nombre pour la race, puur son maintien et

pour ton progrès. Nécesiité de donner la force du nombre aux raeM <wp<rM'<rM.Le problème de la population M France; son rapport avec celui de la re~ptMtM

<<t~*r<MM;<.Les raisons de la rewtrictionde* naiMancea tont~tte<pAyMe~o~M«,ou txen~ft et ~MMttM~MMP LentaM<«<a«to<Men France. Le vrai périt national.

Il. –f« rM~<~<. Le f<<<wd M~<M<est-il possible? Impuissance et tote.rance progreMive <te la religion même en face du mal. La /o<. Action qu eUepourrait exercer sur les causes de t'infécendité dans la famille. Ënumération deces cautea.–Reforme de la /Ot<M'<Ma~wot~</t/<aM.c(enttetien et nourriture dea

parenta). Réforme de la loiw <<<<MecM<to'M.Réforme de la loi Mt&<aM'<danale but de favoriser les familles nombreulel et de permettre t'émigration aux colo-niet francaiset.

III. –lunuence de r~Mca<Mxp«t/tÇMe;<a néceaaité pour remplacer le sentiment

religieux.

Un des problèmeslesplus importants que soulèvedenos

jours l'affaiblissement ~raduef du sentiment religieux,c'est celui de la population et de la fécondité des races.

Presque toutes les religions attachaient, en effet,une im-

portance considérableà l'accroissement rapide desfamilleset de la race; en voyant l'innuence des religions diminuerchez les peuplesles plus avancés, ne verrons-nouspas s'ef-facer un facteur important de leur reproduction et de leur

multiplication?

Ï.–A l'origine, pour les premiers groupements d'hom-

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LA RELIGIONET LA FECONDITE DES RACES. 267

mes, le nombredes individus était la conditionmême de la

forceet conséquemmentde la sécurité. La puissance du ca-

pital, quipeut se concentrerdans une seulemain, n'existait

pour amsi dire pas. Denos jours, le capital est devenuune

puissancequi se suffità elle-même et qu'on affaiblit sou-

vent en l'éparpillant entretrop

de mains. t)e là ce raison-

nement despères de famille d aujourd'hui, tout contraire à

celui des pèresd'autrefois «pour rendre une famillepuis-sante, il me suffirade transmettre le capital que j'ai amassé

en le divisantle moins possible, c'est-à-dire dediminuer le

plus possiblema famillemême. »Le capital, sous sa forme

égoïste, est donc ennemi de la population, parce qu'il est

ennemi du partage et que la multiplication des hommesest toujours plus plus ou moins une division de la ri-

chesse.Pour contrebalancercette puissance toute moderne, le

capital, il y avait eu jusqu'alors la religion. Les religionschrétienne, hindoue ou mahométane, correspondent à unétat de choses tout différentde l'état moderne,à une sociétéoù le nombre était la grande force, où les nombreusesfamillesétaient d'une utilité immédiate et visible. Aussi la

plupart des grandes religions s'accordent-elles dans le

précepte MCroissez et multipliez. ? Selon les lois de

Manou, c'est une des conditions de salut qu'une nom-breuse descendancemâle. Quant aux Juifs, on connalt surcepoint leur double tradition religieuse et nationale. Toute

religion d'origine juiveétant favorable l'accroissement dela famille et défendant expressément la fraude dans les

rapports conjugaux, il s'ensuit que, avec les mêmes condi-tions de bien-être, un

peuplesincèrement chrétien oujuif

se multipliera plus vite qu unpeuple libre-penseur. L'infé-conditédes races supérieures, outre qu'elle résulte ainsien partie de l'opposition entre la religion et l'esprit mo-derne, est aussi la conséquence d'une sorte d'antinomieentre la civilisation d'une race et sa propagation il n'estpas une civilisationhâtive gui ne soit accompagnée d'unecertainecorruptionproportionnelle, îl faut remédier à cetteantinomie sous peine de périr. La vie est d'autant plusintense chez un peuple, qu'il est composé pour unemajeure partie de générations plus jeunes, avides devivre et de se faire une place au soleil; la lutte pourl'existence est d'autant plus féconde qu'elle se produitentre des jeunes gens, non entre des nommes fatiguésqui n'ont plus l'enthousiasme du travail une nation plus

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268 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

jeune et plus peupléeest donc un organisme plus riche'et

plus résistant; c'est comme une machine à vapeur sousune plus haute pression. La moitié, peut-être les trois

quarts des hommes distingués appartiennent à de nom-breuses familles: quelques-uns sont le dixième, le dou-zièmeenfant; restreindre les familles, c'est donc restrein-dre la production du talent et du génie, et cela dans unemesure beaucoupplus forte encoreque ne l'aura été la res-triction dela famille. En effet, un fils unique, loin d'avoiren moyenneplus de chances d'être un homme remarqua-ble, en a moins, surtout s'il appartient à la classe aisée.«La mère, a-t-on dit, et même le père couvent ce premierrejeton, l'émasculent à force de petits soins superflus, etleur condescendanceà ses volontés lui épargne toute gym-nastique morale. Tout enfant qui s'attend à être le seulhéritier d'une petite fortune déploiera nécessairementmoins d'ardeur dans la lutte pour la vie. Enfin, c'est unfait physiologique que les premiers nés sont souventmoins vigoureux ou moins intelligents la maternité estune fonction qui, comme toute fonction, se perfectionnepar la répétition et l'habitude; il est rare que les mères,comme les poètes, fassent leur chef-d'œuvre du premiercoup. Limiter le nombre de ses enfants, c'est donc aussi,dans une certainemesure, limiter leurs facultés physiqueset intellectuelles.

De mêmequ'une plus grande fécondité augmente l'in-tensité de vie physique et mentale dans une nation, elle

augmente aussi 1 intensitéde la vie économique, précipitela circulation des richesses, accroit enfin la somme desrichesses publiques au lieu de la diminuer. C'est ce quenous voyonsseproduire sous nos yeuxen Allemagneet en

Angleterre, où la richesse publique s'est accrue parallèle-ment à la population. En Allemagne,dans une période deneufans (1872à <88i), le revenu annuel moyen de chaqueindividuaugmentait de 6 pour iOOen même temps que la

population s'accroissait par millions, On voit combien est

superficiel le calcul des économistes qui attribuent à lasurabondance de la population la cause principale de lamisère. Tant qu'il y aura sur terre une parcelle de sol occu-

pable, peut-être même quand le sol sera cultivé tout en-tier (cai la scienceaura pu créer alors denouvellessourcesde bien-être et même d alimentation), un homme consti-tuera toujours un capital vivant, de plus haut prix qu'uncheval ou un bœuf, et accroître la somme des citoyens

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LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 269

d'une nation, cesera accroître la sommede ses richesses

Autrefois la lutte des races se terminait d'un seul coup

par la violence les vaincusétaient massacrés en majeure

partie ou réduits en esclavage,et l'esclavage était la plu-

part du tempsune extinctiongraduelle de la race inférieure,un massacre lent. La famine, produite par la dévastation

méthodique, achevait d'ailleurs ce qu'avait fait la guerre.Desraces entières ont disparu brusquement de la surfacedu globe sans presque laisser de trace l'exemple le plusrécent et le plus frappant a été celui des grands empiresaméricains du Mexique et du Pérou. Ainsi les races les

plus fortes et les plus intelligentes restaient seules de-Dout et n'avaient, pour ainsi dire, qu'à s'afnrmcr par lavictoire avec toutes ses conséquencespour déblayer le ter-rain devant elles. L'existence même était un monopoleréservé aux forts. Il n'enest plus de même. Aujourd'hui onne massacreplus lesvaincus; au contraire, si on conquiertun pays non civiliséencore, on lui imposede bonnes lois,des mesures de police et d'hygiène. Les races inférieuresse multiplient sous la domination des races supérieuresainsi les nègres au Cap, les Chinois et les nègres aux

États-Unis, et même les derniers survivants des Peaux-

Rouges, qui semblent aujourd'hui vouloir faire souche.Enfin l'Orient contient (fans l'empire chinois un véri-table réservoir d'hommes,qui se déversera tôt ou tard surle monde entier. En face deces foules compactes, qui vont

1.Cequiresteétabliparleséconomistes,et cequ'ontraisondesoutenirencoreaujourd'huiMM.MauriceBtock,Courcettes-Seneuit,PaulLeroy-Beau-lieu,Othenind'Haussonville,c'estqu'ilestnuisiblepourlasociétédeprocréerdesnon-valeurs,desêtreschétifsnonfaitspourletravail,desmendiante,desincapables,quelsqu'ilssoient;or.lamisèrefavorLelanaissancedecesêtresquisontàchargeAtasociété,et lanaissancedetelsêtresaugmenteencorelamisèredelàuncercledonttantd'économistesontcrusortirpartespré-ceptesdeMalthus.Malheureusement,s'ilestuncaractèreuniverseldelamisère,c'estsafécondité.Danstouteslesnations,lesmisérablessontetseronttoujoursceuxquiontleplusd'enfants.Matthusn'ajamaisétéécoutéd'eux;ceuxdontil estécoutésontprécisémentceuxqui,aupointdevuemêmed'unesageéconomiepolitique,devraientêtreféconds,parcequ'ilspeuventmenerjusqu'auboutt' « étevagewet l'éducationdesenfantscesonttespaysanséconomes,lesbourgeois,petitset grands.Detellesortequelaféconditéde la misèreestabsolumentsansremède(saufl'assistance,lacharité,t'émigration);maiselleconstitueen sommeun matbeaucoupmoinsgrandquel'inféconditétotaled'unenation,etd'ailleursellen'estunmatdéfinitifqueparcequ'elleaboutitendernièreanalyseàuneréelleinfé-condité.Lamisère,surtoutcettedesvilles,tuerapidementtesraceslesplusprolifiques.

Page 302: Jean Marie G.

27U DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

s'accroissant avec rapidité et dont la civilisation ne peutque protéger l'accroissement, quatre ou cinqgrandes na-tions de FËurope, avec les Ëtats-tinis et l'Australie, sem-blent peu de chose. L'avenir de l'humanité dépend mathé-

matiquement de la proportion selon laquelle les races les

plus intelligentes seront représentées dans ce mélangecomplexe qui constituera l'homme à venir. Aussi celuid'entre nous qui est lefilsd'une desracesduglobe les mieuxdouées, comme la race française, allemande ou anglaise,commet-ilune véritable faute en ne travaillant pas à la

multiplication de cette race il contribue à abaisser le ni-veau futur de l'intelligence humaine. î)éja les savants ontétabli cette loi que la puissance génératrice décroît en rai-son de la dépense cérébrale, et que les races intelligentesse reproduisent plus difficilement; augmenter cette diffi-culté naturelle par la restriction volontaire, c'est travailler

de gaieté de cœur à l'abrutissement de la race humaine.

1Les partisans de ~îalthus, supposant dès maintenant

l'équilibre entre les vivres et la population, redoutentl'arrivée au monde des nouveaux venus mais, en admet-tant que la lutte pour la vie fût déjà a cet état aigu, ilfaudrait souhaiter que,dans cette lutte, h's plus intelligentsfussent seuls à se reproduire et à se faire une place ausoleil la loi de Malthusdevrait donc s'appliquer non auxhommes instruits de notre race, qui la connaissent seuls,mais aux nègres ou aux Chinois, qui l'Ignorent absolu-ment. Cette loi n'est pas faite pour nous en réalité, ellen'est faite pour personne par cela mêmequ'on la connaîtet qu'on a assez de prévoyanceet de retenue pour pouvoirla mettre en pratique, on prouve qu'on ne doit pas la

mettre en pratique. Les Malthusiens, qui cherchent a

appliquer à la reproduction humaine les principes des

étcveurs dans la reproduction des animaux, oublient quele principe dominant, dans tout élevage, c'est de favoriserla multiplication des races supérieures mieux vaut untaureau de Durham que dix taureaux vulgaires. Eh bien.ce qui est vrai des bœufs et des moutons est encore plusvrai des hommes un Français, avec les aptitudes scicnti-

n~ucs et esthétiques de sa race, représente en moyenneun capital social cent fois supérieur à un nesrc, à un

Arabe, à un Turc, à un Cosaque, à un Chinois. Nous sup-primer nous-mêmes dans l'humanité future au profit des

Cosaques ou des Turcs, c'est une absurdité au point de

vue même de Malthus. Qu'on s'en souvienne, c'est dans le

Page 303: Jean Marie G.

t,A RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 271

groupe aryen, et surtout chez les Grecs, que sont nés la

haute science et le ~rand art; c'est de là qu'ils ont passé a

d'autres Aryens, puis aux autres races humaines.

Michelet comparait letrésor descienceet de vérité amassé

par l'esprit humain à cet œuf qu'un esclaveportait dans

les cirques de Rome,à la findesfêtes, au milieudes grandslions repus et endormis. Si l'une des bêtes fauves rouvrait

les yeux, se sentait prise d'une convoitiseà la vue de cet

homme porteur de l'œuf et symbole du génie humain,l'esclave était perdu. De nos jours, où le génie est innni-

ment moins persécuté qu'autrefois et ne courtplus

le

risque des arènes ou du bûcher, il semble que 1 intelli-

gence humaine, l'œuf sacré d'où sortira l'avenir n'ait plusà craindre aucun danger; c'est une erreur. Précisément

parce que l'intelligence humaine s'enrichit sans cesse,son trésor devient si considérable, cette richesse intellec-tuelle devient si délicate à conserver tout entière, qu'onpeut se demander s'il se trouvera une suite de peuplesassez bien doués pour retenir et augmenter sans cesse les

acquisitions de la science. Jusqu'alors, dans leur voyagesans finà travers les âges, ces vérités-là ont seules sur-vécupour jamais qui étaient simples; de nos jours la rapi-dité même du progrès scientifique peut nous donner des

inquiétudes sur sa durée la complexité extrême de lasciencepeut faire craindre qu'il n'existe pas continuelle-ment des peuplesassez élevésdans l'échelle humaine pourl'embrasser tout entière, pour la faire progresser par des

spéculations constantes. Supposez, par exemple, que lemond~se trouve brusquement réduit à l'Afrique, à l'Asie,à l'Amérique du Sud, où la race espagnole n'a pas encore

produit un seul génie scientifique l'oeuvre scientifiquede notre siècle ne courrait-elle pas risque d'avorter?Heureusement il dépend des grandes nations de ne pasdisparaitre. Les races anglo-saxonnes et germaniquescouvrent aujourd'hui le monde de leurs enfants et deleurs colonies. Mais il est triste de penser qu'un destrois ou quatre grands peuples européens, qui, à lui seul,compte pour un chiffre considérable dans les chancestotales du progrès humain, travaille de gaieté de cœur às'anéantir lui-même.

L'humanité arrivera tôt ou tard a une fusion des racesc'est cette fusion qui se produit déjà en Amérique, leperfectionnement des voies de communication la nateradans le monde entier. L'Europe déborde maintenant sur

Page 304: Jean Marie G.

272 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

l'Amérique, l'Afrique, l'Australie un jour l'Asie débor-dera sur l'Europe et l'Amérique. Cequi se passe aujour-d'hui, cinquante ans après l'invention des chemins de fer,peut à peine nous donner l'idée du mélange et pour ainsidire de la trituration des races les plus diverses qui auralic~ un jour sur le globe. Un tel mélange, en élevant a

peine le niveau des races mal douées intellectuellement,pourra abaisser beaucoup celui des races mieux douées, sicelles-ci restent dans une trop grande infériorité numé-

rique.On nous objectera, il est vrai, que les races supérieures

peuvent demeurer isolées au milieu de la pullulation d sautres branches humaines, dans une sorte d'aristocratie

jalouse, servies etrespectées par ceux qu'elles dominent

de leur intelligence. Cest un des rêves de M. Renan, quivoyait par exempledans les Chinois les esclaves futurs des

Européens, esclaves doux, dociles, ayant juste la dose

d'intelligence nécessaire pour être de merveilleuses ma-chines industrielles. Par malheur, nous avons appris à nos

dépens que les Chinois peuvent être aussi d'excellentesmachines de guerre. En tous cas ils sont de très bons

commerçants. Or cequi constituera un jour l'aristocratie,dans la société industrielle dont nous nous rapprochonssans cesse, ce sera l'argent dès aujourd'hui l'argent est la

grande force et le vrai titre de noblesse. Pour thésauriseril n'est besoin que d'une certaine moyenne d'intelligence,à laquelle arriveront sans nul doute un grand nombre des

peuplesinférieurs de l'humanité une foisriches, ils serontnos égaux s'ils sont plus riches, nos supérieurs et nos

maîtres. Avec l'argent ils pourront acheter tous les droits,

y compris mèmecelui de se mêler à notre sang, d'épousernos filles et de noyer notre race dans la leur. De quelquecôté qu'on se tourne, un seul moyen se présente pour

l'intelligence de garder la force, c'est de garder aussi le

nombre le génie même a besoin d'engendrer pour ne pasmourir, et, malgré le préjugé contraire, si nous devons

être éternels, c'est encore plus par nos enfants que par nos« œuvres » toujours fragiles.

Les positivistes ont proposé de substituer aux religions

prêtes ?tdisparaître la religion de l'humanité~ il en est une

autre plus accessible encore à toutes les intelligences,

plus pratique et plus utile, qui a été l'une des premières

religions humaines je veux dire la religion de la famille,le culte de ce petit groupe d'êtres liés lesuns aux autres par

Page 305: Jean Marie G.

LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACK8. 273

taa

le sang et le souvenir, solidaires les uns des autres par le

nom et l'honneur, qui sont après tout la patrie en germelaisser s'éteindre ou diminuer sa famille, c'est travailler

autant qu'il est en nous à diminuer la patrie et l'humanité

même. Le nom de patriote dont on s'est moqué parfois, et

qui pourtant est un beau nom, convient avant tout au pèrede famille. La paternité, dans son sens le plus entier, c'est-

à-dire l'éducation jusqu'à l'âge d'homme d'une générationnouvelle, c'est, après tout, ce qu'il y a de plus sur et de plussolide dans le patriotisme, c'est le patriotisme même à la

portée de tous.

C'est surtout en France, nous l'avons vu, que le pro-blème de la population se pose d'une manière inquiétante.et nous devons y insister. On a dit avec raison qu'il n'ya pas aujourd'hui pour la France plusieurs dangers,mais un seul, qui est le vrai péril national celui de

disparaître faute d'enfants'. Ïl existe pour une nation

deux moyens de capitaliser 1" faire des dépenses produc-tives, et travailler de manière à gagner plus encore qu'onne dépense 2* dépenser le moins possible, et travailleraussi le moins possible la France emploie le second

moyen depuis le commencement de ce siècle elle écono-mise ses enfants, ralentit son courant de vie et de circu-lation. Elle a beaucoup thésaurisé de cette façon mais seséconomies ont été consacrées en partie au payement d'uneIndemnité de cinq milliards, en partie aux emprunts du

Mexique, de Turquie, d Kgypte, à es spéculations de toutesorte quel a été le résultat final de ces économies faitesa l'aveugle? Un appauvrissement graduel.

En dehors de ceux qui sont féconds par irrénexionet par un simple abandon ait hasard, il n'y a plus guèreen France que les croyants catholiques, protestants et

juifs a maintenir une certaine fécondité de la race. Ilexiste sans doute, parmi les maris /c~, un très

petit nombre de « bons vivants » qui entendent avoirtoutes leurs aises et trouvent que restreindre la race estaussi limiter le plaisir; mais ces gens-là sont beaucouppius rares qu'on ne pourrait le penser sur la vieille terre

gauloise: Malthus y a aujourd'hui des disciples infiniment

plus nombreux que Rabelais. Quant à ceux qui restentféconds non plus par plaisir ou par hasard, mais parpatriotisme et par philosophie, ils sont tellement rares

1.M.Richet.

Page 306: Jean Marie G.

274 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

jusqu'à présent qu'ils constituent, une quantité nég'I-geable. Ptus ta propriété en France se morcelle, p!usitya (le petits patrons et de petits propriétaires, moins

it y a d'enfants. Des 1866, l'enquête agricole signa-lait l'invasion du matttiusianisme et les progrès de l'infé-conditécalculéedanspresque tous les départements, /?<ï~lèlenient<?«î~o~ce//ewc~<MMsol.Depuis lors, lemouvementn'a fait que s'étendre. « Dans certaines communes lesnoms de frère et sœur ne sont presque plus en usage on

remplace la primogéniturc abolie en i789 par l'unigéni-turc'. » Les ouvriers seuls sont en général restés anti-malthusiens par insouciance. Un malthusien prêchait unouvrier dans la misère, père dedouze enfants et qui avaitl'ambition d'arriver au treizième ce dernier lui répondit« Que voulez-vous? c'est le seul plaisir au monde queje puisse avoir gratis je ne veux non en retrancher. »

Un a soutenu que la restriction plus ou moins grandedes naissances a pour cause essentielle non la plus oumoins grande religiosité des nations, mais simplementleur plus ou moins grande prévoyance: quiconquene vit

pas borné à l'instant présent et escompte l'avenir sera

toujours porté à restreindre le nombre de ses enfantsselon le chiffre de ses revenus. Il y beaucoup devrai dans cette remarque. Cependant, la oula foi est sin-cère et rigide, elle ne se laisse pas entamer par des ques-tions de prévoyanceéconomique.Nousvoyonsen Bretagnela prévoyance la plus attentive ne nuire ni à la religion,ni à la fécondité. Les fiancés, sachant qu'ils auront desenfants après le mariage, se bornent à retarder leur union

jusqu'au moment où ils auront constitué une économie,acheté une maison ou un lopin de terre. Dans le départe-ment d'Ille-et-Vilaine les hommesne contractent mariage,en moyenne,qu'à l'âge de trente-quatre ans, les femmesà

vingt-neuf ans. Le mariage, plus tardif, dure conséquem-ment moins en Bretagne qu'en Normandie il est en

moyenne de vingt-sept ans et demi dans cette dernière

provinceet de vingt et un ans en Bretagne; néanmoins laféconditéde la femme bretonne est, par rapport à celle dela femmenormande, presquecomme iOOest à 60.En Bre-

tagne, le résultat de l'esprit religieux et de la prévoyanceavant le mariage est un accroissementconstant de la popu-lation en Normandie, l'effetde l'esprit d'incrédulité et de

1.Toubeau,la ~pa~t~o~des!~p(~,t. Il.

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LA RELIGION ET LA FECONDITE DES RACES. 275

la prévoyanceaprès le mariage est une diminution cons-

tante de la population, plus vigoureuse pourtant et ou.

les naissances de jumeaux étant plus fréquentes, la fécon-

dité normale devrait être plus grande'.La faiblesse de la natalité française viendrait-elle du

nombre Inférieur(lesmariages? Nullement. Ce chiure est

sensiblement le même en France qu'en Allemagne huit

environ par an sur 1000 habitants. On se marie donc en

France a peu près autant qu'ailleurs. Il ne faut point ici

accuser la légèreté desmœurs, mais la volontébienarrêtée

d'époux généralement rangés et honnêtes. Les naissances

illégitimes sont moinsnombreuses en France qu'en Italie.en Alleruagne e! surtout dans l'Allemagne catholique.A Paris on compte un peu plus de 25 pour 100de nais-sances illégitimes a Osmultz en Moravie, on en compte70 pour iOO.M. Dertillon a établi ce fait que, depuis lecommencementde ce siècle, la nuptialité s'est maintenuestationnaire et a même plutôt augmenté que diminué

jusqu'en 1865 mais la natalité a diminuéd'une façon con-tinue et régulière.D'après les statistiques, chaque mariageproduit en moyenne cinq enfants en Allemagne, cinq en

Angleterre, a quelques fractions près, et trois seulementen France.

Quelquessavants se sont demandé si l'infécondité rela-tive des Français ne tenait pas simplement à un déve-

loppementplusgrand du cerveau. Nous avons déjà signalél'antagonisme qui <ste, dans les espèces animales,entre la féconditéet le développementdu systèmenerveuxou cérébral. Mais il y a quelque précipitation à appli-quer a un groupe d'hommes ce qui est vrai des espèces;il y a aussi quelque vanité à imaginer que le cerveaudu peuple français soit développé au point de produire,dans certaines provinces, non seulement une diminutionde la fécondité, mais une dépopulation. On a fait, il estvrai, une

statistiquecurieusesur les membresde l'Institut,

pour montrer qu en moyenne ils n'ont pas plus d'un oudeux enfants cette statistique prouve simplement que lesmembres de l'Institut n'en ont pas désiré davantage, etque leur conduite, étant généralement peu influencéeparles idées religieuses, s'est conforméeà leurs désirs. Quantà croire qu~unhommeen bonne santé, qui pourrait engen-drer à la rigueur une centaine d'enfants par an, voie ses

1.voirM.BaudriHart,lesPopulationsruralesdelaBretagne.

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276 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

besoins génésiques diminuer sous l'influence du tràvai1intellectuel de manière à n'en plus engendrer qu'un on

quarante ans, cela devient de la fantaisie scientifique,plusà sa place dans un vaudeville que dans un livre sérieux.

Remarquons, au contraire, que la fécondité est moins

grande cheznos paysans, dont l'usure cérébrale est réduit''au minimum, que dans nos villes, où l'usure est assuré-ment plus forte la fécondité se trouve malheureusement.dans les villes, compenséepar la mortalité. L'antagonismeentre la fécondité et le développementcérébral pourrait s<'soutenir avec bien plus de raison pour le sexe féminin;mais précisément la femme française, dont l'éducation aété longtemps délaissée, ne parait pas du tout posséder en

moyenne une supériorité intellectuelle sur les femmesdesautres pays. Enfin, parmi nos provinces, la plus infécondeest. la Normandie, où cependant les femmes sont assez

vigoureuses pour présenter plus que partout ailleurs descas nombreux de gémellité.

C'est doncbien le malthusianisme qui est la cause dumal, et ce malthusianisme est un néau pire que le paupé-risme c'est en quelquesorte !<'paupérisme de la bourgeoi-sie. l)cmêmequ'une misère trop grande peut tuer toute uneclasse sociale, le malthusianisme tuera nécessairement la

bourgeoisie, îl est rare en effet qu'un ménage bourgeoisait plus d'un ou deux enfants or, il faut deux enfants aumoins pour remplacer le pèreet la mère, plus une fraction

pour remplacerles célibataires et les époux stériles. Les

bourgeois en viendront donc nécessairementà s'anéantirle remèdeà leur restriction sera le suicide.

En somme, la question de la dépopulation françaiseest

purement et simplementune questionde morale; mais elleest liéeplus que toutes les autres questions de ce genre àla religion, parceque la morale religieuse a été, jusqu'àprésent, la seule qui ait osé aborder ces problèmes dansl'éducation populaire la morale laïque a montré à cetrndroit la plus blâmable négligence.

II. La question ainsi posée, retour aux religionstraditionnelles ou extinction graduelle de la race, leslibres penseurs peuvent hésiter entre un certain nombred'alternatives. Ils ont pour premier refuge la résignation«après moi, le déluge, » C'est la morale de beaucoup de

bourgeois français et même d'économistes à courte vue,

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LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 277

pourqui l'avenir trop lointainde leur race ou de leur payspst parfaitementind~ércnt et qui ne voient que le « con-

fortable» actuel. tJnc autre alternative plus radicale, c'est

de se convertir on peut déclarer que les religions catho-

lique ou protestante, par exemple, malgré l'étrangeté de

leurs légendes, sont utilespour ïairc unpeuple fort et nom-

breux, pour avoirdes famillesprolifiques,que les Français,

plus qu'aucun autre peuple, ont besoin de la religion, et

qu'au lieu de chercher à la ruiner il faut s'efforcer de la

répandre. Ce parti-pris de faire revivre,en vue de l'utilité

sociale,descroyancesmortesdéjà dans votre propre cœur.n'est pas sans quelque hypocrisie

et quelque lâcheté. t)<

plus, onaffirmepar m que 1 erreurest à tout jamaisce qu'ily a deplus utile et que la vérité est inconciliable avec lavie des peuples, affirmation bien précipitée. Enfinon poursuit une tâche parfaitement vame, parce qu'onne peut arrêter longtemps ni l'humanité, ni un peuple,ni même une famille sur la pente de l'incrédulité. S'il estdes chosesqu'on peut regretter d'avoir apprises, il est troptard pour se remettre à les ignorer. Le peuple françaissurtout possèdeun fondd'incrédulitéqui tient nucaractère

pratique et logique de son tempérament il s'est soulevéen i789contre le clergépour avoir la liberté aujourd'hui,pour avoir l'aisance, il luttera avec le même entêtementcontre les prescriptions de la religion, contre les instinctsmêmesde la nature, et se maintiendra infécondpour deve-nir riche sans excès de travail. Le retour à la religion estdonc un remède hors de portée même parmi les hommessincèrementreligieux, les plus intelligents le comprennent.C'est un beau thème à déclamation que cette inféconditéraisonnée, produite par le triomphe même de la raisonsur les dogmes et les instincts naturels, mais de tellesdéclamations sont entièrement stériles. Elles ne datent

pas d'hier; ellesse sont produitesdèsavant la Révolution,et elles n'ont réussi ni à augmenter la religiosité, nià dimi-nuer l'inféconditéde la France. Dans son pamphlet sur lescn~M~ Voltaire,l'abbé Nonotte écrivait déjà en 1766

«On travaille à la population avec une économie quiest aussi funeste aux mœurs qu'à l'État. On se contented'un héritier. On a plus degoût pour une volupté libertine.On voit un grand nombre des premières maisons de Parisn'être appuyéequesur la tête d'un seul enfant. Les famillesse soutenaient mieux autrefois, parce qu'on était assezsage pour ne pas craindre d'avoir un grand nombre d'en-

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278 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

fants et assez réglé pour trouver le moyen d'en établir

plusieurs. »On ne peut guère compter non plus sur l'action du prêtre

et du confesseur.Est-ce que le prêtre arrive, dans les paysmêmes où la dévotion est le plus répandue (comme la

Bretagne), à empêcher les vices les plus grossiers, parexemplel'ivrognerie,et celamêmechezles femmes?Quelleaction exercer sur des hommes qui se confessent d'ordi-naire une fois par an, au moment de Pâques? Commentle prêtre, dans ces conditions, pourrait-il être vraimentun ~rpc~Mr~coM~cïe~ccet surtout un redresseur de con-science? îl reçoit une confessiongénérale dechacun de ses

paroissiens il est pressé, il est obligé de s'en tenir auxfautes les plus énormes, et tout aboutit à une absolutionsuivie d'une communion. Quelquesjours après, l'hommerecommence à s'enivrer et continue toutes ses autres

fautes, jusqu'à l'année suivante. Les préjugés et les mœurssont plus torts que tout le reste.

Ceux qui, avec l'abbé Nonotte, volent dans la religion leremède à tous les maux, oublient d'ailleurs que la religionmême est très malléable, qu'on peut y faire entrer bien des

choses. Si la masse du peuple français se laissait persua-der par les abbés Nonotte et leurs disciples de revenir à la

religion traditionnelle, on verrait bientôt cette religion se

faire moins austère. Les confesseurs deviendraient plusdiscrets. Ne sont-ils pas souvent obligés de tolérer aujour-d'hui les polkas ou les valses dansées sous l'étreinte des

,jeunes gens, et qu'ils prohibaient si sévèrement autre-fois? Si la lettre des religions reste la même, l'esprit des

hommes change. Des maintenant les jésuites tcrmcnt

volontiers les yeux sur l'infécondité des ménages; on les

a même accusés de donner parfois à l'oreille des conseils

utiles pour la conservationde certains patrimoines placésentre de bonnes mains. Croit-on que les confesseurs du

faubourg Saint-Germain posent à leurs nénitcntcs de tropembarrassantes questions? tl est avec le ciel des accom-modements.

Cette tolérance ira s'accentuant, s'élargissant, comme

toute tolérance. Mémochez les familles protestantes, ou

l'on trouve en général plus de rigidité, t'esprit du siècle

pénètre. Partout où l'orthodoxie se fait moms farouche,la fécondité diminue. Les pasteurs mêmes ne donnent

plus autant qu'autrefois l'exemple du grand nombre des

enfants. Une statistique à cet égard serait fort instructive

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LA BEMGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 279

il serait très possible qu'on vît, au sein du protestan-tisme, la féconditédiminuer en proportion du libéralisme

descroyances. Si Darwinet Spencer ont pu avoir des par~tisans dans le haut clergé anglais, des sectateurs parmiles protestantsaméricains, pourquoi Malthus n'en aurait-Il

pas? Maltbusétait du reste un homme grave et religieux.La religion catholique a elle-même le tort de porter

directement atteinte a la fécondité par le célibat reli-

gieux. En France, d30000 personnes des deux sexes sont

astreintes à ce célibat'. Ïl est à regretter que le catholi-cisme qui, durant plusieurs siècles au temps où saintSidoine Apollinaire, gendre de l'empereur Avitus, était

évéqucdeClermont-Fcrrand n'imposa nullement lecéli-bat aux ecclésiastiques, ait cru plus tard devoir l'exiger,en soit venu à considérer la continence absolue et laviduité indéfinie comme bien supérieures a l'état de

mariage, contrairement à toutes les lois physiologiques et

psychologiques. « Ce métier de continence, dit Montes-

quieu, a anéanti plus d'hommes que les pestes et les

guerres les plussanglantes n'ont jamais fait. On voit dans

chaque maison religieuse une famille éternelle où il nenaît personne, et qui s'entretient aux dépens de toutes lesautres. Cesmaisons sont toujours ouvertes comme autantde gouffresoù s'ensevelissentles races futures. MLe céli-bat religieux a encore un autre inconvénient les prêtres,sans constituer aujourd'hui l'élite de la société, n'en sont

pas moins une des classes les plus intelligentes, où l'édu-cation est le plus répandue, où les passions antisocialessont le plus rares. Toute cette portion de l'humanités'anéantit totalement de gaieté de coeur, se consume elle-même sans laisser de traces, commeelle brûlait autrefoisles hérétiques. De là une saignée constante faite au corpssocial, qui n'est pas sans analogie avec celle que le fana-tisme religieux fit subir à l'Espagne pendant tant d'an-nées et qui contribua à mettre si bas la race espagnole.En comptantsimplementles filsde pasteurs qui sont deve-nus des hommes distingués ou même de grands hommes,depuisLinné jusqu'à Wurtz et Emerson, on verra combiennous perdonsau célibat de nos prêtres catholiques.Du moment où la religion est aujourd'hui incapabled'arrêter la.croissante infécondité,il reste commemoyensd'action la loi, les mœurs et l'éducation.

01

t. D' Lagneau,Remarquesdémographiquessur le célibat <??!France.

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280 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

La religion est la loi des peuples primitifs lorsqu'elles'affaiblit, deux parts se font dans ses prescriptions: les

unes, considérées comme inutiles, sont négligées et per-dent toute valeur; les autres, considérées comme des

garanties de la vie sociale, se formulent en lois moralesou civiles d'un caractère obligatoire. C'est ainpi quebeaucoup de mesures d'hygiène prescrites par les reli-

gions orientales sont devenues purement et simplementdes mesures de police sous le régime européen. Dans la

question qui nous occupe, il est évident que la loi doit

suppléer à l'influence décroissante de la religion, commeelle l'a fait ailleurs le législateur doit se substituer au

prêtre. Cettesubstitution avait déjà eu lieu chez les Grecs.dont l'organisation sociale était si avancée la loi, inter-venant dans la famille, prescrivait au citoyen d'avoir desenfants. On connait la loi d'Athènes qui força Socrate à

prendre une seconde femme. A Sparte, le jeune épouxvivait à la caserne jusqu'à ce qu'il eût donné trois fils à

l'Etat il n'était dtspcnsé de tout service militaire quequand il en avait donné quatre'.Évidemment personnene peut aujourd'hui songer à des lois aussi radicales. De

plus, ce n'est pas une loi simple et visant directement la

population qui peut nous ~uénr il faut un système d<*lois se soutenant et se c~mpletuntl'une l'autre. Il faut con-naître la série des raisons psychologiques qui peuventpousser un père de famille à n avoir pas de famille, on a

peu près; ces raisons une fois connues, il faut une séri~de lois destinées à les supprimer ou les contrebalancr:'

par d'autres raisons. De cette sorte, partout ou la stérilité

représente un intérêt, un autre intérêt contraire sera crééen faveur de la fécondité,–intérêt conforme cette fois audevoir social. C'est donc d'abord dans la famille menu'

~u'il faut agir, par les lois et par cette réforme progres-sivedes mœurs à laquelle les lois peuvent si grandementcontribuer.

Le père de famille renonce aujourd'hui à avoir beau-

coup d'enfants pour des motifs assez variés, quelque-fois contraires, qu'il importe de bien connaître avant derechercher comment on pourrait modifier ses raisons

d'agir. II y a d'abord, maisoien rarement, des raisons phy-siques la mauvaise santé de la mère, la crainte de la tuer

par des grossesses répétées. Lorsque cette crainte est jus-

Arist..P~ U.C.13.

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LA RELIGION KT LA FÉCONDITÉ DES PA~M. 28t

tifiécmédicalement, elle devient respectable; elle vaut,

d'ailleurs, même au point de vue social, car les enfants

nés dans ces conditions seraient malingres et peu viables.

Mais, dans le nombre presque total des cas, les raisonsde l'inféconditésont de Fordrc économiqueet sont plus ou

moins égoïstes.La stérilité française est un phénomèneéconomiquebien plutôt qu'un phénomène physiologique.Le père de famille fait ce calcul qu'il doit parfois

prendre sur son nécessaire pour élever une nombreuse

famille, qu'au lieu d'épargner au momentoù il est dans la

force de àge, il devra dépenser pour ses enfants, qu'ilcondamnera peut-être ainsi sa vieillesse à la misère ilvoit dans la fécondité une prodigalité. Notre budget de

4 milliards 200 millions représente une moyenne d'irn-

pots de 113 francs par tête: avec de tels impôtsil faut

assurément, pour nourrir une nombreuse famille, ou unecertaine fortune ou une bien savante organisation de lamisère.

c

Autre raison. Le petit propriétaire a une sorte de féti-chisme de la terre son champ, sa maison sont pour luicommedespersonnesqu'il veut confieren mains sûres. S'ila plusieurs enfants, il faudra partager ces trésors, peut-êtrelesvendre au cas où on ne pourrait les diviser également.Le paysan n'admet pas cette division de la propriété, pasplus que le gentilhomme de vieille souche n'admet l'alié-nation du château des ancêtres. Tous les deux aimentmieux mutiler leur famille que leur domaine. Élever un

enfant, c'est pourtant créer un capital, et la fécondité estune forme comme une autre de l'épargne sociale. Leséconomisteset les paysans français admettent volontiers

que l'élevage d'un veau ou d'un mouton constitue une

nchesse; à plus forte raison devraient-ils l'admettre pourcelui d'un enfant en bonne santé. Mais il y a une dine-

rence, c'est que le bœuf, une fois élevé, travaille unique-ment pour l'éleveur, tandis que l'enfant, une fois homme,ne travaille plus pour le père de famille. Au point de vue

égoïste du père, i) y a avantage à élever des bœufs et desmoutons; au point de vue social, il y a un avantage incon-testable à élever des hommes. Dans tous les pays neufs,la race française redevient prolifique,parce que le nombredes enfants n'apparaît plus alors commeune charge, maiscommeun profit. Au Canada, soixante mille Français ontdonné naissance à un peuple de deux millions et demi.En Algérie, la natalité est de 30 a 35 pour 1000,alors

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282 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

qu'elle n'est pas de 20 pour iOOOen Normandie. Enfin,un exemple frappant de l'influence de l'émigration a été

tiré, en France même, du département des Basses-Pyré-nées, où le courant de la natalité suit le courant de l'émi-

gration les naissances s'y sont graduellement relevées

depuis que les départs enAmériquefont des vides dans la

population.Occupons-nousmaintenant des causes morales qui exis-

tent du côté féminin. îl est naturel que, dans un certain

monde, les femmesaiment peu à être mères c'est en effetle seul travail qui leur reste à accomplir, et cette dernièretâche leur est d'autant plus charge que la fortune les adébarrassées de toutes les autres. Elles n'ont même plusa nourrir, le sein maternel peut se faire remplacer; ellesn'ont plus à élever et à instruire, il y a des précepteursmais personne ne peut enfanter à leur place, et dans leurvie de frivolité il reste ce dernier acte sérieux à accom-

plir. Elles protestent, elles ont raison. L'ambition desfemmes du grand monde étant trop souvent, comme on

sait, de copier celles du demi-monde, il était bien qu'ellesles imitassent sous ce rapport comme sous tous les

autres, et qu'elles cherchassent à établir entre le ma-

riage et la prostitution cette nouvelle ressemblancel'infécondité.

Même chez les femmes du peuple la gestation et l'ac-

couchement, étant le plus dur travail, est aussi celui quiest l'objet de la plus vive répulsion et des protestations detoute sorte. Je n'ai pas vuune femme du peuple qui ne selamentât d'être cnccmte, qui ne préférât même toute autremaladie à cette maladie de neuf mois. « Ait 1nousnefaisons pas, nous recevons, me disait l'une d'elles sanscela. » Elle résumait ainsi la situation physiologique et

psychologiquede la femmepauvre. Cellesqui n'ont pas eu

d'enfants, loin de s'en plaindre, s'estiment le plus souventtrès heureuses. En tout cas, elles n'en désirent presquejamais plus d'un.

En Picardie et en Normandie, remarque M. Baudril-

lart, on se moque de la femme qui a beaucoup d'enfants.Ce qui sauve la féconditéde la femmedans les autres pro-vinces à défaut de la religion c'est son ignorance.Elle ne connait pas toujours Malthus. Elle ne trouve qu'unremède au mal qu'elle redoute fuir son mari. Telle femmed'ouvrier préfère être battue que risquer d'avoir un nouvel

enfant; mais, comme elle est la plus faible, elle reçoit

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LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 283

souvent presque à la fois les coups et l'enfant. La crainte

de l'enfant est plus fréquemmentqu'on ne croit une cause

de dissensionsdans les ménagespauvres, commed'ailleurs

dans lesménages riches. Dumoment ou la femmeraisonne

au lieu de se laisser guider par la foi, elle ne peut pasmanquer de sentir la très grande disproportion qui existe

pour elle entre les joies de l'amour et les souffrances de la

maternité, îl faudrait qu'une nouvelle idée intervint ici,celle du devoir, et non pas seulement d'une obligation

religieuse, dont le mari peut se railler, mais d'une obliga-tion morale.

L'éducation catholique, nous l'avons déjà remarqué, ale grand tort d'élever les jeunes filles dans une fausse

pudeur, ne leur parlant jamais des devoirs du mariage de

peur d'éveiller leur imagination au sujet du mari futur.C'est exactement le résultat contraire qui est obtenu. La

jeune fillene voit dans le mariage que le mari futur et des

plaisirs inconnus. Elle ne s'attend pas à des devoirs

pénibles, elle n'y est pas résignée par avance elle ne lesconsidèremême pas commedes devoirs, mais commedes

nécessités; elle n'a qu'une ambition, celle de s'y sous-traire. îl faudrait pourtant élever avant tout la mère dansla jeune fille; notre éducation actuelle n'est vraiment

adaptéequ'à la formationde religieusesou devieillesfilles,

quelquefois de nUes perdues, puisque nous négli-geons d'mculqucr de bonne heure à la femmele sentimentde ce devoir essentiel qui constitue pour elle sa fonction

propre et une bonne partie de sa moralité, le devoir imaternel. Par bonheur la femme mariée ne peut pas serendre infécondede sa propre volonté, il lui faut un com-

plicedans le mari c'est ce dernier qui a ici toute la res-

ponsabilité. Si le mari, pour plaireà sa femme ou aux

parents de sa femme,accepted être malthusien malgré lui,il joue là un iule à peu près aussi ridicule que celui de

GeorgesDandin l'homme quise laisse imposer de n'avoir

pas d'enfants est presque aussi débonnaire que celui quiaccepteles enfants des autres.

Uneautre cause morale qui explique la faiblesse de lanatalité en France, c'est, chose étrange, que l'amourpaternel ou maternel s'y montre plus tendre et plusexclusif que dans les autres pays. La famille française,quoi qu'on en ait dit, est beaucoup plus étroitemcnt unie

que la famille anglaise et allemande il y a une sorte defraternité dans les rapports des parents et des enfants.

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284 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

Cettefraternité fait qu'on se sépare à regret et que l'idéaldu père est d'avoir assez peu (t'entants pour pouvoir les

garder tous près de lui. Nous sommes trop affinés, tropen avant sur la nature pour subir sans déchirement cettf

rupture que la puberté amène naturellement dans lafamilleanimale, l'envolée dujeune oiseauqui a des plumes:nous n'avons pas la bravoure d'accepter ce déchirement,de le vouloir même commeune chose nécessaireet bonne.Cette affectiona son coté égoïste, c'est par là qu'elle eststérile. Les parents élèvent un enfant moins pour lui quepour eux-mêmes.

Apres avoir dégagé les causes principales qui, dans lafamille française, restreignent le nombre (les enfants,demandons-nouscomment la loi et les mœurspourraientréagir. Le système des réformes légales de*rait porteravant tout sur ces principaux points f réforme de laloi sur les devoirs filiaux (entretien et nourriture des

parents); 2" réforme de la loi sur les successions3° réforme de la loi militaire, dans le but de favoriser lesfamilles nombreuses et de permettre l'émigration auxcoloniesfrançaises.

Elever des enfants étant une dépense considérable, ilfaudrait que cette dépense put devenir pour les parentsun profitpossible, commeune sorte de placementa longueéchéance. La loi peut y aider, et de diverses façons. Les

législateurs français ont protégé les enfants contre lavolonté du père en lui interdisant de les déshériter com-

plètement il aurait fallu aussi mieux protéger le pèrecontre l'ingratitude possible des enfants. Combiende fois

arrive-t-il, à la campagne surtout, que de vieux parents,après avoir élevé grandpcinc une nombreuse généra-tion, se voient à la charge de leurs fils ou de leurs beaux-

fils, mal nourris, accablésde gros mots. La loi dit que lesenfants doivent la nourriture a leurs parents, sans doute:mais il y a une nourriture donnée de telle façon que c'est

presque un empoisonnement.La loi, oui s'est occupée aétablir l'indépendance morale des fils par rapport aux

pères, aurait pu établir mieux l'indépendance morale des

parents eux-mêmes. Si un père ne peut pas aujourd'huidépouiller son fils, n'est-il pas choquant qu'un fils puissedépouiller ses parents, prendre d'eux la vie, les aliments,l'éducation pour ne leur rendre qu'une hospitalité déri-

soire, de mauvais propos, parfois des coups? Parmi ceux

qui ont habité au milieu un peuple et surtout dans les

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LARELIGIONETLAFÉCONDITÉDESRACES. 285

campagnes,il n'est personne qui n'ait été témoin de la

situation déplorable où se trouvent réduits certains vieil-

tards, contraints à mendier aux voisins ou mème sur les

grandes routes une existence qui leur est refusée dans

leur propre maison. La loi française actuelle est tout a

fait désarmée à l'égard d'une ingratitude filiale qui ne se

traduit pas par des voies de fait, mais par de simples

injures. Elle annule les donations faites à un ingrat,

mais on ne peut pas annuler la donation de la vie, et les

enfants ingrats bénéficient de cette situation. Le père

devrait pouvoir compter au moins sur un minimum exi-

gible de ses enfants, quel que fut leur caractère

Si, comme il est probable, le principe de l'assurance

sociale vient un jour à prévaloir, et si on forme, par

une retenue régulière au profit de chaque travailleur et

pour ses vieux jours un capital que le patron et l'Ëtat

accroîtront eux-mêmes par une redevance, nous croyons

qu'il sera équitable d'accroître plus fortement la masse

attribuée au père de famille et de diminuer d'autant la

masse attribuée au célibataire le premier a en effet

dépensé davantage pour l'État et lui a légué davantage;

il a capitalisé pour FËtat en élevant pour lui une généra-

1. Kous n'avons pas à entrer ici dans les détails de l'application. Peut-être

ta loi ne serait-elle que juste en donnant aux parents dans le besoin le choix

entre l'habitation chez leurs enfants, rendue si souvent très pénible, et une

somme annuelle, proportionnelle au salaire ou aux ressources des enfants,dont elle fixerait le minimum. Cette somme pourrait être perçue part'Ëtat ou

la commune et payée par lui au vieillard. Tout père de famille ne tarderait

pas à réiïéchir que, s'il est un jour dans le besoin et s'il n'aqu'un enfant, il

aura droit simplement à une somme donnée tandis que, avec dix enfants,il aura droit à la même somme décuplée, peut-être centuplée si quelqu'und'entre eux s'est enrichi. Unenombreuse famille constituerait ainsi un gaged'indépendance pour le père; d'autre part, ptus celui-ci dépenserait en frais

d'éducation, plusil aurait chance de retrouver plus tard t'équivalent. En tra-vaittant à l'augmentation du capital social, il se serait créé à lui-même unesorte d'épargne pour ses vieux jours. Mêmeen supposant que t'apptica-tion entière d'une loi de ce genre lùt très difficile dans la pratique, il fau-drait néanmoins que le droit des parents à une gratitude vraiment active fûtreconnu et consacré par un article formel de la loi, traçant aux enfants une

ligne de conduite, fixant même une certaine proportionnalité entre leurgain et teur~ redevances annuelles à leurs parents. II faudrait que la loimêmecontribuât à eSacer du langage courant, surtout pour ceux qui ont

rempli largement les devoirs de la paternité, ces mots honteux <'être à lacharge de ses enfants il faudrait qu'on s'habituât à considérer ce genrede charge non comme un accident pour les enfants, comme un malheur etpresque une honte pour les parents, mais comme la conséquence même etl'exercice d'un droit légal.

Page 318: Jean Marie G.

~86 DISSOLUTION DES RELIGIONS.

tion nouvelle il serait légitime que l'État lui restituâtune minime portion des dépenses qu'il a faites d'un''manière désintéressée et

qui,infructueuses pour lui, son)

fructueuses surtout pour 1Ëtat.En attendant cette époque un peu lointaine, il y a un''

réforme immédiatement praticable, l'impôt sur les céliba-taires. Chaque fois qu'il a été question de cet impôt, toutle monde a raillé, parce que, suivant la remarque d<'lt. Ch. ÏUchet, on s est représenté la chose comme un<-

<~ïc~ une sorte de ~MMt~o/tà celui qui n'a pas vouluou pu se marier. C'est là se faire une idée très faussed'une mesure qui ne serait que la plus stricte justice. Eneffet, à fortune égale, un célibataire paye évidemment al'Ëtat moins d'impôts (impôts indirects, impôtdes purt<'set fenêtres, etc.); enfin il se dispense de cette partie de

l'impôt du sang qui est payée par la génération du pèrede famille, car en réalité ce dernier sert plusieurs fois son

pays, par lui-même et par ses enfants. Le célibataire estdonc dans une situation tout à fait privilégiée; il échapped'un seul coup à presque toutes les charges sociales parrapport à tous les impôts directs ou indirects, il jouit

de

dispenses qui ne sont pas sans analogie avec celles dont

jouissaient autrefois les prêtres et les nobles. Les mêmesobservations valent pour les ménages sans enfants; ilssont privilégiés et pour ainsi dire protégés, encouragéspar la loi c'est un état de choses qui ne doit pas, qui ne

peut pas durer.Par l'impôt sur les célibataires, on ne ferait que revenir

aux idées de la révolution française. La révolution avaiteu soin, par de nombreuses lois, de favoriser l'hommemarié en imposant davantage le célibataire. Ainsi toutcélibataire était rangé dans une classe supérieure à cell''où son loyer l'eut placé s'il eut été marié; s'il réclamaitdes secours pour causes imprévues, il ne recevait que l:tmoitié des sommes accordées à l'homme marié; s'il avait

plus de trente ans, la loi l'obligeait à payer un quart ensus de toute contribution foncière; la valeur imposablede ses lovers était surhaussée de moitié. Le fabricant étaittenu de déclarer pour la répartition de l'impôt s'il étaitcélibataire ou marié. La loi considérait comme célibatairetout homme Agéde trente ans quin'était ni marié, ni veuf'.

1.Voirlesi~M~M~Mrlec~&o~euF~'oMcc,duDr(t.Lagneau.(Académiedessciencesmoralesetpolitiques,page835,année1885.)

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LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 287

Outre L'impôt particulier sur les célibataires, une plus

équitable répartition de l'impôt dans les familles est réali-

sable. (~ommcle remarque avec raison M. ÎUchct~ si l'on

ne peut soulager le père de famille des Impôts Indirects, il

faudrait du moins que l'Impôt direct paye par lui fut inver-

sement proportionnel au nombre de ses enfants~. En outre

la prestation, cet impôt si impopulaire qui est un dernier

vestige de la corvée, pourrait sans doute être suppriméeentièrement pour ceux qui sont pères de plus de quatreou même de trois enfants

Tout le monde est d'accord aujourd'hui nourrecon-

naître la mauvaise organisation d'un autre impôt, celui

des héritages. Nous croyons que c'est surtout en modinant

l'assiette de cetimpôt qu'on pourrait atteindre le malthu-

sianisme. Il faudrait dégrever autant que possible toute

succession qui est à partager entre un grand nombre d'en-

fants, et au contraire faire porter le poids des impôts sur

les successions tombant dans une seule main. Le petit pro-

priétaire qui n'avait qu'un enfant pour ne pas diviser son

1. « Les contributions directes eltes-mèmes, dit M. Javal, sont, pour une

forte part, une taxe sur les enfants les prestations frappent les Ots avant

t'age adulte; les portes et fenètres sont un impôtsurl'airet la lumière, dont le

poids s'aggrave à mesure que l'accroissement de la famille oblige le père à

occuper un plus vaste appartement; la patente ettc-mème, s'appliquant au

loyer de l'habitation personnelle, est, pour une bonne part, proportion-nelle aux charges et non pas aux ressources du contribuable. (RcfMc$ctM<t/ï'yt<c,n" 18,1*' novembre 1884,p. 56':). <'On sait, dit M. Bertillon,que la ville de Paris paye à l'État l'impôt des locations inférieures à400 francs. En principe, quoi de mieux? Mais voyons-en l'applicationvoicideux voisins; l'un, garçon, a un logement confortable de deux pièceset leurs accessoires; l'une de ces chambres t:e lui sert à peu près a rien etn'est que pour sa commodité. Celui-là, la ville '~aye l'impôt à sa place.A côté loge une famille de quatre enfants, dans trois pièces où ils sont forta l'étroit et à peine proprement, mais le loyer en est de 500 francs, et ilfaut que ces malheureux payent l* six fois plus d'impôts de consomma-tion que leur voisin; 2*leur impôt mobilier; 3*ennn. qu'ils contribuent à la

générosité faite à leur voisin, l'heureux célibataire. Évidemment c'est lecontraire qui devrait arriver. (Bertillon, La statistique /<MM<MMcde /<!

Ft'nMCf).2. En accordant au concours une bourse à l'un des sept enfants d'un père

de famille (suivant une loi de la Révolution récemment reprise et corrigée),on ne tera sans doute qu'un acte de justice, presque de réparation maisit ne faut pas croire qu'on obtiendra par là un bien grand résultat pratique.D'une part, le profit qu'on propose au père de famille est trop aléatoire;d'autre part.laperspeetive de cet avantage ne pourra toucher que celui quia déjà six enfants et qui hésite à en avoir un septième; mais celui qui a sixenfants ne pratique pas la loi de Malthus et n'est pas porté à la prati-quer.

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288 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

champ comprendra qu'il a fait un mauvais calcul si acause même de cet unique héritier, la loi impose forte-ment sa succession.Au contraire, celui qui dépense beau-

coup pour élever beaucoup d'enfants aura du moins cettesatisfaction de penser que tout ce qu'il possède leur par-viendra presque intégralement, que le trésor public en

prélèvera peu de chose et que, si ses biens sont divisés,ils ne seront pas du moins amoindris presque rien ne« sortira de la famille a

Au début de toute réforme des lois sur les héritages, ilI

faut poser ce principe que deux motifs excitent seuls

l'homme à amasser un patrimoine son intérêt personnelou celui de sa femme et de ses enfants. Aussi, toutes les

fois qu'un homme est veuf et sans enfants, son héritage

peut être frappé d'un impôt très élevé sans que la considé-

ration de cette perte d'argent puisse l'émouvoir beaucoupni entraver cette soif de capitaliser que la société doit

respecter chez tous en vue de son propre intérêt, tjn impôtconsidérable sur la succession des célibataires et des

ménages sans enfants serait donc une réforme d'une évi-

dente équité. Pas plus icioue pour la taxe du célibat il

ne s'agit d'une sorte de punition ou d'amende; il s'agitde ce simple fait qu'un homme qui n'a pas élevé d'enfants

a dépensé beaucoup moins pour la société, et que la

société a toujours le droit, soit de son vivant, soit à sa

mort, de lui demander une compensation. Elle doit le faire

en vertu même de la /)ro//or<ïOM~ des charges.Etant donnée la prépondérance que tend a prendre dans

1. Supposons, pour prendre un chinre un peu au hasard,qua la loi frapped'un impôt équivalut à 20pour tOOla succession destinée à un filsunique;eUe pourrait frapper de 15 pour 100 seulement la succession destinée à

deux enfants, de «' pour 100celle de trois, de 8 pour 100 celle de quatre.de 6 pour 100 celle de cinq, de i pour 100 cède de six, de 2 pour K'U

celle de sept. Enfin les successions destinées a plus de sept enfants pour-raient être entièrement déchargées de l'impôt. Remarquons que cette gra-dation approximative dans le chinre des impôts existe dès maintenant,mais renversée. Voicien quel sens on pourrait le soutenir: plus la succes-

sion doit être morcelée entre un grand nombre d'enfants, plus les frais de

vente et de partage deviennent considérables, plus d'autre part la propriétéainsi morcelée perd de sa valeur. On citerait des cas nombreux dans les-

quels les successions, devant écheoir à sept ou huit enfants, ontperdu par le

partage et la transmission non-seulement vingt, mais vingt-cinq et même

cinquante pour cent do leur valeur. Au contraire, l'héritage transmis à un

seul héritier n'a à subir que l'impôt actuel, qui est au plus de dix pourcent. Ici, comme partout ailleurs, la toi protège en fait les familles infé-

condes, elle pousse a la i-téritité.

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~1-1,,v, .0

LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 289

t9

nos sociétés modernes le capital sous sa forme massive,

l'esprit religieux joint à l'esprit patriarcal avait trouvé, en

imaginant le droit d'aînesse, un accommodemententre les

nombreuses familles et le capital indivisible. Rétablir ce

droit aujourd'hui chez les nations qui l'ont répudié, serait

impraticable et injuste, reconnût-on que, sur ce point,les superstitions et les préjugés traditionnels n'étaient

pas sans renfermerune certaine part de vérité. Mais,pourrassurer ceux qui redoutent le partage inévitable de leurs

possessions territoriales, on pourrait atténuer les lois

actuelles sur la réserve légale. Tout propriétaire d'undomaine territorial, d'une usine ou d'une maison de com-merce pourrait rester libre dedésigner celui de ses enfants

qu'il considère comme le plus apte à lui succéder dans la

possession cleces immeubles, et le partage légal s'effec-tuerait en respectant cette réserve créée par la volonté

paternelle. Ce serait une sorte de liberté de tester,restreinte à la famille. Les auteurs de notre Codecivil ontbrisé la ligne de succession des vieilles familles nobleson peut les approuver sur ce point, car ils ont forcé aumorcellement un capital improductif et par là mème ilsl'ont rendu productif; mais il est un autre point sur

lequel on ne peut que les blâmer c'est qu'ils ont rendutrès difficile la transmission des grands établissements

agricoles ou industriels. lis ont morcelé ainsi des capi-taux qui étaient beaucoup plus productifs a l'état massif

pour ainsi dire grâce à eux, nous n'avons presque plusen France ces longues familles d'agriculteurs ou d'indus-triels qui, se transmettant de père en fils la même entre-

prise, pouvaient la porter à un plus haut point. Ce sontces dynasties de commerçants ou de propriétaires qui ontfait la grandeur de l'Angleterre et de l'Allemagne. On

n'improvise pas du jour au lendemain une maison decommerceou un domaineagricole, et si, après votremort,la nécessité du partage fait disparaître votre œuvre, c'estune perte sèche pour la patrie. On sait avec quelle forceLe Play a peint le désespoirdu cultivateur qui a constituélentement un domaine, de l'industriel qui a créé une mai-son prospère, et qui sont menacés l'un et l'autre de voirleur œuvre anéantie s'ils se sont permis d'avoir de nom-breux enfants. Ils n'ont qu'un souci distraire de leur

entreprise une quantité de valeurs mobilières suffisantepour que les enfants oui ne leur succéderont pas y trou-vent cependant de quoi satisfaire à la réserve légale et ne

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MU DISSOLUTION DES RELIGIONS.

fassent pas vendre leur établissement. Fort souvent lerésultat de cette manœuvre est que l'héritier du princi-pal établissement, n'ayant plus assez de fonds de roule-ment, ne peutplus

continuer l'œuvre paternelle et se ruinela où le père s était enrichi. La loi, pour accomplir le par-tage (tes produits du travail paternel, en vient trop sou-vent à anéantir ce travail même afin d'obtenir une plusgrande équité apparente dans le partage des revenus, oneu épuise la source. C'est 1 éternellehistoire des sauvagescoupant l'arbre pour en cueillir les fruits.

~n

Le servicemilitaire, la chargepeut-être la plus lourde

que 1 Etatfasse peser sur l'individu, est aussi le prin-cipal moyen d'action que l'Etat ait sur lui. Le Normandle plus malthusien se convertirait soudain si on pouvaitvolonté lui imposer ou lui retirer cinq aus de service mili-taire. Des maintenant on dispense du service des vingt-huit jours le père de quatre enfants vivants (loi d'ailleurs

peu connue, et qui devrait l'être); il faudrait faire plus ette dispenser absolument de tout service de réserve, mêmeen temps de guerre. De même, comme on l'a demandé,une famille qui a fourni deux soldats devrait être quitteenvers l'armée les fils plusjeunes seraient exemptés défi-nitivement par le passage de leurs deux frères sous les

drapeaux. Actuellement,Tesfamilles où il y a plus de deuxfils sont assez rares pour qu'une telle mesure diminue a

peine les contingents annuels D'ailleurs les ressources

budgétaires sont insuffisantes pour incorporer chaqueclasse en entier; il est donc irrationnel de s'adresser ausort pour désigner la seconde partie du contingent. Cestlà s'adresser à l'inégalité même et à la yr~ce sous pré-texte d'égalité et de droit l'avenir de toute société dépendde la part décroissante qu'on laissera aux injustices (luhasard. Il faudrait donc régler la charge militaire incom-bant à chaque famille selon le nombre de ses enfants

L'émigration tendant à augmenter la fécondité, il fau-

1.M.Javal,en1885,aproposéà la Chambrederemplacerl'article19delacommissionparunarticleauxtermesduquel,quandunefamilleaura'tdeuxoutroisfilssouslesdrapeaux,ilsneseraienttenusensemblequ'.ttroisanFde'<ervice,etquandilyenauraitplusdetrois,chacunne feraitqu'unandeservice.Cetamendementétaitinspiréparl'arrétde lapopu-lationenFrance.

2. On pourrait encore, comme le demande M. ttichet, permettre le ma-

riage aux jeunes soldats dans certaines conditions ils ont l'Age où préci-sément la fécondité est la plus grande.

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LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 29l

irait que la loi favorisât l'émigration. I~ës maintenant

l'après des calculs sérieux, on estime à 30000 au moins,40000 au plus, le nombredes français qui s'expatrient

chaque année; chinre relativement restreint, mais avec

tcquelon pourrait cependant peupler d'importantes colo-

nies'. Ï! est peu scicntinquc de soutenir, encore aujour-d'hui, que la race française soit incapable de coloniser.[ilors qu'elle a aidé si puissamment à la formation de

grandes colonies anglaises, le Canada, Fînde, l'Egyptemême qu'elle est en train de créer l'Algérie et !a Tunisie.Ce qui nous manque, ce n'est pas la /<?CM/~ M/c/mais l'A<~t~M~<?~'e~f/ycr. L'émigration, malgré l'impor-tance relative qu'elle a déjà prise chex nous. existe sur-tout dans certaines contrées pauvres de la France; elles'est tropinsufhsamment généralisée pour avoir pu encor<*relever la masse de la natalité il dépendrait de la loide contribuer ici a corriger les mœurs. En Angleterre,sur quatre fils, on en compte le plus souvent un aux

îndes, un autre en Australie, un autre en Amérique riend'étonnant a cela c'est la coutume. Le sentiment desdistances existe à peine de l'autre coté du détroit. En

France si un seul enfant s'expatrie, fùt-ce par exemplecomme secrétaire d'ambassade, on lui fait des adieuxaussi solennels que s'il s'agissait d'un départ sans retour.de la mort même. Il y a beaucoup de préjugés et d'igno-rance dans ces angoisses paternelles, telle professionsédentaire, celle de médecin par exemple, a des périls quela statistique rend frappants et que nous ne redoutons

cependantpoint pour nos enfants, précisément parcequ'ilssont plusvoisinsdenous et qu'iln'est pas nécessaired'allerles chercher au bout du monde. Cespréjugés nationaux se

guériront par l'instruction par l'habitude croissante des

voyages, par la circulation toujours plus précipitée dansles artères du grand corps soctal les lois peuvent favo-riser cette circulation. L'esprit d'entreprise et de colonisa-tion, qui semble au premier abord si étranger à l'esprit defamille, s'y rattache pourtant; il en est à certains égardsla condition même. Élever une nombreuse famille, c'est

1.Pourapprécierla puissancedecolonisationdela France,il nefautpascomparercechiffreavecceluidet étnigrationdanslesautrespays,maisaveclechiffredel'excédentactuetdenotrenatalité.Parrapportàcenouveaupointdecomparaison,lenombrede40,000émigrants(adoptéparM.PaulLeroy.Beautieu)devientconsidérable,puisquel'excédentannueldenosnaissancesn'estpasde100,000.

Page 324: Jean Marie G.

292 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

toujours en un certain sens coloniser, même quand on nesort pas du sol natal c'est se lancer ou lancer ses enfantsdans des voies inconnues il faut pour cela de l'activité

d'esprit, il faut une sorte de féconditéintellectuelle insé-

parable de l'autre. La création d'une famille nombreuseest une véritable entreprise sociale, comme la créationd'une maison de commerce ou d'une ferme agricole estuneentreprise économique.Pour faire réussir l'une comme

l'autre, il faut des efforts constants, mais l'une commel'autre peut rapporter des avantages de toute sorte à celui

qui a réussi. Supposez dix enfants élevés dans le travailet F honnêteté, il y a grande chance pour qu'ils formentautour des parents une sorte de phalange protectrice,pourqu'ils leur donnent, sinon des bénéficesdirectset grossiers,tout au moins honneur et bonheur. Seulement, nous nenous le dissimulons pas, élever une famille, c'est tou-

jours courir un risque toutes les fois qu'on entreprendquelque chose, on risque d'échouer. Il faut donc déve-

lopper l'esprit d'entreprise et d'audace, si puissant autre-fois dans la nation française. Aujourd'hui, beaucoup de

gens restent célibataires pour les mêmes raisons qu'ilsrestent petits rentiers sans essaver d'accroître leur for-tune dans le commerce ou l'industrie ils ont peur de la

famille, comme ils ont peur des risques commerciaux;ils consomment au lieu de produire, parce que la produc-tion est inséparable d'une certaine mise de fonds etd'activité. De même encore beaucoup de gens, une fois

mariés, tâchent de réduire pour ainsi dire le mariage au

minimum, en évitant presque la famille ils n'osent pasavoir d'enfants ils ont toujours peur de dépenser quelquechose d'eux-mêmes, en sortant de la coquille de leur

égoïsme mal entendu.

