Itinéraire d'un anarchiste

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ITINÉRAIRE D’UN ANARCHISTE VIOLETTE MARCOS & JUANITO MARCOS ALPHONSE TRICHEUX (1880-1957) LOUBATIÈRES

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La chance nous a été donnée de retrouver la piste d’un inconnu, un de ces acteurs de l’histoire sociale et politique de notre pays, généralement engloutis dans le passé.Cette histoire a débuté comme un roman policier, par une énigme le jour où une archiviste du Centre international de recherches sur l’anarchisme de Lausanne (CIRA) nous confiait la photocopie d’une lettre manuscrite datée de 1924 et signée par un anarchiste toulousain, Alphonse Tricheux. Celui-ci informait un correspondant suisse de la création à Toulouse d’une coopérative libertaire.

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ITINÉRAIRE D’UN ANARCHISTE

VIOLETTE MARCOS & JUANITO MARCOS

ALPHONSE TRICHEUX (1880-1957)

LOUBATIÈRES

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à Élie-Floréal Durand-Tricheux

Nos remerciements àMarianne Enkel, Françoise Petit, Michelle Taurines, Annie Rieu et Danièle Chenal qui a préparé le manuscrit.

Et aux personnes qui ont bien voulu nous accorder un entretien :Élie-Floréal Durand-Tricheux, Olga Gonzales-Tricheux, Juan Gorriz, Marcelle Clavé, Henry Melik, Antoine Membrado, Rose Lavigne.

© Nouvelles Éditions Loubatières, 2011 10bis, boulevard de l’Europe, BP 50014

31122 Portet-sur-Garonne [email protected]

www.loubatieres.fr

ISBN 978-2-86266-636-5

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ALPHONSE TRICHEUX (1880-1957)

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CHAPITRE PREMIER

Les années de formation(1880-1919)

VIVRE DANS LES CORBIÈRES

Alphonse Jean Tricheux est un enfant de la campagne. Il naît le22 janvier 1880 dans le département de l’Aude, à Lézignan-Corbières.S’il est domicilié, selon l’état civil, dans cette bourgade, il a dû naîtreà deux kilomètres de là, dans la maison familiale, aux pieds descollines où son père, Eugène, et sa mère, Joséphine Gailhac, vivaientdans une propriété appartenant au grand-père maternel. Petite, ex-clusivement vouée à la vigne, elle était limitée par le chemin d’Escalesqui serpentait à travers la plaine et s’étirait paisiblement vers Nar-bonne.

Alphonse est fils unique. À l’âge de 8 ans, il perd sa mère et, audécès de celle-ci, le père et l’enfant partent vivre à Béziers. On les re-trouve en effet peu de temps après dans cette ville, chez la grand-mère paternelle, Marie-Rosalie Leguay, au 11 rue de l’Hirondelle.Pendant quelques années le petit garçon fréquente l’école primaireLazare-Carnot proche de son domicile.

En 1894, alors qu’Alphonse n’a que 14 ans, son père s’éteint àson tour 1. Orphelin, l’adolescent reste auprès de sa grand-mère quidevient sa tutrice. Il entre en apprentissage chez un patron, peut-être à la Compagnie du Midi où son père avait travaillé comme mé-canicien aux chemins de fer. Dans les ateliers, il apprend sinon lemétier paternel du moins une profession assez proche, tourneur enmétaux, activité qu’il exercera toute sa vie. Bien vite il sait comment

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réparer le matériel ferroviaire et apprend à construire wagons demarchandises et citernes. Son apprentissage terminé, dans une régionoù domine la monoculture de la vigne, il tourne tonneaux et autresbarriques. Fileter, tourner, fraiser, toutes ces activités n’ont plus desecret pour lui !

En 1900, il a 20 ans. Il est devenu un ouvrier aguerri qui vit tou-jours à Béziers où il semble vouloir rester, puisqu’il s’y inscrit sur leslistes électorales et sur les registres de recrutement militaire 2.

