ITINERAIRES D'ÉCRITURES EN MEDITERRANNEE

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    ITINERAIRES D'CRITURESEN MDITERR NE

    C'est un lieu commun que de dcrire la Mditerrane comme un des

    espaces privilgis de circulations, d'changes e t de rencontres entre civilisations

    diffrentes et complmentaires. Aussi convient-il peut-tre, plus que sur l'objet

    de cette description, de s'interroger sur la description elle-mme : les textes. La

    description sociologique est-elle un outil suffisant pour matriser l'essence mme

    de ce qu' prsent on y appelle volontiers des migrations comme si lesconnotations potiques de ce mot cherchaient rattraper un ((supplment

    d me > dont le discours scientifique ressentirait le manque fascinant? Ladescription littraire quant elle n'est-elle pas prisonnire de sa propre

    tradition, de ses propres fant6mes qui comme Ulysse errent d'une rive l'autrede ce confluent de paroles qu'est aussi la Mditerrane? Pour la Sociologie

    comme pour la Littrature

    -

    supposer qu'on puisse les sparer

    -

    l'exotisme,quels que soient le lieu d'origine et la direction de son regard, n'est -il pas l'une

    des sirnes les plus redoutables, par l'vidence mme de ses chants ? Inverse-

    ment, la Diffirence entre l'Autre et Moi, entre l objet et le Scripteur, entre ledire et ses lieux de ralisation, n'a-t-elle pas toujours t l'un des moteurs les

    plus puissants de toute criture comme de tout discours ?

    Ds lors les itinraires dcrits ici ne seront plus ceux que quantifient le

    dmographe ou l'agent de voyages, mais ceux-l mme des critures. Ecritures

    surgissant d'une rive de la Mditerrane pour en dcrire une autre et dont

    l'itinraire sera dans cette tension dsirante du sujet vers l'objet. Ecritures aussi

    produites d'un lieu pour en sduire un aut re (Or, le dsir et le meurtre ne sont-ils

    pas bien souvent les deux revers d'un mme mouvement ?). Ecritures dont le sujet

    comme l'objet s'installent dans le non-lieu ou l'errance de leurs scripteurs comme

    de leur lecture soudain prive des repres rassurants d'une localisation. Dires

    hagards qui dsignent d'autant plus l'absence qu'ils se sont faits absence pour

    mieux dsirer un lieu d tre. Et si le lieu d'tre du scripteur comme du lecteur,galement errants, n'taient en fin de compte que l'itinraire mme des critures

    comme des lectures ?Accepter de considrer l'criture comme un itinraire serait

    peut-tre alors la perspective de nouvelles modalits de la rencontre, dans la

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    perte assume de lieux emblmatiques dont la fixit n'tait que ptrification du

    dire ?

    Dans la littrature maghrbine d'expression franaise, 1982 marqued'abord un retour en force du roman, tant d'crivains anciens et bien connuscomme Mouloud Mammeri ou Driss Chraihi que de i gloires plus rcentescomme Rachid Boudjedra. Ahdellatif Laabi ou Mustapha Tlili, que de nouveaux-venus (ou presque). comme Rachid Mimouni, Leila Sebbar ou Rabah Belamri.Cette stratification pour l'Histoire littraire ne doit cependant tre prise ici que

    comme un subterfuge commode de prsentation, car on ne peut pas encore parler

    de gnrations ou de courants diffrents, et mme si on utilise l'expression pour

    sa facilit, aucune de ces gnrations n'a de vritable unit ".

    Un point commun entre la plupart de ces romans trs diffrents les uns

    des autres pourrait tre la mmoire. tout comme la drive, ou la rupture, qu'elle

    introduit par rapport aux discours idologiques, qu'ils soient ou non discours de

    pouvoir. C'est bien ce double thnie qui runit les deux romans trs forts de DrissChrabi, la Mre du Printemps, et de Mouloud Mammeri. la Traoerse, romansdont les auteurs sont tous deux. depuis Le Pass sirnple (1954) du premier, etLa Colline oublie (1952) du second, parmi les grands fondateurs de lalittrature maghrbine de langue franaise.

