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1 FICHE DE LECTURE Jean-Claude Guillebaud : La refondation du monde (Paris, Le Seuil, 1999, 479 pp) Questions préalables : vous avez dit « refondation » ? (pp 9-32) Constat : débats actuels = complaisances pour le relativisme se résigner à la fin des pensées totalisantes, au règne versatile de la « démocratie d’opinions », à l’évanouissement définitif des utopies et de l’espérance ? + le débat sur les valeurs : il suggère l’idée d’un choix de pur confort = assurons-nous d’abord un tx de croissance, une bonne santé de la Bourse, et nous pourrons ensuite nous occuper du sens. = une modernité qui désigne ces horizons rédempteurs comme une agence de voyages proposant des destinations tarifées. - Analyse : pourtant « sans discours fondateur pas de vie humaine » (Pierre Legendre) nécessité absolue d’une affiliation à une histoire, de la transmission d’une conscience et d’un langage hérités ce qui vaut pour la généalogie d’un homme et son apprentissage vaut pour la collectivité ce n’est pas d’un « ajout » de sens ou de morale que nous avons besoin, mais de ce minimum fondateur Ecueils à éviter : - la morale au sens normatif du terme - la tentation de la nostalgie (cf André Gorz : « il faut apprendre à discerner les chances non réalisées qui sommeillent dans les replis du présent ») - le droit serait suffisant : pas besoin de s’interroger sur ce qui fonde nos convictions car consensus, notamment référence aux grandes chartes et déclarations = « droit-de-l’hommisme » comment oublier que le droit n’est jamais qu’une mise en forme de principes, croyances et représentations qui seuls lui fournissent sa légitimité ? comment expliquer la prolifération du droit chez nos sociétés déboussolées, sinon par la tentation de combler le vide qui les habite par un recours de + en + tatillon et obsessionnel au droit positif ? - comment penser la totalité ? car la connaissance = de + en + complexe et parcellisée étrange symétrie : d’un côté la claironnante et superficielle généralisation médiatique, de l’autre la compétence fragmentaire des disciplines pb : cette parcellisation du savoir, revendiquée, légitime le discours du vide, celui qui récuse toute démarche globalisante = réincarnation du nihilisme - la guerre des concepts dès qu’il est question des origines, et du triple legs grec, prophétique et évangélique qui nous fonde. Or : posture d’héritiers critiques et non point dévot de notre propre histoire

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FICHE DE LECTURE

Jean-Claude Guillebaud : La refondation du monde (Paris, Le Seuil, 1999, 479 pp)

Questions préalables : vous avez dit « refondation » ? (pp 9-32) •••• Constat : débats actuels = complaisances pour le relativisme ⇒ se résigner à la fin des pensées totalisantes, au règne versatile de la « démocratie d’opinions », à l’évanouissement définitif des utopies et de l’espérance ? + le débat sur les valeurs : il suggère l’idée d’un choix de pur confort = assurons-nous d’abord un tx de croissance, une bonne santé de la Bourse, et nous pourrons ensuite nous occuper du sens. = une modernité qui désigne ces horizons rédempteurs comme une agence de voyages proposant des destinations tarifées.

- Analyse : pourtant « sans discours fondateur pas de vie humaine » (Pierre Legendre) ⇒ nécessité absolue d’une affiliation à une histoire, de la transmission d’une conscience et d’un langage hérités ⇒ ce qui vaut pour la généalogie d’un homme et son apprentissage vaut pour la collectivité ⇒ ce n’est pas d’un « ajout » de sens ou de morale que nous avons besoin, mais de ce minimum fondateur • Ecueils à éviter : - la morale au sens normatif du terme - la tentation de la nostalgie (cf André Gorz : « il faut apprendre à discerner les chances non réalisées qui sommeillent dans les replis du présent ») - le droit serait suffisant : pas besoin de s’interroger sur ce qui fonde nos convictions car consensus, notamment référence aux grandes chartes et déclarations

= « droit-de-l’hommisme » ⇒ comment oublier que le droit n’est jamais qu’une mise en forme de principes, croyances et représentations qui seuls lui fournissent sa légitimité ? ⇒ comment expliquer la prolifération du droit chez nos sociétés déboussolées, sinon par la tentation de combler le vide qui les habite par un recours de + en + tatillon et obsessionnel au droit positif ? - comment penser la totalité ? car la connaissance = de + en + complexe et parcellisée ⇒ étrange symétrie : d’un côté la claironnante et superficielle généralisation médiatique, de l’autre la compétence fragmentaire des disciplines pb : cette parcellisation du savoir, revendiquée, légitime le discours du vide, celui qui récuse toute démarche globalisante = réincarnation du nihilisme - la guerre des concepts dès qu’il est question des origines, et du triple legs grec, prophétique et évangélique qui nous fonde. Or : posture d’héritiers critiques et non point dévot de notre propre histoire

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Première partie : Un adieu au siècle

Chapitre I : Inventaire après naufrage (pp 35-69) Frénésie commémorative ces dernières années raison = urgence légitime -> pas d’avenir imaginable sans apurement de ce passé-là car non seulement des millions de morts, mais aussi disparition d’idées majeures ! pour chaque tragédie guerrières ou idéologiques = 1 étape du désenchantement

le XX° siècle = 75 années : un coup de revolver jusqu’à un coup de pioche •••• 14-18 : la matrice infernale :

- une sorte de désastre originel aux nombreuses conséquences : . disqualification de la grandiloquence nationale . traité de Versailles humiliant (une bombe à retardement) . désillusion de l’internationalisme socialiste se sentant trahi par l’ « Union Sacrée » pacifisme absolu = « esprit de Munich » . fin de l’Europe-puissance et démantèlement de ses empires coloniaux + sur le terrain des idées : . disqualification de l’idée de progrès et de raison historique hégélienne . disqualification du holisme, de la priorité donnée au « nous » sur le « je », qui avait rendu possible cette boulimique consommation d’hommes sur les champs de bataille ! un soupçon tenace, une certaine idée du non-sens (mvt Dada, prophétie célinienne,etc.)

+ politiquement : un doute politique radical -> déréliction sur laquelle les 2 grands totalitarismes prospéreront •••• Les ruses de la raison léniniste - prétention de l’aventure communiste à être l’inversion de la Grande Guerre cf internationalisme prolétarien vs social-chauvinisme, avenir radieux vs rapacité mangeuse d’hommes ! selon Alain Finkielkraut : réactivation de la sacralisation hégélienne de l’Histoire par

Révolution de 1917, qui était disqualifiée par les boucheries de 14-18 ! Léninisme = réappropriation de la thématique de « la ruse de l’histoire » = justification du

mal et du crime au nom des fins dernières (tout concourt à la marche irrésistible de l’Histoire, y compris le mal dont sort mécaniquement un bien)

+ le communisme veut restituer au « nous » déshonoré par la guerre bourgeoise une nouvelle dignité + autre valeur : l’égalité réelle (et non l’égalité formelle du légalisme bourgeois) dont l’accomplissement passe par la lutte des classes … justifiant les purges et liquidations de masse csq : le souci égalitaire porte depuis la marque d’un signe infamant

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•••• Hitler : crime et volonté - disqualification du concept de modernité conscience que dans la vieille Europe raffinée et savante, une antique barbarie peut faire retour (Shoah) d’ailleurs le nazisme, contrairement au léninisme = revendication à être des barbares ! but : effacer 2 millénaires de judéo-christianisme … au cœur du continent de la mémoire ! depuis : conscience que la pellicule de pensée qui recouvre après 20 siècles l’animalité

primitive = bien mince - disqualification du volontarisme historique le principale valeur déshonorée = la volonté agissante cf Hitler : « L’homme se méprend sur le rôle de sa raison. Elle n’est pas le siège d’une dignité particulière, mais tout simplement un moyen parmi d’autres dans la lutte pour la vie. L’homme est sur terre pour agir. C’est seulement quand il agit qu’il remplit sa destination naturelle. » Hitler prend exactement Hegel à rebours : une « forte et virile volonté » peut permettre de remonter le cours de l’Histoire. •••• Guerres coloniales et « conscience malheureuse » - après 2° GM : rebond d’optimisme en Europe cf « Trente Glorieuses » cf retour de l’intellectuel avec thématique de l’engagement sartrien Pb : l’autre tyrannie = tjrs présente ! compagnonnage d’une bonne partie de l’intelligence occidentale pendant ¼ de siècle avec le

communisme ! rétrospectivement : une nouvelle défaite de la pensée

- compromission des démocraties : les démocratie = victorieuses de la guerre du droit et vibrantes prêtresses de la liberté mais compromission avec la violence et le cynisme cf Hiroshima et Nagasaki cf ambiguïté des guerres coloniales ou impériales = solutions militaires contre ceux qui retournaient contre les démocraties les valeurs de liberté et de justice dont elles se prétendaient porteuses Csq : une tenace mauvaise conscience des intellectuels et jeunesses d’Europe et d’Amérique ! gauchisme, tiers-mondisme et désespérance terroriste (All et Italie dans 60’s et 70’s) … sur

fond de nouvelle donne économique donnant naissance aux concepts de sous-développement et de tiers-monde

- csq du malaise profond de la pensée occidentale : dérives et errements cf le différentialisme militant = ce « lévi-straussisme » dégradé des 70’s récusant l’universalité des valeurs et créditant les autres cultures du monde de mille vertus ! survalorisation de l’autre qui conduit à excuser ses crimes ( la Chine n’aurait pas la même

conception de la liberté que nous …) ! renversement paradoxal : ce refus de l’universel et cette valorisation des particularismes =

annexés par l’extrême-gauche alors que, auparavant, tradition contre-révolutionnaire mais réveil des conscience avec holocaustes cambodgiens et chinois ! retour vers un certain universalisme réinventé -> « droit-de-l’hommisme » (Amnesty

International, Médecins sans frontières, etc.)