Pourtant, de façon tout à fait impromptue, il retourne à Lézi-gnan-Corbières, sa ville natale, et s’installe dans la propriété où il estné, où il a passé sa petite enfance et dont il a hérité à l’âge de 17 ans,après le décès de son grand-père maternel, Firmin Gailhac.

Pourquoi cette décision? Pourquoi avoir attendu trois ans pour cedéménagement? On pourrait penser que sa grand-mère est morte à cemoment-là. Que nenni ; son décès n’aura lieu que neuf ans plus tard !

Alphonse Tricheux est habituel de ces mouvements « intempes-tifs ». À plusieurs reprises, au cours de sa vie, il part, revient, changede vie sans (nous) fournir ou (nous) laisser la moindre explication.

Nous voilà contraints de constater les changements sans en connaî-tre les tenants et les aboutissants. Nous sommes renvoyés à la limitede toute recherche : les sources aussi riches soient-elles sont impuis-santes à percer les énigmes de l’histoire individuelle.

Essayons toutefois, en diversifiant et croisant les documents, detenter de percer ce personnage.

Quittant définitivement Béziers, Alphonse s’installe dans la petitemaison du chemin d’Escales, tout près de Lézignan-Corbières. Si tôtarrivé, si tôt logé, il se marie, avec l’autorisation, selon la loi, de satutrice 3. Comme le veut la tradition en ces temps et lieux, il épouse,le 15 novembre 1901, une payse, Pauline Fabre née tout près de là,à Roubia, dans l’Aude. Elle est lingère de profession. Le couple a trèsvite des enfants, trois garçons dont le dernier ne survivra pas : EugèneLéon, en avril 1901 – avant le mariage –, Marius Paul, en jan-vier 1903, et Noël Joseph en décembre 1904 4 ; tous trois nés à Lézi-gnan-Corbières. La présence d’une famille nombreuse dispense Al-phonse Tricheux du service militaire 5.

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Comme son père, Alphonse est avant tout ouvrier, même s’il tra-vaille de temps en temps sa petite vigne. Un demi-hectare de terreautour de deux bâtiments 6 qui lui servent de hangar est bien insuf-fisant pour faire vivre sa famille. Quel bénéfice peut-il en tirer ? Peude chose si ce n’est le vin destiné à sa propre consommation. L’essentielde son activité se déroule dans la bourgade voisine, dans l’atelier oùil fabrique les matériels destinés aux travaux viticoles, et à l’auberge– haut lieu de convivialité – où il passe parfois la soirée après sa jour-née de travail. C’est là qu’il discute, commente les événements etpeut observer les changements considérables qui s’opèrent dans larégion.

La crise agricole

Les décennies précédentes avaient fait de la région une des plusgrandes zones viticoles françaises. Escomptant de hauts rendements,les propriétaires terriens avaient couvert de vignes plaines et collinesaux dépens de la culture des céréales. La crise du phylloxéra en futd’autant plus étendue et grave.

À partir de 1885, la maladie de la vigne causée par ce puceron ra-vage toute la région et provoque une crise viticole majeure. Pourfreiner sa progression, les agriculteurs sont contraints d’arracher detrès nombreux plants et de reconstituer en partie le vignoble avecdes ceps américains greffés, nettement plus résistants. À la fin dusiècle, la crise commence à s’estomper.

Mais elle a bouleversé les structures économiques et sociales de larégion. Profitant de l’introduction des nouveaux plants, les richesproducteurs ont mis en place une viticulture industrielle qui prolé-tarise ceux qui ne possèdent que quelques arpents de terre. Pourbeaucoup, les années fastes de haute productivité et de forts profitsdeviennent un lointain souvenir. Le vin, auparavant de bon rapport,est devenu un produit difficile à fabriquer, à vendre et à exporter.

Certes la vigne couvre à nouveau une grande surface, mais celle-ciest loin d’égaler la superficie antérieure. Dans le département de l’Aude,30 % du terroir viticole sont désormais plantés avec des ceps améliorés,

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le reste du territoire restera en friche pendant très longtemps. Carmalgré la diminution de la surface cultivée, la région est à nouveautouchée par une crise de surproduction aggravée par l’arrivée sur lemarché de vins étrangers, notamment ceux de la Mitidja, en Algérie.

