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13 Introduction générale « Né à La Rochelle le 18 août 1757 de Jacques Proa et Catherine Brunaud : mon père était négociant et armateur, ce qui dans une ville de commerce est le premier des états 1 . » Lorsqu’à une date inconnue, probablement sous le Premier Empire, le capitaine négrier Jean-Jacques Proa rédige ses Mémoires destinées à mon fils, sa première phrase est vouée au souvenir de son père, grand négociant rochelais de la première moitié du xviii e siècle. Avec une émotion évidente, Jean-Jacques Proa narre comment son père, dépositaire du projet familial d’ascension socioprofes- sionnelle, appartenait à la plus haute sphère de la société rochelaise, à une époque où La Rochelle est encore l’un des principaux ports de commerce de France. Toutefois, à l’instant où il couche sa vie sur le papier, prenant à son tour le rôle du bon pater familias, le cycle colonial de la ville est définitivement brisé et le groupe des grands entrepreneurs du commerce international est désormais éteint. Observer les négociants rochelais revient à se pencher sur une élite dont les membres se renouvellent au gré des réussites et des faillites. À l’image des autres grandes places maritimes de France, La Rochelle réceptionne inlassable- ment de nouveaux candidats à la promotion socioprofessionnelle, ceux qui ont parfois débuté avec presque rien et qui ont bâti les plus grandes fortunes, grâce au commerce lointain et à leur esprit d’entreprise, ou ceux qui viennent quérir un niveau de richesse en adéquation avec leur rang. À leurs côtés, les plus grands entrepreneurs et les anciennes familles du commerce ne sont pas à l’abri des mésaventures, victimes des révoltes de captifs à bord de leurs navires, des naufrages ou des guerres incessantes entre monarchies européennes. Du fait des conditions d’exercice du grand commerce maritime et de la nature du capitalisme relationnel d’Ancien Régime, les négociants forment un milieu socioprofessionnel mouvant qui se veut nécessairement ouvert. Au xviii e siècle, à La Rochelle, les négociants tiennent le haut du pavé. Dans une ville où les élites traditionnelles ont toujours été quelque peu effacées, moteur de la croissance et de l’emploi, à la tête des plus grandes fortunes et proprié- taires des plus beaux hôtels particuliers, ils réussissent sans mal à se positionner comme des figures incontournables de la société rochelaise. Regroupés derrière leur chambre de commerce, les négociants ont une influence certaine sur la vie de la 1. AD 17, 4 J 2318, « Mes mémoires destinées à mon fils » de Jean-Jacques Proa (non daté), copie retranscrite par Jean Marchand, p. 1. « Les négociants de La Rochelle au XVIIIe siècle », Brice Martinetti ISBN 978-2-7535-2853-6 Presses universitaires de Rennes, 2013, www.pur-editions.fr

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Introduction générale

« Né à La Rochelle le 18 août 1757 de Jacques Proa et Catherine Brunaud : mon père était négociant et armateur, ce qui dans une ville de commerce est le premier des états 1. » Lorsqu’à une date inconnue, probablement sous le Premier Empire, le capitaine négrier Jean-Jacques Proa rédige ses Mémoires destinées à mon fils, sa première phrase est vouée au souvenir de son père, grand négociant rochelais de la première moitié du xviiie siècle. Avec une émotion évidente, Jean-Jacques Proa narre comment son père, dépositaire du projet familial d’ascension socioprofes-sionnelle, appartenait à la plus haute sphère de la société rochelaise, à une époque où La Rochelle est encore l’un des principaux ports de commerce de France. Toutefois, à l’instant où il couche sa vie sur le papier, prenant à son tour le rôle du bon pater familias, le cycle colonial de la ville est définitivement brisé et le groupe des grands entrepreneurs du commerce international est désormais éteint.