L'émigration que la loi devrait surtout favoriser, c'est

l'émigration dans les colonies françaises. De là une ré-forme nécessaire dans la loi militaire. En fait, et malgréla loi du 27juillet i872, le gouvernement est forcé d'am-nistier les nombreux basques ou savoisiens qui émigrentpour échapper à la loi militaire. Aussi le seul courant

d'émigration important qui existe en France va-t-il se

perdre dans des colonies étrangères, y créer souvent desindustries rivales de la nôtre, bien rarement y ouvrir desdébouchés avantageux pour notre commerce.Neserait-il

pas urgent demettre nos coloniesdans une situation aussi

avantageusepour l'émigrant que tout autre pays étranger?

Page 325: Jean Marie G.

LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉ DES RACES. 293

Si le jeune homme de vingt ans qui va passer plusieursannées de sa vie à la t~lata ou au Brésil se trouve en fait

dispensé du service militaire, ne devrait-il pas l'être en

~'o~ lorsqu'il ira s'établir en Algérie, en Tunisie, au Ton-

kin, à Madagascar? Les colons sont des soldats a leur

manière ils défendent eux aussi, en les élargissant, les

frontières de la patrie ils devraient donc être considérés

précisément comme des soldats par une loi vraiment

conséquente. C'est avec raison que 54 chambres de com-

merce de nos principales villes, « considérant qu'il est du

plus grand intérêt d'encourager, par tous les moyens,t'émigration des jeunes gens instruits et intelligents dis-

posés à s'établir dans nos colonies, a ont demandé« d'accorder en tempsde

paix, aux jeunes gens séjournantaux colonies, un sursis d appel de cinq ans, sursts qui se

transformerait en exemption définitive âpres un nouveau

séjour de cinq années consécutives. » Nous croyons quece laps de dix ans pourrait être raccourci, et qu'un séjourde sept ans aux colonies, de cinqans même dans certainescolonies éloignées, comme le Tonkin, pourrait être infi-niment plus profitable a la mère patrie qu'un séjour detrois ans sous les drapeaux Nous avons beaucoup moins

besoin, pour garder nos colonies,de soldatsque de colonselles sont trop souvent « des colomcs sans colonsH. De

plus, nous ne voyageons pas assez, nous ne connaissons

pas assez nos propres possessions quiconque y aura

passé cinq années, parmi les plus belles et les plus activesde sa vie, sera tenté d'y revenir ou d'y envoyer ses amiset ses parents. Un amendement visant cette dispense duservice militaire a déjà été discuté à la Chambre des

députés, en mai et juin 1884. Cesimple amendement, s'il

passait un jour, pourrait avoir une influence considérablesur les destinées de la race française2.

1. Il ne faut pas se figurer ta durée minimum de séjour qu'extgerait laloi comme représentant la durée réftte on ne revient pas de si loin commeon veut, &moins d'une fortune qui est chose rare; mais le tégisiateur doittenir compte de t'etPetpsychologique d'un chiffre, et se dire qu'un émigrantne part que rarement avec la notion exacte du temps qu'il restera. Laplupart des Basques qui émigrent en si grand nombre pour l'Amériques'imaginent revenir bientôt au pays natal; les trois quarts ne tardent pas Adevenir tà.bas de bons citoyens de la répubtique Argentine.

2. Parmi les causes secondaires qui tendent à diminuer la natalité fran-çaise et que la toi peut atteindre, signalons t'avortement, qui se pratique enFrance non moins largement qu'en Attcmagne.mais qui a des conséquencesbien pires à cause du peu d'enfants que la France produit. Paris a réussi à

Page 326: Jean Marie G.

294 DISSOLUTIONDM MMGIONS.

llî. Outre les lois, le grand moyen d'action sur tesraces est l'éducation publique c'est par là qu'on agit le

plussur lesidées et les sentiments. Hfaudrait doncéclairerles esprits sur les conséquences désastreuses de la dépo-pulation il faudrait, par tous les moyens possibles.susciter les sentiments de patriotisme, d'honneur, dedevoir. On pourrait agir par l'instituteur, par le médecin.

par le maire. On néglige trop une foule de ces moyens très

pratiques d'instruction.Il y a d'abord les conférences faites aux soldats. î)es

conférences d'une demi-heure avec des faitsfrappants,

des

exemples, un petit nombre de chiffres significatifs, pour-

se créer une réputation dans l'art de l'avortement, et des dames de divers

pays y viennent pour se faire avorter. Un des professeursde notre écotea dit cette année, en plein cours, qu'une sage-femmelui avait avoué faireen moyenne cent avortements par an. (D~Verrier, Revue~c/cM~M~.2t juin 1884).Pajot affirme que le chiffre des avortements est plus grandquecelui des accouchements.Neserait-il pas possiblede remédier en partieà cet état de choses 1"par le rétablissement des tours; 2*par une surveil-lance plus constante sur les livres et les cabinets des sages-femmes etdes accoucheurs, analogue à cellequi est exercée à Paris sur les logementsgarnis?

Parmi les principales raisons qui empêchent les mariages, mentionnonsles formalités, déjà beaucoup trop compliquéesquand il s'agit de deux indi-vidus français, et qui deviennent sans nombre quand un français et un

étranger sont en question. La loi relative au mariage entre françaisdevrait être simplifiée le plus possible, afin que le temps perdu, t'ennuicausé par les démarches ne pussent point entrer en considération. De

plus, on devrait faire les plus grands efforts pour faciliter les mariagesentre français et étrangers, unions dont les résultats sont généralementbons pour la race et qui rencontrent des obstaclesdans les lois très arrié-rées de certains pays cette dernière question rentre dans le ressort de la

diplomatie.D'autres causes,que la loi peut modifier,agissent encoreen France, sinon

pour diminuer la natalité, du moins, ce qui revient au même, pouraugmenter la mortalité des enfants. En premier lieu il faut compter l'in-

dustrie des nourrices, qut pourrait être l'objet d'une surveillancebeaucoupplus grande encore qu'elle ne l'est depuis la loi Roussel.En secondlieu, lasituation déplorableoù se trouvent les enfants illégitimes,sur lesquels lamortalité est beaucoup plus grande en France que dans les autres pays:une partie est inscrite au nombre des mort-nés, par suite de crimes nonconstatés que les statistiques médicales rendent pourtant probables uneautre partie meurt de faim dans la seconde semaine de la naissance, parsuite de la négligence ou de la cruauté des mère«. Le rétablissement destours serait encore ici un premier remède. En troisième lieu, mentionnonsla mortaise exceptionnellequi frappe en France les adultes de 20à M ans,et qui ne saurait guère avoir d'autre cause que l'administration inintelli-

gRnte de l'armée. C'est sur tous les points à la fois que le politique, le

législateur, l'administrateur, doiventporter leur attention pour lutter contrek courant qui entratne la dépopulationde la France.

Page 327: Jean Marie G.

LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉDES RACES. 295

raient exercer une influence considérable sur l'armée, qui

aujourd'hui est ta nation même. Les conférences aux sol-

dats seront certainement unjour un des grands moyensde

la vulgarisationdes connaissances;ellesont été récemment

employées avec succès en Belgique, pendantles grèves.

pour inculquer à l'armée des notions d économiepolitiqueet la prémunir contre certaines naïvetés communistes.

Après tes conférencesaux soldats, mentionnons les afn-

elles. Certains discours politiques de la Chambre ou du

Sénat, qu'on placardesur lesmurs du village le plus reculé,sont infiniment moins utiles à connaître que ne le seraittel ou tel renseignement statistique, économique, géo-

graphique. Outre l'affichagedans les campagnes, on peutindiquer encore la lecture à haute voix soit par un fonc-tionnaire important du village, soit même par le cricur

public. Le ~«//e<tndes Cow~MMM,rédigé avecplus de soin

qu'il ne l'est, rempli d'exemples utiles, pourrait être lu

chaque dimanche sur la place de la mairie. Si le maîtred'école était chargé de ce soin, il v aurait là le germed'une conférence hebdomadaire, instructive, qui aurait

grande chancede réussir et d'attirer un public,dans levideet la monotonie de la vie à la campagne. On pourrait decette manière faireafficher,faire lire et commenter à hautevoixdesrenseignements statistiques et économiques sur la

dépopulationdecertainesprovinces,sur lesdangersdecette

dépopulation,sur l'accroissement énorme des peuples alle-

mand, anglais, italien, sur les conséquences sociales del'affaiblissement d'une race, enfin appeler l'attention detous sur la ruine économique et politique qui nous me-nace. Là où diminue l'influencede l'instruction religieuse,il est essentiel d'y suppléer par une éducation morale et

patriotique qui combatte les préjugés, l'égoïsme, l'impré-voyance ou fa fausse prévoyance.

Une des illusions psychologiques les plus fréquentes

qu'une meilleure éducationpourrait faire disparaître, c'estdese figurerlebonheur deses enfantsexactementsur le typede son propre bonheur. Un avare, qui n'est heureux qu'enamassantde l'argent, ne voitpas pour sa postérité dejouis-sancepareilleà la possessiond'un capitalmassif,nondiviséentre plusieurs. Le paysan, qui a passé sa vie à arroM~rson lopin de terre par un travail de chaque jour et par des

stratagèmes sans nombre, ne conçoit pas pour son filsd'autre idéal que la culture et l'agrandissement de cetteterre tant désirée sa vue ne s'étend pas au delà de la haie

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296 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

de son pré, ou plutôt du pré voisin qu'il convoite. fin bou-cher de petite ville n'aura qu'un enfant afin d'en faire unboucher commelui, son successeur; s'il en avait deux, lesecond serait peut être forcéde se faire boulanger, menui-

sier, serrurier quel malheur, et comment vivre si l'onn'est pas boucher Le rentier paresseux, dont la quaran-taine se passe entre les femmes et les chevaux, ne rêv<'

pour sonhéritier rien de meilleur que la paresse. Au con-

traire, ceux qui sentent vivement tel ou tel inconvénientinhérent à leur état s'imaginent qu'ils obtiendront, pourleur fils, lebonheur parfaitpar celaseul qu'ils supprimerontpour lui cet inconvénient.Le journalier laborieux, le petitcommerçant, le fonctionnaire qui a travaillé toute sa viedix ou douze heures sur vingt-quatre, et qui n'a jamais eu

qu'un désir, se reposer, imagine que la vie de son fils seranécessairement bien plus heureuse si ce filspeut travaillermoins. Les quatre-vingt-quinze centièmes de l'humanitéétant soumisà un dur travail, quatre-vingt-quinze hommessur cent s'imaginent que lebonheur suprêmeconsisterait à

pouvoir ne rien faire. La plupart ignorent absolument quete bonheur,toutes circonstances égales, n'est jamaisexac-tement proportionnel à la richesse et que, suivant un théo-rème de Laplace, si la fortune croit selon une progressiongéométrique, le bonheur croîtra tout au plus selonune pro-gression arithmétique le millionnaire n'a guère à sa

portéequ'une fraction debonheur deplusque lebonouvrier

gagnant assez pourvivre. Enfin la fortune n'a tout sonprix

que pour celui qui l'a acquise lui-même, qui sait ce qu elle

vaut, qui la regarde avec la satisfactionde l'artiste regar-dant son œuvre, du propriétaire contemplant sa maison,du paysan mesurant son champ. Aussi la fortune a-t-elle

toujours un prix plus grand pour le père qui l'a faite quepour le fils, qui souvent la défera. S'il est un axiome dontles pères de famille devraient se pénétrer, c'est le suivantun fils robuste et intelligent, muni de l'éducation aujour-d'hui indispensable, a d autant p!usde chance d'être heu-reux qu'il sera plus occupédansla vie, et il ne sera occupéque si une fortune ne lui tombe pas du ciel à sa majorité.Pourfaire lebonheur d'un enfant, le plus sûr n'est donc pasde lui donnerune /or/MMe,mais delui donner tous leswoyc/~do l'acquérir, s'il leveut et s'il prend la fortune pour but1.

1. Noutcroyonsparexemptequ'unpèredefamille,lorsqu'ildotesonfilsàvingt-cinqans,pourraitsouventprendrepourmesuredesagénérositéla

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LA RELIGION ET LA FÉCONDITÉDES RACES. 297

Le paysan et le bourgeois français, plus éclairés qu'ilsne le sont, en viendront facilement à comprendre quel'univers ne se borne pas à leur village ou à leur rue, queleurs enfants, une fois munis d'une instruction suffisante.auront des carrières multiplesouvertes devant eux, qu'en-fin les colonies sont prêtes à les recevoir. Toutes les fois

qu'une sphère d'action illimitée s'ouvre devant une race,celle-cine restreint plus le nombre de ses enfants. J~ourceux qui habitent auprès de terres non défrichées ou quivoient s'ouvrir des carrières nombreuses devant leurs

enfants, il se produit ce qui a lieu chez les marins, placésau bord des richesses de l'Océan. D'où vient, en trance

même, la fécondité bien connue des pécheurs? On l'aattribuée a la différencede nourriture elle vient pluspro-bablement, comme on l'a remarqué, de ce que le produitde la pèche est proportionnel au nombre des pécheurs, et

que la mer est assez large, assez profondepour tous.

En résumé, le rapport des croyances religieuses avec lemaintien du progrès des races est un des plus graves pro-blèmes que soulevé l'affaiblissementdu christianisme. Sinous avons tenu à insister ainsi sur ce problème, c'est

qu'il est à peu près le seul oit ni la morale ni la poli-tique n'ont encore sérieusement tenté de suppléer la reli-

gion. Devantces questions la morale a eu peur jusqu'ici,elle n'a pas osé insister la politique a eu des négligencesimpardonnables. La religion seule n'a eu peur de rien etn'a rien négligé. Il faut pourtant changer cetétat de choses;il faut trouver une solutionà ceproblèmevital,quise poseraavec d'autant plus de force que les instincts s affaiblirontdans l'humanité au profit de t'mtclilgencc réfléchie'. Fau-dra-t-il donc en venu'un jour à la solution la plus radicale,par laquelle on ferait élever, aux frais de ceux quin'ont pasdu tout ou pas assez d'enfants, les enfants de ceux qui en

sommequesontHspeutépargneret épargneréellementenuneannéedetravail.Libreaupèrededecupter,decentuplermêmecettesommemaisildevraitla prendrepourbasedesescalculs,aulieudes'en rapporterexclusivementetgrossièrementsoità desprincipesasseztrompeursd'éga-lité,soità uneSectionquipeutêtreette-mémeunprinciped'inégalité.Nousconnaissonsunjeunehommequi,à vingt-huitans,avaitgagnépartui-meme,aprèsdixansde travail,unequarantainedemillefrancssesparentsluiconstituèrentunedotquitriplaitcettesomme.

1. Voir t'J~Mt~c d'une MM'a/f jM~Mobligation ni ~t<o/ p. M, et taA/or<c a~<M< coM~M~orat~, 2*partie.

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298 DISSOLUTIONDES RELIGIONS.

ont beaucoup?Non; avant d'en arriver à uneextrémité

parère, bien des palliatifs doiventêtre tentés, et nousavonsessayéd'enrappelerquelques-uns.Cequiest essen-tiel,encoreunefois,c'estqueni la politique,ni la moraleni la pédagogie,ni l'hygiènene se désintéressentde ces

questions,dans lesquellesla religioncommenceà devenir~t deviendraun jour impuissante.Il fautque la sciencefassedésormaisce que la religionfit jadis il faut qu'elleassure, avec la féconditéde la race, sa bonneéducation

physique,moraleet économique.

Page 331: Jean Marie G.

lHOtStËMËPAM1E

L't~ËLÏGtONDE L'AVENIR

CHAMTMfMMÎER

L'MDMOOALÏSMËttËUGÏEtJX

1. U~t ttttOV~TtOWtnno~tttt tST-tm tussmu. t* Peut.oa eapérert'Mtn~ca~Mdes grandes religions aujourd'hui emtantea. Peut-on «'attendre à l'apparitiond'une religion ttOMM~. Plus de miracles posa!bte<. Plus de jM<<Mreti(tieu<e.–Plus d Ao~MM génie capables de créer sincèrement et nalvement une reUgionnouvelle. Plus d'idée religieuseoriginale t apporter tut hommes. Plus denouveau e«~ poaatbte.Demterwessais de culte moMTetuen Amérique, en France.t.e culte dex ~omh<~«. f~Mpwtde f~A~'M d Ad!«r. La religion peut-elle êtrerenoMTetéepar le tecta~tmc.Qattit~t et defautt (les expériences socialistes.

Il. L'tXOtttt ~EUe)):US)tM t.A<UB<TtTHTtO~BOBOOTtA tA FOt. t. L'absencede retigtoa <mèoer<-t-ett'!le ac<*pHcnme;le nombre des sceptiques t'accroUra-t-tt

par la disparition de la rcU~ion Substitution du doute &la foi. Caractèrevraiment reUgieuxdu doute.

!H. SMMTtTUTto~D)[<ttYMTttstt M<TtmT<)<)ut<AM MwMM. DinMreaea«ntrele sentiment religieux et l'instinct mwttphyoique. Caractère Impérissable de cedernier. Double sentiment des bornes de notre science et de t'inonité de notreidéal. Essai de conciliation tenté par Spencer entre tt religion et la acience.Confusionde t<religion et de ta métaphysique.

I. UNE RÉNOVATION RELIGIEUSE EST-ELLE

POSSIBLE

Nous avons vu la dissolutiondesdogmes et de la morale

religieuse dans les sociétés actuelles, mais une questionse présente cette période de dissolution religieuse quenous traversons ne sera-t-elle point suivie d'une rénova-tion religieuse?

Une telle rénovation ne pourrait se faire que de deuxmanières i~ par l'unification des religions 2~ par unereligion nouvelle. Il ne faut plus songer aujourd'hui à

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300 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

l'unification des religions existantes chacune se montredésormais impuissante à s'assimiler les autres. Non seule-ment les diverses confessions issues du christianisme setiennent mutuellementen respect,maisil enest demêmedes

grandes religions orientales. L'islamisme seul fait des

progrès notables parmi les peuplades encore imbues del'animisme primitif, et pour lesquelles il représente unévident progrès. Quant aux missionnaires chrétiens, ils

n'ont jamaispu faire beaucoup de prosélytes, ni parmi les

Musulmans,ni parmi les Boudhistcs, ni parmi les Hindous.L'Hindou qui est arrivé à s'assimiler la scienceeuropéenneen viendra nécessairement à douter du caractère révélédesa religion nationale, mais il ne sera pas pour cela porteà croire que la révélation chrétienne soit plus vraie illcessera d'être proprement religieux pour devenir libre-

penseur. Tous les peuples en arrivent là, les principalesgrandes religions en sont venues a posséder une valeur

approximativementégale commesymbolesde l'inconnais-sable, et l'on n'éprouve plus le besoin de passer de l'unedans l'autre l'humanité, en général, n'aime pas le chan-

gement pour le changement. De plus, les missionnaneseux-mêmes manquent aujourd'hui de foi dans leur reli-

gion ils n'ont que l'enthousiasme sans le talent ou letalent sans l'enthousiasme, et l'on peut prévoirun momentoù l'esprit de prosélytisme, qui a fait jusqu'icila puissancedes religions, les abandonnera. Peu de gens pourraients'écrier commecejésuite incréduleet missionnaire: « Ah'vous n'avez pas idée du plaisir qu'on goûte à persuaderaux hommes ce qu'on ne croit pas soi-même. » Là ou

manque la foi absolue, s'attachant jusqu'aux moindresdétails du dogme, manque la force essentielle de tout p'o-sélytisme, celle de la sincérité. Unjour l'évoque Colenso,au Natal, fut interrogé par ses néophytes sur l'Ancien

Testament; après l'avoir poussé dequestionsen questions,on finit par lui demander sa parole d'honneur que toutcela était vrai. Pris d'un scrupule, l'évéque tomba dansune rénexion profonde, étudia la question, lut Strauss etles exégètes allemands, enfinpublia un livre où il consi-dère comme des mythes les histoires bibliques. A cet

exemple célèbre de Colensochez les Cafres, il faut ajouterceuxde M.Francis NewmanenSyrie, du Rév. Adams dans

l'Inde, d'autres encore moins connus. Pour combattreavec efficacitédes religions aussi bien constituéesque cellede l'Inde, par exemple, nos missionnaires seraient forcés

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UNE NOUVELLERELIGION EST-ELLE POSSIBLE? 301

de s'instruire sérieusement dans l'histoire des relionsmais lejour où ils étudient ainsi sincèrement les religions

comparées, avec l'intention de convertir autrui, ils ne

tardent pas à se convertireux-mêmes, ou du moins à reje-ter toute crovance en une révélation spéciale Concluons

que les grandes religions, principalement les religions« universalistes M,arrivées aujourd'hui à la plénitude de

leur développement, se balancent et se limitent l'une

l'autre. Dans ces vastes corps en équilibre, la vie ne se

révèle plus guère qu'intérieurement, par la formation de

centres nouveaux d'activité qui se détachent du noyau

primitif, comme il arrive pour le protestantisme scindé

chaque jour en sectes plus nombreuses et pour l'hin-

douismemême, de telle sorte que le signe de la vie pourcr'sreligions est précisémentle commencementde la désa-

grégation. L'avenir, au lieu de nous promettre une unité

religieuse, semble donc au contraire devoir produire une

diversité toujours croissante, un partage en groupes tou-

jours plus nombreux et plus indépendants, une indivi-dualisation toujours plus grande.

On a cru trouver dans la multiplicité toujours crois-sante des sectes, par exemple des sectes protestantes,dans les efforts courageux de cet ta!nsdisciples de Comteou de Spencer, dans la naissancedu mormonismeenAmé-

rique ou du brahmaïsme aux Indes, des symptômes d'unefermentation religieuse analogue a celle qui agitait lemondeau temps des Antonins, et pouvant aboutir commeelle aune rénovation. « Tout dans la nature a d'humbles

commencements,et nul ne peut dire aujourd'hui si la mis-sion inconscientedes pècheurs et des publicains groupés,il y a dix-huit siècles, sur les bords du lac Tibériadc,autour d'un doux et mystique idéaliste, n'écherra pasdemain a telle association de spirites prophétisant dansun repli des Montagnes-Hochcuscs, à tel convcnticute

1.V.M.Gobletd'Alviella,L'évolutionrp/~tCMM.Leprosélytismereli-gieuxdesanglo-saxonsenestarrivédéjàaupointdesecontredire,deseparalyserlui-même.LasociététhéosophiquedesÉtats-Unisa envoyéen18~9,danslesIndes,desmissionnairesouptutôtdesco?<<w/M<OMM/r<<.quis'étaientassignépourbut«deprêcherlamajestéet lagloiredetouteslesanciennesreligions,ainsiquedeprémunirl'Hindou,le CingalaisleParsi,contrela substitutiond'unefoinouvelleauxenseignementsdesVéda:duTri-Pitakaet duZendAvestà.»Dansl'Indeet dansl'liedeCeylan,cescontre-missionnairesont ramenéà leurfoiprimitivedesmil-liersd'indigènesconvertispardesmissionnaireschrétieM.

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302 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

d'illuminés faisantdu socialismedansune arrière-boutiquede Londres, à telle bande d'ascètes méditant comme lesËssénicns d'autrefois sur les misères de ce monde, dans

quelquejungle de l'Hindoustan. Peut-être leursuffirait-ilne trouver sur le chemin de Damas un autre Paul qui leslance dans les voiesdu siècle*.? Elles sont bien superfi-cielles ces analogies qu'on veut établir entre notre siec~'et celuidesAntonins, entre le sièclequi, dansson ensemble.<'stle plus incrédule de tous, et celui qui s'est montré le

plus créduleà l'égard de toutes les religions, celle d'îsis etde Mithra comme celle de Jésus, celle du

serpent parlantcomme celle du Christ incarné dans le sein d unevierge.Un oublie que, depuis dix-huit cents ans, une chose nou-velles'est produitedans l'histoire de l'humanité, la sciencecelle-ci n'est plus compatibleavec les révélations surna-turelles et avec les miracles qui fondent les religions.

Nous ohjcctcra-t-on qu'il se fait cependant encore desmiracles? Sans doute, un ou deux illustres en unsiècle! Ce qu'il y a d'étonnant, ce n'est pas qu'il se fasseencore des miracles, c'est que, avec des millions de

croyants encore convaincus, avec des milliers de femmeset d'enfants nécessairement exaltés, il s'en fasse si peu.Chaquejour devrait avoir son miracle bien et dûment con-

staté, et malheureusement ces miracles quotidiens ne s<'

produisent plus guère que dans les hôpitaux de fous ou

d'hystériques. Tandis que la des savants incrédules les

provoquent et les publient, ailleurs les vrais croyants enont presque peur, les évitent ou les taisent. Si un roidéfenditautrefois à Dieu de faire des miracles, le pape enest presque venu au même point aujourd'hui ils sont un

objet dedoute et de dénancc plutôt que d'édification.Chcxles nations protestantes orthodoxes, il ne se fait plusaujourd'hui de miracles; dans 1' iscigncment, les théolo-

giens éclairés n'insistent même plus sur les récits mer-veilleuxde la première tradition chrétienne ils les consi-dèrent comme pouvant affaiblir 1 autorité des Écritures

plutôt que la renforcer. Ajoutons que, pour fonder une

religion nouvelle ou produire une rénovahon des religionsanciennes, un miracle ou deux seraient impuissants; ils

pourraient plutôt se retourner contre la religion et ladétruire. Il faut une série de miracles, il faut une sorte

d'atmosphère merveilleusedans laquelle soient plongés et

1.f.o~!on rc~tCMMcontemporaine,parM.Gobletd'Alviella,page411.

Page 335: Jean Marie G.

UNE NOUVELLERELIGION EST.ELLE POSSIBLE? 303

transligurés tous les objets il faut une auréole mystiquen'endurant pas seulementla tête du prophète, mais rejail-lissant sur les croyants qui l'environnent. En d'autres

termes, il faut que le Messie entre des sa vie dans la

légende, et celasans supercherie aucune, ni de sa part, ni

de ceux qui l'entourent et respirent sa divinité. t'ai mal-

heur, de nos jours, les hommes extraordinaires tombent

immédiatement dans le domaine de l'histoire, qui précisetout, appuie sur tout, marque en gros caractères lourds les

traits finset subtils de la légende, toujours prête à s'arran-

ger en arabesques ou en figures fantastiques. Aujourd'huila légende d'un Napoléon,qu'il avait travaillé lui-mêmea

tramer fallacicusement,qu'il avait soutenue avec toutes

les ressources du pouvoir despotique et de la force bru-

tale, n'a pas duré trente ans en Europe; elle existe encoreen Orient, transfigurée Lhistoire se saisit des personna-lités, les rapetisse en un jour. Si Jésus avait existé denotre temps, on publierait même ses lettres. Commentcroire à la divinitéde quelqu'un dont on a lu la correspon-dance? î)'aillcurs les moindres faits d'une existence inté-ressante sont contrôlés; l'état civil permet de reconstituerles dates importantes, l'emploi des années, des jours.Quelquefoisune simple contravention de police, commeil est arrivé dans la vie du père deShakspeare, peut servirit fixer une date; or, la vie d'un prophète ne saurait man-

quer de contraventions de police, puisque chez nous lesrassemblementssont interdits. Notre existenceaujourd'huiest tellement resserrée et étreinte par les réalités, telle-ment disciplinée, qu'il

est bien difficileau merveilleux de

s'y introduire ou d y rester longtemps nous nous agitonsa l'intérieur de petites cases numérotées et étiquetées, oùle moindre dérangement éclate aux yeux; nous sommes

enrégimentés et, comme les soldats dans la caserne, nousdevonschaque soir répondre à l'appel de notre nom, sans

pouvoir nous absenter de la société humaine, nous retirerdans notre personnalité, échapper au grand œil social.Nous ressemblons encore à ces abeilles dont les ruchesavaient été couvertes de verre et dont la vie était ainsidevenue transparente on les vovait travailler, on les

voyaitconstruire, on les voyait faire leur miel; et le mielle plus doux, cemiel mêmedont lesanciens nourrissaient

Jupiter enfant, perd tout merveilleux pour celui qui l'a vuélaborer par les pattes patientes des ouvrières.

Concluonsque nous sommesbien loin du tempsoù Pas

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304 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

cal disait encore < Les miracles montrent Dieu et sont unéclair. ? Nous n'avons plus cet éclair. La sciencetient déjàtoute prête l'explication du nouveau miracle sur lequel ouessaierait un jour de fonderla nouvelle religion de l'avenir.

Un élément de grande fécondité religieuse, le géniepoétique et métaphysique, s'en va aussi de la religion, celaest incontestable. Lisez les récits des derniers miracles.celui de Lourdes, par exemple la petite fille étant ses bas

pour passer un ruisseau, les paroles de la Vierge, la vision

répétée comme un spectacle devant des témoins qui nevoient rien, tout cela est trivial ou insignifiant; comm''nous sommes loin de la Yic desSaints, de l'Évangile, des

grandes légendes hindoues Les pauvres d'esprit peuventvoir Dieuou la Vierge; ce n'est pas eux qui les font voirce n'est pas eux qui fondent ou ressuscitent les religionsil faut que le gémc ait passé par là, et le génie, quisoufneoù il veut, souftle aujourd'hui ailleurs. Si la Bible et

1 Évangile n'étaient pas des poèmes sublimes, ils n'au-raient pas conquis le monde. Ce sont, au point de vue

purement esthétique,y des épopées bien supérieures al'Iliade. Quelle odyssée vaut celle de Jésus? Les Grecset les Romains ramnés furent quelque temps avant de

comprendre cette poésie simple et pourtant si coloréece ne fut qu'à la longue qu'ils en vinrent à admirer le

style mème de l'Écriture. Saint Jérôme, transporté en

rêve aux pieds du souverain juge, entendait une voix

menaçante lui crier Tu n es qu'un Cicéronien » aprèsce rêve, saint Jérôme s'appliqua mieux à comprendre lesbeautés de la Bible et de l'Evangile, et finit par les préférermême aux périodes balancées du grand orateur latin. îl

avait raison le Sermons~r la ~tOM~~c,malgré quelquesincohérences (en partie du fait des disciples), est plus p/

~MCM~que le plus beau discours de Cicéron, et les invec-tives contre les Pharisiens (authentiques ou non) valentmieux que les apostrophes à Catilina. C'est, selon nous,tout à mit à tort que M. îîavct se demande,en parlant de

l'Évangile, comment « une zrande révolution a pu naîtrede cette /~cr<~Mre~Mpc~oc/c.MII y a quelque chose de toutnouveau dans la littérature évangéliquc, et qui ne se

retrouve ni chez les Grecs ni dans l'Ancien Testament,c'est le sentiment de la tendresse il y a aussi un procédénouveau de style, l'onction, qui vaut bien le lyrisme des

prophètes; c'est une morale populaire, à la fois profondeet naïve comme l'instinct, et où chaque parole nous fait

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UNE NOUVELLERELIGION EST-ELLE POSSIBLE? 305

ao

vibrerjusqu'au cœur. Le « succèslittéraire » de l'Évangilea été un succèspleinement mérité. Le peuple hébreu, quine compte pas un homme de science, a eu évidemment

une succession de poètes sobres, puissants ou attendris.comme il ne s'en est rencontré chez aucun autre peuple,et c'est ce qui explique en grande partie la fortune des

religions hébraïques. La poésie, comme l'espérance, est

une sœur de la foi, et elle lui est plus nécessaire encore,car on peut se passer de l'attrait lointain de l'espérance

quand on a le charme présent de l'illusion.

Pour fonder une grande religion, il a fallu et il faudra

toujoursdes hommes de génie, comme l'a été Jésus ou,

pour prendre un type plus ~M~or~Mp,saint Paul. Orle génie des grands fondateurs de religions a besoinde réaliser deux conditions essentielles. Il faut qu'il soitabsolument sincère nous ne vivons plus au temps oùla religion semblait une œuvre d'imposture; il faut enoutre qu'il soit pour ainsi dire dupe de lui-même, dupe deses inspirations, de ses illuminations intérieures, disposéà y voir quelque chose de surhumain, à se sentir soi-même dieu, tout au moins désigné spécialement par Dieu.Cette seconde condition a été facilement réalisée aux

temps anciens où, dans l'Ignorance des phénomènes psy-chologiques et physiologiques,non seulement les Jésus,mais de purs philosophes, les Socrate, les Plotin et tantd'autres, crurent sentir en eux le surnaturel, prirent ausérieux leurs visions ou leurs extases, et, ne pouvants'expliquer leur gén~ctout entier à eux-mêmes, crurentune communicationmystérieuseoumiraculeuse avecDieu.

Ranger purement et simplement ces grands hommesdansla classedes fousserait absurde c'étaient des Inconscientscherchant a expliquer les phénomènes qui se passaient eneux et en donnant, après tout, l'explication la plus plau-sible pour l'époque. Aujourd'hui, avec les connaissances

scientifiquesque nous possédonset que possèdenécessai-rement tout homme arrivé un certain niveau intellec-tuel, des inspirés comme Moïseou Jésus seraient forcés.

pour ainsidire, d'opter entre cesdeux partis ne voir dansleur inspiration que l'élan naturel du génie, ne parlerqu'en leur nom propre, ne prétendre rien révéler, rien

prophétiser, être enfin des philosophes; ou bien se laisser

tromper par leur exaltation, l'objectiver, la personnifieretdevenir réellement des fous. A notre époque, ceux qui nesont pas capables de nommer la force agissant en eux, de

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:~)G L IRRELIGION DE L'AVENIR.

la déclarer naturelle et Immaine, qui se laissent emporter

trop loin par elle et ne peuvent plus rester maîtres d'eux-

mêmes, ceux-là sont définitivement classés parmilcsaix'nés les proplietes trop dupes d'eux-mêmes sont mis:ti

Charenton. f\ous faisons ainsi des distinctions qu'on ne

pouvait pas faire autrefois et que ne pouvaient faire eux-mêmes les grands promoteurs d'idées religieuses ilsétaient soulevés par le mouvement qu'ils provoquaient,divinisés par le dieu qu'ils apportaient aux hommes. Le

génie est susceptible de s'instruire comme la sottise; il

porte aujourd'hui comme elle la marque des connaissances

nouvellcsacquisesparl'Immanité.On peut prévoir un temps.et ce temps est probablement déjà venu pour l'Europe, oules prophètes mêmes, tes apôtres et les messies manque-rout aux hommes. C'est une grande profession qui meurt.

« Qui(lenous, (lui de nous va devenir undieu?)) –on seu-lement personne ne le peut plus, mais personne ne le veutla science a tué le surnaturel jusque dans notre conscience

même, jusque dans nos extases les plus intérieures; nosvisions ne peuvent plus être pour nous des apparitions,mais de simples hallucinations, et le jour ou elles seraientassez fortes pour nous tromper nous-mêmes, nous devien-drions impuissants à tromper autrui, notre folie éclateraitet souvent même serait justiciable des lois humaines.

Entre l'homme de génie et le fou il n'y a plus ce moyen

terme, l'homme inspiré, le révélateur, le messie, le dieu.

Ajoutons que le milieu favorable à l'action d''s hommes

inspirés manque aujourd'hui et manquera de plus en plus.L'intensité des phénomènes d'émotion religieuse chez un

peuple, intensité qui va parfois jusqu'au fanatisme, tient

hcaucoup à son ignorance même et au niveau ou se traînesa vie ordinaire. Lorsque tout d un coup les problèmesde 1 origine, de la destinée, du pourquoi des choses,viennent se dresser devant son intelligence, il éprouve des

terreurs profondes, des extases, un tressaillement de toutesa sensibilité, qui tient il ce que l'éta! philosophique et mé-

taphysique vers lequel il se trouve cntrainé constitue en

lui une véritable révolution. Lorsque le niveau intellectuel

moyen de la vie se sera élevé, l'émotion métaphysiqueperdra ce qu'elle a de troublant et de révolutionnaire, pré-cisément parce qu'elle aura pénétré d'une manière régu-lière l'étendue de l'existence humaine. Des jouissancesplus calmes et d'un ordre plus haut se répandront alors surtoute la vie au lieu de s'abattre sur un court instant de sa

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UXE NOUVELLE RELIGION EST-ELLE POSSIBLE? 307

durée celui qui passe son existence au bord de l'Océan n'en

a plus peur, ou tout au moins n'éprouve plus l'émotion vio-

lent'' de c:'h!i qui n'a jamais vu une tempête. Si nous

n'avions jamais regardé le ciel étoile, il nous épouvante-rait comme un abime le premier jour ou nous porterionsla tête en haut; aujourd'hui sa vue est plutôt pour nousun calmant, un moyen d'élever l'âme sans secousse. Pour

apaiser les violences du sentiment religieux il sufnt donc,

après l'avoir purilié, de le laisser pénétrer toute notr''

existence, de faire quil nous soit toujours présent, de

nous accoutumer a l'mnni.

L~!Cderutt're condition serait indispensable au sucresd'une religion nouvelle il faudrait qu'elle fut vraiment

nouvelle. qu elle apportât une idéea l'esprit Immain. Parmiles misérables tentatives religieuses qui se sont produitesde nos jours d'un bout du monde a l'autre, rien d'originaln'a surgi. En Amérique, une religion d'apparence non-

vel)e. le mormonisme, s'est propagée avec quelque succès;elh' est. parmi les tentatives religieuses modernes, la sente

qui se so!t enveloppée du cortège des prophéties et d<'srévélations miraculeuses, indispensable une véritahh'

religion dogmatique elle a. elle aussi, son livre et sa Bib!e,et mr'ne eH<'compte dans sa légende une prosaïque his-toire de hmettes merveilleuses d'-stmées a la lecture du)!v)'e. Le di''u mormon, plus instruit que celui de la B)b!e.a aujourd hul des notions d'optique. Mais. pour qui va aufo'wl des doctrines mormones, elles ne sont qu'un retour<m\ idées et aux mœurs juives tout, dans cette religion.est uue répétition, une copie de légendes et de croyancessurannées, auxquelles rien n'a été ajouté que de trivialrUc est a notre époque un anachronisme. Mllesemble déjà;)ivée d'ailleurs a la limite de son développementnombre de ses adhérents n'augmente plus. Le brahmaïsm''

hindou, lui, est un spiritualisme éclectique et mystiquenans une seule idée vraiment neuve. Le comtismc, quine prend de la religion que les rites, est un essai pourmaintenir la vie dans un corps dont on a arraché te cœur.Les spirites sont ou des charlatans ou des empiriques quiconstatent, sans les expliquer scientifiquement, certams

phénomènes encore mal connus dn système nerveux lecharlatanisme n a jamais rien fondé de durable dans ledomaine religieux. Comparer le mormonisme américainou le spiritisme au christianisme naissant, c'est s'exposera faire sourn'e en rapprochant des choses sans commune

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308 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

mesure. Si humbles qu'aient été les commencements du

christianisme, il ne faut pas se laisser duper par des illu-sions historiques, ni croire qu'il ait dû son triomphe àde simples coïncidences d événements heureux, que lemonde par exemple, selon une hypothèse de M.Renan.eut pu très facilement devenir mythriastc. Les disciplesd'un certain Chrestus, mentionnés pour la première fois

par Suétone, avaient, pour étaycr leurs croyances encore

vagues, deux épopées incomparablesau point devue poé-tique, la Bible et !esÉvangiles; ils apportaient au mondeune morale admirable jusque dans ses erreurs et originalesurtout pour la foule; ils lui apportaient, en outre, um'

grande idée métaphysique, celle de la résurrection, qui.combinéeavec les idées des philosophes, devait nécessai-rement donner naissance à ta doctrine de l'immortalit''

personnelle. Le christianisme devait donc vaincre; ildevait trouver son saint Paul; la Bible et les Évangilesétaient des œuvres trop belles pour rester oubliées ousans action. On n'a pas un seul exemple, dans l'histoire,d'un grand chef-d'œuvre à la fois littéraire et philoso-phique qui soit passé tout à fait inaperçu, sans exercerd'inuuencc sur la marche de l'humanité. Toute œuvre

qui possède une assez large mesure de beau ou de bienest sûre de l'avenir.

(~'cstpar les masses et par le peupleque lesmouvements

religieux ont commencéjadis or une religion nouvellene

pourrait nous venir aujourd'hui ni de la masse ignorantedes peuples orientaux, ni des basses classes de notresociété, Dans les civilisations antiques, les mêmes supers-titions naïves unissaient toutes les classes sociales. Marc-Aurèle se voyait force de présider en grande pompe unecérémonie en l'honneur du serpent d'Alexandre d'Abono-

tique, qui avait fles fidèles jusque dans son entourage.Aujourd'hui, un évoque d'Australie a pu refuser d'orga-niser des prières pour la pluie, en déclarant que les phéno-mènes atmosphériques étaient réglés par (tes lois natu-relles Inflexibles,et en engageant ses udelcs,s'ils voulaientun remède contre la sécheresse, à améliorer leur systèmed'irrigation. Cesdeux petits faits marquent toute la diffé-rence des temps. Le terme méprisant de Barbares, sous

lequel les Grecs et les Romains désignaient tous lesautres peuples, n'était rien moins qu'exact, puisqu'onsommeles Hébreux et les Hindous avaient une religionplus profonde que la leur, et même une littérature à cer-

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UNE NOUVELLERELIGION EST-ELLE POSSIBLE? 309

tains égards supérieure.La civilisationgrecque et romaine

est un des rares exemples historiques qui prouvent quela religion n'est pas nécessairement la mesure du déve-

loppement intellectuel des peuples. Les Grecs l'empor-taient principalement par les arts et par les sciences

naissantes, encore inconscientes de leur force; mais la

supériorité qu'ils s'attribuaient sur tous les autres pointsétait une pure illusion, provenant de leur ignorance.Au contraire, la supériorité que nous nous attribuonsde nos jours, nous la justifions par notre savoir nous

connaissons mieux aujourd'hui la religion de la plupartdes peuplesorientaux qu'ils ne la connaissenteux-mêmesaussi avons-nous quelque droit d'apprécier ces religions,de les admirer et de les critiquer tout ensemble, droit

que ne possédaient nullement les anciens. La distinctionentre les savants et les ignorants reste aujourd'hui laseule ligne de démarcation vraiment sérieuse pour lesclasses comme pour les peuples. Cette ligne est désor-mais impossible à franchir pour une religion, car toute

religion complète implique une conception générale du

monde, et la naïve conceptiondu monde que se forme entout pays un homme du peuple ne pourra jamais s'im-

poser ce vive force à un esprit cultivé, ~ous ne voyonsdonc pas comment des « couches profondes » de 1 hu-manité pourrait germer et sortir encore une grande reli-

gion.m m

On peut d'ailleurs <)'montrer presque «~rMWl'impos-sibilité de trouver t iende nouveau dans le domaine pro-prementrc/t~tCMrc~mythique.Onn'imaginera rien de plusattrayant, comme mythe métaphysique, que le souverainbonheur obtenu dès cette vie parle m~na bouddhiste,ou obtenu dans l'autre par l'<wwor~ chrétienne. Ences deux conceptions, l'imagination métaphysique del'humanité a réalisé pour toujours son chef-d'œuvre,comme l'imagination plastique a réalisé le sien dans lastatuaire grecque. On peut demander autre chose dans unautre ordre d'idées, on peut exiger des hypothèses ricinsnaïves, plus voisines de la rude vérité; maison ne peutpas espérer qu'aucune de ces hypothèses séduise en untour l'humamté, passe sur le monde comme la traînéelumineuse d'un éclair, apparaisse enfin avec les caractèresd'une révélation. La foule ne reconnaît jamais d'autrerévélation que celle qui lui annonce quelque chosed'heu-reux, un « salut Hdans ce monde ou dans l'autre; pour

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310 1/IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

être un prophète écoute, une condition cssenticHc os!

d'être un prophète de bon augure. Nous croyons donc !a

métaphysique religieuse, âpres tes deux immenses eu'ortsdu houddhtsme et <tuchristianisme, !e mahométismen'est qu'une vutgausation sans grande valeur, réduite

désormais a la stérilité ou a ta répétition. Autant se

muttipHent les hypothèses sévères et vraiment philoso-phiques qu'on peut tirer aujourd hui de ta ~ênéra!isati<'nmême des sciences, autant sont condamnées à t'unitot-mité et a la banatité ces hypothèses enfantines qui )ésot-vaient d'un seut coup, et d'une manière toute consolante.la question des destinées humaines ou cosmiques. Il fautsortir des conditions ou s'est p!acé jusqu'ici i'csprit retl-

gieux pour trouver quelque chose de neuf en métaphy-sique H faut dépasser toute idée assez primitive pourêtre encore Hla portée d'un hottentot; il faut, pourcetamême, ne p!us poursuivre i'universe!. te c~Mo/ï'y~ <!ans!a sphère de la spéculation.

Même situation en morale. Peut-on, en fait de morateexaltée et entraînante, aiter ptus toin que te christia-nisme et to bouddhisme, qui prêchent tous deux t'a!-

truisme exclusif, tahué~ation ahsotue? Un ne pourrait

que revenir dans une certaine mesure en arrière, modérercertains étans exagérés de dévouement, dans !e vide.accommoder a la réanté, mitiger ou pondérer cette morate

mystique. Mais. avec une tene tac!<e,un nouveau Messie

serait impuissant on n'entraîne pas d'un coup t'humanité

par des paroh's simplement.sensées, représentant te devoirdans sa froideur, humhte et terne <!evoir de la vie de

chaque jour. L'honnête bon sens n'est pas contagieux a

ia façon de ces exaltations reii~icuscs qui courent sur !es

hommes et passent. Le sentiment moral peut avec !e

temps s'inmtrer dans chacun de nous, ~a~ner de procheen proche, monter comme une onde, mais si h'ntement

que nous ne ic sentons même pas. Les perfectionnementstes plus ~/r~/<~ sont souvent tes p!us t~co~Ct~ Il est

difficile, par un simph' é!an de foi, de monter brusquementplusieurs degrés dans !'écheHe des êtres. Le vrai perfec-tionnement moral est parfois juste le contraire de cesentraînements d'héroïsme qui tombent ensuite. La « pas-sion du bien. Men devenant victorieuse, cesse d'être une

passion il faut qu'eHe se mête à notre nature, à notre tem-

pérament normal, a cette « chair » même que maudissenttes mystiques; il faut que l'homme devienne bon, pour

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UNENOUVELLEnELYGIONEST-ELLEPOSSIBLE? 3 H

ainsi dire. de la racine (les cheveux a la plante des pieds.Aussi le bouddhisme et le christianisme, sur beaucoup de

points, uni-Us abouti a des avortements. Si les premiers

apôtres qui ont prêché ces religions revenaient parminous, par combien de cotes ils retrouveraient l'humanité

encore la même a travers des miniers d années Il s'est

sans doute produit un propres ~/e//ec/~7, qui a fixé un

certain nomhre d'c~ morales, mais ce progrès intellec-

tuet, très complexe. n'est pas tout entier du fait des reli-

gions il ne s'était pas produit encore dans le petit nombre

de cœurs simples groupés autour de la « parole nouvetle Il

en qui les apôtres, pourtant, purent déjà voir se réaliser

plus ou moins leur idéal religieux et ~ïo/v7/.Ces j'nmitivcsvertus, toutes religieuses et non scientifiques, en s'éten-

dant à l'humanité, se sont nécessairement corrompuesune morale d'abnégation exaltée ne peut réussir qu'auprèsd'un petit groupe, d une famille, d'un couvent séquestréartificiellement (lu reste du monde elle échoue nécessai-rement quand elle s'adresse et s'étend a l'humanité entière.Celle-ci est un milieu trop large et trop mouvant, ou cer-taines semences ne peuvent s'implanter et fructifier: on nesemé pas sur la mer. Recommencer aujourd'hui les épo-

pées religieuses du christianisme et du bouddhisme, ceserait aboutir à un échec, car c<' serait toujours vouloir

développer à l'extrême le cœur Immain avant d'avoir

développé proportionnellement son cerveau. Cette cultureaboutissant à un manque d'équilibre, à une sorte demonstruosité naturelle dans la floraison, peut réussir plei-nement sur des individus, mais non sur des races. C'est

pourquoi le chercheur qui, aujourd'hui, ajoute la pluspetite parcelle de vérité la masse des connaissances

scientifiques ou philosophiques déj~ acquises, peut faireune œuvre beaucoup moins brillante, mais parfois plus défi-nitive que 1 œuvrepurement religieuse d'un Messie. Il estde ceux qui construiront, non pas en trois jours, mais dansla lenteur des âges, l'édifice sacré qu'on ne détruira plus.

La conséquence la plus essentielle de toute religionpositive, le culte, n'est pas moins difficile que le dogme aconcilier avec l'esprit des sociétés futures. Le fond duculte, nous l'avons vu, c'est le rite, produit de l'habitudeet de la tradition. Or, on l'a dit avec raison, l'une des

marques caractéristiques de l'esprit novateur et de la

supériorité intellectuelle, c'est le pouvoir de <~MMCtcrlesassociations d'idées, de ne pas se sentir entraîné par les

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3t2 T/IRREMGION DE L'AVENIR.

courants d'idées établies, de ne pas contracter du premiercoup des habitudes invinciblesde pensée, de ne pas avoiren quelque sorte l'intelligence W/c. Si tel est un (les

grands signes de supériorité chez l'individu, il en serademême chez les peuples. Le progrès dans l'humanité se

marque par le degré où est arrivée la faculté de dissocia-tion. Alors l'instinct du nouveau n'est plus contrebalancé

par l'instinct du rite la curiosité peut être poussée jus-qu'au bout sans avoir ce caractère de bouleversement et

d'impiété novatrice qu'elle présente aux yeux des peuplesprimitifs. L'importance du rite dans la vie matérielle et

religieuse d'un peuple indique la part prédominante, chexce peuple, des associations inconscientes et obscures soncerveau est comme pris et enveloppé dans un réseau defils opaques enchevêtrés, tissu impénétrable à la lumièreet à la conscience.Aucontraire le progrès de la conscienceet de la réucxion, qui se manifeste chez les peuples m«-

dernes, est accompagné de l'affaiblissement graduel descoutumes établies, des habitudes inconscientes, de la dis-

cipline redoutable du fait acquis. Il y a là souvent un cer-tain danger au point de vue pratique, parce que la réHcxion,

déjà assez forte pour dissoudre l'habitude, ne l'est pastoujours assez pour combattre la passion du moment sa

puissance intellectuelle de ~M~ocM~onn'est pas encore

égale à sa force morale de domination et de directionMais quels que soient, au point de vue moral ou social,les inconvénients de ces progrès de la réiïexion, il restecertain que, ait point de vue religieux, ils amèneront tôtou tard la disparition du caractère sacré des rites, descérémonies religieuses, de tout le côté mécaniquedu culte.Dans l'entourage des dieux comme dans celui des rois,

l'étiquette est destinée à disparaître. Tout ce qui est unofficecessera d'être un devoir, et le rôle du prêtre en sera

gravement altéré. L'idéal lointain vers lequel nous mar-chons serait même la disparition du prêtre, qui est commele rite personnifié et dont le dieu aujourd'hui vieilli, nedemeurantplus guère que par la puissance énorme du fait,n'est sous certains rapports que la déification de l'habi-tude. Vainementdes hommes qui croient encore avoir une

religion, des pasteurs allemands, anglais ou américains,des déistes hindous, font les plus grands efforts pour sedébarrasser de la révélation et du dogme, pour réduireleur foi à des croyances personnelles et progressives, mais

accompagnées encore d'un rituel. Ce rituel n'est qu'une

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UNE NOUVELLE RELIGION EST-ELLE POSSIBLE ? 313

superfétation,une habitude presque superstitieuse conser-

véemécaniquement et destinée à disparaître.te mouvement qui, dans certains pays, porte la religion

à abandonner ses dogmes et ses rites, est en réalité unmouvement de désagrégation, non de reconstitution. Les

<'rovanccshumaines, telles qu'elles se reconstitueront un

jour, ne porteront nullement la marque des religions dog-

matiques et ritualistes: elles seront simplementphilosophi-

ques. Dans certains milieux, il est vrai, tout système philo-

sophique tend a prendre la forme pratique et sentimentaled'un systèmede croyancesou d'espérances. C'est ainsi queles idées deKant et deSchelling, passant en Amérique, ontaussitôt donné naissance au /cc~oM~c d'Emer-son et de Parker; c'est ainsi que la philosophie de l'évolu-tion de Spencer y a produit plus tard la religion du

Co~t.swc, représentée par MM. Fiskc, Potier, Savage.Mais toutes cesprétendues religions ne sont que la projec-tion, l'ombre mouvante abaissée dans le domaine du sen-timent et de l'action par les spéculations du domaineintellectuel. Il ne suffit pas d'avoir le même avis sur

quelquepoint demétaphysique ou desociologie,puis de seréunir dix ou cent dans un théâtre ou un temple, pourfonder ainsi, avec une religion nouvelle, un culte nou-veau. A la plupart de cesprétendues religions, qui ne sont

que des philosophies et quelquefois des philosophiesfaussées, on peut appliquer ce mot de Mark Pattison.

qu'on interrogeait sur ce qu'il avait vu à la chapelle descomtistes de Londres «Trois personnes, et pas de Dieu. »

Les défauts de ces cultes de formation moderne appa-raissent plus sensibles qu'ailleurs dans le~M/~rM~c, quia eu son heure de succès en Angleterre. C'est une reli-

gion purement athée et utilitaire, ayant conservé le pluspossible le rituel de l'Église anglicane. Cette contradictionentre le vide du fond et la prétention de la forme aboutit

parfois a des conséquences risibles, à une véritable pa-rodie*.

1. Voici, par exemple, les versets par lesquels les sécularistes ont rem-placé t' tn!Ma est

Portez-vous bien, chers amis! adieu, adieu,Réjouissez-vous d'une façon sociable;Alors le bonheur résidera avec vousPortez-vous bien, chers amis, adieu, adieu.Portez-vousbien, chers amis, adieu, a'H'~n.Souvenez-nous de cette nuit

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3!t î/mnKfjcïox nn i/v!:Nm.

Cliez nous, tes (~omtistcs ont tenté un enort pour con-server te rit<~sans les croyances métaphysiques. Autant ladoctrine comtiste (!u féticitisme renferme (!evérité quandon s'en sert pour caractériser tes religions primitives.autant elle est insufnsante au point de vue des religionsaciueties. C'est que nos religions sont passées graduelle-nient de ia physique a la métaphysique leurs fétichessont aujourd hui des symboles de la Cause suprême ou d'' laFin suprême. Or le positivisme ne peut nous offrir aucun

symbole de ce genre son « Grand Fétiche est un pur/~c/fc. bon pour l<'speuples primitifs. L' « Humanité )'

ne satisfait pleinement ni l'idée de causalité ni l'idée d<*nnalité. Au point de vue de !a causalité, elle est un simplechaînon dans la grande série des phénomènes au pointde vue de la finalité, cite constitue une fin inexacte prati-quement et insuffisante théoriquement: elle est pratique-ment inexacte, parce que la presque totalité de nos actionsse rapportent a tel ou tel petit groupe humain, non al'humanité entière; elle est théoriquement insuffisante,

parce que l'humanité nous apparaît comme peu de chosedans le grand Tout sa vie est un point dans l'espace.un Instant dans la durée; elle constitue un idéal borné,et en somme, a regarder de haut, il est aussi vain de

voir une race se prendre elle-même pour fm suprême

qu'un individu. On ne contemple pas éternellement son

propre nombril, et surtout on ne l'adore pas. L'amour de

l'humanité, qui est la plus grande des vertus, ne sauraitdevenir « fétichisme » que par une absurdité. On ne peut

pas espérer former une r<igion en alliant simplementla science positive et le sentiment aveugle le fétichisme

auquel ou revient ainsi est une religion Je sauvage

qu'on vient proposer précisément aux hommes les pluscivilisés. Dailleurs, ce n'est pas le pur sentiment afïcctif

que nous croyons destiné à subsister dans l'avenir sousJcs formes multiples et a remplacer les religions c'estle sentiment en tant qu'il est excité par des symboles

métaphysiques, en tant qu'il accompagne des spéculations

Nouscomptonsenf.u:'cautantpourvousPortez-vous bien, chers amis, adieu, adieu.

Portez-vous bien, chers amis. adieu, adieu,

Jusqu'à ce que nous nous réunissions de nouveauGardez en vue le système social,Portez-vousbien, chers amis, adieu, adieu.

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UXE NOL'VHLLE RELIGION i:ST-ELLH POSSIBLE? 315

Je ta pensée. La métaphysique religieuse peut être une

Hlusi<m involontaire, une erreur, un rêve; mais le féti-

eltisme sans métaphysique est bien pire c'est une illu-

sion voulue. une erreur cherchée, un rêve qu'on fait tout

éveitlé. Auguste' Comte semide croire, pourtant, que nous

aurons toujours besoin d'adresser notre culte au moins

a une p<'rso)tn!f!<'at)onImp;nHKure(!e l'tmmanité, a un

~rand Etre. a un ~rand Fét:clu; ce serait faire du féti-

chisme une sorte (!e catégorie d un nouveau genre, s'im-

posant a l'esprit Immain comme tes catégories kantiennes.

Le fétichisme ne s'est jamais impose il nous de cette

manière au point de vue intellectuel, il s'appuie sur

d''s raisonnements dent on peut démontrer la fausseté

au point de vue scnsihte. sur des sentiments dévies de

h'ur direction normah' et qu'on peut y ramener. Si par-fois t'amour s'adresse a des persunniucations, a des féti-

ches. c'est seulement a défaut de personnes reettcs. d'In-dividus vivants tettc nous scmhie être, en sa p!ussimple formuh', la toi qui amènera ~raduenement la dis-

parition de tout cuhe fetichistr. Il s'agit de trouver desdi<'uxen chair et en os, vivant et respirant avec nous,non pas des crea'ns poe!ues commueceux d'Homère..mais des rea)ites visihtes. Il s'agit d'apercevoir te ciel dansles âmes humaines. la providenc) dans ta science, la honteau fond même de toute vie. Il faut non pas projeter nosIdées et nos représentations subjectives en dehors de cemonde et tes aimer d'un amourstérite. mais aimer d'unamour actif tous tes êtres de ce monde, en tant qu'ils sont

capahtes de concevoir et de rcaHser tes mêmes idées quenous. De même que t'amom'dc la patrie tend à disparaîtreen tant qu'amour d'une abstraction et se résout dans une

sympathie ~eneratc pour tous nos concitoyens, de mêmel'amour de Dieu se dispersera sur la terre entière, se frag-mentera entre tous les êtres. Connaître des choses vivantes,c'est les aimer ainsi la science, en tant qu'elle s'appliqueà la vie, se confond, croyons-nous, avec le sentiment cons-titutif des r~'ii~ions tes ptus hautes, avec l'amour.

Une autre re tiglon de l'humanité ou « religion de

l'éthique a été fondée récemment a ~ew-York par le filsd'un rabhin américain, M. Félix Adier; mais ce dernier,plus conséquent qu'Auguste Comte, s'est résolu à tran-cher auvif dans les rites religieux comme dans les dogmes.Il a supprimé presque toutes les cérémonies, tout caté-chisme. tout livre saint. Sa métaphysique, inspirée par

Page 348: Jean Marie G.

316 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

Kant plutôt que par Comte, n'affirme cependant rien al'endroit des notions de Dieu et de l'immortalité il admetseulement l'existence du noumène inconnaissable, d'une«Réalite ultime qui gît derrière toutes les apparences etd'où sort l'harmonie du monde.» « Alors que la diver-

gence des croyances continue à s'accentuer, il semble

nécessaire, dit M.Adicr. de placer la loi morale là où ellene peut être discutée, dans la ~ra/M. Les hommes sesont si longtemps disputés sur l'auteur de la loi, que la loimême est restée dans l'ombre, ~otrc mouvement est un

appel à la conscience, un cri pour plus de justice, uneexhortation à plus de devoirs. n

Le premier but que les associations réformatrices doi-vent poursuivre, selon M. Adier, c'est de réformer leursmembres. Aussi s'est-il bâté de fonder 1"une école dudimanche où l'on enseigne la morale, l'histoire des cultesles plus importants et quelque peu de philosophie de la

religion; 2' un Kindergarten public, organisé d'après laméthodeFrœbel 3"une école ouvrière où les enfants sontadmis a partir de trois ans jusqu'à neuf*.

M. Adîer a vu segrouper autour de lui d'abord des Juifs,ensuite bon nombre de personnes sans distinction de

race, qui restent d ailleurs enti!'rement libres dans leurs

croyances personnelles,unies seulement par la bonne

volonté et 1ardent désir de « régénérer l'humanité. MTousles dimanches, les fidèlesse réunissent pour entendre une

conférence, puis se dispersent les membres seuls s'assem-blent pour délibérer au sujet des œuvres fondées parl'association. Cette religion « a l'américaine », toute pra-tique, est acceptable pour le philosophe; au fond ce n'est

plusqu'une vaste société de tempérance complétée par unesociété de secours mutuels. On ne peut lui reprocher qued'avoir un caractère un peu trop positif et terre à terre,mais c'est certainement un des types possibles entre les-

quels se partagera et se dispersera un jour la religion.

Certains partisans de la rénovation religieuse placentleur dernier espoir dans le socialisme. Les idées socialistes

1.Leséièvestropindigentssonthabilléset nourris;l'instructiony estgratuite;cetteécotecompteaujourd'huideuxcentcinquanteét~ea,aprèsavoircommencéavechuit unmuséeindustriely estattaché.Ajoutonsquechaquejour des visiteuses(f/t~c~t«n'Af<)s'envontsoignerlesmaladesdesquartierspauvresde NewYork.

Page 349: Jean Marie G.

UNE NOUVELLERELIGION EST-ELLE POSSIBLE? 3t7

doivent, selon eux, renouveler la religion de l'avenir et

lui donner une vitalité jusqu'alors inconnue. Cette cou-

ception paraît au premier abord originale, mais en réalité

elle n'est qu'un retour en arrière. Les grandes religions a

portée universelle,le bouddhisme, le christianisme,ont été

socialistes à leurs débuts, elles ont prêché le partage des

biens et la pauvreté pour tous; c'est une des raisons pourlesquelles elles se sont propagées avec tant de rapidité

parmi le peuple. En réalité, dès qu'a la période de propa-gande a succédé la période d'établissement, ces religionsont fait tous leurs efforts pour devenir individualistes,fut-ce au prix de contradictions elles n'ont plus promisl'égalité que dans le ciel ou dans le nirvana.

S'cnsuit-il que nous croyions les idées socialistes sansaucun avenir; et d'autre part ne peut-on concevoir uncertain mysticismes'alliant au socialisme, lui empruntant<*tlui communiquant de la force? Un socialisme mys-tique n'est nullement irréalisable dans certaines condi-tions et, loin de faire obstacle à la libre-pensée religieuse,il pourra en être une des manifestations les plus impor-tantes. Maisce qui a rendu jusqu'ici le socialisme imprati-cableet utopique, c'est qu'il a voulu s appliquerà la sociététout entière, non à tel ou tel petit groupe social. II a vouluêtre socialisme d'État,/le même que toute religion rêvede devenir religion d'État. L'avenir des systèmes socia-listes et des doctrines religieuses, c'est au contraire d<~s'adresser à de petits groupes, non à des masses confuses.de provoquer des associations très variées et multiplesau sein du grand corps social. Comme le reconnaissentses partisans les plus convaincus, le socialismeexige (leses membres, pour sa réalisation, une certaine moyennede vertu qu'on peut rencontrer chez quelques centaines

d'hommes, non chez plusieurs millions, Il cherche àétablir une providence humaine, qui ferait très mal lesaffaires d'un monde, mais peut encore veiller assez biensur quelques maisons. Le socialisme veut plus ou moinsfaire un sort à chaque individu, fixer les destinées, donnera chacun une somme de bonheur moyen en lui assignantune petite case de la ruche sociale. C'est un fonctionna-risme Idéal, et tout le monde n'est pas né pour être fonc-tionnaire c'est la vie prévue, assurée, sans mésaventureset aussi sans grandes espérances, sans le haut et le bas dela bascule sociale, existence quelque peu utilitaire etuniforme, tirée au cordeau comme les planches d'un pota-

Page 350: Jean Marie G.

3t8 I/IRRELIGIOX DE L'AVENIR.

~cr, impuissant a satisfaire les désirs ambitieux qui s'agi-tent chez beaucoup d'entre nous. Le socialisme, soutenu

aujourd'hui par les révoltés, aurait besoin au contraire,

pour sa réalisation, des ~ens tes plus paisibles du mondr.tes plus conservateurs, les plus bourgeois; il ne donnera

jamais un aliment suffisant il cet anr'ur du !.sque qui estsi vif en certains cœurs; q"i porte a jouer te tout pourte tout, toute la misère contre toute la fortune. <

qu! est un des facteurs essentiels du progrès humain.Un fait tous tes jours des essais de socialisme pratique

c'est t'association phalanstérienne de ~L (jodin en France.ce sont les associations des disciples de Cabet en Amé-

rique ce sont d'autres d'un caractère plus purement~ieux, comme celle des quakers, des shakers, etc.. <'tenfin tes sociétés de production, de consommation, decrédit. Toutes ces tentatives franchement ou indirecte-ment socialistes n ont jamais réussi qu a condition qu<'leurs promoteurs n'aient pas trop voutu faire ~rand.englober trop de gens dans leur petit groupe; ils recon-

naissent tous aujourd hui qu ils sont forces de m:tin<eni:

a l'écart certaines incapacttés intellectuelles ou morales.

Le socialisme ne se realise qu'avec une petite socie<<'

triée sur le volet. Même les théoriciens qui, se contentan!

d'associer l'ouvrier aux bénéfices du patron, y voyaient la

panacée universelle, reconnaissent aujourd'hui que la par-

ticipation aux bénéfices constitue un remède pour beau-

coup, non pour tous. que tous tes ouvriers ne sont pasassez patients

ni laborieux pour se plier aux conditionstrès simples que réclame la participation. <~eshommes

impropres à la vie d association, ces individualités résis-

tantes., on se borne a les mettre aujourd'hui hors de la

petite société qu'on a formée on set ait forcé de les mettre

hors la loi et d'en faire des parias si cette petite société

enveloppait le monde. Le socialisme se détruirait lui-même en voulant s'universaliser.

Toute découverte scientifique passe nécessairement pnrtrois périodes distinctes ta période de pure théorie, la pé-riode d application en petit dans les laboratoires, la périoded'application en ~rand dans l'Industrie. Aussi arrive-t-il a

tout moment qu'une idée se trouve arrêtée dans la sphèrede la théorie sans pouvoir passer dans la pratique,

ou bien

que, réalisée en petit dans le monde artificiel du labora-

toire, elle avortequand

il s'agit d'une réalisation en ~randdans l'Industrie. S il en es) ainsi de toutes les Idées scien-

Page 351: Jean Marie G.

UNE NOUVELLE RELIGION EST-ELLE POSSIBLE? 3i9

niques, de toute invention portant sur la matière Inerte

tue nous pouvonslibrement pétrir. à plus forte raison en

'st-il ainsi des idées sociales, des expériences sur la ma-

lière humaine, si variable, si hétérogène, si résistante. Les

socialistes n'en sont le plus souvent encore qu'à la théorie.

une théorie très vague et très con'radictoirc; quand il

s agira pour eux de passer a la pratique, il faudra bien

distingue! entt'e l'application en petit dans un nnnen

[hoisi, fait exprès, et iappt!cati"n en grand dans l'Etat.