Après les gelées d’avril 1901, les revenus des vignerons déjà tirés àla baisse deviennent aléatoires. Le prix du vin s’effondre et le déclinse poursuit. L’hectolitre vendu 12 francs en 1900 ne vaut plus que7 francs en 1904. La baisse est considérable ; pour les vignerons c’estune énorme perte de pouvoir d’achat. Les salaires des ouvriers agricolessuivent la même pente. Payés 2 francs par jour en 1900, les salariésne touchent plus que 1 franc par jour, l’année suivante.

Devant une situation aussi alarmante certains vignerons tententde réagir en renforçant la teneur en alcool de leur vin, n’hésitant pasà le chaptaliser. La manipulation n’est pas illégale puisqu’une loi de1903, en détaxant le prix du sucre, permet d’étendre sans difficultéce procédé. Mais elle aggrave la surproduction et par ricochet amplifiela crise viticole.

La situation devient alarmante car toute l’économie de la régionest maintenant touchée. Après la prolétarisation des travailleurs de laterre, ce sont tous les emplois induits par la viticulture qui sontconcernés.

Dans cette région où tous, paysans, ouvriers et commerçants,tirent directement ou indirectement leurs revenus de la vigne, lacrise en s’étendant fragilise la plupart des secteurs économiques etdes groupes sociaux. Pour certains, à défaut de trouver du travail surles nouveaux terroirs agricoles, quitter la région est la seule issue. Laville de Lézignan-Corbières voit le nombre de ses habitants diminuer ;6569 en 1886, ils ne sont plus que 4951 en 1901. L’exode rural sefait d’abord au profit des grandes villes des alentours, Montpellier,Cette (Sète).

Pour ceux qui restent, les graves déséquilibres sociaux et la misèreprovoquent un très fort mécontentement. Si les notables, souvent épar-gnés, s’enrichissent, salariés agricoles et ouvriers sont touchés de pleinfouet. La colère gronde, le monde paysan discute, vocifère, menace.Les vignerons en difficulté sont en première ligne dans les mouvements

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de lutte. Les cortèges de protestation s’enflent, deviennent de plus enplus houleux et parcourent toutes les villes grandes et petites des Cor-bières. La jacquerie est devenue un mouvement social d’envergure.

Ce contexte de crise, au tout début du XXe siècle, est le creusetdans lequel se forge ce syndicalisme paysan du Languedoc qui fit laréputation du « Midi rouge ».

Épaulés, aidés par les syndicalistes ouvriers des villes, les salariésagricoles et les petits viticulteurs se lancent dans la lutte. Ils multiplientles mouvements de grève qui s’échelonnent pendant un an de no-vembre 1903 à décembre 1904. Toutes les campagnes du Languedocet du Roussillon sont en effervescence. Les luttes se radicalisent et,pour leur donner plus d’ampleur et d’efficacité, les viticulteurs, àl’instar des ouvriers industriels, mettent sur pied des syndicats agri-coles. À Béziers, ces derniers se regroupent dans la Fédération destravailleurs agricoles du Midi.

Le mouvement paysan du Languedoc n’est pas isolé. Il est relayéau même moment par de très nombreuses grèves dans les transportspublics et le secteur de la manutention. Dans l’Hérault, le patronatrecense 46 grèves mobilisant 16410 grévistes. En décembre 1904, lagrève atteint son apogée et devient générale. 41 communes de l’Aude,de l’Hérault et des Pyrénées-Orientales sont concernées. Partout onrevendique des augmentations de salaire.