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•••• Le triomphe du soupçon - constat que dans les tréfonds de la conscience contemporaine : mille ambitions éteintes, mille ressorts brisés La pensée elle-même = justiciable du soupçon - historique : années 70 : naissance du concept de « pensée faible » ou d’ « ontologie réduite » cf Gianni Vattimo, philosophe italien = renoncement aux théories globales qui prétendent déchiffrer la nature intrinsèque des choses et se croient capables de démêler la complexité du réel cf Richard Rorty, théoricien d’une philosophie postmétaphysique pour lui, le pragmatisme de la démocratie supérieur à tte pratique théorique (philo) ! parenté évidente entre ce courant relativiste et la tradition héritée de Foucault ! pour Foucault, les intellectuels doivent renoncer à « unir dans un même message l’héritage du

sage grec, du prophète juif et du législateur romain ». = dénonciation du clerc de jadis …. Radicalisée par les tenants de la postmodernité (Jean-François Lyotard, Deleuze, Baudrillard)

! en quelque sorte abolition de notre rapport à la réalité du monde, rapport que nul « récit de

légitimation » n’est plus capable de structurer = éclatement du sens et de la vérité + reprise de cette vulgate postmoderne, largement schématisée, dans les 80’s et 90’s car dans l’air du temps en justifiant l’individualisme à la fois hédoniste et désenchanté •••• La fin des « postmodernes » ? le succès journalistique et mondain de cette vulgate postmoderne en a fait pour un temps la composante principale du discours dominant, l’autre versant du néolibéralisme. Mais critiques -> Habermas l’assimilant au néoconservatisme, voyant même en elle une forme de régression intellectuelle + Cornélius Castoriadis ou Dominique Lecourt ironisant sur cette « petite musique anarchiste-chic pour jet-set » des postmodernes.

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Chapitre II : La nouvelle ruse de l’histoire (pp 70-114) • La fin de « la fin de l’Histoire » - Constat : optimisme qui affleure parfois dans le discours contemporain, après un siècle écoulé à bien des égards barbare. Cf Francis Fukuyama, ancien conseiller US qui annonçait en 1989 (chute du Mur) la « fin de l’Histoire » => non pas achèvement sur le plan événementiel mais sur le plan « eschatologique », pour ce qui est du sens = triomphe de la démocratie et du marché - Remarque : une idée pas neuve Cf Hegel et sa vision de l’Histoire = un progrès irrémédiable vers la victoire finale du logos, de la Raison. Le philosophe crut à la fin de l’Histoire avec la victoire de Napoléon à Iéna en octobre 1806, marquant à ses yeux le triomphe des idéaux universalistes de la Révolution Française - Problème : une idée qui n’est plus de mise => la société ouverte chère à Karl Popper n’est plus tout à fait celle qu’escomptaient les tenants des Lumières = résistances à assimiler l’avènement du marché mondial et l’atomisation sociale qui lui correspond à un accomplissement des Lumières • La contradiction interne du libéralisme - Rappel philosophique : concept hégélien de « ruse de l’Histoire » = la ruse de la raison historique (qui permit de légitimer guerres et totalitarismes) est l’enrôlement d’un mal au service d’un progrès = une sorte de mal nécessaire qui conspire néanmoins à cette victoire finale de la raison en marche - Argument : ce « mal au service d’un bien » = le principe organisateur qui fonde le marché => transformation de l’intérêt égoïste de chacun en bien pour tous - Références historiques : Bernard Mandeville, philosophe anglais d’origine hollandaise 1705 : La Fable des abeilles où l’auteur fait observer que, dans la ruche, l’affairement égoïste de chaque insecte produit mécaniquement un résultat bénéfique, à savoir la survie de l’essaim par la fabrication du miel ! on ne saurait fonder la réussite des activités humaines sur le désintéressement (trop versatile) ou la

contrainte (jugée intolérable) : le moteur le + puissant = des égoïsmes individuels providentiellement conjugués

1776 : parution de Enquête sur la nature et les Causes de la Richesse des nations par Adam Smith, véritable père du libéralisme, qui reprend cette idée : ! formulation de la métaphore de la « main invisible »

= capacité auto-organisatrice du libre marché - Analyse : cette main invisible, dès lors qu’elle est livrée à elle-même, bute sur une contradiction majeure : = légitimation de l’égoïsme, qui de vertu économique devient vertu tout court

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! choix comme moteur d’un tropisme – l’intérêt individuel – qui contrevient aux vertus minimales dont toute société a besoin malgré tout pour fonder sa cohésion.

! La démocratie de marché érige un « mal » en principe organisateur ! Dans une démocratie de marché intégrale, le « vice » de la cupidité devra être tout à la fois célébré

pour son efficacité productive et combattu pour sa dangerosité sociale = programme schizophrénique, mélange de cynisme et de moralisme • Conséquences « sociétales » - Constat : le degré de civilisation d’une société se concrétise par une hiérarchisation spécifique des valeurs, un étalonnage particulier des qualités ou des types humains que ladite société entend promouvoir et reproduire via l’éducation Ex : le savant éclairé > la brute belliqueuse =>c’est à partir de cette hiérarchisation que s’ordonne l’ordre social - Problème : conséquences de l’hégémonie du marché : = réévaluation des vertus et vices qui valent d’être reconnus Ex : pour le marché, le crétin entreprenant = modèle positif le poète rêveur = un perdant pittoresque ! pour son dynamisme même, la société de marché doit se fonder sur ce qui était jadis considéré

comme des anti-valeurs, des « vices » Ex : l’envie (bien plus que le besoin) comme moteur de la consommation - problématique : comment une société pourrait-elle valoriser d’un seul mouvement le moteur de l’ « intérêt individuel » et l’obligation de « désintéressement » qui incombe à l’homme public comme au citoyen ? • Itinéraire historique du libéralisme : de la compétition au monopole - Objection : le marché a procuré plus de bienfaits qu’il n’a généré de barbarie ! certes, les débats sur les avantages comparés de l’économie de marché et de l’économie

administrées = devenus risibles - Argument contradictoire : jamais jusqu’à aujourd’hui règne sans partage du marché ! c’est cette hégémonie qui fait problème ! depuis 1989, les hasards de l’Histoire placent le libéralisme dans une situation de monopole … ce

qui contrevient à ses propres valeurs (fondées sur l’idée de compétition) - Situations antérieures : perpétuelle composition du marché avec des logiques contraires, des croyances maintenues, des résistances collectives, un « sacré » fédérateur ou des modèles rivaux ! c’est dans cette compétition là que le libéralisme a appris à s’amender et à durer ! c’est en conjuguant sa logique propre avec celle (sensiblement différente) de la démocratie qu’il a

pu vaincre ses rivaux ! survie du capitalisme sous la pression de ses adversaires qui le contraignirent à la mise en place de

mesures sociales - Exemples : 1880’s en Allemagne avec assurance maladie et pensions de retraite

1911 en GB avec 1er grand système public d’assurance-chômage 1930’s aux USA avec Etat-Providence de Roosevelt

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+ les représentations de la société à l’époque des grands théoriciens libéraux : = perçues comme un ensemble encore largement unifié par des convictions communes et des valeurs partagées ! une société « une » Cf John Locke, grand théoricien du libéralisme politique, recommandant d’exclure les athés de la complète citoyenneté « au motif que, ne pouvant se fonder sur une croyance commune ferme, ils n’étaient pas capable de loyauté » (citation de René Rémond) # Situation actuelle : des sociétés plurielles, multiculturelles -> polythéisme moral • Conséquences du monopole du libéralisme - la rationalité marchande, de pragmatique, tend à se faire dogmatique = rigidification croissante d’un credo libéral … qui lui confère insensiblement le caractère d’une « croyance », d’un dogme - une filiation inattendue : ayant vaincu le communisme et son « matérialisme scientifique », le libéralisme en devient l’héritier zélé cf des parentés troublantes : principe de la prééminence de l’économique sur le politique « le libéralisme supposé régnant reprend le thème de la nécessité objective, identifiée aux contraintes et aux caprices du marché mondial » (Jacques Rancière)

l’Internationale ouvrière -> la mondialisation - renversement de perspective : réincarnation du concept même de révolution dans le néolibéralisme ! il a dérobé à la gauche la substance même de sa rhétorique : il se présente comme le seul véritable

artisan du changement , désignant ses adversaires comme des conservateurs archaïsants (alors qu’il n’est pas de dérive plus archaïsante que celle d’un ultralibéralisme tenté de revenir au capitalisme sauvage des origines…) • D’une révolution à l’autre - Constat : brouillage des débats contemporains cf reprise de l’utopie internationaliste baptisée globalisation par les néolibéraux cf résurrection de la référence hégélienne au « sens de l’Histoire » : = il n’existerait pas d’autres politiques possibles et les nouvelles formes (supposées ou réelles) de barbarie, de domination ou d’injustice deviennent des maux nécessaires. cf reprise de l’utopie d’une société sans classe = affirmation de l’obsolescence de la lutte des classes, désamorcée par l’émergence d’une vaste classe moyenne prospère et dépolitisée cf le néolibéralisme, pourfendeur ardent des traditions et plus généralement de la simple idée de normes (sociales, culturelles, morales,…)

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- Analyse : le marché réclame une absolue fluidité de la demande, une souplesse maximale dans l’expression des préférences marchandes, un renouvellement ininterrompu des modes et désirs auxquels une offre concurrentielle saura répondre en temps réel ! nécessité implicite d’éradiquer ce qui fige et stabilise, voire même ce qui rassure. Et symbiose avec l’univers médiatique, gouverné par la curiosité versatile. Citation du théologien Maurice Bellet : Evoquant cet impératif de « déstabilisation productive » inhérente au marché : « la paix de l’âme est interdite : elle casserait le moteur de l’expansion » Bilan : permutation symbolique qui fait du néolibéralisme la dernière idéologie objectivement révolutionnaire = évidence à la lumière de laquelle s’éclaire certaines convergences idéologiques ex : retrouvailles sur des positions « libérales-libertaires » entre une partie de l’ancienne extrême-gauche européenne et une frange de la droite (le cas Cohn-Bendit) • Une logique totalitaire ? - définition : non pas sur le plan de la liberté = pas attentatoire à la liberté individuelle - mécanismes :

1. le cannibalisme ontologique du marché : = rabattre toute la complexité de l’existence humaine et de la vie en société sur le quantitatif et le mesurable = faire de la loi de l’offre et de la demande un concept aussi tyrannique que pouvait l’être la lutte des classes ou la dictature du prolétariat dans la société communiste

! une logique du marché qui colonise insensiblement la totalité du paysage symbolique, des espaces que l’on croyait hors de sa portée

cf Gary Becker, prix Nobel d’économie appliquant la mécanique du marché à la gestion de l’amour et du mariage (compétition entre célibataires ; avantages comparés de la situation de marié(e) par rapport au célibat ou la recherche d’un autre partenaire, etc.)

