Japon: "Un archipel tourné vers le divin"
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chaque 9 septembre du calendrier lunaire, les
habitants des îles Amami célèbrent l’union de la
déesse de la mer avec le dieu du ciel. Au nord d’Ama-
mi-oshima, cette «yuta» (médium) utilise une feuille
de susuki pour se purifier avant la cérémonie.
On raconte que sur ces îles vit le «kuro usagi», un mystérieux lapin noir qualifié par les biologistes de «fossile vivant» tant ses origines remontent à des temps primitifs… Aux Amami, archipel tropical qui s’égraine au sud du pays, entre Okinawa
et Kyushu, la présence de cette créature archaïque n’a pourtant rien d’étrange. Le rongeur, bien réel, côtoie ici une litanie d’esprits et de divinités, fruits de croyances animistes antérieures au shintoïsme, la religion traditionnelle du Japon. Terre, mer, végétaux, animaux les racontent, et il convient de savoir les déchiffrer pour ne pas s’y perdre.
Sur AmamiOshima, la plus vaste des huit Amami, la forêt vierge couvre 95 % du territoire. On y pénètre muni d’un bâton pour frapper les hautes herbes et signaler sa présence au habu, le dieuserpent gardien des lieux. Le habu, cousin du crotale, peut mesurer deux mètres de long et il est doté d’un venin fatal dont l’évocation suffit souvent à dissuader les intrus. La luxuriance du paysage mérite toutefois de prendre le risque. Sur la côte
ouest, une mangrove de palétuviers et de fougères arborescentes borde l’île sur soixante et onze hectares. A l’ombre de ces arbres centenaires, des papillons multicolores butinent des tapis de mousse où se penchent les fruits du dragon et de la Passion. Un paradis tropical à jamais immortalisé par le peintre Tanaka Isson, Gauguin japonais qui élut domicile à Amami en 1958 et y mourut en 1977.
Autrefois, sur ces confettis qui appartenaient au royaume des Ryukyu, les morts étaient déposés dans la forêt sans enterrement ni crémation. La dépouille se dispersait aux quatre vents, jusqu’à ce qu’il ne reste que les os. On dit qu’ainsi l’âme, le «mabui», ne meurt jamais. Ces funérailles du vent, dites «fuso», furent bannies au début du XXe siècle pour cause d’hygiène. Mais au centre de l’île, en plein cœur de la forêt, les racines des banians dessinent un escalier qui conduit à un cercueil de corail. Pris dans les bras tentaculaires de l’arbre, il renferme le corps d’une prêtresse «noro». Symbole de la suprématie spirituelle des femmes sur les hommes dans la mythologie des îles Ryukyu,
Dans les 290 villages d’Amami, chaque parcelle est sacrée. Comme le montre le dessin ci-contre, les hameaux, toujours établis entre mer et montagne, sont traver-sés par le «kamimichi» (chemin des dieux).
Un archipel tourné vers le divinDans cet extrême sud du Japon subsistent des croyances vieilles de plusieurs millénaires. Pierres sacrées, dieu-serpent, arbres hantés… la nature tout entière est sanctuarisée. Et ici, ce sont les femmes qui jouent le rôle de guides spirituels.
t e x t e d ’ A l i s s A d e s c o t e s -t o y o s A k i – P h o t o s e t d e s s i n d e J u n k o yA m A n A k A
D.R.
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Le quotidien des villageois est encore rythmé par des fêtes religieuses et des incantations à la natureAu nord d’Amami-oshima, cinq femmes chamanes, les «noros» (à gauche), chantent face à sept villageois lors d’un «matsuri» (cérémonie) qui a pour but de remercier le dieu du riz pour l’abondance des récoltes. Au XIve siècle, les noros étaient considérées comme des guides spirituelles officielles dans la région.
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les noros étaient les guides spirituelles officielles du royaume des Ryukyu au XIVe siècle. Elles transmettaient leurs savoirs à une fille, sœur ou tante. Après l’annexion de l’archipel au Japon impérial en 1879, les noros perdirent leur pouvoir. Aujourd’hui, les descendantes de cette lignée exclusivement féminine n’officient presque plus mais font quelques apparitions à l’occasion des festivals locaux.
Les habitants des Amami restent très attachés à cette culture et perpétuent le lien entre animé et inanimé, vivants et morts. Tous les 9 septembre du calendrier lunaire, ils empruntent le «kamimichi», le «chemin des dieux» qui, dans chaque village, relie la mer à la montagne. Ils rejoignent la pierre sacrée, ou «gungin», représentation la plus ancienne des croyances animistes de la région. Cette pierre polie par la pluie et le vent abrite l’âme de la nature et joue le rôle de génie des lieux et de gardienne du village. Les hommes la remercient et la prient pour obtenir sa protection.