L'État qui séduit par quelque belle théorie socialist'

serait par impossible entraîné a vouloir la réaliser lui-

même sur de grandes proportions.. se ruinerait nécessaire-

ment. Les expériences sociales, encore une fois, ne peu-vent pas être tentées directement par l'Etat, même si elles

s appuientsur des Idées religieuses, et surtout peut-être

s! eues s'y appuient. Les expériences de ce genre ne peu-vent être qu'observées par 1 Etat, suivies avec intérêt

par lui; on peut même admettre que, dans certains cas.) Etat a le droit d'encourager les plus intéressantes d'entre

ettes, de les subventionner, comme il fait pour des entre-

prises industrielles. Nous sommes persuadé que, dans

t'avenir, se produiront des manifestations très diverses du

socialisme, comme d'ailleurs de l'esprit religieux. Il doit

y avoir des conceptions variées de l'ordre social, toutes

également réalisables avec des tempéraments dinérents etdes climats din'ércnts. La société humaine, qui aujourd'hui.en dehors des couvents, groupements artinciels d'indi-vidus de même sexe, présente un type assez uniforme.

pourra offrir plus tard, grâce à une entière liberté d'asso-ciation et au progrès de 1 Initiative individuelle, une grandevariété de types. Le socialisme librement appliqué ne fon-dera pas une religion, mais il pourra fonder un grandnombre d'associations dominées par des idées métaphy-siques ou morales que les associés auront adoptées encommun. Il contribuera ainsi a cette multiplicité, à cettediversité de croyances qui n'exclut pas, mais appelle, au

contraire, leur libre groupement.L'avenir laissera donc (le plus en plus à la pensée

humaine la liberté le prendre toutes les directions où elle

pourra s'engager sans violer le droit d'autrui. Quel estl'idéal social le plus élevé? Est-ce purement et simplementla pratique des vertus nécessaires, ou encore une moralitéà demi-mconscientc, une innocence bénigne, composée ala fois d'ignorance et d'habitude? Nous trouvons ce type

Page 352: Jean Marie G.

320 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

social réalisé dans certaines contrées de l'Orient, conver-ties au bouddhisme, où la population est si douce que desannées se passent sans qu'un homicide soit signalé; et

cependant ces contrées ne nous paraissent nullement réa-liser notre idéal. Faut-il qu'à cette sorte de moralité

moyenne s'ajoute une satisfactionmoyenne desprincipauxdésirshumains, l'aisance économique, lebonheur pratiquea la portée de tous? Cela encore ne nous suffit pas, carnousvoyonssans trop d'envie ce bonheur villageoisréalisédans de petits coins de la Suisse, du Portugal, dans des

pays privilégiés commeCosta-Rica, où la misère est pres-que inconnue. Que nous faut-il dune? Les artistes rêventune vie vouée tout entière à l'art, au beau, ennemie de lavertu terre à terre et pratique cet idéal a été réalisé à larenaissance on y a vu une éclosion extraordinaire detous les instincts esthétiques coïncidant avec une assez

grande dépravation morale, et nous ne désirons nulle-ment revenir à cette époque. Est-ce donc le règne dela science qui est 1 idéal moderne? Nous aurions alorsune société de Fausts blasés, qui ne serait peut-être pasbeaucoup plus enviable que tous les autres typessociaux.

Non, un iaéal social complet ne peut consister ni dans lamoraliténue,ni danslesimplebien-êtreéconomique,nidansl'art seul, ni dans la science seule il faut tout cela réuni,et l'idéal le plus haut sera le plus large, le plus univcrset.

îdéal, c'est progrès, et le progrès ne peut pas se faire dansune seule direction à la fois qui n'avance que sur un

point ne tarde pas à reculer. La lumière ne triomphe quepar rayonnement, en envahissant l'ombre dans tous lessens à la fois. Aussi ne pourrait-on démontrer l'excel-lence d'une religion en prouvant qu'elle favorise l'essorde l'activité humaine dans une dlrectioll unique, parexemplecellede 'a moralité oude l'art. Moraliserl'homme,comme a pu le faire le christianisme ou le bouddhisme.ce n'est pas encore tout; exciter son imagination esthé-

tique, comme le faisait le paganisme, ce n'est pas toutnon plus. Il faut pousser en avant non une des facultés

humaines, mais l'homme tout entier; et une seule religionen est

incapable,îl faut que chacun de nous se fasse la

sienne. Il n est point mauvais que celui qui veut se com-

poser une vie semblableà celle du prêtre soit chrétien etmême quaker; il n'est point mauvais que l'artiste soit

païen. Ce qui est certain, c'est que pas une des divinitéscréées successivementpar l'esprit humain ne peut lui suf-

Page 353: Jean Marie G.

LA DISSOLUTIONDES RELIGIONS. 3211

n

fi aujourd hui; il a besoin de toutes à ta fois, et encore

(le quelque chose par delà, car sa pensée a devancé ses

dieux.Sous les voûtes sonnantes des vieilles cathédrales reten-

tissent tant d'échos et de voix diverses, qu'on a dû parfoistendre au travers de la nef un immense filet pour arrêter

au passage les ondes sonores et pour permettre a la voix du

prêtre d'arriver seule a l'oreille des ndëles. oeillet, invisible

d'en bas, qui isole la parole sacrée et refuse a toute autre la

sonorité, il est tendu non seulement au travers des nefs

des cathédrales, mais au cœur même des vrais croyants.(~'est ce léger et invisible filet qu'il nous faut tout d'abord

déchirer, afin que nulle voix sortant du monde ne soit in-

terceptée avant d'arriver jusqu'aux hommes la vraie« parole sacrée n'est pas une parole solitaire, c'est la

symphonie de toutes les voix résonnant ensemble sous la

voûte du ciel.

Je causais un jour avec M. Uenan de l'affaiblissement

graduel de la parole religieuse, de ce silence ou esttombé le Verbe divin qui jadis emplissait seul le monde:

aujourd'hui, c'est le Ycrbe de la nature et de l'humanité,c est la pensée et le sentiment absolument libres qui sesubstituent aux oracles, aux révélations surnaturelles,a toute la dogmatique religieuse. Renan, avec cetteouverture d'esprit qui lui est habituelle et qui est faited'ailleurs de beaucoup de scepticisme, ne tarda pas :iabonder dans mon sens « Oui, c'est bien cela, disait-il.

l'Irréligion est le but vers lequel nous marchons. Aprestout, pourquoi l'humanité ne se passerait-elle pas d<'

dogmes? La spéculation remplacera la religion. Déjà, chezles peuples les plus avancés, les dogmes se désagrègent.un travail intérieur brise, éparpille ces incrustations dela pensée. En France, nous sommes déjà, pour la plu-part, des irréligieux; un homme du peuple ne croit guèreplus que le savant il a son petit fonds d'idées a lui, plusou moins naïves ou profondes, sur lesquelles il vit sansavoir besoin de s'adresser au prêtre. En Allemagne,le travail de décomposition des dogmes est aussi trèsavancé. En Angleterre, il commence, mais il va vite. Lechristianisme semble partout avoir pour aboutissant natu-rel la libre pensée. Le bouddhisme et l'hindouisme, demême dans les Indes, la plupart des hommes Intellieentssont libres penseurs: en Chme, il n'y a pas de religiond'État. Oui, ce sera long, mais la religion s'en ira, et on

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322 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

peut déjà, pour l'Europe, se figurer le temps où elle nesera plus. H y a bien un point noir, c'est l'islam; oh! ces

Turcs, quelles tètes étroites, rebelles au libre raisonne-

ment, ennemies de tout ce qui n'est pas l'équilibre parfaitde la foi littérale! Comment faire entendre raison à ces

gens-la?. Enfin, s'ils ne veulent pas nous suivre, on se

passerad'eux, voila tout. Oui.je croîsquil faudrase passerdes Turcs. ))– Nous ajouterons que si, parmi les chrétienset les bouddhistes, quelques-uns devaient se montreraussi résistants que les Turcs, on saurait aussi se passerd'eux. Ceux qui dans l'humanité pensent, voient et mar-

chent, ont toujours à traîner derrière eux la longue queuede ceux qui ne savent ni voir ni penser, et qui ne veulent

pas marcher. Le progrès se fait pourtant. Tous les jourstes adeptes convaincus (les diverses religions positives et

dogmatiques comptent moins parmi les membres vrai-ment actifs de l'espèce humaine n'en demandons pointdavantage. Ceux qui ne comptent pas pour le progrès,dès maintenant n'existent pour ainsi dire plus ils dispa-raîtront tout à fait un jour. L'exercice de la pensée devient

plus que jamais une condition d'existence; le rôle prépon-dérant des religions dans la vie passée (le l'humanité

s'explique par ce fait, qu'elles étaient presque alors le seul

moyen pour l'homme de mettre en œuvre son activité in-tellectuelleet morale; elles étaient commele «débouché »

unique de toutes les tendances élevées de notre être. Acette époque, en dehors de la religion, rien que des préoc-cupations grossières et matérielles; pas de milieu entre lerêveet la réalité la plus terre à terre. Aujourd'hui cemilieuest trouvé on peut être un penseur sans avoir besoin de

rêver, on peut même être un rêveur sans avoir besoin decroire. La science et l'art sont nés et nous ouvrent leursdomaines aux perspectives infinies, où chacun peut dé-

penser, sans le gaspiller en pure perte, son excédentd'activité. La science permet le désintéressement de larecherche sans tolérer les égarements de l'imagination,elle donne l'enthousiasme sans le délire elle a une beautéà eUc, faite de vérité.

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LA HUBSTriUTION DU DOUTK A LA 101. 323 1

.<

IL I/AXOMIE RELIGIEUSEET LA SUBSTITUTION

DU POUTHA LA FO~

J\ous avons ailleurs proposé connue idéal moral ce

que nous avons appelé l'anomie morale, l'absence de règle

apodictique.fixe et universelle'. Nous croyons plus fer-

mement encore que l'idéal de toute religion doit être de

tendre vers l'M/c ~eM.se, vers l'affranchissement de

l'individu, vers la rédemption de sa pensée, plus précieuse

que celle de sa vie, vers la suppression de toute foi dogma-

tique sous quelque forme qu'elle se dissimule. Au lieu

d'accepter des dugnu's tout, faits, nous devons être nous-mêmes les ouvriers de nos croyances. La foi serait sans

doute, quoi qu en dise Montaigne, un oreiller bien pluscommode a la paresse que celui du doute. C'est pourbeaucoup un véritable nid de la pensée où l'on se blottita l'abri, ou l'on cache sa tête sous une aile protectrice,dans une obscurité tiède et douée; c'est même un nid pré-

paré d'avance. c<'mme ceux qu'on vend pour les oiseaux

domestiques, faits de main d'homme et placés déjàdans

une cage. Nous croyons cependant que, dans 1avenir.l'homme prendra de plus en plus l'horreur des abrisconstruits d'avance et des cages trop bien closes. Si quel-qu'un de nous éprouve le besoin d'un nid où poser son

espérance, il le construira lui-même brin par brin, dans!a liberté de l'air, le quittant quand il en est las pour lerefaire à chaque printemps, à chaque renouveau de sa

pensée.L'absence de religion, l'anomie religieuse scra-t-elh'

le scepticisme? Depuis ladisparition

des Pyrrhon etdes Œnésidemc, le scepticisme n est plus qu'un mot quisert à englober les doctrines les plus diverses. Les scep-tiques grecs aimaient à s'appeler tes chercheurs, X~x:t;c'est le nom qui convient à tout philosophe, qui dénnitmême le

philosonlic par opposition au croyant. Maiscomme on abuse du terme de sceptique, au sens mo-derne et négatif! Si vous n'appartenez à aucun système

i. VoirnotreEs</K~<?<f«Mcmoralesanso&h~<!<tOMMtM~oM.

Page 356: Jean Marie G.

L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

nettement déimi,vous voilà rangé aussitôt au nombre des

sceptiques. Pourtant, rien de plus éloigné du ~epticismesuperficielqu'un esprit synthétique qui, précisément paru'quil embrasse un horizon assez large, refuse de se can-tonner dans un point de vue étroit, dans une clairière decent pieds carrés ou dans un petit vallon entre deux mon-

tagnes. Vous n êtes pasassezdogmatique,dit-onparfois anphilosophe: a quoi système appartenez-vous?dans quelleclasse des insectes pensants faut-il vousranger? sur que)carton de notre collection faut-il vous piquer de compa-gnie? Un lecteur éprouvera toujours te besoin d interro-

ger un auteur au moyen d'un certain nombre de formulesconvenues Que pensez-vous sur tel problème, sur te)autre'? Vous n'êtes pas spiritualiste, vous êtes doncmaté-rialiste? Yous n'êtes pas optimiste, alors vous êtes pessi-miste'?11faut répondre par un on! ou un non tout court.comme dans tes plébiscites. Eh ce que je pense a peud'importance, mêmepour moi.mon point de vue n'est pasle centre de la cité intellectuelle. Ce que je cherche à con-

naître, à deviner en moi comme en vous-même, c'est la

pensée humaine dans ce qu'elle a de plus complexe, de

plus varié, de plus ouvert. Si je m'examine moi-même, cen'est pas en tant que je suis moi. mais en tant que jetrouve en moi quelque chose de commun avec tous h's

hommes si je regarde ma bulle de savon, c'est pour y dé-couvrir un rayon (lusoteii; c'est pour ensortir et non poury borner ma vue. D'ailleurs ceux-là seuls ont des idéesabsolument fixes, tranchées et satisfaites de leurs propreslimites,(lui précisément n'ont pas d'idées personnelles.Uévélation, mtultion, religion, en générât affirmation

catégorique et exclusive, telles sont les notions ennemiesde la pensée moderne, qui ne peut se concevoirelle-même

que commetoujours progressive et toujours élargie. Il y adeux sortes d'hommes, les uns qui s'en tiennent toujoursa la surface des choses, les autres qui cherchent le fond:il y a les esprits superficiels et les esprits sérieux. En

France, presque tous les hommesque nous désignons souste nom de scc~~Me~ou de &/<~Msont simplement des

superficiels tachant (lese donner un ait-profond. Ce sont

aussi, souvent, des épicurienspratiques. Il y aura à jamaisdes gens prêts à dire comme certain héros de BalzacTrouver toujours bon feu, bonne table, n'avoir rien achercher ici-bas, voità l'existence! L'attente du vivre etdu couvert est le seul avenir de la journée. Et il y en

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LA SUBSTITUTION DU DOUTE A Li FOI.

aura d'autres pour qui la vie sera (le chercher infatiga-blement.

Le nohïln'c des « sceptiques» ne s'accroîtra pas néces-

sairemcr' par la disparition de ia religion. Le scepticisme

qui n'est que légèreté et ignorance tient précisément aux

mêmes causes que les préjugés religieux. à l'absence

d'une éducation philosophique solide et d'une disciplinementate. Quant aux intelligences vraiment sérieuses, e!tes

sont de deux sortes les unes positives, les autres spé-culatives. Lu esprit trop positif, trop terre a terre, s'il se

généralisait a 1excès (tans la société humaine,pourrait

devenir une menace d'abaissement; mais ce nest pasla religion qui i'empéche de se développer voyex l'Amé-

rique. Le véritable moyen de tempérerl'esprit positif, c'est

de cultiver le sentiment (lu beau et l'amour des arts.

Quant aux esprits spéculatifs, ils sont l'avenir de l'hu-

manité mais la spéculation, loin d'avoir besoin du dogme.naît plutôt de son affaiblissement pour se poser des

interrogations sur les questions les plus liantes, il ne faut

pas avoir d'avance dans le dogme des réponses toutesfaites. La disparition des religions positives ne fera donc

que donner plus d'essor a la libre spéculation métaphy-sique et scientinque. L'esprit spéculatif est tout ensemblele contraire de l'esprit de foi et b' contraire de l'espritde négation absolue. Un chercheur peut parfois se dénerde ses forces, se plaindre (le son impuissance, mais il nerenoncera jamais, en face de la vérité lointaine. Les

esprits vraiment forts ne seront jamais des découragés nides dégoûtés, des Mérimée ou des Beyic. Il y dans la

production active de l'esprit, dans la spéculation toujoursmouvante, quelque chose qui dépasse tout ensemble et lafoi et le doute pur, comme il y a dans le génie quelquechose qui dépasse à la fois l'admiration un peu niaise dela foule et la critique dédaigneuse des prétendus connais-seurs. Les esprits trop critiques et les esprits trop crédulesne sont que des impuissants. Il est bon de sentir sa fai-

blesse, mais de temps en temps seulement; il faut prome-ner ses regards sur les limites de l'intelligence humaine.mais ne pas les y arrêter à jamais en pourrait se para-lyser soi-même. « L'homme, a dit Gœthe, doit croire avecfermeté que l'incompréhensible deviendra compréhen-sible sans cela il cesserait de scruter. » Malgré le nombred'idées qui entrent et sortent au hasard (les têtes humaines.

qui montent et tombent sur notre horizon, qui brillent et

Page 358: Jean Marie G.

32t; L'IRRÉLIGIONDE 1/AVENiR.

s'éteignent, il y a cependant on tout esprit une partd'éternité. Dans certaines nuits d'automne se produisentau ciel de véritables pluies d'aérolithcs on voit, parcentaines a la fois, ces petits astres se détacher du zémth,comme les flocons d'une neige lumineuse il semble quela voûte même du ciel éclate, que rien ne soutient plustes mondes en train de s'effondrer sur la terre, que toutesles étoiles vont descendre a !a fois et laisser une nuit sans

tache au nrmamcnt devenu opaque mais bientôt le tour-hillon d'astres passe, ces lueurs d'une seconde s'éteignent,et alors, toujours a leur place sur la grande voûte bleue,on volt reparaMrc la clarté sereine des étoiles fixes: toutce désordre se passait bien au-dessous d'elles et n'a pointtroublé 1 éclat tranquille de leurs rayons, l'incessant appelde leur lumière. L homme répondra toujours a ces appels:devant le ciel ouvert et l'interrogation posée dans la nuit

par les grands ash es, on ne se sent las et faible que quandon ferme lâchement les yeux. L'humanité ne perdra riende sa force intellectuelle a voir, par la disparition de la foi

religieuse, l'horizon s'agrandir autour d'elle et les pointslumineux se multiplier dans l'immensité. Le vrai génieest spéculatif, et dans quelque milieu qu on le place, il

spéculera toujours; il a spéculé jusqu'ici en dépitde ses

croyances, il spéculera encore mieux en dépit (le ses

doutes, parce que telle est sa nature.Et il ne faut pas craindre que cette puissance spécula-

tive de l'esprit humain, en s'augmentant, paralyse sa puis-sance pratique. Les intelligences assez larges, tout en

regardant le monde de plus haut, ne cessent pas de !e

voir tel qu'il est et de comprendre la vie Immaine telle

qu'elle doit être. Il faut savoir être avec conviction un

homme, un patriote, un « tellurien, » comme disait Amie!avec quelque mépris cette fonction, considérée en soi,

peut paraître mesquine dans l'ensemble des choses, maisun esprit droit ne la remplira pas avec moins de con-science parce qui! en voit les limites et l'importance res-treinte. Rien n'est en vain, il plus forte ratson nul êtren'est en vain les petites fonctions ont leur nécessitécomme les grandes. Un homme d'esprit, s'il était por-tefaix ou balayeur public, ne devrait-il pas s'appliquermême à cette profession peu relevée et balayer par devoircomme d'autres se dévouent ? Faire bien ce que l'on a àfaire est le premier des dévouements, quoi qu'il en soitle plus humble. Une fourmi (le géme n'en doit pas

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LA SUBSTITUTION DU DOUTE A LA FOI. 327

apporter à la fourmilière un vermisseau de moins, mêmesï elle voit l'univers au delà de sa fourmilièreet l'éternitéau delà de l'instant qui passe.

H. Si la suppression du dogme religieux n'aboutit

pas au scepticisme, sa vraie et première conséquencen'en est pas moins le doute, et nous croyons que le sen-timent moderne du doute est bien supérieur à la foi

antique en un dogme. La foi religieuse se distingue des

croyancesphilosophiquespar une dinerenccdeconscience,de réflexion sur soi. Si 1homme qui a sa foi n'est pastout à fait aveugle, du moins n'aperçoit-il qu'un point del'horizon intellectuel il a mis son cœur quelque part,( le reste du monde n'existe pas pour lui; il reviendra

toujours au coin choisi, à ce nid de sa pensée et de son

espérance dont nous parlions tout à l'heure il y revien-dra comme le pigeon lâché retourne à son pigeonnieret ne distingue que lui dans l'immense espace. Le fana-tisme marque un degré d'inconsciencede plus dans la foi.Au contraire, plus la consciencefait de progrès au sein de

l'humanité, plus la foi religieuse se fond dans la croyancephilosophique les deux sentiments ne se distinguent plusque par une différenced'acuité dans le doute, qui tientelle-même a un degré de netteté dans la vision des choseset de leurs faces multiples. A mesure que la conscience

croit, elle manifeste ici comme partout son influence des-tructive sur l'instinct tout ce qu'il y avait d'instinctif, de

primitif, denaïf dans la foidisparaît en même temps s'envace qu'il y avait de fort, ce qui en faisait une puissancesi redoutante installée dans le cœur humain. La vraie forcerevient à la raison consciente d'elle-même, consciente des

problèmes, de leur complexité, de leurs difficultés; c'estla substitution de la lumière à la chaleur obscure comme

principe moteur.La foi, nous l'avons vu, consiste à affirmerdes choses

non susceptibles de vérification objective avec la mêmeforce subjectiveque si elles pouvaient se vérifier,à rendredans les consciences l'incertain dynamiquement égal oumême supérieur au certain. L'idéal du philosophe,au con-traire, serait une correspondance parfaite entre le degréde~'o~t7~ des choses et le degré de /'<Ma/~M Inté-rieure. Il faudrait que notre consciencereproduisit exacte-ment notre science avec ses démonstrations et ses hésita-

Page 360: Jean Marie G.

3~8 J/IRRELIGION DE L'AVENIR.

tions tout ensemble. SI une intelligence primitive ne peutse résoudre a rester en suspens, si elle a besoin d'afnr-

mer, une intelligence plus parfaite se reconnaît à ce qu'ellepeut douter de ce qui est sujet a doute. La crédulité estte mal origine! de l'intelligence.

Appelons donc certitude ce qui est certitude, croyanceplausible ou probable ce qui est possibilité ou probabilité.truand on s'occupe d'un point précis de fait~ on peut envenir à dire positivement c'est la ce qui est, c'est là c<'

que l'avenir afth'mera sur ce point; mais, quand il s'agitde croy~cM et de croyances ~e~t~M, il est absurde(le dire je crois telle chose, donc c'est te dogme que vousdevez tous adopter. La base positive des inductions méta-

physiques que tente l'esprit humain est encore trop iné-

gale et trop fragile pour ne pas permettre a la ligne des

hypothèses un écartement qui va grandissant dans les

sphères obscures de l'inconnu aucune de nos percées versl'infini ne peut être encore parallèle à 1 autre nos penséesaujourd'hui montent dans tous les sens et se perdentcomme des fusées capricieuses sans pouvoir se rencontrerdans les cieux. Lephilosophe ne peut que constater jusqu'ànouvel cet écartement des lignes tracéesparl hypo-thèse Immaine, sans essayer de le mer.

Maintenant, un problème se pose devant le philosophemême comme devant tous les hommes celui de 1 ~c~MM.11faut bien adopter une ligne unique pour la conduite aumilieu de cet écart des lignes qui caractérise la spéculationhumaine laissant la pensée pnilosophiquc poursuivre sescourbes et ses méandres par-dessus nos têtes, nous devonschoisir sur terre un petit chemin sur. Parfois on est forcé,

pour agir, de se comporter avec des choses douteusescomme si elles étaient ccr~~ï~. Un tel choix n'est cepen-dant qu'un moyen inférieur et exceptionnel de prendre partiientre les hypothèses dont on n'a pas le temps ou le pouvoirde mesurer exactement la réalité. On tranche ses doutes,mais c'est là un pur expédient pratique, un coup d'épéedans les nœuds gordiens de la vie dont on ne peut faireune règle de pensée. La foi, qui met sur un pied d'égalitéle certain et l'incertain, l'évident et le douteux, ne doit être

qu'unétat d'esprit provisoire ayant pour but de permettre

1actioh. Aussi ne doit-onpas, pour ainsi dire, croire une

fois pour toutes, donner à jamais son adhésion. La foi nedoit

jamais être que le pis aller du savoir, un pis aller tout

provisoire. Aussitôt que l'action n'est plus nécessaire, il

Page 361: Jean Marie G.

LA SUBSTITUTION DU DOUTE A LA FOI. 3~9

faut revenir au libre examen, à tous les scrupules, à toutes

tes précautions de la science. Kant a renversé violemment

l'ordre des choses quand il a fait prédominer en morale la

foi sur le raisonnement, prédominer la raison pratique, dont

les commandements peuvent n'être que l'entraînement

d'une habitude acquise, sur la raison vraiment critique ''t

scientifique. Saphilosophie morale consiste a ériger le parti

pris en règle, tandis qu'au contraire on ne doit prendreun parti qu'en

dernière analyse, se demander toujours si le

parti choisi était bien le meineur, enfin, autant que possible,n'accorder aux diverses représentations de notre pensé'*

qu'une puissance pratique exactement proportionnelle à

teur proLabilité dans l'état actuel de notre savoir. Les alter-

natives n'existent pas en dehors de nous elles n'existent

pas pour celui qui sait l'idéal moral n'est pas de les mul-

tiplier, de faire du saut périlleux la démarche habituelle de

la pensée. 11n'y a pas ae co~w~~w~ M~o~MC ni de

credoreligieux pour le voyageur perdu sous des cieux in-

connus, <'tce n'est pas la foi qui le sauvera, mais l'action

constamment contrôlée par l'esprit de doute et de critique.Le doute n'est pas, au fond, aussi opposé qu'on pourrait

le croire au sentiment religieux le plus élevé c est uneévolution de ce sentiment même. Le doute, en effet, n'est

que la conscience que notre pensée n'est pas l'absolu et ne

peut le saisir, ni directement, ni indirectement; à ce pointde vue, le doute est le plus religieux des actes de la penséehumaine. L'athéism' même est souvent moins irréligieuxque l'affirmation du dieu imparfait et contradictoire des

religions. Douter de Dieu est encore une forme du sen-timent du divin. D'ailleurs, la constante recherche quele doute provoque n'exclut pas nécessairement l'autelélevé au «dieu inconnu, » mais elle exclut toute religiondéterminée, tout autel qui porte un nom, tout culte qui ases rites. Dans les cimetières du Tyrol, chaque tombe porh'un petit bénitier de marbre que remplit l'eau du ciel et ouviennent boire les hirondelles du clocher plus sacrée et

plus bénie cent fois est cette eau claire venue d'en haut que

celte qui dort inutile dans le noir bénitier de l'église et sur

laquelle a passé la main du prêtre. Pourquoi la religionmet-elle pour ainsi dire sous te séquestre, pourquoi rctire-t-ellc (le la circulation éternelle tout ce qu'elle touche,même une goutte d'eau? Cela seul est vraiment sacré quiest consacré a tous, qui passe (le main en main, qui sertsans cesse, qui s'use même et se perd dans le service

Page 362: Jean Marie G.

330 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

universel. Point de maisons fermées, de temples fermés,d'âmes fermées; point de vies eloitrées et murées, de

cœurs étouffés ou éteints; mais la vie à ciel ouvert et à

cœur ouvert, sous l'air libre, sous l'incessante bénédiction

du soleil et des nuées.On accuse souvent le philosophe d'orgueil parce qu'il

rejette la foi; pourtant c'est le père de notre philosophie,c'est Socrate qui a dit le premier je ne sais qu'une chose.

que je ne sais rien. C'est précisément parce que le philo-sophe sait combien (le choses il ignore, quil ne peutpas affirmer au hasard et qu'il est réduit sur bien des

points a rester dans le doute, dans l'attente anxieuse,a respecter la semence de vérité qui ne doit fleurir que dansl'avenir lointain. Affirmer ce qu'on ne sait pas de science

certaine, c'est une sorte de cas de conscience. Au point devue individuel comme au point de vue ~ocial, le doute

semble, dans certains cas, un véritable devoir; le doute

ou, si l'on aimemieux, l'ignorance méthodique, l'Immilité,

1 abnégation de la pensée. La où le philosophe ignore, ilest moralement forcé de dire aux autres et (le se dire a

lui-même j'ignore, je doute, j'espère, rien de plus.Le sentiment le plus original et l'un des plus profondé-

ment moraux de notre siècle, du siècle de la science,c'est précisément ce sentiment de doute sincère par

lequel on considère tout acte de foi comme une chose sé-

rieuse, qu'on ne saurait accomplira la légère, unengage

ment plus grave que tous ces engagements humains qu onhésite tant à prendre c'est la signature dont parlait le

moyen Age, qu'on trace avec une goutte de son sang et quivous enchaîne pour l'éternité. Au moment de la mort sur-

tout, à cette heureoù les religions disent à l'homme aban-donne-toi un instant, laisse-toi aller à la force de l'exem-

ple, de l'habitude, au désir d'affirmer même là où tu nesais

pas.à la peur enfin, et tu seras sauvé, à cette heure

où 1acte de foi aveugle est la suprême faiblesse et la

suprême lâcheté, le doute est assurément la position la plushaute et la plus courageuse que puisse prendre la penséehumaine c'est la lutte jusqu au bout, sans capitulationc'est la mort debout, en présence du problème non résolu,mais indéfiniment regardé en face.

Page 363: Jean Marie G.

SUBSTITUTION DES HYPOTHÈSES AUX DOGMES. 33i

III. SUBSTITUTIONDES HYPOTHÈSES

MÉTAPHYSIQUESAUX DOGMKS

La on cesse la science positive, il y a encore place pour

l'hypothèse et pour cette autre science, dite métaphysique,

qui a pour but d'évaluer les probabilités comparatives des

hypothèses savoir, supposer, raisonner dans tous les sens

en partant de ce qu'on a suppose, c~'cAe~ enfin, ces mots

paraissent rendre tout l'esprit moderne nous n'avons

plus besoin du dogme. La religion, qui n'était a l'origine

qu une science naïve, a uni par devenir l'ennemie même

ne la science a l'avenir, il faudra qu'elle se fonde, si

elle le peut, dans la science elle-même ou dans 1 hypo-thèse vraiment scientifique, je veux dire celle qui ne se

donne que comme hypothèse, se déclare elle-même pro-visoire, mesure son utilité à l'étendue de l'explication

qu'elle fournit et n'aspire qu'à disparaître pour faire placea une hypothèse plus large. Mieux vaut la science ou la

recherche que l'adoration immobile. Ce qui seul est éternel

dans les religions, c'est la tendance qui les a produites, ledésir d'expliquer, d'induire, de t"nt relier en nous et au-tour de nous; c'est l'activité infatigable de l'esprit, qui nepeut s'arrêter devant le fait brut, qui se projette en toutes

choses, d'abord trouh!é. incohérent, comme il fut jadis,puis clair, coordonné et harmonieux, comme est la science

d'aujourd'hui. Ce qui est respectable dans les religions,c'est donc précisément le germe de cet esprit d'investiga-tion scientifique et métaphysique qui tend aujourd'hui àles renverser l'une après l'autre.

Le sentiment religieux proprement dit ne doit pas seconfondre avec ce qu'on pourrait appeler l'instinct méta-

physique il en est profondément distinct. Il est appelé ase dissoudre avec l'extension de la science, tandis quel'autre pourra se transformer de toutes les façons sans

disparaître. L'instinct de la spéculation libre répondd'abord à un sentiment indestructible, celui des bornes dela connaissance positive il est comme la résonanceen nous de l'immortel mystère des choses. Il réponden outre :i une autre tendance invincible de l'esprit, lebesoin de l'idéal, le besoin de dépasser la nature visibleet tangible, non seulement par l'intelligence, mais par le

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332 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

cœur. L'Amehumaine, comme les hirondelles, a les ai!c~

trop longues pour voler tout près de terre elle est faite

pour les granascoups d'ailes, les élans faciles et puissantsdans le plein ciel. Il faut seulement qu'elle se soulève unefois du sol souvent elle ne le peut ses longues ailes bat-tent en vain la terre sans pouvoir la chasser et se souillentde boue. Quelle force la saisira et la lancera dans lescieux? Le désir même de ces espaces inconnus, le désir del'idéal infini et incertain. La nature, telle qucn~us la fontconnaître les sciences positives, est sans doute la seuledivinité parfaitement incontestable, elle est le deus ccr-/M~(c'est ainsi que l'empereur Aurélien appelait le soleil)mais cette certitude même est une condition d'infériorité:la lumière du soleil n'est pas la plus brillante lumière, leréel ne saurait être pour la pensée humaine définitivementdivin. Le dieu idéal est donc nécessairement aussi le deus

ïMMr/M~,le dieu problématique, peut-être mensonger.Grâce à ce doublesentiment des bornes denotre science

et de l'inimité de notre idéal, il est inadmissible quel'homme renonce jamais aux grands problèmes sur l'ori-

gine et sur la hn des choses l'enfant peut bien pourun

instant, dit Spencer, en se cachant la tête sous sa couver-

ture, échappera la consciencedes ténèbres qui l'environ-

nent mais cette conscience, bien que rendue moins vive.subsiste néanmoins, et l'imagination continue nécessaire-ment à s'occuper de ce qui est placé au delà des limites dela perception. Le progrès de la pensée humaine a portéencore moins sur les réponses aux problèmesque sur l'artde formuler les problèmes eux-mêmes les énigmes nenous sont plus poséesdans les mêmes termes naïfs qu'ellesl'étaient pour les premiers hommes. C'est là l'une des

preuves de l'agrandissement de l'esprit humain; parmalheur, la réponse est

toujoursaussi difficileque ten-

tante. Nous ne tenons jusqu ici aucune explication, maisune simple transposition du grand mystère, reporté plusloin et plus haut, de telle sorte que, comme l'a ditencore Spencer, « tout côté mystérieux enlevé à l'an-cienne interprétation de est ajouté à la nouvelle

interprétation. » Spencer, on le sait, a comparé quelquepart le savoir humain a une sphère lumineuse perdue dansun infini d'obscurité; plus la sphère va grandissant, plusellemultiplie ses points de contact avec la huit, de tellesorte que la science, en augmentant, ne ferait qu'élargirl'abtme de notre ignorance.

Page 365: Jean Marie G.

SUBSTITUTIONDES HYPOTHÈSESAUX DOGMES. 333

Il nefaudrait pourtant pas tomber à cesujetdans l'exagé-ration. L'univers est infinisans doute, et conséquemmentla matièrede la science humaine est infinie; néanmoins,l'univers est dominé par un certain nombre de lois simplesdont nous pouvons nous rendre compte de mieux enmieux. Plusieurs vies d'hommes seraient nécessairespourconnaître dans leur comptexité toutes les branches des

épopées védiques, mais nous pouvons ~cependant, des

aujourd'hui, saisir les idées maîtresses, les principes quiles dominent; rien n'empêche qu':i "n soit ainsi un jourpour l'épopéede l'univers. Nous pourrons mêmeen venira délimiter les points précis sur lesquels porte notre igno-rance, à marquer dans les chaînes des phénomènes entre-croisés à 1 infiniles anneaux qui sont pour nous hors de

prise. Unne peut donc pas dire que notre ignorance aille

grandissant avecnotre sciencemême,maison peut considé-rer commetrès probable que notre sciencesentira toujoursquelque chose lui échapper et en viendra à déterminer de

plus en plus nettement, quoique d'une manière toute néga-tive, la nature de ce quelquechose. L infinité de l'« incon-naissable)) mêmen'est en somme qu'une hypothèse. Nousnous accordonspeut-être trop à nous-mêmes en croyant il

quelque chose d'infini en nous, fùt-ce notre ignorance.Peut-être la sphère de notre savon est-elle, comme notre

globe terrestre, enveloppée seulement d'une bande assezétroite de nuages, d'obscurité et d'ignorance; peut-êtr''n'y a-<-tlpas (le « fond des choses, de même qu'iln'est pas de fondet de soutien à notre terre peut-étre toutse réduit-il à une gravitation de phénomènes. L'inconnuest une atmosphère où nous vivons, mais il ne s'étend

peut-être pas plus à l'Infini que l'atmosphère terrestre, eton nepeut pas plus faire de la consciencede l'infini incon-Ilaissable le soutien de nos connaissances qu'on ne peutsupposer notre globe porté pour ainsi dire par son atmos-

phère, suspendu a ses nuagesInconnaissable ou non, infini ou fini, l'tMCo~MMsera tou-

jours l'objet des hypothèses métaphysiques. Admettreainsi la perpétuité de ces hypothèses, est-ce admettrel'éternité des religions? Il faut s'entendre sur les termes.

Spencer définit la pensée religieuse a celle qui s'occupe

1.Lanotionmcmedei incohaaissabtea étévivementdiscutéeenAngle-terreetenFrance.Voir,surce point,letravaildeM.PaulhandanslaRevuep~o~op/t~Mp,t.VI,p.279.

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334 1/IRRËLIGION DE L'AVENIR.

(le ce qui est au delà de la sphère des sens » niais tel est

précisément le propre de la pensée philosophique c'est

donc la philosophie en son entier, non pas seulement

la religion, qui se trouve englobée par la définition de

Spencer. Bien plus. c'est en un sens la science mêmecar la science, s'occupant de tout ce qui tombe sous la per-

ception ou le raisonnement, cherche par cela même àfixer la limite ou leur pouvoir s'arrête elle touche ainsiindirectement à la sphère de l'« inconnaissable», sinon

pour la pénétrer, du moins pour la délimiter, ce qui est

déjà une sorte de connaissance négative. Le s~o~' estessentiellement c~/M~/cet doit se critiquer lui-même.

Qu'il faille admettre l'éternité de la philosophie et de la

science, cela ne nous semble pas douteux mais qu'onen doive conclure, comme Spencer, la pérennité de la

religion avec tout ce qu'on entend d'habitude par ce moi.rien de moins prouvé.

Pour Spencer, l'inconnaissable même n'est pas abso-lument négatif. Au milieu des mystères qui deviennentd'autant plus mystérieux qu'on y rétiéchit davantage, il

restera toujours, dit-il, une c~/t~~a~o/Me pour l'homme,« c'est qu'il se trouve en présence d'une énergie infinieet

éternelle, source de toutes choses. Cette formulede la certitude humaine est bien contestable. D'abord le

savant admet plutôt une infinité d'énergiesqu'une p~<'r<y!<'M/ï~~ce qui substituerait au ~Mt~wc une sorte d'ato-misme mécanique, une division à l'infini de la force.Deplus, la religion ne saurait se borner à affirmerl'existcnce d'une énergie oud'une infinitéd'énergies éternelles.Elle a besoin d'admettre un rapport quelconqueentre ces

énergies et la moralité humaine, entre la direction de ces

énergies et la tendance qui nous porte à faire le bien. Or.un rapport de ce genre est tout ce qu'il y a de

plus sujet àun rapport de ce geni est tout cc qu'il vader.1ussujet il

doute dans l'évolutionnismc. Nouscroyonsqu il faut, surce point, faire deshypothèseset le plus d'hypothèses pos-sible mais, loin d'offrir un caractère de certitude, ces

hypothèsesoffriraientplutôt, au point de vue de la science

pure, un caractère d'improbabilité. La moralité humaine.si on ne la considèreque ~eM~t~Me~ est une question

d'espèce, non une question concernant l'univers. Ce quidistingue des dieux les forces naturelles admises par lascience moderne, c'est précisément qu'elles sont indiffé-rentes à notre moralité. Rien de certainement divin nenous est apparu dans le monde, malgré l'admiration

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SUBSTITUTIONDES HYPOTHÈSESAUX DOGMES. 335

croissante que nous éprouvons pour la complexité de

ses phénomènes,pour la solidarité qui existe entre eux,

pour la vie latente ou active qui anime toutes choses.

La science ne nous montre point un univers qui tra-

vaillerait spontanément à la réalisation de ce que nous

appelons le bien pour réaliser ce bien, c'est nous quidevrons plier le monde à notre volonté. Il s'agit de

rendre esclaves ces dieux que nous avons commencéparadorer; il s'agit de substituer au « règne de Dieu)) h;

règne de Ihommc.La prétendue conciliationde la science et de la religion

ne se fait donc, chez Spencer, qu'a la faveur de l'ambi-

guïté des termes. Les partisans des religions n'en ont pasmoins recueilli précieusementces apparentes concessions

pour en faire un argument en faveur de la perpétuité des

dogmes. «Commentles dogmes unissent H,Jouffroy nousl'avait dit; récemment, un de ses successeurs à fa Sor-bonne essayait de montrer « commentles dogmes renais-sent », et il s'appuyait, suivant l'exemple de Spencer, surle sens ambigu des mots. Ces « dogmes < ce sont pourM. Caro les principauxpoints de doctrine du spirituahsmetraditionnel comme si on pouvait donner le nom de

dogmes à des hypothèses philosophiques, fut-ce même ades hypothèses éternelles 11ne s'agtt d'ailleurs que de

s'entendre; si on appelle dogmes les problèmes toujoursrenaissants avec leurs solutions toujours hypothétiques,alors les dogmes renaissent et renaîtront toujours~<M/~ïr€M<M~e~M~'~Mp/a~t cecidere, ca~M~MC. Maissi on raisonne, comme le doit un philosophe, sur destermes d'un sens précis, comment appeler dogmes leslibres constructions de la métaphysique? Voici Heraclite

l'évolutionniste, voici Platon le conte.nplateur des idées,puis vient Aristote suspendant sa pensée à la penséede la

pensée Descartes qui cherche dans le doute le fondementd'une vérité plus inébranlable. Leibniz s'efforçant de sefaire le miroir de l'univers, Spinoza perdu dans la subs-tance infinie,Kant faisant tourner le monde autour de la

pensée et la pensée autour de la loi morale où sont les

dogmes, dans ces grands poèmes de la métaphysique?Non, ce ne sont pas là des dogmes, mais des systèmesmarqués de l'individualité du génie quoique renfer-mant en eux quelque chose de l'éternelle philosophie,de la perennis philosophiade Leibniz. Chaque système,comme tel, est précisément un moyen de démontrer l'in-

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:~6 L'IRRÉLIGIONDEL'AVENIR.

suffisancede 1 idéemaîtresse qui le domine et la nécessite

pour l'esprit humain de dépasser cette idée. Systématiser,en cnet, c'est, en tirant d'un groupe d'idées tout cequ'ellescontiennent, montrer ce qu'on n'en peut faire sortir,montrer qu'elles ne peuvent être adéquates à la penséetout entière. Constrmrc, c'est prouver le poids même des

pierres dont on se sert,t l'impossibilité de les soulever

jusqu'au ciel. îl faut construire des systèmes pour un cet-tain nombre d'années, comme l'arcliitcctc construit pourtrois ou quatre sièclesquelque admirable édince puis on

peut soi-même,l'œuvrc accomplie,marquer les jpomtsparoù elle craquera d'abord, les colonnes qui céderont les

premières. le commencementde l'écroulement final.Toutechute rationnelle force à la résignation, donne dans unecertaine mesure la consolation. Cequi est utile est néces-sairement transitoire, car l'utilité se déplace; c'est ainsi

que l'utilité d'un système est la démonstration même deson caractère mortel. 'A~~ s- dit le dogme; oh~xv;cT~x:,dit le philosophe. Les systèmes meurent, et à plusforte raison les dogmes; ce (lui reste, ce sont les senti-ments et les idées. Tous les arrangements se dérangent,toutes les délimitations et toutes les dénnitions se brisentun jour ou l'autre, toutes les constructions tombent en

poussière ce qui est éternel, c'est cette poussière mêmedes doctrines, toujours prête rentrer dans un moulenou-

veau, dans une forme provisoire, toujours vivante et qui,loin de recevoir la vie de ces formes fugitives où elle

passe, la leur donne. Les pensées humaines vivent non

par leurs contours, mais par leur fond. Pour les com-

prendre il faut les saisir non dans leur immobilité,au seind'un système particulier, mais dans leur mouvement, atravers la successiondes doctrines les plus diverses.

Ainsi que la spéculation même et l'hypothèse, le senti-ment philosophique et métaphysique qui y correspondest

éternel, mais il est aussi éternellementchangeant. Anotre

époque, il est dét~ bien loin de la «certitude tM~MC du

dogme, de la foi connantc et reposée. Si l'indépendancede l'esprit et la libre spéculation ont leur douceur, leur

attrait, leur ivresse même, elles ont aussi leur trouble etleur inquiétude. Il faut se résoudre aujourd'hui à soulfrir

davantage par notre pensée, commed'ailleurs nous jouis-sons davantage par elle car la vie de l'esprit, commecelle du corps, est faite d'une balance entre la peine et le

plaisir. La haute émotion métaphysique, commela haute

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SUBSTITUTION DES HYPOTHÈSES AUX DOGMES. 337

émotionesthétique, n'est jamais pure de toute tristesse'.

(Jnjour viendra où, dans tous les cœurs, des cordesgraveset même douloureuses s'éveilleront, demauderont parfoisà vibrer, comme elles vibraient jadis aux cœurs privi-légiés des Heraclite et des Jérénuc. Le sentiment méta-

physique ne peut pas ne pas avoir quelque chose de

triste, comme le sublime que nous nous sentons Inca-

pables de jamais embrasser comme le doute mêmecommele mal intellectuel, le mal moral, le mal sensible

toujours mêlés à toutes nos joies et dont ce doute est unretentissement dans notre conscience. Ace point de vue,onpeut dire qu'il y a une part de souffranceen toute philo-sophie profonde commeen toute profondereligion.sopllie profonde commeen loule Prnfonclereligion.

tJn jour que j'étais assis a ma table de travail, monamie est venue a moi tout inquiète « Quel front triste

Qu'as-tu donc'?Des larmes, mon Dieu! T'ai-je fait de la

peine?–Eh non, m'en fais-tu jamais ? Je pleure d'une

pensée, tout simplement, oui, d'une pensée en l'air,abstraite, d'une pensée sur le monde, sur le sort deschoses et des êtres. j\'y a-t-il pas dans l'univers assez demisère pour justiner une larme qui semble sans objet,commeassez de joie pour expliquerun sourire qui semblenaître de rien? tout nommepeut pleurer ou sourire ainsi,non sur lui, ni même sur les siens, mais sur le grand Toutoù il vit, et c'est le propre de 1 hommeque cette solida-rité consciente oir il s<*trouve avec tous les êtres, cettedouleur ou cette joie impersonnelle qu'il est capabled'éprouver. Cette faculté de s'impersonnaliser pour ainsidire est ce qui restera de plus durable dans les religions etles philosophies, car c'est par là qu'elles sont le plus inté-rieures. Sympathiser avec la nature en.iëre, en chercherle secret, vouloir contribuer a son amélioration, sortirainsi de sonégoïsmcpour vivre de la vie universelle, voilàce que l'homme fera toujours par cela seul qu'il esthomme, qu'il pense et qu'il sent.

Les religionspeuventdonc passer sans que l'esprit et lesentimentmétaphysiquesen soient le moinsdu mondealté-rés. Quandles Hébreux allaient vers la terre promise, ilssentaientDieuaveceux Dieu avait parlé et avait dit c'est'là-bas le soir une nuée defeus'allumait et marchait devanteux. Maintenant la lueur céleste s'est éteinte, nous ne

1.Voirnos~'o&~<Mde/'M//<M/Mcco~ora~e, 1"partie.

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338 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

sommes pas bien sûrs d'avoir Dieu sur nus tètes, nousne possédons d'autre lumière que notre intelligence, et,avec cette simple lueur, il faut se diriger dans la nuit.Si encore nous étions sùrs qu'il y a une terre promise,

que d'autres que nous y arriveront, que le désert abou-tira à quelque chose Mais non cette certitude mêmenous est enîevée nous cherchons un nouveau monde etnous ne pouvons affirmer qu'il existe nul n'y est allé,nul n'en est revenu il nous faut le découvrir avant denous y reposer. Et pourtant nous avancerons toujours,poussés par un infatigable espoir.

Page 371: Jean Marie G.

CHAPITREIl

L'ASSOCtAÏtON.CE Mî SUBSISTERA

DESRELIGIONSDANSLAYtESOCIALE

Caractère MCM<des retirions, communions t'etigieuse"<, cgtiaea. Typo idt'at de

t'aaaociation libre. Sea divergea formes.

L L'AMOCttTtOtt OM tKTtmemczs. Comment cettu association cons<'rv'r.t un

dea etêmenta les plus précieux des retirions. Soci<'t<<d'étudft scientitiqttes. phi-

toMphiquea. religieuses. Ëcuoth à éviter. Uf la vulgarisation des idées sct~n-

ti~auea et de ta coMccrtton dea esprits &ta acieuce.

H. L'AMCCtATtOKBM VOK)!<Tt3tT HMO~tMfTtSH): MOBAL.Ëvot'ttiou fitt' !aqnoUela r'digton tend. dès maintenant, chez les âmes les ptua hautes, à *'<'t'tndre avec la

charité.– LaptM et la t'/«~)~'Mur\ivrontau~ dogmes. R'<tcdf<'M<AoM'<MMM

dans le protètytisme mor~t.– Nécessite de t'Mpcrftncc pour soutenir t'<'ntbo'tuiaa<Ut'.

Poatibitité do propager les idéea morales. t* aant tex My~< et i<'adogmes reti-

giem ï* sans les idéea de <aKC<tOMretigieuae. Le héros ci''n<M<~et A<Mr<M.pima-

gine par Baudetaire; critique de cette conception.– Le culte du souvenir et des

morta.

ïlï. L'ASMCtATtOKBM <<M<tt.!T<t. CnLTtt Btt L\a< KT Dt Lt «tTOM. !/<tr<et

ttjM~t ne détacheront des retigiona et leur pourront survivre. Néc<'asite do

développer le «M~MM<«~<t~M et le culte de <'ar< à mesur<' que s'atTaibHt le aen.

timent religieux. P~M~e~Mt~, MM~x~; teur rute danat'avt'tnr. Substitution

dnttw de r<M'<auritt. Ctt~ de la nature. Que le sentiment de la nature fut &t ori-

gine un élément Mtentiet du aentimect religieux. Supériorité du culte de la nature

sur celui de l'art humain. La nature, vrai temple de l'avenir.

L'idée pratique la plus durablequ'on trouve au fond de

l'esprit religieux, commeau fonddes tentatives de réforme

sociale, est l'idée d'association. A l'origine, nous l'avonsvu, la religion est essentiellement sociologique,par sa con-

ception de la « sociétédes dieux et des hommes. » Ce quisubsistera des diverses religions dans l'irréligion future,

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340 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

c'est cetteidée que le suprême idéal de l'humanité, et mêmede la nature, consiste dans l'établissement de rapportssociaux toujours plus étroits entre les êtres. Les religionsont donc eu raison de s'appeler elles-mêmesdes associa-tions et des py/MM(c'est-à-dire des assemblées). C'est parla force des associations, soit secrètes, soit ouvertes, queles grandes religions juive et chrétienne ont envahi lemonde. Le christianisme a même abouti, dans l'ordremoral et social, à la notion de l'c M~~c~c//c,d'abord

yM</</aM/c,puis ~o~~a/~c et unie dans l'amour. Seu-

lement, par une étrange aberration, au lieu de considé-rer l'universalité comme un idéal, limite inaccessibled'une évolution indéfinie, on a présenté la ca~c~comme déjà réalisée dans un système de dogmes qu'iln'y aurait plus qu'à faire connaître et, au besoin, à

imposer. Ce contresens a été la perte des religions dog-matiques, et il subsiste encoremêmedans les religions quichangent les dogmesen symboles,car il y a encoremoinsde

symbole ?<MtucrM/que de dogme universel. La seule choseuniverselle doit être précisément l'entière liberté donnéeaux individus de se représenter à leur manière l'éternelle

énigme ctdj s'associer avec ceux quipartagent les mêmes

conceptionshypothétiques.L'association, entravée jusquici par les lois, l'igno-

rance, les préjugés, les difficultésdes communications,

qui sont une difficultéde rapprochement, etc., n'a guèrecommencéqu'en ce siècle à montrer toute sa puissance.tl viendra sans doute un jour où des associations detoute sorte couvriront le globe, où tout, pour ainsi dire,se fera par association, où dans le grand corps socialdes groupes sans nombre de l'aspect le plus divers se

formeront, se dissoudront avec une égale facilité, cir-culeront sans entraver en rien la circulation générale.Le type dont toute association doit chercher à se rappro-cher, c'est celui qui unirait à la fois l'idéal du socialismeet l'idéal de l'individualisme, c'est-à-dire celui qui donne-rait à l'individu le plus de sécurité dans le présent et dansl'avenir tout en lui donnant aussi le plus de liberté. Desmaintenant toute assurance est une association de ce

~cnre d'une part, elle fait protéger l'individu par uneimmense force sociale mise en commun d'autre part, elle

n'exige de l'individu qu'un minimum de contribution,elle le laisse libre d'entrer ou de sortir à son gré de l'asso-

ciation, le protège enfin sans rien imposer.

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L'ASSOCIATIONDES INTELLIGENCES. 34Î

Le tort des religions et aussi dessystèmes socialistes,

nous l'avons déjà remarqué, c'est des être figuréjusqu'icil'individu commeprésentant un type moral et intellectuel

unique. Les êtres humains ne sont, ni au dedans ni au

dehors, des figuresde cire copiées sur le même patron la

psychologie et la physiologie des peuples, sciencesencore embryonnaires, nous montreront un jour toutela diversité qui existe dans les races humaines et qui, pardes phénomènes d'atavisme sans nombre, ramène brus-

quement l'hétérogénéité au sein même des types les pluscorrects. Le sentiment religieux, métaphysique et moral,doit prendre un jour toutes les formes, provoquer tous les

groupements sociaux, se faire individualiste pour les uns,socialiste pour les autres, afin que les différents genresd'esprits puissent se rapprocher et se classer, sous laseule condition de garder toute leur indépendance, den'altérer en rien la liberté de leurs croyancespar l'actionde les mettre en commun. Plus on est uni, plus on doitêtre indépendant il faut tout partager sans pourtant rienaliéner lesconsciencespeuventse faire transparentes l'une

pourl'autre sans rien perdre de l'aisance de leurs mouve-ments. L'avenir, enun mot, est a l'association, pourvu quece soit des libertés qui s'associent, et pour augmenter leurliberté, non pour en rien sacrino.

Si, de cesprincipes généraux, nous passons à des appli-cations particulières, nous trouvons trois formes essen-tielles de l'bre association qui devront survivre aux reli-

gions celle des intelligences, celle des volontés, celle dessensibilités.

I. ASSOCIATION DES INTELLIGENCES

La libre association des pensées individuelles per-mettra leur groupement toujours provisoire en des

croyancesvariées et variables, qu'elles regarderont elles-mêmes comme l'expression hypothétique et en tous cas

inadéquate de la vérité. Il y a des divisions et des subdivi-sions dans le mondede la pensée semblablesaux divisions

géographiques de notre terre; ces divisions s'expliquentpar la répartition même du travail chacun a une tachedistincte à remplir, un objet distinct auquel il doit appli-

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342 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR

qucr son intelligence. Or, tous les travailleurs unis dansun mime effortde pensée et tournés vers un même pointde l'horizon intellectuel tendent naturellement à se rap-procher toute coopération tend à devenir union et asso-ciation. Nous avons tous une patrie intellectuelle, commeune patrie terrestre; dans celle-là comme dans celle-cinous sentons des concitoyens, des frères, vers lesquelsnous pousse une sympathie naturelle. Cette sympathies'explique par une conscience vague de la solidarité des

intelligences humaines, qui ne peuvent se désintéresserl'une de l'autre, qui aiment à partager la vérité ou l'erreurcommeleplaisir ou la souffrance il est bonde les voir ainsise rapprocher, se rejoindre, s'harmoniser, pourvu qu'ellesne seprennent pas elles-mêmesdans unesorted'engrenage.et que leur solidarité soit une condition de progrès, nond'arrêt et d'Immobilité.Les hommesse plairont toujours àmettre en communet à partagerleurs idées,commelesdisci-

ples de Socratc apportaient ensemble et partageaient leurs

repas dans la petite maison remplie par l'amitié on est

rapproché par ce qu'on sait, suppose ou préjuge, comme

par ce qu'on aime. Le rayonnement de notre cœur doitd'abord chercher ceux qui sont plus près de nous, ceux

qui sont nos voisins par leur pensée et leurs travaux. Letravail ne façonne pas seulement les objets, il façonneaussi à la longue le travailleur: unemêmeoccupationpour-suivie avec le même amour finit par donner à la longuele même cœur. Le travail, de quelque ordre qu'il soit,constitue donc un desliens les plus forts entre leshommes.Aussi de nos jours les associations se forment-ellesentre les savants ou les chercheurs commeentre les tra-vailleurs des mêmes corps de métier. Nous avons dessociétesd'études scicntihqucs,médicales,biologiques,etc.;nous avons des sociétés d'études littéraires et philolo-giques, d'études philosophiques, psychologiques ou mo-

rales, d'études économiques ou sociales, enfin d'études

religieuses. Ces sociétés sont de vraies églises, mais des

églises pour le libre travail, non pour le repos dans unefoiconvenue elles iront se multipliant par la spécincationmême de chacune de ces études. De telles associationsentre travailleurs sont le type dont se rapprochera sansdoute dans l'avenir toute association, ycompris celles d'uncaractère religieux. La communauté de recherches, quicrée une fraternité semblableà la communauté de foi, estsouvent supérieure et plus féconde. Un jour sans doute les

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L'ASSOCIATIONDES INTELLIGENCES. 343

plus hautes associations religieuses ne seront que des

associationsd'études religieuses ou métaphysiques. Ainsi

se réconcilieront les éléments les meilleurs de l'indivi-

dualisme et du socialisme. Le caractère impondérableet

extensible à l'infini de la science, la possibilité qu'ellenous donne d'ajouter la valeur de tous à notre valeur per-sonnelle sans pourtant en rien détourner, font de l'ac-

quisition des connaissances letype

de l'appropriationparfaite, qui satisfait tout à la fois 1individu et la société.

Il y a toutefois ici un écueil éviter. Il faut se dénerde la forceque les opinions, surtout les opinions morales,sociales et métaphysiques, semblent prendre lorsqu'ellessont réunies en îaisccau, commeles sarments de la fablecette force de résistance qu'elles gagnent n'augmente enrien leur valeur intrinsèque, de même que chaque sar-ment reste individuellement aussi fragile, même au seindu faisceau qui résiste à la main la plus vigoureuse.Novalisdisait « Ma croyance a gagné un prix infini àmes yeux, du moment que j'ai vu qu'une autre personnecommençaità la partager. ? C'est là une constatation

psychologique fort juste, mais c'est au fond la constata-tion d'une illusion dangereuse et contre laquelle il faut se

prémunir; car, dans un certain entraînement de passion,il est plus facile de se tromper ;t deux, il est plus facilemêmede se tromper quand on est mille, que quand on estun. La science a ses enthousiastes, mais elle a aussi ses

fanatiques; elle aurait au besoin ses Intolérants et ses vio-lents. Heureusement, elle porte son remède avec elle

agrandissez la science, et elle devient le principe mêmede toute tolérance, car la science la plus grande est celle

qui connait le mieux ses limites.Tandis que les esprits distinguée s'associeront ainsi

pour mettre en commun leurs travaux et IcuMspécula-tions, les hommes dont la vie est tournée plutôt du côtédu travail manuel s'associeront aussi pour mettre encommun leurs croyances plus ou moins vagues, plus oumoins irréfléchies, mais d oùle surnaturel sera exclu tou-

jours davantage à mesure que l'instruction scientifiquese répandra dans le peuple. Ces croyances, qui serontsurtout métaphysiques chez certains peuples, pour-ront être chez d autres, comme dans les nations latines,surtout sociales et morales. Toutes les associations offri-ront les types les plus divers, selon les opinions mêmes

qui auront présidé à leur formation; elles se ressem-

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344 L'IRRÉLIGION DE 1/AVENIR.

bleront pourtant par ce trait commun, qu'elles exclu-ront progressivement tout dogme, toute révélation. En

outre, ces associations de croyants auront pour communidéal de se rapprocher des associations de chercheurs etde savants dont nous venons de panier. Les personnesinstruites qui se trouveront à la tête de ces sortes de com-munions auront pour tâche d'y vulgariser les résultats desrecherches scientifiques ou métaphysiques entreprisesdans les sociétés ptus étevécs. 11 n'y aura pas de templequi ne soit ainsi tormé de plusieurs temples superposés,comme les nefssuperposéesdecertaines églises anciennes;et le plus haut de ces temples, celui d'où descendra la

parole la plus inspirée, sera bâti à ciel ouvert et habiténon par des fidèles,mais au contraire par des infidèlesàtoute vérité bornée, par des esprits toujours en quête d'unsavoir plus étendu et plus sur ad /M<Mper /MCCM.

Un des effets principaux de l'association des intelli-

gences ainsi pratiquée, sera la ditmsion et la propagationdes idées scientifiquesdans le peuple. Si on considère les

religions commeune vulgarisation des premières théories

scientifiques humaines, on peut croire que le plus sur

moyen d'en combattre les erreurs et d'en conserver lesbons côtés sera la vulgarisation des théories vraies dela science moderne. Vulgariser, c'est en un sens « con-

vertir, » mais c'est convertir à des vérités hors de doute;c'est une des tâches les plus capables de tenter un philan-thrope on est sur que le vrai ne fera pas de mal quand onle répand sans l'abaisser. Une parole vraiment bonne, unlivre vraiment bon sont souvent meilleurs qu'une bonneaction: ils portent plus loin, et si quelquefois un acte im-

prudent d'héroïsme a pu être funeste, une parole allant aucœur ne le futjamais. Denosjours ontrouvedéjàdes livresà l'usage des enfants et du peuple qui sont de véritables

chefs-d'œuvre, et qui mettent à leur portée les plus hautesidées dela moraleet de certainessciences,sans lesdéfigureren rien ces livres sont des espècesde catéchismes morauxou scientifiquesbien supérieurs aux catéchismesreligieux.On peut être assuré qu'il se produira un jour, pour les

grandes théories cosmologiqucs ou métaphysiques, deslivres de ce genre, résumant dans un langage à la por-tée de tous et sous de vives images les faits acquis oules hypothèses probables. La vulgarisation, venant de plusen plus s'interposer entre la haute science et l'ignorancepopulaire, remplacera ainsi les religions, qui sont elles-

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L'ASSOCIATIONDES INTELLIGENCES. 345

mêmesun ensemble (lenotions cxotériques, une représen-tation symboliqueet grossière d'un savoir profondautre-fois,aujourd'hui naïf.La sciencemoderne,pourprogresser,a besoin de se populariser ainsi elle avance en s'élargis-sant toujours, comme les grands fleuves bien plus, sans

cet élargissement continu, elle n'avancerait pas.Un des grands avantages de la science, c'est qu'elle

utilise jusqu'aux demi-talents et aux esprits les plus mo-

destes, ce que l'art ne peut pas faire. Un poète médiocreest bien souvent un être absolument inutile, un zéro dans

l'univers au contraire, un esprit très ordinaire, qui appor-tera un perfectionnement presque insignifiant dans l'en-roulement des fils d'une bobine électrique ou dans l'engre-nage d'une machine à vapeur, aura rendu un réel serviceil aura fait son œuvre ici-bas, il aura payé son tribut, jus-tifié sa place au soleil. Tandis que l'art ne souffre pas la

médiocrité, la science peut s'appuyer sur elle chez touselle peut rencontrer des collaborateurs.Par cela même, lascience trouve en elle une force de propagation que l'artne possède pas toujours au même degré, que les reli-

gions seules ont eue à ce point. L'art peut rester trèsfacilement aristocratique la science, elle, ne dédaignerien, ramasse toutes les observations, rassemble et mul-

tiplie toutesles forces intellectuelles. Comme les grandesreligions bouddhique et chrétienne, elle est égalitaire,elle a besoin des foules, elle a besoin de s'appeler légion.Sans doute un petit nombre de gémes dominateurs sont

toujours nécessairespourmener le travail, embrasser l'en-semble des matériaux apportés. les distribuer, s'élever auxinductions imprévues.Maisces génies, trop isolés, seraient

impuissants, Il faut que chaque homme apporte sa pierre,un peu au hasard, et que toutes ces pierres se tassent lente-ment sous l'enbrt de leur propre poids, pour que l'oeuvresortie decette collaborationde l'humanité entière deviennevraiment inébranlable. Les digues bâties à pierres perduessont les plus solides de toutes. Quand on marche sur ces

digues, on sent la mer passer et frémir non seulementautour de soi, mais sous ses pieds mêmes on entend le

grondement vain de l'eau qui se joue autour de chaquebloc non taillé ni cimenté sans pouvoir en arracher unseul, et qui baigne tout sans rien détruire. Tellessont dans

l'esprit humain les constructions de la science, bâties avecde petits faits amassés au hasard, que les générations ont

jetés en désordre les uns sur les autres, et qui pourtant

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346 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

finissent par se tenir si solidement quenul effortde l'imagi-nation ne peut plus les disjoindre le rêve sejoue désormaisautour de ces réalités emboîtées l'une dans l'autre, sans

pouvoir les entamer. L'esprit humain, malgré son va-et-

vient éternel, sent alors en lui quelque chose de solide,

que les vagues des flux et des reflux peuvent pénétrer,non emporter.

II. L'ASSOCIATION DES VOLONTÉS

ET LE PROSÉLYTISMEMORAL

Un deuxième élément survivra aux religions. Commeles intelligences affranchiesdu dogme, les volontés conti-nueront à s'associer librement en vue des souffranceshumaines à soulager, des vices et des erreurs à guérir,des idées morales à répandre. Cette association a, commecelle des intelligences, son principe dans la consciencedela solidaritéet delafraternité humaine,mais, bien entendu,il ne s'agit plus de la fraternité fondée sur des idées

superstitieuses ou antiphilosophiqucs, sur la communauté

d'origine, surl'existenced'un mêmepère terrestre oumême

céleste il s'agitd'une fraternité rationnelleetmorale fondéesur l'identité de nature et de tendance. Le vrai philosophene doit pas dire seulement rien de ce qui est humain nem'est étranger, mais rien de cequi vit, souffreet pense nem'est étranger. Le cœur se retrouve partout où il entendbattre un cœur comme lui, jusque

dans l'être le plusinfime, à plus forte raison dans 1être égal ou supérieur.Un poète de l'Inde, dit la légende, vit tomber à ses piedsun oiseau blessé, se débattant contre la mort le cœur du

poète, soulevé en sanglots de pitié, imita les palpitationsde la créature mourante c'est cette plainte mesurée et

modulée, c'est ce rythme de la douleur qui fut l'originedes vers; comme la poésie, la religion a aussi son ori-

gine laplus

haute et sa plus belle manifestation dans la

pitié. L amour des hommes les uns pour les autres n'a pasDesoin d'être précédé par l'accord complet des espritsc'est cet amour même qui arrivera à produire un accordrelatif: aimez-vous l'un l'autre, et vous vous compren-drez quand vous vous serez bien compris, vous serez

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L'ASSOCIATIONDES VOLONS. 347

déjà plus près de vous entendre. Une lumière jaillit del'union des cœurs.

