Itinéraire d'un Juif errant

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L'HISTOIRE N°SPECIAL 74 AVENUE DU MAINE 75014 PARIS - 01 44 10 10 10 MARS 12 Mensuel Surface approx. (cm²) : 1801 N° de page : 96-99 Page 1/4 SORBONNE2 4578731300509/GST/OTO/2 Eléments de recherche : PUPS ou Presses de l'Université de Paris Sorbonne : toutes citations IECHERCHE1LE Abraham Ibn Ezra Itinéraire d'un Juif errant Spinoza faisait de lui un précurseur de la critique biblique. L'itinéraire d'Ibn Ezra renouvelle notre regard sur le rapport des intellectuels juifs avec la Bible au Moyen Age. Par Jean-Christophe Attias Décryptage Spécialiste de l'exégèse juive de la Bible, Jean-Christophe Attias fréquente assidûment depuis plus de vingt-cinq ans les textes de la tradition rabbmique, les grands classiques juifs médiévaux et modernes, ainsi qu'une abondante littérature secondaire contemporaine. Son tout dernier livre - Les Juifs et la Bible (Fayard 2012) - tente une sorte de bilan sur la place de la Bible dans la culture et l'imaginaire juifs. Une place mouvante au fil des siècles et selon les contextes, et globalement plus incertaine qu'on serait spontanément tenté de le croire braham Ibn Ezra ,ne jouit pas, Idans l'esprit du grand public, d'un prestige comparable à celui d'un Rachi (1040 1105), l'eminent com- mentateur champe- nois de la Bible et du Talmud, ou d'un Moïse Maimonide (1138- 1204), théologien- philosophe de premier plan et magistral codi- ficateur du droit juif. Son nom même est in- connu de la plupart. Il incarne pourtant de manière exemplaire la figure même de l'intel- lectuel juif médiéval, en mouvement, auda- cieux, et cependant toujours fi- dèle En un mot. d'une féconde ambiguïté. L'AUTEUR Jean-Christophe Attias est titulaire de la chaire de pensée juive médiévale à l'Ecole pratique des hautes études. Il a récemment dirige Les Sépharades et l'Europe, paru en janvier aux PWS, et son dernier ouvrage, Les Juifs et la Bible, paraît ce mois-ci chez Fayard. PREMIÈRE VIE : L'ESPAGNE Né en 1089 à Tudèle, alors sous domination musulmane, Ibn Ezra a grandi et vécu tm demi- siècle sur le sol d'une Espagne - Sefarad en hébreu - qui a donné au judaisme médiéval parmi les plus grands de ses poètes, de ses linguistes, de ses sa- vants, et de ses philosophes. Fier d'une origine qu'il se plaît à rappeler, il est conscient des devoirs qu'elle lui impose. L'Espagne n'est pourtant déjà plus, alors, le havre de paix re lative qu'elle a longtemps été pour les Juifs, pro pice à une floraison culturelle sans pareille, elle même stimulée par le contact avec un monde arabe musulman rayonnant qui s'est approprié, le traduisant, le commen tant et le prolongeant, le legs scientifique et philosophique de la Grèce antique. La Reconqmsta enregistre ses premiè- res grandes victoires avant la naissance d'Ibn Ezra En 1085, déjà, les chrétiens se sont emparés de Tolède En 1118, quand il a 29 ans, c'est Tudèle, sa ville na- tale, qui tombe. Du côté musulman, les Almoravides, venus d'Afrique du Nord, mènent la vie dure aux Juifs. Ceux de Lucène, grand centre d'érudition rab- binique, n'échappent à la conversion qu'avec le versement d'une importante somme d'argent Mais bientôt, dans les années 1140, ce seront les Almohades, musulmans plus zélés encore, qui ruineront toute vie juive dans le sud dè la Péninsule et au Maghreb. Ibn Ezra est lui-même l'auteur d'une élégie sur la persécution qui s'abat alors sur l'Espagne - Lucène, encore, Séville, Cordoue, Jaén, Almena, Majorque, Malaga - maîs aussi sur l'autre rive de la Méditerranée. « Hélas ! écrit-il, fondit sur Sefarad unfléau venu des deux [. .] Mes yeux, mes yeux ruissellent de larmes » Abraham Ibn Ezra est donc poète. Et c'est en Espagne qu'il produit l'essentiel dè son oeuvre poé- tique, profane et religieuse, en hébreu, comme c'est l'usage parmi les Juifs ibériques qui, s'ils ont adopté les modèles de la poésie arabe, ses genres, sa prosodie, écrivent cependant la leur dans la lan- gue de la Bible Ses autres oeuvres espagnoles, ré- digées en arabe, sont perdues. On sait seulement qu'elles couvraient les champs variés qu'il conti- nuerait de labourer en exil.