Toute l’économie de la région est désorganisée et aucune issue n’ap-paraît. Face aux troubles, les patrons ont jusqu’alors temporisé, maiscette fois, pour eux, la coupe est pleine. Ils réclament l’intervention del’armée, ce qu’ils obtiennent dans un premier temps. La répressions’avère efficace et marque la fin des conflits dans les campagnes. Mais,à moyen et long terme, c’est un échec puisqu’elle signe la naissanced’un fort mouvement syndical agricole. Décidés d’en découdre etd’obtenir gain de cause, les paysans s’organisent, se structurent. Lesmanifestations sont désormais plus massives, plus et mieux préparées.

En 1905, un énorme meeting rassemble à Béziers plus de 15000personnes, viticulteurs et ouvriers, tous très mobilisés. Certains parlentde grève fiscale, de soulèvement. La révolte couve, s’amplifie et secomplexifie ; elle éclatera en mars 1907.

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Militer dans les Corbières ?

Pour diverses raisons, Alphonse Tricheux ne peut être resté àl’écart des difficultés qui frappent la région.

C’est un enfant du pays. Il a vécu plus de vingt ans entre Lézignanet Béziers et il est resté attaché, par intérêt ou pour des raisons senti-mentales, à la petite propriété où il a vécu enfant avec ses parents.Une fois marié, il revient sur les lieux de son enfance et, même s’ilest ouvrier tourneur, il est intimement lié au monde agricole commel’atteste son acte de mariage 7 ; ses quatre témoins : son beau-frèreLéon Fabre, Guibert Paulin, Blaise Louis et Descendier Désiré – onpeut penser qu’il s’agit de ses amis les plus proches –, sont tous desagriculteurs. Ces liens affectifs – peut-être d’autant plus forts qu’Al-phonse Tricheux est orphelin –, le choix de la résidence familiale,tout cela laisse entrevoir une relation profonde avec le monde agricole.Sa profession enfin, son travail de la terre, accentuent sans nul doutela connaissance qu’il a de ce terroir, de ces difficultés, de ces malheursqui sont aussi les siens.

Sa formation scolaire l’enracine aussi dans ce milieu. Son écrituredéliée et son orthographe assurée attestent de son passage obligatoire,à cette date, à l’école publique ; dans ce creuset se sont nouées desamitiés certaines 8. N’est-ce pas le cas de ses trois premiers témoinsde mariage qui ont le même âge que lui et ont pu être ses condisci-ples dans l’unique école primaire, à ce moment-là, de Lézignan-Cor-bières 9. Ensemble ils ont reçu les leçons des « Hussards noirs de laRépublique ». Ils ont appris à écrire en français, mais c’est en langued’oc qu’ils s’expriment car c’est la langue des ouvriers de l’industriecomme de la vigne. Aucune source ne nous restitue cette musique,ne nous dit cet accent. Et comble de l’ignorance nous ne saurons ja-mais quand Alphonse oublia (s’il l’oublia ?) l’occitan.

Peut-être aussi leur instituteur fut-il celui qui les initia à l’anticlé-ricalisme dans une région où, comme ailleurs en France dans la se-conde partie du XIXe siècle, s’observe un recul important de la foi etdes traditions religieuses ? Même s’il est possible qu’Alphonse Tricheux

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ait appris à ce moment-là à dénoncer l’Église et son « obscurantisme »,nous n’en avons aucune preuve. N’allons pas non plus lui attribuer àl’âge de 20 ans cet anticléricalisme militant qu’il ne cessera de reven-diquer à partir de 40 ans.

Bien qu’il n’eût que 14 ans au moment du décès de son père, Al-phonse n’a pu qu’être marqué dans ses choix par les convictions pa-ternelles. Mais jusqu’à quel point ?

Eugène Tricheux était militant syndicaliste révolutionnaire 10 ettravaillait à Béziers dans les ateliers de la Compagnie du Midi quiregroupait la quasi-totalité des salariés des chemins de fer de laville. Ces ouvriers très qualifiés furent à l’origine du syndicalismebiterrois.

Autour d’eux, typographes, imprimeurs, soudeurs et ouvriers dubois et de la manutention, travaillant dans les petites entreprises dela ville contribuèrent à grossir le nombre des militants.