2. recul correspondant de l’Etat, du politique : la société devient une simple auxiliaire du marché

3. une imposture fondamentale : on feint de récuser tout dogme, toute croyance collective au profit de la liberté de conscience individuelle. # imposition par la rationalité marchande d’une valeur unique, collective et impériale. => Max Wéber, en étudiant l’irrésistible dissolution des valeurs, leur émiettement polythéiste dans un monde désenchanté, avait sous-estimé la puissance intacte de l’une d’entre elles = la marchandise - Bilan : un inquiétant retard de la réflexion : Un stupéfiant décalage entre l’ampleur du phénomène et l’insuffisance de sa critique + ralliement général à ce qui est présenté comme allant de soi gagnant par mimétisme les milieux qui auraient dû conserver un sens critique méthodique ! étrange docilité d’une bonne part des intellectuels … qui renvoie aux réflexions de François Furet

sur l’énigme historique qu’aura constituée au XX° siècle le ralliement de la presque totalité des intellectuels occidentaux à l’un ou l’autre des 2 totalitarismes.

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• La dépossession démocratique - Constat : une profonde déréliction démocratique consécutive à ce passe-passe conceptuel faisant de la droite libérale le pôle réformateur (dérégulation, modernisation et adaptation) et de la gauche le pôle conservateur (conservation des acquis sociaux). - Découpage : 3 scénarios entre lesquels hésite le jeu politique

1. le tout ou rien : scénario qui reproduit le piège traditionnellement tendu à la démocratie par tout processus révolutionnaire = il faut choisir son camp ! manichéisme assez intimidant pour désarmer l’esprit critique et favoriser un ralliement majoritaire

(le refus de la « grande transformation » interprété comme un rejet de la modernité elle-même) ! les oppositions véritables évacuées à l’extrême-droite et à l’extrême-gauche.

2. la nostalgie : tropisme de la restauration cf un deuil de la nation qui passe mal … à juste titre puisque jusqu’à ce jour c’est à l’intérieur du cadre national que domestication de la puissance du marché et organisation d’une régulation pb : un retour à la situation précédente = illusoire

3. la « troisième voie » : tradition historique des partisans de la synthèse proposition = refonder la social-démocratie sur nouvelles bases reste fragilité des fondements éthiques et insuffisance de leurs critiques du néolibéralisme.

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Deuxième partie : Le testament occidental Objectif : généalogie de 6 valeurs fondatrices afin de déterminer sur quelles certitudes intériorisées de longue date s’appuie notre vision du monde. = de quelle archéologie morale l’homme occidentale est-il le produit ? ! questionner le triple héritage grec, juif et chrétien En outre, ces valeurs = aujourd’hui menacées Or il n’est meilleure alliée du barbare que l’amnésie Cf Daniel Sibony : « L’origine de la haine, c’est la haine des origines ». Apports : - une représentation du temps qui fonde l’idée de progrès pour prophétisme juif - concepts d’individu et aspiration à l’égalité pour christianisme - la raison pour la Grèce - l’universel pour l’hellénisme des 1ers siècles et Paul de Tarse - une conception de la justice qui met à distance le sacrifice et la vengeance pour le message judéo-chrétien laïcisé par les Lumières Chapitre III : Le futur évanoui (pp 115-156) •••• L’avenir n’est plus ce qu’il était - Lieu commun de l’époque : nos sociétés sont « en panne d’idéal » circonstance atténuante = le siècle qui s’achève, nous ayant guéri d’une sacralisation de l’Histoire ! scepticisme v-a-v d’un projet prométhéen préparant des lendemains qui chantent ! interprétation par les experts de la financiarisation de l’économie comme un triomphe du court

terme Car l’horizon pertinent de l’action politique = la longue durée # répugnance des marchés à toute idée d’incertitude Or : le volontarisme démocratique = fondé sur la libre donc incertaine délibération ! pour les marchés c’est un risque à réduire ou éliminer Dans les entreprises, valorisation la plus rapide du capital > soucis de cohésion collective cf Jean Peyrelevade, pourtant grand patron libéral : « la sphère productive et les actifs qu’elle emploie sont gouvernés par les représentants des inactifs d’aujourd’hui et de demain. On peut ainsi se demander si le monde économique n’est pas déjà dirigé, et dans leur intérêt, par les retraités, l’organisation de la production par ceux qui en sont déjà sortis ou ont vocation à en sortir ». = indifférence polie à l’égard des générations suivantes cf comportements économiques des retraités américains consommant beaucoup et épargnants moins qu’avant, marquant un certain désintérêt pour la génération suivante. cf l’irrésistible évolution du régime des retraites vers un système de capitalisation (remplaçant syst de répartition ) qui prend acte de cette rupture de solidarité entre générations

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+ retournement il y a 30 ans avec fin de la certitude que demain sera mieux qu’aujourd’hui ! dislocation de certaines logiques sociales et culturelles cf principe de mobilité sociale ascendante qui permit jadis la construction d’une vraie culture populaire : grand-père agriculteur -> père instit -> fils médecin = « les identités narratives » (Paul Ricoeur) = inscription du progrès social dans la durée, une accumulation de mieux-être d’une génération à l’autre csq : cohésion d’une communauté solidaire dans la durée ainsi assurée ! les générations se succédaient plus qu’elles ne s’affrontaient # l’effacement de l’avenir, qui correspond à un durcissement du présent. Autre terrain où se manifeste cette disparition du futur comme projet : = le temps médiatique, gouvernant la démocratie dite d’opinion •••• Le temps va-t-il encore quelque part ? - nombreuses csq de cette panne du futur : cf l’effondrement de la natalité dans les pays développés (certes d’autres facteurs en ligne de compte) : une société qui n’est plus capable de se projeter dans l’avenir perd son dynamisme démographique + logique circulaire car faible valorisation du long terme pour une société vieillissante cf le syndrome commémoratif actuel •••• Souviens-toi du futur ! - Karl Jaspers (1883 – 1969) : philosophe et psychiatre alld objectif : recenser les grandes ruptures historiques -> une période axiale = autour du VII° siècle av J.-C. avec apparition des grandes traditions religieuses et philo : Confucius (551) et Lao-Tseu (570) en Chine, Bouddha (566) en Inde, Zarathoustra (v 650) en Perse, Homère (v 800), Pythagore (580) et Platon (428) en Grèce, etc. ! selon Jaspers, naissance des catégories fondamentales qui nous permettent encore aujourd’hui de

penser. - Surgissement, parallèlement, en Palestine des grands prophètes du judaïsme : Jérémie, Isaïe, Ezéchiel, … Le message dont prophètes sont porteurs = en contradiction radicale avec vision du monde des sagesses « païennes » ! le temps n’est plus cyclique ou courbe, gouverné par l’éternel retour mais par l’espérance et

l’attente ! récusation du destin grec et du cycle bouddhiste = prévalence du futur, qui est csq de la destruction du temple : jusqu’ici organisation de la centralité de la foi des Juifs autour du temple # avec destruction, exil & dispersion : primauté de la Torah ! Régine Azria : « La religion antique des Hébreux attachée à sa terre et à son temple, organisée autour d’un culte sacrificiel confié à une caste de prêtres – une religion assez proche, somme toute, de celles des autres peuples de la région- , cède la place au judaïsme, c’est-à-dire à une religion déterritorialisée et décentralisée, matérialisée par un Livre et dont les seuls ancrages sont désormais la mémoire et l’espérance ».

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! la puissance, en termes d’espérance, de la démarche prophétique vient de ce qu’elle s’enracine

dans la perpétuation du souvenir ! lien consubstantiel entre mémoire et espérance + l’espérance n’est pas seulement attente : aussi volonté de changer un monde qu’elle considère comme inachevé. = appel messianique à refuser le « destin » qui s’oppose à la sagesse grecque et au détachement bouddhiste •••• Continuité historique - Saint Paul et « l’homme nouveau » sagesse grecque = d’abord sagesse et contemplation donc inactive : accepter le réel, habiter le monde avec mesure et sérénité Pas idées de transformation du monde et de temps droit -> sur la question du temps droit, le christianisme : héritier immédiat et continuateur du prophétisme juif = apport essentiel de Paul de Tarse, citoyen romain et juif pharisien converti sur le chemin de Damas Analyse des Epîtres de Paul, annonçant un « nouvel Adam » : Contrairement à la définition de la philo donnée traditionnellement par la culture antique (« une science de la transformation du moi »), il s’agit d’une rupture et d’une renaissance. = idée de renaissance par le baptême et la grâce, exprimant la transmutation du temps cyclique des païens = un déploiement rectiligne vers un futur désigné par l’espérance -> pôle du salut + Saint Augustin au V° siècle : pour lui, c’est le principe même de la Création (c-a-d séparation entre Dieu et le monde) qui rend imaginable la transformation du monde : Dieu n’est plus dans le monde d’en bas mais au-delà -> le royaume d’ici-bas (« le monde selon la chair ») : il est possible de le changer pour le rendre meilleur ! imperfection du monde, distance entre lui et Dieu qui rendent légitime volonté de transformation - Le paradoxe des Lumières L’idée moderne de progrès = la simple traduction laïcisée du salut biblique ! les Lumières = continuation du messianisme judéo-chrétien •••• Une idée devenue folle ? cf le marxisme = proclamation de la volonté de changer le monde célébration de l’ambition prométhéenne de vaincre la prétendue fatalité enfermant l’homme dans un destin décidé par les dieux ! similitude avec l’eschatologie judéo-chrétienne, mais laïcisée Même si combat du communisme contre la religion et le christianisme, reste proximité du message avec tradition chrétienne, en ce qui concerne la promesse