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L'HISTOIRE N°SPECIAL74 AVENUE DU MAINE75014 PARIS - 01 44 10 10 10

MARS 12Mensuel

Surface approx. (cm²) : 1801N° de page : 96-99

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IECHERCHE1LE

Abraham Ibn Ezra

Itinéraire d'unJuif errant

Spinoza faisait de lui un précurseur de la critique biblique.L'itinéraire d'Ibn Ezra renouvelle notre regard sur le rapport

des intellectuels juifs avec la Bible au Moyen Age.

Par Jean-Christophe Attias

DécryptageSpécialiste de l'exégèse juivede la Bible, Jean-ChristopheAttias fréquente assidûmentdepuis plus de vingt-cinq ansles textes de la traditionrabbmique, les grandsclassiques juifs médiévauxet modernes, ainsi qu'uneabondante littératuresecondaire contemporaine.Son tout dernier livre - LesJuifs et la Bible (Fayard2012) - tente une sortede bilan sur la place de laBible dans la culture etl'imaginaire juifs. Une placemouvante au fil des siècleset selon les contextes, etglobalement plus incertainequ'on serait spontanémenttenté de le croire

braham Ibn Ezra,ne jouit pas,Idans l'esprit du

grand public, d'unprestige comparable àcelui d'un Rachi (10401105), l'eminent com-mentateur champe-nois de la Bible et duTalmud, ou d'un MoïseMaimonide (1138-1204), théologien-philosophe de premierplan et magistral codi-ficateur du droit juif.Son nom même est in-connu de la plupart. Ilincarne pourtant demanière exemplaire lafigure même de l'intel-lectuel juif médiéval,en mouvement, auda-cieux, et cependant toujours fi-dèle En un mot. d'une fécondeambiguïté.

L'AUTEURJean-ChristopheAttias est titulairede la chairede pensée juivemédiévale àl'Ecole pratiquedes hautes études.Il a récemmentdirige LesSépharades etl'Europe, paruen janvier auxPWS, et sondernier ouvrage,Les Juifs et laBible, paraîtce mois-ci chezFayard.

PREMIÈRE VIE : L'ESPAGNENé en 1089 à Tudèle, alors sous domination

musulmane, Ibn Ezra a grandi et vécu tm demi-siècle sur le sol d'une Espagne - Sefarad en hébreu- qui a donné au judaisme médiéval parmi les plusgrands de ses poètes, de ses linguistes, de ses sa-vants, et de ses philosophes.

Fier d'une origine qu'il se plaît à rappeler, il estconscient des devoirs qu'elle lui impose. L'Espagnen'est pourtant déjà plus, alors, le havre de paix relative qu'elle a longtemps été pour les Juifs, propice à une floraison culturelle sans pareille, elle

même stimulée par le contact avec unmonde arabe musulman rayonnant quis'est approprié, le traduisant, le commentant et le prolongeant, le legs scientifiqueet philosophique de la Grèce antique.

La Reconqmsta enregistre ses premiè-res grandes victoires avant la naissanced'Ibn Ezra En 1085, déjà, les chrétiensse sont emparés de Tolède En 1118,quand il a 29 ans, c'est Tudèle, sa ville na-tale, qui tombe. Du côté musulman, lesAlmoravides, venus d'Afrique du Nord,mènent la vie dure aux Juifs. Ceux deLucène, grand centre d'érudition rab-binique, n'échappent à la conversionqu'avec le versement d'une importantesomme d'argent

Mais bientôt, dans les années 1140,ce seront les Almohades, musulmansplus zélés encore, qui ruineront toute viejuive dans le sud dè la Péninsule et auMaghreb. Ibn Ezra est lui-même l'auteur

d'une élégie sur la persécution qui s'abat alorssur l'Espagne - Lucène, encore, Séville, Cordoue,Jaén, Almena, Majorque, Malaga - maîs aussi surl'autre rive de la Méditerranée. « Hélas ! écrit-il,fondit sur Sefarad unfléau venu des deux [. .] Mesyeux, mes yeux ruissellent de larmes »