    Le premier chapitre de La Mre du Pnntenzps l ) ,ironiquement dat de l'an de grce chrtienne 1982 se prsente comme une suite, travers lepersonnage a-temporel de Raho Ait Yafelman, au truculent drapage de toutelogique d Etat (etiou policire) face la ralit du pays profond, que narrait Unenqute au pays l'anne prcdente. Si dans le roman prcdent les At Yafelman

    permettaient la mise en scne groteste de l'historicit d'un discours d Etat face

    ce que l'Anthropologie traditionnelle se plairait

    nommer leur proprea-historicit, c'est bien de leur Histoire qu'il va s'agir ici. Celle de leur conqute,treize sifcles plus tt, par un autre discours arm : celui de l Islam. Maisprcisment, s'agit-il d'une vraie conqute ? Le roman est plac sous le signed'une phrase du Prophte lui-mme, L Islam redeviendra l'tranger qu'il acommenc par tre et ddi la fois cet Islam et aux Fils de la Terre, lesBerbres n a toutes les ~iiinoritsdu monde >icomme la lumire et l'eau dont le manque ou l'abondance expliquent selon lui toute la biographie de

    l'auteur. Et de fait, c'est plutt d'une nouvelle juxtaposition de dires qu'il s'agit.

    L'pope de l'islamisation des Berbres par Sidi Oqba est dite ici avec un souffleC i aussi pour l s ouvrages cits. la rubrique IittGrature maghrbine d'expression francaire

    de Jcan DWBlX dans la Bibliographie critique du prsent volume.NDLR.(1) Paris. Le Seuil. Driss Chrabi est biarocain

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    potique qui n'appartient qu' Driss Chrabi, et dont la rsonnance potique

    rappelle parfois celle de Succession ouverte (1962). Mais en mme temps que cettebrutale beaut d'un dire de la foi se droule celle, non moins brutale, du direde la terre, de l'eau, du soleil, dont Azwaw le chef berbre incarne la vitalitpaenne. Et meme si les Berbres se ra llient la nouvelle foi, ce sera pour mieuxla subvertir, car le temps de la Terre finit toujours par avoir raison de celui de

    l'Histoire par lequel, mme s'il se rclame de l'ternit d'Allah, ce discours de

    la foi commc celui de l'Histoire est eniprisonn.La Trauerse(2), de Mouloud Mammeri, n'a pas un souffle de cette

    ainpleur. Certes, il s'agit bien une fois de plus du drapage des divers discoursidologiques devant l'vidence premire du dsert atavique que traversent ungroupe de personnages en qute d'un Graal mal dfini, mais en tout cas diffrent

    pour chacun d'eux. Dsert atavique qui les prend tous, d'une manire oud'une autre, au pige de sa folie, c'est--dire de la confusion des valeurs

    drisoirement historiques partir desquelles ils avaient chacun entrepris le

    voyage. Car le bout de ce voyage est la fuite (celle de Serge le progressiste >et d Ainalia en France), l'garement (celui de Boualem le Frre musulnian), oula mort: celle de Mourad, hros central en rupture d'idologie ds le dbut duroman, et qui rejoindra au dernier moment les vieillards du village d'origine dansiin ensevelissement conimun, seul lieu, somme toute, de l'tre. Mais lieu dceptif,car cette mort elle-mme n'a aucun sens. Et c'est peut-tre l que se saisira lemieux le malaise du lecteur devant un livre dont le projet, alors, s eston~pe,sedilue dans un jeu trop explicite sur le sens dans l'absence de sens. Jeu dont

    l'intrt est en grande partie qu'il reprend la fin d'autres romans de Mailitneri,qui eux aussi aboutissent cette manifestation courageuse de l'absence du sens

    alors qu'il serait si facile de se rfugier dans telle ou telle idologie. Mais cette

    auto-citation n est pas l'avantage du dernier roman. La fin de la Colline oublie6tait mlodieux enchantement tragique. Celle de L Opiun: el le Bton (1965),toujours mlodieuse, tait dj quelque peu complaisante. Celle dc La 7 rauerse.o pouriant reviennent les personnages du premier roman dans le dlire duMourad, comparable celui du Menach, est bavarde. L'absence de sens ne sedit pas : elle se manifeste. Pourtant ce n'est l qu'un reproche mineur. car lesdeux projets quelque peu contradictoires du roman rpondent une mme

    ncessit, que le texte sait imposer : La condamnation politique du musellement

    actuel de l'expression en Algrie (et pas seulement par le pouvoir...), est

    courageuse, mme si je lui prfre la forme plus ramasse et allgorique quel'auteur avait su lui donner quelques annes plus tt dans une nouvelle: Lameute (3 ) .Mammeri sai t nommer un chat un chat et les idologies-paravents par

    leur nom : les vnements rcents que l'on connat ne l'ont-ils pas plac en bonne

    position pour en parler ? Et si la force corrosive du dsert sur toute les idologieshistoriques apparat ici comme une sorte de revanche la mort du village sous

    le poids de l'Histoire que chante toute l'uvre de Mammeri, qui s'en plaindra?