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•••• Le retour du destin - notre rapport actuel au temps : renoncement croissant de la modernité désenchantée à agir volontairement sur la marche du monde ! un certain retour du destin cf Friedrich von Hayek (1899-1992), économiste et prix Nobel d’éco en 1974, pape du libéralisme : « J’appelle constructiviste cette catégorie de personnes qui pensent qu’elles ont la capacité intellectuelle de tout organiser intelligemment. De l’autre côté se trouvent ceux [les libéraux] qui sont conscients que nous sommes engagés dans un processus qui fait partie d’un mécanisme de décision que nous ne pouvons contrôler ». ! confier le cours des choses à la régulation du marché. Autres symptômes : - Le nietzschéisme de salon exaltant l’instant et affirmant son refus de toute croyance ou projet - Les nouvelles sagesse consolatrices proposées par des philosophes médiatisés, recommandant à chacun de construire son bonheur avec une modestie nouvelle et une vertu librement choisie, sans idéalisation du futur - La fascination croissante pour le bouddhisme ! point commun : renoncer à toute volonté de peser sur le cours de l’Histoire ou l’ordre des choses

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Chapitre IV : Le « projet inégalitaire » (pp 157-198) Constat : après 2° GM : nouveau contrat social en Europe et Amérique = redistribution et solidarité raisons : compétition avec le contre-modèle communiste optimisme des premiers temps de la Libération un siècle entier de luttes et progrès social => tout conspirait à faire de l’injustice sociale un archaïsme en régression # retour aujourd’hui de l’inégalité + discours dominant : les inégalités = le prix à payer pour l’immense mutation éco en cours … dont nous serons tous demain bénéficiaires + militantisme égalitaire = déshonoré par l’usage qu’en fit le communisme Or : cette inégalité revenue = non pas une bavure mais un projet, le projet par défaut d’une société marchande qui n’en a plus bcp d’autres La valeur d’égalité = menacée car elle est par définition volontariste et problématique •••• L’homme semblable à l’homme - conception de la sagesse antique : l’aspiration égalitaire = jugée scandaleuse car prévalence d’un naturalisme et d’un élitisme paisiblement discriminateurs refus de l’autre, de celui qui est « en dehors » de la cité cf querelle de Valladolid de 1550 pour déterminer si les sauvages du Nouveau-Monde avaient une âme -> l’enseignement d’Aristote = fondement de l’argumentation inégalitariste de Ginès de Sépulvéda opposé à Bartolomé de Las Casas - monothéisme = naissance du concept d’égalité -> là encore grande rupture ontologique = c’est en référence à un Dieu unique que les hommes pourront être perçus comme les mêmes cf Epître aux Galates de saint Paul fondant explicitement cette révolution de l’égalité : « Il n’y a plus ni hommes ni femmes, ni Juifs ni Grecs, ni hommes libres ni esclaves, vous êtes tous un en Jésus-Christ » ! subversivité du message : parti pris de l’Evangile pour les pauvres contre les riches •••• Souci des pauvres, bonheur des riches - changement d’attitude dès lors que le christianisme devient religion officielle # ralliement au réalisme et à la raison d’Etat, c-a-d aux pouvoirs temporels donc aux puissants # compromission du message évangélique

- tournant doctrinal aux XI° - XII° siècles, bien avant la Réforme protestante = retour vers les pauvres à qui l’on reconnaît une dignité qu’ils avaient largement perdue dans l’Europe mérovingienne et carolingienne cf multiplication des ordres mendiants (François d’Assise)

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•••• Esprit bourgeois et inégalité - à nouveau paradoxe des Lumières : revendication de l’égalité par les philosophes dans l’optique des Lumières et de la Révolution, qui puisent aux sources du message évangélique … tout en s’opposant au cléricalisme établi ! laïcisation de l’égalité par les encyclopédistes français Reste attitude parfois ambiguë Cf Diderot assurant qu’il faut se méfier « du jugement de la multitude ignorante et hébétée dans les matière du raisonnement et de la philosophie, sa voix est alors celle de la méchanceté, de la sottise, de l’inhumanité, de la déraison et du préjugé ». - XIX° siècle et darwinisme social: Herbert Spencer (1820-1903) : transposition sur le terrain social des théories évolutionnistes = légitimation de la compétition sans merci et de la survie du plus apte sur le terrain éco ! cohérence de cette vision inégalitariste de Spencer, Malthus, Darwin, Ricardo ou Jean-Baptiste

Say avec climat général de la révolution indus et de la colonisation + ralliement du catholicisme romain à cette vision de la société = l’ « ultramontanisme » : inégalité entre les hommes = une volonté de la Providence car le hommes destinés à remplir ici-bas des fonctions distinctes et d’inégale importance # les premiers théoriciens du socialisme : de Sismondi (1773-1842), Jules Guesde (1845-1922), Karl Marx (1818-1883), Joseph Proudhon (1908-1865). •••• L’identité contre l’égalité - ambiguïté actuelle : grande exigence de l’époque au sujet de l’égalité identitaire = le droit à chacun de vivre sa différence ( le discours politiquement correct) - Pb : cette intransigeance égalitariste sur la question de l’identité, du statut, s’accompagne d’une indifférence à l’égard des inégalités de condition. En forçant le trait : ne supporter aucune discrimination envers un homosexuel mais porter aucun intérêt pour le sort d’un homo chômeur par rapport à un homo cadre. + existence d’une corrélation entre explosion de l’individualisme et montée des inégalités sociales : # csq de cet individualisme examinées par l’école dite de la « régulation » regroupant des

économistes : crise du modèle fordiste d’après-guerre accélérant recul de l’Etat et du concept de bien commun

# affaiblissement global du politique : si nos démocraties deviennent ingouvernables, elles s’en remettent aux fameuses contraintes extérieures

# la mondialisation = la conséquence et non la cause du projet inégalitaire. •••• Quand les pauvres deviennent plus pauvres - 2 conceptions : plein emploi sans assistance (USA) vs chômage de masse mais assisté (Europe) csq : . le choix européen : pernicieux en termes de dislocation sociale, d’exclusion car diffusion par le chômage de masse d’un poison fatal dans le corps social, qui se reporte d’une génération à l’autre . le choix US : plus barbare car précarité maxi, impliquant tolérance quotidienne pour dureté extrême des rapports sociaux - alibi libéral : en fait retour de l’inégalité sur fond de prospérité générale

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cf argument de John Rawls, grand théoricien de la justice sociale et défenseur d’une intervention minimale de l’Etat : = légitimité morale d’un accroissement de l’inégalité si amélioration du sort des + pauvres (même si les riches s’enrichissent proportionnellement plus) Reste que cet argument : faux, au moins aux USA où appauvrissement des + pauvres Quant à l’Europe, pays de l’OCDE : l’écart entre les 10% des salariés les mieux payés et les 10 % les moins payés est passé de 7,5 contre 1 (1969) à 11 contre 1 (1992). •••• L’extinction du moins apte - un projet : Pq appauvrissement alors que niveaux d’accumulation de richesses jamais atteints en Hémisphère Nord ? -> raisons de ce choix : lutte obstinée contre l’inflation, volonté de privilégier les actionnaires, priorité donnée à la finance … qui ont conduit à peser sur les salaires, délibérément. + ouverture des économies et choix du libre-échange = un moyen disciplinaire de faire accepter à l’opinion des régressions inégalitaires cf transformations au sein des entreprises dans l’organisation du travail, qui passent par une individualisation croissante des tâches et donc des revenus = le management dit « par objectif » instaurant une meilleure « flexibilité individuelle » - légitimation de ce projet inégalitaire par la vulgate dominante, qui s’est peu à peu chargée de références, de représentations collectives, de tropismes.

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Chapitre V : La raison arraisonnée (pp 199-241) L’émergence de la raison = en aucun cas un processus naturel et prévisible = tout à la fois le choix de l’autonomie humaine et la critique dissolvante des mythes, rites et frontières qui bornaient celle-ci Pb : évolution croissante de la lumineuse raison critique à la dure rationalité instrumentale et aux rigidités mécaniques de la technoscience. •••• L’apothéose grecque - la raison = la part grecque de l’héritage occidental émergence : au VI° siècle av J.-C. dans les villes ioniennes, avec Thalès, Anaximène, Solon, etc. -> la rationalité des Ioniens = sans équivalent avec ce qui existe en Chine ou à Babylone cf l’expression qui passe du chant oral à l’écrit impliquant une forme + distante et critique = une capacité critique : mise à distance, questionnement, doute exigeant ! rupture décisive avec ancienne rationalité fondée sur l’idée de sujétion, de pouvoir (le kratos) En effet, jusque là enracinement de la rationalité dans notion de forces rivales, de rivalités divines sous l’égide d’une puissance supérieure aux autres ! à la puissance, la raison grecque substitue le principe ! ce qu’elle cherche derrière les apparences ce n’est plus le dieu mais le principe fondateur de

l’ordre des choses ! c’est la loi (nomos) qui gouverne le monde et non Zeus - csq : champ ouvert à ce que nous appelons la science mais aussi à ce que les Grecs appelèrent la démocratie. Car possibilité de penser la cité comme on pense l’univers, en mettant en avant la loi commune ! dès l’origine, la raison a partie liée avec la liberté, mais aussi avec la mesure et la critique - pas d’opposition frontale entre raison grecque et religions monothéistes cf le polythéisme grec = englué dans le rite et le sacrifice Juifs et chrétiens = convaincus que le message biblique est inscrit dans la logique même de la pensée grecque ! conviction que la révélation divine donne accès à une connaissance identique à celle que les

philosophes recherchent par l’étude ! souci de cohérence rationnelle dans le discours théologique, imprégné du langage néoplatonicien Même si théologie chrétienne = travaillée par des tentations purement fidéistes ou exclusivistes Cf Luther et Calvin persuadés que la nature humaine est si corrompue que la raison est infime devant la foi •••• Eloge de la raison critique - cas de l’Islam : rappel du rôle joué dans la propagation de la pensée rationnelle dans l’Occident médiéval = transmission par l’Islam andalous de la philo grecque (traductions de Tolède, etc.) au XII° siècle = science arabe avec algèbre, arithmétique, géométrie,… = envergure d’Averroès + pour les musulmans la raison : pas considérée comme unanimisme autoritaire, sujétion dogmatique

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! la philo doit être libre, donc multiple afin de ne pas contraindre le raisonnement = « subversion du consensus » selon l’expression de Libera.