Abraham Ibn Ezra est donc poète. Et c'est enEspagne qu'il produit l'essentiel dè son œuvre poé-tique, profane et religieuse, en hébreu, commec'est l'usage parmi les Juifs ibériques qui, s'ils ontadopté les modèles de la poésie arabe, ses genres,sa prosodie, écrivent cependant la leur dans la lan-gue de la Bible Ses autres oeuvres espagnoles, ré-digées en arabe, sont perdues. On sait seulementqu'elles couvraient les champs variés qu'il conti-nuerait de labourer en exil.

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Philologie, sciences,philosophie... Il étaitrompu à toutes lesdisciplines des savantsjuifs de Sefarad

Car Ibn Ezra est aussi un intellectuel rompu a presque rou-tes les disciplines cultivées parles sav anis juifs de Sefarad exegese biblique, grammaire et phi-lologie, lexicographie, sciences,philosophie II en est toutefois deux ou il ne s'illustre pasII n est pas un talmudiste, il n estpas non plus medecin Et commeil n'a pas la tête politique (pourdevenir le conseiller d un puis-sant) ni les talents d'un hommed affaires, aucune des professions ordinairement dévoluesaux membres de sa classe socialene lui est ouverte II est donc unpoète professionnel, chantantles louanges des mecenes qui lenourrissent

Parmi les intellectuels juifsqu'il fréquente, une figure sedétache Judah Halevi (1075-1141), lui aussi natif de Tudèle,poète prolifique, et auteur d'unedefense et illustration du judaisme devenue célèbre, Ie LivreduKuzan En 1140, Halevi quittel'Espagne pour l'Egypte dans l'espoir d'atteindre ensuite la Terresainte Le fils d'Ibn Ezra, Isaac,lui aussi poète, accompagneHalevi, dont il est le secretaire, et peut-être le gendre Arrives ensemble en Egypte, les deux hommesse séparent Isaac Ibn Ezra rejoint bientôt Damas,et Bagdad, ou il finit par se convertir a l'islam

On ignore si Abraham eut jamais vent de l'apostasie de son fils Quoi qu'il en soit, il leur reste quel-que chose en commun ce goût du voyage EnEspagne même, Abraham Ibn Ezra s'est beaucoupdéplace, en zone chrétienne comme en zone musulmane On le trouve a Tolède, a Cordoue, a LuceneMaîs il a probablement visite aussi le Maghreb,jusqu'à Kairouan, apres être passe par Grenade

Vers 1140, a l'âge de SO ans, quand son filscede a l'appel de l'Orient, Ibn Ezra quitte lui aussidéfinitivement la Peninsule Maîs e est vers lenord et les terres de Chrétienté que lui se dirigeOn ne sait pas exactement ce qui le pousse au de-part, contexte politique et religieux menaçant,pauvrete, difficultés personnelles Une chose estsûre, cependant Ibn Ezra va jouer dans les communautes juives de l'Europe chrétienne qu'il vatraverser, un rôle essentiel celui d'un passeur etd un pédagogue, autant que d'un createur onginal, souvent audacieux

DEUXIEME VIE L'ERRANCEParti de Lucene, Ibn Ezra arrive a Rome ou il vit

jusqu'en 1145, annee de son depart pour LucquesEn 1146, il est a Mantoue, puis on le retrouve aVérone En 1147, il quitte l'Italie pour la Provence,

et s'installe à Beziers, et quelquetemps a Narbonne En 1152, ilest dans le nord de la France, seIon toute vraisemblance a RouenDe la, il se rend en Angleterre en1158 et vit a Londres

Le lieu exact de son decesreste entoure de mystere Des legendes, en un mouvement de re

tour vers le sud et l'onent, le font mourir en Italie,en Espagne, voire en Palestine II est plus probablement mort en Angleterre, en 1164

Ce long périple, qui dure un quart de siecle, metIbn Ezra en contact avec des communautés juivesauxquelles la culture - sepharade - dont il est leporteur est étrangère Sa réputation, certes, le precede Et il noue des rapports avec les savants loeaux, tel, entre autres, Rabbenu Tam (1100-1170),un petit fils de Rachi