Dès 1879, les archives policières signalent la présence, parmi cesouvriers, de syndicalistes anarchistes et guesdistes mais on ignore siEugène Tricheux faisait partie de ce groupe. Ces militants, membresdu Parti ouvrier français (POF) fondent les premières chambres syn-dicales de Montpellier, de Béziers et de Cette. Avec les syndicalistesrévolutionnaires, ils participent à la création d’unions syndicales etdes bourses du travail. Bientôt toutes les grandes villes du Languedocpossèdent leur bourse du travail dominée par le courant syndicalisterévolutionnaire.

On peut penser qu’Eugène Tricheux et peut-être son fils ont fré-quenté la bourse du travail de Béziers. Fondée en 1891, elle a vitepris de l’ampleur et compte 846 syndiqués en 1900 ; elle est alors ré-putée pour son radicalisme car, si elle fait de la formation, elle impulseaussi des grèves comme en 1904. Cette année-là plus de 2000 ou-vriers, exigeant des augmentations de salaire, arrêtent le travail ettrouvent dans ce lieu des salles de réunion adéquates. La municipalité,de gauche, favorable aux revendications des grévistes, soutient laBourse et le mouvement de grève en distribuant des vivres aux fa-milles. Forte de ces appuis, la grève s’étend peu à peu à toute larégion. À Cette, la ville la plus industrielle du Languedoc avec son

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port ouvert au commerce vers l’Espagne et l’Algérie, les salariés destransports se lancent aussi dans le conflit et bloquent la totalité ducommerce vers les pays méditerranéens. Face à un tel mouvement decolère, les patrons finissent par abdiquer et consentent des augmen-tations de salaire.

Dans ce contexte de luttes importantes, Niel, secrétaire de labourse du travail de Béziers, fait venir dans la ville, avec le soutiendes socialistes révolutionnaires, des conférenciers anarchistes. En-tre 1897 et 1901, Sébastien Faure 11, célèbre propagandiste anarchistetraverse la région et tient des conférences dans les grandes villes.

Alphonse Tricheux a-t-il baigné dans cette ambiance-là ? Lesconvictions de son père n’ont pu que l’influencer et ont contribué àforger une pensée politique personnelle qui évoluera pendant toutesa vie.

Dernière énigme de cette enfance, mais non des moindres : malgrél’attachement qu’il peut avoir avec les Corbières, Alphonse Tricheuxdécide, comme beaucoup d’autres ouvriers, de quitter une région dé-vastée par la crise économique. Mais il ne part ni à Montpellier nivers Paris, destinations habituelles. Il décide de traverser l’Atlantique.

Pourquoi le jeune couple avec ses deux premiers enfants se ré-sout-il à quitter la France pour Cuba ? Est-ce pour assurer leur survie ?La décision semble avoir été prise dès l’année 1903, en pleine criseagricole quand, pour payer le voyage vers l’Amérique, Alphonse vendune partie de sa propriété familiale et deux bâtiments ruraux 12.

Le voyage s’organise et le départ a lieu peu de temps après. Uneautre vie s’ouvre alors pour la famille Tricheux dans le Nouveaumonde.

LE SÉJOUR À CUBA

La famille Tricheux arrive à Cuba vraisemblablement en 1905 ;en octobre de l’année suivante naît à La Havane leur fille Noela-El-vire 13. Cette naissance est une chance pour nous – pour eux aussi,espérons-le – puisque le registre d’état civil sur lequel l’événement

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est consigné nous apporte des renseignements précieux, complétéspar d’autres documents officiels concernant la famille.

Dans la capitale cubaine, la famille s’installe dans un quartierprès du port au 20 de la rue Inquisidor. Le père exerce toujours lemétier de tourneur en métaux.