    (2) Paris.Plon MouloudMammeri est Algrien. Sur e roman voir aussi l'articlede J.C. VATIX our une sociologie poliLique des nouveaux dsenchantements dans le prsent volume.

    (3) urope (Paris). u 667.668 juillet aot 1976.

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    L'historien de la littrature maghrbine de langue franaise, enfin, ne serapas sans souligner cette irruption du dsert et de sa fascination originelle dans

    bien des romans auxquels il donne depuis peu une force nouvelle 1981 ne nousavait-il pas dj donn une remonte vers la mmoire dsertique avec La Prire

    de l'absent de Tahar Ben Jelloun, roman lui-mme comparable, sur la mme

    tranie historique, I serl, de J .M.G.Le Clezio, paru en 1980 ? Le dsert, thmede choix de la posie arabe, se trouvait jusqu'ici plus souvent comme objet defascination dans des romans 6crits par les europens que dans des romansiiiaghrbbins de langue franaise. Le ?lfuezr inde Mourad Bourboune (1968) taitun des rares textes dans lesquels ce thme faisait irruption avec un force

    quivalente celle de ces romans rcents:

    est-ce un hasard si I'Episode dugravissen~eiitde la mosque. qui constitue un des sommets de ce ronian capital,

    se retrouve sous une forme analogue la fin de La Mre d u Prinlemps ?Et c'estdans un autre roman tout aussi capital, de Mohammed Dib cette fois, Le nilatrede Chasse (1973), qu'on trouvera peut-tre une droute froce de l'idologieconfronte l'ge du sable (ti tre initial de ce roman) comparable celle des

    romans de Chrabi ou de Mammeri. Avec en plus une rflexion sur le rapportentre dsert ct parole particulirement riche.

    Le titre de Gloire de s sables 4), dernier roman de Mustapha Tlili, que songe permet de iclasser dans un deuxime gnration d'crivains, reprendune thmatique du sable comme symbole d'identit, mais pour revenir uneproblmatique de l'acculturation que l'on croyait oublie. A l'acculturation du

    tiers-mondain par l'occident, le sable, ici associ l'Histoire loin d'en tre la

    droute, est la rponse par l a Diffrence et l'action. Cependant d'o crit (et pas

    seulement gographiquement) cet a exil trop bien intgr Manhattan pourdire cette nostalgie curieusetnent date ? Ce qu'il faut bien rappeler de l'auto-complaisance un peu bavarde apparat ici d'autant plus anachronique que d'unroman l'autre, de n Rage aux tripes (1975) le ruit dort (1978) et Gloiredes sa bles , elle semble davantage aller au-devant d'un discours tiers-mondiste

    amricain que d'une lecture maghrbine actuelle. On se met penser en lisant

    Tlili cet attendrissement sur soit alors que le monde autour de lui setransformait, qui a conduit Malek Haddad au silence...

    De tout ailleurs nous parle Le Chenlindes Ordalies 5), Abdellatif Laabi,rcit de la sortie de prison de l'auteur en 1980. On sait que les 8 ans 112 de

    dtention de Laabi, ainsi que les tortures qu'il y a subies et qu'il narre ici avec

    une niouvante discrtion, l'ont fait considrer, avec son ami Abraham Serfaty

    et quelques autres, comme une sorte de symbole de la rsistance d'extrme-gauche au Maroc. C'est bien pourquoi on ne peut s'empcher, passs l'intrt

    rfrentiel et la valeur incontestable de tmoignage de l'ouvrage, d'prouver

    (4) Paris. Gallimard.Mustapha n l est Tunisien5) Paris Denol

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    progressivement un certain malaise. On ne s'attendait pas en effet, btie sur une

    telle exprience, une criture aussi anodine. Ecriture souvent emptre, par

    exemple, dans un fonctionnement mtaphorique rptitif et fig lorsqu'il renvoie

    l'muvre passee de l'auteur (ainsi. lorsqu'il martle des expressions comme lergne de barbarie ou la citadelle d'exil ,banali se par leur usage fig comnienoms communs) ou natif lorsqu'a un problme se pose en termes shakespea -riens ou que se tissent des ((dilemmes sartriens . Mais peut-on parler demaladresse d'criture lorsqu'on sait que l'essentiel, ici, est d'abord que le textesoit? Tu ne cesses en fait de rdiger le mme livre, de revenir la charge, dehanter de tes alles e t venues le mme itinraire de violence, de scalp, de visions,

    de passions connues ou inconnues, de vrits niarques au fer rouge de l'errance

    et du bouleversement d'tre conclut l'au teur: soyons de ceux qui peuventencore entendre le cri de l'homme !