II est pourtant un homme seul, sans ressources, d'une sante precaire Et il est lui même sansillusion sur son etoile « Le zodiaque a bouge le jour

Astronomesconversant sousle ciel etoile,manuscrit ««"breildu xv siecle,Italie du Nord.Passionne parI astronomieOm Feraaccordait aussiime grandeimportance aI astrologie

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Ci-contre débutdu commentairedu Fondementde la crainted'Ibn Ezrapar MardocheeKomtmo,Juif byzantindu xv" siecle

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MOTS CLES

PentateuqueLes cinq premiers livres de laBible (Genèse, Exode, Lévitique,Nombres, Deutéronome), dontla tradition juive attribue lapaternité à Moïse, et qui narrentl'histoire du monde et plusspécifiquement du peupled'Israël, de la Création à la mortde Moïse. Outre des récits, lePentateuque contient l'ensembledes prescriptions rituelles etjuridiques qui sont l'armaturede la religion biblique.

TalmudDe l'hébreu, littéralement« enseignement ». Cristallisationmonumentale de la traditionorale juive, dont il existedeux versions : le Talmud deJerusalem, fruit du travaildes académies de Palestine,compilé vers la fin du rv" siècle,et le Talmud de Babylone,définitivement mis en formea la fin du Ve siecle et dontl'autorité devait s'imposerdans tout le monde juif.

Selon Spinoza, il estle premier à mettreen doute Vidée queMoïse soit l'auteur duPentateuque

de ma naissance », écrit-il dans un poème où il semoque de lui-même « Si je tenais commerce debougies, explique-t-il, le soleil cesserait avec grandeconstance de s'obscurcir durant tout le cours de mavie . Vendrais-je des linceuls, l'humanité serait àl'abri de la mort, jusqu'aujour de la mienne »

Là où il arrive, Ibn Ezra doit se trouver des pro-tecteurs, des élevés II ne manque pas d'en atti-rer, et les œuvres qu'il produit leur sont destinéesComme il n'est pas assez riche pour en conser-ver l'original, lorsqu'il change de lieu de séjour, illui arrive de récrire une œuvre qu'il a déjà écriteà une étape antérieure II ne secontente pas alors de reproduirele texte qu'il a conserve en mé-moire, il le reprend, le complète,l'améliore, l'adapte au nouveaupublic auquel il s'adresse, le mo-dule au gré de révolution de sapropre pensée On a ainsi de luideux ensembles de commentai-res sur les mêmes livres bibli-ques, ou des versions différentes d'une même œu-vre scientifique

Ces écrits de l'errance, les seuls d'Ibn Ezra, avecsa poésie, qui aient été conserves, ont tous eté rédi-gés en hébreu Son lectorat, à la différence de celuide son Espagne natale, ignore l'arabe Or, Ibn Ezras'est donné pour mission de transplanter dans lescommunautés de l'Europe chrétienne et septen-trionale un bagage culturel juif oriental et anda-lou qu'il sait en danger, et peut-être en déclin, surle sol même d'une péninsule Ibérique livrée à descombats dont les Juifs sont les victimes collatéra-les Alors il traduit, il adapte, il invente même, enhébreu, une langue scientifique ad hoc. Il est ainsil'un des premiers acteurs de la progressive migra-tion de l'érudition sepharade du sud vers le nord,des terres musulmanes vers les terres chrétiennes,et de l'arabe vers l'hébreu

Ibn Ezra traite de grammaire hébraïque, d'arith-métique, d'astronomie. Il commente l'Écriture.D'inspiration néoplatonicienne, manifestant ungoût prononcé pour la numérologie, sa pensée estmarquée par un intérêt central pour l'astrologieSeul le peuple d'Israël, tant qu'il vit conformément

aux prescriptions de la Torah, est semble t-il enmesure, aux yeux d'Ibn Ezra, de se soustraire auxeffets des influences astrales