Observer les négociants rochelais revient à se pencher sur une élite dont les membres se renouvellent au gré des réussites et des faillites. À l’image des autres grandes places maritimes de France, La Rochelle réceptionne inlassable-ment de nouveaux candidats à la promotion socioprofessionnelle, ceux qui ont parfois débuté avec presque rien et qui ont bâti les plus grandes fortunes, grâce au commerce lointain et à leur esprit d’entreprise, ou ceux qui viennent quérir un niveau de richesse en adéquation avec leur rang. À leurs côtés, les plus grands entrepreneurs et les anciennes familles du commerce ne sont pas à l’abri des mésaventures, victimes des révoltes de captifs à bord de leurs navires, des naufrages ou des guerres incessantes entre monarchies européennes. Du fait des conditions d’exercice du grand commerce maritime et de la nature du capitalisme relationnel d’Ancien Régime, les négociants forment un milieu socioprofessionnel mouvant qui se veut nécessairement ouvert.

Au xviiie siècle, à La Rochelle, les négociants tiennent le haut du pavé. Dans une ville où les élites traditionnelles ont toujours été quelque peu effacées, moteur de la croissance et de l’emploi, à la tête des plus grandes fortunes et proprié-taires des plus beaux hôtels particuliers, ils réussissent sans mal à se positionner comme des figures incontournables de la société rochelaise. Regroupés derrière leur chambre de commerce, les négociants ont une influence certaine sur la vie de la 1. AD 17, 4 J 2318, « Mes mémoires destinées à mon fils » de Jean-Jacques Proa (non daté), copie retranscrite par

Jean Marchand, p. 1.

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cité et pèsent de tout leur poids face aux membres du monde robin, les obligeant à composer avec eux. La notoriété acquise à La Rochelle par le milieu du grand commerce n’est pas propre au temps des Lumières. En effet, de par ses origines, la capitale de l’Aunis est une cité précocement vouée aux échanges commerciaux à l’international et à la valorisation sociale de ses grands marchands.

Comment caractériser le commerce rochelais de la seconde modernité ? Il n’est pas inutile de rappeler que le Grand Siège de 1627-1628 constitue d’emblée un véritable cataclysme. Jusqu’alors, La Rochelle était nantie de larges facilités écono-miques habilement négociées par le corps municipal au rythme des conflits entre la France et l’Angleterre, la ville, en position de tampon, incarnant un enjeu au cœur des rivalités politiques. Dès le Moyen Âge, les mouvements portuaires trouvèrent leur élan grâce à deux piliers : le vin, produit très concurrentiel, et le sel, dont le commerce est dynamisé par l’exemption de la gabelle 2. Cosmopolite, imposant centre de redistribution à l’international, La Rochelle s’ouvre précocement vers les marchés américains 3 et devient une grande place de piraterie et de course 4. La capitale de l’Aunis est aussi la capitale atlantique huguenote et voit ses plus grands marchands embrasser la Réforme 5. Les motivations de la ville ne sont pas seulement d’ordre théologique : elle espère pouvoir se doter de la plus large indépendance possible en se ralliant à la Cause. Cette stratégie va certes concéder à La Rochelle une quasi-indépendance à la fin du xvie siècle, faisant d’elle l’une des villes les plus puissantes du royaume, mais, trop axée sur la surenchère, elle va indéniablement causer sa première chute.

Sans en avoir percé les fortifications, Louis XIII et Richelieu quittent en 1628 une ville dévastée. Outre les 12 à 15 000 morts imputables à la famine 6, les pourparlers du 27 octobre obligent La Rochelle à accepter la destruction de ses murailles, et surtout, à renoncer à l’intégralité des anciens privilèges 7. Pour illustrer ce renversement de régime fiscal, notons que la première mesure du roi est l’éta-blissement, à défaut d’un rétablissement, du paiement de la taille. La Rochelle n’est plus qu’une ville meurtrie de 5 400 habitants dont le commerce est définitivement dépourvu de ses atouts les plus précieux. Somme toute, les principaux marchands

2. La thèse de Mathias Tranchant est indispensable pour comprendre le commerce rochelais au Moyen Âge : Tranchant M., Le commerce rochelais à la fin du Moyen Âge, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2003 ; Voir aussi : Favreau R., « La Rochelle, port français sur l’Atlantique au xiiie siècle », L’Europe et l’Océan au Moyen Âge. Contribution à l’Histoire de la Navigation, Paris, CID, 1988, p. 49-76.