    Le r0ma.n le plus fort de cette 2 ggnration > est indniablement LeUmantlenieiit (6),de Rachid Boudjedra, mme si sa juxtaposition avec le textede Lnabi peut faire sourire ceux qui considrent l'crivain algrien,

    prsentbien install dans son pays et en France, comme u n de ces crivains fonc-

    tionnaires pour lesquels un livre est une simple unit dans un contrat qui leslie l'establishment du commerce de l'crit que fustige prcisment le potemarocain. Mais la diffrence entre le texte de Laabi et celui de Boudjedra

    pourrait rsider dans une sorte de renversement de la fortnule : le fonction-naire de l'crit cst devenu crivain. Jamais en effet, sauf dans L'insolation,Boudjedra n'avait autant matris i'claternent et l'ampleur la fois de soncriture, enfin devenue personnelle. Et ce n'est pas un hasard si ce roman renvoie

    constamment, par-del les exercices d'allgeance une double lecture par la

    gauche franaise et le pouvoir algrien que pouvaient reprsenter des romans

    comme Topographie idale pour une agression caracl~ise 1975), aux premiersromans de l'auteur : La Rpl~diation(1969) et L'insolation (1972). La questionque pose Le Drnantlentent, en mme temps qu'il critique le pouvoir en placeou la rvolution avorte, n'est-elle pas plus subtilement celle de l'criture ou

    encore celle de i'Histoire et de l'impossibilit de la dire ?Ds lors cette interrogatiori sur la mmoire et la drive qu'elle reprsente

    pour tous les discours idologiques. interrogation par laquelle le roman deBoudjedra rejoint ceux de Chrabi (7) et de Mammeri, va tre ici irruption de

    l'Histoire dans toute son paisseur. Irruption de l'Histoire insparable de la fuite

    qu'elle oppose toute tentative de la dire. La mmoire du maquis, c'est--dire

    de l'origine historique de l'identit nationale comme du discours d'Etat quivoudrait en rendre compte, tait dans La Rpudiation l'objet interdit d'une

    narration dlirante qui faisait progressivement vaciller les bases d'un pouvoir

    amnsique en exhumant les prmisses du souvenir enfoui. L'amnsie du pouvoir,ou la rcupration de l'Histoire par les dires usurpateurs de i'Etat et de l'Islamsont les mmes dans Le Dmantlement. Mais le dlire du narrateur des premiers

    G) Paris Denol.7 ) biais La f p u d i ~ i i o nne pouvait-il p s dj tre lu onime une noprise partielle du Pass

    sinipi de Driss Chrabi ?

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    romans n'est plus de mise : la ralit n'est-elle pas assez dlirante elle qui rduit

    la marginalit l'ancien maquisard Tahar El Ghomri, lequel n'a pour seule pice

    d'identit, dans un pays o i'on existe pas sans papiers, que cette photo prte

    s'effacer de ses compagnons de lutte, tous morts ou disparus? Cette

    marginalit, qui est aussi celle du parti communiste interdit et nanmoins intgrfcoinme I'auteur lui-mme, rejoint certes le dlire des premiers romans, aveclesquels la maladie du personnage comme sa manie d'crire renforcent le

    parallle. Mais le retournement est introduit par la confrontation du hros avec

    Selma,jeune fille de 26 ans et d'aujourd'hui dont l exigeance de lucidit interdittoute Cuite. la fois dans le dlire, et dans les explications idologiques desdmissions et contradictions passes : dans sa qute de la ralit de l'Histoirehors de tout camouflage, la couleur des yeux d'un combattant mort n'a-t-elle pas

    autan t d'importance que les explications historiques a posteriori ?Or, Selma,qui apporte Tahar un coq galement prsent dans L insolation, porte le mmeprnom que la mre du Scribe dans le roman de 1972. Parmi les discours de fuitede la gnration du maquis, celle de Tahar mais aussi de I'auteur, le dlire des

    premiers romans n'tait-il pas fuite aussi, en mme temps que dnonciationefficace ? Cependant l'criture du Dmantlement est loin de revenir un

    ralisme linaire pig que Boudjedra n'a jamais pratiqu. Mais dans sa

    rflexion sur elle-mme, cette criture manifeste certainement sa plus grande

    niaturit, et nous l'impose conime une vidence.