Ibn Ezra n'a toutefois pas produit de sommephilosophique, et son « système » ne s'est donc ja-mais exprimé que de manière fragmentaire, aufil, entre autres, de ses commentaires bibliques.Dans ces commentaires, s'il use d'une langue élé-gante, il s'exprime en outre souvent de manièreelliptique, laissant à ses lecteurs le soin de décou-vrir les « secrets » auxquels il ne fait qu'allusion,concluant tel propos émgmatique par une for-mule comme « Que celui qui est apte à compren-dre, comprenne ' »

Ses deux commentaires du Pentateuque, le pre-mier écrit à Lucques, le second à Rouen, s'ouvrentpar un discours dè la méthode présentant les qua-tre types d'approche du texte scnpturaire qu'IbnEzra rejette. Ses adversaires sont les allégonsteschrétiens, bien sûr, qui errent sur une « voie d'obs-curité et de ténèbres » ; maîs aussi les Karaites1, cesJuifs hérétiques qui contestent par principe tous lesenseignements de la tradition orale ; et encore lesexégètesjuifs orthodoxes eux-mêmes qui, perdantde vue le Texte qu'ils commentent, tantôt s'aban-donnent à des développements sans rapports aveclui, tantôt éloignent sans raison le lecteur d'une ap-préciation juste de son sens premier.

Car la cinquième voie exegé-tique, celle qu'Ibn Ezra entendsuivre, est bien celle du dévoile-ment de ce sens premier, gram-matical, et validé par un juge-ment sam De Dieu seul il auracrainte en son entreprise La ve-rité qu'il se propose dè mettre aujour ne fait en effet pas acceptionde personnes Elle lui concède

un droit d'inventaire et lui impose un devoir de cri-tique Et de fait, ses commentaires regorgent de réferences à ses prédécesseurs, il les cite, les réfute etles raille, ne résistant jamais au plaisir d'un jeu demots, y compris aux dépens d'un illustre auteur.

La liberté exégétique d'Ibn Ezra a pourtant seslimites II a ainsi peut-être admis, à mots couverts,que certains passages du Pentateuque pourraientn'être pas de la main de Moïse Maîs il s'est tou-jours refuse a remettre en cause la fiabilité de latransmission du texte biblique, non plus que l'auto-rité même de la tradition rabbmique, qui en ma-tière d'interprétation « des lois, des statuts et des rè-gles » a nécessairement le dernier mot quand bienmême elle semblerait, à première vue, heurter lesens premier de l'Écriture

La culture d'un Ibn Ezra, la centrahté qu'y oc-cupe le réfèrent biblique (alors qu'en mondeashkénaze, c'est le Talmud qui est au centre),son rationalisme, son expertise scientifique et saposture critique, nonobstant ses limites, sa poésic même, écrite selon des canons différents deceux prévalant dans les contrées du nord de l'Eu-rope, ont provoque, chez ceux à qui il s'adressait

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REPÈRES CARTOGRAPHIQUES

désormais, des reactions variées, de l'admiration,bien sûr, maîs aussi, souvent, de l'hostilité.

Exilé, Ibn Ezra a plus d'une fois nourri un fortsentiment d'isolement et d'aliénation, que ne pou-vait que renforcer la dépendance où il se trou-vait vis-à-vis de ses mécènes La postérité, elle, luirendrait totalement justice, quoique de manièreambivalente.

TROISIÈME VIE : LA POSTÉRITÉSon goût du mystère, ses ellipses, son obscurité

parfois, ne nuiront nullement à la popularité del'exégèse biblique d'Ibn Ezra. Il s'est rapidementimposé comme un modèle, pratiquement à paritéavec Rachi, l'autre grand maître du commentairemédiéval. Et il est en bonne place dans les Mikra'otGedolot, ou les « Grandes Lectures », cette « Biblerabbimque » dont la tradition imprimée remonteau début du xvie siècle et qui présente au lecteurle texte scripturaire entouré de ses commentairesclassiques.