L'universelle sympathie est le sentiment qui devra se

développer le plus dans les sociétés futures. Dès aujour-d'hui, par une évolution absolument inévitable, la religionchez les Amesles plus hautes a fini par se fondre avec lacharité. Encore dures et stériles chez les peuplesprimitifsou elles ne sont qu'un recueil de formulesde propitiation,les religions ont fini, en se pénétrant de morale, pardevenir l'une des sources essentielles de la tendressehumaine. Le bouddhismeet le christianisme se sont trou-vésà latête des principales œuvresde charité que l'hommeait entreprises. Condamnéesfatalement, au bout d'un lapsde temps plus ou moins long, à la stérilité intellectuelle,ces religions ont eu le génie du cœur. Les Vincent dePaul ont peu à peu remplacé les saint Augustin ou lessaint Athanase, non sans profit pour l'humanité. Cetteévolution ira s'accentuant sans doute. Aujourd'hui, parexemple,où si peud'oeuvresintellectuelles d un vrai talentse sont produites dans la sphère théologique', beaucoupd'œuvres pratiques ont été conçues et exécutées par des

prêtres. Un jour viendra sans doute où toute souffrance

personnelle, réagissant sur les sentiments sympathiques,fera naître un désir de soulager la souffranced autrui. Ladouleur physique produit en général un besoin d'agitationphysique de même que des lois esthétiques viennent

rythmer cette agitation, transforment les gestes désordon-nés en mouvements réguliers, les cris en chants de dou-leur de même, dans la souffrance morale, une loi pluscomplexe,intervenant de nouveau, peut diriger versautruil'instinct qui nous pousse à agir pour oublier de souffrir;alors toute souffrance pourra devenir, chez celui même

qui l'éprouve, une source depitié à l'égard des souffrances

d'autrui, tout malheur personnel sera un principe de cha-rité.

Commele sentiment artistique, le plus haut sentiment

religieux doit être fécond; il doit porter à l'action. Reli-

gdon,si l'on en croit saint Paul lui-même, veut dire cha-rité, amour; or, il n'y a pas de charité sinon envers quel-qu'un, et l'amourvéritablementriche ne peut pas s épuiserdans la contemplation et l'extase mystique, qui scienti-

1.PasuneseuleenFrance.X.Voirnos ProM~MM<f~A~M, t. Ht.

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348 L'I&B~MMON M! L'AVENIR.

fiquement ne sont pour lui qu'une déviation et commeunavortement. L'amour véritable doit se tourner à agir.Ainsi s'effacel'antique opposition de la foi et des œuvresil n'y a pas de foi puissante sans les œuvres, pas plus qu'iln'y a de vrai génie stérile ou devraie beauté mféconde.SiJésus préférait Marie,immobileà ses pieds, à Marthes'agi-tant dans la maison, c'est que sans doute il pressentait dansla première un trésor d'énergie morale se réservant en

quelque sorte pour les grands dévouements cette réserven'était qu'une attente, elle ressemblait au silenceque gar-dent les amours sincères, silencequi en dit plusque toutesles paroles.

La charité sera toujours le point où viendront se con-fondre la spéculation théorique la plus risquée et l'ac-tion pratique la plus sûre. S'identihcr par !a pensée etle cœur avec autrui, c'est ~cî//cr au plus beau sens dumot: c'est risquer le tout pour le tout. Ce grand risque,l'homme voudra toujours le courir. Il y est poussé par les

plus vivaces penchants de sa nature. Gœthe disait qu'unhomme n'est vraiment digne de ce nom que quand il a« fait un enfant, bâti une maison et planté un arbre. HCette parole, sousune forme un peu triviale, exprime trèsbien ce sentiment de fécondité inhérent à tout être, cebesoin de donner ou de développer la vie, de /bM<~rquel-que chose l'être qui n'obéit pas à cette force est un

déclassé, il sounr~ unjour

ou l'autre, et il meurt toutentier. Heureusement, 1 égoïsmeabsolu est moins fréquentqu'on ne le croit vivreuniquement pour soi est plutôtunesorte d'utopie se résumant dans cette formule naïve« tous pour moi, moi pour personne. 1 Les plus humblesd'entre nous, dès qu'ils ont entrepris une œuvre, ne se

possèdent plus eux mêmes ils ne tardent pas à appar-tenir tout entiers à l'œuvrc commencée,à une idée, et àune idée plus ou moins impersonnelle; ils sont tirés

malgré eux par elle, comme la fourmi roulant sous lebrin de paille qu'elle a saisi une fois et qui l'entraîne

jusque dans des fondrières sans pouvoir lui faire lâcher

prise.Le promoteur de toutes les entreprises, petites ou

grandes, de presque toutes les œuvres humâmes, c'est

l'enthousiame, qui a joué un rôle si important dans les reli-

gions.L'enthousiasme suppose la croyanceen la réalisation

possible de l'idéale croyance active, qui se manifesteparl'effort. Le possible n'a le plus souvent qu'une démons-

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L'ASSOCIATIONDMVOLONTÉS. 349

tration, son passage au rée! on ne peut donc le prouver

qu'en lui étant son caractère distinctif, le pas CMCorc.

Aussi les esprits trop positifs, trop amis des preuves de

fait, ont-ils cette infirmité de ne pouvoir bien comprendretout le possible; les analystes distinguent trop exactement

ce qui est de ce qui n'est pas pour pouvoir pressentir et

aider la transformation constante de l'un dans l'autre, Il ya sans doute un point dejonction entre le présent et l'ave-

nir, mais ce point de jonction est difficilementsaisissable

pour l'intelligence pure il est partout et nulle part; ou,

pour mieux dire, ce n'est pas un point inerte, mais un

point en mouvement, une air~ïOM, conséquemment une

volonté poursuivant un but. Le monde est aux enthou-

siastes, qui mêlent de propos délibéré le pasencoreet le

déjà, traitant l'avenir commes'il était présent; aux esprits

synthétiquesqui dans un même embrassement confondenti idéalet le réel; aux volontaires qui savent brusquer la

réalité, briser ses contours rigides, en faire sortir cetinconnu qu'un esprit froid et hésitant pourrait appeleravec une égale vraisemblance le possible ou l'impossible.Ce sont les prophètes et les messies de la science. L'en-thousiasme est nécessaire à l'homme, il est le génie des

foules, et, chez les individus, c'est lui qui produit la fécon-dité même du génie.

L'enthousiasme est fait d'espérance, et pour espérer, ilfaut avoir uncœurviril, il faut du courage. Ona dit: le cou-

rage du désespoir il faudrait dire le courage de l'espoir.L'espérance vtcnt se confondre avec la vraie et active cha-rité. Si, au fond de la boîte de Pandore, est restée sanss'envoler la patiente Espérance, ce n'est pas qu'elle ait

perdu ses ailes et qu'elle ne puisse, abandonnant la terreet les hommes,s'enfuir librement en pleinciel; c'est qu'elleest avant tout pitié, charité, dévouement; c'est qu'espérer,c'est aimer, et qu'aimer, c'est savoir attendre auprès deceux qui souffrent.

Sur la boîte de Pandore entr'ouverte où est restée ainsi

l'espérance amie, prête à tous les dévouements pour leshommes et pour ravëncmcnt de l'idéal humain, il fautécrire comme sur le coffret du A/~rcAa~ de ~MtM quicontenait l'image de la bien-aimée «Qui me choisit, doithasarder tout ce qu'il a.

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350 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR

L'objet de l'enthousiasme varie d'Age en âge il s'estattaché à la religion, il peut aussi s'attacher aux doctrineset aux découvertes scientifiques,il peut surtout s'attacheraux croyances morales et sociales. De là cette nouvelle

conséquence,que l'esprit mêmede~ro~/y/MM~,qui semblesi particulier aux religions, ne disparaîtra en aucunemanière avec elles il se transformera seulement. Cheztout homme sincère et enthousiaste, ayant à dépenser unesurabondance d'énergie morale, on trouve l'étoffé d'un

missionnaire, d'un propagateur d'idées et de croyancesAprès la joie de posséder une vérité ou un système quisemble la vérité, ce qui sera toujours le plus doux au cœur

humain, c'est de répandre cette vérité, de la faire parler et

agir par nous, de l'exhaler comme notre soufne même, d<'la respirer et de l'inspirer tout ensemble. Hn y a pas seu-lement douze apôtres dans l'histoire de l'humanité; 01:

compte encore aujourd'hui et on comptera dans l'avenirautant d'apôtres que de cœurs restés jeunes, forts etaimants. Il n'existe pas d'idée dans notre cerveauqui n'aitun caractère social,fraternel, une force d'expression et devibration par delà le moi. L'ardeur à propager les idéesaura donc, dans la société future, une importance aussi

grande que l'ardeur à les découvrir. Le prosélytismetout moral prendra pour but de communiquer à autruil'enthousiasme du bien et du vrai, de relever le niveaudes cœurs dans la société entière, principalement chez le

peuple.Ici on nous fera peut-être plus d'une objection; on nous

signalera la difficulté de rendre populaire, indépendam-ment des religions, un enseignement de la morale con-forme aux idées scientifiques de notre temps. Un pro-fesseur de la Sorbonne me soutenait un jour que, dansce temps de crise des doctrines, tout enseignement un

peu systématique de la morale, au lieu de la consolider,risque d'en altérer les fondementschez les jeunes esprits.Pas de théories, car elles aboutissent au septicismc pasde préceptes absolus, car ils sont faux il ne reste à

enseigner que des faits, de l'histoire on ne trompe paset on ne se trompe pas soi-même en alléguant un fait.En somme, plus d'enseignement proprement dit de lamorale.

Nous croyons au contraire que, de toutes les théories sidiverses sur les principes de la morale, on peut déjà ti~'run certain fonds d'idées commun, en faire un objet d'en-

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L'ASSOCIATIONDES VOLONTÉS. 351

seignement et de propagation populaire. Toutes les

théories morales, même les plus sceptiques ou les pluségoïstes à leur point de départ, ont abouti à constater ce

fait quel'individu ne peut pas vivre uniquement de soi et

pour soi, que l'égoïsme est un rétrécissement de la sphèrede notre activité, qui finit par appauvrir et altérer cette

activité même. On ne vit pleinement qu'en vivant pour

beaucoupd'autres. Nosactions sont commeune ombre quenous projetons sur l'univers pour raccourcir cette ombreet la ramener versnous, il faut diminuer notre taille aussile meilleur moyen pour se faire grand, c'est de se faire

généreux, tandis que tout égoïsmc a pour conséquenceou pour principe une petitesse intérieure. L'idée et le sen-timent qui est au fond de toute morale humaine, c'est

toujours le sentiment de la générosité; généreux et phi-lantropiqucs deviennent eux-mêmes, pour qui les regardesous un certain angle, les systèmes u'Ëpicure et de Bcn-tlam. C'est cet esprit de générosité inhérent à toutemorale qu'un moraliste peut et doit toujours s'ctïbrcerde dégager, de faire pénétrer dans l'esprit de ses audi-teurs. Que reste-t-il des longues années d'enseignementauxquelles a été vouée notre jeunesse? l)cs formesabstraites? des idéesplus ou moinsscolastiques inculquéesà grand peine? Non, tout cela se fond, se disperse; ce quisubsiste, ce sont des sentiments. De l'enseignement del'histoire se dégage un certain culte du passé et de nos tra-ditions nationales, qui est utile, mais qui peut devenir

dangereux s'il est poussé trop loin; de 1enseignement dela philosophie, une certaine ouverture d'esprit, une curio-sité pour la recherche des causes, un amour de l'hypo-thèse, une tolérance à l'égard des doctrines opposées à lanôtre et que doit-il rester d'un enseignement bien suivide la morale? Avant tout une générosité du cœur qui fait

que, sans nous oublier nous-mêmes, du moinsnousne nous soucions plusuniquement denous. Tous lesautres

enseignements élargissent l'esprit, celui-ci doit élargir lecoeur.Il ne faut doncpas avoir peur de la diversité des sys-tèmes moraux, parce qu'en sommeils n'ont pas trouvé devérité psychologique et physiologique plus certaine, defait plusvéritable que l'amour, principede tout altruisme,et qu'ils en viennent nécessairementà

placer l'êtrehumaindans cette alternative se dessécherou s ouvrir. Les actionsexclusivement égoïstes sont des fruits pourrissant surl'arbre plutôt que de nourrir. L'égoïsme, c'est l'éternelle

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352 r/IRBÉLIGION DE L'AVENIR.

illusion de l'avarice, prise de peur à la pensée d'ouvrir la

main, ne se rendant pas compte de la fécondité du crédit

mutuel, de l'augmentation des richesses par leur circu-lation. En morale comme en économie politique, il estnécessaire que quelque chose de nous circule dans lasociété, que nous mêlions un peu de notre être propre etde notre vie à celle de l'humamté entière. Les moralistesont eu tort peut-être de trop parler de sacrifice on peutcontester que la vertu soit, en son fondle plus secret, unsacrifice au sens rigoureux du mot mais on ne peut nier

qu'elle soit féconditémorale, élargissement du moi, géné-rosité. Et ce sentiment de générosité par lequel, quandon va au fond de soi, on y retrouve l'humanité et l'univers,c'est ce sentiment-là qui fait la base solidede toutes les

grandes religions, comme il fait celle de tous les systèmesdemorale; c'est pour cela qu'on peut sansdanger,en se pla-çant à ce centre de perspective, montrer la diversité des

croyances humaines sur le bien moral et sur l'idéal divinune idée maîtresse domine toujours cette variété, l'idée del'amour. Être généreux de pensée et d'action, c'est avoirle sens de toutes les grandes conceptions humaines sur lamorale et la religion.

Ï)'ailleurs, est-il besoin du secours d'idées mythiques et

mystiques pour comprendre la société humaine et ses

nécessités, parmi lesquellesse trouve la nécessitémême dudésintéressement?Plus humain deviendra conscient,

plus il aura conscience de la nécessité, de la rationalitéinhérente à la fonction qu'il accomplit dans la société

humaine, plus il se verra et se comprendra lui-mêmedansson rôle d'être social. Un fonctionnaire sans reproche est

toujours prêt à risquer sa viepour accomplirla fonctionquilui est dévolue, fût-ce la simple fonction de garde cham-

pêtre, de douanier, de cantonnier, d'employé de chemindeïcr ou de télégraphe celui-là serait inférieur à ces trèshumbles employésqui ne se sentirait pas capablede braverlui aussi la mort à un moment donné.On peut se juger soi-même et juger son idéal en se posant cette question pourquelle idée, pour quelle personne serais-je prêt à risquerma vie? Celuiqui ne peut pas répondre à une telle inter-

rogation a le cœur vulgaire et vide il est incapable derien sentir et de rien faire de grand dans la vie, puisqu'ilest incapablede dépasser son individualité; il est impuis-sant et stérile, traînant son moi égoïste comme la tortuesa carapace. Au contraire, celui qui a présente à l'esprit la

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L'ASSOCIATIONDM VOLONTÉS. 353

23

pensée de la mort en vue de son idéal, cherche à mainte-

nir cet idéal à la liauteur de ce sacrincc possible il puisedans ce risque suprême une tension constante, une infati-

gable énergie de la volonté. Le seul moyen d'être granddans la vie, c'est d'avoir la conscience qu'on ne reculera pasdevant la mort. Et ce courage devant la mort n'est pas le

privilège des religions il est en germe dans toute volonté

intelligente et aimante, il est en germe dans ce sentiment

même de l'universel que nous donnent la science et la phi-

losophie il commence à se montrer dans ces élans spon-tanés du coeur,dans ces inspirations de l'être moral sembla-

bles à celles du poète, que l'art et la morale cherchent à

faire naître plus fréquemment en nous. Ïndépcndammentdetoute conception religieuse, la moralité a ce privilège d'être

une des poésies les plus hautes de ce monde, dont elle estune des plus vivantes réalités. Cette poésie, au lieu d'être

purement contemplative, est en action et en mouvement;mais le sentiment du beau n'en demeure pas moins un deséléments les plus durables du sentiment moral la vie ver-

tueuse, l'~sGrecs le disaient déjà, c'est la vie belle et bonnetout ensemble. La vertu est le plus profond des arts, celuidans lequel l'artiste se façonne lui-même. Dans les vieille"stalles en chêne des chœurs d'église. amoureusement sculp-tées aux âges de foi, le même bois représente souvent surune de ses faces la vie d un saint, sur l'autre une suite derosaces et de Meurs,de telle sorte que chaque geste du saint

figuré d'un côté devient de l'autre un pétale ou unecorolle ses dévouements ou son martyre se transformenten un lys ou une rosé. A~rj~ncurn_iput ensemble, août-frir en s'épanouissanL unir en soi la realité dtt-JMenet la-beauté de 1 idéal, tel est le tourne but de lavie~; et nous

aussi, comme les vieux'saints de bois, nous devons nous

sculpter nous-mêmes sur deux faces.On nous objectera encore que la propagation et l'ensei-

gnement des idées morales, s'ils deviennent indépendantsdes religions, manqueront d'un dernier élément quia sur les esprits religieux une puissance souveraine l'idéede sanction après la mort, ou tout au moins la certitude decette sanction. A quoi on peut répondre que le pur dusentiment moral est précisément de faire le bien pour h*bien même. Et si on réplique que c'est un idéal chimé-

rique, étant si élevé, nous répondrons a notre tour quela force de l'idéal, pour se réaliser, deviendra d'autant

plus grande dans les sociétés futures que cet idéal sera placé

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354 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

plus haut'. Ou croit que les Idéesles plus élevées sont lesmoinsfaciles à propagerdans les masses c'est une erreur

que l'avenir démentira sans doute de plus en plus. Tout

dépend du talent de celui qui répand ces sentiments et cesidées le génie deJésus et des Ëvangélistes a plus fait pourpropager la moralité sur la terre, en exprimant sous uneforme populaire et sublime tout ensemble les plus hautesidées morales, qu'en menaçant les hommes de la ven-

geance divine et des Hammesde la géhenne. Dans cette

parole «Aimez-vous les uns les autres à ce signe tousconnaîtront que vous êtes mes disciples, si vousavez del'amour les uns pour les autres », dans ce précepteadmi-rable et éternel il y a plus de force pratique inépuisableque dans ces autres apostrophesdont nous sourions aujour-d'hui « Vousserezjetés dans le feu. Il v aura des pleurset des grincements <lcdents, » Déjà, dans le passé même,c'est sous la protectiondessentiments les plusélevasque sesont produites les plus grandes révolutions religieusesces sentiments resteront dans l'avenir, dépouillésdes idées

superstitieuses auxquelles ils furent longtemps associés.La religion a pu faire par milliers des martyrs courant

gaiement aux supplices c est une tacite sans doute plusdiflicilc encore, mais après tout non moins réalisable,de faire des millions de simpleshonnêtes gens. La mora-lité ne perdra pas de sa force pratique en se montrant de

plus en plus ce qu'elle est, c'est-à-dire le but le plus haut

que puisse se poser l'homme la vraie idée de la mora-lité se confond avec la charité, et la charité véritablene va pas sans un désintéressement absolu,qui n'attendune récompense ni des hommes ni de Dieu. La recon-naissance ne doit jamais entrer dans les attentes de la

vie, dansées espérances par lesquelles on escomptel'ave-nir ce serait n'aillcurs un bien mauvais calcul. Il faut

prendre la reconnaissance quand elle vient, comme parsurcroît, en être surpris et réjoui comme d'un véritablebienfait. 11est même non et il est raisonnable de ne jamaisfaire le bien qu'en s'attendant à l'ingratitude. Et de mêmeil faut se résigner a ne pas recevoir après la mort un prixde sa bonté. L'enseignement moral le plus pratique estcelui qui s'adresse aux sentiments les plus généreux.

Pour soutenir la nécessitéde l'idée de sanctiondans l'en-

seignement et dans la propagation de la morale, on nous a

1.Voirnotre~M<~<'~MM<?Mor~/c,p.236et237.

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Ï/A880CIATION DES VOLONTÉS. 355

présenté un jour l'argument suivant, exprimé sous uneterme viveet anecdotique. Baudelaire, dit-on, vers les der-niers temps de sa vie intellectuelle, avait tracé le canevasd'un grand drame destiné à étonner les partisans de la mo-rale nbourgeoiseM.Le héros de cedrame, dépouillant

touslespréjugésvulgaires,commettait l'un après 1autre, et avecun égal succès, les forfaits réputés les plus épouvantables,tuait son père, déshonorait son frère, violait sa sœur et sa

mère, trahissait son pays enfin, son œuvre accomplie,en possessionde la fortune et de l'estime publique, on le

voyait, retiré dans quelque beau site sous un doux cli-

mat, s'écrier le plus tranquillement du monde « Mainte-nant jouissons en paix du fruit de nos crimes. ? Quelle

réponse, me disait-on, ferez-vousà cet homme et a ceux

qui seraient tentés de l'imiter, si vousn'avez pas les me-naces de la religion et la perspective des peines futures ?comment troublerez-vous les jouissances que le criminel

se promet?Recherchons d'abord quelles peuvent être ces jouis-

sances si désirables. Le héros de Baudelaire est naturelle-ment incapable d'éprouver les plaisirs de la famille et du

foyer pour qui a tué son père, avoir un fils n'onrc riende bien désirable, îl est incapable également d'éprouverl'amour de la science pour la scit'ncc, car l'homme quiaurait pu aimer la sciencepour elle-même y aurait trouvéassez d'apaisement pour perdre toute chance de devenirun grand criminel, (joùtpra-t-il de bien vives jouissancesesthétiques? La délicatessemorale et la délicatesse esthé-

tique se touchent en général d'assez près il est peu pro-bable que l'étre incapable de remords, et à qui échappentainsi toutes les nuances de la vie morale, soit apte àsaisir les nuances du beau, à éprouvci dans toutes sesvariétés et ses vivacités l'émotion esthétique'. La capa-cité d'une sincère admiration pour le beau correspondtoujours à la possibilité de fortes répulsions pour le laid,et la répulsion pour le laid ne va guère sans une ré-

pulsion semblable pour la laideur morale. Il est vrai queByron a inventé des héros sataniques accomplissant lescrimes les plus noirs sans rien perdre de leur élégance, deleursbelles façons, de leur haute éducation de grands sei-

gneurs mais de tels héros, en supposant qu'ils puissentexister dans la réalité, sont extrêmement malheureux; ils

1.VoirnosPro~wMde/'MM~<~MpcoM/f~oratMp,1"partie.

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356 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

ont, d'après Byronlui-même et ses disciples, des remords

raffinés, qui n en sontpas moins cuisants, le dégoût de lavie, la misanthropie: ils ne peuvent comprendre que l'art

pessimiste, qui n'a d'autre effet que de retourner le cou-teau dans leur plaie leurs jouissances esthétiques setransforment alors en véritables déchirements. Si l'on

quitte le byronismepour s'en tenir à la réalité connue, on

peut doutér qu'un vrai criminel puisse goûter des plaisirsesthétiques beaucoup plus relevés que ceux d'un garçonboucher ayant reçu quelque instruction. Ses jouissancestourneront donc dans le cercle banal du vin, dujeu et desbelles; mais il ne pourra même pas s'enivrer de bon cœur,car on parle dans l'ivresse s'il est prudent, il jouera peu,car il se ruinerait; restent donc les femmes, qui sont eneffet la consolationhabituelle des scélérats. De tout tempsc'est dans les mauvais lieux que la police est allée cher-cher les criminels le lendemain de leur crime. Eh bien, en

vérité, nous ne voyonsaucune raison, si ce n'est des rai-sons de police et de défense sociale, pour enlever à desmisérables les jouissances restreintes qui leur restent dansl'existence. Ce serait faire beaucoup d'honneur au hérosde Baudelaireque de vouloir lui donner l'immortalité pourlui faire payer le plus citer possible dans l'autre vie les

quelques baisers qu'il a pu acheter dans celle-ci avec sonor ensanglanté. Nousn'avons à lui souhaiter aucune souf-france. Cellequ'on désirerait qu'il pût éprouver, c'est celledu remords, mais le remords est un signe de supériorité.Les vrais criminels, les criminels de tempérament, ceux

qui sont atteints de ce qu'on appelle la foliemorale, igno-rent absolument le remordsparce qu'ils sont parfaitement<!<~o/?~au crime; ils sont faits pourle milieuamoral où ils

vivent, et ils s'y trouvent à l'aise, ils n'éprouvent pas ledésir d'en changer. Pour sentir qu'une porte est basse, ilfaut être de grande taille. Si ladyMacbethavait eu la mainassez rude et l'œil assez myope, elle n'aurait jamais désiréôter de sa main la tache de sang. En général, pour souffrir,il faut toujours dépasser plus ou moms son milieu. Le cri-minel qui éprouve des remords est donc moins écarté du

type humain que celui qui n'en n'éprouve pas. Le premier

peut redevenir homme avec certains efforts; le second,ignorant même la ligne de démarcation qui le sépare de

l'humanité, est incapable de la franchir; il est muré dansson crime c'est une brute ou un fou.

Mais, objcctera-t-on,si cette brute ou ce foudont vous

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L'ASSOCIATION DES VOLONTÉS. 357

parlezn'a sur la tète aucunemenacedivine, sa situation ne

deviendra-t-ellepas enviable pour beaucoup de gens, quitravailleront à détruire en eux les instincts moraux et

humainspour se placer précisément dans la position decet

homme? Nous ne croyons pas que la foi à la sanction

religieuse apporteun grandchangement à l'aspectqu'un tel

être, malademoralement, présente pour tout être sain. Lecrime ne peut onrir pour 1 nommequ'un seul attrait, celuide la richesse qu'il a chance de se procurer. Mais la

richesse, quelque prix qu'elle ait aux yeux populaires,n'est pourtant pas sans commune mesure avec tout lereste. Proposez à un pauvre de le rendre millionnaire enlui donnant la goutte, il refusera s'il a l'ombre de raison.

Proposez-lui d'être riche sous la condition d'être bancalou oossu.il refusera probablement aussi, surtout s'il est

jeune toutes les femmes refuseraient. La difficultéqu'onéprouve à recruter certains états, même bien rétribués,ycommecelui de bourreau, montre encore qu'aux yeux dubon sens populaire l'argent n'est pastout. S'il était tout,nullemenace religieusene pourrait empêcher l'assaut uni-versel donné aux richesses*. Je connais des femmes etaussi des hommesqui refuseraient une fortune s'il fallait

l'acquérir dans l'état de boucher. tant sont fortes cer-taines répugnances, même purf'ment sentimentales et

esthétiques. L'horreur morale du crime, plus puissantedans la généralité des coeursque toute autre répugnance,nous écartera donc toujours des criminels, quelles quesoient les perspectivesde l'au-delà de la vie.

Cette horreur ne sera que plus forte lorsque, au senti-ment habituel de haine, decolèreet de vengeancequenouscause la présence d'un criminel, se sera substitué par de-

gré le sentiment de la pitié, de cette pitié que nous

éprouvons pour les êtres inférieurs ou mal venus, pour lesmonstruosités inconscientes de la nature. On peut parfoisse prendre à envierle sort de celui qu'on hait mais on ne

peutsouhaiter d'être à la place du misérable qui vous fait

1.M.deMchnariacatcutéleschancesdemortauxquellesons'exposeen exerçantrégulièrementle métierd'assassinet certainesprofessionsdangereusescommecelledemineur.tt estarrivéauxrésultatssuivantsunassassincourtm~insderisquesdemortqu'unmineur«unecompagnied'assurancequiassureraitdesassassinsetdesouvriersmineurs,pourraitdemanderauxpremiersuneprimeinférieureà cellequ'elleseraitobligéed'exigerdesseconds.V.dansnotre~<çM<M<'<MMcmoralelechapitresur

risqueetlalutte,t. IV.

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358 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

pitié. La haine, pour qui sait l'approfondir, renfermeencore quelque centre caché d'attraction et d'envie maisil n'est pas, pour arrêter le désir, de barrière morale plushaute et plus définitive que la pitié.

Le seul élément respectable et durable dans l'idée de

sanction, ce n'est ni la notion de peine ni celle de récom-

pense, c'est la conception du bien idéal comme devantavoir une force suffisante de réalisation pour s'imposer àla nature, envahir le monde entier il nous semblerait bon

quel'hommejuste et doux eût un jour le dernier mot dans

1univers.Maisce règne dubienque l'humanité rêven'a pasbesoin,pour s'établir, des procédésde la royauté humaine.Le sentiment moral peut se considérer lui-même commedevantêtre la grande forceet le grand ressort de l'universcette ambition de la moralité à envahir progressivement la

nature, par l'intermédiaire de l'humanité, est ce qu'il y ade plus élevé dans le domaine philosophique c'est aussice qu'il y a de plus propre à entretenir l'esprit de prosély-tisme. Nul mythe n'est ici nécessairepour exciter l'ardeurdu bien et le sentiment de l'universelle fraternité. Ce quiest grand et beau se suffit à soi-même, porte en soi sa lu-mière et sa flamme.

Quelles que soient les croyances que les hommes par-tageront un jour sur l'existence après cette vie et les con-ditions qui rendent possible le triomphe finaldu bien, il estune dernière idée morale et socialequi sera toujours facileà conserver et à propager parmi eux, parce qu'elle est lefond de toutes les rctigions sans être vraiment attachée àun dogme religieux c'est le culte du souvenir, la vénéra-tion et l'amour des ancêtres, le respect de la mort et desmorts. Loin de diminuer nécessairement avec la religion.le respect desmorts pourra s'accroitre encore, parce que lesentiment métaphysique de l'inconnu de la mort ira crois-sant. L'esprit démocratiquelui-mêmeporte les foulesà uneadmiration inquiète devant le perpétuel nivellement de lamort, qui passe sans cesse sur Inumanité, arrête égale-ment tout excèsdemisère ou debonheur, nous prend touset nous jette pêle-mêle dans le grand abîme, au bord du-

quel, si attentive que l'oreille se penche, elle n'a jamaisentendu remonter de bruit de chute.

Les Grecs, le peuple qu'on s'accorde à nous montrercomme le moins religieux des peuplesantiques, était celui

qui vénérait le mieux ses morts. La cité le plus irréligieusedes temps modernes, Paris, est celle où la fête des morts

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L'ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS. L'ART. 359

est le plus solennelle, où le peuple entier se lève pour lacélébrer c'est aussi celle où nous voyons le «gavroche »le plus railleur se découvrir pourtant devant la mort oui

passe, saluer sur son chemin l'image visible de l'éternelle

énigme. Le respect des morts, qui relie les générationsl'une à l'autre et reforme les rangs brisés, qui donne l'im-mortalité la plus certaine, celle du souvenir et de l'exem-

ple, n'a pas de raison pour disparaître dans le morcelle-mentdes religions. La Fête-Dieupeut s'oublier la fête desmorts durera autant que l'humanité même.

III. L'ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS CULTE

DE L'ART ET DE LA NATURE

1. La troisième idée qui survivra aux religions, et

qu'elles n'ont encore qu imparfaitementréaliséejusqu'ici,

c est la libre association des sens!bilités en vue d éprouveren commun une émotion esthétique d'un genre élevé et

moralisateur voilàce qui restera ducérémonialdes diverscultes. La part de l'art déjà existante dans toute religions'en dégagera elle deviendra indépendante de toute tra-

dition, de tout symbolisme pris trop au sérieux et consé-

quemment voisin de la superstition. La science, la méta-

physique, la morale, chacune par son côté, aboutissent àa poésieet, par celamême, à quelque chosed'analogue ausentiment rengieux.

La pure ao~ac~tOM,par laquelle le savant pourraitéchapper au sentiment, est un état d'esprit instable et pas-

sager il y a dans l'abstraction quelque chose de fictif,

puisque dans la réalité il n'existe rien d'abstrait aussi nevaut-elle que commeméthode son but est d'arriver à sai-sir un des côtés de la réalité pour embrasser ensuite la réa-lité entière. Tout résultat général auquel elle arrive tôt outard peut devenir objet de sentiment. «Les progrès de lascience,ditM.Spencer, ont été de tout tempsaccompagnésd'un progrès correspondant dans la faculté d'admirer.Cette faculté ne peut que se développerà l'avenir, quandl'homme arrivera à une conception moins fragmentaire et

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360 Ï/IRRELIGION DE L'AVENIR.

vraiment synthétique d'' l'univ'r.-i. L'admiration est un des

résidus du sentiment religieux, une fois dépouillé de tout

ce qu'il a de factice et de transitoire. L'homme s'étonnera

toujours et contemplera, quoique peut-être un moment

doive venir où il ne s'agcnouii!cra plus. Le génie de l'ar-

tiste, même quand il s'inspire des grandes idées philoso-phiques ou cosmologiques, demeure tout dînèrent du génie

proprement religieux, qui a pour caractère distinctif d'être

dogmatique. Quel peuple plus poète et moins religieux queles Grecs? La poésie, comme la métaphysique, consistedans des constructions de l'imagination et de la pensée qui

peuvent se varier à l'inhni. qui tendent à envahir tout le

champ du possible ouvert a t esprit. La religion dogmati-que, au contraire, restreint plus ou moins la féconditéde l'imagination ou de la pensée philosophique elle ne va

pas. sans une certaine pauvreté de l'esprit qui s'en tient àtelle ou telle conception une fois donnée, toujours la même,et n'en veut plus sortir, fatigué de créer. L'hypothèsemétaphysique sans h' dogme, avec sa variété et sa liberté,ne peut r anqm'r d'être féconde dans le domaine même de

l'art elle ne reste jamais dans l'abstrait, elle produit unsentiment correspondant, un sentiment proprement poé-tique, qui n'est pas l'assurance naïve de la foi, mais qui est la

transformation du monde réct sous l'influence de la penséeconcevant l'idéal. Pour le

philosophe comme pour le poète,toutes les surfaces que saisit la science, toutes les formes

de ce monde, sous le doigt qui les touche, sonnent non pasle vide, mais pour ainsi dire l'intériorité de la vie ettes

ressemblent à ces marbrrs <ati( d"iit tes vibrations sont

musicales, comme leurs formes sont harmonieuses, îl y a

une harmonie du dedans qui peut coexister avec celle des

surfaces; la science nous montre les lois du dehors, la phi-losophie et la poésie nous mettent en sympathie avec lavie Intérieure. S'il est impossible de nier, avec les idéalistes

purs, qu'il y ait de l'objectif dans le monde que nous nous

représentons, on ne peut dire où il commence et où le sub-

jectif finit. Il existe entre le Naghiri et le Yarkand une

peuplade presque inconnue appelée Hunza, dont la tangueprésente ce caractère qu'il est impossible de parer dusubstantif l'idée de la personne humaine on ne peut parexemple exprimer isolément l'idée de cAer«/; il faut diremon cheval, ou ton cheval, ou son cheval. Avec une lan-

gue plus parfaite que celle de cette peuplade sauvage, noussommes comme elle dans l'absolue impossibilité d'abstraire

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L'ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS. 1/ART. 361

la personnalité humaine des choses, surtout quand il s'agitnon plus des menus objetsextérieurs, mais de la représen-tation de l'ensemble du cosmos. Il n'existe pas MMmonde

isolément, mais le vôtre, mais le mien, mais le monde hu-main. L hommeest si étroitementmèlé à sa conceptionde

l'univers, qu'il est impossible de savoir ce qui resterait,nous ôtés, de notre univers, et ce qui resterait de nous sion nous isolait du monde. Aussi le métaphysicien et le

poète aboutissent-ils tous les deux a l'animation univer-

selle, à la projectionde l'homme en toutes choses. Au plushaut point de leur essor, la poésie et la philosophie vien-dront se confondre la métaphysiqueestune sorte de poésiede l'esprit, commela poésieest une sorte de métaphysiquedes sens et du cœur. Les deux nous font concevoir lemonde d'après ce que nous trouvons en nous-mèmes, et

après tout, puisque nous sommes le produit du monde,ildoit y avoir dans le ~rand tout quelque chose de ce qui esten nous. Pour aller au fond des choses, il faut descendreau fond de sa pensée. La poésie est une chose légère et

ailée, a dit Platon il voulaitparler surtout de la poésie du

poète,celledes mots sonores et harmonieux; mais la poésiedu métaphysicien, celle des idées profondeset des causes

cachées, celle-là aussi a des ailes, et ce n'est pas seulement

pour se jouer à l'entour des choses, pour glisser commel'oiseau de l'air à la surface du sol ou à celle des eaux.Elle doit être commecès oiseaux plongeurs qui, au lieu dese jouer à fleur d'eau, s'enfoncent dans la nappe limpide,puis, au risque d'être asphyxiés, marchent sur le fond

opaque et dur qu'ils fouillent à coup debec; tout d'un coupon les voit ressortir de l'eau en secouant leurs plumes, eton ne sait d'où ils viennent souvent leurs coups de becsont perdus, parfois cependant ils rapportent quelquegraine profonde;ils sont les seuls êtres qui se servent ainside leurs ailes non seulementpour glisser et effleurer,mais

pour pénétrer et pour chercher le fond.Le dernier motdel'art despoètescommede celui des penseurs,ce serait d'ar-riveràsaisir sousle notmouvantctles ondulationsdescho~sle secret de la nature, qui est aussi le secret de l'esprit.

II. Plus les religions dogmatiquess'affaiblissent,plusil faut que l'art se fortifieet s'élève. L'être humain a besoind'une certaine dose de distraction et même, comme dit

Pascal, de « divertissement)). Celui qui est tout à fait ré-

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362 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

duit à la bestialité. ( ummetel ouvrieranglais ou allemand,ne connaît qu'une distraction au monde manger et boire,boire surtout. On sait en effetque bien des ouvriers anglaisne vont ni au théâtre ni au temple, ne lisent pas, ne con-naissent même pas les jouissances du home: la taverne etle gin remplacent également pour eux l'art, la famille etla religion. L'opium joue le mêmerôle en Chine. Ceuxquine savent pas se divertir s'abrutissent cela encore est un

changement pour eux, une variété dans la monotonie des

jours, une solution de continuité dans la chaîne des mi-sères. Il faut de temps en temps oublier un ancien disaitmême qu'il aimerait mieux la science d'oublier que cellede se souvenir. Pour oublier, l'homme le plus grossier n'a

que le sommeil de l'ivresse'. A un degré plus élevé, ontrouve l'art et l'adoration. Ce sont les deux formes del'oubli les plus légères et les plus suaves.

La somme d'activité dépensée par l'homme dans la

sphère religieuse ou esthétique peut apparaître au premiermoment comme inutile et parfois nuisible mais il faut

songer que l'humanité a toujours un surplus d'activité à

dépenser d'une manière ou d'une autre or, la prière et lesexercicesde piété, en tant qu'e.rercM'Met occupations, sontun des passe-temps les moins nuisibles, une des dépensesles moins vaines de l'activité. La prière a été jusqu'ici l'artdes pauvres, comme l'église a été leur théâtre. Sans doutel'art et la prière ne peuvent faire à eux seuls le fond de lavie. Les mystiques se sont imaginé que c'était la vie pra-tique qui était le divertissement, et que le seul fondséneuxdes choses était la contemplation religieuse, fis prenaientainsi l'envers même de la vérité. Les préoccupationsdel'art oude la métaphysiquedoiventdominer lavie humaine,non l'absorber. La religion surtout, avec ses mythes, ren-ferme une trop grande part d'illusion et de chimère pourqu'on puisse vivre d'elle c'est une nuée colorée et rayon-nante qui flottesur une cîme par dessusnos têtes; si nousvoulons monter jusqu'à elle, y entrer et nous y mouvoir,nous nous apercevonsqu'elle est vide, qu'elle est intérieu-rement sombre c'est un nuage lourd et glacé comme tousles autres, doré seulement d'en bas par l'illusion du re-

gard.

<1. Tous les peuples malheureux, esclaves ou exités, boivent. Les Irlan-

dais et les Polonais sont, d'après des statistiques, les populations les plusivrognes de l'Europe.

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L'ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS. L'ART. 363

La poésie des religionspeut survivre à leur dogmatiquecomme articles de foi, leurs idées sont aujourd'hui des

anachronismes comme conceptionspratiques et philoso-phiques, elles sont en partie impérissables, à l'égal detoute œuvre d'art. « Qui voudra, dit Lange, réfuter unemesse de Palestrina ou accuser d'erreur la madone de

Raphaël?MLes religions ont inspiré tout un cycled'œuvreslittéraires et artistiques, ces œuvres leur survivront, dumoins enpartie elles seront ce qui les justifiera le mieuxun jour. Que nous reste-t-il des croisades aujourd'hui?Parmi les meilleures choses qu'elles nous ont données, ilfaut compter quelques fleurs rapportées des pays lointainset propagées chez nous. comme les roses de Damas,des couleurs et des parfums qui ont survécu à la grandechevauchée de l'Europe contre l'Asie, au heurt d'idées et

de passionséteintes aujourd'hui pour jamais.Les prêtres, à certains points de vue, sont des artistes

populaires seulement le véritable artiste doit se modifieravec le temps, comprendre les œuvres nouvelles, ne pasrépéter indéfinimentle même thème musicalou poétique.Le côté faible de l'esthétique religieuse, c'est qu'elle neconnaît qu'un nombre restreint de drames ou de mystères

qu'elle répète sans se lasser depuis des siècles. Elle devraun jour changer son répertoire. Qu'on se réunisse pouréprouver en commun une émotion à la fois esthétique et

sérieuse, pour voir ou entendre quelque chose de Dcau,rien de mieux mais qu'' cette émotion soit indéfinimentlamêmeet que toute représentation ne soit qu'une répétition,c'est ce qui devient inadmissible. Le rite est inconciliableavec le double but que l'art se propose variété et progrèsdans l'expression des sentiments, variété et progrès dansles sentiments eux-mêmes. Il faudra donc tût ou tard quel'art rudimentaire du rituel fasse place à des arts véritableset progressifs, par la même loi qui a fait que l'architectureinstinctive et éternellement la même des oiseaux ou desinsectes est devenuechez l'homme une architecture infini-ment variée, qui a produit et produit encore les chefs-d'œuvre les pins divers, depuis Notre-Dame de Paris

jusqu'à l'Alhambra.En général, les hommes se réunissent pour ~c<M~ La

coM/~Mceou le sermon,les chants, telle est la partie quisemble devoir subsister la dernière dans le culte religieux.Ellese retrouvera probablement,plus ou moins tranformée,dans les associations de l'avenir comme dans celles du

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364 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

passé. Un point prendra une importance croissante danstoute parole adressée au peuple c'est le côté instructif;on ne doit parler au peuple que pour lui apprendre quelquechose. Or, il y a trois sortes d'instruction l'instruction

scientifique. l'instruction littéraire, l'instruction moraleou métaphysique. La première devra être donnée dansune proportion toujours croissante non seulement à

l'école, mais dans tout lieu où se réunissent les adultes.Les deux autres sortes d'instruction pourraient être don-nées simultanément par le moyen de lectures bien choi-sies. Ce qu'il y a de plus intéressant dans beaucoup desermons ou de conférences, ce sont les textés et les cita-tions apportés par le prédicateur. Le choix de ces textes,la manière dont ils sont expliqués, mis à ta portée dela foule, c'est là ce qui fait la valeur du sermon end'autres termes, ce dernier est d'autant meilleur qu'ilest plus simplement la lecture sentie et M'/)/~Mfcd'unedes belles pages des bibles humaines. Déjà en Alle-

magne, en Angleterre, aux Ïndes, les prédicateurs decertaines sectes très libérales prennent indifféremmentle texte de leurs sermons dans tous les livres sacrés del'humanité. On peut concevoir une époque plus libéraleencore où ces textes seraient empruntés non seulementaux poètes des anciens âges, mais aux génies incontestésde tous les t~mps il se trouvera des lecteurs et des com-mentateurs populaires pour toutes les grandes oeuvreshumaines. La plus complète expression du sentiment dit

religieux, en dehors des vastes épopées hindoues ou

juives, se rencontre après tout dans les chefs-d'œuvre

profanes, depuis Platon et Marc-Aurëlcjusqu'à l'hymneau devoir de Kant, depuis les drames d'Hschyle jusqu'àl'Hamlet de Shakspcare, au /yc?/c~ de Corneilleou aux

Contemplationsde V. Hugo.Les < prophètes religieux », comme les prêtres, seront

remplacés par les grandes individualités de tous les ordresde la penséehumame, de la poésie, de la métaphysique etde la science.Chacunde nous pourra parmi eux se choisirson prophète, préférer le génie qui s'adapte le mieux à son

intelligence personnelle et peut le mieux lui servir d'in-termédiaire avec l'éternelle vérité. Chacun de nous n'enrestera pas moins son propre prêtre'.

1. Leprophétisme t/est pas mort, it s'est épanoui et il se perpétue sonsd'autres noms. La réforme reHgieuseet la spiritualité religieuse,l'émanci-

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L'ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS. L'ART. 365

Outre la poésie et l'éloquence, l'art le plus religieux,c'est-à-dire le plus capable d'engendrer des émotions coin-~t~M et ~M/MM d'un genre élevé, a été et serala musique. Wagner n'avait pas absolument tort d'y voir

la religion de l'avenir ou tout au moins le culte de l'ave-nir. Nous ne parlons pas seulement de la musique ins-

trumentale, mais encore et surtout de la musique vocale,de ces chœurs qu'on rencontre si souvent en AUcmagne,ou viennent s'unir tant de voix en un même chant, où

elles se rythment sur la même mesure, réglées et empor-tées toutes ensemble par le génie. Ainsi comprise, la mu-

sique est vraiment religieuse et socialeAu reste, il n'est presque pas d'art qui ne soit conciliable

avec la gravité du sentiment religieux car tout art

par ses parties les plus hautes, non moins que la poésie etla musique, éveille la pensée contemplative et philoso-phique. On peut donc croire avec Strauss que la religionse laissera envahir graduellement par l'art, se fondra peua peu avec lui. Des maintenant, il y a des différences de

genre plutôt que des oppositions entre l'art profane et 1 art

que nous appelons sacré. Ces déférences subsisteront tou-

jours il est évident qu'un pas rc~/o~/c, par exemple,ne peut jamais être le symbole (l'une Idée vraiment pro-fonde sur la nature, l'humanité ou l'infini. L'esthétiquereligieuse continuera donc d'exclure certaines formes infé-rieures de l'art tout en devenant toujours plus large et plustolérante.

L'art, pour remplacer la religion, devra accomplir un

pation fies autorités oppressives, la guerre aux institutions corruptrice,la poésie religieuse, la philosophie de t histoire, etc., sont, à divers titres,ses représentants dans le monde moderne. C'est le vieux tronc qui s'est

déployé en branches. (M.Albert Révitte, p. 2?9,Pro/<owM<M l'llistoircdca rp//y/oM<.

1 Actuellement la musique fait partie du culte; mais <te deux chosest'une: ou elle est faite par les fidèles, et elle est assez mauvaise, vu l'igno-rance musicale de la plupart d'entre eux ou elle est faite en dehors des

fidèles,et elle aurait alors plus de chances d'être bonne, mais elle est en

générât assez mal choisie. !t est probable qu'un jour t'éducatiuo musicalese répandra infiniment plus qu'aujourd'hui, tt neserait pasptus (tif)icitp.ctil serait plus utile d'apprendre aux enfants les éléments de tamusi')')~ quedcleur apprendre le mystère de l'incarnation.–t)cptus, en prenant ta musiquedite religieuse non pas seulement dans le répertoire trop étroit des œuvres

sacrées, mais dans tous les mattresctassiques, on serait assure <)\'))tp))drcde bette musique, de style et de mouvements variés, apaUe 'te )')n'x' àtous ceux chez qui le goût esthétique est développé.

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3< L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

certain nombre de progrès nécessaires, non seulementdans ses formes, mais dans ses moyens extérieurs de ma-nifestation. Remarquons combien tes représentations de

l'église ou du temple sont mieux organisées au point devue hygiénique que celles des arts. Point ou peu de veil-

lées, des édifices immenses où l'on respire largement, oùla température

est à peu près constante enfin un exercice

esthétique qui est une réparation, au lieu d'être une

dépense. Comparez à cela les salles de concert, les théâtres,où t'en s'entasse sous des lustres trop brillants, où l'on

s'ennëvre, où l'on se dépense de cent façons, d'où l'on sort

fatigué, affaibli physiquement et cependant excité, pour-suivi par des Images sensuelles. Les architectes des églisesentendaient infiniment mieux 1 hygiène que ceux de nosthéâtres. En voulant enfermer le ciel sous leurs voûtesimmenses, ils ont deviné vaguement qu'il fallait, pour la

poitrine des hommes cumme pour leur cœur, de l'air, etencore de l'air. Chez les Grecs, là où l'art était une véri-table retigion, on ne connaissait que les théâtres en pleinjour et, en plein air, où h' corps pouvait véritablement se

reposer, pendant que l'esprit se laissait emporter aux fan-taisies de fart.

<~ommel'art profane actuel doit subir quelques trans-

formations pour satisfaire pleinement les tendances d'unenature saine et bien équilibrée, l'art religieux, devra,

pour se survivre en ses plus hautes tendances, se dé-

pouiller des éléments qui semblent précisément le consti-tuer aujourd'hui, le ~py~c!c du fond et le coM~M de laforme. Tout art, nous l'avons vu, a longtemps eu besoindu merveiiïeux pour les hommes le grand art

aujourd'hui cesse d'y faire appel. D'un autre côté, tout art

a commencé aussi par le convenu, le conventionnel, le

cérémonial, et s'en anranchit par degrés. On peut mêmeétablir cette loi générale plus les arts deviennent parfaits,plus ils deviennent expressifs, c'est-à-dire plus ils cher-chent a traduire au dehors le sentiment; d'autre part,phis ils sont expressifs et traduisent le sentiment qu'ilsveulent exprimer, plus ils excluent !e convenu et le pom-peux. Toute "xpression qui serait une traduction amplinécet exagérée de l'émotion est supprimée. L'artiste, vis-à-visde 1émotion intérieure, se trouve dans la même positionque le traducteur d'une grande œuvre sa traduction sem-

blera aujourd'hui d'autant plus parfaite qu'elle serrera le

texte de plus près, qu'elle sera pour ainsi dire juxtali-

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L'ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS. L'ART. :<f;7

néaire il n'en était pas ainsi autrefois, où tout traducteurse croyait obligé d'être un amplificateur. Si, dans l'art véri-

table il existe de grands moyens pour rendre et inspirerl'émotion, il n'y en a pas de ~'o~. L'orateur, de nos jours,fait un emploi beaucoup moindre du geste, l'acteur sur le

théâtre ne se montre plus~grandi parle cothurno, le vers

va se rapprochant du langage ordinaire, la musique s'af-

franchit de toutes les règles trop conventionnelles du

contrepoint. Ce qui est vrai pour les arts les plus divers

l'est aussi pour l'esthétique religieuse, qui se débarrassera

de tous les ornements factices et de toutes les cérémoniesvaincs du rite.L'expression esthétique d'un sentiment pro-fond, pour être vraie et durable, doit être profonde comme

lui, voisine de 1 être intérieur, murmurée encore plusqu'articulée. Cequi rend éternels tels ou tels vers des grands

poètes, c'est leur simplicité plus un art se surcharge (le

matière, plus il est sur de pénr, comme l'architecture du

style jésuite, si ridicule aujourd hul avec ses dorures et sesfausses richesses. Les cérémonies proprement dites sontdestinées à se simplifier toujours davantage dans les asso-ciations religieuses ou morales. Un jour viendra sans douteoù elles n'auront lieu que pour célébrer les trois grands évé-nements de la vie humaine la naissance, le mariage et la

mort; peut-être même disparaitn'nt-elles tout à fait,l'émotion devenant trop profonde et trop intérieure pourêtre traduite d'une manière extérieure par le moindre rite,par le moindre culte c'mvenu et réglé (l'avance.

Unelarmpen ditplusquevousn en p~u't'tcxdh'p.

Dans les cimetières, on reconnaît aujourd'hui les tombesdes familles les plus distinguées à ce qu'elles sont plus sim-

ples, moins chargées d'ornements convenus. Une seuledalle de marbre sous un arbuste en tieurs, c'est assez pourproduire sur celui qui passe une impression plus vive quetoutes les croix, les lampes qui brûlent, les images de

saints, les colifichets enfantins, les inscriptions ridicules

qui ornent tant de tombeaux. Il ne faut pas trop prêter un

langage aux énigmes éternelles; elies parlent d'elles-

mêmes, sans qu'on ait besoin d'entier leur voix. Le silencedes cieux étoiles fait plus d'impression qu'une parole, etl'instruction religieuse la plus haute ne doit avoir qu'unbut enseigner aux hommes à écouter ce silence. La mé-

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368 L'IRRÉLIGIONDELAVËNIR.

ditation, qui est après tout recommandée par toute reli-

gion, renferme implicitement la négation de tout rite.

IÏÎ. Le sentiment de la nature fut, à l'origine, undes éléments importants du sentiment religieux. Cen'était

pas simplementla solitudeque les ascètes de t'înde allaientchercher dans les vallées de l'Himalaya, ni saint Antoinedans la Thébaïde, ni saint Bruno à la Grande-Chartreuse.Ils éprouvaient tous le besoin mal définid allier à la mo-notonie de la contemplation intérieure l'admiration d'unenature vraiment belle de remplir le vide de l'extase pardes sensations puissantes et bien coordonnées. En eux, àleur insu, il y avait souvent un poet~'endormi, un peintreaux mains impuissantes, un astronome à l'œil curieux des

espaces tous ces sentiments divers venaient se fondredans le sentiment religieux, le profane se mêlait au divin.et ils ne rapportaient qu'à Dteu seul l'émotion intenseéveillée en eux par lessymphonies des forets ou le rayon-nement des aurores sur les cimes.Au)ourdhui le senti-ment esthétique s'est dissocié du sentiment religieux. Sitoute émotion esthétique très élevée a un caractère con-

templatif et philosopinquc, elle n'en reste pas moinsétran-

gère à toute religion donnée nul tabernacle ne peut con-tenir le ciel; elle est étrangère mêmeà la notion définieet

anthropomorphique d'un Dieu personnel.Nousne croyonsplus contempler et sentir la personnalité de Dieu en con-

templant et en sentant la nature l'artiste a définitivement

supplanté le solitaire. La force du sentiment théologiqueen a été affaiblie d'autant, la force du sentiment de lanature a plutôt grandi encore.

Ce sentiment, si puissant déjà chez beaucoupd'hommesde nos jours, on doit travailler à ~egénéraliser davantage.Commetoutes les facultésesthétiques, le goût de la naturea besoin d'être cultivé,développépar une éducation mieuxentendue. Il ne se rencontre pas toujours de prime abordni chez le paysan à l'esprit engourdi, où l'habitude méca-

nique et inconscientea émoussé l'émotion, ni chez le cita-

din, où des habitudes contraires ont amené desgoûts con-traires un vrai Parisien de race et d'éducation n'aimera

guère la campagne qu'en passant, pouruneheure ou deux<commeil aime lebois de Boulogne. Il éprouvera diffici-

lement un vrai sentiment d admirationpour un paysage,commet! en éprouverait peut-être pour une oeuvre d'art,

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L'ASSOCIATION DES SENSIBILITÉS. CULTE DE LA NATURE. 369

pour un tableau enfermé dans nn cadre d'or son œil n'est

pas fait aux dimensions de la nature.

De tous les sentiments esthétiques. le sentiment de la

nature a t'avantage d'être celui qui, poussé même à l'ex-

cès, ne dérange pas j'équilibre des facultés mentales et

de la santé physique. C'est le seul qui soit absolument

d'accord avec î'hygiene. On peut tuer quelqu'un en lui

inculquaut un amour exagéré du théâtre, de la musique,etc. on ne peut que fortitier et équilibrer son organisme

par l'amour de la nature. De l'air, de la lumière Je ne

sais si les Grecs n'avaient pas raison de philosopher en

plein air, dans les jardins et sous les arbres. Un rayon de

soleil fait quelquefois mieux comprendre le monde qu'uneméditation éternelle dans un cabinet gris devant des livres

ouverts*.

Comparez les émotions esthétiques de la nature à celles

de l'art humain, et vous sentit ex bientôt leur supériorité.

L'art, même le grand art. même celui qui semble le plus

près de la vérité, ne pcutjamais être qu'une représentationtrès infidèle du monde réel, parce qu il est forcé de choisir

dans ce monde, de glisser sur tout ce qui fait la trame uni-

forme de la vie pour mettre en relief tout ce qui est

extrême, tout ce qui peut produite soit les larmes, soit le

rire. La vie en elle-même et prise <'n moyenne n'est ni ridi-

cule ni tragique; la vie telle qu elle apparaît dansl'œuvre

d'art est généralement 1 un ou l'autre. C'est que l'oeuvre

d art a un but auqu' elle subordonne même la vérité

l'intérêt; tandis que la vie a son but en elle-même.

De là ce caractère pessimiste de 1 art, surtout de l'art mo-

1. Auprès de toute salle de bibliothèque devrait se trouver un jardin ou,dans les beaux jours, on pourrait lire et écrire tn plein air. Pour le tra-

vailleur du corps, par exempte l'ouvrier des usines, le délassement doit êtrele repos au grand air et au besoin le travail intellectuel au grand air.Pour le travailleur d'esprit, le vrai délassement est un exercice du corpsà l'air et à la lumière. Pour les enfants, pas un jour de congé qui nedût être passé à la campagne. Les veillées, les sauteries d'enfants, dansun lieu fermé, même les représentations théâtrates de l'après-midi dudimanche sont, hygiéniquement parlant, des absurdités. Tous les inter-

nats, en outre, devraient être établis en dehors des villes et, autant que pos-sible, sur des hauteurs s'il existait en France, comme en Allemagne, pat-exemple, de grands collèges en pleine campagne, à proximité des forets, oumieux encore dans les altitudes du Dauphiné ou des Pyrénées, la modenuirait par les adopter comme le lieu d'éducation obligatoire pour les enfantsde la ctasse aisée. Ainsi on pourrait combattre la dégénérescence de la

bourgeoisie, beaucoup plus rapide en France qu'ailleurs, parce que la cou-tume de restreindre le nombre des enfants y entrave la sélection naturelle.

24

Page 402: Jean Marie G.

370 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

derne, qu'on a remarqué tant de fois plus l'artiste serahabile et connaîtra les procédés de son art, plus il sera

porté à chercher les côtésdouloureuxou risibles de lavie;par cela mêmequ'il veut produire lapitié ou l'éclat de rire,l'existencesera à ses yeuxun drame ou une comédie.Vivre

trop exclusivementdans le mondede l'art, c'est donc tou-

jours vivre dans un milieu factice, comme quelqu'un quipasserait son existence dans un théâtre. Le plus beau

poème, la plus belle œuvre d'art a toujours des coulissesdont il faut se défier. Les jeux de l'imagination se fontle plus souvent avec des dés pipés. L'art humain, pour quis'en nourrit trop exclusivement,a doncquelquechosed'un

peu malsain, d'un peu déséquilibré. La plus grande esthé-

tique est encore celle de la nature, toujours sincère, et quise montre toujours telle qu'elle est, sans cette trompe-rie qu'on appelle la parure. Aussi croyons-nous qu'une

plus haute culture estnétique amènera un sentiment tou-

jours plus vifde la nature, et c'est surtout dans la contem-

plation du cosmosque pourront pleinement coïncider lesentiment esthétique et le sentiment religieux épuré.L'émotion que donne un paysage, un coucher de soleil,une ouverture sur la mer bleue, une montagne blanchetoute droite, ou même ce simple morceau de ciel que toutcoin de terre a sur lui, est absolument pure, saine, sansrien de heurté, de trop navrant ni de trop immodérément

gai. Devant la nature, l'émotion esthétique rafraîchit etdélasse au lieu de fatiguer, le sourire deschoses n'a jamaisrien qui ressembleà une grimace il pénètrejusqu'à l'Amecomme la lumière

jusqu'aufond des yeux, et si la nature

a ses tristesses, il s y mêle toujours quelque chose d'infini

qui élargit le cœur. Pour qui sent assez, profondémentlimmensité toujours présente à la nature et enveloppanttoute chosecomme le ciel, il est impossiblede ne pas pui-ser dans ce sentiment une sorte de sérénité stoïque.

Page 403: Jean Marie G.

CHAPITREHt

PMNCtPÀLËSHYMÏHËSËSMËÏAPHYS1QUËS

QMMMPLACË&ONTLESMGMËS

LE THÉISME

1. Introduction. Du PROORÈSOAtSLt:SMYPOTHÈStSMÉTAPHY~tOUES. Co<n)Uent

ces hypothèses iront sans cesse se diversifiant dans )<:détail et se rapprochant sur

tea points essentiels. Importance qu'y pmndra t'ctément moral. Que la part

de la conscience rénéchie no diminuera pas, quoi qu'en dise M. Spencer, dans la

mortttM humaine. Groupes synthétiques où viendront se ranger les divers sys-

témes métaphysiques.

Il. L< TttittMt. t" Sort probable de 1 idée de crc<!<MM. L'auteur du monde

peut-il être conçn comme un premier moteur, Eternité dit mouv'ment. I/auteur

du monde peut-il être conçu comme propr''m''nt créateur. Illusion de l'idée do

tt~ot~. Critique de t'idee df création au point de vue moral. Le problème

du mal et la responsabilité du créateur. Hypothèses qu'on a proposées pourMUTer t'optimiame. Hypothèse d'un Dieu créant des spontanéités. des M~r~, dea

'ouvrier*' et non des'œuvres.' Part persistante du déterminisme réciproqueet caractère illusoire de la spontanéité prinntive. Hypothèse de t'~reMC' son

immoraHté. Hypothèse <t.' la f/(~, son itnp~xsibDit' Dieu changé en tenta-

teur. Lucifer et Dieu. 2" Sort probtht'* de t idé d'* ;)''OM«/cnee. Hypothèses

qu'on pourrait tenter pour expHqm't' la ~ropt~'<ce spéciale et les Mtrac~. Leur

insuftiMnce. Hypothèsn d'une ~roctWcMccnon o'~M'pu~M<c,proposée par Stuart

Mill. Critique de cette hypothèse. Le Dieu-Humanité des disciptea de Comte.

La reUK'on doit être non pas seulement AMmatte, maia coMtt~Me. Ce quedeviendra dans l'avenir t'idée phitosophique de Dieu. La ~/t~MM dans les AM~<

de la raMOt proposée par taa néo-Kantiens. Transformation hnate de l'idée du

Divin et de t'idée de Providence. La providence humaine et l'existence progres-aive du divin dMt te monde.

I. INTRODUCTION

DU PROGRÈSDANSLESHYPOTHÈSESMETAPHYSIQUES

Si l'humanité, cherchant une explication plausible dumonde,se trouve enj~résenced'un grand nombre d'hypo-thèses entre iesqueHes elle exercera de plus en plus salibre faculté de choix, ce n'est

pasà dire que ces hypo-

thèses doivent'rester pournous 1objetde la même bienveil-lante neutralité, qu'elles soient équivalentesà nos yeux et

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372 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

ne pèsent pas plus l'une que l'autre pour la pensée humaine.Loin de là nous

croyons que, parmi les hypothèses méta-

physiques,un triage s est fait déjà et se continuera à l'avenir.

Un progrès croissant s'accomplit dans notre représentationde l'inconnaissable à mesure que s'éclaire pour nous la

sphère du connaissable. La morale elle-même, si différenteselon les contrées, tend à se rapprocher d'un type unique età devenir identique pour tous les peuples civilisés onen peut dire autant (le toute la partie pratique des reli-

gions les rites vont se simplifiant de jour en jour, les

dogmes aussi; les hypothèses métaphysiques feront demême. Par le progrès de la pensée humaine, on en viendraà mieux connaitre les directions dans lesquelles il fautaller pour se rapprocher de la vérité. Nous regardonscomme certain, par exemple, qu'on renoncera bientôt, sion ne l'a déjà fait, à concevoir l'idéal sous le type duDieu jaloux et méchant de la Bible.

L'angle des regards humains dirigés vers les diverses

figures de l'idéal ira diminuant de plus en plus; mais,à mesure que les intelligences seront ainsi moins diver-

gentes, elles deviendront plus pénétrantes. Alors se

produira cette conséquence inattendue, que les hypo-thèses sur le monde et ses destinées, pour être plus voisines

les unes des autres, n'en resteront pas moins nombreusesni moins variées. La pensée humaine pourra mêmedevenir

plus personnelle, plus originale et nuancée, tout en deve-

nant moins contradictoire d'un homme à l'autre. A mesure

qu'on entreverra mieux la vérité, les points de vue, au lieu

de rester uniformes, acquerront plus de diversité dans le

détail et plus de beauté dans l'ensemble. L'approche de

la certitude augmente la grandeur et la probamiité des

hypothèses sans en diminuer le nombre. L'astronomie

par exemple, en approfondissant la voûte du ciel, a pro-duit ce double résultat d'accroître la somme des véritésconnues sur les corps célestes et de multiplier en même

temps le nombre des hypothèses possibles induites de

ces vérités mêmes le savoir le plus certain peut êtreainsi le plus fécond en vues de toute sorte, même in-

certaines. A mesure que la pensée pénètre plus avant,elle voit les choses, en même temps, se diversifierdans leurs aspects et s'unifier dans leurs lois. Ce soir,de Sermione la presqu'île chère à Catulle, je voyaissur la surface du lac de Garde hriHcr autant d'étoiles

que j'en pouvais apercevoir au plus profond des cieux

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DU PROGRÈS DANS LES HYPOTHÈSESMÉTAPHYSIQUES. 373

chaque étoile reflétée sur le lac n'était, en réalité, quele miroitement d'une goutte d'eau voisine de ma main;chacune des lueurs du ciel était un monde séparé de moi

par un infini les étoiles du ciel et celles du lac étaient

pourtant les mêmes pour mon regard ce que saisit lemoins l'œil humain, c'est la distance réelle des choses et

la profondeur vraie de l'univers. Pourtant la science cor-

rige le regard, mesure les distances, creuse toujoursdavantage la voûte de la sphère céleste; distinguant les

objetsdeleurs reflets,elle marqueà la fois laplacedu rayondans l'eau et son origine dans les cieux. Peut-être un jour,au ciel de la pensée indéfiniment élargi, entrcverra-t-ellele foyer primitif et lointain, le noyau central d'où sorttoute lumière, et dont nous ne saisissons encore quedes rayons brisés sur des surfaces, des reflets renvoyéspar les objets les plusproches de nous, des scintillements

fuyants sur un miroir qui tremble.

Depuis les Stoïciens et Kant il s'est produit une sorted'orientation nouvelle de toutes les hypothèses métaphy-siques.Cequi constitue aujourd'hui le plusgrand attrait de

ces hypothèses, c'est qu'elles tentent de donner un sensmoral au monde, d'imprimer à l'évolution universelle unedirection qui soit conforme à celle de notre conscienced'êtres sociaux et aimants. L'histoire future des religionsse résume dans cette loi, que les dogmes religieux, trans-formés d'abord en simples conjectures métaphysiques,réduits plus tard à un certain nomnrcd'hypothèses dénniesentre lesquelleschaqueindividuferaun choix toujours plusraisonné, en viendront enfin à porter principalement sur le

problème moral la métaphysique religieuse nuira parêtre surtout une morale transcendante, une sociologieidéale embrassant tous les êtres qui constituent l'univers.

Et cette sociologie ne sera plus fondée sur des induc-

iions~y~MM, comme celle des premières religions, ou

ontologiques,comme celle des premières métaphysiques,mais sur des inductions tirées de la conscience morale.Toutes les antiques notions de l'animisme, du théisme, du

panthéisme, seront dominées par ce que l'on pourraitappeler le moralisme.