    Aussi i'on ne peut que s'interroger sur l'utilit de prsenter le roman

    comme (( tradui t de l'arabe par I'auteur Et nombreuses en effet sont les voixqui crient ici la palinodie. Car non seulement le texte arabe est paru aprs le

    texte en franais, ce qui ne constitue pas en soi une preuve, mais surtout

    l'criture arabe en apparait certains arabisants comme issue de scripteursdiffrents dans leurs niveaux et pratiques du langage. En tout cas le texte

    franais est loin d'apparatre comme une traduction. Je me garderai bien de meprononcer dans un dbat qui n'a, la limite, pas plus de sens en lui-mme quele fai t de se livrer un jeu aussi gratuit s'il est vrai, pervers s'il ne I'est pas...

    La rvlation romanesque de l'anne, pour une grande partie de lapresse franaise, est Le Fleuve dtoum(8), premier roman publi en France parun jeune crivain algrien, Rachid Mimouni. La critique franaise s'est extasiesur la violence et la nouveaut d'une criture qui est, certes, une condamnation

    sans appel de la confiscation de la mmoire en Algrie. ct nous blouit ds lespremires pages par sa virtuosit. De fait, le roman comme son message sont

    d'une trPs grande force, et I'auteur a fait un travail remarquable sur son cri ture.Dj son premier roman, Le Prinien~psn'en sera que plus beau (9) se dmarquaitde la mdiocrit rptitive de la plupart des romans publis jusqu'ici la

    S.N.E.D. par un travail louable sur l'expression, o l'influence de Kateb Yacine

    6)Paris. I nffont9)Algrr SNIil). 1978.

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    tait prpondrante. Mais l'lve, alors, tait trop appliqu, ce qui le conduisait

    parfois la limite du ridicule dans l'invraisemblance des situat ions et le

    plaqu des formulations. La situation de dpart du Fleuue dtourn (le campo l'administration entreprend une vaste opration d'masculation car les

    spermatozodes sont subversifs , l'clatement de la trame narrative, l'absencede nomination du pays comme d'identit du narrateur, doivent beaucoup au

    Polygone toil, dont on retrouve la subversion carnavalesque alors que lepremier roman tentait d imiter la veine pique de Nedjma. Mais le modle, cettefois, est en grande partie domin, et la dnonciation quant elle est bien plus

    explicite que celle de Kateb. Trop ? C'est peut-tre en effet la faiblesse d'un

    roman qui, aprs le feu d'artifice du dbut. languit quelque peu. La force

    corrosive du Pohgone toil, ou encore du Muezzin de Mourad Bourboune (10).leur venait d'un jeu toujours renouvell avec l'allgorique, ce qui ne les

    empchait pas en mme temps de nommer leur cible. Le carnaval, pour tre

    efficace, suppose la complicit d'un lecteur qui il est propos un simulacre de

    dchiffrement, de dcodage de l'allgorie. Ici, il devient tmoignage explicite sans

    pour autant abandonner un noyau narratif carnavalesque dont ds lors on ne

    peroit plus la ncessit. Mais ce n'est l qu'une petite faiblesse d'un texte quivaut surtout par sa conviction, mme si elle est un peu applique. Texte qui

    annonce un crivain dont il faudra tenir compte.

    C'est encore la mmoire qui sous-tend l'criture d'un autre nouveau-venu,

    Rabah Belamri. Curieusement, si Le Fleuue dtourn ou Le Dn~antlementpeuvent tre lus conime la narra tion dans une criture actuelle des tribulationsd'un personnage-mmoire qui le prsent est refus (schma qui tai t dj celui

    du Muezzin de Bourboune ou de La Danse du Roi de Dib ds 1968), on al'impression en lisant Le Soleil sous le tamis 11) que l'criture est contemporainedes souvenirs qu'elle dcrit. Il n'est probablement pas indiffrent que Belamrisoit pass comme Feraoun, mais bien aprs lui, par 1 Ecole Normale deBouzaia : son livre renoue aprs une longue clipse interrompue furtivementcn 1979 par e Village des asphodles(l2) d'Ali Boumahdi, avec la tradition duroman ethnographique qui semblait s'tre teinte avec la mort de l'auteur du Fils