3. Augeron M., Tranchant M., « La Rochelle : une ouverture précoce sur le Nouveau Monde », Augeron M., Guillemet D. (dir.), Champlain ou les portes du Nouveau Monde, cinq siècles d’échanges entre le Centre-Ouest français et l’Amérique du nord, La Crèche, Geste Éditions, 2004, p. 31-37.

4. Delafosse M., « Les corsaires protestants à La Rochelle (1570-1577) », Extraits de la Bibliothèques de l’École des chartes, t. CXXI, 1963, p. 187-207.

5. Sur le protestantisme à La Rochelle au XVIe siècle, se reporter notamment à : Rambeaud P., De La Rochelle vers l’Aunis. L’histoire des réformés et de leurs Églises dans une province française au xvie siècle, Paris, Honoré Champion, 2003 ; Pérouas L., Le diocèse de La Rochelle de 1648 à 1724. Sociologie et Pastorale, Paris, Éditions de l’EHESS, 1999 (1964) ; Trocmé É., « L’Église Réformée de La Rochelle jusqu’en 1628 », Bulletin de la Société de l’histoire du protestantisme français, juil.-sept., t. XXIX, 1952, p. 152-172.

6. Pérouas L., « Sur la démographie rochelaise », Annales. Économies, Sociétés, Civilisations, 16e année, n° 6, 1961, p. 1133.

7. Vaux de Foletier F. De, Le Siège de La Rochelle, Monein, Éditions PyréMonde, 2008 (1931), p. 228.

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protestants et leurs capitaux subsistent. Certes lente, la reprise économique peut donc s’amorcer, appuyée a fortiori par des marchés américains en pleine expansion.

Il faut tout d’abord noter l’efficacité avec laquelle les Rochelais commercent avec le Canada. Entre 1632 et 1693, 287 départs du port de La Rochelle sont recensés 8. La Rochelle devient le partenaire privilégié de la colonie, ses navires assurant près de 60 % du commerce canadien entre 1630 et 1759. Dès lors, « La Rochelle “port canadien” ne relève pas du mythe et demeure avant tout un fait historique fondé sur une évidence statistique : aucun port français n’envoya ses bateaux vers le Canada avec une telle régularité 9 ». Le commerce en droiture avec les îles est toutefois l’élément déterminant de la relance économique. Si l’aven-ture antillaise de La Rochelle commence en 1635-1636 10, ce n’est qu’à l’horizon des années 1660, dans une conjoncture marquée par l’explosion de la demande sucrière et les effets du Colbertisme, que le take-off atlantique se réalise enfin. Profitant de ses anciens réseaux financiers, la ville envoie 273 navires en direction du Bassin caribéen, de l’Afrique et du Canada entre 1670 et 1679, 411 au cours de la décennie suivante 11. La Rochelle est le seul port de l’Union douanière des Cinq Grosses Fermes, les sièges des Compagnies du Nord, du Sénégal et des Indes s’ins-tallant sur ses quais. La renaissance est incontestable : La Rochelle est le premier port français pour le commerce avec les Antilles sous le ministère de Colbert, sa flotte triplant en nombre et en tonnage entre 1664 et 1682 12.

En cette fin de xviie siècle, bien que le rapport entre catholiques et protestants se soit retourné en faveur de ceux professant de la religion d’État, la ville compre-nant 5 000 protestants pour 20 000 catholiques en 1676, le grand commerce reste l’apanage des familles réformées : « le pouvoir royal n’a pu réussir à créer un corps de puissants marchands catholiques qui eût supplanté les huguenots dans les grandes affaires commerciales : sur les 56 principaux armateurs rochelais de 1682, 46 sont encore protestants et, parmi eux, se rangent tous ceux qui financent les plus gros armements 13 ». Cette force sociale du protestantisme s’effrite toutefois pour un temps avec la Révocation de l’édit de Nantes : plusieurs familles partent au Refuge et disparaissent presque totalement du « paysage » commercial de la ville, tels les Allaire, les Faneuil ou les Dharriette 14.