Les solutions diverses au'on peut donner du problèmemoral étenduainsi au menuepassionneronttoujoursdavan-

tage la penséespéculativede l'homme, mais elles pourrontne pas préoccuper au même degré sa pensée pratique

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374 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

un jour sans doute elles n'auront plus l'influence extraor-dinaire qu'ont eue souvent les croyances religieuses sur laconduite des anciens hommes. Grâce au progrès social,

l'agent moral éprouvera de moins en moins le besoin,

pour se soutenir dans les sacrifices qu'exige la vie droite,de faireappel aux hypothèses métaphysiques, de s'appuyersur l'incertain. La morale positive se suffira de plus en

plus dans le cours ordinaire de la vie. La générosité ducœur aura moins besoin des élans aventureux de l'intelli-

gence elle les produira plutôt sans en dépendre.La haute

spéculation métaphysique tendra à devenir, comme lesconstructions esthétiques, un objet de luxe on l'aimera

pour elle-même et pour l'élévation générale qu'elle donneà l'esprit beaucoup plus qu'en tant qu'elle pourrait guidernotre conduite dans telle ou telle voie précise et particu-lière nous serons en quête de la destinée du monde

indépendamment de la nôtre propre, et la pure curio-sité de l'intelligence se risquant dans l'inconnu remplaceral'intérêt direct du moi.

Nous ne croyons pourtant pas, avec M. Spencer, que la

part de la conscience réfléchie dans la conduite humainedoive aller toujours diminuant, que l'homme en vienne àfaire le bien par un instinct aveugle, a se jeter au feu ouàl'eau pour sauver autrui presqueaussi inconsciemmentquedéjà nous saluons un ami dans la rue. Selon toute pro-babilité au contraire, l'homme deviendra de plus en plusun être réfléchi, philosophique, et cette réflexion qu'il

applique déjà à toutes choses, il ne pourra manquer de

l'appliquer aux principes directeurs de sa conduite. Faut-il craindreicique l'influencedissolvanteexercéed'habitude

par la réflexion sur les instincts naturels puisse sérieuse-ment empêcher les progrès croissants de rinstinct social?Non. L'intelligence ne paralyse un instinct que quandelle va dans un autre sens que lui, quand elle ne réussit

pas à le justifier, ou quand elle peut le remplacer avec

avantage Or la pensée spéculative trouvera toujours une

justification de l'instinct social dans les lois de f universmême au point de vue purement scientifique et positif,nous l'avons montré ailleurs, la manifestation la plusextraordinaire de l'instinct social, le dévouement, rentre

cependant par un côté dans les lois générales de la vie et

1.VoirsurcepointnosProblèmesd'esthétique,p.139(Del'antagonismeentrel'espritscientiûqoeetl'instinct).

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DU PROGRÈS DANS LES HYPOTHÈSES MÉTAPHYSIQUES. 375

perd le caractère anormal qu'on est parfois porté à luiattribuer le péril affronté pour soi ou pour autrui n'est

pas une pure négation du moi et de la vie personnelle,c'estcette vie même portée jusqu'au sublime par le sentimentdu danger, du risque, sentiment que la sélection a déve-

loppé et rendu très puissant dans les espèces supé-rieures s'exposer au danger présente quelque chose denormal chez un individu bien constitué moralement. Le

sublime, en morale comme en esthétique, a les mêmesracinesque le beau'. L'instinct de la spéculationne viendradonc

pasaltérer l'instinct social; il pourra plutôt fortifier

dans 1hommele désintéressement, par cette raison que la

spéculation est l'acte le plus désintéressé de la vie men-tale. D'une manière générale, la conscience réfléchieest toujours plus désintéressée que l'acte irréfléchi, quia son type dans l'acte réflexe elle est moins directe-ment utile à la vie élémentaire. Aussi, parallèlement

au

développement de la conscience et de 1intelligence spé-culative, se produit toujours un développement de notreactivitémorale plus un être estvraiment intelligent, plus ilest actif or, plus il est actif, moins il se suffit à lui-mêmeet plus il a besoin d'agir pour autrui. Les êtres antisociauxsont presque toujours des oisifs d'esprit et de corps, des

paresseux incapables d'un travail suivi du cerveauou desmembres. L'activité de l'intelligence ne peut donc quefortifierainsi indirectement les instincts moraux la penséerend sociable.

Quoique. par les progrès de l'analyse, la complicationdes grandes hypothèses métaphysiques ou morales dansleurs détails doive aller croissant, il est cependant pos-sible,dès aujourd'hui, de prévoir quels sont les principauxgroupes synthétiques où viendront se ranger et se classerîes systèmesdivers..es systèmesdivers.

Notre livre n'est pasun traité de métaphysique: on n'at-tend donc pas de nous une exposition doctrinale de ces

systèmes mais leur esprit caractéristique, qui a été aussi1esprit des diverses religions, voilà ce qui nous intéresse,voilà ce qui fait pour nous leur valeur. C'est cet esprit,à la fois spéculatif et pratique, conséquemment reli-

gieux au vrai sens du mot, qu'il importe de mettre en

1.Esquissed'unemoraleMîMobligation,p.215.

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376 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

évidence,et cela sans aucune préoccupation dogmatiquecommesanspréoccupationpolémique.Lasincéritéabsolue,la sincérité impersonnellepour ainsi dire et sans passionest le premier devoir du philosophe. Arranger le mondeselon ses préférences personnelles, par exemple nechercher que les hypothèses les plus a consolantes, ? nonles plus probables, ce serait ressemblerà un commerçantqui, examinant songrand livre, n'alignerait queleschiffres

avantageux et ne s'appliquerait à faire que de consolantesadditions. La plus stricte probité est de rigueur pour quiexamine le grand livre de la vie le philosophe ne doitrien cacher ici aux autres ni à lui-même. Nous essaieronsdonc de faire voir quels sont, à notre avis, les divers

aspects sous lesquels se montre aujourd'hui le connaissableen son ensemble, conséquemment aussi l'tMconMOtMaA/c,ou, si l'on préfère, le grand inconnu. Nous ne pourronsque sympathiser tour à tour avec les sentiments qui ont

inspiré les principauxsystèmesmétaphysiques,sanscepen-

dant nousfaire illusion sur ce qu'ils ont d'erroné ou d'in-

complet. Dans une églisedeVérone, des sentences sacréessont inscrites sur lesdallesde marbre où l'on marche; ellesse suivent, se complètent l'une l'autre et, obscuresd'abord,ellesprennent un sens et s'éclairentàmesure qu'onavancesous les hautes voûtes ainsi en est-il dans la vie, outoutes les croyances religieuses ou philosophiques aumilieu desquelles nous marchons et respirons nous sem-blent d'abord énigmatiqucs et mystérieuses nous lesfoulons quelquefois aux pieds sans les comprendremesure que nous avançons, nous en saisissons mieux h'sens caché, les naïvetés et les profondeurs. Chaque pasdans la vie est une perspective qui s'ouvre pour nous dansle cœur de l'humanité vivre, c'est comprendre, et com-

prendre, ce n'est pas seulement tolérer, mais aimer. Cet

amour, d'ailleurs, n'exclut ni la clairvoyance, ni 1effort

pour améliorer et transformer au contraire, l'amour vrai-ment actif doit être avant tout un désir de transformationet de progrès. Aimer un être, une croyance, c'est cher-cher à les élever.

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LE THÉISME. IDÉE DE CRÉATION. 377

La plupart des gens ne voient guère d'alternative

possiblequ'entre telle et telle religion bien déterminée etl'athéisme résolu. C'est une étrange inconséquence. La

pensée religieuse se manifestede cent façons, pourquoi la

libre-penséeserestreindrait-elle à une seule conceptiondeschoses?J'ai connuune fouledelibres-penseursquicroyaientplus sincèrement à l'existence de Dieu, à l'immortalité del'âme et aux principes dits spiritualistes que beaucoup de

prétendus dévots. Avaient-ils raison? Voltaire, parexemple, qui afnrmait l'existence de Dieu après un leverde soleil, n'était-il pas un peu naïf et porté à prendre uneémotion pour une évidence? Peu importe ce que nousvoulons faire ressortir en ce moment, c'est que la foi au

prêtre n'est nullement liée à la foi en Dieu et que la pre-mière peut même, en disparaissant, donner tout d'abord

plus de force à la seconde en lui donnant plus d'élévation.Aussi n'est-ce pas une seule doctrine philosophiquequ'on doit opposer a l'ensemble des religions ce sonttoutes les doctrines philosophiques, toutes les hypothèsesdiscutables. Nous disons à 1 individu pèse et choisis. Et

parmi ces hypothèses, nous laissons la place qui luiest due à celle même dont les religions modernes sont

l'expression symbolique, le théisme. Si l'anomie reli-

gieuse que nous proposons pour idéal est la sup-pression de toute révélation extérieure, elle n'exclut

pas pour cela ceux qui croient avoir l'intuition inté-rieure et personnelle du divin. Il y aura place même pourles mystiques dans l'individualisme religieux de l'avenir.Il suffit toutefois de suivre le mouvement philosophiquemoderne pour voir que l'tn~M~tOM~M~.en métaphysiquecommeen morale, perd chaque jour du terrain. Le pro-grès des idées amènera le triomphe graduel de l'induction

scientifique sur la prétendue <M<Mt<to~naturelle, de la

probabilité sur la /b<. La révélation intérieure disparaitracomme la révélation extérieure pour laisser place, pardegrés, au raisonnement. Les dogmes du théisme se ais-soudront comme tout dogme; mais l'esprit théiste pourrasubsister dans ce qu'il a de plus pur.

II. LE THÉISME

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378 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

î. Examinons d'abord le sort probable du dogme d'undieu créateur, qui se trouve actuellement au sommetdes

grandes religions juive, chrétienne et islamite.La méthodede la science suit la « loi d'économie » la nature éco-nomise les forces, la science économise de plus en plusles idées. La première économieà faire nesera-t-elle pointprécisément celle de l'idée de création? L'auteur dumondepeut d abordêtre conçu comme moteur universel.Mais les idées de cause motrice ou de premier moteurrenferment au fond des contradictions, dont se dégage de

plus en plus la philosophie moderne car ces idées sup-posent comme état primitif le repos. Or le repos n'est pasplus primitif et absolu que le néant. Rien n'est en repos,rien n'a jamaisété en repos. L'atome d'air qui semble le

plus immobile parcourt dans ses vibrations, selon Clau-

sius, 447 mètres par seconde, en un espace de 95 millio-nièmes de millimètre, et reçoit pendant ce temps 4 mil-liards 700 millions dechocs. L'atome vibrant d'hydrogèneparcourt en une seconde 1844 mètres. Le repos est doncune illusion humaine sur laquelle s'appuie cetteautre illu-sion d'un premier moteur divin. Éternellement le mouve-ment a agité les molécules de la substance primitive, plustard groupées en sphères, et ces sphères se sont misesd'elles-mêmes à tourner dans l'éther, sans avoir jamaiseu besoin d'être poussées, selon le symbole égyptien,par le scarabée sacré roulant sa boule féconde, imagede l'univers. Là où, comme le remarque Strauss, le

grand Newton avait besoin d'invoquer la « chiquenaudedivine, wlà où Buffonavait recours à l'hypothèse d'unecomète venant accrocher la sphère primitive, pour endétacher ces fragments qui sont la terre et les planètes,nous n'avons plus à invoquer que la fixité des lois natu-relles. Depuis Descartes, Kant et Laplace, nous possé-dons des explications approximatives de la formationdes astres, tour à t.ourproduits par le tourbillonnementde la matière, puis dissous par lui, naissant pourêtre, comme disait Kant, « dévorés par l'abîme de l'éter-nité. ? Une même cause, la résistance de l'éther, expliqueà la fois l'agglomération en noyaux de la matière nébu-

leuse, puis le ralentissement de la sphère ainsi formée,sa chute sur un centre voisin d'attraction, son embrase-

ment, et enfin, de nouveau, sa résurrection sous d'autresformes.

D'autre part, depuis les progrès de la physiologie et de

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LE THÉISME. IDÉE DE CRÉATION. 379

l'histoire naturelle, le monde inorganique et le monde

organique se sont tellement rapprochés, qu'une explica-tion vraiment complète du premier nous donnerait sans

doute le mot du second. îl n ya plus aujourd'hui d'abîme

entre la vie et ce qui la soutient, entre ce qui palpite et ce

qui va palpiter. Si nos laboratoires ne peuvent nousfaire prendre sur le fait la génération spontanée, c'est

qu'ils ne sont pas comparables à celui de la nature,

qu'ils ne disposent pas des mêmesmoyens, que les êtres

prétendus primitifs qu'on veut leur faire produire ne lesont pas les savants qui ont tenté de telles expé-riences ressemblaient à des darwiniens convaincus quiessaieraient de transformer en huit jours des anthro-

poïdes en hommes. îl y a, dans la nature, des conver-

gences de forces infinies sur un point déterminé que ne

peut réaliser aucun laboratoire. En outre, le temps est unfacteur nécessaire de l'évolution des choses, que noussommes toujours portés à négliger ce qui est naturel estlent. Pour trouver la vie organique en voie de formation,il faut doncreculer dans le lointaindes temps, comme pourtrouver un astre encore à l'état de dispersion il faut sortirde notre systèmesolaire.

Si Dieu n'est pas un moteur nécessaire, est-il lenécessaire créateur de l'être mêm<~des choses? Unecause créatrice semble de plus en plus, aux esprits mo-

dernes, inutile pour expliquer le monde, car l'être n'a pasbesoin d'explication o<'stplutôt le néant qui aurait besoind'être expliqué. Néant, mort, repos. idées toutes rela-tives et dérivées il

n'ya de mort que par rapport à la vie,

et cette mort même n est qu'un état provisoire, un inter-valleentre deuxmétamorphoses,îl n'existe pasunpMMC<MMt~o~MMMt.unseul point vraiment mort dans l'univers. C'estdoncpar un pur artificede la pensée que les religions ont

transporté à l'origine des choses l'anéantissement, lamort, cette conséquencelointaine de la vie, pour faireensuite intervenir une puissance créatrice leur « créa-tion » est une résurrection suivant une mort fictive.

Ce n'est pas l'être qui sort du néant, c'est le néant

qui est un simple aspect de l'être, ou plutôt une illu-sion de la pensée. Aussi renoncera-t-on toujours davan-

tage à l'idée de création, qui sera remplacée par celle devariation et d'évolution. Les divers mondes ne sont quedes variantes éternelles du même thème. Le twam <M<des Hindous tendà devenir une vérité scientifique.L'unité

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380 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

substantielle du monde et la solidarité de tous les êtresarrivera sans doute à une démonstration de plus en plusévidente.

On peut donc considérer comme prouvé, depuis Kant,que la création est une hypothèse indémontrable et mêmeinconcevable mais Kant ne s'est pas demandé si ce dogmebiblique ne tendra pas à nous paraître de plus en plusimmoral, ce qui, d'après la doctrine même de Kant, suf-firait pour le faire rejeter dans l'avenir. Le doute qui avaittourmenté déjà quelques penseurs de l'antiquité se répandet augmente de nos jours un créateur est un être en quitoutes choses ont leur raison et leur cause, conséquem-ment à qui vient aboutir toute responsabilité suprême etdernière.Il assume ainsi sur;sa tète le poidsde tout ce qu'ily a de maldans l'univers. A mesure que l'idée d'une puis-sance intime,d'une f~&cr~su~rêmedevient inséparable del'idée de Dieu, Dieu perd toute excuse, car l'absolu ne dé-

pend de rien, il n'est solidairederien, et, au contraire, tout

dépendde lui, a en lui sa raison. Toute culpabilité remonteainsi jusqu'à lui son œuvre, dans la série multiple de ses

eifcts, n'apparaît plus à la pensée moderne que commeune seule action, et cette action est susceptible, au mêmetitre que toute autre, d'être appréciée au point de vue mo-

ral ellepermetde juger son auteur, le monde devientpournousIcjugcmcntdeDieu. Or, comme le mal et l'immo-ralité, avec le progrès même du sens moral, deviennent

plus choquants dans l'univers, il semble de plus en plusqu'admettre un«créateurHdumonde,c'est, pour ainsidire,centraliser tout cemal en un foyerunique, concentrer tout''cette immoralité dans un seul être et justifier le paradoxe« Dieu, c'est le mal. ? Admettre un créateur, c'est, en un

mot, faire disparaître du monde tout le mal pour le fairerentrer en Dieu comme en sa source primordiale c'estabsoudre l'homme et l'univers pour accuser leur libre au-teur.

Mest quelquechose de pire encore que de placer ainsi lasource de tout mal dans une liberté créatrice, c'est, pourinnocenter le créateur, de nier le mal mêmeet de déclarercemonde le meilleur des mondes possibles. Telest le partiauquel se sont arrêtés Leibniz et tous lés théologiens.Les religions sont contraintes à se transformer en une

apologie de l'univers, en une admiration du plan divinelles tiennent en réserve des excuses pour l'existence de

l'injustice et travaillent inconsciemmentà fausser le sens

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LE THÉISME. IDÉE DE CRÉATION. 381

moral de l'homme, afin de dégager laresponsabilité deDieu.

On a essayé bien des hypothèses pour sauver l'opti-misme dans une certaine mesure, pour excuser le créateur

sans compromettre le sens moral et l'instinct du progrès.Ons'est efforcéde montrer dans le mal physique (la souffrance).dans le mal intellectuel (l'erreur ou le doute), une condi-

tion sine ~MaMo~du bien ~ora/; ce qui les justifierait. Le

mal moral resterait ainsi le seul mal ventante, et comme

précisément ce mal est constitué par la mauvaise volonté

de l'homme, c'est donc à l'homme seul qu'en reviendrait

la responsabilité. Selon cette hypothèse, il n'y aurait de

mauvais dans l'univers que le méchant, c'est-à-dire celui

qui s'est fait seul ce qu'il est. Et encore le mal moral lui-

même pourrait être considéré comme une condition su-

prême du bien moral, ce dernier supposant un choix, une

alternative tranchée par la volonté, une double voie tou-

jours ouverte. Tout le mal de l'univers serait ainsi com-

pensé par la moralité, toute la souffrance par la vertu,toutes les erreurs par l'affirmation pratique du bien, toutesles fautes par la bonne volonté. Le monde lui-même neserait qu'un moyen pour produire la moralité, et, dans son

apparente imperfection, il serait le meilleur possibleparce qu'il servirait a produire ce qu'il y a de meilleur.

Le monde, a-t-on dit, ne peut pas être absolu de tout point,car alors il serait Dieu il faut toujoursqu'il reçoive quelquechose; mais, moins il reçoit, plus il agit par lui-même, se

développe par lui-mêm< et plus il serapproche de l'a~o/M

de telle sorte que sa pauvreté même fait sa grandeur, enlui permettant de se donner la véritable richesse, celle qu'onn'emprunte pas à autrui, mais que soi-même on conquiert.Tout se transfigure donc, selon cette hypothèse chaquemisère devient un mérite. Dieu a voulu créer le monde le

plus « spontané Mpossible, c est-à-dire, au fond, créer lemoins possible, remettre tout à l'initiative des êtres.Laissez faire, telle est la devise de Dieu, comme de toutbon gouvernement. Un résultat moindre, mais obtenu parla spontanéité, est supérieur à un résultat plus grand ob-tenu par l'artifice. « L'art divin », a dit un philosophe encommentant les plus hautes pensées de Platon, «est infini-ment supérieur à l'art humam il crée des individus ayantleur fin en eux-mêmes et chez lesquels le fond projette laforme. Ces individus ne sont plus, comme le croyait Leib-

niz, des <~o?M<ï~ La vraie perfection est la perfectionautonome. Si Dieu n'était qu'un cfcwtMryc,on pourrait et

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L'IRRÉLIGION DE L AVEMK.

on devrait l'accuser d'être un ouvrier maladroit. Ne voit-on

pas dans le monde des combinaisons malheureuses, desessais infructueux, des ébauches inachevées, des fins malatteintes? Les adversaires de la Providence auront alorsbeau jeu. Mais ces ébauches sont celles que font les êtres

eux-mêmes; elles ne sont pas l'œuvrc de Dieu, mais cellesdes forces et des âmes Individuelles. En un mot, Dieu n'est

pas un ouvrier qui fait des M~M; c'est un ouvrier quicrée des oMur/cr~ » Cette formule résume d'une manière

frappante ce qu'on pourrait appeler l'optimisme trans-formé. La nouvelle hypothèse ne s'efforce plus le nierle mal au contraire, elle est la première à le mettre en

évidence seulement, en faisant du mal une conséquencede la « spontanéité, ? elle s'enorce d'en faire une sorte dematière et de support du bien même. L'fbauche la plus in-forme devient respectable quand onsaitqu unchef-n œuvre

en peut sortir et qu'il ne peut sortir que d'elle.

L'hypothèse en question e~t certainement celle qui, dansle théisme, pourra encore longtemps paraître la plus plau-sible. Pourtant, elle donne lieu à bien des (fifficultés.

D'abord, elle admet comme évidente la supériorité de ce

qui est spontané sur ce qui ne l'est pas, de ce qui se /a</ surce qui est fait. Soit, mais en quoi les êtres du monde ont-ils une M'M<CMcespontanée, en quoi est-ce que j'existespontanément, moi? Ne suis-je pas I'<pM~rcd'une ~oule de

causes? Je suis né et me maintiens par l'accord d'une mul-titude de volontés minuscules, cellulaires ou atomiques.Serais-je amoindri si j'étais provenu directement d'une seale

volonté, la volonté divine? J'ai toujours en dehors de moides antécédents, des causes, et ma vraie cause n'est pasen moi que m'importe alors si ces causes sont placées dansl'univers même ou par Que le monde soit l'œuvrc

plus ou moins harmonieuse de spontanéités aveugles oul'œuvrc d'une volonté intelligente, cela n'ôte ni n'ajoute àla valeur de chaque individu, produit de ce monde. Mesancètres me sont indifférents, du moment où je puis être àmoi seul mon propre ancêtre. La statue de Pygmalion ira-t-elle reprocher au sculpteur de l'avoir faite belle du pre-mier coup et, à lui seul, définitivement façonnée pourl'existence? Pourvu qu'elle vive et soit heureuse, peu lui

importe la manière dont cette vie lui a été donnée. Derrière

I. A.FouiHée,~/«/o~/)/<!<'deM/ t. H,p. (! VoiraupsiM.Secré-tan,Mt7o~o~/<tcde la liberté,etVallier,t'to/t wora/e.

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LK THÉISME. IDÉE DE CRÉATION. 3~3

elle est l'obscurité, devant elle la vie ouverte et la lumièrec'est devant elle qu'elle regardera.

Dans l'hypothèse néo-platonicienne transformée, l'orga-nisation des individus finit toujours par être, en dernière

analyse, l'œuvre d'un déterminisme réciproque dans

l'hvpothësc ordinaire, elle est l'œuvre d'une volonté déter-

minante absolue; mais le carac~re absolu ou relatif du

principe déterminant ne change ric;i a la nature de la déter-

mination même. Le monde actueli.est pas plus passif s'il

provient directement de la cause première que s'il en pro-vient indirectement, par l'intermédiaire d'une multitude decauses secondes, même si ces causes ont présenté indivi-duellement le caractère de la spontanéité. Apres tout,

puisqu'il faut toujours être solidaire de quelqu un, mieuxvaudrait la solidarité avec la seule perfection divine qu'avectout le péché Mdes créatures.

Il y a pourtant dans la notion platonicienne et aristoté-

li(lue de spontanéité primitive quelque chose du/o/OM</<'tde plausible, mais qui aboutit précisément au contraire dela création. En efM, pour pousser jusqu'au bout l'hypo-thèse (le la spontanéitéd'exish'nce, il faut diminuer le pre-mier fonds d'existence jusqu'à en faire une substance abso-lument nue, dépourvue de toute qualification mais alors onarrive à la puissance pure d'Aristute, à l'être pur de Hegel,identique au non-être. Le chef-d'œuvre de la spontanéité,ce sera de se créer tout entier soi-même sans créateur. Siune telle spontanéité est possibh', alors on n'a plus besoinrie Dieu il est plus simple

(le dire que le devenir est sortide l'identité même de 1être avec le n~n-êtrc, ou plutôt

que le devenir est par lui-même étemel. Dieu, c'est cedevenir même des choses, et le théisn'c se change ainsien athéisme ou en panthéisme.

En résumé, le créateur, n'ayant pu créer des substancesnueset toutesvirtuelles, a du crécrdcs êtres douésde quelquequalité actuelle; mais alors ce sont toujours (lesœuvres, non(tes ouvriers, au m~ins sous ce rapport. De plus, une foiscréée telle substance avec telles qualités, il en résulte ~ccM-Mtr~MeM<tels et tels enets: les qualités sont des détermina-tions qui déterminent à leur tour d'autres déterminations.Voilà donc le présent gros de l'avenir. Il existe toujours des« œuvres développant ce que renfermait fatalement leur

germe.M. Secrétan nous dira que Dieu a simplement créé des

libertés, non des substances mais il faut avouer que ces

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384 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

libertés sont plongées dans un milieude déterminisme quileur laisse bien peu d'action. Dès lors, pourquoi ne nousa-t-il pas créés plus libres, et plus libres encore, et aussilibres que lui? Nous aurions été des dieux. Ëh bien,tant mieux il ne saurait y avoir trop de dieux nous ne

voyons pas pourquoiDieuserait réduit à être un, «commesi le nombre était une loi plus puissante que lui'.M En se

multipliant, nous ne voyonspas pourquoi lecréateur seraitcontraint de rabaisser, de diminuer lui-même cette vie di-vine qu'il a voulu partager; nous ne voyons pas pourquoila féconditéde Dieune pourrait être qu'une dégénération.

En tous cas, nous devrionsavoir, à défaut d'autres attri-

buts, le maximum de liberté possible en admettant quenous ne puissionsêtre libres à l'égal deDieu, notre liberténe devrait dinérer de la sienne que par un ~M/~ïM~.Ce

minimum, pouvant toujours être diminué, devrait être

plus petit que toute <c~cc donnée, que toute quantitédonnée; il devrait être un infiniment petit, pratiquementégal à zéro. Nousen sommesloin, et, si Dieu nousa donnéla liberté, il s'en est montré bienavare.

A vrai dire, c'est par abus de langage qu'on suppose ennous une liberté ressemblant à cette liberté idéale qu'onplace en Dieu et à laquelle on attribue un prix innni. Laliberté que les religions nous laissent, c'est le ~Arf-a~t~'c.le pouvoirde fairemalou bien, pouvoirdont l'idée, évidem-

ment, ne convientpas à Dieu.Sans entrer dans l'examen dece que serait un tel pouvoiret de ce qu'il vaudrait morale-

ment, on peut toujours se demander pourquoi notre libre-arbitre se trouve au milieu de conditions si défavorables.si propres à le faire défaillir.La seule réponseest la théorie

classique de l'épreuve.L'épreuve, comme explication du

monde, revient à supposer un père exposant ses enfants.

pour éprouverleur vertu, à toutes les tentations duviceet du

crime, et sachant d'avance que ses enfants succomberont.C'estlà une conjecture moralement inadmissible,une con-

ception digne Je cestemps

lointains où le cœur des pèresétait plus dur qu'aujourdhui. De plus, on ne peut guère<OMtWque des êtres vraiment conscients, car c'est à euxseuls qu'on peut proposer une alternative morale. Or laconscience rénéchie tient si peu de place dans l'univers

Pourquoi doncet envertu dequelleépreuveles minéraux et

1.M.Fouilléel'afortbienmontrédansses~\7c.p.s< Mor<f/ccoM~/M-~w, oùit répondtui-mëmepartiellementà t'hypothescqu'ilavaitpro-poséeenpassantdanssoncommentairedePlaton.

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LE THÉI&ME. IDÉE DE CRÉATION. 385

:&

les végétaux sont-ils retenusdans le sommeil ou le malaisesourd du non-être, les animauxdéchirés par la souffrancedu vivre et du mourir, sans même pouvoir tirer commenousde ces souffrances une excitation de la volonté mo-

rale, une amélioration quelconque?La suprême ressource du christianisme et de la plupart

des religions, c'est l'idée de « chute)). Maiscette explica-tion du mal par une défaillance primitive revient à expli-quer le mal par le mal même il faut qu'antérieurement àla chute il y ait déjà quelquechosedemauvais dans le pré-tendu libres-arbitrelui-même, ou autour de lui, pour qu'ilpuisse faillir une faute n'est jamais primitive. On netombe pas quand il n'y a pasdepierres sur la route, qu'ona les jambes bien faites et qu'on marche sous l'œil deDieu.Mne saurait y avoir de péché sans tentation, et nous reve-nons ainsi à cette idée queDieua été le premier tentateur;c'est Dieu même qui déchoit alors moralement dans lachute de ses créatures, par lui voulue. Pour expliquer lafaute primitive, racine de toutes les autres, la faute de Lu-

cifer, les théologiens, au lieu d'une tentation par les sens,ont eu l'idée d'une tentation de l'intelligence même c'estseulementpar orgueil quepèchentles anges, et c'est duplusprofondd'eux-mêmes que vient ainsi leur faute. Maisl'or-

gueil, cette faute de l'intelligence, ne tient en réalité qu'àsa courtevue; la science laplus complète et la plus hauten'est-clle pas celle qui voit le mieux ses limites? L'or-

gueil est donc donné pour ainsi dire avec l'étroitesscmêmedu savoir l'orgueil des anges ne peut provenir quede Dieu. On ne veut et on ne fait le malqu'en vertu de r~-M~, mais il n'y a pas de raisons contre la ~'<M$o~même.Si, suivant les partisans du libre-arbitre, l'intelligencehumaine peut, dans des mouvementsd'orgueil et de per-versité intérieure, se créer, se susciter à elle-même desmotifsde faire le mal, elle ne le peut du moins que là oùson savoirest borné, ambigu, incertain: on n'hésite prati-quement que là où il n'y a pasd'absolue évidenceintellec-

tuelle on ne peut pas faillirdans la lumière et contre lalumière. Un Lucifer était doncpar sa nature mêmeimpec-cable. La volonté du mal ne naît que de l'oppositionqu'une intelligence imparfaite croit saisir par erreur, dansun monde hypothétiquement parfait, entre son bien etcelui de tous. Mais, si Dieu et son œuvre sont bien réelle-ment parfaits, une telle antinomie entre le bien individuelet le bien universel, qui apparaît déjà aux plus hautes

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:~t L IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

intelligences humaines comme n'étant sans doute que pro-visoire, apparaîtra bien mieux encore comme telle à

l'archange de l'intelligence même, au «porte-lumière » dela pensée. Savoir, c'est participer en quelque sorte à laconsciencede la Vérité suprême, à la conscience divineavoir toute la science, ce serait concentrer en soi tous lesreflets de la consciencemême de Dieu comment, de toutce divin, le satanique pourrait-il sortir?

Aujourd'hui, lorsqu'une faute est commise parmi leshommes sans qu'on puisse en rendre responsableni l'édu-

cation, ni le milieu moral, ni une tentation trop violente

pour la chair humaine, les savants remontent dans les

générations antécédentes du coupable et y cherchent

P explication de cette anomalie, convaincus qu'ils sontd'être en présence d'un cas d'atavisme. Le premier-né deDieu ne pouvait faillir pour cette raison. Alors que lemonde était jeune, beau et bon, une première faute deve-nait chose plus étonnante que ce monde lui-même; c'étaitune véritable création. Satan, comme inventeur, devenait

supérieur a Dieu son~a<Moa?moral dépassait lc/~ /M~en

génie et en puissance créatrice. Encore une fois, toute

explication religieuse du mal aboutit, en lin de compte, àplacer son origine en Dieu même ou en un être plus puis-sant que Dieu dans les deux cas elle rabaisse égalementle créateur. C'est la raison principale qui compromet de

plus en plus, pour tous les esprits philosophiques, l'idéede création proprement dite.

îî.–La seconde notlun du théisme est celle de pro-vidence, laquelle peut être ou générale ou spéciale. A la

providence spéciale et gouvernant du dcliors nous avonsvu se rattacher la doctrine du miracle. Voicile seul moyenpar lequel on pourrait tenter de défendreces deux notions

aujourd'hui si vieillies. Concevez,à la manière de Pascal,deux mondes, le monde physique, puis, par-dessus, lemonde « moral M,l'enveloppant et le pénétrant par en-droits. Les points où le monde moral pénètre, les pointsd'intersection pour ainsi dire, ce sont les miracles. Ils nesont des dérogations aux lois de la nature qu'en tant qu'ilsaffirment(lesloissupérieures.–Mais, répondrons-nous,leslois prétendues supérieuresseront toujours contradictoiressur quelques points avec celles de la nature, sur les

points mêmes où le miracle se produit. On ne peut suppo-

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LE THÉISME. IDÉE DE PROVIDENCE. 387

ser, par exemple,qu'un saint précipité du haut d'un rocherrésiste à la loi de la pesanteur et remonte vers le ciel sansune contradiction manifeste avec les lois naturelles, sansune destruction de ces lois. t)c plus une loiMO~/eest telle

précisément en tant qu'ellediilerc du réseau des lois natu-relles et ne peut intervenir au milieu d'elles. Une loinaturelle seule peut suspendre d'une manière apparentel'action d'une loi naturelle.

Quelques-uns ont cru supprimer le miracle en suppo-sant une action de la Providence non sur le monde maté-

riel, mais sur la pensée humaine; en imaginant des sug-gestions, des inspirations d'en haut, des idées providen-tielles mais la science contemporaine a établi une telleconnexité entre la pensée et le mouvement, qu'il est

impossiblede ne pas voir dans toute action exercée sur la

pensée une action exercée sur !e monde matériel. Un ne

peut mêmepas changer ainsi la formedu miracleet imma-térialiscr la Providence pour la sauver l'Intervention

spécialede la Providencedoitêtre matérielleou ne pasêtre.Ïl y avait donc une certaine logique dans lavieille con-

ception des miracles, du surnaturel et de la Providence

spéciale. Les religions ne s'y sont pas trompées elles ontsenti que, le jouroù la Providence st'rait par trop exclusi-vementuniverselle, la religion s'absorberait dans la méta-

physique, et c'est en enet ce résultat qui se produira dansl'avenir. Les religions ne s'en sont jamais tenues à l'idée de

providencegénérale,et il<'st certainque,si laprovidencepu-rement générale peut suffireà la raison abstraite d'un Mâle-

branche, à son goût pour l'ordre, pourla symétrie et la loi,en revanche une telle conception n'est guère satisfaisante

pourle cœurdel'homme,pour sonsentinr'nt de justice,pourle désir qu'il a, en se donnant un dieu, de trouver du moinsen ce dieu undéfenseur et un bienfaiteur. Le bienfait perdde son prix pour le genre humain en devenant trop indi-

rect, et d'autre part l'humanité ne comprend guère une jus-tice toute générale, traitant l'Individucommeun moyen parrapport au tout, le sacrifiantau besoin, du moins pour un

temps la charité comme la justice lui semblent devoirêtre individuelles et

spéciales.La providence universelle

l'est tellementqu'on n en trouve plus trace dans le détail,surtout dans le mal particulieret dans toutesles souffrances

particulières dont se compose la réalité de lavie. Le dieude Malcbranche, incapable de montrer individuellementàaucun de nous sabienveillanceeffective,se trouveparalysé

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388 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

par sa grandeur même, comme Louis XÏV il devient leseul être qui ne puisse se mouvoir sans briser une loi natu-relle et qui, conséquemment,soit condamné à un éternel

repos; la moindre de ses interventions étant un miracle, ilne peut user des voies et moyens qu'emploient les autresêtres sans faire preuve d'impuissance et sans déroger ceDieu est réduit, pour rester Dieu, ou à demeurer inerte,ou à contredire notre intelligence. ÎI cesse par cela mêmede nous paraître aimable, à moins qu'on ne prétende l'ai-mer précisément pour ce qu'il ne peut pas faire, pour labonne volonté qu'il ne peut pas nous témoigner, pour les

prières qu'il ne peut exaucer. La pitié, tel est le seul senti-ment que pourrait exciter en nous un être assez bon pourne vouloir que le bien et assez impuissant ou assez inactif

pour laisser faire tout le mal qui se fait au monde. Nullemisère humaine ne serait comparableà cette misère divine.La souffrancesuprême devrait être éprouvée par un Dieu

qui. ayant seul la pleine conscience de sa propre infinité,sentirait seul pleinement la réelle distancequi sépare de luile monde créé c'est ce Dieuqui, par une vision claireet profonde, pourrait seul aller jusqu'au fond de l'abîmedu mal; c'est lui qui devrait en avoir le vertige éternel.

Ce qu'il y a de plus inacceptable dans la notion tra-ditionnelle de la providence, c'est son caractère d'<w~

potence.D'une part, l'omnipotence divine est en contra-diction avec l'exish'no' du mal; d'autre part. elle aboutit

logiquement à la possibilité d'une intervention surnatu-relle en ce monde, intervention qui devrait être spécialeet non pas seulement générale pour être vraiment bien-faisante. Afin d'échapper à ces inconvénients de l'idéede providence,Stuart Mill a supposé un Être supérieur etdivin qui cependant n'aurait pas la toute-puissance. Cetêtre serait le principe du bienagissant dans l'univers selondes lois naturelles, mais entravé, retardé en son action

par ces lois elles-mêmes, qui apportent la souffranceet lamort. Un tel être admis, la religion sera sauvée, semble-

t-il, et la moraleaffermie la vertu devient alors une sortede coopération avec ce grand Être inconnu, qui luttecommenous contre le mal l'homme de bien acquiert lesentiment qu' « il aide Dieu. » Ajoutons que Dieul'aide aussi dans la mesure (lece qu'il peut faire.

L'idée deprovidence ainsi amendée devient sans doute

plus admissible, plus cunciliableavec le monderéel et im-

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LE THÉISME. IDÉE DE PROVIDENCE. 389

parfait que nous avons sous les yeux. Seulement, il fautbien l'avouer, cet amendement équivaut presque à une

suppressionpure et simple.En effet,la providenceréduiteà n'être ainsi qu'une des forces en jeu dans la nature, quiyamènent le triomphe plus ou moins partiel et provisoiredu bien, ne se distingue guère de l'évolution même, dela sélection, de toute autre grande loi bienfaisante del'univers ou des espèces. Personnincr de telles lois est

scientifiquement inutile; est-ce pratiquement très utile?D'autre part supposer, à côté de ces lois, un être qui les

regarde agir, mais en sommene peut rien endehors d elles,c'est revenir à la conceptiondes dieux paresseux. La pre-mière condition d'existence pour un dieu, c'est de servir à

quelque chose un dieu non o~M~o~M/ ressemble bienvite à un dieu ~M/x~c~.Le monde actuel marque la limiteextrême du pouvoir de ce dieu, et à un certain moment de

l'évolution, les forces indifférentes de la nature, liguéescontre le principe du bien, peuvent réussir à le paralyserentièrement.

Le dieu non omnipotent est-il éternel? S'il ne l'est pas,nous ne voyonspas en quoi il est très supérieur à l'homme,auquel il ne parvient même pas à révéler clairement son

pouvoir, tant ce pouvoir est peu de chose. Si ce Dieu estéternel et éternellement présent :t toutes choses, alors son

impuissancegrandit et devientradicale. Onpouvait encore,

après tout, se féliciterqu'une éternitéaveugleet indifférenteeut rencontré par hasard,au milieu de toutes les combinai-sons possibles,celle qui a produit notre monde actuelmais un dieu qui poursuit le bien en toute conscience

depuis l'éternité démontre son incapacité complète, s'iln'aboutit à rien de mieux qu'à cet avortement de l'idéal

qui est notre univers. Le jugement que nous devons por-ter sur le mond'j et sur la vie est tout entier subordonné àla question de savoir qui a fait le monde, qui a fait lavie: si le monde s'est constitué tout seul, dans le grandhasard de l'infini, il pourra nous apparaitre, ce pauvremonde, comme ayant pourtant encore sa beauté, commeun premier gage d'espérance; mais, s'il est l'œuvrcd'une volonté présente à toutes choses et persistant dansses desseins depuis l'éternité, on peut trouver que cettevolonté n'a pas eu un grand pouvoir à son service, quel'importance de la victoire n'est pas en proportion avecla durée de la lutte, qu'un tel dieu n'est point un appuisolide et que son existence est en somme assez Indiné-

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390 L'IRUÉLIGION DE L'AVENIR.

rente à l'avenir de l'univers. Est-il plus puissant que l'hu-

manité, est-il mêmeaussi puissant? Son éternité n'est quela preuve d'une inaction volontaire ou forcée; loin de

l'élever, elle le rabaisse aux yeux de ses fidèles.Sur la sur-face de la terre bien des insectes sont probablement nésavant l'homme à travers l'ambre diaphane des terrainstertiaires on aperçoit le petit corselet des mélipones figédepuis cinq cent mille ans ces lointains devanciers del'homme en sont-ils à ses yeux plus vénérables?

Stuart Mill,disciple d'Auguste Comte,avait une arrière-

pensée en nous parlant de cette providencenon omnipo-tente, conçue sur le type de la volonté humaine il songeaitque pour beaucoup d'hommes éclairés un tel être, tra-vaillant au biendans la mesure restreinte de ses forces, seconfondrait avec l'Humanité priseen son ensemble.L'Hu-manité est en effet, suivant la pensée de Comte, un grandêtre, divin par ses aspirations, auquel on peut en toutevérité de cœur rendre hommage, surtout si on fait abs-traction de ces individusparasites qui n'ont pas coopéré àl'œuvre communeet que le progrès consiste précisémentà exclure toujours davantage de la société. La religiondevient alors, suivant la définitionde Comte, l'état d'unité

spirituelle résultant de la convergencede toutes nos pen-sées, de toutes nos actions vers le service de l'Humanité.

C'est, disait Stuart Mil!, une religion réelle, qui pourrait,mieux qu'uneautre, résister aux attaques dessceptiques et

reprendre la tAchedes anciens cultes. Dans cette doctrine,la providence n'est autre que l'Humanité veillant sur son

propre berceau. Cette providence confondue avec lavolonté humaine peut être assurément acceptée par tousles philosophes; elle marque, nous le verrons plus tard, ledernier pomt auquel on puisse amener la notion du Dieu-

Providence, le Dointoù cette notion ne se distingue plusde la moralité humaine. Le précepte aime les hommesenDieu est alors retourné et devientcelui-ci aime Dieu dansles hommes. Pour un philosophe, qui identifie Dieu et

l'idéal, les deux préceptes sont également vrais et beaux.N'avons-nouspasmontré nous-même commentle sentiment

religieux tend à se confondre, dans son évolution, avecle

respectet l'amour de l'humanité, comment la foi religieusetend à devenir une foi morale, et finalement une simple,mais active espérance dans le triomphedu bien moral?

Les idées de Stuart Millet de Comtesont donc à l'abri

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LE THÉISME. IDÉE DE PROVIDENCE. 391

de la critique quand on les prend dans leur sens général et

élevé, presquemétaphorique; mais, si on veut les prendreà la lettre et constituer un culte pour le nouveau Dieu-

Humanité,quoi de plus mesquinet de plus puéril?Précisé-

ment parce qu'on réalise la providence dans l'humanité,ilfaut supprimer le culte dont cette providence était jadisl'objet, les cérémonies,les invocations, les adorations, quine sont plus qu'un paganismemanifesteet ridicule. Oui, il

y a une sorte de providenceprésente en tout organisme,etaussi à l'organisme social, qui n'est, autre que l'équilibredes lois de la vie; oui, le tout d'un organisme est vraiment

admirable, et l'on comprend qu'un membre d'un orga-nisme vivant, lorsqu'il est doué de conscience, puisseadmirer le tout auquel il appartient mais comment enfera-t-il unobjet de culte? Je comprends que les cellules

nui me constituent s'intéressent beaucoup à la conserva-tion de ce quej'appelle mon moi, s'aident l'une l'autre, et

par là m'aident moi-même, mais qu'elles m'adorent moi-

même,je ne le comprends plus. Autre chose est l'amourde l'humanité, autre chose l'idolâtrie de l'homme, la« sociolatric », selon le terme d'Auguste Comte. Disons

mieux, l'amour vraiment. sincère et éclairé de l'humanitéest le contraire même de cette idolâtrie il serait par elle

compromis et corrompu. Le « culte de l'Humanité a res-sembleàl'antique et naïfculte de la famille,des dieux lares,(lu foyer, du charbon sacré dormant sous la cendre amon-celée où on le conservait. Pour conserver aujourd'hui le

respect et l'amour, il n'est plus bon de les envelopper detoutes ces superstitions: ils se communiquent mieux d'uncœur à l'autre, comme la flamme viveà ciel ouvert. La

religion positiviste, loin d'être un pas en avant, serait.unretour en arrière, vers des croyancessuperstitieuses quisesont évanouies d'elles-mêmes, parce qu'elles étaient deve-nues inutiles, conséqucmmcntnuisibles.

Selon nous, la religion doitêtre non seulement~MiMCïMC,mais cosmique.Et c'est en effetcequi aura lieu par la forcedes choses,ou plutôt par la forcede la rétiexion humaine.Le théisme sera obligé, pour subsister, de se renfermerdans l'affirmation la plus vague possible d'un principeanalogue à l'~y'~ commemystérieuse origine du mondeet de son développement.Ceprincipe aura pour caractèreessentiel de ne pas être vraiment séparé du monde, ni

opposé à son déterminisme. Les idées de création et de

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392 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

providence tendront à se résoudre de plus en plus dans

quelque action spontanée essentielle a tous les êtres, sur-tout aux êtres doués deconscience.La religion s'est chan-

gée peu à peu en une métaphysiquede finalité immanente,où il ne subsiste plus que cette proposition très générale–Le monde a un senset une a fin interne H le monde est« une société d'êtres » qui peuvent arriver à découvrir eneux un même «ressort morale.–Dieu est le termehumain

par lequel nous désignons ce qui rend possiblele mouve-ment an monde vers un état de paix, deconcorde,d'harmo-nie. Et comme le possible, pour l'intelligence humaine,paraît se fonder sur le réel la croyance à la possibilitéd'un mondemeilleur devientla croyance à~Me/~Mec~o~ede<~M qui est immanent au wo~c.

Entre le théisme le plus idéaliste et ce qu'on nomme

l'athéisme, il n'existera plus un jour qu'une distance quipeut aller diminuant a l'infini. Beaucoup d'athées sont

déjà, malgré le tranchant des mots, d'accord avec les

théistes, parfois « ivresde Dieu. ? Quand un ne s'entend

pas sur l'existence actuelle de Dieu, on a toujours commeressource son M?ïs~ïcc~ro~r~ït~, le devenu' de Dieu, laréalisation de l'idéal, la descente graduelle et incessantedu Christ sur la terre et les mondes. Le pressentimentdu progrès vient se confondre avec le sentiment mêmede la présence actuelle du divin on croit sentir l'idéal

prendre vie et palpiter près de soi. On f'st comme l'ar-tiste

qui contemple intérieurement l'ouvre projetée avectant d amour et avec une telle puissance de regard, qu'illa voit surgir devant ses yeux sur la toile encore inco-lore se lève la forme rêvée, et elle est plusbelle peut-êtrequ'elle ne sera jamais.

Quand les idées se sont suffisammentsubtilisées et élar-

gies, elles en viennent à mépriser le mot. Comment

répondre en termes catégoriques à des interrogationscomme celle de la Marguerite de ~M~? «Il y a peut-êtrebien longtemps que tu n'es allé à la messe. Crois-tu enDieu?» nMabienaimée, répond Faust, qui oserait afnr-mer qu'il y a un Dieu?. Ainsi tu n'y crois pas?.Qui osera dire qu'il ne croit pas, s'il écoute lavoixde soncœur?. Quand un sentiment de tendresse et de bonheur

1.VoirKant,Critique~M~M~Htpn~.2. Voir M. A. Fouittée, les St/s~M <~ Mwa/pcoM/<orotM<.3. Voir Aristotc, Jtt~pAt/~t~, et, en opposition, la JLo~t/c de Hêtre).

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LE THËtSME. IDKE DE PROVIDENCE. 393

aura rempli ton Ame, prononce des mots au hasard, jen'en ai point n te prescrire. Qu'importe que tu disesbonheur! cœur! amour! Dieu! le sentiment est tout, lemot est vain. » Le philosophe déiste quifait si bon marchédes mots semble à la foulesuperficiellen'être qu'un scep-tique hypocrite; d'autre part, l'athée

tropcassant a l'étroi-

tesse d~unsectaire. Ce qui est certain, c est que le nom deDieu a été associé tantôt aux plus grandes conceptionshumaines, tantôt aux plus barbares l'hypothèse théistene pourra subsister dans l'avenir que si on consent enfinà la dépouillerde tout ce qu'elle a éveillé si souvent d'idées

puériles ou grossières.C'est vers ce but que tend aujourd'hui le théisme des

esprits les plus larges, en particulier ce que l'on appelleavec Kant « la religion dans les limites de la raison » et

qui mérite un examen spécial.La religion néo kantienne élève d'abord l'idée du

bien moral au-dessus de tout, comme principe directeurde la volonté raisonnable. De là les néo-kantiens dé-duisent la « liberté morale » comme condition du biencar le bien n'est autre chose, selon eux, que la liberté

s'apparaissant à elle même en sa pureté intelligible etdominant le moi sensible ou «phénoménal. » La liberté,

pour être ainsi conçue, est placée dans une sphère supé-rieure a celle des phénomènes, qui est essentiellement ledomainede lanécessitéet du déterminisme.Aussi,en appro-fondissantla notion de libertéabsolue et intemporelle,lesKantiens unissent-ilspar y découvrir celle d'éternité; c'esten prenant consciencede cette idée que je puis dire avec

Spinoza: « Jesens.j'éprouvc queje sms éternel. ML'éternitéelle-mêmeseconfondavecladivinité l'Éternel,n'est-ce pastoujours ce que les peuplesont adoré? Je sensdonc Dieuaufondde mon être, il se révèle à moi par l'idéal moral.Main-

tenant, ce Dieu que nous révèle notre conscience, est-cen~us-meme en notre pureté, est-ce chacun de nous, etfaut-il croirealors que le fonddeschosesest, commeon l'a

dit, une « république des libertés, »qu'il y a par cela mêmeautant de dieux que d'individus,que nous sommestous desdieux? Ou bien la multiplicité des individus et des person-nalités n'est-elle qu'uneapparence, la liberté est-elleune aufonddes choses? Le théisme pourra choisir entre ces deux

hypothèses, entre une sorte de polythéisme métaphysiqueet moral ou une sorte de monothéisme il pourra ensuite

imaginer à son gré les rapports qui s'établissent entre laliberté absolue et le monde des phénomènes. Mais la

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394 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

croyance à l'idéal moral n'impliquera rigoureusement riende plus que la croyance dans quelquechose d'éternel et de

divin, comme ressort du mouvement universel; on ne

pourra la pousser plus loin, on sera impuissant à en fairesortir telle religion déterminée plutôtque telle autre. Dansces limites restreintes, elle pourra cependant fournir undernier aliment au sentiment moral et religieux. La formela plus acceptable des doctrines théistes sera sans doute

quelque philosophie morale conçuedans le sens desKan-tiens. Seulement, le Kantisme est demeuré trop attachél'idée de devoir proprement dit, d'obligation et d'wt/a~catégorique. Il est encore une religion de la loi, commele

judaïsme. Au lieu de la loi, on se contentera sans'doute,dans l'avenir, d'élever au-dessus de toutes choses un tc~a/

conçu comme exerçant sur notre pensée et sur notrevolonté l'attrait le plus haut que puisse exercer ce qu'ona appelé une « idée-force'. »

Dès lors, la croyance au divin ne sera plus une adora-tion passive, mais une action. De même, la croyance àla providence ne sera plus une justification du mondeactuel et de ses maux au nom de l'intention divine.mais un effort pour y introduire, par une intervention

humaine, plus de justice et plus de bien. Nous avons vu

que l'idée de la providence était fondée, pour les an-ciens peuples, sur la conception d'une finahté cy~ïc~rc

imposée aux choses, d'un but secret et transcendant

auquel les ferait servir une volonté inconnue. Avec unetelle idée, l'homme était sans cesse arrêté dans son action,

puisqu'ilse considérait comme incapable de détourner

!es choses de leur fin le monde lui semblait organiséd'une façon dénnitivc, sans autre appel que la priëreet le miracle autour de lui, tout lui apparaissait commesacré. L'inviolabilité de la nature était tout ensemble, ons'en souvient, un principe et une conséquence de l'idée de

providence ainsi entendue. Aussi avons-nous vu que lasciencefut longtempstenue pour sacrilège. Quelle surpriseet quel scandaledelà voir intervenir au milieu decemonde,brouillant tout, changeant la direction de toutes les forces,transformant en humbles fonctionnairesde l'homme tousces êtres divins! Denos jours, au contraire, la science estde plus en plus en honneur. Depuis un siècle,la nature estbouleverséeautourde nous; la longueattente de l'humanitése change en une fièvre d'action chacun veut mettre la

1.Voirla critiqueduKantismedanslesSystème.,demoralecontempo-rains,parM.AlfredFoniHée.

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LE THÉISME. IDÉE DE PROVIDENCE. :~S

main sur un rouage du mécanisme universel et contribuer

pour sa part à modifierla direction de l'ensemble; chacunveut imposer une fin aux choses, chacun veut devenir,autant qu'il est en lui, providence.

De même que l'individu se sent de plus en plus citoyende l'Ëtat, il se sent de plus en plus citoyen de l'univers,solidairede tout ce qui s'y passe, cause et effetà l'égardde tous les phénomènes. Il reconnaît qu'il ne peut sedésintéresser de rien, que partout autour de lui il peutexercer une action, si minime qu'elle soit, laisser sa

marque aux choses. Il constate avec étonnement la puis-sance de sa volonté intelligente. A mesure que sa raisonétablit un lien entre les phénomènes, elle les relie par là à

lui-même; il ne se sent plus isolé dans l'univers. Puisque,suivant une pensée célëhre, le centre du monde est dans

chaque être, il s'ensuit que, si ce centre était assezconscient de lui-même, s'il voyait aboutir à lui tous les

rayons de la sphère infinie et s'entrecroiser en son seintoutes les chaînes des phénomènes, il verrait aussi le

champde sa volonté s'étendre à l'infini, il s'apercevrait quepar un côté ou par un autre il a action sur toutes choses

chaqueêtre se sentirait devenir uneprovidenceuniverselle.Si l'homme n'en est pas là, c'est pourtant vers cet idéal

que la marche de l'humanité nous emporte. Une part du

gouvernementde la nature est entre nos mains; unepart dela responsabilité des événementsqui se passent dans l'uni-vers retombe sur nous. Tandis qu'à l'origine l'hommene vit

guère que l'état de dépendance') on il se trouvait par rap-port au monde, état que les religions antiques symbolisè-rent, il constate à présentque,par uneréciprociténaturelle,lemondeà son tour dépenddelui. La substitution de lapro-videncehumaine à l'action omniprésente de la providencedivine, apparaît, à ce nouveau point de vue, comme l'unedesformulesles plusexactes duprogrès.La croissanteindé-

pendancede l'hommeen face des choses aura ainsi comme

conséquence une indépendance intérieure croissante, uneliberté toujours grandissante d'esprit et de pensée.

L'idée vulgaire deprovidencespéciale etextéricure.qui,nous l'avons vu, tient de si

prèsà celle d'assujettissement,

l'idée même plus raffinéed une providence transcendanteet lointaine, assignant à chaque être sa place déterminéedansle tout,pourra donc s'affaiblirsans que nousy perdionsénormément. Un jour nous nous apercevrons que noussommesplus forts quand nous restons debout, libres et lamain dans la main, que lorsque nous nous agenouillons

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396 L'IMÉLIGION DE L'AVENIR.

tête baissée, implorant le ciel impassible. Chezles anciens

Germains, avant de pénétrer dans les forets sacrées, lefidèle se faisait lier les mains, pour symboliser son escla-

vage en présence des dieux s'il avait le malheur detomber le long du pèlerinage, il n'osait se relever,car c'eûtété une injure que de se redresser ainsi devant eux; il enétait réduit à se rouler sur le sol, comme les reptiles, poursortir du temple immense, du dôme de la forêt sacrée. Acette conception primitive de la servitude religieuse s'op-pose déjà et s'opposera de plus en plus la conceptionmoderne de l'homme libre devant son dieu, qui deviendrason idéal aimé, son œuvre pressentie, sonrêve de progrès.Dès maintenant, le vrai sentiment du divinse reconnaît, àce qu'il donne à l'homme la conscience de sa liberté et desa dignité, non de son esclavage les vrais dieux sontceux qui nous font le front plus haut dans la lutte pour lavie adorer, ce n'est plus aujourd'hui se prosterner et

ramper, c'est se redresser, c'est s'élever.Pour emprunter un nouveau trait à la terre classique

des symboles, à l'Inde, d'où nos ancêtres Germains ouGaulois étaient sortis, la grande épopée du Ramayananous parle d'un saint,et sage anachorète qui réunissait enlui toute la vertu et la

piétéhumaines. Un jour que, con-

fiant dans la justice d en haut. il invoquait Indra et lechœur des dieux, les dieux capricieuxne l'écoutèrent pas;la prière partie de son cœur retomba des cieux sans avoirété entendue. L'homme très juste, voyant l'indifférence

divine, fut pénétré d'Indignation il réunit en lui toute laforce qu'il avait « thésaurisée par ses sacrifices et sesrenoncements? et, se sentant alors plus puissant que ses

dieux, plus puissant qu'Indra lui-même, il se mit com-mander aux cieux. A sa voix (lesastres nouveaux,brillantde leur propre lumière, surgirent dans l'immensité; luiaussi il proférait le fiat /M.y,il refaisait le monde sa bontéintérieure se changeait en providencecréatrice. Cen'était

pas encore assez il songea à créer des dieux nouveaux

aussi, des dieux meilleurs. Indra tremblant se voit alors

près de déchoir, car Celui même qui commandeà l'air etaux cieux ne peut rien contre la « sainteté. » Indra h'

puissant se hâte donc de céder, de plier; c'est lui qui <!ità l'homme « Queta volontésoit faite. » Illaissc une placedans le ciel aux astres nouveaux qu'y avait créés lejjusteleur lumière est comme l'éternel témoignage de la toute-

puissance possédéepar la Bonté, qui fa~ d'elle la divinité

suprême et l'objet dernier de l'adoration des hommes.

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CHAPITREIV

PRINCIPALESHYPOÎHËSËSMËTAPHYStQUËS

<MJtREMPLACEHONTLESt)0&MËS

(sutTH)

LE PANTHEISME

!.t FAtTH~tSMEonttttSTK. Transfonnation du théisme transcendant en

théisme immanent et en panth<'is!m'. Dieu désanthropomorphisé selon

MM. Fisk<*et Spencer. Diverses formes du panthéisme. Panthéisme inteHec-

t'~tiste et optimiste d<*Spinoza. Objections. Fatalisme de Spinoza. Forme

Mora~ qu'on pourrait donner au pantheistne. en y introduisant une idée de /!MaH«.

–QuaUtéa et défauts du panthéisme. Notion d'unité sur laquelle il repose;

critique de cette notion; sa aub)<ti\ite possihte.

Il. L< tAKTMtttMt tXBStttST):. Interprétation pessinnste nos religions en Aite-

ma~np. t* Cames des propres du pessimisme a notre époque. Progrès do la

métaphysique panthéiste et de la science positive. Souffrances de la pensée et de

la ré<t<nion. Affinement d~ ta aousibitité et de la sympathie. Dépression d''s

votontés et sentiment d'impuissance. ;'tc. 2* !je pessimisme eht-it ~uérissabte.Ses remèdes possibles. Le problème social et l'avenir social. IHusiont renter-

mpes dana le pessimisme. Inexactitude de son calcul d :<peines et plaisirs. Une

page de Léopardi. Critiqu" des appticationt pratiques du pestimisme. Le

M<rc<!Ma.Une expérience du nirvana. Le panthéisme pessimiste sera-t-il la

religion de t'avenir.

A mesure que le théismedevient plusimmanent, il laisse

davantage dans le vague la personnalité de Dieu. C'estcette personnalité que le panthéisme en vient à nier ou àfondre avec l'univers. Selon M. Spencer et M.Fiske, aumouvement qui portait l'humanité à construire son Dieuavec des éléments humains succède un mouvement ensens contraire, qui l'entraîne à dépouiller son Dieu de tousles attributs humains, à le ~a/ïMro~oMor~Mer. L'huma-

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3KS L'IHKELIGION DE L'AVENIR.

nité lui enlève d'abord ses sentiments inférieurs, puis,plustard, tout ce qui est analogue à la sensibilité humaine, lessentiments supérieurs étant encore trop grossiers. Lemême travail s'accomplit pour ce qui concerne l'intelli-

gence et la volonté. Chaque faculté humaine est tourtour enlevée à la divinité, qui, avec toute limitatinn,sembleperdre toute détermination saisissable pour l'intel-

ligence ce n'est plus qu'une insondable unité échappantaux formes de !a pensée distincte. Le panthéisme s'acco-mode de cette notion de la divinité ainsi « désanthropo-morphiséc », indéterminée et indéterminable. Pourtant,dans les spéculations les plus naïves et les plus grossièresde l'homme, dans l'anthropomorphisme et le fétichisme, ilreste encore, selon M. Spencer, une part de vérité c'est

que le pouvoir qui se manifeste f~s la consciencen est

qu'une forme ditïcrcnte du pouvoir mystérieux qui semanifeste en <o~ de la conscience. « Quel est le dernierrésultat auquel sont arrivées les sciences humaines, si cen'est que la force inconnue qui existe en dehors de la

conscience, sans être semblable à celle que la consciencenous révèle, doit être pourtant un simple mode de lamême force, puisque chacune d'elles est capable d'en-

gendrer l'autre ? » Par conséquentle résultat final fie la

spéculation commencée par l'nommcprimitif, « c'est quela puissancequi se manifeste dans l'univers matériel est lamême puissance qui, en nous-mêmes, apparaît sous laforme de la conscience.»

Si le panthéisme en vient à nier la personnalité et l'in-dividualité de Dieu, par compensation, il est porté aattribuer une sorte d Individualité au monde. En etiet.

grâce à la présence de Dieu en toutes ces parties, le mondese trouve devenir un véritable être vivant ayant son unité

organique, sa loi d'évolutiondéterminéeà l'avance commecelle de l'embryon. Ce qui caractérise le panthéisme, ace nouveau point de vue, c'est donc l'Importance qu'ilattache à l'idée d'une unité substantielle du monde.

Mais,ainsi entendu, le panthéisme demeure unedoctrinetrès flottante, susceptible des interprétations les r'usdiverses, selon la manière dont on se représente l'énergieuniverselle, l'unité omniprésente, surtout le ressort fon-damental de son évolution, qui est nécessité pure selon les

uns, finalité selon les autres. De plus la nécessité et lafinalité universelle peuvent être conçues sous une double

forme, optimiste ou pessimiste.

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LE PANTHÉISME OPTIMISTE.

I. LE PANTHÉISME OPTIMISTE

La première espèce de panthéisme,qui admet une subs-tance se développant dans une infinité de modes par unenécessité étrangère à toute finalité,est !epanthéisme pure-ment intellectualiste et rationaliste de Spmoza. Cettedoc-trine nous montre dans le grand Tout la logique imma-nente qui préside à son développement. La vraie naturede l'homme, c'est la raison, puisque la raison est l'essencede 1 homme.L'acte propre de la raison est de comprendre,et comprendre, c'est apercevoir la nécessité des choses.Cette nécessité est la Nature, ou, si l'on veut, c'est Dieu.« Nous ne tendons, par la r<M60~,a rien autre chose qu'acomprendre; et l'Ame,c~ /<xM~M'p//e~c~c/~ raison, ne

juge utile pour elle que ce qui la conduit a comprendre. »Concevoir l'absolue nécessité de la nature éternelle,c'est concevoir ce qui, n'étant soumis qu'~ sa propre loi,est libre c'est donc concevoir l'éternelle liberté. Par cela

même, c'est participer à cette liberté, et s'identifier avecelle. La sciencede la nécessité ne fait donc qu'un avec laliberté. La pensée de l'homme s'identifie alors à la pen-sée divine et devient la consciencede l'éternité. Cette con-science, produisant la

suprêmejoie, c'est l'amourdeDieu.

L'idéal mystique des Hébreux et des Chrétiens semblese confondre avec les théories morales de l'antiquité,dans la vaste synthèse que propose Spinoza.L'intuition

intellectuelle, c'est la nature ayant conscience de soila liberté intellectuelle des Stoïcien~, qui est la con-science même de la nécessité, c'est la nature se possédantelle-même l'extase mystique, enfin,par laquelle l'indivi-dualité s'absorbe dans l'être universel, c'est la nature ren-trant en soi et retrouvant son existence éternelle sous sesmodes passagers'.

Ce que la philosophie morale et religieuse a toujoursobjecté et objectera toujours au panthéisme de Spinoza,considéré commeun substitut possible de la religion, c'estson fatalisme optimiste, ou tout se fait par la nécessité

1.VoirlechapitresurSpinozadansnutreAfor~/c(<p/<.w<p.MO.

Page 432: Jean Marie G.

400 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

mécanique et brutale des causes efficientes, sans aucune

espèce de finalité interne, sans progrès véritable. Ledéroulement des modes de la substance, même quand ilest douleur, mort, vice, est divinisé. On se demandepour-quoi cette existenceprétendue parfaite, incapable de tout

progrès réel, n'est pasde tout point immuable, et pourquoicette éternelle agitation sans but au sein de la substanceabsolue.

A en croire M. Fiske, le spinozi~nc serait la seule doc-trine à laquelle convînt le nom de panthéisme. C'est luune classification qui nous semble trop étroite. Toutthéisme finaliste tend à devenir, lui aussi, panthéisme,quand il nie la transcendance et quand il admet une sorted'unité organique du monde, qui est le Deus vivus, laA~MMM~MraM~,mais avecune loi de progrès supérieureaux luis nécessaires de la pure logique, de la mathéma-

tique, de la mécanique.L'exclusion de toute finalité imma-nente aux choses n'est donc pas indispensable au pan-théisme.Onpcutmémcconccvoirunpanthéismc enquelquesorte moral, qui admettrait un sens moral du monde, toutau moins ce que M. Fiske lui-même appelle une tendance

dramatique vers un dénouement moral. Des lors, si c'estun Dieuqui se développe ainsi et « peine dans l'univers,l'homme se croit, à tort ou à raison, plus rassuré sur lesort de son idéal moral. On sent un but vers lequel mar-

cher, et dans l'ombre des choses on entend quelqu'unmarcher avec soi; on n'a plus peur de la vanité de toute

existence, puisque, au contraire, toute existence est divi-

nisée, sinon telle qu'elle est, du moins telle qu'elle tend aêtre et sera un jour dans le ~out.

Ce système, selon ses partisans, serait une induction

justifiée parla doctrine moderne de l'évolution. M. Fiske

va jusquà dire que le darwinisme a remis dans le mondeautant de téléologiequ'il en avait enlevé. Malheureusementrien n'est plus problématiquequ'une telle interprétation dela sciencemoderne.La sciencenenous montre non de divindans l'univers, et l'évolution qui fait et défait sans cessedesmondessemblableslesuns aux autres nenous présente aveccertitude aucune fin naturelle, consciente ou inconsciente.La fin, l'idéal pourrait donc fort bien, scientifiquement,n'être qu'une idée humaine ou du moins propre aux êtresdoués de conscience réfléchie. Nulle induction d'ordre

scientifiquene permetde prêter à l'univers commetel, au

grand Tout, une consciencede ce genre. C'est d'ailleurs

Page 433: Jean Marie G.

LEPANTHEISMEOPTIMISTE. ~Ot1

26

une conséquence également très problématique que de se

figurer l'univers comme un tout ayant une M~ï~epsychiqueet morale, puisque, pour la science, l'univers est un infini

où nous ne voyons rien qui soit groupé autour d'un centre.