    du pauure, en 1962. Ici, la description, souvent humoristique mais linaire, estreine, comme est roi aussi le schma autobiographique qui a servi en grandepartie de modle gnrateur au dveloppement des premiers textes maghrbins

    de langue franaise dans les annes 1950. La prodigieuse et parfois tonitruante

    rvolution de l'criture maghrbine dans les trente dernires annes est pour

    ainsi dire mise entre parenthses pour un retour aux sources qui permettra

    peut-tre un bilan ? Cet anachronisme apparent n'est donc qu'une autre modalit

    du dialogue avec une mmoire, textuelle autant que rfrentielle. Dialogue

    double dont les deux directions des proccupations non-romanesques de l'auteur

    rendent compte : travaux universitaires sur Louis Bertrand e t Jean Snac d'unepart, collation et publication de contes populaires algriens de l autre.

    10) Paris. Christian Bourgeois, 1968(II)Paris. Publisud12) Paris. I afont

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    Paradoxalement la mmoire d'identit se manifeste par son absence mme

    dans Shrazade, 17 ans, brune, fnse, les yeux verts, 13)deuxime roman deLela Sebbar consacr comme le premier aux femmes immigres, dont l'auteur

    s'occupe aussi comme journaliste et sociologue. Et l aussi la mmoire dsirese manifeste par un voyage : le dpart de Shraznde vers l Algrie mythique avecPierrot, la fin du roman. Mais un voyage avort : au pays de Loire qui rappelle

    Jeanne d'Arc, Pierrot meurt dans la voiture carbonise, cependant qu'on ne sait

    ce que devient Shrazade. Par les rcits des mres, dont Falima ou lesAlgriennes au square (1981)disait les conversations entendues dans son enfancede bidonvilles par Dalila avant son propre dpart, le pays tait encore prsent.

    L o Fatimaou les algriennes au square tait enchanement de conversations,paroles fminines manifestant drisoirement une continuit dans l exil, Shra-zade... est tout rcits, en une suite de chapitres brefs qui narrent la quotidiennetmarginale des jeunes immigrs de la 2' gnration. Rcits-vrit, document

    sociologique :on hsite parler de roman, au sens littraire du terme. Pourtantles marginaux (pas seulement maghrbins :i l est intressant que Pierrot cherche

    autant une Jeanne d'Arc mythique que Shrazade une Algrie mythique)

    trouvent ici une voix, qui veille une coute. En 1983 leurs textes seront plus

    nombreux.

    En posie, alors que les annes prcdentes voyaient surtout se multiplierles plaquettes de jeunes potes plus ou moins inconnus, on note des recueils. trs

    diffrents les uns des autres, d'crivains importants et connus.

    Ainsi Malek Alloula publie en France son second recueil : Rveurs/Spultu-res (14). Depuis Villes et autres lieux (1979),dans lequel on retrouvait avec plaisirVilles, publi en 1969 par Abdellatif Laabi dans sa collection Atlantes, Malek

    Alloula ne cesse de raffermir une criture exigeante. On trouve une exigeance

    comparable dans Le Silence s'est dj lu de J . E . Bencheikh (15). La qualitsouveraine des textes de ce recueil, ne manquera -t-on pas de souligner cependant

    avec malice, ne vient-elle pas contredire quelque peu certaines dclarations de

    l'crivain sur la littrature maghrbine de langue franaise comme ((scnevidepeuple par des ombres (16) ?

    Cependant, si les dclarations de J.E. Bencheikh sur Mnioire de l'Ab-sent (17)qui est probablenient le plus beau texte de Nabile Fars, pouvaient dansI article cit ci-dessus paratre comme une provocation (dont son auteur taitcertes conscient), on ne peut que se souvenir en lisant L Etat perdu, prcd dudiscours pralique de l'immigr IN), du reproche fait alors Fars dans cet article

    131 Paris. Stock.141 Paris. Sindbad.15) Rnbnt SWER 1981. mais diffus en 1982.(16) Les T r a ~ p s odenws(Paris).No 375bis. oet 1877.p. 372.( 1 7 ) Paris. Le Seuil. 1974. Voirmon r r dans I ;L;IN 2974 pp.963-912.18 ) Marseille. Actes Sud.