8. Delafosse M., « La Rochelle et le Canada au xviie siècle », Revue d’histoire de l’Amérique françaises, vol. IV, n° 4, mars 1951, p. 475.

9. Augeron M., Poton D., « La Rochelle “port canadien”. Le négoce protestant et le grand commerce canadien : bilan historiographique, bilan de la question, perspectives de recherche », P. Joutard et T. Wien (dir.), Mémoire de Nouvelle-France. De France en Nouvelle-France, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2005, p. 107.

10. Delafosse M., « La Rochelle et les Iles au xviie siècle », Revue d’histoire des colonies, t. XXXVI, 1949, p. 242.11. Pétré-Grenouilleau O., Les négoces maritimes français, xviie-xxe siècle, Paris, Belin, 1997, p. 31.12. Boissonnade P., « La marine marchande, le port et les armateurs de La Rochelle sous Colbert », Comité des

travaux historiques et scientifiques, Bulletin de la section de géographie, t. XXXVII, 1922, p. 14.13. Pérouas L., « Sur la démographie rochelaise… », art. cit., p. 1137.14. Aucune recherche n’a clairement établi le nombre d’huguenots partis de La Rochelle pour le Refuge.

L’estimation la plus fiable propose environ 2 500 entre 1685 et 1700, soit la moitié de la population réfor-mée. Voir : Forlacroix E., L’Église réformée de La Rochelle face à la Révocation. Dictionnaire biographique des

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Cette fuite de capitaux ne constitue que les prémices de la grave crise que connaît La Rochelle à la charnière des xviie et xviiie siècles. Se greffent les consé-quences des guerres de la Ligue d’Augsbourg et de Succession d’Espagne, ainsi que la crise des fourrures de 1697, entraînant huit ans plus tard la faillite de la Compagnie du Canada. Au début des années 1700, La Rochelle ne possède plus que 45 navires d’un tonnage supérieur ou égal à 100 tonneaux, accusant une perte de 48 navires du même type depuis la Révocation 15. Toutefois, cette conjonc-ture qui paraît désastreuse pour la ville de prime abord doit être nuancée car les Rochelais ont su réorienter une grande partie de leurs trafics au gré des événe-ments. Ainsi, lorsqu’aucun navire n’est envoyé à destination des côtes canadiennes, les Antilles accueillent la quasi-totalité des flux commerciaux transatlantiques rochelais. Ce n’est ainsi pas un hasard si à La Rochelle, « le volume des armements antillais dépasse en 1705 et 1708 le meilleur chiffre connu pour le xviie siècle, et la meilleure moyenne du xviiie 16 ».

Les vicissitudes du trafic n’ont donc pas anéanti la croissance commerciale rochelaise. Suite à la Révocation de l’édit de Nantes, un renouvellement presque complet du corps des armateurs s’est opéré grâce à l’arrivée de protestants du Centre-Ouest et du Sud-Ouest qui contractent des alliances avec les anciennes familles réformées dont l’abjuration est le plus souvent illusoire. Les huguenots sont ainsi toujours en place dans la ville : la politique de répression de la royauté à l’encontre de la minorité réformée constitue donc un quasi-échec. En définitive, à la fin du règne de Louis XIV, une charnière temporelle qui correspond au début de la période ici envisagée, une nouvelle génération de grands marchands, bientôt appelés « négociants », tient les rênes du commerce rochelais.