Le monde est une force unique peut-être matériellement

parlant, mais dans un état de dispersion morale et psychi-

que. Tout ce qui est organisé, vivant, sentant, pensant, est

uni, à notre connaissance, et l'équivalence des forces de

l'univers, sur laquelle s'appuie la science, n'a rien de com-

mun avec la centralisation de ces forces. C'est peut-être pré-cisément parce qu'elles n'ont pas de direction d'ensemble

qu'ellesluttent l'une contre l'autre et se maintiennent

1une l'autre. Pour que l'univers se pensât dans sa /o~/t/e,

qui sait s'il ne faudrait point qu'il se limitât, qu'il se

donnât à lui-même un centre réel et peut-être, par cela

même, une circonférence, quil arrêtât l'expansion éter-

nelle de la matière et de ta vie dans l'étendue sansbornes ?

Ce qui fait cependant que bon nombre d'esprits seront

toujours tentés par le panthéisme, c'est précisément cetteidée d'unité radicale sur laquelle il se fonde mais, quand onvoudra déterminer cette unité, <'lleapparaîtra toujours tel-lement fuyante, qu'elle finira par se perdre dans l'indéter-mination du non-être hégélien. Ons<'demandera alors sil'unité panthéistiquc ne serait pas, comme la finalité, uneidéede notre esprit plutôt que le fond réel des choses.Le ca-ractère un et défini que m'us offre l'univers lui vient peut-être seulement de notre cerveau, où il se projette. Surun mur, le mur de la caverne de Platon, projetezl'ombre d'objets confus et Innombrables, d'atomes tour-

billonnants, de nuées informes tout cela prendra une

figure, semblera même l'ombre fantastique de certainesconstructions humaines vous reconnaîtrez des tours, (les

villes, des corps d'animaux, là où il n'y a que la masseobscure et infinie en profondeur d'êtres opaques intercep-tant la lumière de vos yeux. L'unité et la ngurc du monne

peut n'être que l'ombre qu'il fait en nous. En dehorsde nous il reste l'infini, qui, pour notre intelligence, ne

peut jamais être que 1 informe, car il est illimité, et nousne pouvons le dessiner, lui fixer des contours. L'unité du

monde, encore une fois, n'est pas faite; elle ne se réalise

peut-être que dans notre esprit, c'est par notre esprit seu-lement qu'elle peut passer dans les choses et dans les êtres.Le monde, l'humanité ne sont donc des touts qu'en tant

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4U2 L'U΃LKjHON DE LAVENIK.

que nous les pensons et que nous agissons sur eux, quenous les t'apportons ainsi à notre action et à notre penséecomme centre.

En résumé, si le besoin d'unité semble donner raisonau panthéisme et, en une certaine mesure, le justifier, cebesoin ne reçoit cependant qu'une satisfaction illusoiredans les deux formes principales du panthéisme, surtoutla forme mécaniste. Ou l'unité primordiale et finie reste

abstraite, indéterminée, ce qui en fait une pure notion

subjective; ou elle se détermine par des attributs qui sonttout aussi humains que ceux du dieu des théistes. Lavolonté dont parle Schopenhauer, c'est ou la volonté hu-

maine, ou simplement la force (qui elle-même est humaineou animale), ou le sentiment d'effort, ou enfin une pureabstraction. De même pour la Force éternelle que M. Spen-cer place à l'origine du monde; ce sont là des conceptionsplus pauvres, mais non pas plus nécessairement objectivesque celle du Dieu-pensée, du Dieu-esprit, du Dieu~amour.

w

îî. LE PANTHÉISMEPESSIMISTE.

Le panthéisme, après avoir commencé par l'optimismede Spinoza, a fini par le pessimisme de Schopcnhauer.C'est là sa forme la plus récente, qui d'ailleurs est elle-même fort ancienne. L interprétation pessimiste des reli-

gions, avec la rédemption par la mort ou par le nirvana,fait des progrès incessants, surtout en Allemagne. Pascal

avait dit déjà « De tout ce qui est sur la terre, le chré-tien ne prend part qu'aux déplaisirs, non aux plaisirs.

»

L'Allemagne, après avoir ressuscité le bouddhisme avec

Schopenhauer, de Hartmann, Bahnsen, est en train denous donner une sorte d'édition pessimiste du christia-

nisme, qui dépasse de beaucoup Pascal. On sait que sansle mal et 1<?péché, il n'y aurait point de religion pour M.de

Hartmann, et comme le mal est attaché à l'existence même,l'anéantissement de lavie est le seul salut possible. Bahnscn,dans sa philosophie du désespoir, aboutit à des conclusions

analogues. Le représentant le plus intéressant de la nou-

velle doctrine est Philipp Mainlacnder, l'auteur de la philo-

Page 435: Jean Marie G.

LE PANTHÉISMEPESSIMISTE. 403

sophic de la Rédemption (die philosophie der E~~y).Cepessimiste était ms de parents d'une piété exaltée, pctit-lils d'une mystique morte d'une fièvre nerveuse à trente-trois ans, frère d'un autre mystique qui, parti aux îndes,s'était converti au bouddhisme pour mourir bientôt après,

épuisé par ses luttes intérieures Philipp trouva lui-mêmeson chemin de Damas dans la boutique d'un libraire de

Naples, où il découvrit les écrits de Schopenhauer. Aprèsavoir rédigé son système de philosophie pessimiste, il

veilla à l'impression du premier volume et, le jour où il en

reçut le premier exemptaire (31 mars 1876), if se penditOn ne pourra nier la force de la conviction chez ce pessi-miste, ni la

puissanced'attraction des idées abstraites

lorsqu'elles s implantent dans un cerveau préparé parl'hérédité et l'atmosphère morale. Pour Mainlaender. la

philosophie doit un jour remptacer la religion, mais en

l'interprétant dans son vrai sens, qui est pessimiste Main-laender se déclare hautement « chrétien M,tout en préten-dant fonder scientifiquement l'athéisme. La liberté du sui-cideest la nouvelle force d'attrait par laquelle on remplacerala belle illusion de l'immortalité; le salut par la mort rem-

placera le salut par la vie éternelle. L'arbre de la sciencedeviendrait ainsi le figuier légendaire (le Timon le M!san-

thrope, qui, à chaque matin nouveau, portait pendus a sesfortes branches ceux qui étaient venus chercher l'oubli dumal de vivre.

î. Pour apprécier la valeur et la durée probable de cesentiment pessimiste qu'on veut Identifier de nos joursavec le sentiment religieux, il faut d'abord en rechercherles causes.

Diverses raisons ont amené cette transformation du pan-théisme qui, après avoir divinisé le monde, rêve aujour-d'hui son anéantissement et sa réabsorption dans l'unité

originelle. La première cause est le progrès même dela métaphysique panthéiste. Apres avoir adoré la naturecomme l'oeuvre d'une raison immanente, on a fini pary voir une œuvre de déraison, une chute de l'unité indé-terminée et inconsciente dans la misère et le conflit desdéterminations phénoménales, des consciences condam-

1.Voirdansla Revue~/t<7o;t~«c,juin I8M'),unarticlede M.ArrcatsurMaintaender.

Page 436: Jean Marie G.

404 L'IRRÉLIGIONDEL'AVOIR.

nées à la douleur. Tout au moins la nature apparaît-ellecomme indifférente. a La Force éternelle a, dont on parletant aujourd'hui, n'est pas plus rassurante pour nous et

pour notre destinée que la Substance éternelle. A tort ouà raison l'instinct métaphysique, identique en son fond àl'instinct moral, ne réclame pas seulement un principe devie présent à toutes choses il poursuit encore un idéal debonté et de sociabilité universelle.

J'étais dans la montagne, étendu sur l'herbe un lézardest sorti d'un trou, a pris ma jambe immobile pour un

rocher; il y a grimpé sans façon pour s'y chauffer ausoleil. Le petit être confiant était là, sur moi, jouissant dela même lumière, ne se doutant pas de la vie relativement

puissante qui circulait sans bruit et amicalement sous lui.Et

moi, jeme mis à regarder la mousse et 1 herbe sur les-

quelles j étais étendu, la terre brune, les grands rochersne ressemblais-je pas moi-même à 1 humble lézard, et

n'étais-je pas jouet de la même erreur? La vie sourden'était-elle pas tout autour de moi, à mon insu? Ne palpi-tait-elle pas sous mes pieds? N'a~itait-eUe pas confusé-ment le grand Tout? Oui, mais qu'importe, si c'est aufond une vie aveugle, égoïste, où chaque atome ne tra-vaille que pour soi? Petit lézard, pourquoi n'ai-jc pointcomme toi sous le soleil un œil ami qui me regarde?

La seconde cause du pessimisme contemporain est le pro-grès rapide de la science positive avec les révélations que.coup sur coup, elle nous a apportées sur la nature. Le pro-grès se précipite tellement, de nos jours, que l'adaptation de

l'intelligence à des idées toujours nouvelles devient pénible;nous allons trop vite, nous perdons baleine comme le voya-geuremporté sur un cheval fou, comme l'aéronautc balayépar le ventavec une vertigineuse vitesse. Le savoir produittainsi à notre époque un sentiment de malaise, qui tient à untrouble de l'équilibre Intérieur; la science, si joyeuse à ses

débuts, à la Renaissance, faisant son apparition au milieudes rires éclatants de Rabelais, devient maintenant presquetriste. Nous ne sommes pas encore faits aux horizons infi-nis du monde nouveau qui nous est révélé et où nous noustrouvons perdus de là la mélancolie de l'époque, mélo-

dramatique et vide avec les Chateaubriand et les premiersenfants du siècle, sérieuse et réfléchie avec Léopardi,Schopenhaucrct les pessimistes d'aujourd'hui.

Dans l'Indeon distingue les brahmanes à un point noir qu'ils portententre les deux yeux ce point noir, nos savants, nos pin-

Page 437: Jean Marie G.

LE PANTHÉISME PESSIMISTE. 405

losophes, nos artistes le portent aussi sur leur front éclairé

par ta lumière nouvelle.1

Une troisième cause du pessimisme, qui résulte elle-

même des précédentes, c'est la souffrance causée par le

développement exagéré de la pensée à notre époque, parla place trop grande et finalement douloureuse qu'elleoccupe dans l'organisme. Nous souffrons d'une sorte d'hy-pertropliie de l'intelligence. Tous ceux qui travaillent de

fa pensée, tous ceux qui méditent sur la vie et la mort,tous ceux qui philosophent finissent par éprouver cettesouffrance. Et il en est de même des vrais artistes, qui pas-sent leur vie à essayer la réalisation d'un idéal plus oumoins inaccessible. Un est attiré à la fois de tous les côtés,

par toutes les sciences, par tous les arts on voudrait sedonner à tous, on est forcé de se retenir, de se partager.Il faut sentir son cerveau avid'~ attirer à lui la sève de tout

l'organisme, être forcé de le dompter, se résigner à végéterau lieu de vivre On ne s'y résigne pas, on aime mieuxs'abandonner à la flamme intérieure qui consume. La pen-sée affaiblit graduellement, exagère le système nerveux,rend femme; elle n'ôte pourtant rien à la volonté, qui reste

virile, toujours tendue, inassouvie de là des luttes lon-

gues, un malaise sans fin, une guerre de soi contre soi. 11faudrait choisir avoir des muscles <'ndes nerfs, être hommeou femme; le penseur, l'artiste n'est ni l'un ni l'autre. Ait

si, en une seule fois et d'un seul effort immense, nous pou-vions arracher de nous-mêmes et mettre au jour le mondede pensées ou de sentiments que nous portons, comme onle ferait avec joie, avec volupté, dùt notre organisme toutentier se briser dans ce déchirement d'une création! Mais

non, il faut se donner par petites fractions, se répandregoutte à goutte, subir toutes les interruptions de la vie peuà peu l'organisme s'épuise dans cette lutte de l'idée avec le

corps puis l'intelligence elle-même se trouble, pâlit,comme une lumière vivante et souffrante qui tremble à unvent toujours plus Apre,jusqu'à ce que l'esprit vaincu s'af-faisse sur lui-même et que tout retombe dans l'ombre.

La pensée moderne n'est pas seulement plus clair-

voyante du côté des choses extérieures et de la nature;elle l'est aussi du côté du monde intérieur et de la cons-cience. Or, Stuart Mill soutenait que la réflexion sur soiet le progrès de l'analyse psychologique ont une force dis-

solvante, qui, avec la désillusion de la trop grande clarté,amènent la tristesse. On voit trop le jeu de ses propres

Page 438: Jean Marie G.

406 L'IRRELIGION DE 1/A VENIR.

ressorts et le fond de ses sentiments. Quelle intime con-tradiction que d'être assez philosophe ou assez poète pourse créer un monde à soi, pour embellir et illuminer toute

réalité, et d'avoir cependant l'esprit d'analyse trop déve-

loppé pour être le jouet de sa propre pensée! On bâtitd'aériens châteaux de cartes, et ensuite on souffle soi-mêmedessus. On est sans pitié pour son propre cœur, et on sedemande parfois s'il ne vaudrait pas mieux ne point enavoir. Je suis trop transparent pour moi-même, je voistous les ressorts cachés qui me font agir, et cela ajouteune souffrance à toutes les autres. Je n'ai pas assez Je foini en la réalité objective ni en la rationalité de mes joiesmêmes pour qu'elles puissent atteindre leur maximum.

En même temps que l'intelligence devient plus péné-trante et plus réMéchiepar le progrès des connaissances detoute sorte, la sensibilité plus délicate s'exalte. La sympathiemême, selon les pessimistes, ne peut devenir qu'un instru-ment de douleur en nous faisant souffrir davantage des sout-frances d'autrui. Le retentissement en nous des peineshumaines, toujours croissant par l'effet d'une sociabilité

croissante,semble proportionnellementplus grand que celuides joies humaines. Les préoccupations sociales elles-

mêmes, qui vont augmentant à notre époque, sont si loi!.d'être satisfaites, que les pessimistes se demandent si ellesle seront jamais et si l'humanité~ de plus en plus nombreusedans le combat pour vivre, ne sera pas à la fois de plus en

plus misérable et de plus en plus consciente de sa misère.

Enfin, une dernière cause du pessimisme est la dépres-sion de la volonté qui accompagne l'exaltation même de

l'intelligence et de la sensibilité Le pessimisme est en

quelque sorte la suggestion ~Me/<~y~MC engendrée par1 impuissance physique et morale, toute conscience d'une

impuissance produit une mésestime non seulement de soi,mais des choses mêmes, mésestime qui, chez certains

esprits spéculatifs, ne peut manquer de se transformer enformules à priori. On

(lit quela souffrance aigrit la chose

est plus vraie encore de 1impuissance. C'est ce que vien-nent de confirmer de récentes observations psycho-physio-logiques'. Chez les aliénés comme chez les hypnotiques,les périodes de satisfaction et d'optimisme, qui sont aussicelles de bienveillance et d'amémté, coïncident avec une

augmentation de puissance motrice mesurable au dynamo-

1. M.Ch.Féré,Revuephilosophique,juillet1886.

Page 439: Jean Marie G.

LE PANTHEISME PESSIMISTE. 407

mètre au contraire, les périodes de mécontentement et

(le malveillance s'expliquent par un état de dépression de

la volonté accompagné d'une atténuation de la force mus-

culaire, qui tombe parfois de moitié. On peut dire avec

M. Féré que les individus bien portants, « offrant une ten-

sion potentielle maxima, » sont sans cesse en mesure

d'ajouter une partie d'eux-mêmes à tout ce qu'il s'agit

d'apprécier les dégénérés, au contraire, les affaiblis,tsoit au point de vue physique, soit au point de vue

psy-chique, sont toujours endéncit; « ils ne peuvent qu em-

prunter, et apprécient tout au-dessous de sa valeur. MAjou-tons que, étant ainsi impuissants à s'équilibrer avec

l'univers, il leur semble, par une naturel!' illusion d op-

tique, que c'est l'univers qui ne peut se mettre en équilibreavec leurs aspirations ils croient le dépasser quand c'estlui en réalité qui les dépasse.

Dans toutes les expériences sur le somnambulisme,

l'impuissance engendre le dégoût le patient chez lequelon a provoqué l'impuissance de saisir un objet déstré,

s'explique à lui-même cette impuissance en cherchant dans

l'objet quelque caractère repoussant et méprisable. Tou-

jours nous donnons des restrictions de notre volonté une

explication objective, au lieu d'en chercher une explicationsubjective. Une fois lancés dans cette voie, les somnam-bules iraient certainement, s'ils en étaient capables, jus-qu'à construire un système métaphysique pour rendreraison de leur état suljp'ctif.

Le pessimisme est probablement ainsi, au début, un

point de vue individuef dominé par le sentiment subjectif

d'impuissance. Toutefois ce sentiment lui-même, on aurait

1. On persuade à une femme qu'elle ne peut prendre son fichu de laine

pose sur le dossier d'un fauteuil elle a froid aux épautcs, le désire, avancela main, puis, sentant l'obstacle subjectif qu'elle cherche à traduire en un

tangage objectif, elle déclare que le fichu est sale, d'une vilaine couleur, etc.,finit même par en être épouvantée jusqu'à la terreur la plus violente. De

mono pour un autre sujet d'expériences, une femme à qui on a persuadequ'elle ne pouvait tirer le bouton d'un tiroir; elle touche le bouton, puis le

lâche, en disant que c'est un glaçor et en frissonnant de tout son corps.Ce n'est pas étonnant, dit-elle pour justifier rationnellement cette émo-

tion répulsive, c'est du fer. On lui présente alors un compas en fer; elle

essaye de le prendre, le tache aussitôt. Vous voyez, dit-elle, c'est aussifroid que le bouton; je ne puis pas le tenir. Ainsi l'explication objectived'un fait subjectif, une fois commencée, tend à se généraliser par la seuleforce de la logique, à envelopper tout l'ordre des phénomènes similaires, àdevenir un système, au besoin un système cosmologique et métaphysique.

Page 440: Jean Marie G.

408 L'IRRELIGIONDEL'AVENIR.

tort de le contester, a quelque chose d'universel la con-science des limites de la puissance humaine ne peut man-

quer de s'accroître, comme la conscience de l'ignorancehumaine, par les progrès mêmes de notre science et denotre pouvoir. Le pessimisme n'est donc pas pure folie,

pure vanité; ou, s'it est folie, cette folie est naturelle: ellese rencontre parfois transitoircment dans certains en'orts

aveugles de la nature même. A certaines heures, la nature

paraît insensée, paraît vouloir des folies, quoique la force

de la logique, identique au fond à la force des choses, ait

toujours en elle le dernier mot comme elle doit t'avoir

aussi, sans doute, dans l'esprit humain.En résumé, dans ce siècle de de ruine religieuse,

morale, sociale, de réuexion et d'analyse dissolvante, les

raisons de sounrir abondent et unissent par sembler des

motifs de désespérer. Chaque progrès nouveau de l'intel-

ligence ou de la sensibilité, nous l'avons vu, paraît créer

des douleurs nouvelles. Le désir de savoir surtout, le

plus dangereux peut-être de tous les désirs humains

parc3 que c'est celui dont 1 objet est le plus réellement

infini, devient aujourd'hui insatiable, s'attache non seu-lement à des individus isolés, mais à des peuples entiersc'est lui qui est avant tout le « mal du siècle ». Ce maldu siècle, grandissant toujours, devient pour le philosophele mal même de l'humanité c'est dans le cerveau del'homme qu'il a son siège, c'est de la tête que l'humât)!tésouffre. Comme nous sommes loin de cette naïveté des

peuples primitifs qui, si on leur demande où est le siège dela pensée, montrent au hasard le ventre ou la poitrine!Nous, nous savons bien que c'est avec la têto que nous

pensons, car c'est de là que nous souffrons, c'est la

que nous hante le tourment de l'inconnu, c'est là que nous

portons la blessure sacrée de l'idéal, c'est là que nous noussentons poursuivis et sans cesse ressaisis par la penséeailée et dévorante. Parfois, dans les montagnes de la

Tartarie, on voit passer un animal étrange fuyant à perdrehaleine sous le brouillard du matin. Il a les grands yeuxd'une antilope, des yeux démesurés éperdus d'angoisse.mais, tandis qu'il galope et de son pied frappe le sol trem-blant comme son cœur, on voit s'agiter des deux cotés de sa

tête deux ailes immenses qui semblent le soulever dans

chacun de leurs battements. Il s'enfonce dans les sinuo-sités des vallées, laissant des traces rouges sur les rochers

durs; tout d'un coup il tombe: alors on voit les deux ailes

Page 441: Jean Marie G.

LE PESSIMISME EST-IL GUÉRISSABLE. 409

géantes se détacher de son corps, et un aigle qui s'était

abattu sur son front et lui dévorait lentement la cervelle,s'envole rassasié vers les cieux.

ÏÏ. Le pessimisme est-il guérissable?– Le sentiment

du mal a, croyons-nous, sa part légitime dans le sentiment

métaphysique ou religieux mais est-ce une raison pour enfaire non plus la partie, mais te tout de la métaphysiqueet de la religion? Tel est te

problème.M. de Hartmann s'est enorcé de retrouver un fond pes-

simiste sous toutes les religions; c'est trop juger l'huma-

nité d'après nous-mêmes et notre époque.Soutenir ainsi

que la religion est fondée sur un pessirmsmc radical, c'est

comme si on voulait prétendre que la médecine a pour

principe non la cm'abnité, mais l'incurabilité des mala-dies. Dans le pessimisme de Schopcnhaucr, comme dans

l'optimisme de Spinoza, il y a sans doute une part de

vérité qui sera indestructible, mais ce pessimisme dépassede beaucoup toute affirmation et même toute probabilitéscientifique. Si le monde n'a pour la science rien de divin,il n'a non plus rien de diabolique il n'y a pas plus lieu de

maudire que d'adorer la nature extérieure. Intérieurement,les causes de souffrance que nous avons analysées ne sont

que provisoires. Le savon' humain, qui accable actuelle-ment te cerveau, peut, en s'organisant mieux, comme ill'est déjà dans certaines t'êtes bien équilibrées, produire un

jour un sentiment de bien-être et de vie plus large. Il y atoute une science nouvelle à créer, celle de l'hygièneintellectuelle pour les peuples, de la thérapeutique Intellec-tuelle pour les individus. Cette science, une fois créée,

pourra empêcher ou guérir la dépression mentale, consé-cutive à une excitation exagérée, qui semble la formule

physiologique du pessimisme et que la Grèce pensante n'a

guère connue.D'ailleurs le désir de savoir, qui est, nous l'avous vu,

parmi les causes les plus profondes du mal du siccle,

peut devenir, à un autre point de vue, la source la plus inal-térable peut-être, le plus sur allégement de bien des mauxhumains. Certes, il est parmi nous des déshérités, physique-ment ou mentalement innrmes, qui peuvent dire <:,aisouffert dans toutes mesjoies; Mie~M~o~w~estvenupour eux dès les premières gouttes de toute volupté pas unsourire qui, pour eux, n'ait été un peu mouillé, pas unuaiscr

Page 442: Jean Marie G.

41U L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

qui n'ait été douloureux. Et cependant même cette existence

peut avoir sa douceur, lorsqu'elle est sans révolte, entière-ment acceptée comme une chose rationnelle ce qui cor-

rige l'amertume, c'est la transparence aux regards, la

pureté, que possèdent un si haut point les flots de lamer. En s'étendant, en s'élevant, en s'appaisant de plus en

plus, le savoir peut rendre un jour à l'âme quelque chosede cette sérénité qui appartient à toute lumière et à tout

regard lumineux. C'est là ce qu'il y avait de vrai dans le

calme intellectuel de Spinoza si son optimisme objectifest insoutenable, il y avait plus de vérité en son optimisme

subjectif, en cette conscience de la paix intérieure trouvée

dans l'extension même de l'intelligence et dans l'harmoniedes pensées.

m

Quant a la réflexion de la conscience sur elle-même, où

les pessimistes voient une force dissolvante de toutes nos

joies, elle ne dissout vraiment que lesjoies irrationnelles et,

par compensation, elle dissout aussi les peines déraison-nables. Le vrai résiste a l'analyse c'est ~1nous de cher-

cher dans le vrai non seulement le beau, mais aussi lebon.îl existe, à tout prendre, autant de vérité solide et résistantedans l'amour éclairé de la famille, dans celui même de la

patrie, dans celui de l'humanité, que dans tel fait scienti-

fique le plus positif, dans telle loi physique comme celle ()e

la gravitation et de l'attraction. Le grand remède a 1'<~M-

lyse poussée à l'extrême, comme elle a existé chez certains

esprits du genre d'Amiel, toujours en contemplation deleur moi, c'est de s'oublier un peu, d'agrandir leur horizon,surtout d'agir. L'action est, de sa nature, une sy~~c<6réalisée, une décision prise qui résout ou tranche un en-semble de points. Elle les tranche sans doute provisoire-ment, mais l'homme doit se rappeler qu'il vit dans le pro-visoire, non dans l'éternel; que, d'ailleurs, ce qu'il y a <te

plus éternel dans cet univers, c'est peut-être l'action même,le mouvement, la vibration de l'atome et l'ondulation quitraverse le grand Tout. Celui qui agit n'a pas le tempsde s'apitoyer sur son cher moi ni de disséquer ses senti-ments. Les autres formes de l'oubli sont involontaires et

parfois en dehors de notre pouvoir, mais il est une chusc

qu'on peut toujours oublier, c'est soi. Le remède a toutesles souffrances du cerveau moderne est dans l'élargisse-ment du cœur.

On nous dit que le cœur même souffre de la sympathieet de la pitié toujours croissantes le problème du bonheur

Page 443: Jean Marie G.

LE PANTHÉISME PESSIMISTE. LE PROBLEME SOCIAL. Uli

individuel, parl'cnct de la solidarité toujours plus grande,est dominé plus que jamais aujourd'hui par le problèmedu bonheur social. Cene sont plus seulement nos douleurs

présentes et personnelles, mais celles des autres, mais

celles de la société, mais celles de l'humanité à venir quideviennent pour nous un sujet de trouble. Soit on peutdiscuter à perte de vue sur 1 avenir; nous n'avons pas le

miroir magique où Macbeth voyait passer avec un serre-

ment de cœur la file des générations futures, et nous ne

pouvons lire d'avance le bonheur ou la misère sur le visagede nos fils. Dans le miroir de l'avenir humain c'est notre

propre image que nous regardons, et nous sommes portés,en cette image de nous-mêmes, à faire comme les poètes,

qui aiment à grandir leurs douleurs. Le problème social quinous tourmente est infiniment complexe cependant nous

croyons que les optimistes ont autant etplus

de droit à

l'envisager avec tranquillité que les pessimistes à le décla-rer insoluble, alors surtout qu'il n'est posé d'une manièreun peu moins obscure à la conscience humaine que depuisenviron un demi-siècle.

Le problème social se divise en deux questions dis-

tinctes, l'une relative au conflit des intérêts, l'autre auconnit des volontés ennemies. Nous croyons que le côté

économique du problème social sera résolu le jour oùl'accroissement simultané de la crise sociale et de la con-naissance scientifique aura amené les classes aisées à cette

conviction, qu'elles risqm'nt de tout perdre en voulant tout

garder, et les classes inférieures à cette conviction corres-

pondante, qu'elles perdraient tout en voulant toutprendre,

qu'elles verraient se fondre entre leurs mains les richesses

convoitées, qu'en partageant à l'excès le capital on le sté-

rilise, comme on tuo un germe en le divisant. Le socia-lisme a son remède dans la science, alors même que1 instruction contribuerait au contraire pondant un tempsà

répandre le socialisme. De l'intensité même de la crisesortira l'apaisement. C'est au moment précis où les inté-rêts sont le plus parfaitement conscients de leurs réelles

oppositions qu'ils sont le plus près d'arriver a un compro-mis la guerre n'est jamais que le résultat d'une science

incomplète sur la valeur comparative des forces et desintérêts en présence on se bat faute de calculer, mais les

coups de canon ne sont eux-mêmes que des chiures en

mouvement, de tonnantes équations.Le conflit des intérêts, une fois apaisé par le compromis

Page 444: Jean Marie G.

412 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

des intelligences, se terminera par l'union progressive desvolontés. La solution la plus complète de la « questionsociale » se trouve dans la sociabilité même de l'homme.Les aspérités des intérêts s'adouciront nécessairement parl'incontestable progrès de la sympathie sociale et des« sentiments altruistes. »

Si la sympathie, l'amour, le travail en commun, la jouis-sance en commun, semblent parfois augmenter les peines,ils peuvent encore mieux décupler les joies. Les peines,nous le savons de reste, en se partageant s'allègent. La

sympathie par elle-même est un plaisir. Les poètes le sa-

vent, et surtout les poètes dramatiques; la pitié, fût-cité

accompagnée d'une vive représentation de la sounrance

d'autrui, reste douce encore en ce qu'elle fait aimer (~ têtre souffre, donc je l'aime. Or, l'amour renferme d<-s

joies infinies il multiplie largement ie prix du la vie indi-viduelle à ses propres yeux, en lui donnant une valeur so-

ciale, qui est en même temps la vraie valeur religieus)L'homme, a dit le poète anglais Wordsworth

Vitd'admiration,d'espéranceet d'amour;

mais celui qui a l'admiration et l'amour aura toujourspar surcroît l'espérance celui

quiaime et admire aura

cette légèreté du cœur qui fait qu on marche sans sentir la

fatigue, <~u'onsourit en marchant et que toutes les visionsdu chemm semblent vous sourire. L'amour et l'admirationsont donc les grands remèdes de la désespérance aimex,et vous voudrez vivre. Quelle que soit la valeur de la vie

pour la sensibilité, savoir, agir, et principalement agir pourautrui, constitueront toujours des raisons de vivre. Or, <'n

peutdire que c'est surtout pour les raisons de vivre qu'i!

faut tenir à la vie.Le pessimisme ne veut voir dans la vie que le côte

sensitif; il y a aussi le côté actif et intellectuel outre

l'agréable, n y a le grand, le beau, le généreux. Même auseul point de vue des joies et des peines, le pessimisme s''fonde sur des calculs aussi contestables que pourraitl'être « l'arithmétique des plaisirs » dans Bcntham. Nous

croyons l'avoir montré ailleurs', le bonheur et le mal-heur sont des constructions mentales faites après coup.

1. t~Mwcd'uneMora~&< obligationni MnchoM,p.89.

Page 445: Jean Marie G.

LE PANTHÉISMEPESSIMISTE. ERREURS PSYCHOLOGIQUES.413

et dans lesquelles une foule d'erreurs d'optique entrent en

jeu. D'abord, dans la désillusion même de nos pessimistes,il y a une illusion dont ils n'ont pas vu les causes. Léo-

pardi a trouvé, on s'en souvient, un ingénieux argument

empirique en faveur du pessimisme, dans son Dialogued'un ~Mrc~M~ ~'o/~<?Marc~c~c~M ~o~a~< «AlmanachsAlmanachs nouveaux Calendriers nouveaux 1 DesAlmanachs pour l'année nouvelle? Oui, Monsieur.

Croyez-vous qu'elle sera heureuse, cette année nouvelle?Oh oui,1 illustrissime, bien sûr. Comme l'année

passée? Beaucoup, beaucoup plus. Comme l'autre?Bien plus, illustrissime.–Comme celle d'avant? Ne

vous plairait-il pas que l'année nouvelle fût comme n'im-

porte laquelle de ces dernières années?–Non, Monsieur,il ne me plairait pas. Combien d'années nouvelles sesont écoulées depuis que vous vendez des almanachs?Il va y avoir vingt ans, illustrissime. A laquelle de ces

vingt années voudriez-vous que ressemblât l'année quivient ? Moi? je ne sais pas. Ne vous souvenez-vousd'aucune année en particulier qui vous ait paru heureuse?

Non, en vérité, illustrissime. Et cependant la vieest une belle chose, n'est-il pas vrai? On sait cela.

Ne consentiriez-vous pas à revivre ces vingt ans, et

même tout le temps qui s'est écoulé1 depuis votre nais-sance?– Ëh! mon cher Monsieur, plût à Dieu que celase pût Mais, si vous aviez a revivre la vie que vous avez

vécue, avec tous ses plaisirs et toutes ses peines, ni plus,ni moins?–Je ne voudrais pas.–Et quelle autre vievoudriez-vous revivre? La mienne, celle d'un prince oucelle d'un autre? Ne croyez-vous pas que moi, le princeou un autre, nous répondrions comme vous, et qu'ayant àrecommencer la même vie, personne n'y consentirait?Je le crois. Chacun est d'avis que la somme du mal a

été, pour lui, plus grande que celle du bien; maisl'année prochaine le sort commencera à nous mieux traitertous deux, et tous les autres avec nous ce sera le com-mencement de la vie heureuse.Almanachs! alma-nachs nouveaux'! w

Certes, beaucoup d'entre nous répondraient au poète dela même manière que le vendeur d'almanachs, se soucie-raient peu de recommencer leur vie mais on ne peut pasconclure de là, avec Léopardi, que notre vie passée, prise

1.Dialoguecitépar~).Carod.msle~«'w~

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4 H L'IUHÉLIGION DE L'AVENIR.

en masse, ait été plus malheureuse qu'heureuse. Il s'en-suit seulement une chose, c'est qu'eltc nous est mainte-nant coMMMCet, comme telle, a perdu la plus grande partiede son charme esthétique elle vaut réellement beau-

coup moins qu'elle ne valait. L homme,en effet,n'est pasun et!cpurement sensitif, il n'a pas de plaisirs aveugles,pour ainsi dire il ne jouit pas seulement, il connaît qu'iljouit, il connaît ce dont il jouit, et chacune de ses sen-sations vient augmenter son petit trésor de science. Cetrésor une fois formé, il désire toujours l'augmenter, maison comprend qu'il ne se soucie guère de contempler et de

palper indéfiniment les richesses déjà acquises. Il existedonc dans notre vie passée tout un coté par lequel elle estréellement ternie, dénoréc. C'est à peine s'il s'y trouve un

petit nombre d'heures assez riches, assez pleines, pourque nous n'ayons pu les épuiser tout entières par la con-science et pour qu'il nous plaise encore d'y revenir, d'yappuyer, d'en faire sortir de nouveau tout ce qu'elles con-tiennent de joie intense. Pour toutes les autres heures d<'

l'existence, le principal charme a été de l"s mesurer du

regard, de les comparer entre elles, d'exercer sur ellesnotre intelligence et notre activité, puis de passer légère-ment au tra\ /s. Une fois écoulées, elle ne valent plus lapeine que la conscience s'y arrête, elles sont comme ces

paysages que le voyageur ne se retourne pas pour regar-der. Si donc, chez Ihomme, le désir satisfait perd une

grande partie de son charme et se réveille avec quelquepeine dans des circonstances identiquement pareilles, celatient en partie aux lois mêmes du désir, mais cela tientaussi à la supériorité de l'être humain, pour qui le plaisirdésiré doit toujours onrir quelque chose de nouveau à

l'intelligence. Il existeen tout désir une sorte de curiosité

esthétique et philosophiquequi ne trouve plus d'objet dansle passé. La nouveauté, cette fleur des choses, ne peut pasctrc cueillie deux fois sur la même branche.

Mais, nous répondra Léopardi, ce charme de la nou-veauté, qu'est-ce encore, sinon une illusion nouvelle? cartout ici-bas est toujours sensiblement le même, et l'avenir,qui n'est qu'une répétition du passé, doit logiquementnous dégoûter comme lui. Formules abstraites et induc-tions précipitées, qui ne résistent ni au raisonnement ni à

l'expérience. Quoi qu'en aient dit les poètes pessimistes,rien n'est jamais le même, ni dans la vie humaine, ni dans

l'univers, et il y a toujours quelque chosede nouveausous

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LEPANTHÉISMEPESSIMISTE. ERREURSPSYCHOLOGIQUES.U~

le soleil, fut-ce la pousse verte d'un arbre, l'aile effarouchéed'un oiseau glissant à l'horizon ou la couleur changeanted'un nuage. H n'y a pas deux aurores qui soient les mêmes.Les contes de fées nous parlent de merveilleux livres

(l'images qu'on pouvait feuilleter à jamais sans se lasser,car chaque image fuyait sous le doigt même

quitournait

la page, remplacée aussitôt par une nouvelle. L univers estun livre de ce genre, si changeant aux regards, que, lors-

qu'on veut revenir à la page contemplée, elle est déjà tout

autre et nous-mêmes aussi, nous sommes autres, et, pourcelui qui sait approfondir ses sensations et ses censées,chacune de ses visions du monde a toujours la fraîcheurde la jeunesse.

Le signe distinctif d'une intelligence vraiment humaine,vraiment supérieure, c'est de s'intéressera toutes les chosesde l'Univers, conséquemmentà toutes les différences deces choses. Quand on regarde de loin et d'un œil dis-

trait. quand on regarde sans voir, on n'aperçoit ici-bas quedes ressemblances; quand ou regarde avec attention, avecanectuusité l'Univers, un y découvre des différences sans

nombre l'intelligence et l'activité toujours en éveil ytrouvent partout de quoi se satisfaire. Aimer un être ou

un monde, c'est à chaque instant apercevoir i lui quelquechose de nouveau.

Quand donc les pessimistes croient voir une illusiondans le charme de l'avenir, on peut leur retourner ce repro-che c'est eux qui se laissent duper oar leurs yeuxet qui,contemplant le monde d'un regard trop distrait, –de troploin, pour ainsi dire, ne le voient pas tel qu'il est et nel'aiment pas faute de le comprendre. Si l'on pouvait, de

quelque aérolithc qui passe, regarder la chaîne des Alpes,le Righi et le Faulhorn, le mont Blanc et le mont Rose

paraîtraient des montagnes toutes semblables, des pointsindifférents sur l'écorce terrestre. Cependant, quel est le

voyageur naïf qui les confondra et qui se vantera d'avoirtout vu dans les Alpes parce qu'il est monté sur le lUghi?La vie, elle aussi, est comme une ascension perpétuelle oùil est bien difficile de s'écrier J'ai tout vu, parce qu'on a

gravi un premier sommet. De l'enfance à la vieillesse l'ho-

rizon peut toujours s'élargir, toujours se dinerencier, tuu-

jours se renouveler. La nature ne semble se copier quepour un regard superficiel. Chacune de ses œuvres est ori-

ginale comme celle du génie. Au point de vue esthétiqueet intellectuel, le découragement est donc un aveuglement,

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41~ L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

involontaire ou volontaire. Si les poètes ont parfois sou-haité d'oublier leurs sensations passées trop

douloureuseset la partie la plus concrète de leur vie, il n est pas un vraisavant qui ait jamais exprimé le désir d'oublier ce qu'il sa-

vait, de faire fc vide dans son intelligence, de rejeter cettescience humaine si lentement acquise, à moins que cene fut pour le plaisir rafliné de la rapprendre de nouveau,de refaire à soi seul le travail des générations. Sous tousles désirs humains, encore une fois, existe toujours cette« soif de vérité » qui est un des éléments essentiels du sen-timent religieux; et tous les autres désirs pourraient être

fatigués ou rassasiés, que celui-là subsisterait encore on

peut être las même de la vie sans être las de la science.

Celui qui a été le plus durement blessé par l'existencepeut

encore l'accepter pour cette clarté de l'intelligence qu eUelui apporte mcmc au prix de la douleur, comme le soldatdont les paupières ont été brûlées dans la bataille les sou-lève pourtant, déchirées et palpitantes, pour laisser passerun rayon de lumière, et pour suivre de t'œil le combat quise continue autour de lui.

En somme, l'analyse de la sensibilité, sur laquel))'s'appuie surtout le pessimisme, est superficielle par biendes côtés. Le mot même de pessimisme est inexact, car '1

n'y a rien au monde de ptre, de pejus ou de ~e~t~M~;seulement il y a du mauvais, il faut le reconnaître cettereconnaissance est il la fois la conséquence et la conditionde tout progrès, de tout pouvoir conscient et de tout savoir

Plus contestables encore sont les règles pratiques que le

pessimisme prétend tirer de ses principes pour la directionde la volonté. Étant donnée la misère de l'existence, onsait en effet le remède qu'il nous propose, le nouveau « sa-lut religieux Mque les bouddhistes modernes prétendentapporter au monde. Cette nouveauté, plus vieille queÇakia-Mouni lui-même, est une des plus antiques idées

orientales; elle séduit aujourd'hui les occidentaux, aprèsles avoir attirés plus d'une fois (car on pourrait en retrou-ver la trace chez les néo-platoniciens et. lesmystiques chré-

tiens). C'est la conception du ~ïrt~a. Couper tous les liens

qui nous attachent au monde extérieur, élaguer toutes les

jeunes pousses des désirs nouveaux, et croire qu'élaguerainsi,c'est délivrer; pratiqucrunc sortcde complète circon-cision intérieure, se replier sur soi et croire qu'on pénètrealors dans l'intimité du Tout (les mystiques disaient de

Dieu) ouvrir au fond de soi un abîme, sentir le vertige du

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LE PANTHÉISME PESSIMISTE. LE NIRVANA. 417

27

vide et croire néanmoins que ce vide est la plénitude su-

prême, n~M~at, telle a toujours été une des grandes ten-tations de l'homme, de même qu'on vient de très loin aubord des grands précipices rien que pour s'y pencher, pouren sentir l'indéfinissable attrait. La notion panthéiste oumoniste du ~trr~~a échappe à toute critique, précisémentparce qu'elle est une unité vide de tout contenu précis. Au

point de vue physiologique et naturaliste on ne peut dire

qu'une chose, c'est que le Mïrt~o correspond à cette pé-riode de repos et de relâchement qui suit toujours toute

période de tension, d'enort. îl faut prendre haleine dansl'éternelle marche en avant qui constitue la vie phénomé-nale il est bon de sentir parfois la lassitude, il est bonaussi de comprendre le peu de prix et la vanité relative detout ce qu'on a obtenu jusqu'alors mais c'est à la condi-tion que cette intelligence de la vanité de notre passé soitun aiguillon nouveau pour l'avenir. S'en tenir à cette lassi-tude d'être et d'agir, et croire que l'existence la plus pro-fonde est aussi la plus dépouillée, la plus froide, la plus'no te, c'est là une défaillance qui équivaut à une défaitedans la lutte pour la vie. Le nirvana aboutit en fait al'anéantissement de l'individu et de la race; les vaincus dela vie seraient-ils donc précisément )<'svainqueurs des mi-sères de la vie ?

Il serait curieux de faire l'expérience pratique du nir-vana. Nous connaissons quelqu'un qui a poussé cette expé-rience des antiques religions aussi loin que le pouvait un

''sprit européen, aux tendances scientifiques. Pratiquantl'ascétisme jusqu'à renoncer à tout aliment varié, excluantde sa nourriture la viande, comme le fit M.Spencer pen-dant quelque temps, le vin même, t'~ut ragoût, toutexcitant du palais, il en vint à diminuer autant qu'on peutle faire ce désir même qui subsiste le dernier dans l'être,le désir des aliments, le frisson et l'éveil de tout êtreanamé à la vue d'un mets appétissant, l'attente agréabledu repas, ce moment qui, a-t-on dit, constitue pourtant de gens l'avenir de la journée. Notre expérimentateuravait remplacé les longs repas par l'ingestion de quelquestasses de lait non assaisonné. Avant ainsi cfïacé en lui

presque toutes les jouissances du goût et des sens les plusgrossiers, avant renoncé à l'action, au moins en ce

qu'elle a de matériel, il chercha un dédommagement dans

les jouissances de la méditation abstraite ou de la contem-

plation esthétique. Il entra dans une période qui n'était pas

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4!8 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

encore le rêve, mais qui n'était pourtant déjà p la vie

réelle, aux contours nettement dessinés et arrêtés. (Jequien effet donne son relief et son dessin à la vie de chaquejour, ce qui fait époque pour nous dans 1 existence,c'esta succession de nos désirs et de nos plaisirs. On n'a pasidée quei vaguepeut introduire dans 1 existence la simpli,suppression de quelques centaines de repas. Par des cou-

pures analogues dans tous les autres ordres de plaisirs etde désirs sensibles, on en vient à donner à toute sa vi<

quelque chose d éthéré qui n'est pas sans charnu-, quoiqu'sans saveur et sans couleur. Tout l'univers recule pardegrés dans une sorte de lointain, car il est composé dechoses que vous ne touchez plus d'une main aussi forte,

que vous ne tatez plus aussi grossièrement, et qui en con-

séquence vous touchent moins, vous laissent plus inditlé-

rcnt vous entrez vivant dans ce nuage où les dieux s'eu-

veloppaientparfois,et vousne sentez plus aussi fermementla terre sousvospieds.Maisvousvousapercevezbientôtque.pour n'être plus sur la terre ferme,vous n'en êtes pas plusprès du ciel; si vous avez gardé le pouvoirde vous obser-ver exactement vous-même, ce qui vous frappera le plus.c'est l'affaiblissement de votre pensée, précisénent alors

que vous la croyiez plus dégagée par ranranchisscmentde tous les soucis matériels. Ne se reposant. plus suraucune réalité aux contours solides, elle devient par celamêmeplus incapable d'abstraction la pensée vit de con-

trastes, comme tout notre être, et c'est lui donner de ta

force, loin de lui en ôtcr, que de la détourner par instantsdes objets qui semblaient lui être le plus naturels. En vou-lant purincr trop sa pensée et la sublimiser, on lui ôte sa

précision; la méditation se fonden un rêve, et le rève peutdevenir facilementcette extase on les mystiques <cperdentdans 1'~ xxt T:o~,mais où un esprit habitué à la pos-session de sci ne peut rester longtemps sans en sentir levide. Alors une révolte se fait; on commenceà comprendreque la pensée la plus abstraite a encore besoin, pouracquérir ses meilleurs instants de lucidité et d'attention,d'être commefouettée par le désir. Nous consei~ons cette

expérience pratique du nirvana à ceux qui en parlent patouï-dire, sans avoir jamais pratiqué bien longtemps le

renoncement entier, absolu. Le seul danger à craindre,c'est que ce renoncement ne produise trop vite un certain

abêtissement; c'est qu'on ne perde la pleine conscience desoi et qu'on ne soit saisi par le vertigeavant de ravoir bien

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r PANTHÉISMEPESSIMISTE. LE NIRVANA. 4t9

mcsur ~syeux, et d'avoir bienvu qu'il n'y a rien au fond.Dans la montagne, les meilleurs sentiers sont ceux qu'atracés le pas lourd et sûr des ânes et des mulets. « Suivezle chemin des Anesn, nous disent les guides. Il en va sou-vent ainsi dans la vie c'est le gros bon sens des foulesquiouvre lavoie; il faut le suivre bon gré mal gré, et les phi-losopheseux-mêmesne s'en trouvent pasplusmal, desuivrele chemindes Anes.

L'absorption dans la substance inhnie, le renoncementau vouloir-vivre, la sainteté inactive restera la forme der-nière et l' xprcssion la plus achevéede toutes les ï//M~<ws

humaines c'est le complet zéro retrouvé sous toutes les

quantités plus ou moins négligeables de la vie. Si tout estvanité, rien de plus vain après tout que cette consciencemême de la vamté totale, poussée à ses dernières limites;si l'action est vaine, le repos est plus vain encore, si la vieest vaine, la mort l'est plus encore. La sainteté même nevautque par la charité, c'est-à-dire en somme par ce quin'Hcrindividu à tous les autres, par ce qui le rend de nou-veau esclave du désir et du plaisir, au moins de ceuxdes autres, sinon des siens propres. Mfaut toujours servir

quelqu'un~entrer soi-même dans des liens, fùt-ceceux dela chair, li faut avoir une chaîne, quitte à la soulever, à la

porter en avant, à entraîner les autres avecsoi. On ne peutpas constituer pour soi-même un but suffisant, un centred'action et de gravitation on ne s'affranchit pas parcequ'on se replie sur soi, qu'on forme ainsi un cercle idéalcommele serpent enroulé, ou qu'on regarde éternellementson« nombrilM,selon le précepte hindou; rien ne ressem-ble plus à la servitudeque la liberté immobileet arrêtée ensoi. La s&intcté trop parfaite des mystiques, des boud-

dhistes, des pessimistes, est de l'égoïsme subtilisé, et laseulevertu vraiment bonneau monde est la générosité, quine craint pas deprendre un point d'appui sur la poussièredu sol pour marcher plus sûrement vers autrui.

Nousne croyons donc pas, avec Schopenhauer et M.de

Hartmann; quele panthéisme pessimiste puisse être la

religion de 1avenir. On ne persuadera pas a la vie de ne

plus vouloir vivre, à la vitesse acquise par le mouve-ment même de se changer tout à coupen immobilité.Nousl'avonsdit ailleurs, c'est une même raison qui rend l'exis-lencepossableet qui la rend désirable si la somme des

peines emportait la balance dans une espècevivante,cette

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420 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

espèce s'éteindrait par l'affaissementconsécutifde la vita-lité. Les peuples occidentaux, ou pour mieux dire les

peuples actifs, à qui appartient l'avenir, ne se converti-ront jamais aux idées pessimistes; celuictui agit sent saforce, celui qui se sent fort est heureux. Mêmeen Orient.le pessimisme des grandes religions n'est que supern-ciel quandil s'adresse à la foule, et il n'a pas laissé danslaviepopulaire detrace très profonde les maximesbanalessur les maux de l'existence et sur la résignation néces-saire aboutissent, en fait, à un (ar niente

appropriéaux

mœurs de l'Orient. D'autre part, quand il s adresse aux

penseurs, le pessimismen'est que provisoire, il leur montr''aussitôt le remèdedans le nirvana; mais cette panacée-la.nous n'y croyons plus, et le salut par la négation ou par ludestruction violentede l'existencene peut tenter longtempsle bon sens moderne. Comment attribuer à l'homme !<'

pouvoir d'écraser l'œuf sacré d ouest sortie la vieavec sesinvincibles illusions, et d'où elle ressortira toujours, quoique fassent les ascètes, quoi que fassent les partisans dxsuicide individuelou, commeM.de Hartmann, (lu « suicid''

cosmique? » tl serait peut-être moins difficileencore d'créer que d'anéantir, de faire Dieu que de le tuer.

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CHAPITREv

PMNCÎPALËSHYPOTHÈSESMMAfMYSÎuUËS

QUIMMPLACMtONÏLESDOGMES

(SUITE)

NATURALISME IDËAUSTE, MATERtALÏSTE, MONISTE

t. !<tToatt.Htt< mttmït. –Diveraes formes de t'idéatiame.– Forme aubjee-tive. Forme objective. Toute existence ramenée à un moded'existence mentale.

Valeurde t'idéatiomepou" tf sentiment religieux. Forme la plus plausible dunaturatiame idéaliste d'après un philosophecontemporain possibilité d'un progre"'miventet fondée sur la spontanéité radicale des êtres et aurt'* idéede liberté. eConciliationdu déterminisme et da Hdée de Uberté. L'idétHame moral comme«ubstitutpotttbte du sentiment rc)ipifnx. qui devient le sentiment df ta dépendancfde t'univer* par rapport à ta votontu du bien. »

tl. NATOt~mtt M*T<t<Am*)t. Difncutté de déttnir le matérittisme abaotu.La matière, l'atome. Les atomes tourbillon.. L'hydrogène. NécewaitAd'éttr-

ftirte mttérittisme en introduisant dans t'étement primordial tt vieet le gerMe de la

~fxt~. Dernière notion qui envahit le matérittiame idée d'tM~t en grandeur eten petite«e.

H!. Lt XATUtAUtM*xoxtsïtt tï LAbMTtf<<cBM MOMDM. Évotution des ayaternescontemporains vers leMOK:<tM. En quel sens vraiment acientinque on peutprendre ce système. Le monde conçu commeun seul et mêmedcMMtr.une Mutuet mêmeeM.–Le* deux formules scientifiques de la vie. ~ue le progrès cou-siateen la fusion gr~duettede cet deux formuies l'une dam l'autre. Comment laMOf~ et ta r<&~M<Msortent naturellement de la vie, sans qu'il Mit besoin defaireappel a une /<M&Mprimordiate.–Eaperancea métaphyaiqueaet moratea qu'onpeut fonder sur le MMMM*ac~ntinque. retativement à la deatinée des mondes et de

humanité. Faita qui paraissent a'oppoaer à ces espérancea. Idée découra-

t!)*antede la <HMo<tt<tO)t.qui aembte tiée à cette de reoo/«heM.Ce lien est-il absolu-tnent néceaaaire et démontré t Ressources diverses de la nature pour perpétuer

eombinaiaona têt mieux réuaaiea. ttôte de t'intettigence, du nombre, du tempade t'espace. Le calcul des probabititét. L'éternité a po~t p<M~est-elle une

raison de découragement ou d eapérance. Exittenee probable d'être* p«M<n~<dans les autres mondea nos frères ptanétaire*. Poatibitité d'étrea supérieurs a

t'bomme.Ce que la science peut conserver de l'idée retigieuae det < dieux.

t!ypothèae d'une conscience iater'coamique et d'une aociétéuniverselle. <

IV. L* BMTtNÉtB<t.'aCMttt M L'tTtOTat!* M L'~ttOaTAUTiMttt K ttATna.f

Page 454: Jean Marie G.

422 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

nswt «ottUTt. Deux conceptions possibles de l'immortalité. L'existenc**~cntfNe ou M~MporfMc. et la c«M<MMa/M"de la vie sous une forme supérieure.

I. Hypothèse de la vie éternelle. Sa place dans les religions antiques, chez les pla-toniciens, chez Spinoza. Kant et Schopeuhauer. La vie êternette taisse-t-eU~'

subsister l'individualité. Distinction de Sctopenhauer et de plusieurs autres phi-

losopheq entre t'M</<ut~Ma~<'et ta j'~c~a/t~ Caractère h'fNMMn<fa«<et pro-

&?t'<<t</Mede la vie éternelle. Tendance aristocratique de cette même i<)<

Hypothèse de t nnmnr~/t~' co"<f/ftOHn~/eà taquette elle aboutit chez certains théoto.

giens. Critique de l'immortalité conditionnelle. tncompatibitité de cette notionavec cette de bonté divine. Il. Hypothèse d'une continuation df vie et de soufpo/«/)OMtOM «xf forme tMpcr~urf. Recherche de ce dont la théorie évotutin).

niste permet d'espérer l'immortalité. Immortalité des o'u'TM et des <tct(o'«. Vraisens dans lequel on peut la concevoir. Son rapport avec tes lois de l'hérédité, d~'

l'atavisme, de la sélection naturelle. Immortalité de t nxFtCt~M.Objections de la

science. Protestation de t'amoxr contre t'anéantissement de la personne. Antinomie

qui en résutte.–t! –Opposition moderne de t'idéede /oM'<MM&t'idée de <M&«a<t"'

.ttn: où t'ancienne ptntosophie cherchait la preuve de t'unmortatité. Théotif

ppripat~ticienne de Wundt et des philosophes contemporains sur la nature dt-

l'esprit. L'immortalité serait une continuation de ~onc~OMet se fonderait non sur

la simplicité, mais sur la complexité supérieure de la conscience. La coMp/M'~fentraine-t~tte nécessairement l'instabilité. Les trois stades de t évolution sociat'

Analogie de la conscience avec une jfoet~. Caractère collectif de la conscit'nc

individuette. Rêve d'une immortalité pro~rMtM, produit dernier de t é\o!n.

tion et de la sélection naturett'j. <" La conscience, pour être composée et com-

plexe. n'est pas nécessairement vouée à la dissolution it peut lie former des com-

posés indissolubles dans l'ordre mental comme dtns l'ordre physique. 2* Rapportmutuel des consciences; leur fusioa possible en une conscience supérieure.–C-'

qun la psychologie contemporaine peut admettre du rêve religieux de la <pénétra.tion de* amea. Évolution possible du souvenir et son identitlcation ave

la réatité même. La pa~j~H~M par t'amour.– Caractère probtématiquedeMsconceptions et de toute conception relative au fond de t MfM~ncf.de la conscience.et ait rapport de la conscience avec t'existence. IV. Comment ceux qui. dan,

t'état actuel de t'évotutio~. n'admettent pas l'immortalité individuelle, doivent envi-

sager la mort. Le stoïcisme antique et le stoïcisme moderne. La mort prévu'*et consciente ce qu'elle t de triste et ce qu'elle a de grand. Le moi s'é)arf:i«-Mnt as"et. par la pensée philosophique et le déaintéreaaement scientifique, pourcomprendre, approuver même daua une certaine mesure son propre évanouio-

sement.

Le naturalisme consiste à croire que la nature, avec lesêtres qui la composent, épuise toute l'existence. Mais,même à ce point de vue, if reste toujours à savoir ce quiconstitue le fond de l'être et ce qm, parmi les diversesformesd'existence à nous connues, est le plus voisin dec<'fond. La nature est-elle matière, est-elle pensée, est-ellel'unité des deux?Le problème relatif à l' « essence » del'être, quoique descendudans le domaine immanent de la

nature, n'en subsistedonc pas moins.La théorie qui semble dominer aujourd'hui, c'est celle

des deux <M/?cc~irréductibles l'un à l'autre, l'intérieur et

l'extérieur, des deux faits ~Mt~WM, le fait de conscienceet le mouvement.Nous aurions, selon le mot de M.Taine',deux « textes))du livre éternel, au lieu d'un seul. II s'agit

1.~icmedoctrinechezM.Ribut.

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LE NATURALISME IDÉALISTE. 423

de savoir lequel est le texte primitifet sacré. Les unschoi-sissent celuiqui nous est fourni par la seuleconscience,lesautres celui que déchinre à grand'pcine la science objec-tive. De làdeuxdirectionsopposéesdans toute spéculationnon seulement

psychologique,mais métaphysique l'une

est tournée vers le dedans, l'autre vers le dehors, l'une

idéaliste, l'autre matérialiste.Maisonpeut et on doit conce-voir quelqueunité des deux aspects notre pensée, devantdeux lignes convergentes, ne peut consentir à ne pas les

prolonger jusqu'à un sommet d'angle, îl y adoncensommetrois formes du naturalisme idéaliste, matérialiste, mo-niste. Ce sont là, selon nous, les vrais

systèmesfonda-

mentaux et immanents, dont le théisme, 1athéisme et le

panthéisme ne sont que des dérivés transcendants.

«

I. NATURALISME IDÉAMSTR

Si on prend les motsde penséeet d'idéeen ce sens largeque préféraient les Descartes et les Spinoza, et qui dési-

gnait toute la vie mentale, tout !e contenu possible dela conscience,on peut appeler t~e le système quiramènela réalitéà la pensée,àl'existence psychique,sibien

qu'être, c'est être pens~ ou penser, être senti ou sentir,être voulu ou vouloir, ~tre l'objet d'un effort ou le sujetd'un effort.

Il est clair que l'idéalisme est un des systèmes où le sen-timentreligieux pourra trouver une satisfaction,puisquecesentiment rentre dans l'instinct métaphysique, et que l'ins-tinctmétaphysiquesera toujours porté à retrouver en touteschoses l'esprit, la pensée, le mental, le moral. Le fond du

théisme, ce par quoi il vaut, c'est ce que nous avons déjàappelé le ww~w< c'est-à-dire la croyance que la vrateforce est de nature mentale et morale. Dieu n'est qu'unereprésentationdecette forceconçuecomme transcendante.Lepanthéisme,de son coté, âpres avoir divinisé et subtilisé

l'univers, après l'avoir pour ainsi dire fondu en Dieu, tendà prendre la forme d'un naturalisme idéaliste, lequel faitrentrer le dieu même ainsi conçu dans la pensée quile conçoit, lui dénie toute existence autre que dans la

pensée, par la pensée, pour la pensée. Selon la comparai-

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424 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

son hindoue, c'est ainsi que l'araignée, après avoir ette-même tiré de soi sa toile et t'avoir projetée en cercle autour

d'elle, la retire et, la dévorant, la fait disparaître en elle-

même, avec tous les rayons ou reflets diaprés qu'et!~retenait dans sa trame et qui en faisaient un monde en rac-courci. Lapensée, elle aussi, peut tour à tour tirer de soiun monde et un dieu, pour les absorber ensuite.

Mais comment se représenter la pensée centrale d'oùtout part et où tout revient? Est-ette individuette ou im-

personneite? Il y a d'abord un idéalisme tout subjectifet, comme disent les Anglais « égoïstiquc M c'est celui

que M. Huxley définit dans sa Vie de /< En dépitde toute démonstration contraire, dit-il, la collectiondes perceptions qui constituent notre conscience pourraitn'être qu'une fantasmagorie qui, engendrée et coordonnée

par le moi, dérouterait ses scènes successives sur le fonddu néant. M M. Spencer répond que, si l'univers n'étaitainsi qu'une projection de nos sensations subjectives,t'évotution serait un rêve: mais l'évolution peutsefor-mutcr aussi bien en termes Idéalistes qu'en termes réa-listes un rêve bien lié vaudrait d'ailleurs la réalité même.L'idéalisme subjectif et « égoïstique » est donc difficile aréfu!er logiquement. Malgré cèla, il aura toujours peud'adhérents, car cette simplification apparente du mondeest en réalité une complication. Pour pouvoir faire rentre!l'tout entier dans les têtes pensantes le monde des phéno-mènes, il faut supposer une concordance de tromperiesentre toutes nos impressions et entre les impressions detous les autres êtres humains, chose beaucoup plus diffi-cile à concevoir que la simpie projection d'un monde objec-tif en nous. Le mental est d'ailleurs toujours plus complexeque le matériel si donct'en veut isoler le mental, le réduir'à lui-même, il faudra, pour se rendre compte de l'illusion

d'optique qui crée le monde, un déploiement d'ingéniositéassez vain et beaucoup plus grand que pour faire de cemonde une simple perception. Enfin le moindre e~b~,avec la résistance qu'il rencontre, est la réfutation del'idéalisme égoïstique, ou, comme disent encore les An-

glais, du solipsisme. Dans la « résistance w, en effet,coïncident et la ~p~M~o~ subjective et la /?erc~<oMd uneréalité objective. Si l'on peut encore considérer comme

subjectif t ordre d'après lequel nous combinons ou super-posons les sensations de résistance pour former l'étendu''et ses diverses dimensions, il est bien difficile d'admettre

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LE NATURALISME IDÉALISTE. 425

que les matériaux de cette construction soient comme

suspendus en l'air. Pour expliquer la résistance, il fautabsolument sortir du moi, car, même dans les cas oùla résistance tactile paraît se ramener à une hallucina-tion, la cause decette hallucination s'explique toujours parquelque résistance organique, par quelque frottement des

rouages intérieurs. L'erreur du fou qui voit une force

étrangère prendre figure et se dresser devant ses yeuxn'est pas de considérer cette force comme existant endehors de lui, mais bien de la placer à l'extrémité de sesnerfs tactiles, tandis qu'elle est dans soncerveau même, au

point où ses nerfs viennent se rattacher aux centres céré-

braux il a toujours raison de sentir un ennemi, mais il ne!<'sent pas là ou il est.

Il faut donc bien se résoudre à admettre tout ensembledes microcosmes, le mien, le votre, et un macrocosme, le

mien, le votre. Ce qui est vrai, c'est qu'il s'établit entre le

grand monde et chaque petit monde pensant une commu-nication incessante, par laquelle tout ce qui se passedansl'un vient retentir dans l'autre. Comme nous vivons dans

l'univers, l'univers vit en nous. Ce n'est pas une méta-

phore. Si on pouvait lire dans le cerveau d it enfant denos écoles, on y verrait déjà gravée l'image plus ou moinsfidèle de toutes les merveilles de notre monde cieux,mers, montagnes, villes, etc. on y apercevrait le germede tous les sentiments élevés, de toutes les connaissances

complexes qu'une tête humaine peut contenir. Ce seraitbien autre chose s'il s'agissait d'un grand homme, d'un

penseur ou d'un poète dans sonvaste cerveau on retrou-verait tout le monde visible ou invisible, avec ses faits etses lois, on y retrouverait toute l'humanité en ce qu'elle :ilie meilleur, commeon aperçoit dans les verres des téles-

copes l'image agrandie des astres lointains. A qui sauraitlire ainsi les traces laissées dans l'organisme par les sen-sations et les idées il suffirait, si notre terre disparaissaitun jour, de quelques cerveaux humains bien choisis pourla reconstruire, pour en retracer l'image et en raconter<'ttmstotre.

L'humanitéagissante et pratique sera toujours « réa-

tiste.Men ce sens qu'elle admettra toujours que le mondeK une existence mdépcndamment de la pensée indivi-duelle. Nous n'insisterons donc pas davantage sur l'idéa-lisme subjectif, qui a plus d'importance pour la curiosité

métaphysiqueque pour le sentiment religieux.

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426 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

Il n'en est pasde mêmede la secondeformed'idéalisme,c'est-à-dire de l'idéalisme objectif.

Là, toute existence matérielle est ramenée à un moded'existence mentale l'être est identifié, soit avec la toiidéale qui préside au développement de cet être, soit avecle fond réci de nos consciences, de nos sensations, d<'nos désirs. « Le monde, a dit Ëmerson, est de l'esprit pré-cipité M w

Cette hypothèse est certainement une de celles qui peu-vent le mieux servir de substitut au théisme, si le théisme

disparaît jamais de la métaphysique religieuse. Mais.selon nous, la grande objectionqu'on peut faire à l'idéa-lisme ainsi entendu est la suivante Sert-il beaucoupd'objectiver l'esprit, si on ne change rien par là à l'exis-tence du mal, que Platon identifiaità la matière? Ona beautransformer toute évolution en une évolution mentale, onne la hâtepas pour cela.On transporte seulementau dedansde l'esprit les obstacles mystérieuxqu'il croyait rencontrerdans une matière extérieure on spiritualise donc le malmême. Après avoir identifié les choses qui évoluent avecla loi intelligible et intellectuelle qui préside à cette évo-

lution, il reste toujours à expliquer pourquoi cette loi estsur tant de points mauvaise, pourquoi l'intelligence essen-tielle aux choses présente tant. de contradictions et de dé-faillances.

Malgrécette objection,qui ne recevrapeut-êtrejamais de

complèteréponse, il est certain que l'idéalisme nous laisse

plus d'espérance morab et socialeque les autres systèmes.A la ~f~pp, comme a une suprême ressource, peut serattacher encore, malgré le malet la douleur, ce désir d<'

progrès et de « salut x qui fait le fond de la spéculationreligieuse. Toutefois, pour donner à cette doctrine uneforme plus acceptable,il ne faudra pas seulement entendre

par pensée l'intelligence, il faudra entendre aussi le senti-

ment, le désir, le vouloir. Et de fait, à l'idéalisme purementintellectualiste d autrefois nous voyonssuccéder, de nos

jours, un idéalisme fondé surtout sur la volonté comme

principe des choses'. La sensibilité universellement ré-

pandue est la conséquence de la volonté universellement

présente, et l'intelligence proprement dite, du moins <'ntant que rcpr~e~a~MM,est plus « superficielle p que

1.VoirSchelling,Schopenhauer,Lotze,Wundt,Secrétan,et,cheznou:,MM.Ravaisson,A. Fouillée,Lachelier,et. dansune certainemesure.M.Renouvier.

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LE NATURALISME IDEALISTE. 427

sentir et le vouloir Cestrois formes diverseset toujoursunies de la vie mentale sont les grandes forces sur les-

quelles le sentiment moral et religieux pourra toujourschercher un point d'appui.