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    de rompre dlibrment tout contact: ((L crit peut se refuser n'tre qu'unsens, j'en suis largement convaincu; il ne peut se rduire n'tre qu'un

    graphisme. Ou alors que l'auteur consente nous apprendre le secret signifiant

    de cette graphologie natre. Je me sens pour ma part exclu de ce dialogue

    crivantlcriture. J'en devine la lutte tragique, je puis tre saisi par lesconvulsions du texte, comprendre qu'il n'a plus de centre, qu'il se disperse ennuds multiples, en constellations dsaxes essayant d'inventer ou de dcouvrirles mouvements profonds d'originels tourments. Ce que je ne puis admettre, c'est

    d'abord le procd d'cole; c'est ensuite le refus de la signification ou l'impuis-

    sance en prendre la responsabilit. Car enfin il y a dans ce livre une trange

    fiiite en avant. Il semble bien qu'il y ait dans l'uvre de Fars une sorte derupture, que signalait encore de faon niouvante et musicale L xil et le dsarroi(1976) que manifeste depuis, dans La Mort d e Salah Baye (1980) et surtout L'Etatperdu... une parole qui exhibe sa propre mort. Toute i'uvre du pote jusqu'L'Exil et le dsarroi est, certes, refus obstin du sens univoque de tout discours

    idologique en ce que ce dernier est ncessairement mort du lieu, du corps etdu chant, mais le chant, dans son clatement mme, y tire sa force de ce refus.

    Depuis L'Exil el le dsarroi, le chant est mort comme le lieu. Pour risquer unmauvais jeu de mots, j avancerai que l Etat perdu... dans ce Discours pratique del'immigr qu'aucun immigr ne lira, est aussi celui du chantre : sa parole (19) .

    Quel bonheur, alors, de se replonger avec Hedi Bouraoui dans la gnrosit

    et l'vidence du sens ! Evidence trop grande, diront certains, qui reprocheront

    Bouraoui son humanisme, tout comme un tiers-mondisme un peu dpasss l'unet l'autre depuis Fanon. Ou encore la trop grande transparence, la limite de

    la facilit, de telle formulation, de tel jeu sur le langage partir d'un sens

    prexistant. Et pourtant cette posie de la rencontre des cultures n'est -elle pasplus que jamais d'actualit ?D'ailleurs les deux recueils que ce pote prolixe nous

    donne en 1982 sont trs diffrents l'un de l'autre, mme si tous deux naissentde la rencontre, qui semble bien tre l'un des thmes majeurs de toute oeuvre

    du pote. Rencontre entre la Bulgarie, le Maghreb et le Canada dans Vers ell'Envers 20),qui est aussi rencontre entre des critures que ce saut dans l'espacerend diffrentes (Pomes, rcits, fragments, sentences, etc), et des dessins de

    divers peintres bulgares qui font aussi de ce recueil -objet une sorte de galerie

    picturale rpondant harmonieusement aux textes. Rencontre, encore, de cultures

    multiples et diffrentes dans Ignescent (21),dont le titre annonce le programmede destruction par la rvolte fraternelle, en mme temps que de construction par

    le feu :l'amour, le mot, perptuellement recomposs pour un sens neuf, rencontre

    nouvelle.

    La place manque pour parler de tout le monde. Rendons donc hommage

    Salah Garmadi aprs sa tragique disparition en signant son dernier recueil :

    Avec ou sans (22). Signalons aussi, alors qu'une partie de cette chronique sera

    19) Article cit. pp. 376 371.(20) Toronto.ECW Press.(21) Paris. Siles.(22) Tunis. CERES-Productions

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    858CH.

    BON

    N

    consacre dans 1 A.A.N. 963 Jean Snac, le retour de deux des meilleurs potesqu'avait permis de connaitre sa clbre Anthologie de la jeune posie alg -

    rienne (23).Youcef Sebti publie enfin le long, violent mais beau texte qui circulait

    depuis plus de dix ans, l Enfer el la folie(24) cependant que Hamid Skif, dansun genre beaucoup plus retenu mais non moins efficace, nous donne ses Pomes

    d El Asnarn et d'autres lieux (25).En posie toujours, il faut saluer le trs beau travail que continue mener

    l'quipe d'universitaires que dirige Padoue Giuliana Toso-Rodinis. Cette fois

    on nous livre l'anthologie la plus importante que la posie maghrbine de langue

    franaise ait connue jusqu'ici, anthologie qui fait suite au recueil d'articles publi

    sous le mme titre, Le Rose del deserto chez le mme diteur (Patron) en1978 (26). Aprs une introduction d'ensemble de Majid El Houssi, on trouverasuccessivement des textes (prcds d'une brve introduction chaque auteur)

    de Jean Amrouche, Emmanuel Robls, Mostefa Lacheraf, Albert Memmi, ClaudeBenady, Mohammed Dib, Jean Snac, Malek Haddad, Kateb Yacine (Avecl'interversion malheureuse du nom et du prnom de l'crivain), Anna Grki,Henri Kra, Hedi Bouraoui, Majid El Houssi, Malek Alloula, MohammedKhar-Eddine, Abdellatif Laabi, Rachid Bey, Hamid Tibouchi et Tahar Djaout.