Au sortir de la guerre de Succession d’Espagne, le commerce rochelais reprend indéniablement de son élan, ce que démontrent les importations des produits améri-cains : La Rochelle enregistre un gain de 2 245 509 livres en 1718, 3 709 888 en 1721, près de 6 000 000 en 1723, pour avoisiner les 7 000 000 en 1724 17. Les Rochelais s’appuient alors sur trois principaux secteurs d’activité. La droiture avec les Antilles tout d’abord, essentiellement Saint-Domingue, qui correspond à plus de la moitié des navires partis de La Rochelle pour les colonies françaises. Entre 1727 et 1759, 575 navires à destination des Antilles sont ainsi comptabili-sés 18. En second vient le commerce canadien qui correspond à près du quart du trafic colonial de la ville au milieu du xviiie siècle. À partir des années 1740, le nombre de commissionnaires des négociants protestants présents sur le sol canadien

membres de l’Église Réformée de La Rochelle à l’époque de la révocation de l’Édit de Nantes, thèse de doctorat d’histoire des religions, université de Montpellier-Paul Valéry, 1999.

15. Augeron M., « Une interface portuaire, une dynamique régionale : La Rochelle et la Nouvelle-France au xviiie siècle », Augeron M., Guillemet D. (dir.), Champlain…, op. cit., p. 181-182.

16. Pétré-Grenouilleau O., Les négoces maritimes…, op. cit., p. 53.17. Robert H., Les trafics coloniaux du port de La Rochelle au xviiie siècle. Mémoires de la Société des Antiquaires

de l’Ouest, 1960, p. 107.18. Augeron M., « Une interface portuaire… », art. cit., p. 182.

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s’accroît, preuve d’une reprise en main par la communauté réformée 19. Dès lors, bien qu’entre 1727 et 1759, 128 des 186 navires armés pour le Canada soient le fait de catholiques, ces derniers arment moins d’un navire sur deux entre 1750 et 1759 20. Enfin, le trafic négrier apporte une dynamique supplémentaire. Le commerce de captifs n’est pas nouveau pour La Rochelle, un premier négrier ayant effectué un voyage du Cap Lopez au Brésil en 1594. Alors que cette activité reprend dès 1643 avec 45 expéditions négrières comptabilisées jusqu’en 1692, elle ne trouve son véritable élan qu’à la fin de règne de Louis XIV : 36 expédi- tions entre 1710 et 1730, 154 les vingt années suivantes, puis 52 autres entre 1751 et 1770 21.

Si La Rochelle figure encore en bonne position parmi les places maritimes de France dans la première moitié du xviiie siècle, les décennies qui précédent la Révolution française correspondent à un déclin de plus en plus prononcé. L’aventure commerciale rochelaise perd irrémédiablement de son souffle. Le traité de Paris, cédant le Canada à l’Angleterre, cause de nombreuses faillites dans une ville qui dominait nationalement le commerce avec la colonie. La disparition de ce trafic n’est cependant pas la réelle cause du fléchissement. Alors que le vieux port souffre de graves problèmes d’infrastructures 22, la concurrence toujours crois-sante de Nantes et de Bordeaux, mieux desservies d’un point de vue fluvial et n’ayant quasiment rien perdu de la cession des colonies, pèse incontestablement sur le commerce en droiture des Rochelais ainsi que sur leur activité de redis-tribution 23. En outre, certains ports environnants comme Tonnay-Charente et Marans 24 commencent à se passer de leur intermédiaire pour le commerce des grains et des eaux-de-vie. Une question subsiste alors : quel aurait été le devenir du port de La Rochelle s’il avait été positionné sur la Charente ? Pour combler leur déficit, les Rochelais décident de se placer sur un marché à haute valeur spécula-tive, favorisé par les primes de tonnage accordées par la royauté : la traite négrière. L’augmentation du trafic canadien au début des années 1730 avait infléchi la traite, la disparition du commerce avec la colonie nord-américaine redonne donc l’avantage au commerce de captifs.

Entre 1764 et 1792, une nouvelle génération de négociants arme 202 négriers : La Rochelle, désormais ville moyenne avec quelque 19 000 habitants, écoule

19. Voir à ce propos Bosher J. F., « French Protestant Families in Canadian Trade (1740-1760) », Histoire sociale/Social History, vol. VII, n° 13, mai 1974, p. 179-201.