Dans la question du mal, l'idéalisme ainsi entenduconstitue une des solutions les plus capables de tenterla pensée. L'optimisme étant insoutenable, comme nousl'avonsvu, et le pessimismeétant une exagération, l'hy-pothèse métaphysique et religieuse la plus plausible denos jours serait la conception d'un «~/oyrM possibledans lemondegrâce àune ~MM~c~e radicale des êtres M.Dans cette hypothèse, la volonté, avec sa tendance au

développement le plus grand et le plus universel pos-sible, serait la puissance primitive par excellence, lefond de l'homme et de l'univers. L'idée de liberté, chez

l'homme, serait la consciencede cette puissance progres-sive, immanente à tous les êtres, et cette idée deviendraitle ressort de notre vie morale. L idée de liberté, au seinmême du déterminisme, « produit une direction nou-velleM elle devient un motif nouveau parmi les motifs,un mobile nouveau parmi les mobiles; « elle se réalise ense concevant et en se désirant. » Grâce à l'intermédiairede cette idée, la réalité enveloppeune puissancede liberté

progressive, c'est-à-dire « d'union constante avec le tout,et d'affranchissement moral. » «Au début, guerre uni-verselle des forces, fatalité brutale, mêlée infiniedes êtres

s'entrechoquant sans se connaître, par une sorte de mal-entendu et d'aveuglement puis organisation progressive,qui permet le dégagement des consciences, et par celamême des volontés union progressive des êtres se recon-naissant peu à peu pour frères. La mauvaise volontéseraittransitoire et naîtrait, soit des nécessités mécaniques, soitde l'ignorance intellectuelle; la bonne volonté, au con-

traire, serait permanente, radicale, normale, et viendraitdu fond même de l'ètre, La dégager en soi, ce serait s'af-franchir du passager et de l'individuel au pront du perma-nent et de l'universel. Ce serait devenir vraiment libre et.

par cela même, ce serait devenir aimant4. »Dans le naturalisme idéalisteainsi fondé sur l' « idée de

liberté, ?iln'y aurait plusoppositionabsolueentre la liberté

1.VoirSchopenhauer,Horwicz.et,cheznous,M.Fouillée.9.VoirWundt,P~c/<o/o~tcp/<y«<oyt~Me.3. Atfred FnuH)6e. Z.!A~< D~ww~f. ~'édition, p. 353.354,3M.L /A!W.

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428 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

progressive et le déterminisme au milieu duquel elle pro-gresse ce seraient les deuxaspects d'une même évolution.

Qu'est-ce que le déterminisme qui nous enveloppe? Ïi seréduit à une série d'actions des autres êtres sur nous et deréactions de nous sur les autres êtres mais qu'est-cequ<'ces actions et ces réactions sans nombre, si ce n'est le sign<'du développement des activités mtéricures? Et mainte-

nant, quel est le fondde l'activité dans l'univers, si ce n'estune puissance débordante, ennemie de toute limite, detoute entrave, en un mot, une liberté se faisant? Ainsi.selon cette doctrine, quand on pénètre assez loin, quandon brise, pour ainsi dire, la surface des choses, on voit laliberté créant le déterminisme, se confondant, s'uninantavec lui'. La nécessité n'est, enquelque sorte, que l' « ar-mure des libertés Melle naît de leurs rapports mutuels, deleurs points de contact. On ne peut pas comprendre delibertés sans un déterminisme qui en dérive; car être libre,c'est pouvoir, c'est agir et réagir; agir et réagir, c'estdéterminer et être déterminé. D'autre part. on ne peut com-

prendre de déterminisme, c'est-à-dire d'action réciproque,sans quelque action interne, sans quelquevolonté qui doitêtre en soi spontanée et tend à être libre. A ce pointde vue, on pourrait dire, sans contradiction, que le dé-terminisme enveloppe le monde, et que la volonté t<COM~~MC.

Si l'action des volontés l'une sur l'autre dans le mond''est encore le plus souvent brutale, c'est qu'elles sont en-core à demi-inconscientes des puissances qu'elles porten<'nelles-mêmes la conscience,en se développant au de-dans d'elles, les unira, transformera leurs chocs en unconcours. Pour éviter de se heurter à des obstacles infran-chissables, la volonté a encore moins besoin de projeter lalumière autour d'elle que de s'éclairer intérieurement, d<'

regarder en soi. Commeil n'y a rien dans l'univers d'étran-

ger à la volonté, il n'y a rien non plus d'étranger a l'idéal

que toute volonté se propose. Il est probable qu'avec la

vie,il y apartout de la conscienceà un degré innnitésimat

or, partout où il y a conscience, il peut y avoir désir. Ladevise de la nature, comme l'a dit un poète contemporain.c'est « j'aspire. L'idéal humain n'est peut-être que laformule consciente de cette aspiration commune à l'uni-vers entier. Si cela était vrai, il s'ensuivrait que la liberté

1.A.Fouillée,lalibertéet leDf~r~w~t~2' édition.

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LE NATURALISMEIDÉALISTE. 4~9

idéale est le terme de l'évolution des choses et que lavo-lonté qui y tend en est le principe

Ona objectéà cet évolutionismeidéaliste que, « si le pro-grès a un but et des principes, l'évolution n'en a pas »

Mais la doctrine en questiona précisément pour objetde

donner un « but » et «es principes à l'évolution, d éten-dre le « progrès » au monde entier. On a encore objectéà cette hypothèse d'un naturalisme en quelque sorte /MM-théliste, selon lequel tout est volonté f~X:~),que, « si on

placede la liberté partout, cela revient à n'en mettre nulle

part ~.a Cetteobjection n'est pas exacte, car il faudrait dire

alors, dans la sphère économique, qu'en augmentant lebien-être de tous on n'augmente celui de personne, ou

qu'en appauvrissant tout le monde également, on enrichi-rait tout le monde. Autre chose est d'universaliser une no-

tion, autre chose de la supprimer. Onne peut plus sépareraujourd'hui la conceptiondu monde de celle de l'homme.elles sont solidaires. Mettez-vous, par exemple, un librearbitre inditFérentdans l'homme, Epicure aura alors rai-son de mettre l'indéterminisme au fondde toutes chosesDe mème, supposez-vous qu'il existe dans l'liomme un<'<(bonne volonté radicale, très distincte du libre arbitre.mais qui n'en constitue pas moins une sorte de libertémoraleen voiede formation on devra alors retrouver le

germedecettevolontédans lemondeentier, sous une form~

plus ou moins inconsciente. Pour que réellement l'esprithumainenfantequelque chose,il faut que tout l'univers soitcomme lui en travail.Les partisans de la « bonnevolontécommefond de la moralité humainesont donc logiques enla plaçant, plus ou moins dégradée, dans la nature entière.chez tous les êtres où point déjà l'intelligence et, enmême temps que la bonne volonté, il faudra imaginerdans ces êtres un obscur commencement de responsabi-lité. de mérite ou de démérite implicite, revenir enfin à la

1.« Lacatégoriede l'existencereeHenesemblepointconvenirà l'idéedelalibertécelle-cinepeutêtreconçueparnous,ensa perfection,que~ousla categori;de /< en son imperfection,que souscettedu~<*M/r A.Fouillée,/<ïf.t& leD~utttswc. conclusion.

2.M.Franck,~Ma~decritiquepAt/OMpA~Mp.3. M. Franck, /<'<4. C'est ce que nous croyons avoir montré, dès 187J, dans notre livre sur

~tCMt'f. Voir aussi notre Morale anglaise, S*partie, p. 385-~86de la2*édition.

5. A. Fouittée, la ~!&< D~'M/M~c, édition

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430 MRRÉLIGION DE L'AVENIR.

théorie hindoue, bien interprétée, selon laquelle tous les

degrés de la nature sont au fond des degrés dans la mora-lité.

Hypotheses/ï~yo, c'est la devise de la métaphysique.L'idéalisme moral, tel que nous venons de le résumer

d'après un auteur contemporain, n'est assurément qu'unehypothèse, et une hypothèse contestable; mais c'est pour-tant, semble-t-il, la forme de naturalisme idéaliste lamoins incompatible avec la théorie de l'évolution et avecles faits de 1 histoirenaturelle ou de l'histoire humaine'.

î)e plus, elle est un des meilleurs refuges du sentiment

religieux dégagé de ses formes mystiques, comme de satranscendance, et ramené dans les sphères de la nature.L'activité inconnue qui est au fond de la nature mémoenétant venue à produire dans l'homme la conscience et ledésir réfléchidu mieux, il v a làun motif d'espérer, un mo-tif de croire que le mot de l'énigmedes choses n'est pas, au

point de vue métaphysique et moral <îl n'y a rien. ?Nous avons plusieurs fois cité la définition de la reli-

gion donnée par Schleiermacher sentiment' de notreabsolue dépendancepar rapport à l'univers et à son prin-cipe. Quand le sentiment religieux se transforme enidéalisme moral, il tend vers une formule qui, sous cer-tains rapports, est l'inverse de la précédente senti-ment de la dépendance de l'univers par rapport à lavolonté c~M&<eMque nous constatons en nous et quenous supposons être ou pouvoirdevenir le principe direc-teur de révolution universelle. La pensée de l'idéal moralet social, l'« idée de liberté », au lieu d'être dans l'universun simple accidentde surface, serait alors la révélationet la conscience progressive de ses lois les plus fonda-

mentales, de son moteur le plus intime, de la vraie «es-sence des choses la même chez tous les êtres à des

degrés divers et en de:)combinaisonsdiverses. La natun'entière est comme une ascension éternelle vers un idéa!

qu'elle conçoit de mieux en mieux, mais qui la domineloueurs. Quand on monte sur un sommet pour contem-

pler une chaîne de montagnes, on voit, à mesure qu'ons'élève, surgir et se ranger t.out le long de l'horizon lescimes blanches de neige debout, l'une à coté de l'autre,

1.Cetteformedidéalismeestégalementcompatibleaveclemonismequitendàdominerdenosjours;ellefinitmêmeparse confondreaveclemonisme,notammentchezM.Fouittee.(Voirplusloin.)

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LE NATURALISMEMATÉRIALISTE. 431i

éteincelantes sous leurs glaciers, elles montent en silencedans la lumière il semble qu'un immense effort soulèvecesmasses énormeset les porte en haut, il sembleque leurimmobilité ne soit qu'apparente on croit se sentir em-

porté avec elles verslezénith.Ainsi les héros de la légendemdienne, quand ils sont fatigués de la vie et de la terre.réunissent leurs dernières forces, gravissent, la main dansla main, la haute montagne, l'Himalaya; la montagne les

porte dans la nue. Pour tous les anciens peuples, la mon-

tagne était la transition entre la terre et le ciel c'était là

que les âmes, profitantde l'élan que la terre s'était impri-mé à elle-même, prenaient plus librement leur essor la

montagne était une voie vers les cieux ouverte par lanature même. Peut-être y a-t-il quelque chose de profonddans ces idées naïves qui prêtent à la nature des aspira-tions plutôt humaines n'existe-t-il pas en elle de grandesvoies tracées, de grandes lignes, de grandes ébauches?Elle a fait tout cela sans le savoir, comme les blocs de

pierre se sont soulevés lentement vers les étoiles sanssavoir où ils allaient. A l'homme de mettre un sens à son

œuvre, de se servir de ses enbrts, d'employer les siècles

passés comme des matériaux sur lesquels s'élèvera l'ave-nir en gravissant la nature, il aura gravi le ciel.

11. NATURALISMEMATERIALISTE

Pour bienjuger l'Idéalisme, il faut lui opposer son con-

traire, le maténalismc.Nous ne dirons que quelques mots du 'natérialismc pur,

parcequ'il est le systèmele plus éloigné de la pensée même

qui a produit les religions et les métaphysiques. Le maté-rialisme absolu n'est du reste pas facile à définir, parceque le mot même de matière est un des plus vagues quiexistent. Si on veut se représenter les derniers élémentsde la matière indépendamment de toute pensée, de toute

conscience,de toute vie plus ou moins parente de la nôtre,on poursuit évidemmentune chimère; on aboutit à l'in-détermination pure de la matière platonicienne, aristoté-

lique, hégélienne, dyade !M< MWMO/ identité del'Are et du ~OM-e~e.Aussi les matérialistes sont-ils obli-

gés de donner un nom déterminé et matériel à la force

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432 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

simple et primitive dont le monde entier n'est pour eux

qu'une évolution. Si toute matière, par exemple, sui-vant les théories les plus récentes, se réduit à l'hydro-gène, le matérialisme posera l'hydrogène comme consti-tuant une sorte d'unité matérielle ou substantielle dumonde. La variété n'aurait lieu que dans les formes del'élément primitif, hydrogène ou, si l'on préfère, préhy-drogenc.

îffaut bien avouer que cette conception est quelquepeunaïve et M~~ïMO/ele nom matériel ou chimique n'expri-mera jamais que le dehors, les propriétés extérieuresde l'élément primordial. L'atome d'hydrogène est proba-blement déjà un composé d'une complexée extrême, unmonde formé de mondes en gravitation. L'idée mêmede l'atome indivisibleet insécable est philosophiquementenfantine. Thomson et Helmhoitz ont montré que nosatomes sont des tourbillons, et ils ont réalisé expérimen-talement des tourbillons analogues formés (le fumée (parexemple, la fuméedechlorhydrate d ammoniaque).Chaque« anneau-tourbillon Mest toujours composé des mêmes

particules on ne peut en séparer une seule des autresil a ainsi une Individualité nxe. Qu'on essaie de coupe)les anneaux-tourbillons, ils fuiront devant la lame ous'infléchiront autour d'elle, sans se laisser entamer ilssont insécables. Ils peuvent

se contracter, se dilater, se

pénétrer en partie 1 unl'autre, se déformer, mais jamaisse dissoudre. Et de là certains savants ont conclu « Nousavons donc une preuve matérielle de l'existence desatomes, wOui, à condition d'entendre par atome quelquechose d'aussi peu simple, d'aussi peu primordial, d'aussiénorme relativement qu'une nébuleuse. Les atomes sont«insécablesMcomme une nébuleuse est Insécable pour un

couteau, et l'atome d'hydrogène offreà peu près la même«simplicité » que notre système solaire. Expliquer tout

par l'hydrogène, c'est un peu comme si on expliquaitl'ori-gine du monde en supposant donnés le soleil et ses pla-nètes. On ne peut faire sortir de l'hydrogène le mondeactuel qu'à la condition de mettre dans les prétendusatomes d'hydrogène autre chose que ce que les physicienset les chimistes en connaissent, du point de vue extérieuroù iis seplacent. Le matérialisme a doncbesoin d'élargirson principe pour !<'rendre fécond t<Élargissez,Mcommedirait Diderot, votre athéisme et votrematérialisme.

Une foisélargi, le matérialisme devra tout d'abord attri-

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LE NATURALISMEMATÉRIALISTE. 433

M

buer au moins la vie à l'élément universel, au lieu d'enfaire ce qu'on nomme une matière brute. < Chaquegéné-ration de physiciens, écrit M. Spencer, découvre, dans lamatière appelée brute, des forces à l'existence desquellesles plus savants physiciens n'auraient pas cru quelquesannéesauparavant. ))Quandnousvoyonsdescorps solides,malgré leurapparente inertie, sensibles à l'action de forcesdont le nombre est infini; quand le spectroscope nous

prouve que des molécules terrestres se meuvent en har-monie avec des molécules placées dans les étoiles quandnous nous voyons forcés d'inférer que des vibrationsinnombrables traversent l'espace dans toutes les directionset l'agitent, la conceptionqui s'impose à nous, « ce n'est

point celle d'un univers composé de matière morte, c'est

plutôt celle d'un univers partout vivant vivant dans lesens général du mot, si ce n'est dans le sens restreint'. »La vie est une notion plus humaine peut-ètre, plus sub-

jective, mais, après tout, plus complète et plus concrète

que celles de mouvement et de force car nous ne pou-vonsespérer trouver le vrai trop loin du subjectif, puisquele subjectif est la forme nécessaire que doit prendre ennous la vérité.

La secondeamélioration dont le matérialisme a besoin

pourpouvoir satisfaire le sentiment métaphysique, c'est,avecla vie, de placer dans l'élément primordial au moinsun cerme du Mpsychique. ? Seulement, cette matière pri-mitive étant une force capable et de vivre et finalementdepenser, ce n'est plus la ce qu'on entend vulgairementet même scientifiquementpar matière, encore bien moins

par hydrogène. Le pur matérialiste, palpant la sphère dumondeet s'en tenant à l'impression la plus grossière, celledu tact, s'écrie tout est matière mais la matière mêmese résout bientôt, pour lui, dans la force, et la force n'est

qu'une forme primitivede la vie. Le matérialisme devientdoncen quelque sorte animiste et, devant la sphère rou-lante du monde, il est obligé de dire ellevit. Alors inter-vient un troisième personnage, qui, comme Galilée, la

frappedu pied à son tour Oui, elle est force, elle est

action, elle est vie et pourtant elle est encore autre chose.

puisqu'elle penseenmoiet sepenseparmoi.E pur «~nM/Nous voilà donc obligés à faire de nouveau sa part au

naturalisme idéaliste. Le matérialisme, d'ailleurs, rentre

1.M.Spencera lui-mêmeunpeuoubhéla chosedansplusieursdesesconstructionstropexclusivement~ca~/s/M.

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P,L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

assez facilement dans l'Idéalisme c'est ce qu'ont bienmontré Lange et, chez nous, M. Taine. Le matérialisnr

pur, en effet, aboutit à un mécanisme tout abstrait, qui lui-

même vient se fondre dans les lois de la logique et de la

pensée. Quant au fond de ce mécanisme, atomes <)

mouvements, il se résout en un ensemble de sensations

tactites et visuelles affaiblies, subtilisées, raréfiées, et prisesensuite comme expression de la réalité ultime. Ccprétcndnfond de la réalité objective n'est que le dernier résidu d'

nos sensations les plus essentielles. Le matérialiste croit

faire de la science positive; il fait, lui aussi, tout comm'

t'idéalistc, de la poésie métaphysique; seulement s~s

poèmes, avec leurs constructions Imaginatives, sont écritss

en langue d'atomes et de mouvements, au lieu d'être écrits

en langue d'idées. Les symboles qu'il choisit sont plusvoisins du terrc-à-terre et de la réalité visible, ils ont plus(le portée et plus de généralité mais ce sont toujours d'*s

symboles. Ce sont, en quelque sorte, (les métaphores ou l'-s

termes scientinques perdent leur sens positif pour prend)''un sens métaphysique, transportés qu'ils sont dans un

domaine que n'atteint pas l'expérience. Ceux de nos sa-

vants qui spéculent ainsi sur la nature des choses sont d<-s

Lucrèce qui s'ignorent.Une dernière notion qui finit par envahir le matéria-

lisme même, c'est celle qui fut toujours particulièrement

propre à satisfaire les aspirations métaphysiques et reti-

gieuses de l'homme: la notion d'innnité, soit en petitesse.soit en grandeur. Nos savants s'Ingénient à compter !s

molécules d'une goutte d'eau ils nous disent qu'un cub<

d'eau d'un millième de millimètre contient 228 millions <)<

molécules ils nous disent qu'une tête d'épingle renfcrm''un nombre d'atomes représenté par le cube de 20 millions.et que, si on en détachait chaque seconde un milliard a la

fois, il faudrait, pour compter tes millions, continuer l'opé-ration pendant 253678 ans. Mais toutes ces évaluationssont des jeux d'arithmétique qui font illusion sur la réa-

lité ces nombres si yr~ en apparence ne sont rien, <'t

c'est à l'infini, sans doute, qu'un grain de poussière nous

fournirait des particules a compter.L'argument contre la notion d'infini en petitesse ou en

grandeur, tiré de l'impossibilité logique d'un nombre

mnni, n'est pas décisif car il repose sur cette pétition de

1.VoirlesargumentsdeM.Renouvieret lesréponsesdeM.LotzeetdeM.Fouilléedansla Revuephilosophique.

Page 467: Jean Marie G.

LE NATURALISMEMATÉRIALISTE. 435

principeque tout est wwï~A/c dans l'univers, c est-à-diresaisissable d'une manière précise et pouvant s'enfermerdans les cadres d'une intelligence comme la nôtre. La

logiqueveut, au contraire, que !a division ou la multipli-cation restent toujours possibles dans un milieu toujourshomogène, comme t'espace, le temps et la quantité, et

que, par conséquent, elles aillent toujours plus loin quetel nombre donné. Si le matérialisme, qui se dit « pure-ment scientifique» n'admet pas que la nature /OMy'MtMCautant que la pensée conçoit, s il nie le parallélisme dela pensée et de la nature, il nie par cela même la ratio-nalité de la nature, qui est précisément le principe sur

lequel repose toute philosophie avant la prétention d'être«purement scientifique.» Ceux qui rejettent l'infini abou-

tissent, en effet, à supposer une Lortc de contradictionentre l'activité de la penséehumaine, qui ne peut s'arrêterà aucun point déterminé, et la nature, qui s'arrêterait sans~'aMonà un point déterminé du temps et de l'espace. On

peut dire que la notion d'infini s'impose au matérialismeor elle est une de ces antinomies nécessaires devant les-

quelles aboutit l'intelligence par son exercice mêmec estprécisémenten nombrant que l'intelligencearrive à se

représenter l'innombrable, c'est en épuisant toute quan-tité donnée qu'elle arrive à se représenter l'Inexhaustible,c'est en connaissant toujours davantage quelle arrivedevant l'inconnaissable toutes ces idées expriment !<'

point où nous sentons que notre intelligence commenceà

faiblir, et au delà duquel la vision s'obscurcit, se trahitelle-même.Sous la matière que la pensée conçoit et souslapensée qui se conçoit, il y a un infini qui les débordetoutes les deux et qui semble le plus profondde la matièremême.Ce n'est pas sans raison que les anciens appelaientprécisémentla matière, conçueen soi et Indépendammentde ses formes, l'innni, x~p~. Le matérialisme nous laisse

ainsi, comme les autres systèmes, en présence de ce«mystère dernier » que toutes les religions ont symbolisédansleurs mythes, que la métaphysiquesera toujours obli-

gée de reconnaitre et la poésie d'exprimer par des images.Sur le bord de la mer est une grande montagne toute

droite, lancée en l'air comme une neche les flotsvien-nent blanchir a ses pieds. Le matin, quand le premierrayon de soleil tombesur les vieux rochers, ils tressail-

lent, une voix s'échappe des pierres grises, qui se mêle àcelle des vagues bleues la montagne et la mer causent

Page 468: Jean Marie G.

4~6 1/ÏRRËLIGION DE L'AVENIR.

ensemble. La mer dit «Depuis un million d'années que jele rénëtc en vain dans mes vagues mouvantes, le ciel est

toujours aussi loin de moi, aussi immobile. » Et la mon-

tagne dit « t)epuis un million d'années nue je suismontée vers lui, il est toujours aussi haut. » Lnjour, un

rayon de soleil tombasi souriant sur le front de la mon-

tagne, que celle-ci voulut l'interroger sur ce ciel lointaind'où il venait. Le rayon allait répondre: mais le front d<'la montagne le réMéchit brusquement v<'rs la mer, et unIlot qui scintillait le renvoya vers le ciel, d'où il venait.Le rayon est encore en route à travers l'infini, vers cettenébuleuse de Maïa, dans les Pléiades, qui est restée si

longtemps invisible, ou plus loin encore et il n'a

pas répondu.

III. LE NATURALISMEMOXISTE LA DESTINÉE

DES MONDES

Ce nom d'infini, ~st~, donné par les anciens à la ma-

tière, les modernes l'ont donné a l'esprit. C'est que lesdeux aspects, matériel et spirituel, recouvrent sans dout''la même unité. La synthèse des deux aspects est le natu-ralisme moniste.

î. Nous n'avons pas à faire ici l'appréciation théoriquedu monisme comme système métaphysique. Constatonsseulement que toutes les doctrines tendent aujourd'hui versce système. Le matérialisme n'est plus autre chose qu'unmonisme mécaniste, où la loi fondamentale est conçu''comme épuisée et traduite tout entière par les termes ma-

thématiques. L'idéalisme est également un monisme onla loi essentielle est conçue comme mentale, soit qu'on lacherche plutôt dans le domaine de l'intelligence soit

qu'on la cherche dans celui de la volonté. Sous cette der-nière forme, le monisme a de nombreux représentants en

Allemagne et en Angleterre. En France, il a été soutenu parM. Taine. Nous venons de voir qu'il est aussi soutenu

actuellement, sous une autre forme, par M. Fouillée, qui vvoit la conciliation du naturalisme et de l'idéalisme, et qui

y verrait aussi, sans doute, une conciliation possible

Page 469: Jean Marie G.

LE NATURALISME MONISTE. 437

entre ressentie! du panthéisme et l'essentiel du théisme'.Selon nous, il faut maintenir la balance, plus que nele font les philosophes précédemment cités, entre les

aspects matériel et mental de l'existence, entre la science

objective et le savoir subjectif de la conscience. Le mo-nisme ne désigne donc pour nous qu'une hypothèseunifiant les données les plus positives de la science, quisont Inséparables de celles de la conscience même. L'umté

fondamentale que désigne le terme de monisme n'est paspour nous la substance une de Spinoza, l'M~/c absoluedes Alexandrins, ni la /orce inconnaissable de Spencer.encore moins une cause ~a/c préalablement

existantecomme dans Aristotc. Nous n'afhrmons pas non plus uneunité de /~Mre et de forme qu'onrirait l'univers, Nousnous contentons d'admettre, par unehypothèse d'un carac-tère scientifique en même temps que métaphysique, l'ho-

mogénéité de tous les êtres, l'identtté dcMa~< la parentéconstitutive. Le vrai monisme, selon nous, n'est ni trans-cendant ni mystique, il est immanent et naturaliste. L<'monde est M~spM/c/ w~e devenir; il n'y a pas deuxnatures d'existence ni deux évolutions, mais une seule.dont l'histoire est l'histoire même de l'univers.

Au lieu de chercher à fondre la matière dans l'esprit ou

l'esprit dans la matière. nous prenons les deux réunisen cette synthèse que la science même, étrangère atout parti pris moral ou religieux, est forcée de recon-naître la vie. La science étend chaque jour davantage le

domaine de la vie, et il n'existe plus de point de démarca-tion fixe entre le monde organique et le monde inor-

ganique. Nous ne savons pas si le fond de la vie est« volonté ?, s'il est « idée M,s'il est « pensée », s'il estMsensation ?, quoique avec la sensation nous appro-chions sans doute davantage du point central il nous

semble seulement probable que la conscience, qui est

tout pour nous, doit être encore quelque chose dans le

dernier des êtres, et qu'il n'y a pas dans l'univers d'être

pour ainsi dire entièrement abstrait de soi. Mais, si on

laisse les hypothèses, ce que nous pouvons affirmer en

toute sûreté de cause, c'est que la vie, par son évolution

même, tend à engendrer la conscience le progrès de la

vie se confond avec le progrès même de la conscience,où le mouvement se saisit comme sensation. Au dedans

1.V.chapitreprécèdent.

Page 470: Jean Marie G.

438 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR

de nous, tout se ramené, pour le psychologue, à la sen-sation et au désir, mème les formes intellectuelles (lu

temps et de l'espace' au dehors de nous, tout se ramené,

pour le physicien, à des mouvements; MM~ret se wcM-

voir, voilà donc les deux formules qui semblent expri-mer l'univers intérieur et extérieur, le concave et leconvexe des choses mais MM~ry~'o/i se meut, voilà laformule exprimant la vie consciente de soi, encoresi peu fréquente

dans le grand Tout, qui pourtant s'ydégage et s y organise de plus en plus. Le progrès mêmede la vie consiste dans cette fusion graduelle des deuxformules en une seule. Vivre, c'est en fait évoluer vers lasensation et la pensée.

En même temps que la vie tend ainsi à prendre posses-sion de soi par la cp~cï~cc, elle cherche à se répandrepar l~c~o~, par une action toujours plus envahissante.

Vie, c'est fécondité. Tandis que la vie la moins conscient*'n'aboutit qu'à l'épanouissementintérieur de la cellulesoli-

taire, la vie la plus consciente se manifeste par la fécon-dité intellectuelle et morale. L'expansion, lom d'être ainsicontre la nature de la vie, est selon sa nature; elle estmêmela condition de la vie véritable, de même que, dansla génération, le besoin d'engendrer un autre individu fait

que cetal.ltl'f!devient commeune condition denous-même.C'est que la vie n'est pas seulement nutrition, elle est

production, et l'égoïsme pur, au lieu d'être un agrandis-sement, serait une diminution et une mutilation de soi.Aussi l'individualité, par son accroissement même, tend-elle à devenir sociabilité et moralité C'est cette so-ciabilité qui, après avoir fait le fond de l'instinct morat.crée l'instinct religieux ou métaphysique, en ce qu'il a de

plus profond et de plus durable. La spéculation métaphy-sique, comme l'action morale, se rattache ainsi à la sourcemême de la vie. Vivre, c'est devenir un être conscient,moral, et, finalement, un être philosophique. La vie setraduit naturellement par l'action sous ses deux formes,

qui se ramènent plus ou moins l'une à l'autre l'action

morale,et cequ'on pourrait appelerl'action métaphysique.c'est-à-dire l'acte de la pensée reliant l'individuà l'univers

Jusqu'à présent, nous n'avons fait appel à aucune idéede nnalité. La moralité, selon nous, pas plus que l'instinct

l. Voirnotreétudesur/*t<~cde/pM/~(~~Mep~7o<op/<t~K<avril1885).Voirnotre~/M<~<'~'< ~o~/f.p.247etRuiv.

Page 471: Jean Marie G.

LE NATURALISMEMONISTE. 439

dit religieux, n'a son principe primordial dans la finalitéelle est simplement à l'origine une féconditéplusou moins

aveugle, inconsciente ou mieux subconsciente. Cette fé-

condité, en prenant mieux conscience de soi, se règle,se rapporte à des objets de plus en plus rationnels ledevoir est un /M~u<~qui arrive a la pleine consciencede soi et s'organise. De mêmeque l'idée d'une fin pré-conçuen'a pas besoin de régler, dès le début, la marche de

l'humanité, elle n'a pas besoin non plus de régler celle dela nature.

Avec ces données positives, il s'agit de savoir quelaspect prendra pour nous l'homme et le monde. Le natu-ralisme moniste laisse-t-il une place aux espérances sur

lesquelles s'est toujours appuyé le sentiment moral et

métaphysique,dans ses e~orts pour faire de la penséeet de la bonnevolonté autre chose que «vanité? »

Si on peut concevoir l'évolution comme ayant un butdes le commencement et étant providentielle en souensemble hypothèse métaphysique qui, matheureusc-

ment, ne s'appuie sur aucune induction scientifique-, on

peut aussi la concevoir comme aboutissant à des êtres

capablesde se donner à eux-mêmes un but et d'aller versce but en entraînant après eux la nature. La sélectionnaturelle se changerait ainsi finalement en une sélectionmorale et, en quelque sorte, divine. C'est là sans douteune hypothèse encore hi<'nhardie, mais qui est pourtantdans la direction des hypothèses scientitiques. Rien nela contredit formellement dans l'état actuel des connais-sanceshumaines. L'évolution, en enet. a pu et dû produiredes espèces, des types supérieurs à notre humanité iln'est pas probable que nous soyons le dernier échelon dela vie, de la pensée et de l'amour. Qui sait même si l'évo-lution ne pourra ou n'a pu déjà faire ce que les anciens

appelaientdes « dieux? »De cette manière peut se trouver conservé le fond le

plus pur du sentiment religieux sociabilité non seule-mentavectous les êtres vivantset connus par l'expérience.mais encore avec des êtres de pensée et des puissancessupérieuresdont nous peuplons l'univers. Pourvu que cesêtresn'aient rien pour ainsi dire d'antiréel, pourvuqu'ilspuissent se trouver réalisés quelque part, smon dans le

présent, du moins dans l'avenir, le sentiment religieuxn'offreplus rien lui-mêmed'incompatibleavecle sentiment

Page 472: Jean Marie G.

440 LIRRÉLIGION DE L'AVENIR,

scientifique. En même temps, il se confond tout à fait avecl'élan métaphysique et poétique. Le croyant se transformeen philosophe ou en poète, mais en poète qui vit son poèmeet qui rêve l'extension de sa bonne volonté propre à lasociété universelle des êtres réels ou possibles. La formuladu sentiment moral et religieux que Fcucrbach avait pro-posée réaction du désir Immain sur l'univers, pcu~alors se prendre en m! sens supérieur –Bouble désir c)

double espérance, 1" quela volonté sociahle dontnous noussentons animés personnellement se retrouve aussi, commele fait supposer la biologie, dans tous les êtres placés au som-met de l'évolution universelle ~"que ces êtres, après avoirété ainsi portés en avant par l'évolution, réussissent un

jour à la fixer, à arrêter en partie la dissolution, et qu'ilsfixent par là même dans 1 univers l'amour du bien social

ou, pour mieux dire, l'amour même de l'universel.Ainsi formulé, le sentiment religieux demeure ultra-

scientifique, mais il n'est plus antiscientifique îl sup-pose beaucoup, sans doute, en admettant une <rpc~oM

poM~/cdc l'évolution par les êtres arrivés au degré supé-rieur mais, après tout, comme nous ne pouvons affirmeravec certitude que cette direction n'existe pas ou ne

pourra jamais exister, le sentiment moral et social nousexcite à agir, dans notre sphère, de manière à produire.autant qu'il est en nous, cette direction supérieurede l'évolution universelle. Si, comme nous l'avons dit.la moralité est un phénomène de fécondité morale, on

comprendra que tout être moral ait nécessairement les

yeux tournés vers l'avenir, espère ne pas voir mourir son

œuvre, veille au salut de ce quelque chose de soi qu'il :tlivré à autrui son amour, par lequel non seulementil s'est voué aux autres, mais a fait aussi les autres siensdans une certaine mesure, a pris des droits sur eux, les a

conquis pour ainsi dire en se donnant à eux. En travail-lant pour l'humanité, pour l'univers à qui elle est liée,

j'acquiers des droits sur l'univers il s'établit entre nousun rapport de dépendance réciproque. La plus haute con-

ception de la morale et de la métaphysique est celle d'unesorte de ligue sacrée, en vue du bien, de tous les êtres

supérieurs de la terre et même du monde.

II. Maintenant, quels sont les faitsscientifiques

oui

pourraient s'opposer a ces espérances sur la destméc des

mondes et de l'humanité

Page 473: Jean Marie G.

LE NATURALISME MONI8TE. DESTINÉE DES MONDES. 441

L'idée décourageante par excellence dans la théorie de

l'évolution, c'est celle de la dissolution, qui y sembled'abord invinciblement liée. Depuis Heraclite jusqu'à~t. Spencer, les philosophes n'ont jamais séparé ces deuxidées. Toute évolution n'aboutit-elle pas nécessairementà la dissolution? L'expérience que nous avons desindividuset des mondes semble en effet, jusqu'à présent,répondre par l'aflirmativc. Nous ne connaissons que desmondes quiont fait ou feront naufrage. Quand le cadavred'un marm a été jeté a la mer.les compagnons qui l'ontaimé relèvent le point exact de latitude et de longitudeoù son corps a disparu dans l'uniforme Océan deuxchinres sur un feuillet de papier sont le seul vestige quisubsiste alors d'une vie humaine. On peut croire qu'unsort analogue est réservé au globe terrestre et à l'huma-nité entière ils peuvent un jour sombrer dans l'espace etse dissoudre sous les ondes mouvantes de l'éthcr; à ce

moment, si de quelque astre voisin et ami on nous a

observés,on marquera le point de l'abime céleste où notre

globe a disparu, on relèvera l'ouverture de l'angle que for-maient pour des yeux étrangers les rayons partis de notre

terre, et cette mesure de l'angle de deux rayons éteintssera l'unique trace laissée par tous les efforts humamsdans le mondede la pensée.

Néanmoins, le devoir (lela science étant de ne jamaisdépasser, pas plus dans ses négations que dans ses affir-

mations, ce qu'elle peut constater ou démontrer, il im-

porte de ne pas étendre sans preuve a tout l'avenir ce quele passé seul a vérifié.

Jusqu'à présent il n'est pas d'individu, pas de grouped'individus, pas de monde qui soit arrivé à une pleineco~cMMf~de soi, à une connaissancec3mplëtcdc sa vie etdes lois de cette vie. Nous ne pouvons donc pas affirmerni démontrer que la dissolution soit essentiellement etéternellement liée à l'évolution par la loi même del'êtrela loi des lois nous demeure .y. Pour la saisir un jour, ilfaudrait un état de Iaj)enséc assezélevé pour se confondreavec cette loimême.On peut d'ailleurs rêverun pareil états'il est impossible de prouver son existence, il est encore

plus impossible de prouver sa non-existence. Peut-être

qu'un jour, si la pleine connaissancede soi, la pleinecons-cienceétait réalisée.elle produiraitunepuissancecorrespon-dante assezgrandepour arrêter désormais le travail dedis-

solutionà partir (lupoint où elle serait arrivée à l'existence.

Page 474: Jean Marie G.

442 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

Les êtresqui sauraient, dans l'innniecomplicationdes mou-vementsdu monde,distinguerceuxquifavorisentsonévolu-tion de ceuxqui tendent à ledissoudre, de telsêtres seraient

peut-être capablesde s'opposer aux mouvements de disso-

lution, et le salut dénnitif de certaines combinaisonssupé-rieures serait assuré. Pour franchir la mer, il faut que l'ailed'un oiseau ait une certaine envergure; c'est une questiondequelques brins de plume,son sort sejoue sur ces plumeslégères. Jusqu'à ce que leur aile ait été assez forte, tesoiseaux de mer qui s écartaient du rivage ont sombré l'un

après l'autre. Unjour leur aile a grandi, et ils ont pu tra-verser l'Océan, t! faudrait aussi que grandît pour ainsi dire

l'envergure des mondes, que s'élargît en eux la part d<*la conscience peut-être alors se produirait-il des êtres

capables de traverser l'éternité sans sombrer, peut-êtrel'évolution pourrait-elle être mise à l'abri d'un recul

pour la première fois dans la marche de l'univers unrésultat dénnitif aurait été obtenu. Selon les symbolessouventprofonds de la re'i~ion grecque, le Temps est In

père desmondes.La force de l'évolution, que les modernes

placent au-dessus de toute chose, c'est toujours l'antiqueSaturne, qui crée et dévore lequel de ses enfants le trom-

pera et le vaincra? quel Jupiter sera un jour assez fort

pour enchaîner la force divine et tcrriole qui l'aura

engendré lui-même? Pour ce nouveau-né de l'univers.

pour cedieude lumière et d'intelli gence,le problèmese)a!tde limiter l'éternelle et aveugle destruction sans arr<t<'rla féconditééternelle. Rien, après tout, ne oeut nous faireaffirmerscientifiquementqu'un tel problème soit, sur tousles points, à jamais insoluble.

La grande ressource de la nature, c'est le nombre, dontlescombinaisonspossiblessont elles-mêmes innombrableset constituent la mécanique éternelle. Les hasards de la

mécaniqueet de la sélection, qui ont déjà produit tant d<*

merveilles, peuvent en produire de supérieures encore.C'est là-dessus queles Héraclite, les Empédoclc, lesDémo-crite, comme plus tard les Laplace,lesLamarck, les Dur-win, ont fondé leur conception du jeu qui se joue dans la

nature, et de tous les M~ divers qui sont en mêmetempsdes <~M/tM~M.Il est sans doute dans la marche des mondeset dans leur histoire,–comme dans l'histoire des peuples,des croyances, des sciences, un certain nombre de

points où les voies se bifurquent, où la moindre pousséed'un côté ou de l'autre suffit à perdre ou à sauver l'effort

Page 475: Jean Marie G.

LE NATURALISEE HON1STË. DESTINÉE DES MONDES. M3

accumulédessiècles.Nousavonsdû franchirheureusementune infinitéde carrefoursde cegenre pour arriver à devenirl'humanité quenous sommes. Achaquecarrefour nouveau

que nous rencontrons, le risque se pose toujours devant

nous, toujours tout entier. Certes, le nombrede fois qu'unsoldat heureux a évité la mort ne fera pas dévierd'un mil-limètre la balle qui peut être tirée sur lui d'un instant àl'autre dans l'éternelle mêlée toutefois, si les risques aux-

quels on a échappéne garantissent point l'avenir, les in-succès passés ne sont point non plus une preuved'insuccèséternel.

L'objection la plus grave peut-être à l'espérance, ob-

jection qui n'a pas été assez mise en lumièrejusqu'ici et

que M. Renan lui-mèmen'a pas soulevée dans les rêves

trop optimistes de ses D~/o~M~, c'est l'éternité a partepost, c'est le demi-avortement de l'effort universel qui n'a

pu aboutir encore qu'à ce monde Néanmoins, s'il y a laune raison pour restreindre notre confiancedansl'avenir de

l'univers, ce n'est pas un motif de désespérer. Des deuxinfinis de durée que nous avons derrière nous et devant

nous, un seul s'est écoulé stérile, du moins en partie.Mêmeen supposant l'avortement complet de l'œuvrc hu-maine et de l'œuvre que poursuivent sansdoute avec nousune infinité de frères extraterrestres, il restera toujoursmathématiquement à l'univers au moins MMcc~~ce sur</eM~de réussir c'est assfZ pour que le pessimisme ne

puissejamais triompher dansl'esprit humam. Si tescoupsde déqui, selon Platon, sejouent dans l'univers, n'ont pro-duit encore que des mondes mortels et des civilisationsbientôt fléchissantes, le calcul des probabilités démontre

qu'on ne peut, même après une infinité de coups, prévoirle résultat du coupqui t:cjoue en ce mcment ou se jouerademain. L'avenir n'est pas entièrement déterminé par le

passé co~MMdeMOM~.L'avenir et le passé sont dans un rap-port de réciprocité,et on ne peut connaitrel'un absolumentsans l'autre, ni conséqucmmcnt deviner l'un par l'autre.

Supposez une fleur épanouie à un point quelconquede

l'espace infini, une fleursacrée, celle de la pensée. Depuisl'éternité, des mains cherchent en tous sens dans l'espaceobscur à saisir la fleurdivine. Quelques-unesy ont touché

par hasard, puisse sont égarées de nouveau, perduesdans

la nuit. La fleur divine sera-t-elle jamais cueillie? Pour-

1.Voirsurcepointnost~ (fMM~At/o~o~Ac,p.198.

Page 476: Jean Marie G.

444 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

quoi non? Toute négation, ici, n'est qu'une préventionnéedu découragement; ce n'est pas l'expression d'une proba-bilité. Supposezencore un rayon franchissant l'espace en

ligne droite sans y être rénéchi par aucun atome solide,aucune molécule d'air, et des yeux qui, dans l'éternel))'

obscurité, cherchent ce rayon sans pouvoirêtre avertis deson passage, tâchent de le découvrir au point précis ou il

perce l'espace. Le rayon va, s'enfoncedans l'inhni. ne ren-contre toujours rien, et cependant des yeux ouverts, uneinunité d'yeux ardents le désirent et croient parfois sentirl'le frissonnement lumineuxqui se propage autour de lui et

accompagne sa percée victorieuse. Cette recherche sera-t-elle éternellement vaine ? S'il n'y a pas de raison défi-nitive et sans réplique pour afih'mcr, il y a encore moinsde raison catégorique pour nier. An'ahc de hasard, dirale savant; de persévérance aussi et d'intelligence, dira le

philosophe.La possibilité même ou nous nous trouvons aujourd'hui

de nous poser de tels problèmes sur l'avenir des mondes,semble indiquer un rapprochement de fait par rapport acet avenir la pensée ne peut être en avant sur la réaHte

que jusqu'à un certain point la conception d'un idéal en

présuppose la réalisation plus ou moins ébauchée. A l'âgetertiaire,nul animal ne spéculait sur la sociétéuniverselle.Une conceptionvraie de l'idéal, si elle pouvait s'évaluer

mathématiquement, représenterait sans doute un nombreénorme de chances favorables à sa réalisation; so bien

poser un problème, c'est commencer à le résoudre. Lecalcul purement mathématique des probabilités exté-rieures n'exprime donc pas la réelle valeur des chancesdans le domaine intellectuel et moral, parce qu'ici la possibilité, la probabilité, la force même de réalisation sontdans la pensée, qui est une concentrationde chances interieures et pourainsi dire vivantes.

Outrei'mnnité des nombres et l'éternité des temps, unenouvelle raison d'espérance est l'immensité même des

espaces, qui ne nous permet pas de juger l'état avenir dumonde uniquement sur notre système solaire et mêmestellaire. Sommes-nous les seuls êtres pensants dansl'univers ? Nous avons déjà vu que, sans dépasser de

beaucoup les données certaines de la science, on peut desmaintenant répondre non. Il se trouve très probablementune innnité d'astres éteints arrivés à peu près au même

point de leur évolution que notre terre; chacun de ces

Page 477: Jean Marie G.

LE NATURALISME MONISTE. DESTINÉE DES MONDES. 445

astres offreune composition physique et chimique sensi-blement analogue à celle de la terre; enfinilsontdupasserpar des phénomènes analogues de vaporisation et de con-

densation,d'incandescenceet derefroidissement il est donc

probable que la vie organique s'y est produite sous uneforme plus ou moins voisine de celle qu'elle a présentéeà l'origine sur notre globe. En effet, l'homogénéité de ma-tière inorganique,que l'analysespectralenous fait constater

jusque dans lesastres les plus reculés, permet de supposer,en vertud'une induction qui n'est pas trop invraisemblable,une certaine similitudedans les types les plus fondamen-taux de la vie organique. Des types analogues de minéra-lisation et de cristallisation ont du aboutir à des typesanalogues d'organisation, quoique lenombre et larichessedes formes possibles augmente à mesurequ'on passe à des

degrés plus complexes d'existence. Nous ne voyons pastrop pourquoi le protoplasma originaire aurait été, dans telsateltite de Sirius, infiniment différentde ce qu'il a été surnotre globe. Peut-être même les combinaisons de la viesont-ellesparfois retombéesdans des sortes de décimales

périodiques, reproduisantles mêmes formes et «nombresvivants », comme dirait Pythagorc. Il semble difficileàla science actuelle de supposer la vieà tel degré déterminéde son évolutionautre part que dans un organisme plus oumoins semblable à la cellule, de supposerla vie conscientede soi autrement que centralisée et se manifestant par desvibrations analoguesà celles qui parcourent notre systèmenerveux la vie conscientese ramené à une société de vi-

vants, à une sorte de consciencesociale qui semble avoirbesoin de se projeter dans un foyerpour arriver à l'indivi-dualité. Lavieorganiqueet consciente,ayant desconditionsencoreplusdéterminéesque celles de la vi' inorganique, adû être entraînée dans une évolution qui, malgré toute ladifférencedes milieux,aura offertsans doutebien des ana-

logies avec celle des espèces animales et humaines surnotre terre. Peut-être les lois les plus générales de Geof-

froy Saint-Hilaire, sur la corrélation et le balancement des

organes pourraient-elles se vérifier même chez les ani-maux qui se trouvent dans les satellites des lointainesétoiles de vingtième grandeur. Malgré l'imaginationqu'a montrée la nature sur notre globe même dans lavariété de ses floreset de ses faunes, on peut supposerque1 génie dela vie sur notre terre offre des points de simili-tudeavec le génie qui travaille sur les autres globes. Mal-

Page 478: Jean Marie G.

~46 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

gré l'intervention des différencesde température, de lu-

mière, d'attraction, d'électricité, les espèces sidérales, sidifférentesqu'elles soient des nôtres, ont dù être pousséespar les éternelles nécessités de la vie dans le sens du déve-

toppement sensitif et intellectuel, et, dans cette voie,ellesont dû aller tantôt plus loin que nous, tantôt moins loin.

Remarquonsd'ailleurs que, sur notreglobemême,les typestrop bizarres, trop monstrueux et produits par une sort''

d'imagination apocalyptique, comme ceux qui sont nés a

t'Agctertiaire, n'ont pu subsister les espèces les plusvivacesont été généralement lesmoinsétranges, cellesquise rapprochaient mieux d'un type plus uniforme et plus

esthétique. Onpeut doncadmettre dans l'univers, sans tropd'Invraisemblance,une infinitéd'humanités analogues à lanôtre pour les facultésessentielles, quoique peut-être trèsdifférentespour la forme des organes, et supérieures <minférieures en intelligence. Ce sont nos frères planétaires.Peut-être quelques-uns d'entre eux sont-ils comme desdieux par rapport à nous; c'est là, nous l'avons déjà dit.ce qui reste scientifiquement de possible ou de vrai dansles antiques conceptions qui peuplent les «cieux » d'êtres« divins))

1. Pour comprendre les différences énormes qui, malgré les analogie

peuvent exister entre l'organisation des êtres planétaires ou stellaireset la nôtre, il faut se représenter la variété qui existe au sein même des

espèces terrestres. Supposez les fourmis, qui nous offrent déjà un tyj"*de société si avancé (avec les trois états fie pasteur, de laboureur et d''

guerrier), supposez-les continuant leur dévc)opp"ment intellectuel, ail

lieu de s arrêter à l'exercice mécanique de t'instinct il n'est pas impo-"sible qu'elles arrivent à un point d'évolution mentale analogue, t~a~

MM/<!M~.<,à celui de telle société humaine, par exemple des Chinois, ces

fourmis humaines. Qui sait si elles ne pourraient dominer le globe, e"

remplaçant la force individuelle par le nombre et l'intelligence? Ce serai'

une sorte de civilisation lilliputienne, destinée sans doute à exercer on'

moindre influence sur la marche des choses que celle d'êtres plus fut

et doués d'une taille supérieure. Maintenant, pour passer d'un extrêmel'autre dans ce pays des rêves où se sont plu jadis Fontenelle, Diderot

Voltaire, supposons une humanité qui, au lieu de dériver des anthropoïde!fut dérivée d'un des animaux qui sont, avec les singes, les plus inteHigent~de notre terre, de t'étéphant la chose n'est pas scientifiquement impossiblesi on considère que la trompe de l'éléphant est, avec la main, un des orga-nes de préhension les plus forts et même les plus dcticats qui existent da<~

tes espèces animales; or, posséder un cerveau développé et un bon organ''de préhension, ce sont là peut-être les conditions les meilleures po"rvaincre dans la lutte pour la vie. On aurait donc pu voir réalisée sur

notre terre même ou sur quelque astre lointain une civitisation géante,bien différente dans son aspect extérieur, sinon dans ses lois générâtes,de notre civilisation. !t faut nous familiariser avec cette persée, si répu-

Page 479: Jean Marie G.

LE NATURALISMEMONISTE. DESTINEE DES MONDES. 447

Mais, a-t-oïl dit, si d'autres globes que le nôtre sonthabités par des êtres intelligents et aimants, se nour-rissant comme nous du t<pain quotidien » de la science,ces êtres ne peuvent cependant être très notablement supé-rieurs à nous, car ils nous auraient donné déjà des signesvisibles de leur cxistencp. Parler ainsi, c'est ne pascompter assez avec cette puissance terrible de l'espace, quiisole si bien les êtres et peut les emprisonner dans l'infini

plus étroitement qu'entre les parois d'un cachot. On peutmême se demander si des êtres dont l'intelligence seraitrelativement infinie et presque sans commune mesure avecla nôtre, mais qui seraient éloignés de nous par un espaceégalement incommensurable, ne verraient pas leur puis-sance brisée par l'espace et incapable de s'étendre au delàde certaines distances, ~otrc témoignage, quand il s'agit del'existence de tels êtres, n'a pas plus de valeur que celuid'une fleur de neige d~s régions polaires, d'une mousse de

l'Himalaya ou d'une algue des profondeurs de l'océan Pa-

cifique, qui déclareraient la terre vide d'êtres vraiment

intelligents parce qu'ils n'ont jamais été cueillis par unemain humaine. Si donc il existe quelque part des êtresvéritablement dig nésdu nom de « dieuxH, ils sont proba-blement encore si éloignés de nous. qu'ils nous ignorentcomme nous les ignorons, Ils réaHsent peut-être notre

Idéal, et cependant cette réalisation (le notre rêve restera

toujours étrangère a nos générations.

chante à notre anthropomorphisme instinctif, que, si l'évolution ~éno'atc'!c la vie obéit à des lois nécessaires, une shnpte série d'accidents et de

circonstances favorables peut faire dominer têt)'; espèce sur telle autre,

et quel'ordre de dignité des espèces pourrait être interverti sans que la

marche génératc de l'évolution fut pour cela suspendue.D'ailleurs, le développement de t'inteHi~enced;).s une planète tient sans

doute beaucoup moins à ta taitte et au nombre des habitants qu'à la nature

même de la vie organique qui y a pris naissance, et c"mme cette vie s'est

constituée sous la dépendance étroite des phénomènes de chaleur, de

lumière, d'électricité, et des modifications chimiques quits produisent, ce

sont ces phénomènes qui décident en quelque sorte de l'avenir intellectuelde la planète. Kant avait émis cette hypothèse qu3, dans un système astru-

nomique, par exemple dans notre système solaire, ta perfection intellectuelleet morale des habitants crott en raison de leur étoiRnement de l'astre cen-

tral, et suit ainsi le refroidissement de la température; mais c'est ta encore

une hypothèse beaucoup trop simpliste pour rendre compte de choses si

complexes, où la température est bien loin d'être le seul élément. Ce quireste probable d'après les lois de la vie à nous connues, c'est que la penséene doit pouvoir facilement se faire jour ni dans un brasier, ni dans un gla-cier, et que l'inter M~'M~~M~est, ici encore, une condition nécessaire du

développementorganique et intellectuel.

Page 480: Jean Marie G.

448 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

On admet aujourd'hui qu'à toute pensée correspond unmouvement. Supposez qu'une analyse plus délicate quel'analyse spectrale nous permît de fixer et de distinguersur un spectre non seulementles vibrations de la lumière,mais les invisibles vibrations de la pensée qui peuventagiter les mondes, nous serions peut-être surpris de voir.à mesure que décroît la trop vive lumière et la trop intensechaleur des astres incandescents, y éclore par degrés laconscience les plus petits et les plus obscurs des astresétant les premiers à la produire, tandis que les pluséblouissants et les plus énormes, les Sirius et les Aldéba-

ran, seront les dermers à ressentir cesvibrations plus sub-tiles, mais verront peut-être une éclosion plus consi-dérable de force intellectuelle, une humanité de plusgrandes proportions et en rapport avec leur énormité.

Qu'est-ce que l'espace connu de nous, depuisnotre terre

jusqu'aux dernières nébuleuses que saisissent les pluspuissants télescopes, et aux trous noirs où l'œil se perdderrière ces dernières lueurs? Toutcet univers n'est qu'unsimple point par rapport à l'univers total, en supposantqu'u y ait un « touta. L'éternité pourrait doncêtre néces-saire au progrès pour traverser l'immensité, si on supposeau progrès (fût-Ilcertain et immanquable) un point de dé-

part unique, une sorte de terre sacrée et de peuple élu, ~useinduquel il se répandrait sur l'infini.D'ailleurs, lascienc'moderne ne peut guère admettre cette terre

privilégiéeta

Nature sans bornes ne peut avoir, commeDieu, d électionexclusive. Si la partie est gagnée quelque part, elle peutet doit l'être sur bien des points à la fois; seulement l'ondu-lation du bien ne s'est pas encore répandue jusqu'à nous.La lumière Intellectuelleva moins vite que celle du soleilet des étoiles; et, cependant, que de temps il faut à un

rayon de la Chèvrepour arriver jusqu'à notre terre!Dans nos organismes inférieurs, la consciencene parait

se propager d'une molécule vivante à une autre quelorsqu'il y a contiguïté de cellules dans l'espace; néan-

moins,d'après les plus récentes découvertes sur le systèmenerveux et sur la propagation de la pensée par suggestionmentale à d'assez grandes distances', il n'est pas con-traire aux faits de supposer la possibilité d'une sorte de

rayonnement de la conscience à travers l'étendue, au

moyen d'ondulations d'une subtilité encore inconnue de

1.VoirRevuephilosophique,1686.

Page 481: Jean Marie G.

L IMMORTALITÉDANS LE NATURALISMEMONI8TE. 4~

!C

nous. Alors nous pourrions concevoir non plus dessociétés de consciences enfermées en un petit coin de

l'espace, dans un organisme étroit qui est une prison,mais la victoire d'une conscience sociale sur l'espace;victoire par laquelle l'idéal de sociabilité universelle, quifait le fond de l'instinct religieux, finirait par devenir uneréalité de fait. t)e même qu'un jour, par la communication

plus étroite des consciencesindividuelles, pourra s'établirsur notre propre terre une sorte de consciencehumaine.de même on pourrait sans absurdité rêver, dans l'infinides âges, la réalisation d'une conscience intercosmique.

« î)ieu est patient parce qu'il est éternel )), aiment a

répéter les théologiens. Pour l'être qui est supposé pos-séder la toute-puissance, la patience à laisser triompherle mal serait un crime; mais cette parole, qui ne s'ap-plique guère à î)ieu, peut convenir mieux à l'être naturel

qui conçoit son unité fondamentaleavec le tout, qui prendla consciencede son éternité en se reliant par la pensée à

l'espèce, puis à la vie dont l'espèce n'est qu'un accident,puis à l'évolution de ce globe où la vie consciente ne

paraît d'abord elle-mème qu'un accident, puis à l'évo-lution des vastes systèmes astronomiques dans lesquelsnotreglobe n'est plusqu'un point l'être pensant, l'homme

peut être patient, parce que, en tant que membre de la

nature, il est éternel.

IV. LADESTINÉEDE L'HOMMEET L'HYPOTHÈSE

DE L'IMMORTALITEDANSLE NATURALISMEMONISTE

Avec la destinée des mondes, ce qui nous intéresse le

plus,c'estnotre propre destinée. La religion est en majeurepartie une méditation de la mort. Si nous ne devions pasmourir, il y aurait sans doute encore des superstitionsparmi les hommes il n'y aurait probablement pas de su-

perstitionssystématiséesni de religion. La masse humaineait si peu de métaphysique! M faut qu'un problème laheurte et la blesse pour attirer son attention; la mort estun de ces problèmes.La porte de la « valléede Josaphat, »où s'en vont les morts, sera-t-elle ouverte sur les cieuxcomme un arc-en-ciel à la courbe faite de lumière et

Page 482: Jean Marie G.

450 L IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

d'espérance comme un joyeux arc de triomphe, ou biensera-t-elle basse comme la porte du tombeau, et donnantsur l'ombre infinie? Telle est la grande interrogation à

laquelle toutes les religions ont essayé de fournir une

réponse. < Le dernier ennemi qui sera vaincu, a dit saint

Paul, c'est la mort; e peut-être aussi la mort est-elle 1<-dernier secret qui sera pénétré par la pensée humaine.Les idées qui tendent à dominer dans la philosophirmoderne semblent d'ailleurs se tourner contre la perpé-tuité de notre moi. Lidéc d'évolution, principalement.enveloppe celle de mobilité et paraît aboutir la disso-lution des individus plus sûrement encore qu'a celle desmondes et des espèces. La forme Individuelle et la forme

spécifique ne semblent pas avoir plus de fixité l'une quel'autre. Sur les pans de muraille des catacombes on voit

souvent, grossièrement dessinée, la colombe de 1 arcb<'

portant le rameau vert, symbole de l'âme qui a aborde

par delà 1 océanà l'éternel rivage aujourd'hui le riva~recule à l'infini devant la pensée humaine, l'océan immenses'est rouvert où cueillir, dans la nature sans fond etsans bornes, le rameau d'espérance? La mort est un abînn'encore plus grand que la vie.

Quand Platon arrivait devant ce problème de la des-

tinée, il ne craignait pas de se lancer en plein dans le.

hypothèses philosophiques et même dans les mythes poé-tiques. Nous voudrions examiner quelles sont aujourd'huiles suppositions ou, si l'on veut, les rêves qu'on peut fair''encore sur la destinée à venir en s'inspirant surtout de lu

philosophie dominante à notre époque, celle de l'évolu-tion. Dans la conception actuelle de la nature, Plahmtrouverait-il encore quelque refuge pour ces «belles espé-rances » dont il faut, dit-il, « s'enchanter soi-même? » Kn

Allemagne et surtout en Angleterre, on se plait à cher-cher ce qui peut subsister des antiques croyances reli-

gieuses dans nos hypothèses scientifiques et philoso-phiques, fût-ce sous la forme la plus problématique et la

plus incertaine. Nous voudrions faire ici, à propos de

l'immortalité, un travail analogue, aussi conjectural quepeut l'être toute perspective sur le mystère des destinées.Est-il besoin de dire que nous ne prétendons nullement« démontrer » ni l'existence, ni même la probabilité ~cic~-

tifique d'une vie supérieure? Notre dessein est plus mo-deste c'est déjà beaucoup de faire voir que l'impossibilitéd'une telle vie n'est pas encore prouvée et que, devant la

Page 483: Jean Marie G.

L'IMMORTALITÉ DANS LE NATURALISME MONISTE. 4SI

science moderne, l'immortalité demeure toujours un pro-blème si ce problème n'a pas reçu de solution positive, iln'a pas reçu davantage, comme on le prétend parfois, unesolution négative. En même temps, nous rechercherons

quelles hypothèses hardies, aventureuses même, il fau-drait faire aujourd'hui pour traduire et transposer en lan-

gage philosophique les symboles sacres des religions surla « destinée de l'Orne. »

t.– 11y a deux conceptions possibles de la survivanceau delà de la mort celle de l'existence éternelle, celle del'Wï~tor~ proprement dite ou continuation et évolutionde la vie sous une forme supérieure. La première concep-tion correspond surtout aux systèmes idéalistes sur te

monde, que nous avons analysés précédemment, et qui,plaçant au fond même des choses une pensée éternelle, une

pensée de la pensée, croient que l'homme peut, en s'identi-fiant avec elle, entrer du temps dans l'éternité. La pensée,

qui ne semblait d'abord qu'une réverbération et une imagedes choses, se reconnaîtrait à la fin comme la réalité mêmedont tout le reste n'était qu'un reMet.Mais cette conceptiond une existence éternelle n'est pas non

plus incompatibleavec la

philosophiede l'évolution, car 1évolution dans le

temps n exclut pas un mode transcendant d existence horsdu temps. Seulement cette existence demeure essentielle-ment problématique c'est le Noumène de Kant, l'tcoM-~a~Mo/c de Spencer. D après cette hypothèse, la mort

corporelle serait un simple moment de l'évolution phy-

sique, et le terme final proposé à tous les êtres serait leurfixation dans la conscience de l'éternité. Ce point de fixa-

tion, accessible tout être pensant, ce serait seulement

par la pensée la plus haute qu'on pourrait l'atteindre,

par la pensée désintéressée, impersonnelle et univer-

selle.Tel est l'espoir qui a fait le fond des grandes religions

et des métapnysiques idéalistes. Selon Platon, il n'y a dedurable en nous que ce qui s'attache à l'éternel et à l'uni-

versel, « comme étant de même nature M.Le reste est em-

porté par le <~c~r, par la ~~era~ton pcrpétuelte, c'est-à-dire par l'évolution. Une deur est une amie pour nous;

pourtant elle ne tire sa couleur et son charme que d'un

rayon de soleil et d'autre part, ce rayon auquel devrait

remonter notre affection est tout impersonnel il crée la

Page 484: Jean Marie G.

45-: 1/IRR~LIGION DE L'AVENIR.

beauté et passe c'est dans le soleil qu'il faudrait aimer le

rayon et la fleur. L'amour trop exclusif d'un être déterminéet borné renferme toujours quelque erreur, et c'est pourcela que cet amour est périssable il nous fait nousarrête!

à tel ou tel anneau dans la chaîne infinie des causes et des

effets. C'est l'univers en son principe, c'est l'être universel

qu'il faudrait aimer, si notre cœur était assez vaste, et

cet amour seul, selon Platon, peut être éternel. L'éternitén'est-elle pas la forme même de l'existence dans le monde

intelligible, dont le soleil est le Bien et dont les étoiles

sont les idées? Les néo-platoniciens du christianisme.

au-dessus du temps et de sa mobilité incessante, ont éga-lement rêvé quelque chose d'intemporel et d'immuable

qu'ils ont appelé la « vie éternelle M ()M<pM<~ t~/e~~

~/t/w~/<a <~M<~/M<Bo~eM ~M t~Wc~~r, <p/cr~a.Spinozaa reproduit la même conception d'une existence reposanten sa plénitude sous la forme d'éternité, et qui n'exclut pasle développement perpétuel des modes toujours changeants.

Kant, par son Noumène, a aussi désigné une existence

intelligible, « intemporelle » et transcendante, superposéeà l'évolution physique. « Le principe éternel de l'âme, dit

à son tour Schelling, n'est pas éternel en ce sens que sa

durée n'aurait ni commencement ni fin, mais en ce sens

qu'il n'a aucun rapport avec le temps. » Schopenhauer.enfin, admet aussi une volonté intemporelle et éternelle.distincte du vouloir-vivre qui s'attache au cours du tempset à l'évolution de ses formes. « Nous reconnaissons

volontiers, dit Schopenhauer, que ce qui reste apr'sl'abolition complète du vouloir n'est absolument rien

pour ceux qui sont encore plein du vouloir-vivre. Mais

pour ceux chez qui la volonté s'est niée, notre monderéel avec ses soleils et sa voie lactée, qu'est-il? Rien. »

C'est par ces paroles, on le sait, que se termine le livre

(le Schopenhauer. Nous nous retrouvons ainsi en pré-sence du Mtf~d~a, conçu non plus seulement comme un

refuge contre la vie, mais comme un refuge contre la

mort même c'est la notion d'une existence sans lieu et

sans temps, pour ainsi dire M~~MC et Mc~ron~c.Maintenant, cette vie éternelle elle-même, que nous

venons de supposer ~oA/c~a~M~ï~, a-t-elle un carac-tère tout impersonnel, ou laisse-t-clle une place a la per-sonnalité ? –C'est à quoi on ne peut répondre avec certi-

tude, puisque nous ignorons tout autant le fond de l'être

individuel que celui de l'être universel, et conséquemment

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L'IMMORTALITÉDANSLKNATURALISMEMONISTE. 453

le degré de subsistance possible de l'individualité vraiedans l'universalité de l'être. Schopenhauer, cependant,essayant de rendre à la personne plus

de réalité que Pla-

ton, a opposé le « principe d'individuation à l'individua-lité naturelle ou il pren<i forme. On peut se demander eneffet si la vraie conscience, la vraie pensée, la vraie volonténe débordent pas l'individualité, tout en conservant ce qu'ily a d'essentiel dans la personnalité même. L'individualiléest toujours plus ou moins physique, mais peut-être ce quifait l'individualité bornée ne fait-il pas la vraie person-nalité, le vrai fond lumineux et actif de la conscience

peut-être la plus haute pensée ou volonté, tout endevenant

universelle, reste-t elle encore personnelle en un sens

supérieur, comme le~~d'Anaxa~orc'.Que nous spéculions sur l'être individuel ou sur l'être

universel, nous aboutissons toujours au même X transcen-

dant. Toutefois cesspéculations

ont une utilité celle de

nous rappeler les limites de notre connaissance positive.La croyance à une immortalité transcendante ne peutalors, selon les expressions de Fiske, « se définir que par le

mode négatif, comme un refus de croire que ce monde

soit L<' matérialiste soutient que, quand nous avons

décrit l'univers entier des phénomènes, (font nous pouvons

prendre connaissance dans les conditions de la vie actuelle,

alors toute l'histoire est dite. Il me semble, au contraire.