- religion catholique : bien des combats de la raison contre le dogmatisme qui se sont déroulés à l’intérieur de la foi et non pas contre elle cf Galilée, Montaigne, Rabelais, Newton, Descartes … - promesse déçue : L’esprit scientifique = porteur aux XVII° XVIII° siècles d’une promesse, incarnant des valeurs spéculatives mais aussi libératrices •••• Le retour d’un monde clos - Aujourd’hui : triomphe technicien impliquant refus de toute limite, ce qui n’a rien plus à voir avec la raison critique ! on compte sur la seule excroissance scientifique e technicienne pour porter toute l’espérance

humaine, après la faillite des messianismes idéologiques ou religieux - 3 composantes à l’effroi qui nous saisit : 1. l’idée de totalité : être incarcéré dans une réalité unidimensionnelle et mathématique, récusant toute spiritualité cf Jacques Ellul observant que le système technicien se constitue lui-même en système symbolique et ne cesse de s’autojustifier en fabriquant ses propres représentations 2. « le principe de Gabor » : caractère immaîtrisé du processus technicien le principe de Gabor élaboré par l’essayiste Dennis Gabor mi 60’s : dans la logique technicienne, « tout ce qui est techniquement faisable doit être réalisé, que cette réalisation soit jugée moralement bonne ou condamnable » ! la technique l’emporte sur le savoir

3. impunité politique et morale de la technoscience, seule idéologie du siècle passé à n’être jamais réellement questionnée sur le terrain des valeurs Malgré la prétention scientifique hitlérienne, pas de réflexion rétrospective sur cet enrôlement de la rationalité au service de la tyrannie + Michel Serres évoquant rupture morale pour les démocraties que constitua Hiroshima et Nagasaki = acceptation du « mal » technologique •••• Bouvard et Pécuchet ressuscités - discours dominant : il dispense la science de toute autocritique et se complaît à réinventer les

débats positivistes du XIX° siècle cf Claude Allègre publiant Dieu face à la science … où très nombreuses erreurs, interprétations biaisées et contresens ou approximations. - « appel de Heidelberg » : texte adressé par centaines de scientifiques aux chefs d’Etat réunis en

1992 à Rio = appel largement financé par les labos pharmaceutiques et dénonçant l’émergence d’une idéologie irrationnelle entravant le progrès scientifique # véritable objectif = récuser toute forme de régulation éthique, écologique ou politique # rigidité idéologique du néoscientisme, très éloignée de l’exigence critique de la raison

- la rationalité scientifique comme mode de connaissance = ne reconnaît aucune légitimité aux autres façons (intuitives, poétiques, métaphysiques, ou autres) d’appréhender le réel = un magister disqualifiant d’avance tous les autres

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=> la véritable science pose ses limites et s’interdit de les transgresser # le scientisme décrète qu’il n’y a pas de limites et prétend se prononcer sur tout •••• Vers un nouveau darwinisme ? - prétention ultime des néoscientistes contemporains = fonder biologiquement la morale cf le sociobiologiste Edward O. Wilson : « les réponses émotionnelles de l’homme et les pratiques morales plus générales fondées sur elles ont été programmées en grande partie par sélection naturelle, au cours de milliers de générations » ! la neurobiologie = plus seulement une discipline scientifique mais le noyau d’une anthropologie,

voire d’une idéologie : celle de l’homme-machine amputée de sa liberté ! affaiblissement de 2 valeurs jadis indiscutées : le volontarisme progressiste (l’acquis contre l’inné)

et l’aspiration égalitaire (tout individu est à la naissance comme une tabula rasa sur laquelle il doit se construire)

+ James Watson, coauteur de la découverte de la structure de l’ADN, concluant que rien ne distingue l’être humain du reste du monde animal •••• La fin d’une culture - cf Horkheimer et Adorno in La Dialectique de la raison (1944): « Avec l’extension de l’économie bourgeoise marchande, le sombre horizon du mythe est illuminé par le soleil de la raison calculatrice, dont la lumière glacée fait la semence de la barbarie. » ! évolution du statut de la raison de la raison critique vers la raison affirmée Reste existence des comités éthiques : En fait un alibi, d’autant que prépondérance en leur sein des scientifiques sur les philosophes, moralistes, politiques ou théologiens. ! rôle réel : apprivoiser l’imaginaire collectif et légitimant par avance les réalisations qu’ils

prétendent retarder ou empêcher - ce qui tranchent le débat : non la morale ou la décision démocratique mais le marché : = ce qui est techniquement réalisable sera entrepris et tout ce qui est vendable sera réalisé - une nécessité = libérer la raison c-a-d la ramener à sa modestie fondatrice en lui rendant ses capacités d’ouverture cf Edgar Morin plaidant pour un principe dialogique entre raison et croyance

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Chapitre VI : Le « mondial » contre l’universel (pp 242-278) Existence d’un principe d’humanité, d’une valeur d’essence supérieure, capable de transcender les différences de culture ? C’est un débat de longue date => Historique : - Les Romains pour qui le droit = une certaine idée de l’universel (même si qualité de citoyen obligatoire) - Le judaïsme, tiraillé entre le « yahvisme missionnaire » et le repli rabbinique - Les Lumières vs la contre-Révolution - Les grandes entreprises totalisantes du XX° siècle : marxisme, colonialisme, libéralisme - Rupture après 2° GM avec inversion des oppositions en 1 génération : rejet d’une partie de la gauche vers une pensée différentialiste du fait de la compromission du projet civilisateur avec l’impérialisme - Aujourd’hui : reformulation de la question de l’universel autour du thème de la mondialisation Mais contradiction : la nouvelles doxa participe de 2 injonctions contradictoires, l’une universaliste, l’autre différentialiste = sur le terrain éco et politique : globalisation vue comme une prometteuse utopie internationaliste -> faire du monde un village global # sur le terrain domestique : exaltation de la particularité, de l’identité irréductible cf le politiquement correct des USA cf expression de Michel Maffesoli, sociologue : « le retour des tribus » ! incompatibilité de principe entre les 2 analyses car le message revient à : « renonce aux particularismes mais affirme ton identité ! » •••• Un nouvel imaginaire - L’aspect éco : La globalisation = processus industriel et surtout financier, consubstantiel au projet libéral Cf Montesquieu parlant du « doux commerce » favorisant la concorde universelle - Mais ne pas négliger les composantes culturelles et idéologiques : = un discours sur le changement social tout entier = un nouvel imaginaire composé de références culturelles, d’aspirations consuméristes, de représentations symboliques ! une nouvelle sensibilité accentuée par la globalisation médiatique ! impression croissante d’une nouvelle transparence planétaire qui donne à chacun le sentiment

d’être au contact permanent du lointain et de partager avec des milliards d’individus les mêmes émotions

csq de cette mondialisation de l’opinion : soit positives (diffusion d’une morale planétaire) soit négatives (versatilité des réactions, sélectivité des indignations, urgences et amnésies pour corollaires)

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•••• La re-tribalisation du monde - schématiquement : l’Occident s’emploie moins à universaliser ses valeurs que son propre nihilisme, projetant aussi au-dehors le plus contestable d’elle-même (cynisme du + fort, émiettement individualiste, avidité du profit,…) ! les droits de l’homme = presque un alibi pour ouvrir la voie aux multinationales cf Jean Baudrillard : « Mondialisation et universalité ne vont pas de pair, elles seraient plutôt exclusives l’une de l’autre. La mondialisation est celle des techniques, du marché, du tourisme, de l’information. L’universalité est celle des valeurs, des droits de l’homme, de la culture, de la démocratie. La mondialisation semble irréversible, l’universel serait plutôt en voie de disparition. » - csq : ambiguïté du projet qui explique en retour violence des refus ! la mondialisation fabrique mécaniquement son contraire cf André Gorz : « Culturalisme, racisme, intégrisme sont les conduites chargées de ressentiment agressif par lesquels les victimes des appareils de pouvoir cherchent à préserver une forme ultime d’appartenance. […] Le prix qu’il leur faut payer pour cette sécurité est la soumission totale aux traditions, aux rites et aux chefs de leur communauté, le renoncement total de l’individu à exister par lui-même. » •••• Le fantasme américain - uniformisation = américanisation ?

analyse partiellement vraie : l’uniformisation des modes de consommation et des comportements individualiste = au service des intérêts US

analyse largement fausse : les USA connaissent aussi une crise politique profonde, une dépossession démocratique (effondrement de la participation électorale, grippage des mécanismes d’intégration, recul de la culture anglo-saxonne et de la langue anglaise, pénalisation de la société, etc.) D’ailleurs, les critiques les plus radicales du McWord décervelé, répandant son inculture sur la planète = parmi les universitaires de Princeton, Berkeley, … ! pour les peuples un choix impossible : soit une capitulation mimétique qui les détache de leur

propre culture, soit une révolte identitaire qui les coupera de la modernité •••• Les signes de la tribu - stratégie des multinationales : selon Benjamin Barber, prof de sciences politiques américain : une mutation du capitalisme est à la source de cette confusion = les grandes firmes ne vendent plus des produits mais des signes ! la véritable guerre commerciale : sur le terrain de l’image, du symbole cf Nike s’ouvrant aux marchés de l’Europe de l’Est dans 1990’s : pas chercher à s’implanter dans ces pays grâce à la qualité réelle des produits mais en vendant les signes de la supériorité occidentale. En achetant une marque, un jeune Hongrois s’appropriait une appartenance, signalant auprès des proches l’intégration imaginaire à un groupe. ! la consommation = un trafic d’identités symboliques - outils : le conditionnement publicitaire cf croissance des dépenses publicitaires bien supérieurs à celle de l’éco mondiale depuis l’après-guerre

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! substitution du signe au contenu qui conduit à l’assimilation parfaite entre les valeurs qu’affirment défendre les sociétés industrialisées et les produits qu’elles vendent.