Dans les villages euxmêmes, l’espace reproduit la symbiose entre les deux mondes : au centre, le «ashage», une cabane, sert à honorer les dieux ; une deuxième pierre sacrée, nommée «ibiganashi», a, elle, pour fonction de protéger les récoltes. Enfin, une arène de sable, le «dohyo», plantée de quatre piliers par lesquels descendent les dieux, accueille les villageois lors des fêtes religieuses. La nature est par
tout présente et vénérée. Les jardins tropicaux des maisons les plus anciennes sont ceints d’un mur de corail, contre les marées, et bordés de guirlandes de coquillages censées protéger du mauvais œil. Sur la plage, un rocher surgi des flots, le «tachigami», constitue la troisième pierre sacrée, celle qui marque l’entrée du village par la mer. Le cimetière, avec vue sur mer, est entouré de banians dont les troncs sont habités, diton, par le «kenmun», créature velue dont la terrible odeur éloigne le bétail et protège des intrus.
A la pointe nord de l’île, dans son atelier, Asechisan calligraphie à la plume les caractères des anciens d’Amami. C’est un «yuta», un médium chargé de présider, chaque année, la grande cérémonie lors de laquelle la déesse de la lune s’unit au dieu du soleil, les deux divinités qui ont créé l’archipel. Selon la croyance locale, les dieux à l’origine du monde habitent un royaume situé de l’autre côté de la mer. «On peut oublier de s’incliner devant les dieux, mais pas devant l’eau ni le soleil», explique le yuta. Justement, en juillet dernier, le Japon tout entier s’est tourné vers Amami, traversée par une éclipse totale du soleil, la première dans le pays depuis quarantesix ans. Pour Asechisan, l’éclipse
Avec son tambour, le «yuta» (médium) appelle le dieu du ciel et prie le «gungin», la pierre sacrée de son village à laquelle est dédié cet autel. Les familles y dépo-sent des fruits, du saké ou du riz pour remercier la pierre.
La forêt, omniprésente, abrite des autels où trône la pierre protectrice de chaque village
«Il est un peu indécent d’observer ainsi l’union de deux jeunes époux»
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symbolise le mariage entre le soleil et la lune, union sacrée mais aussi signe de renouveau pour l’archipel et bénédiction pour les nombreux visiteurs. «Les gens fatigués venus de la ville sont ici enlacés dans les bras de l’îlemère et se régénèrent corps et âme», souffletil. Il ajoute en louchant sur les lunettes d’éclipse en carton : «Je comprends qu’on veuille assister au phénomène, mais je trouve un peu indécent d’observer ainsi l’union de jeunes époux !»
Des milliers de personnes se sont en effet rassemblées sur la plage à l’occasion du Total Eclipse Festival, un matsuri organisé par une agence de Tokyo qui a plus les allures d’une rave que d’une fête traditionnelle. La majorité des spectateurs sont des Japonais de Tokyo ou d’Osaka, même si, à leur tenue, on pourrait croire qu’ils arrivent tous d’un ashram. «La seule façon pour les gens de la ville de revendiquer leur amour de la nature, c’est de s’habiller baba cool», fait remarquer un chasseur d’éclipses allemand de près de deux mètres de haut. Il compte bien s’immerger dans la forêt d’Amami à la fin du festival, mais pas avant d’avoir assisté à l’éclipse «qui va le connecter à l’espace». Seule touche autochtone du programme, en préambule, le village de
Kasari présente le «hachigatsu odori», la «danse du mois d’août». Habillés d’un yukata bleu et blanc, une quarantaine de danseurs emplissent peu à peu l’espace, déambulant d’un pas nonchalant parmi des étals fluorescents. Au temps des plantations, il y a trois cents ans, cette danse marquait chaque année la fin de la récolte de canne à sucre, versée à l’Etat. Un enfer où les habitants d’Amami servaient d’esclaves au régime du Japon central et chantaient pour survivre. La danse dessine trois cercles et entraîne peu à peu les ravers, qui imitent les gestes et forment aussi une ronde, bras levés. Au centre, chanteurs et chanteuses de Kasari se font face en riant et s’interpellent en sifflant entre leurs doigts, mimant le travail de labour de la terre d’un pas énergique. Le public suit, encouragé à chaque pause par une tournée de shochu, un alcool de riz et de canne à sucre offert par les villageois. «Odolé odolé !» «Dansez !» Le rythme s’accélère, la danse devient une transe presque tribale.
Le lendemain matin, le ciel d’Amami n’offre aux noctambules qu’une éclipse voilée par les nuages. Les lunettes en carton, inutiles, jonchent le sable à côté des corps fatigués. Dépité, Asechisan avouera que «la vie avec la nature est une vie pleine d’imprévus et de mauvaises surprises». L
Alissa DescotesToyosaki
Ces ossements sur l’île de Tokuno-shima témoignent de l’époque où se pratiquait le «fuso», les funérailles du vent. Les dépouilles étaient abandon-nées sans cercueil dans la forêt et le vent les dispersait. Ce rituel a été interdit au début du XXe siècle.
Jusqu’au XXe siècle, les îliens n’enterraient pas leurs morts, afin que les âmes vivent à jamais
Tout commence par une danse traditionnelle et finit par une transe
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