1. « Au sein même de la personne, l'universalité augmente avect'indivi-

dualité, c'e~t-à-dire que, plus un être a d'existence pour lui, plus il devient

participante pour autrui. L incommunicabilité ou t'impénétrabitité n'est quele plus intime degré de l'existence c'est l'existence naturelle, l'existence desforces encore aveugles et fatales, maintenues par leur lutte mutuelle etleur mutuel équilibre dans l'inertie et la torpeur. Plus un être se possèdetui-méme par l'intelligence, plus aussi il est capab'e de posséder les autresêtres par la pensée t'être qui se connaît le mieux n'est-il pas aussi celui quifonnatt le mieux les autres?. L'esprit, en tant qu'intelligent, doit être

ouvert, pénét'abte, participante et participant. Deux esprits, sans se con-

fondre, peuvent, à mesure qu'ils sont plus parfaits, se pénétrer plus par-faitement l'un l'autre par la pensée. (A. Fouittée, P/t<7o<opAt~ P/<~oM.

H, ~4).Il n faut, a dit également M.Janet, distinguer la personnalité et t indi.

viduatité. L'individualité se compose de toutes les circonstances extérieure

qui distinguent un hommed'un autre homme, circonstances detemp~.de lieux,

d organisation, etc. La personnatité a sa racine dans t'mdivtduattté. mais

eUetend sans cesse a s'en dégager. L'individu se concentre en tui-mém~:

la personnalité aspire au contraire à sortir d'ette-méme. L'idéat de t'iudi\i

dualité, c'est l'égoïsme, le tout ramené à moi; tidéat de la personnatité.c'est le dévouement, le moi s'identifiant avec le tout. La personnalité, au

sens propre, c'est la coM«' <*~c/wp<'t'<o~M?/(~or~/< ~~).

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454 L'IRRELIGION DK L'AVENIR.

que tout n'est pas dit*. Du moins, ajouterons-nous.il est possible que tout ne soit pas dit. Mais, pour passer icidu possible au probable, il faudra toujours

des raisons

plus positives, soit de l'ordre moral, soit de l'ordre psy-chologique les spéculations métaphysiques, à elles soutes.!aisseront toujours l'esprit devant un simple problème.

Les théories qui promettent la « vie éternelle, H dontnous venons de parler, se sont montrées dans l'histoire

plus ou moins aristocratiques. portées a n'y admettre

qu'un petit nombre d' « élus H.Dans le bouddhisme, le sageseul arrive à l'existence éternelle, tandis que les autrescontinuent de rouler dans le cercle des temps et dans l'illu-sion des phénomènes. Pour Spinoza, il n'ya d'éternel dans

l'esprit que ce qu'il appelle la « connaissance du troisiëm'

genre)), lintuitton intellectuelle et 1'«amour intellectuel )).

Cette connaissance n'appartient proprement qu'au vrai

philosophe. L'Intelligence de l'ignorant est toute passiveet périssable

« Aussitôt que l'ignorant cesse de pâtir, dit

Spmoza, il cesse d'être. 1/ Gœthe Inclinait de même aréserver la vie éternelle pour l'aristocratie des esprits.

Cette théorie d'inégalité n'est soutenante que tant qu elles'en tient à constater, comme un simple fait, la dineren«'de progrès existant entre les êtres, ainsi que le petit nombrede ceux qui atteignent les sommets de la sagesse. Il n enva plus de même quand on s'enorce d'ériger ce fait de l'iné-

gahté naturelle ou morale en droit divin, et quand on sup-

pose un Dieu créant et voulant cet ordre de choses. C'est

pourtant ce que des théologiens modernes du christianismeont soutenu, en essayant une interprétation nouvelle destextes sacrés. Selon eux, les bons seuls sont immortels

ou, pour mieux dire, immortalisés par Dieu; la damnationdes autres se transforme en un anéantissement complet.dont Dieu Icurjparait innocenté. Il y a là, selon nous, uneillusion métaphysique. L'hypothèse de l' «éternité condi-tionnelle H ne peut s'admettre concurremment avec 1 exis-tence d'un créateur; car, en ce cas, il est toujours impos-sible d'échapper à cette contradiction d'un être qui auraitcréé pour anéantir, qui aurait choisi des êtres pour la

mort complète parmi ceux mêmes qu'il a appelés à la vie.

L'anéantissement n'est qu'un palliatif de la damnationc'est la guillotine céleste substituée aux longues tortures

t. Fiske,ï7'pdc~t~ oyman,p. 113.

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L'IMMORTALITÉ DANS LE NATURALISME MONISTE. 4~!

d'avant la Révolution. Nous ne sortons pas, dans cette

hypothèse théologique. des vieilles idées sur la sanctiondivine qu'on retrouve au cœur de toutes les religionsc'est toujours le sacrifice d'tsaac sur la montagne oucelui de Jésus, c'est toujours Dieu immolant un de sesenfants pour sauver les autres. î)ira-t-on que, dans l'hvpo-thèse de 1 immortalité conditionnelle, c'est l'être immora!

qui aboutit ~rc//cw<?M/ à son propre suicide sans l'inter-vention de Dieu? L'abandon à la passion et même au vice

ne peut pas être assimilé au suicide, car,dans le suicide, onsait ce qu'on veut et on en est responsable, on se tue envoulant se tuer; au contraire, celui qui s'abandonne a la

passion ne veut nullement mourir, mais vivre; si donc ilarrivait à l'anéantissement, ce serai! sans l'avoir prévu et

voulu, par un coup de surprise, par une sorte de ruse

divine, et la responsabilité de cet anéantissement retombe-rait toujours sur Dieu, non sur lui. D'ailleurs, comment

comprendre qu'il existe entre deux individus de mêmenature une assez grande dinérence naturelle ou morale

pour que l'un meure tout entier et que l'autre vive in<p/e~MW?<m peut dire. en retournant un argument dela /~M~/t~MCde Platon, que. si le vice était un mal réel-lement mortel pour l'âme, il la tuerait des cette vie; soninfluence destructive ne se ferait pas sentir seulement lorsde cet accident étranger qui est la mort du corps.

Comme l'idée de l'immortalité conditionnelle est incom-

patible avec celle d'un Dieu créateur, omnipotent, omni-scient et souverainement aimant, elle ne peut non plus se

concilier avec celle d'une société des âmes, d'un royaumespirituel, d'où certains déshérités seraient exclus pour

jamais. C'est une pure fiction de la haine que desupposer

une âme absolument méchante et haïs ,ablc. qui n aurait

plus rien d'humain, encore moins de divin, conséquemmcntde digne de vivre. Ce serait transporter les castes de parias

jusque dans la cité céleste. tl est contradictoire de nous

commander la charité universelle, embrassant sans excep-tion tous les hommes, et de vouloir en même temps nous

faire consentir à l'anéantissement ou au </<ï~de quelques-uns. Nous sommes tous trop solidaires, naturellement et

moralement, pour que les uns puissent être entraînés

dans la mort définitive sans que les autres s'arrêtent dans

leur ascension éternelle par l'amour de l'humanité, nous

nous sommes liés les uns aux autres, comme ceux qui s'en

vont sur la neige des sommets, et l'un de nous ne peut

Page 488: Jean Marie G.

456 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

glisser sans qu'une secousse se propage à l'autre, n'ar-rache à la fois du sol toute la grappe humaine. Nihil~M~~M!alienum; un même cœur bat en nous tous, et s'ils'arrêtait pour toujours dans une poitrine humaine, on le

verrait, dans le cœur même des prétendus immortels, ces-ser aussi de battre. Les meilleurs, ceux qui seraient

prêts à recevoir le baptême de l'immortalité, feraientcomme ce clief barbare et païen qui, près de laver ses

péchés en se plongeant dans l'eau sacrée du baptistère.ayant son salut sous la main et le paradis devant les yeux.demanda tout à coup quel serait le sort de ses compa-gnons tombés avant lui, morts sans la foi, et s'il pourraitles retrouver dans le ciel. «Non, répondit le prêtre, ilsseront parmi les misérablesdamnés, et toi parmi les bien-heureux. » « J'irai donc parmi les damnés, car je veuxaller où sont mes compagnons d'armes. Adieu. » Et il(tourna le dos au baptême sauveur.

L'hypothèse de l'immortalité conditionnelle ne peutdonc se soutenir que si on élimine l'idée d'un Dieu créa-

teur, celles de mérite absolu, de vertu, de charité univer-selle et infinie elle devient alors la croyance à une sortede nécessité naturelle ou métaphysique qui atteint ou n'at-teint pas les êtres selon leur degré de perfection, commela pesanteur fait tomber certains corps et s'élever certainsautres. Cette hypothèse est essentiellement antiproviden-tielle et ne s'harmonise qu'avec les systèmesplus ou moins

analogues au spinozisme.En général, l'idée de vie éternelle étant tout à fait trans-

cendante, on ne peut faire à ce sujet que des rêves plus oumoins mystiques. Quittons donc ce domaine pour nous

rapprocher de la nature et de l'expérience. Au lieu de par-ler d'éternité, parlons de survivance et d'une immortaliténon pas conditionnelle, mais conditionnéeen fait par leslois même de la matière ou de l'esprit, et à laquelle d'ail-leurs tous pourraient arriver un jour.

11. Commençonspar cequi est le plus voisinde l'expé-riencepositive et cherchons, dans ce domaine, ce dont la

philosophie de l'évolution nous permet le mieux d'espérerl'immortalité. 11y a pour ainsi dire, dans la sphère de la

conscience,des cerclesconcentriques qui vont se rappro-chant deplus enplusducentreinsondable la personne.Pas-sons en revur*ces diverses manifestationsde la personna-

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L'IMMORTALITÉDANSLE NATURALISMEMONISTE. 457

lité pour voir sielles offrirontquelquechosed'impérissable.La sphère du moi la plus extérieure en quelque sorte

et la plus observable, ce sont nos <~M~ et nos actions.

Quand il nes'agit que d'œuvrcs toutes matérielles, commeune maison qu'on a construite, un tableau qu'onapeint, unestatue qu'on a sculptée, on peut trouver qu'il y a trop dedistance et une séparation trop grande entre l'ouvrier etl'œuvre être immortel dans ses œuvres ressemble tropalors à une sorte d'illusion d'optique. Mais, s'il s'agitd'oeuvresintellectuelles et surtout morales, il y a déjà un

rapprochement entre l'effet et la cause d'où il est sorti. On

comprend alors ce que peut renfermer de vrai cette doc-trine de haute impersonnalité et d'entier désintéressementselon laquelle on vit là où on a~. Il y a ici mieux qu'uneœuvre matérielle, il y a une action d'ordre intellectuel etmoral. L'homme de bien est précisément celui qui veutavant tout vivre et revivre dans ses bonnes actions; le

penseur, dans les pensées qu'il a léguées au patrimoinehumain et qui continuent la sienne. Cette doctrine seretrouve au fondde presque toutes les grandes religions,et c'est celle qui peut le mieux subsister même dans ledomaine purement scientinoue. Selon les bouddhistesmodernes de l'Inde, nos actions sont w l'âme de notrevie M;c'est cette âme qui reste après l'existence d'un

jour, et la transmigration des âmes n'est que la trans-formation constante du bien dans le mieux, du maldans un mal plus hideux l'immortalité de notre âme estl'immortalité de notre action même, se mouvant à jamaisdans le monde et le mouvant à son tour selon sa propreforce ou, ce qui revient au même, selon sa proprevaleur.

Les générations se succèdentà l'œuvre, sepassent l'uneà l'autre l'espérance. /7ert ~CMM,tuum hodie, hier fut à

moi, je l'ai passé à faire du bien, pas assez de bien'·

aujourd'hui est à toi emploie-le tout entier, ne laisse

perdre aucune de ces heures dont chacune, si elle meurt

stérile, est comme une chance de réaliser l'idéal quis'éteint entre les mains des hommes. Tues maître d'au-

jourd'hui tache que demain soit à ton idéa', que de-main soit toujours en avant sur aujourd'hui, quel'hori-zon sur lequel se lèvent les jours des hommessoit sanscesseplus lumineux et plus haut.

Suivons l'action dans ses effets, dans les mouvementsoù elle se prolonge, dans les traces qui sont comme les

résidus de ces mouvements. Notre action va plus loin que

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458 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

notre savoir et étend à l'infini ses conséquences. Mêmeau point de vue purement physique et physiologique,le bien pensé n'est pas perdu, le bien tenté n'est pas

perdu, puisque la pensée, le désir façonnent les organes.L idée même de ce qui est aujourd hui une chimère

implique un mouvement réel de notre cerveau eiïeest encore une « idée-force » qui contient son élément d<-

vérité et d'influence. Nous héritons non seulement de rc

que nos pères ont fait, niais de ce qu'ils n'ont pu faire, deleur œuvre inachevé, de leur effort en apparence Inutile.Nous frémissons encore des dévouements et des sacrinct'sde nos ancètres, des courages dépensés même en vain.comme nous sentons au printemps passer sur nos cœursle souffle des printemps antédiluviens et les amours <)<'

1 Agetertiaire.

Puisque l'essor des générations présentes a été rendu

possible par une série de chutes et d'avortements passés.ce passé même, ce passé ébauché et embryonnaire devientla garantie de notre avenir, îl est, dans le domaine moralcomme dans le domaine physiologique, des fécondationsencore mal expliquées. Parfois, longtemps après la m'ntde celui qui l'a aimée le premier, une femme met anmonde un enfant qui ressemble à celui-là c'est ainsi quel'humanité pourra enfanter l'avenir sur un type entrevuet chéri dans le passé, même quand le passé semblaitenseveli pour toujours, si dans ce type il y avait quelqueobscur élément de vérité et, par conséquent, de force

impérissable. Cequi a vraiment vécu une fois revivra donc.ce qui semble mourir ne fait que se préparer à renaître. Laloi scientifique de l'atavisme devient ainsi un gage derésurrection. Concevoir et vouloir le mieux, tenter la bet!1

entreprise de l'idéal, c'est y convier,c'est y entraîner tout' s

les générations qui viendront après nous. Nos plus hautes

aspirations, qui semblent précisément les plus vaines, sontcomme des ondes qui, ayant pu venir jusqu'à nous, iront

plus loin que nous et peut-être, en se réuntssant, en s'am-

plinant, ébranleront le monde. Je suis bien sur que ce quej'ai de meilleur en moi me survivra. Non, pas un de mesrêves peut-être ne sera perdu d'autres les reprendront,les rêveront après moi, jusqu à ce qu'ils s achèvent un

jour. C'est à force de vagues mourantes que la mer réussità façonner sa grève, à dessiner le lit immense ou elle se

meut.En définitive, dans la philosophie de l'évolution, vie et

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L'IMMORTALITÉ DANS LE NATURALISME MONISTE. 459

mort sont des idées rotatives et corrélatives la vie en unsens est une mort, et la mort est encore le triomphe de lavie sur une de ses formes particulières. On ne pouvait voiret saisir le Protée de la fable sous une forme arrêtée que

pendant le sommeil, image de la mort; ainsi en est-il dela nature toute forme n'est pour elle <:u'un sommeil,une mort passagère, un arrêt dans l'écoulement éternelet l'insaissable fluidité de la vie. Le devenir est essentiel-lement informe, la ~e est informe. Toute forme, tout

individu, toute espèce ne marque donc qu'un engourdis-sement transitoire de la vie nous ne comprenons et nousne saisissons la nature que sous l'image de la mort. Et ce

que nous appelons la mort, la mienne ou la votre,est encore un mouvement latent de la vie universelle.semblable à ces vibrations qui agitent le germe pendantdes mois d apparente inertie et préparent son évolution.La nature ne connaît pas d'autre loi qu'une germinationéternelle. Un savant retournait entre ses doigts une poi-gnée de blé trouvée dans le tombeau d'une momie égyp-tienne. « Cinq mille ans sans voir le soleil Pauvres

grains de blé, vous voici devenus stériles comme la mortdont vous étiez les compagnons jamais vous ne balan-cerez au vent du Nil la tige dont vous portez le germedesséché.–Jamais? Qu en sais-tu? Que sais-tu de la vie?

Que sais-tu de la mort. » A tout hasard, pour tenter une

expérience dans laquelle il n'espérait guère, le savant semales grains sortis de la tombe. Et le blé des Pharaons, sen-tant enfin la chaleur du soleil avec la caresse de l'air et de la

terre, s'amollit, se gontia; des tiges vertes fendirent laterre d'Egypte et, jeunes comme la vie, se balancèrentsous le vent du Nil, au bord de l'onde Inépuisable et sacrée.

Pensée humaine, vie supérieure qui t'agites en nouscomme sous l'écorce du blé tressaille le germe. amour.

qui sembles t'endormir pour jamais sous la pierre du tom-

beau, n'aurez-vous point votre réveil et votre épanouisse-ment dans quelque printemps inattendu, ne verrez-vous

point rétcrmté, qui semblait fermée pour vous et recou-verte de ténèbres, s'illuminer et se rouvrir? La mort, aprèstout, qu'est-ce autre chose dans l'ensemble de l'univers

qu'un degré moindre de la température vitale, un refroi-

dissement plus ou moins passager? Elle ne peut être assez

puissante pour llétrir à jamais le rajeunissement perpétuelde la vie, pour empêcher la propagation et la noraison à

l'innni de la pensée et du désir.

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460 L'IRRELIGION DE L'AVENIR.

Hî.– Oui, je survivrai dans le tout et je survivraidansmes œuvres mais cette immortalité scientinquede l'actionet de la vie est-elle suffisantepour le sentiment religieux?Comme individu,qu'est-ce que la science, qu'est-ce quela philosophiede l'évolution peuventme promettre ou m<'laisser espérer? î)e l'immortalité en quelque sorte exté-rieure et impersonnelle, pouvons-nouspasser l'immortalité intérieure et

personnelle?Assurément ce n est point à la scienceque l'individua-

lité peut demanderdes preuves de sadurée. La génération.aux yeux du savant, est comme une première négation del'immortalité individuelle; l'instinct social qui ouvrenotrecœur à desmilliers d'autres êtres et le partage à l'infmi,enest une secondenégation l'instinct scientifiquelui-mêmeet l'instinct métaphysique, qui fait que nous nous intéres-sons au mondeentier, à ses lois et à ses destinées, diminue

encore, pourainsi dire, notre raisond'être commeindividusbornés. Notre penséebrise le moi où elle est enfermée.notre poitrineest trop étroite pour notre cœur. Oit commeun apprend rapidement dans le travail de la pensée ou del'art à se compter pour peu

soi-même Cette défiancedesoi ne diminue en rien 1enthousiasme ni l'ardeur; elle ymêle seulement une sorte de virile tristesse, quelquechosede ce qu'éprouve le soldat qui se dit « Je suis une

simple unité dans la bataille, moins que cela, un cent-

milHëme; si je disparaissais, le résultat de la lutte neserait sans doute pas changé; pourtant je resterai et jelutterai. »

Toute individualité,au point de vue scientifique,est unesorte de patrie provisoirepour nous. Toute patrie, d'autre

part, est une sorte de grand individu ayant sa conscience

propre faite d'idées et de sentiments qu'on ne retrouve pasailleurs. Aussi peut-on aimer sa patrie d'un amour plusgrand et plus puissant qu'on n'aime tel ou tel individu.Cet amour ne nous empêche pas de comprendreque notre

patriene sera pas immortelle commenation, qu'elleaura sapériode d'accroissementet de dissolution,que lesobstacles

qui séparent les peuples sont faits pour tomber ici et pourse relever là, que lesnations sans cesse se défont, se refont.et se mêlent. Pourquoi, lorsque nous aimons notre être

individuel, ne consentons-nous pas à faire le mêmeraisonnement et voudrions-nous le murer à jamais dansson individualité? quand une patrie meurt, pourquoiun homme ne pourrait-il pas mourir? Si c'est parfois

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L'IMMORTALITE DANS LE NATURALISME MONISTE. 461

deviner l'avenir .quede s'écrier en tombant dans la ba-taille ~r«p, n'est-ce pas le deviner aussi sûrement

que de s'écrier en face de sa propre dissolution /ÏMï'<tM~ut~Mt?Kosciuszkose serait-il reconnu à lui-même ledroit de vivre, lorsqu'il sentait se disperser toutes cesidées et ces croyances communes qui avaient fait la

Pologne dans l'histoire, se déchirer cette patrie dontl'idée l'avait toute sa vie soutenu et avait fait le plusprofondde sa vie même?

Unejeune fille de ma famille, se sentant mourir et déjàrendue muette par la mort, demanda par gestes un mor-ceau de papier sur lequel elle commença à écrire de samain refroidie «Je ne veux pas. »Brusquement la mort

survint, brisant cette volonté qui cherchait à s'affirmercontre elle, avant même qu'elle eût pu trouver une for-mule l'être pensant et l'expression même de sa penséesemblèrent anéantis du même coup; la protestation de

h'nfant, inachevée commesa vie même, se perdit comme<'t!c.C'est qu'on ne peut pas vouloir contre la mort, c'est

qu'il est inutilede se raidir dans la grande chute finale. Laseulesupériorité de l'hommedans la mort consiste au con-traire à la comprendre et à pouvoir même l'accepter en ce

qu'elle a de rationnel le roseau pensant de Pascal nonseulementpeut, comme tout roseau, être contraint à plier,mais il peut volontairement s'incliner lui-même, respecterla loi qui le tue. Après la conscience de son pouvoir, undes plus liauts privilègesde l'homme,c'est deprendre cons-cience de son impuissance, au moins comme individu. Dela disproportionmême entre l'infini qui nous tue et ce rien

que nous sommes, naît le sentiment d'une certaine gran-deur en nous nous aimons mieux être fracassés par une

montagne que par un caillou à la guerre nous préféronssuccomber dans une lutte contre mille que contre un:

l'intelligence, en nous montrant pour ainsi dire l'immen-sité de notre impuissance, nous ôte le regret de notre dé-faite.

Vouloir éterniser l'individu, plus ou moins physiquejusque dans son moral, c'est, aux yeux du savant, un der-nier reste d'égoïsme. Selon lui, 1 esprit humain doit ac-

cepter la perspective même de la mort individuelle parune sorte de dévouement intellectuel analogue à celui

qui nous fait accepter la mort pour la patrie. Les savantsmodernes sont de ceux qui n'ont cas <f<?~raMCC,ot

~o~e; ~i?~ot,comme disait saint Paul nous sommes

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462 L'IRRÉLIGION DE L'AVEEIR.

individuellementtrop peu selon la science pour vivre tou-

jours !M<~t~MC//C~CM/.

Dcvons-noundonc consentir de gaieté de cœur au sacri-fice (lu moi, mourir sans révolte pour la vie universelle?

Tant qu'il s'agit de soi, on peut encore marcher légère-ment au sacrifice. Maisla mortpour les autres, l'anéantis-sement pour ceux qu'on aime, voilà ce qui est inacceptablepour 1 homme,être p&csant et aimant par essence. Lestoïcismescientifiqueor.

philososophiquea beau répondre

avec Ëpictetc qu'il est « naturel » qu un vase, étant fra-

gile, se brise, et qu'un homme, étant mortel, meure.

Oui, mais reste à savoir si ce qui est naturel et scientifiquedoit suffire, comme le prétendaient les stoïciens, à con-tenter ma raison, mon amour. De fait, en aimant vérita-blement une autre personne, ce n'est pas la chose fragile

que je cherche à aimer, ce n'est pas seulement le « vase

d'arglle o; mais, dégageant l'intelligence et le cœur decette argile dont jpictëte ne veut point les séparer, jeje m'attache à eux comme s'ils étaient impérissables jecorrige, je transfigure la nature même, je dépasse par ma

pensée la brutalité de ses lois, et c'est peut-être là l'es-sence même de l'amour d'autrui. Si ensuite les lois de la

nature, après avoir paru un moment suspendues et vain-cues par la for<~de mon amour désintéressé, le brisent

violemment, quoi d'étonnant à ce qu'il s'affirme encorecontre elles et à ce que « je sois dans le trouble? )) Cen'est

pas seulement de la peine que j'éprouve alors, c'est de

l'indignation, c'est le sentiment d'une sorte d'injustice dela nature. La sérénité des stoïques n'a vu dans toute dou-leur qu'une affectionpassive de la sensibilité mais la dou-leur morale, c'est aussi la volonté luttant contre la natureet, commeils le disaienteux-mêmcs, travaillant, «peinant»pour la redresser. C'est même à ce titre que la douleur estonne son rôle, ici-bas, est d'opposer sans cesse notreidéal moral et social à notre nature physique, et de forcer

par ce contraste notre nature elle-même à se perfection-ner ladouleur est le principe de toute évolutionde la vie,et s'il existe quelque moyen de vaincre la mort, c'estneut-être à forcede douleurque nous pourronsy parvenir.Nous avons donc raison de nous révolter contre la nature

qui tue, si elle tue ce qu'il y a de meilleur moralement ennous et en autrui.

L'amour vraine devrait jamaiss'exprimer dans la langue

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L'IMMORTALITÉ DANS TE NATURALISME MONISTE. 463

du temps. Nous disons j'aimais mon père dp son vivant

j'ai beaucoup aimé ma mère ou ma sœur. Pourquoi ce

tangage, cette affection mise au passé? Pourquoi ne pasdire toujours j'aime mon père, j'aime ma mère? L'amourne veut-it pas et ne doit-it pas être un éternel présent ?

Comment dire a une mère qu'it n'y a rien de vraiment et

définitivement vivant, de personnct, d'unique dans les

grands yeux souriants et pourtant réfléchis de l'eufam

qu'elle tient sur ses genoux que ce petit être qu'elle rêve

b'm, grand, en qui elle pressent tout un monde, est un

simple accident de l'espèce? Non, son enfant n'est pas sem-btahte à ceux qui ont vécu, ni à ceux qui vivront nul aura-t-il jamais ce même regard? Tous les sourires qui passentsuccessivement sur le visage des générations ne seront

jamais un certain sourire qui illumine là, près de moi, le

visage aimé. La nature entière n'a pas d'équivalent pourl'individu, qu'elle peut écraser, non remplacer. Ce n'estdonc pas sans raison que l'amour refuse de consentir à cettesubstitution des vivants les uns aux autres qui constitue lemouvement même de la vie; il ne peut accepter le tour-billonnement éternel de la poussière de l'être il voudraithxer la vie, arrêter le monde en sa marche. Et le mondene s'arrête pas l'avenir appelle sans cesse les générations,et cette puissante force d'attraction est aussi une force dedissolution. La nature n'engendre qu'avec ce qu'elle tue,et elle ne fait la joie des amours nouveaux qu'avec ladouleur des amours brisés.

Cette protestation de 1 amourcontre la mort, contre ladissolution de l'individu, s'étend même aux êtres infé-rieurs à l'homme. Un chien, semble-t-il, n'a qu'une valeur

vénale, et pourtant pourrai-je jamais racheter celui quiest mort les yeux dans mes yeux, me léchant une der-nière fois la main? Celui-là aussi m'aimait de toutes lesforces de son pauvre être inférieur, et il eût voulu meretenir en s'en allant, et moi j'eusse voulu le retenir aussi,ne pas le sentir se fondre sous ma main. Tout être quiaime n'acquiert-il pas un titre à l'immortalité? Oui, l'idéalde l'affection serait d'immortaliser tous les êtres, et mêmeelle ne s'arrêterait pas là; le poète qui sent tout ce qu'il ya d'individuel même dans une Heur, même dans le rayonde lumière qui la colore, même dans la goutte d'eau qui la

désaltère, voudrait immortaliser la nature entière; il vou-drait l'éternité pour une goutte d'eau diaprée, pour l'arc-''n-cici d'une bulle de savon est-ce que deux bulles seront

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464 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

jamais les mêmesdans la nature? Et tandis que le poëtpvoudrait ainsi tout retenir, tout conserver, ne soufiler suraucun de ses rêves, enchaîner !'océan de la vie, le savant

répond qu'il faut laisser couler le flot éternel, monter lagrande marée grossie de nos larmes et denotre sang, lais-ser la liberté à l'être et au monde. Ïl est pour le savant

quelquechosede plus sacré que l'amour individuel, c'est te

nux.tc reflux et le progrès de la vie.

Ainsi, dans la question de l'immortalité individueth'.

deux grandes forces tirent en sens contraire la penséehumaine la science, au nom de l'évolution naturelle,est portée à sacrifier partout l'individu l'amour, aunom d'une évolution supérieure, morale et sociale, vou-drait le conserver tout entier. C'est l'une des plus

inquiétantes antinomies qui se posent devant l'esprit du

philosophe.Doit-onaccorderentièrement gain de cause à la science,

ou bien faut-il croire qu'il y a quelque chose de véridiquedans l'instinct social qui fait le fond de toute affection,comme il y a un pressentimentet uneanticipation de véritédans tous les autres grands instincts naturels? L'instinctsocial a ici d'autant plus de valeur aux yeux duphilosophequ'on tend aujourd'hui à considérer l'individu mêmecomme une société, l'association comme une loi univer-selle de la nature. L'amour, qui est le plus haut degré de laforce de cohésion dans l'univers, a peut-être raison devouloir retenir quelque chose de l'association entre lesindividus. Son seul tort est d'exagérer ses prétentionsou de mal placer ses espérances. Après tout, il ne faul

pas être trop exigeant ni demander trop à la nature.Un vrai philosophedoit savoir faire, même pour ceuxqu'ilaime, la part du feu de la vie. La mort est l'épreuve de laflammequi ne purifiequ'en consumant. S'il reste de nous

quelque chose, c'est déjà beaucoup, si ce quelque choseest ce qu'il y a de meilleur en nous, que peut-ondemander

davantage? <~nbrise le vase, ce vase dont parle Épic-tète, d'argile ou de cristal le parfum reste peut-être, s'élargit même dans l'air libre; il s'y fond, mais il ysubsiste.

La science qui semble le plus opposéeà la conservationde l'individu,c'est surtout la ~~A~t~t~e, quinevoit dansle monde que des chiffrestoujours variables et transfor-mables l'un dans l'autre, et quijoue trop avecdes abstrac-

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L'IMMORTALITÉDANS LE NATURAMSMt!MONISTE. 465

30

tiens. Au contraire, la plus concrète peut-êtredes sciences,la sociologie,voit partout des «groupementsMde réalitéselle ne peut donc faire aussi bon marché ni des rapportsd'association, ni des termes eux-mêmes entre lesquels ilsexistent. Cherchons si, à ce point de vue supérieur d'unescience plus complète et plus concrète, la conscience,

principede la personnalité vraie, exclut nécessairement etexclura toujours cette possibilité de durée indéfinie quetoutes les grandes religions attribuent à l' « esprit. »

lîl. L'ancienne métaphysique s'est trop préoccupéedes questions de substance, se demandant si l' « âme? estfaite d'une « substanceMsimple ou d'une substance com-

posée. C'était se demander sil'esprit est fait d'une sorte dematière indivisibleou divisible c'était prendre pour basela représentation imaginative et, en quelquesorte, étenduedes opérations mentales. C'est sur cette ontologie dessubstancessimplesqu'on fondaitla « démonstrationdel'im-mortalité. » La philosophie évolutionistc tend aujourd'huià considérer en toutes choses non la substance, maisles ac~o~M,qui, physiquement, se traduisent en woMM-~tCM~ La conscience est une certaine action, accompa-gnée d'un certain ensemble de mouvements; existât-elleen une substance, ce n'est pas la durée de cette substance

qui nous Intéresserait, mais celle de son action même,

puisquec'est cette action qui constituerait vraiment notreconscience.

Wundt est un des philosophes contemporains qui ont le

mieux montré, après Aristote Hume, Berkeley, Kant

et Schelling, ce qu'il y a d'illusoire à chercher sous la

conscience une substance simple. C'est seulement l'expé-

1. « Celui qui dit qu'il ne peut co~c~'otr aucune action san&un <M<o-

~MM<avoue par là même que le substratum prétendu, que sa pensée conçoit,est un simple produit de son imagination c'est sa propre pensée qu'il est

forcé de supposer indéfiniment derrière les choses comme ayant une réalité

propre. Par une pure illusion de l'imagination, après qu'on a dépouille un

objet des seuls attributs qu'il possède, on affirme que quelque chose sub-

siste encore, on ne sait quoi. (ScheHing,Sy~~c de r/~a/~p ~'aM.«'M-

~pM~a/).« Être, disait aussi Berkeley, c'est être ceci ou cela. Être simplement,

sans rien deptus,ce n'est rien être; c'est une simple conception, sinon même

un mot vide de sens. « Berketeyvoulait ainsi renverser l'hypothèse d'une

subxtance placée hors de tout esprit comme un support, non perceptible parlui-même, des qualités perceptibles aux sens. FétixRavaisson, la Phrlo-

xo/~Men France, 9. Voir aussi M. Lachelier, ~? l'Induction.

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466 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

rience interne. dit-il, c'est seulement la conscience même

qui est pour nous « immédiatement cc7~~e M.Or, ceci

implique, ajoute-t-il, « que toutes ces substances aux-

quelles le spiritualisme attache et lie l'expérience interneou externe sont ce qu'il y a de plus ï~c~ car ellesne nous sont données dans aucune expérience. Ce son)des fictions volontaires à l'aide desquelles on essaye

d'expliquer la co/~<M'/o~des expériences M. La vraie

explication de cette connexion doit être cherchée ail-leurs, dans une co~/ï/ïM~ede /MMc/~M,et non dans une

simplicité de substance. «Les enets consécutifs des étatsantérieurs se combinent avec ceux qui arrivent nouvelle-ment de cette manière peut prendre naissance une conti-nuité aussi bien des états internes que des mouvements

externes, continuité qui est la conditiond'une conscience,»La liaison des états mentaux successifs manque dans les

corps, quoiqu'ils doivent déjà envelopper le germe del'action et de la sensation P~ur cette raison, Leibnitxn'avait pas tort de dire que les corps sont des «espritsmomentanés » où tout est oublié immédiatement, oit rienne déborde du présent dans le passé et dans l'avenir; lavie consciente, au contraire, réalise a travers des élé-ments qui changent une continuité de fonctions men-

tales, une mémoire, une durée. Cette continuité n'est pasun résultat de la simplicité, maisau contraire de la com-

plexité supérieure qui appartient aux fonctionsmentales« Par son côté physique, dit Wundt, comme par son cot<

psychique, le corps vivantest une unité; cette unité n'es)

pas fondée sur la simplicité, mais, au contraire, sur h

composition très complexe.La conscience, avec ses états

multiples et cependant unis étroitement, est pour notre

conception interne une unité analogue à cellequ'est l'or-

ganismecorporelpour notre conceptionexterne. La corrétation absolue entre le physique et le psychique suggèr''l'hypothèse suivante 1 Ce~e M<~a/~e/~M/a~e M</6'/~erMc de la iM~e ~M</cque ~o~ eMt~yco~; M~r/eM

;pwe~, cowwe ~a~ le corps qui /~ï appartient. Cettemanièredeconcevoir le problème de la corrélation poussainévitablement à supposerque l'être Intellectuelest la réa-lité des choses, et que la propriété la plus essentielle d<'l'être est le développement, l'évolution. La consciencehumaineest, pour nous, le sommetde cette évolution elle

1.Ccstt'hypothèaememedumoxistne.

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L'IMMORTALITEDANS LE NATURALISMEMONI8TE. 467

constitue le point nodal dans le cours de ta nature, où lemonde se rappelle a soi-même. Ce n'est pas comme être

simple, mais comme le produit évolue d'Innombrableséléments, que l'âme humaine est, selon l'expression d<'

Leibnitz, un « w~'<w</M~oM</c'.»A ce point de vue moderne, qui, comme ou le voit, est

un développementdu point de vue d'Aristote la questionde l'immortalité revient à savoir jusqu'oùpeut s'étendre lucontinuité des fonctionsmentales, del' «être intellectuel »

qui est l'unité interne d'une multiplicité complexese sai-sissant elle-même.

Remarquons d'abord que, dans l'ordre mêmedes chosesmatérielles, nous avons des exemples de composés indis-solubles. Les principaux atomes simples, nous l'avons vu.sont des composés de ce genre. L'atome

d'hydrogèneest

déjà un tourbillon de petits mondes.Maintenant, n y a-t-it1d'indissoluble dans 1univers que les prétendus atomes.ces « individus » physiques, et ne peut-on supposer dansle domaine mental des individus plus dignes de ce nom.

qui en leur complexité même trouveraient des raisons d''(îurée?

Selon les doctrines aujourd'hui dominantes dans la

physiologie et dans la psychologie expérimentale, la con-science individuelle serait, comme nous l'avons dit, un

composé oir se fondent des consciences associées,cellesdes cellules formant l'organisme'. L'individu enveloppant1ainsi une société, 1~problème de la mort revient a sedemander s'il peut exister une association tout à la foisassez solide pour durer toujours, et assez subtile, assez

flexible pour s'adapter au milieu toujours changeant del'évolution universelle.

Ce problème, remarquons-le d'abotd. est précisément

t. Wundt,P~cAo/o~c,tomeU.Conclusion.Voir M. Jtavaisson. la ~c/<v~t<p <f~~<o/p, tome H, et ~<

fM<'la M</o<o~«*~t FroMce.

3. L'association ou le groupement est la loi ~nc)a!cdetuute<j<A~<c',

organique ou inorganique. La société proprement dite n'est qu'un cas par-ticulier, le plus complexe et le plus étevc. de cette loi universcHe. UnecoïMCtMceest plutôt un nous qu'un moi. Dans ses rapports avec d'autresconsciences elle peut, sortant de ses limites idéales, s'unir avec elles etformer ainsi une conscience plus compréhensive, plus une et plus durable.de qui elle reçoit et à qui elle communique la pensée, comme un astre em-

prunte et communique le mouvement au système auquel il appartient.

Espinas, des Soc'<~ animales, M8. Voir aussi At. Fouillée, la Sctcnc~

fow</c coM/c~ora/Me, t. ni.

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468 L IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

celui que cherchent à résoudre les sociétés humaines.Au premier degré de dévolution sociale, la solidité et laflexit)HItéd'adaptation ont été rarement unies: l'immuable

Egypte, par exemple, n'a pas été très progressive. Ausecond degré, à mesure que la science avance et que,dans l'ordre pratique, la liberté grandit, la civilisationse montre tout ensemble plus solide et plus indéfini-ment flexible. Unjour, quand la civilisation scientifiquesera une fois maîtresse du globe, elle aura à son serviceune force plus sûre que les masses les plus compactes eten apparence les plus résistantes, elle sera plus inébran-lable que les pyramides mêmes de Chéops. En même

temps, une civilisation scientifique se montrera de plusen plus flexible,progressive, plus capable d'appropriationa tous les milieux. Ce sera la synthèse de la complexitéet de la stabilité. Le caractère mêmede la pensée estd'être une faculté d'adaptation croissante, et plus l'être

s'intellectualise, plus il augmente sa puissance d'appro-priation. L'œil, plus intellectuel que le tact, fournit aussiun pouvoir d'adaptation à des milieux plus larges, plusproïonds, plus divers. La pensée, allant encore plus loin

que l'œil, se met en harmonie avec l'univers mème, avecles vents et les étoiles de l'immensité comme avec lesatomes de la goutte d'eau. Si la mémoire est un chef-d'oeuvre de fixation intellectuelle, le raisonnement est unchef-d'œuvre de flexibilité, de mobilité et de progrès.Donc, qu'il s'agisse de l'individu ou des peuples, les plusintellectuels sont aussi ceux oui ont à la fois le plus destabilité et le plus de malléabihté. Le problèmesocial estde trouver la synthèse de cesdeux choses.Le problèmedel'immortalité est au fond identique à ce problème socialseulement, il porte sur la conscience individuelle conçuecomme une sorte de conscience collective.A ce point de

vue, il est probableque, plus la consciencepersonnelle est

parfaite, plus elle réalise à la fois une harmonie durable etune puissancedemétamorphose indéfinie.Par conséquent,en admettant même ce que disaient les pythagoriciens,que la conscience est un nombre, une harmonie, unaccord de voix, on peut encore se demander si certainsaccords ne deviendront pas assez parfaits pour retentir

toujours, sans cesser pour cela de pouvoir toujours entrercomme éléments dans des harmonies plus complexes et

plus riches. Il existerait des sons de lyre vibrant à l'infinisans perdre leur.tonalité fondamentale sous la multiplicité

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L'IMMORTALITEDANSLE NATURALISMEMONISTE. 469

de leurs variations. Il doit y avoir une évolution dans

l'organisation des consciences comme il y en a une dans

l'organisation des moléculeset descellules vivantes, et, la

aussi, ce sont les combinaisons les plus vivaces, les plusdurables et les plus flexibles tout ensemble, qui doivent

l'emporter dans ta lutte pour la vie.La conscience est un ensemble d'association d'idées et

conséquemmentd'habitudes, groupées autour d'un centreor nous savons que l'habitude peut avoir une durée indé-finie. Pour la philosophie contemporaine, les propriétésdes éléments matériels sont déjà des habitudes, des asso-ciations indissolubles. Uneespècevégétale ou animale estune habitude, un type de groupement et de forme orga-niquequi subsiste à travers les siècles. îl n'est pas prouvéque les habitudes d'ordre mental ne puissent par le progrèsde l'évolution, arriver à une fixitéet à une durée dont nousne connaissons aujourd'hui aucun exemple. Il n'est pasprouvéquel'instabilité soit le caractèredéfinitife t perpétueldes fonctionslesplus élevéesde la conscience.L'espérancephilosophiquede l'immortalité est fondée sur la croyanceopposée,selon laquelle, au dernier stade de l'évolution, lalutte pour la vie deviendrait une lutte pour l'immortalité.La nature en viendrait alors, non à force de simplicité.mais à force de complexité savante, à réaliser une sorted'immortalité progressive, produit dernier de la sélection.Les symboles religieux ne seraient que l'anticipation decette période finale. « Des ailes, des ailes à travers la vie,des ailes par delà la mort, » dit Ruckert mais l'oiseau

n'apprend pas d'un seul coup à voler; l'habitude héré-ditaire du vol a été acquise et fortifiée dans l'espèce envue d'intérêts pratiques et de la lutte pour l'existence. De

même, il faudrait concevoir la survivancenon pas commeachevée et complète du premier coup, mais comme se

perfectionnant par degrés, se rapprochant de plus en plusd'une vie entièrement, indéfinimentdurable. D'autre part,il faudrait montrer que cette survivance constitue une

supériorité non seulement pour l'individu, mais pour l'es-

pèce même, au sein de laquelle l'individu cesserait des'éteindre brusquement. Par là, elle pourrait être le pro-duit dernier d'une sélection continue.

Considéronsdoncmaintenant les consciences dans leur

rapport mutuel et, pour ainsi dire, social. La psychologiecontemporaine tend &admettre que des consciencesdiné-

l'entes, ou, si l'on préfère, des agrégats différents d'états

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470 L'IRRÉLIGIONDEL'AVENIR.

de conscience peuvent s'unir et même se pénétrer c'est

quelque chose d'analogue à ce que les théologiens ont

appelé la pénétration des âmes. Des lors, il est permis dese demander si les consciences, en se pénétrant, ne pour-ront un jour se continuer l'une dans l'autre, se communi-

quer une durée nouvelle, au lieu de rester, selon le motde Leibnitz, plus ou moins «momentanées w,et si ce seraun avantage pour l'espèce humaine.

Dans les intuitions mystiques des religions on en'revoit

parfois le pressentiment devérités supérieures saint Paulnous dit que les cieux et la terre passeront, que les pro-phéties passeront, que les langues passeront, qu'une seulechose ne passera point, la charité, l'amour. Pour inter-

préter philosophiquement cette haute doctrine religieuse,tl faudrait admettre que le lien de l'amour mutuel, qui estle moinssimpleet le moins primitif de tous, sera

cependantun jour le plus durable, le plus capable aussi de s étendreet d'embrasser progressivement un nombre d'êtres tou-

jours plus voisin de la totalité, de la « cité céleste, o C'est

par ce que chacun aurait de meilleur, de plus désintéressé,dp plus impersonnel et de plus aimant qu'il arriverait à

pénétrer de son action la conscienced'autrui et ce désin-tpresspment coïnciderait avec le désintéressement des

autres, avec l'amour des autres pour lui il y aurait ainsifusionpossible, il y aurait pénétration mutuelle si intense

que, de même qu'on souffre à la poitrine d'autrui, on enviendrait à vivre dans le cœur même d'autrui. Certes,nous entrons ici dans le domaine des rêves, mais nousnous imposonscommerègle que ces rêves, s'i's sont ultra-

scientifiques,nesoient pas antiscientifiques.Transportons-nous donc vers cette époque probléma-

tique, quoique non contradictoire pour 1 esprit, où les

consciences,arrivées toutes ensembleà un degré supérieurde complexité et d'unité interne, pourraient se pénétrerbeaucoup plus intimement qu'aujourd'hui sans qu'aucuned'elles disparût par cette pénétration. Elles communique-raient ainsi entre elles,commedans le corps vivantles cel-lules sympathisent et contribuent chacune à former laconscience collective « Tout est un, un est tout. » Aufait, on peut imaginer des moyens de communication etde sympathiebeaucoupplus suntils et plus directs que ceux

qui existent aujourd'hui entre les divers individus. Lascience du système nerveux et cérébral ne fait que com-mencer nous ne connaissons encore que les exaltations

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L'IMMORTALITÉ DANS LE NATURALISME MONISTE. 47i

maladives de ce système, tes sympathies et suggestions adistance de l'hypnotisme; mais nous entrevoyonsdéj~ toutun monde de phénomènes où, par l'intermédiaire de mou-vementsd'une formuleencore inconnue, tendà se produireune communication de consciences, et même, quand lesvolontés mutuelles y consentent, une sorte d'absorptionde personnalités l'une dans l'autre. Cette complète fusiondes consciences, où d'ailleurs chacune pourrait garder sanuance propre tout en se composant avec celle d'antrui,est ce que rêveet poursuit dès aujourd'hui l'amour, qui,étant lui-même une des grandes forces sociales, ne doit

pas travailler en vain. Si l'on suppose que l'union des con-sciences individuellesva sans cesse en se rapprochant decet idéal, la mort de l'individu rencontrera évidemmentune résistance toujours plus grande de la part des autresconsciences qui voudront le retenir. En fatt, elles retien-dront d'abord de lui un souvenir toujours plus vivace.

toujours plus MM~, pour ainsi dire. Le souvenir, dansl'état actuel de notre humanité, n'est qu'une représenta-tion absolument dishncte de l'être qu'elle représente,comme une image qui resterait frissonnAntedans l'étheren l'absence même de l'objet rellété. Ces! qu'il y aencore absence de solidarité intime et de communicationcontinue entre un individu et un autre. ~îais on peutconcevoir une image qui se distinguerait à peine de l'objetreprésenté, qui serait ce qu'il y a de lui en moi, quiserait comme l'action et le prolongement d'une autreconscience dans ma conscience. Ce serait comme une

partie commune et un point de contact entre les deux moi.De même que, dans la génération, les deux facteursarrivent à se combiner en un troisième terme, leur com-mun représentant, de même cette Im~ge animée et ani-

mante, au lieu de demeurer passive, serait une actionentrant comme force composante dans la somme des for-ces collectives; ce serait une unité dans ce tout complexeexistant non seulement en soi, mais pour soi,qu'on nommeune conscience.

Dans cette hypothèse, le problème serait d'être tout àla fois assez aimant et assez aimé pour vivre et survivreen autrui. Le moule de l'individu, avec ses accidents

extérieurs, sombrerait, disparaîtrait, comme cel'n d'unestatue le dieu intérieur revivrait en l'âme de ceux qu'il a

aimés, qui l'ont aimé. Un rayon de soleil peut conserver

pour un temps, sur un papier mort, les lignes mortes d'un

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472 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

visage; l'art humain peut aller plus loin, donner à uneœuvre lesapparences les plus raffinéesde la v'e mais l'artne peut encore animer saGalatéc. Il faudrait que l'amour

y parvînt, il faudrait que celui qui s'en va et ceux quirestent s'aimassent tellement que les ombres projetéespareux dans la conscience universelle n'en fissent

qu'uneet

alors, cette image désormais unique, l'amour 1animeraitconstamment de sa vie propre. L'amour ne fixepas seute-ment des traces immobiles comme la lumière, i! ne donne

pas seulement les apparences de la vie, comme l'art il

peut faire vivre en lui et par lui.La désunion deviendrait donc impossible, comme dans

ces atomes-tourbillons dont nous avons parlé plus haut,

qui semblent ne former qu'un seul être parce que nulleforce ne peut réussir à les couper leur unité ne vient pasde leur simplicité, mais de leur inséparabilité. De même,dans l'ordre de la pensée, un infini viendrait aboutir à unfaisceau vivant qu'on ne pourrait rompre, à un anneaulumineux qu'on ne pourrait ni diviserni éteindre.L'atome,a-t-on dit, est « inviolable» la conscience finirait, elle

aussi, par être inviolable de fait comme ciïe l'est dedroit.

Le foyer secondaire de chaleur et de lumière vitateserait même devenu plus important que le foyer primitif,si bien qu'une sorte de substitution graduelle pourrait sefaire de l'un à l'autre la mort ne serait que cette substi-

tution, et de plus en plus elle s'accomplirait sans secousse.Nous nous sentirions entrer et monter dès cette vie dansl'immortalité de l'afTcction.Ceserait une sorte de créationnouvelle. La moralité, la religion mêmen'est, selon nous.

qu'un phénomène de fécondité morale; l'immortalitéserait la manifestation ultime de cette fécondité. Alors onverrait disparaitre, dans une synthèse finale, cette opposi-tion que le savant croit apercevoir aujourd'hui entre la

génération de l'espèce et l'immortalité de l'individu. Si onferme les yeux dans la mort, on les ferme aussi dans

l'amour; qui sait si l'amour ne pourra pas devenir fécond

jusque par delà la mort?Le point de contact serait ainsi trouvé entre la vie et

l'immortalité. A l'origine de l'évolution, dès que l'indi-vidu s'engloutissait dans la mort, tout était fini pour lui,l'oubli complet se faisait autour de cette conscienceindi-viduelle retombée à la nuit. Par le progrès moral et

social, le souvenir augmente toujours tout ensemble

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L'IMMORTALITÉDANS LE NATURALISMEMONISTE. 473

d'intensité et de durée; l'image qui survit au mort nes'efface que par degrés, meurt plus tardivement. Peut-être un jour te souvenir des êtres aimés, en augmentantde force, finira-t-il par se mêler à la vie et au sangdes générations nouvelles, passant de l'une à l'autre,rentrant avec elles dans le courant éternel de l'existenceconsciente. Ce souvenir persistant de l'individu seraitun accroissement de force pour l'espèce car ceux qui sesouviennent savent mieux aimer que ceux qui oublient,et ceux qui savent mieux aimer sont supérieurs au pointde vue même de l'espèce. Il n'est donc pas impossibled'imaginer un triomphe graduel du souvenir par voie de

sélection on peut se figurer un jour où l'individu se seraitlui-même si bien mis tout entier dans son image, commel'artiste se mettrait dans une œuvre s'il pouvait créer uneœuvre vivante, que la mort deviendrait presque indiffé-

rente, secondaire, moins qu'une absence l'amour produi-rait la présence éternelle.

Dès maintenant il se rencontre parfois des individus siaimés qu'ils peuvent se demander si, en s'en allant, ils neresteraient pas encore presque tout entiers dans ce qu'ilsont de meilleur, et si leur pauvre conscience, impuissanteencore à brisertous les liens d'un organisme tropgrossier,n'a pas réussi cependant, tant elle a été aidée parl'amour de ceux qui les entourent, à passer presquetout entière en eux c'est en eux déjà qu'ils vivent vrai-

ment, et de la place qu'ils occupent dans le monde, le petitcoin auquel ils tiennent le plus et où ils voudraient rester

toujours, c'est le petit coin qui leur est gardé dans deuxou trois cœurs aimants.

Ce phénomène de palingénésie mentale, d'abord isolé,irait s'étendant de plus en plus dans l'espèce humaine.L'immortalité serait une acquisitionfinale,faite par l'espèceau profit de tous ses membres. routes les consciencesfiniraient par participer à cette survivance au sein d'uneconscience plus large. La fraternité envelopperait toutesles âmes et les rendrait plus transparentes l'une pourl'autre l'idéal moral et religieux serait réalisé. On seretrouve toujours et on peut se contempler soi-même danstoute âme seulement il ne suffit pas,pour cela, de se pen-cher du dehors sur elle il faut, avec la perspicacitéde

l'amour, pénétrer jusqu'au fond, il faut se mettre toutentier dans son propre regard. C'est ainsi qu'on ne peutde la grève se mirer dans la mer; il faut entrer soi-même

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474 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

dans le flot mouvant et se laisser comme porter par lui

pour s'y voir.

Cesont là, à coup sûr, des spéculations dans un domaine

qui, s'il ne sort pas de la M~w~ sort de notre expérienceet de notre scienceactuelle. Maisla mêmeraisonqui frapped'incertitudetoutesceshypothèsesest aussicettequiles rendet les rendra toujours possibles notre ignorance irrémé-diable du fond même de la conscience.Quelquedécouverteque la science puisse faire un jour sur la conscienceet ses

conditions, on n'arrivera jamais à en déterminer scicntiti

quement la nature intime, ni, conséquemment, la natur<'durable ou périssable. Qu'est-ce, psychologiquement et

tnétaphysiqucmcnt, que t'<M~Mconsciente et le vouloir?

Qu'est-ce même que l'action qui paraît inconsciente, 1:~

force, la causalitéefficace? Nous ne le savons pas: noussommes obligés de définir l'action interne et la forceparle ~MOMt~MM~externe, qui n'en est pourtant que l'effet etla manifestation. Mais un philosophe restera toujourslibre denierque leM~Mt~te~, comme simplechangementde relations dans l'espace, soit le tout de l'action, et qu'iln'y ait que des mouvements sans moteurs, des relationssans termes réels et agissants qui les produisent. Bes

tors, comment savoirjusque quel point la véritable~c~west durable en son principe radical, dans la force internedont elle émane, dont le mouvement local est comme te

signe visible, dont la conscience est l' «appréhension

»intime et immédiate, Nous retenons toujours quoiquechosedenous,dans l'action commedans la parole peut-êtrepourrons-nous retenir quelque chose de nous, même dans

te passageà travers cette vie. îl est possible que le fond dela consciencepersonnelle soit une puissance incapable de

s'épuiser dans aucune action comme de tenir dans aucun'forme.

En tout cas, il y a ta et il y aura toujours là un mystèrephilosophiquequi vient de ce que la conscience, la penséeest une chose ~K! ~Mcr«, sans analogie, absolument

inexplicable, dont le fond demeure à jamais inaccessibleaux îormulcs scientifiques,par conséquent&jamaisouvertaux hypothèses métaphysiques. De même que l'être est le

grand cenre suprême, j~î~ </e~er~/M~tMM~,enveloppanttoutes les espèces de l'objectif, la conscience est le grandgenre suprêmeenveloppantet contenant toutes lesespècesdu subjectif: onne pourra donc jamais répondre entière-

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1/IMMOMAMTÉ DANS MB NATU&AU8MBMONISTE. 475

mentà ces deuxquestions Qu'est-cequpl'~rc Pqu'cst-ccque la coMMtMce?ni, par cela même, à cette troisième

question qui présupposerait la solution des deux autresla co~c~Mcesera-t-elle?

On lit sur un vieux cadran solaire d'un village du midiSol MOMocc<~ Que la lumière ne s'éteigne pas telleest bien la parole qui viendrait compléter le /?~ /M~.Lalumière est la chose du mondequi devrait le moins nous

trahir, avoir ses éclipses, ses défaillances; elle aurait dûêtre créée «à toujours», e~ot~,jaillir des cieux pourl'éter-nité. Maispeut-être la lumièreintellectuelle,pluspuissante.la lumière de la conscience finira-t-elle par échapper acette loi de destruction et d'obscurcissement quivient par-tout contrebalancer la loi de création alors seulement le

fiat /M.rsera pleinement accompli lux non oc~ in<p~~M~t

ÎY. Mais,nous dira-t-on, ceux qui ne se laissent pasrendre aux tentations de toutes ces belles et lointaines

hypothèses sur l'au-delàde l'existence, ceux qui voient lamortdans toute sa brutalité, telle quenous la connaissons,et qui, commevous-mêmepeut-être, penchent v~'s la né-

gative en l'état actuelde l'évolution, quelle consolation,

quel encouragement avez-vous pour eux au moment cri-

tique, que leurdirez-vous sur le bord de l'anéantissement?Rien de plus que lespréceptesdu stoïcismeantique, qui

lui aussi ne croyait guère à l'immortalité individuelletrois mots très simples et un peu durs «Ne pas êtrelâche. Autant le stoïcisme avait tort lorsque, devant lamort d'autrui, il ne comprenait pas la douleur de l'amour,condition de sa force même et de son progrès dans lessociétéshumaines,lorsqu'il osait interdire l'attachement etordonnait l'impassibilité; autant il avait raison quand,nous parlant de notre propre mort, il recommandait àl'homme de se mettre au-dessus d'elle. De consolation,

point d'autre que de pouvoir se dire qu'on a bien vécu,

qu'on a rempli sa tâche, et de songer que la vie continuerasans relâche après vous, peut-être un peu par vous; quetout ce que vous avez aimé vivra, que ce que vous avez

pensé de meilleurseréalisera sans doute quelquepart, quetout ce qu'il y

avait d'impersonnel dans votre conscience,tout ce qui n a fait que passer à travers vous, tout ce patri-moine immortel de l'humanité et de la nature que vous

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476 L'IRRÉLIGION DE L'AVENIR.

aviez reçu et qui était lemeilleur de vous-même, tout cela

vivra, durera, s'augmentera sans cesse, se communiquerade nouveau sans se perdre; qu'il n'y a rien de moins dansle mondequ'un miroir brisé; que l'éternelle continuité deschoses reprend son cours, que vous n'm~ro~M rien.

Acquérir la parfaite conscience de cette continuité de la

vie, c'estpar celamême réduireà sa valeur cette apparentediscontinuité, la mort de l'individu, qui n'est peut-êtrequel'évanouissement d'une sorte d'illusion vivante. Ï)onc,encore une fois, au nom de la raison, qui comprend lamort et doit l'accepter comme tout ce qui est intcHigihh\–ne pas être lâche.

Le désespoir serait grotesque d'ailleurs, étant parfaite-ment inutile les cris et les gémissements chezles espècesanimales, du moins ceux qui n'étaient pas purementréflexes, ont eu pour but primitif d'éveilter 1attentionoula pitié, d'appeler au secours c'est l'utilité qui expliquel'existence et la propagation dans l'espèce du langage dela douleur; maiscommeil n'y a pointde secoursà attendedevant l'inexorable, ni de pitié devant cequi est conformeau Tout et conforme à notre pensée elle-même, la rési-

gnation seule est de mise, et bien plus un certain consen-tement intérieur, et plus encore ce sourire détaché de

l'intelligence qui comprend, observe, s'intéresse à tout,même au phénomène de sa propre extinction. On ne

peut pas se désespérer dénnitivement de ce qui est beaudans l'ordre de la nature.

Si quelqu'un qui a déjà senti les « affresde la mort » se

moque de notre prétendue assurance en face d'elle, nouslui répondrons que nous ne parlonspas nous-même en purignorant de la perspectivedu « moment suprême. » Nousavons eu l'occasion de voir plus d'une fois, et pour notre

propre compte, la mort de très près, moins souventsansdoute qu'un soldat; mais nous avons eu plus le tempsdela considérer tout à notre aise, et nous n'avons jamais euà souhaiter que le voile d'une croyance irrationnelle vint

s'interposer entre elle et nous. Mieuxvaut voir et savoir

jusqu'au bout, ne pas descendre les yeux bandés les

degrés de la vie. Il nous a sembléque le phénomènede lamort ne valait pas la peine d'une atténuation, d'un men-

songe. Nousen avons euplus d'un exemple sous les yeux.Nousavons vu notre grand père (qui, lui aussi, ne croyaitguère à l'immortalité) frappé par des attaques successives

d'apoplexie, plus fortes d~icure en heure; il nous dit en

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L'IMMORTALITÉDANS LE NATURALISMEMONISTE. 477

souriant, dans les éclairciesdu mal, qu'il n'avait qu'unregret en s'en allant c'était de voir lui survivre tant de

superstitions et le catholicisme garder précisément laforce dans les mains (nous étions au momentoù la Francemarchait au secours de la papauté). Remarquons-le, le

progrès des sciences, surtout des sciences physiologiqueset médicales, tend à multiplier aujourd'hui ces cas oùla mort est prévue, où elle devient l'objet d'une attente

presque sereine les esprits les moins stoïques se voient

parfois entraînés vers un héroïsme qui, pour être en

partie forcé, n'en a pas moins sa grandeur. Dans cer-taines maladies à longue période, comme la phtisie, le

cancer, celui qui en est atteint, s'il possède quelquesconnaissances scientifiques,peut calculer les probabilitésde vie qui lui restent, déterminer à quelques jours prèsle moment de sa mort tel Bersot, que j'ai connu, telencoreTrousseau, biend'autres. Se sachant condamné, sesentant une chose parmi les choses, c'est d'un œil pourainsi dire impersonnelqu'on en vient alors à se regardersoi-même, à se sentir marcher vers l'inconnu.

Si cette mort, toute consciente d'elle-même,a son amer-

tume, c'est pourtant celleoui séduirait peut-être le plus un

pur philosophe,une intclhgcncc souhaitant jusqu'au der-nier moment n'avoir rien d'obscur dans sa v~c.non de non

prévu et de non raisonné. D'ailleurs, la mort la plus fré-

quente surprend plutôt en pleine vie et dans l'ardeur de la

lutte c'est une crise de quelques heures, commecelle quia accompagné la naissance sa soudaineté même la rondmoins redoutable à la majorité des hommes qui sont plusbraves devant un danser plus court on se d état jusqu'aubout contre ce dernier ennemi avec le même courageobstinéque contre tout autre. Au contraire, lorsque la mortvient à nous lentement, nous étant par degrés nos forceset prenant chaque jour quelquechose de nous, un autre

phénomène assez consolant se produit.C'est une loi de la nature que la diminution de l'êtrn

amène unediminution proportionnée dans tous les désirs,et qu'on aspire moins vivement à cedont on se sent moins

capable la maladie et la vieillesse commencent toujourspar déprécier plus ou moins à nos propres yeux les jouis-sances qu'elles nous otcnt, et qu'elles ont renduesamèresavant de les rendre impossibles. La dernière jouissance,celle de l'existence nue pour ainsi dire, peut être aussi

graduellement diminuée par l'approche de la mort. L'im-

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478 L IRRÉLIGIONDE L'AVENIR.

puissance de vivre, lorsqu'on en a bien conscience,amène

l'impuissance de vouloirvivre. Respirer seulementdevientdouloureux. On se sent soi-même se disperser, se frag-menter, tomber en une poussière d'êtres, et l'on n'a plus laforce de se reprendre. L'intelligence commencedu reste asottir du pauvremoi meurtri, à pouvoirmieux s'objecti er.a mesurer du dehors notre peu de valeur, à comprendreque dans la nature la Heur fanée n'a plus le droit de vivre.

que l'olive mûre, commedisait Marc-Aurëlc,doit se déta-cher de l'arbre. Dans tout ce qui nous reste de sensationou de pensée domine un seul sentiment, celui d'être las,très las. On voudrait apaiser, relâcher toute tension de la

vie, s'étendre, se dissoudre. Oh! ne plus être debout!comme les mourants comprennent cette joie suprême et sesentent bien faits pour le repos du dernier lit humain, laterre Ils n'envient même plus la file interminable desvivants qu'ils entrevoient dans un rêve se déroulant àl'innni et marchant sur ce sol oh ils dormiront, îls sont

résignés à la solitude de la mort, l'abandon, Ils sontcommele voyageur qui, pris du mal des terres vierges etdes déserts, rongé de cette grande fièvre des pays chauds

qui épuise avant de tuer, refuse un tour d'avancer, s'arrêtetout à coup, se couche il n'a plus te courage des horizonsinconnus, il ne peut plus supporter toutes les petitessecoussesde la marche et de la vie, il demande lui-mêmeà ses compagnons qu'ils le délaissent, qu'ils aillent sanslui au but lointain, et alors, allongé sur le sable, il con-

temple amicalement, sans une larme, sans un désir, avecle regard fixe de la fièvre, l'ondulante caravane de frères

qui s'enfonce dans l'horizon démesuré, vers l'inconnu

qu'il ne verra pas.Assurément quelques-uns d'entre nous auront toujours

de la peur et des frissons en face de la mort, ils prendrontdes mmes désespérées et se tordront les mains. Ïl est des

tempéraments sujets au vertige, qui ont l'horreur des

abîmes, et qui voudraient éviter celui-là surtout à qui tousles chemins aboutissent. A ces hommes Montaigne con-seillera de se jeter dans le trou noir « tête baissée M,eu

aveugles;d'autres pourront lesengager à regarder jusqu'audernier moment, pour oublier le précipice, quelque petitefleur de montagne croissant à leurs pieds sur le bord les

plus forts contempleront tout l'espace et tout le ciel, rem-

pliront leur cœur d'immensité, tâcheront de faire leur Ameaussi large que l'abtme, s'enbrceront de tuer d'avance en

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L'IMMORTALITEDANS LE NATURALISMEMONÏ8TE. 479

FiX

eux l'individu, et ils sentiront à peine la dernière secousse

quibrise définitivementle moi. La mort d'ailleurs, pour le

philosophe, cet ami de tout inconnu, offre encore l'at-trait de quelque chose à connaître c'est, après la nais-sance, la nouveauté la plus mystérieuse de la vie indivi-duelle. La mort a son secret, son énigme, et on garde le

vague espoir qu'elle vous en dira le mot par une dernièreironie en vous broyant, que les mourants, suivant la

croyance antique, devinent, et que leursyeux ne se ferment

que sous l'éblouissement d'un éclair. Notre dernière dou-leur reste aussi notre dernière curiosité.

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Ptrit. Imp. E. CAMtxwoTet V. HtXtM.t, rue dtt PeM~ixt, <.

TAttLJRDES MATÏËMS

tNTMDOCTtON.

PREMIÈREPARTIE

LAGENÈSEDESRELIGIONSDANSLES SOCtÉTÉSPRIMITIVES

CHAPtTKEpB~itïER. La physique religieuse. 1

CHAPtTMtt. La métaphysiquereligieuse. MCHAPtTRRÏtî. La morale religieuse. M

DEUXIÈMEPAttTtE

DISSOLUTIONDESRELIGIONSDANSLESSOCtÉTÉSACTUELLES

CBAPnnEpHEMtEW.La foi dogmatique. 103

CBAPïTBtt!L La foi symboliqueet morale. 131

CBAPïTRE!!L DiMoïutionde la morale religieuse. 15C

CHAP'TRttÏV. La religionet rirrétigion chez tej~eu~te 184

CtAPHUEV. La religion et r!rrétigion chez l'enfant. 22C

CtAPiTRttVI. La religion et l'irrétigion cheTta~emme. <H'7

CHAPtTttt!\'tt. La religion et !'irrétigion dans leurs rapports avecla féconditéet l'avenir des races. M6

TROISIÈMEPARTIE

L')HMÉHG)ON DE L'AVENIR

CBAPtTRKpMHMtKM.L individnatismeretigieux. 299

CBAPtTnKn. L'attsociation. Cequi subsistera des religions dansla vie aociale. J89

CaAprrRK Principales hypothèsesmétaphysiquesqui remplace-ronttesdogmea:!ethéisme.rr7.

CHAptTUKtV. Principaleahypothèsesmétaphysiqueaqui remplace-ront les dogmes(suite) lepanthéismeoptimiste et pessimiste 397

CHAP!TMV. Principales hypothèsesmétaphysiques qui remplace-ront les dogmes (suite~ naturalisme idéaliste, matérialisteet moniste. i?i

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