! La valeur s’est faite produit et le produit s’est fait valeur ! La valeur a perdu dans l’aventure l’essentiel de sa légitimité ! Une déréalisation du monde, et des besoins véritables de l’homme Discours publicitaire consistant à amorcer des réflexes d’imitation (je porte des Nike), d’entretenir un fantasme identitaire (j’appartiens à la caste des porteurs de Nike), et de créditer ce fantasme d’une positivité universelle (tout le monde rêve de porter des Nike) - paradoxe : but : vendre de l’identité, donc de la différence ! l’argument central de la publicité : l’appartenance tribale ! le prosélytisme universaliste de la mondialisation se retourne contre lui-même - pb : la frontière devient floue entre le médiatique et le publicitaire cf Ignacio Ramonet, évoquant les géants mondiaux de la communication : « L’objectif visé par chacun de ces titans de la communication est de devenir l’interlocuteur unique du citoyen. Ils veulent pouvoir lui offrir, aussi bien, des nouvelles, des données, des loisirs, de la culture, des services professionnels, des informations financières et économiques ; et le mettre ainsi en état d’interconnectivité par tous les moyens de communication possibles .» •••• Le retour aux sources - message chrétien : cf Epîtres de Paul, notamment dans la fameuse Epître aux Galates où formulation fondatrice de l’universalisme = la définition de l’être humain qui ne devrait plus être référée à une identité particulière (juif, grec, homme, femme) mais à la seule affirmation de sa croyance en Jésus-Christ = arrachement à la prison de la singularité au nom d’un principe supérieur capable de transcender les différences - les Juifs et Alexandre : rêve d’Alexandre = fusionner Macédoniens, Grecs et Perses pour l’unité du genre humain, notamment autour d’une langue unique (koïnè), c-a-d une version parlée du grec. ! dès le III° siècle av J.-C. la diaspora parle et écrit grec. Cf traductions des textes sacrés, aboutissant à la Septante (Bible traduite en grec) … traduction qui atténue le particularisme du message en l’universalisant. Cf Marcel Simon : «[Elle] transpose en mots et en concepts empruntés aux écoles philosophiques grecques les tournures et notions spécifiquement sémitiques ». Cf Philon d’Alexandrie = le représentant le + admirable de ce judéo-hellénisme « Le monde est en accord avec la loi et la loi avec le monde, et l’homme soumis à la loi est par là même citoyen du monde. »

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•••• La chair et l’esprit - message chrétien vs judaïsme: émergence et distance du christianisme v-a-v judaïsme -> celui-ci se démarque de l’idée d’universel ! christianisme missionnaire sous l’influence de Paul vs repli du judaïsme sur lui-même ! opposition faite par les chrétiens entre le nouvel Israël « selon l’esprit » et l’ancien Israël « selon la

chair » = Paul qui désigne la primauté de l’universel sur le particulier, c-a-d la prévalence de la foi en la résurrection du Christ sur l’appartenance. ! forte participation de Paul à la fondation de l’universalisme, qui s’inscrit dans une maturation où

l’hellénisme et le judaïsme ont joué un rôle. ! Hellénisation partielle du christianisme - évolution ultérieure : expansion du christianisme, reprise par l’islam qui fut aussi celle, indirecte, des valeurs grecques et abrahamaniques. Puis laïcisation progressive de ces valeurs par les Lumières •••• Le déracinement de soi - pourquoi cette expansion de l’universalité occidentale accompagnée de tant de violences pour les cultures singulières ? # responsabilité historique qu’il faut apprendre à regarder en face # à l’Occident de résoudre la question de l’universel et du particulier fausses réponses apportées jusqu’ici :

l’agressivité destructrice de la rationalité instrumentale l’exaltation de la différence, cette mauvaise conscience sans lendemain

- le propre de la mondialisation dévoyée par le société marchande : elle menace à la fois l’universel et la différence

! apprendre à conjuguer différemment ces 2 dimensions de notre destin : la singularité qui nous définit, l’universel qui nous invite au dépassement de celle-ci cf l’écrivain portugais Miguel Torga : « L’universel, c’est le local moins les murs »

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Chapitre VII : Le « moi » en quête de « nous » (pp 279-320) Un dilemme vécu quotidiennement : une absolue liberté alliée à un absolu désarroi Puis laïcisation progressive de ces valeurs par les Lumières •••• La conscience du moi - ce moi perçu comme valeur première = une invention récente cf Antiquité gréco-latine : ignorance du concept de personne voir terme persona qui désignait les masques de théâtre Aron J.Gourevitch : « La pensée antique voyait surtout dans la persona une fonction sociale assignée par la société à tel ou tel de ses membres. Cette notion appartenait à la sphère du théâtre et de la procédure judiciaire, et non au champ de la psychologie. » cf Chine : la pensée chinoise n’a jamais approfondi la notion de « sujet » comme être libre et indépendant, seulement à partir du contact avec l’Occident. Idem pour hindouisme et bouddhisme selon Louis Dumont, car la sagesse = nécessité d’un retrait du monde •••• Cristal et fumée - 2 classifications : opposition entre individualisme et holisme (Louis Dumont) opposition entre hétéronomie et autonomie (Marcel Gauchet) le holisme = priorité accordée au groupe, à la communauté

-> mise en avant des valeurs collectives en limitant volontairement la souveraineté de chacun cf Moyen-Age … ou Hitler # le mvt d’émancipation depuis les Lumières surtout = une progressive valorisation de l’individu

-> l’individu moderne se libère des sujétions imposées par l’Etat mais aussi des appartenances villageoises, familiales, culturelles, biologiques, etc.

hétéronomie = « l’autre » en grec (heteros) et « la loi » (nomos) donc désigne le fait de recevoir de l’extérieur les règles organisant sa conduite, au lieu de les retrouver en soi, de façon autonome. Jusqu’à l’époque moderne, la loi = arrimée et fondée sur une transcendance, le + souvent religieuse = dictée du dehors, d’en haut cf principe de cujus regio, ejus religio invoqué lors de la paix d’Augsbourg en 1555 après guerres de Religion en Allemagne -> une foi choisi par le prince puis imposée aux sujets # dorénavant nos sociétés démocratiques concèdent à chacun de leurs membres la capacité de choisir librement (dans les seules limites du droit) les valeurs auxquelles il adhère Reste : révolution ontologique et historique que cette victoire du « moi » sur le « nou »s et de l’ « ici » sur l’ « ailleurs »

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•••• « Rentre en toi-même » - l’individualisme = considéré comme la + occidentale des valeurs portées par la modernité # contre elle que se dressent les traditions menacées qui y voient pouvoir dissolvant et nihilisme

- héritage de Platon : la primauté de l’individu = le cœur de l’héritage judéo-chrétien, voire du seul christianisme Reste la part grecque car construction du christianisme sur les fondements de Platon pour Platon : tout accès à la vie supérieure passe par une unification du moi et une maîtrise des passions but : atteindre l’univers des Idées, qui n’est pas un pouvoir déposé en nous par l’éducation mais ressort d’une capacité individuelle que nous possédons en propre ! disqualification par Platon de l’éthique de l’honneur et des valeurs héroïques prédominantes dans

la plupart des cultures anciennes ! avant Platon : le devoir essentiel = quêter la renommée et la gloire dans la vie sociale ou l’âgon

guerrier ! Platon renverse la perspective en leur préférant une contemplation apaisée de l’ordre cosmique et

de l’âme ! Derrière la maîtrise platonicienne, un projet d’unification du moi - Saint Augustin : Un pas supplémentaire (modeste mais décisif) effectué par Saint Augustin la foi = pas une décision collective mais le fruit d’une relation directe à Dieu cf Jésus : « Beaucoup se tiennent près de la porte, mais ce sont les solitaires qui entreront dans la chambre nuptiale » ! le siège de la décision éthique = dorénavant l’individu et non plus le commandement

communautaire ou l’autorité impériale = la subversion radicale du premier christianisme = distance avec le judaïsme, par rapport à la Loi, et la notion d’impureté (pour les Juifs, l’impureté vient du dehors – cf interdiction de certains aliments) Puis Saint Augustin dont le thème central = l’intériorité Un chemin singulier « qui mène de l’extérieur à l’intérieur et de l’intérieur au supérieur » ! la vérité = pas dans le monde mais à l’intérieur de soi ! le salut réside dans l’adhésion volontaire, aidée par la grâce ! invention du cogito (avant Descartes) en accordant la première place à la conscience individuelle

dans la recherche de la vérité cf « Moi, et non pas la fatalité, ni le destin, ni le diable » ! Cette alliance de l’intériorité et de la volonté dépasse la simple maîtrise de soi platonicienne :

La question n’est plus seulement de connaître le « souverain Bien » dont seule l’ignorance nous détournerait Avec Augustin, la question = celle d’une conscience de soi, d’une liberté et d’un choix personnel

•••• Vers l’identité moderne… - 4 étapes successives : 1. développement par des laïcs comme Montaigne, Descartes ou Locke 2. la Réforme et l’affirmation de la valeur éthique de la « vie ordinaire » centrée sur la famille et le travail 3. découverte par le XVIII° siècle et Rousseau de la « voie de la nature » présente dans la conscience + Kant rejetant l’hétéronomie des morales du passé et la nécessité de la grâce : affirmation de la capacité autonome de l’esprit humain de définir la morale en puisant en lui-même 4. l’esprit bourgeois et la sensibilité victoriennes imposant, pdt la Révolution Industrielle, une interprétation de l’Histoire comme un progrès moral à la charge et au bénéfice de chacun

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Il y eut radicalisation par le protestantisme de l’individualisme chrétien, en favorisant un retour aux sources évangéliques, à une relation directe avec Dieu == dé-cléricalisation de la foi Mais aussi dans la Réforme : une hantise du désordre social # prôner un individualisme ascétique, qui permette de refonder cet ordre social sur une

responsabilité personnelle = naissance de l’esprit bourgeois = substitution à l’éthique de la gloire et du gaspillage un nouveau modèle de civilité dans lequel la pratique du commerce et l’acquisition de biens conquièrent une place sans précédent ! l’individualisme = pas seulement le produit d’une laïcisation de l’héritage chrétien mais aussi

partie liée dès le début avec l’industrialisation et le capitalisme •••• Les mains vides ? - constat d’une inquiétude suscitée par le triomphe de l’individualisme cf Tocqueville déjà, craignant l’affaiblissement de la démocratie par un « trop » d’individualisme qui conduirait les citoyens à se désintéresser du pacte social Puis les théoriciens modernes + ou – nostalgiques du holisme : Auguste Comte, Marx, Durkheim -aujourd’hui : franchissement d’un seuil au-delà duquel non seulement la société menace de se défaire, mais l’individualisme de se retourner contre l’individu = après le stade de la libération, celui de la désaffiliation ? cf après recul du religieux, crise symétrique de la « transcendance » laïque qui s’était avant tout construite contre lui. cf la nouvelle thématique militante qui porte trace de cet « individualisme négatif » : non plus revendication d’une libération mais dénonciation de la dureté de l’exclusion => non plus un désir d’émancipation mais un « désir de société » - l’individualisme contre l’individu : l’individu = délivré de ses chaînes mais privé de ses rôles, de ses places, de ses identités cf Robert Castel, sociologue, soulignant les effets pervers de l’individualisation des tâches dans l’entreprise, rendue nécessaire par l’impératif de rentabilité maxi # fin de la solidarité collective