Quelques pans de mystère subsistent cependant. La Légation deFrance à La Havane nous apprend qu’Alphonse est parti seul en Franceet en est revenu le 5 mars 1910 sur La Champagne, navire de la Com-pagnie transatlantique habitué à l’Atlantique sud 14. Ce voyage, rapideet néanmoins onéreux, ne peut s’expliquer que par une raison impor-tante. Peut-être la vente d’un petit terrain de Lézignan hérité de sagrand-mère paternelle, décédée en 1909 15 ? La mémoire familiale com-ble cette énigme cubaine en fournissant une explication mirobolante :Alphonse aurait reçu d’un Cubain deux émeraudes qu’il se serait em-pressé d’aller négocier en France. De retour à Cuba cette petite fortuneaurait permis à la famille de vivre très à l’aise jusqu’en 1919 16. Fautede preuve, pour nous ce voyage reste un mystère. N’y touchons pas…

La famille se retrouve en France, à Toulouse, en 1920 17 après avoirpassé quinze ans dans l’île où Alphonse et sa femme ont vécu unepartie de leur âge adulte et leurs enfants ont passé enfance et adoles-cence. Quinze ans d’une vie à peine entrevue que nous avons tenté dereconstruire à travers des traces diverses et diffuses, notices biogra-phiques, ouvrages historiques et romans : un puzzle bien incomplet.

Pourquoi le choix de Cuba ?

Quelles raisons pouvaient pousser un Languedocien à s’installer àCuba au début du siècle ? Constatons immédiatement qu’il n’est passeul à avoir fait ce choix.

Dès le début du siècle Cuba s’ouvre largement à l’immigration.Le commerce en général et l’industrie sucrière sont alors aux mainsdes capitaux américains et connaissent une croissance considérable.Les cours du sucre sont et restent à la hausse ; l’île paraît riche etdepuis des années attire les immigrants qui gonflent la populationindigène, constituée d’anciens esclaves noirs et de descendants d’Eu-

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VIOLETTE MARCOS & JUANITO MARCOS

ALPHONSE TRICHEUX (1880-1957)

Violette Marcos est docteur en histoire. Sa thèse de doctorat a porté sur le Particommuniste et l’antifranquisme. Juanito Marcos s’est spécialisé dans larecherche documentaire en histoire sociale. Tous deux ont publié Les Campsde Rivesaltes en 2009, et participé à 1936, Luttes sociales dans le Midi dela France.

ISBN 978-2-86266-636-5

19 € ww

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La chance nous a été donnée de retrouver la piste d’un inconnu, un de ces ac-teurs de l’histoire sociale et politique de notre pays, généralement engloutis dansle passé.

Cette histoire a débuté comme un roman policier, par une énigme le jour oùune archiviste du Centre international de recherches sur l’anarchisme de Lausanne(CIRA) nous confiait la photocopie d’une lettre manuscrite datée de 1924 etsignée par un anarchiste toulousain, Alphonse Tricheux. Celui-ci informait uncorrespondant suisse de la création à Toulouse d’une coopérative libertaire.

Tricheux était un de ces innombrables « petits », « sans-grades », ignorés detous. Pas à pas, de centres d’archives en services d’état civil, en passant par descompagnies de transports transatlantiques dont les dossiers avaient sombré àjamais, nous avons suivi le personnage. Nous avons ainsi pu rencontrer le mécon-tentement des paysans des Corbières, la grève générale des planteurs de tabac àLa Havane et les manifestations de soutien à Sacco et Vanzetti à Toulouse, lieuxoù Tricheux avait vécu. Des publications diverses, cubaines, françaises et, bien sûr,toulousaines ont enrichi les luttes, les meetings et les innombrables réunions.

Peu à peu, sa figure émergeait des archives et retrouvait sa stature d’alors. Deson vivant il avait fait l’objet d’investigations « rapprochées ». Il avait été suivi,surveillé, fiché par les Renseignements généraux qui avaient amassé sur lui et sesamis de nombreux rapports et comptes rendus.

C’est ainsi que Toulouse, après Cuba et les Corbières, devait nous permettrede comprendre ceux qui gravitaient autour de lui. Les compagnons de lutte, lesamis et les adversaires bien sûr mais aussi les groupes sociaux et politiques, cemilieu dans lequel non seulement il vivait et travaillait mais qu’il voulait changer.