En Méditerranée orientale, c'est avecMaimonide qu'Ibn Ezra se partage la vedette. Ons'y plaît à rappeler l'existence d'un testament spi-rituel de Maimonide - en réalité apocryphe - où legrand philosophe note avec regret que les travauxd'Ibn Ezra ne sont hélas venus à sa connaissancequ'après l'achèvement de ses propres œuvres, etou il exhorte son fils à y consacrer son attention etson étude exclusives

En 1170, soit six ans seulement après la mortd'Ibn Ezra en Angleterre, un Juif bulgare, Avishaide Zagora, signe un surcommentaire de son com-mentaire du Pentateuque Ce texte est signalé, auxiv* siècle, par Yehuda Leon Moskoni, natif d'Ohrid(aujourd'hui en Macédoine). Cinq siècles et demiplus tard, la fièvre ibnezriste n'est pas retombée, et,en 1722, Yekutiel Lazi ben Nahum Ashkenazi pu-blie à Amsterdam une anthologie de surcommentaires du commentaire du Pentateuque d'Ibn Ezra

Cela étant, parce que l'ambiguïté du person-nage l'autorise, la popularité orthodoxe d'Ibn Ezras'est doublée d'une popularité sulfureuse. Si, d'uncôté, il était toujours possible de neutraliser, parune exégèse adéquate, les apparentes audaces dumaître, il était tentant, de l'autre, d'en radicaliserla portée, comme le fit Spinoza dans son Traitéthéologico-pohtique (1670).

Celui-ci peut reprocher à Ibn Ezra de ne passavoir « si exactement » l'hébreu qu'un Rachi, ousuggérer que l'un de ses commentaires sente toutde même un peu « la sottise ». , Reste que pourSpinoza, Ibn Ezra est d'abord un « homme d'unecomplexionplus libre [que ses autres collègues exé-gètes] et d'une grande érudition» U. est «le premier»qui, selon lui, aurait rompu avec le « préjugé » se-lon lequel Moïse est bien l'auteur du Pentateuque.Spinoza érige ainsi, à tort ou à raison, Ibn Ezraen précurseur de la critique biblique et contribueà faire de lui, aux yeux dè plus d'un non-Juif, lehéros, moderne avant l'heure, de l'exégèse juivemédiévale

RWAUMED A N S FFRRE

11158-1164 Londreslç,

Tt

I11S211S7 RouenrtOcean Atlantique

f I1148-1152 Narbonn^* so, y

r11089 naissance a Tudele I ft

Tolède if 111471148 Bézierel

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11145 Lacques)

1140-1145 Rome

1139/1140 f* «i Grenadedépart de Lucene

Mer Mediterranee

•Canouan

300km

Monde chretien [ Monde musulman

LES VOYAGES D'UN INTELLECTUEL JUIF

Ibn Ezra s'est beaucoup déplace sont les victimes collatérales.en Espagne même, fl a aussi Parti de Lucene, il séjourne àvisité le Maghreb. En 1140, c'est Rome jusqu'en 1145, quittevers le nord qu'il part, quittant l'Italie pour la France en 1147une péninsule Ibérique déchirée (il est à Rouen en 1152) etpar des conflits dont les Juifs serait mort à Londres en 1164.

L'oratorien Richard Simon, auteur d'uneHistoire critique du Vieux Testament (1678), le tientainsi pour « l'un des plus savants interprètes de l'Ecnture qui soient parmi les Juifs » Et l'Encyclopédie, ausiècle suivant, le célébrera de même comme « undes plus grands hommes de sa nation et de son siè-cle », glorifiant son approche critique des textes- quoique sur la base d'une erreur, en lui attribuantles propos, hérétiques en effet, d'un commentateurqu'Ibn Ezra cite bien lui-même, mais qu'il rejetteavec virulence

Errant de son vivant, Ibn Ezra continue doncd'errer dans la mémoire de la postérité. Penseurinsaisissable parce que toujours en mouvement,il déborde inéluctablement du cadre où l'on vou-drait l'enfermer. Là est sans doute le signe de sagrandeur •

POUR EN SAVOIR PLUSJ.-C. Attias, Les Juifs et la Bible, Fayard, 2012.

M. Itzhak!, M. Garel, Jardin d'Éden, jardinsd'Espagne Poesie hébraïque médiévale en Espagneet en Provence, Seuil-BNF, 1993, pp. 122-149.

I. Lancaster, Deconstructing the Bible. AbrahamibnEzra's Introduction to the Toron, Londres,RoutledgeCurzon, 2003.

S. Sela, Abraham ibn Ezra and the Rise of MedievalHebrew Science, Leyde, Bru!, 2003.

NoteI. Courant dujudaisme apparudans la Babyloniedu vnf siecle,caractérise parson rejet de latradition orale(notamment leTalmud) et parson attachement ala lettre a la Bible