+ les impératifs de cohésion sociale = sacrifiés sur l’autel de la concurrence internationale (en acceptant les licenciements massifs, la montée des inégalités au profit de la compétitivité des entreprises) Or : valorisation récente par la nouvelle compétition internationale de ces « différences immatérielles » que son l’éducation, le consensus, l’égalité •••• D’un impérialisme à l’autre - peut-on fonder tous les espoirs sur ce mvt social généreux et protéiforme ? # plus du lobbying social ou médiatique que du politique proprement dit

+ ambiguïté affectant la quête éperdue d’identité dont témoignent ces mouvements car csq de la fragilisation de l’individu = un désir de reconnaissance identitaire = un piège car l’affirmation consolatrice d’une identité, la proclamation d’une différence dans le cadre d’une société multiculturelle exigent que l’on adhère à des groupes, des communautés, des catégories qui sont toutes jalouses de leurs différences collectives. Et généralement adhésion sans nuance aux codes et valeurs dudit groupe ! finalement rien ne leur est plus étranger que la singularité individuelle ou la dissidence ! effacement de l’individu tout en l’intégrant

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•••• Une douce lobotomie - constat par les praticiens à l’écoute de la souffrance humaine (généralistes, psy,…) que les anxiétés nouvelles = plus seulement la précarité sociale mais aussi questions de filiation, d’identité perso, d’inscription généalogique cf signaux autour de nous inquiétants :

technicisation médicale (soigner des organes plus que des hommes) bouleversements de la procréation (donneur anonyme, clonage, etc.) déréalisation numérique et triomphe du virtuel

! quelque chose paraît s’effriter dans la tessiture du moi •••• Conclusion nécessité du « nous » pour le « moi » : car sinon risque de la désaffiliation car le nous = constitutif du moi : je suis fait de l’autre, de lui je reçois langage, conscience, identité ! c’est l’autre qui me définit comme personne ! si le « moi » est aujourd’hui en quête de « nous », c’est pour se retrouver lui-même

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Chapitre VIII : Retour du sacrifice, retour de la vengeance… (pp 321-362) Un étrange vocabulaire colonisant ce début de siècle : prurit d’élimination, de reconduction aux frontières, de mise à l’écart qui s’exprime quotidiennement Cf la politique internationale obéissant à ce tropisme de la diabolisation qui vient souder la cohésion justicière d’une communauté internat en mal de certitudes (NDLR : ouvrage publié en 1999, avant un certain 11 Septembre …) cf Analyse de René Girard montrant présence constante du sacrifice dans toutes cultures humaines: le sacrifice = l’immolation réelle ou ritualisée d’un « coupable » pour refonder l’accord unanime et restaurer la stabilité du groupe. = expression de la volonté de rejeter hors de la communauté la figure du mal, incarnée par un seul Or : ce rite sacrificiel = frappé d’illégitimité par la morale universelle issue du judéo-christianisme et laïcisé depuis 3 siècles ! pari avait été fait sur la civilité en lieu et place du sacrifice •••• De la justice à la plainte - constat d’une pénalisation de la société = prévalence de la sanction pénale comme ultime mode de régulation sociale ! remplacement dans une certaine mesure du lien social ou politique par le droit pénal : il ne s’agit

plus d’intégrer quelqu’un à une norme commune mais d’éliminer prioritairement la menace incarnée par un éventuel coupable

! la fragile paix juridique de la modernité = une réponse à la relativisation des croyances et certitudes : renvoyées à la sphère privée, elles voient leur statut symbolique dégradé et leur fonction organisatrice s’affaiblir

! la croyance = une sorte de hobby, un tic attendrissant, face à un monde extérieur et un Etat neutre et réaliste, qui ne croient plus en rien

! primauté de la protection de l’individu sur l’idée de cohésion sociale + à l’idée de faute à sanctionner (car où est la faute dans un contexte relativiste ?), se substitue celle de préjudice à réparer et de sécurité à garantir = prévalence du point de vue victimaire cf prétention nietzschéenne à l’innocence : refus de cette idée judéo-chrétienne selon laquelle l’individu a partie liée avec le mal ce mal = au-dehors, à l’extérieur ! l’innocence nietzschéenne récuse l’intériorité du mal et débouche sur une obsession purificatrice - csq : On n’accepte plus de passer par pertes et profits les préjudices reçus = pas de disposition à la moindre perte pour vivre ensemble ! la perception individuelle des intérêts augmente la potentialité des conflits ! multiplication de ces lynchages symboliques dont les médias sont l’instrument + avantage : la démarche sacrificielle, en politique, détourne du pragmatisme qu’implique la gestion imparfaite, quotidienne et critiquable de la cité

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•••• L’immolation du plus faible - sur le terrain éco = même dérive : la productivité, la concurrence impliquent des sacrifices cf le Brésilien Hugo Assman, théologien de la libération : pour lui, les théoriciens du libéralisme ont ignoré le message évangélique en sanctifiant l’intérêt égoïste de chacun en lieu et place de l’amour du prochain = une réussite car réduction de la personne à la finitude étriquée de l’homo oeconomicus = l’homme unidimensionnel de Herbert Marcuse ! la pensée utilitariste anglo-saxonne s’est efforcée de théoriser la démarche sacrificielle en lui

donnant un fondement rationnel : la « perte » subie par quelques uns, moins armés et talentueux, est légitimée par le bénéfice du plus grand nombre

- contradiction éthique selon Jean-Pierre Dupuy, prof à polytechnique: « Si cet autre est mon semblable, comment pourrai-je accepter de le sacrifier ; ou encore, à l’inverse, comment arriver à reconnaître dans l’autre que l’on est en train d’immoler le visage du même » => justification du chômage comme prix à payer pour la compétitivité d’une économie •••• La revanche des persécuteurs - une longue et difficile évolution historique annulée aujourd’hui cf Norbert Elias et son concept de « civilisation des mœurs » : l’Histoire = un mouvement vers la civilisation passant par une intériorisation volontaire de la règle avec des bémols : voir la « violence symbolique » des rapports sociaux inégalitaires que Pierre Bourdieu a mise en évidence - après avoir apprivoisé tant bien que mal cette violence privée, retour d’une régression redoutable, une persécution qui n’éprouve même plus le besoin de se travestir Car le sacrifice = pas une figure parmi d’autres de la violence sociale D’ailleurs le sacrifice = l’opposé de la violence : son accomplissement vise à empêcher la contamination violente au sein du groupe ! comme le lynchage de jadis, l’exclusion pénale, sociale ou économique est censée aujourd’hui

favoriser un retour de la cohésion chez les non-exclus ! le sacrifice = pas une violence gratuite, mais il touche au contenu même du « vivre ensemble » ! ce qui est en jeu : le cœur même du testament occidental, la clé de voûte qui tient encore ensemble

les 5 valeurs fondatrices dont a été esquissée la typologie ici ! ni l’espérance, ni l’égalité, ni la raison, ni le projet universaliste, ni l’autonomie du moi =

imaginables sans cette prise de distance avec le rite sacrificiel, c-a-d la « pensée magique » cf René Girard montrant que le sacrifice n’a de sens qu’à la condition expresse que chaque acteur du lynchage soit convaincu de la culpabilité du lynché = nécessité d’un unanimisme, d’un sentiment d’innocence des persécuteurs •••• La « folie des sacrifices » - une démarche permanente cf ethnologie, anthropologie, Ancien Testament = évocations nombreuses de sacrifices et de meurtres fondateurs cf l’univers mental des Gréco-Romains = hanté par la violence, surtout celle exercée par le pouvoir -> la violence accompagnait les membres de l’élite romaine à chaque étape de leur vie

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- la subversion chrétienne : rupture énorme introduite par le monothéisme judéo-chrétien dans l’Empire romain = la condamnation sans appel des sacrifices Pour les premiers chrétiens : le sacrifice de la croix = le dernier des sacrifices, celui qui abolit tous les autres ! un scandale pour les Romains car une menace pour la cohésion de l’Empire en effet : le rejet du culte païen = remise en cause de l’autorité impériale = rejet de porter les armes, rejet de toute déification terrestre du pouvoir et de la force = saper le principe même du pouvoir temporel cf les grandes vagues de persécutions, notamment au III°siècle (Dèce, Valérien, Dioclétien) : les empereurs veulent à tout prix imposer la pratique du culte impérial aux chrétiens rétifs + explication autre que politique : selon René Girard, la cohésion des sociétés humaines repose, en dernière analyse, sur le souvenir d’un meurtre fondateur, d’un sacrifice originel = les meurtres qui en perpétuent le souvenir et les rites qui en rejouent symboliquement le déroulement ont pour fonction d’en réactiver l’effet pacificateur ! caractère révolutionnaire du message évangélique, qui vient de ce qu’il parvient à déjouer et briser

l’unanimité des persécuteurs ! il révèle l’innocence des victimes et donc disqualifie le sacrifice et donc ruine ses effets ! mieux encore : il adjure le croyant de renoncer à entrer à son tour dans le cycle de la violence ! refus déterminé de la vengeance … qui est à mille lieues d’un vague humanisme du pardon, et qui

va au-delà de la bienveillance prônée par d’autres sagesses philosophiques ! la parabole de la joue gauche qu’il s’agit de tendre si l’on est frappé sur la joue droite = expression

de la volonté consciente de déjouer le mécanisme mimétique de la violence + autre scandale absolu : la symbolique de la croix elle-même : faire un Dieu d’une victime •••• De la subversion à la « religion officielle » - une interprétation embarrassante pour l’Eglise elle-même car dès conversion de Constantin et intégration du christianisme au pouvoir temporel, rupture avec la dimension subversive de la Révélation = ralliement à l’univers sacrificiel contre lequel il se dressait ! terrible ambivalence du catholicisme historique, cohabitation contre nature entre l’Eglise officielle

alliée au pouvoir temporel et un héritage évangélique qui, souterrainement, jouera à travers les siècles un rôle majeur dans l’émergence des Lumières

! contre les contestations, hérésies ou paganismes renaissants, usage par l’Eglise d’une autorité sacrificielle (croisades, persécution des juifs, absolutisme royal,…)