    II y a au moins un absent de taille :Tahar Ben Jelloun (Dans une note liminaire,

    Giuliana Toso-Rodinis s'en explique). Et si Abdellatif Laabi es t prsent, d'autrespotes de Souffles auraient pu compenser la place injustement rduite du Maroc

    dans cet ensemble. L'entreprise n'en est pas moins for t utile.

    Le renouvellement de la littrature maghrbine de langue franaise auquel

    on assiste, es t servi galement par une diversification de l'dition. Certes, Le

    Seuil, Denol et Plon publient toujours les titres les plus importants. Mais auMaghreb mme la SNED et I OPU pour l'Algrie, la SMER pour le Maroc,entreprennent de faire une sorte de contrepoint ce monopole de trois grandes

    maisons d'dition franaises. Et en France mme, ce monopole s'effrite, puisque

    Rachid Mimouni est publi chez Laffont, Leila Sebbar chez Stock, Malek Alloulachez Sindbad. Enfin, de nouveaux diteurs surgissent: Actes Sud Marseille,

    Publisud Paris, qui dispute l'Harmattan le rle de carrefour tiers-mondistcqui tait jadis celui de Maspro. Mme si la dpendance de Publisud par rapport

    ses bailleurs de fonds algriens (essentiellement I OPU) est parfois pesante,l'initiative n'en est pas moins des plus prometteuses et le nombre des textes

    publis (plus que leur qualit?) est impressionnant.

    ?3) Paris. Saint-Germain des prs. 95(24) Alger. SNED.

    26) Oran, CDSH.26)Voir mon c.r. dans I AAN 1978

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    Des monographies sur les crivains maghrbins commencent paratre.

    Ainsi celle de Marie-Hlne Chze sur Mouloud Feraoun(27) . Au Qubec, leMouloud Maamrneri de Mildred Mortimer chez Naaman constitue le second titremaghrbin d'une collection un peu lente dmarrer

    Sur le plan de la recherche universitaire, il faut signaler d'abord ladiffiision commerciale L'Harmattan de la premire thse de Doctorat d Etatsur la littrature maghrbine de langue franaise. celle de Jacqueline Arnaud

    (Recherches sur la litlralure maghrbine de langue franaise. Le cas de K a t e bYacine, 1172 p.), dont j'avais rendu compte dans V N 1976 Cette thse restela rfrence essentielle, particulirement en ce qui concerne Kateb Yacine.

    Signalons aussi la publication en arabe I OPU d'Alger de la thse dj ancienned Ada Bamya et celle chez Naaman (Qubec), de la thse d'Anne-Marie Nisbetsur Le personnage fminin, dont j'avais rendu compte dans YAAN 1980.

    Deux autres thses d Etat ont galement t soutenues en 1982 : celle deChristiane Achour et la mienne (28).

    Les thses de 3' cycle sont galement de plus en plus nombreuses mmesi leur qualit est ingale. On attendra cependant I AAN 83 pour rendre comptede l'tat de l a recherche sur les littratures maghrbines. Celle-ci a pris en effet

    une iniportance considrable, au point que certains disent avec malice que plus

    d'un texte littraire s'crit en fonction de cette critique, somme toute prvisible.

    La publication imminente par Jacqueline Armand d'un rpertoire international

    presque exhaustif de ces recherches nous donnera dans le prochain NI'occasion d'une prsentation synthtique de I ensemble de ces travaux.

    Charles BUXN*

    27) Paris. Le Seuil.(28) CHOCI Christiane). Longue fmnoise el coloniolisnte en Algrie. De fhbicdoire Ioprodu clion lillmirir. Paris-III. 6 12 p. dactyl. BOXK (Charles).Le ronian olcnen eonlenipomin de langurf mn p i s e , E . ~p a c e s r Inoncialion el produciiuit des rcits. Borde aua.lll. 1428 p. dactyl.Universit Jean Moulin, Lyon.