Même si parfois prises de distance à l’égard du pouvoir cf limitations médiévales imposées à la guerre privée (« paix de Dieu » ou « trêve de Dieu ») •••• Les illusions persécutrices - reste que la subversion biblique originelle n’a jamais cessé de travailler en profondeur la conscience occidentale voir thèse de René Girard : le renversement antisacrificiel amorcé par le message biblique = trop radical pour être entendu par des sociétés humaines enlisées dans le sacré de l’univers sacrificiel ! proclamer l’innocence des victimes et l’illégitimité des persécuteurs :

ce n’est pas seulement rompre l’unanimité de la domination, c’est dissoudre le sacré, disloquer la tradition, miner les cultures et mettre irrésistiblement celles-ci en mouvement vers la promesses du futur

Ce ferment biblique = constitutif de ce que nous appelons la conscience universelle

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Irrésistiblement ,de siècle en siècle, perte de légitimité pour le point de vue des persécuteurs - csq : nécessité dorénavant de travestir les persécutions = un détour symbolique par le point de vue des victimes cf le prolétaire exploité ou le peuple allemand injustement puni = les « victimes » mises en avant par les 2 grands totalitarismes du siècle •••• Conclusion Aucun progrès humain (juridique, éthique ou moral) ne peut se concevoir sans que soient préalablement sapés les fondements sacrificiels de la persécution. Tout projet de morale universelle, toute ambition civilisatrice ne commencent vraiment qu’à partir de ce seuil minimal. ! cette disqualification du sacrifice = LA valeur fondatrice par excellence, dont tout le reste dépend

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Troisième partie : Le rendez-vous avec le monde Pour un humanisme paradoxal (pp 365-379) Cohérence entre ces valeurs, et les périls qui les menacent cf évanouissement du futur = affaiblissement des formes de solidarité sociales ou générationnelles puisque celles-ci étaient inséparables d’une représentation minimale du futur (je donne aujourd’hui et je recevrai demain) + affaiblissement du politique, ouvrant la voie à de nouvelles formes de domination + les citoyens se réaccoutument à l’idée que les décisions véritables leur échappent, impliquant la victoire silencieuse de cette « loi d’airain » de l’oligarchie + ultime conséquence : la défaite de la justice pour reprendre l’expression de Blandine Kriegel ! projet de rechange = le ravalement de la raison critique au rang de technoscience Pb : le projet de combattre pour la politique réhabilitée face aux fatalités du marché, pour la solidarité et les convictions communes opposées à l’individualisme, pour la justice substituée à la vengeance sacrificielle, etc.. = des valeurs aussi clairement universelles que nous sommes tentés de le croire ? En fait, c’est même à l’intérieur de nos frontières que se nouent ces contradictions avec la globalisation en tant qu’irruption du monde et de l’altérité au cœur de nos sociétés Reste le risque, en souhaitant refonder ces principes pour mieux les universaliser, de reconstituer un néocolonialisme # ni la démarche trop rigidement républicaine et intégratrice # ni la loi de la pluralité et de la relativité dans une société sans représentations

collectives partagées cf John Rawls tentant d’affronter cette contradiction : = protéger le pluralisme des valeurs et opinions sans accepter l’émiettement social absolu qui menacerait la cohésion démocratique # théorie de « principes minimaux de justice politique », avec idée d’une « théorie

étroite » du Bien, qui seraient moins contraignants que des « valeurs communes » # pour Rawls, la citoyenneté bien comprise doit pouvoir suffire à ancrer les individus

dans l’idéal démocratique malgré diversité des convictions Reste une objection : cette théorie suppose enracinement de l’idée même de justice, du désir de justice … comme si la chose allait de soi Auquel cas Rawls suppose résolu le problème qu’il prétend poser Il postule un même fonds commun, une même inclination éthique Or : ces valeurs fondatrices = le produit exceptionnel, fragile et aléatoire d’une histoire particulière -> nécessité de les réenraciner ! la méthode préconisée par l’auteur : un humanisme paradoxal, qui consiste à s’ouvrir à

l’autre, au pluriel, au multiple, sans rien céder sur l’essentiel, impliquant une fermeté retrouvée

! Car l’oubli de soi n’est pas le meilleur chemin vers l’autre

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Chapitre IX : les habits neufs du barbare (pp 380-416) retour du néopaganisme dans la plupart des démocraties occidentales, avec volonté affirmée de répudier 20 siècles de judéo-christianisme pour en revenir à l’innocence des origines. cf danger = la constellation des partis, groupes, revues ou maisons d’édition appartenant à l’extrême-droite, où importance des analyses néopaïennes ex : le GRECE : Groupe de recherche et d’études sur la civilisation indo-européenne => le néopaganisme = pas une affaire groupusculaire ex : Julius Evola, philosophe italien, grande figure intellectuelle de ce mvt, avec influence souterraine indéniable = d’abord considéré comme un talentueux vulgarisateur du bouddhisme, du taoïsme et de l’ésotérisme oriental … mais qui publia en 1940 Doctrine aryenne du combat et de la victoire + il fustige l’égalité des sexes, la raison, l’égalité, prônant le retour des hiérarchies traditionnelles et de l’ordre naturel d’une société perçue comme une réalité organique ! une haine tenace pour le judéo-christianisme ! paradoxe de l’extrême-droite où cohabitation entre païens et cathos conservateurs : en fait, valorisation de l’Eglise comme garante de l’ordre et de la tradition cf Maurras qui voyait déjà dans le message évangélique une fable sémite, adhérant lui-aussi au catholicisme en butte contre le modernisme des Lumières et de la Révolution tout en rejetant la foi et l’Evangile. Chapitre X : que faire du judéo-christianisme ? (pp 417-455) constat d’un paradoxe : effondrement des institutions ecclésiastiques vs regain de curiosité pour l’histoire religieuse et les études bibliques ! une crise de la foi ou de la pratique qui ne s’accompagne d’aucune indifférence pour l’histoire et

le contenu du message raisons : poids de la mémoire immédiate (la Shoah, la modernité restant hantée par le souvenir du crime imprescriptible, le besoin pressant de refondation), la reformulation en termes nouveaux de la question laïque, … cf Marcel Gauchet : « Ce qui ramène les religions sur le devant de la scène, si singulier que cela puisse paraître, c’est leur recul même. L’effacement de ce qui formait le cœur même de leurs prétentions politiques transforme la démocratie et leur redonne droit de cité. » le christianisme = pas l’héritier du judaïsme : tous les deux sont héritiers du judaïsme originel, à savoir l’Ancien Testament. Pour eux le même défi : comment accompagner la modernité sans s’y dissoudre ? cf l’école d’Orsay, fondée pendant la Résistance (Emmanuel Lévinas, André Néher, …), dont le but était de soumettre la modernité à un examen critique, tout en réévaluant dans une même perspective l’héritage juif Idem côté chrétien, comme en témoignent les débats actuels sur les nouvelles traductions de la Bible ! solution : un nouveau dialogue entre juifs et chrétiens cf tournant XVIII°-XIX° siècle dans le prolongement des Lumières : l’émancipation des juifs avait alors rendu possible une relecture de la Bible qui, gommant les différences, rapprochait juifs et chrétiens ! ce judéo-christianisme « dialogique » s’était montré capable d’intégrer les apports de la modernité

… non sans heurts (tradition contre-révolutionnaire d’un côté, réaction judaïque ou assimilations trop parfaites éloignant de la foi de l’autre côté)

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Epilogue : la prochaine planète (pp 456-479) topo sur l’accélération de la marche du monde, notamment un couplet sur les taux de croissance phénoménal des capacités informatiques ! tout cela brouille de + en + toute intelligibilité des sociétés humaines et du monde + prolifération d’un discours futuriste, dont le principal imaginaire est la technologie, et qui hésite sans cesse entre annonce du paradis et celle de l’apocalypse ! vulgate : toutes nos représentations du monde et nos croyances disqualifiées par l’irruption du

cyberespace, du virtuel et du numérique ! en fait, permanence des mêmes débats et contradictions, et mêmes questions fondatrices ex : la cyberculture reposant en termes nouveaux la question de l’universel, et la problématique de comment articuler le singulier et le général Car aucun outil ne fournit le sens et l’usage Retour sur le web : Une origine joyeusement anarchiste : par ses structures mêmes, le web se riait des contraintes et réglementations + une subversion : la (quasi) gratuité des échanges et services rendus + une promesse = la révolution de la communication et la fin de l’hégémonie du médiatique car fonctionnement du médiatique : de « l’un » vers le « tous », d’un centre souverain (station de radio ou de télé) vers une périphérie docile et consommatrice (les usagers) ! substitution à cet échange pyramidal et élitiste une communication de tous vers tous, une forme de

démocratie informationnelle directe sans limites spatiales ni temporelles = le «self média» Mais la révolution tourna court, avec logiques marchandes investissant le terrain + possibilités infinies de flicages et de filature virtuelles, reposant en termes presque identiques la vieille question de l’ordre et de la liberté + ignominies pédophiles ou négationnistes contribuant à faire aussi du web un nouveau vide-ordures planétaire que nul ne pouvait plus laisser sans régulation ! le cyberespace = redevenait ce qu’il était : un outil, prodigieux certes, mais un simple outil ! il ne remplaçait pas le monde réel, mais prolongeait simplement ce dernier en s’ajoutant à lui + conception du web par Bill Gates : un marché mondial, illimité, permettant d’offrir sans intermédiaires ni contraintes la totalités des biens et services disponibles sur la planète, et échappant à toute réglementation étatique = le « marché ultime » ! là aussi 2 idéologies, 2 projets contradictoires qui s’affrontent sur le terrain virtuel •••• Morale universelle et droit mondial lien entre le web et l’élaboration d’un « droit mondial » dans les 2 cas ce qui est en question : une déterritorialisation des activités humaines = fin irrémédiable d’une certaine idée de la souveraineté locale Mais le cyberespace = pas l’unification de la planète : demeurent différences, rivalités, inégalités, conflits Un non-espace qui est aussi l’espace du non-droit ! urgence démocratique Pb : pas de droit sans souveraineté … or les souverainetés deviennent théoriques dès qu’elles cessent d’être territorialisées => urgence d’une universalité minimale qu’un droit mondial viendrait consacrer et sanctionner