20. Cazamajor J.-P., Le commerce entre La Rochelle et le Canada au xviiie siècle (1717-1760), maîtrise d’histoire, université de Poitiers, 1992, p. 71-74.

21. Deveau J.-M., La traite rochelaise, Paris, Karthala, 1990.22. Aux xviie et xviiie siècles, les infrastructures portuaires souffrent d’un retard évident. À l’envasement se

mêlent les risques d’incendies et une trop faible hauteur d’eau. La plupart des déchargements sont réalisés à la « rade foraine », en face de l’actuel port de Chef-de-Baie.

23. « Vers 1675, Jacques Savary note déjà que le transport d’une balle de laine de La Rochelle à Paris coûte près de trois fois plus que celui de la même balle de Nantes à Paris », Pétré-Grenouilleau O., Les négoces maritimes…, op. cit., p. 13.

24. Sur Marans, se reporter à : Marien L., Territoires, pouvoirs et sociétés. La ville de Marans et son pays (1740-1789), thèse de doctorat d’histoire, université de Poitiers, 2012.

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12,65 % du total de la traite négrière française au xviiie siècle 25. Au côté d’un commerce en droiture avec les Antilles, le trafic de captifs devient ainsi peu à peu le principal fer de lance économique. Second, voire troisième port négrier de France 26, La Rochelle voit partir 473 navires négriers de sa rade entre 1594 et 1792, déportant quelque 160 000 Noirs environ 27. À La Rochelle, l’enjeu du commerce négrier est peut-être plus grand qu’ailleurs : au cours des années 1780, le nombre de navires négriers va jusqu’à représenter 58 % du total des bâtiments partis du port pour l’étranger 28. Ce commerce est ici encore le fait des protestants. Ce sont eux qui « parvinrent à trouver chez leurs parents et parmi leurs coreligionnaires les importants capitaux qu’il était indispensable d’engager », les négociants catholiques n’étant dès lors que des « négriers d’occasion », car « à la plupart d’entre eux il manqua ce qui faisait la force du négoce protestant : l’esprit d’entraide et les appuis familiaux 29 ».

Dans la dernière décennie de l’Ancien Régime, le milieu négociant mobilise donc ses capitaux pour s’enfermer dans le trafic négrier. Les révoltes insulaires et l’interdiction de la traite constituent dès lors un coup funeste pour l’économie portuaire, la fin d’un cycle colonial débuté depuis plus de deux siècles. La perte de Saint-Domingue engendre de vifs émois, signifiant l’abandon des esclaves, des habitations, des créances, et donc des faillites chez les plus grands armateurs. La ville ne peut alors se relever, n’ayant pas développé de marchés lucratifs sur lesquels elle pourrait se retourner. La Rochelle est ainsi victime d’un système économique obsolète, basé sur une vision à court terme à la réussite illusoire, et non sur un renouveau fondé sur de solides jalons. Malgré un léger rebond temporaire né de la course et d’un commerce avec les pays du Nord de l’Europe et les États-Unis, La Rochelle entre dans un xixe siècle qui la verra devenir une cité délaissée : avec son vieux port impraticable, la disparition des capitaux et une flotte excessivement réduite, le négoce n’a plus les moyens d’effectuer de grands trafics, se contentant, en spectateur, d’observer les autres ports pratiquer la traite illégale. Dépassée par Rochefort, la population rochelaise est quasiment réduite de moitié à la fin du Premier Empire : six cents maisons seraient détruites, le même nombre inoccu-pées 30. Pour que la ville retrouve un dynamisme, industriel cette fois-ci, il faut attendre 1890 et l’inauguration du nouveau port de La Pallice.

25. Deveau J.-M., La traite rochelaise, op. cit., p. 16.26. Dans la bataille de chiffres opposant régulièrement les historiens, alors que l’on comptabilise 451 navires

négriers au départ du Havre à la Révolution française face aux 473 navires négriers partis de La Rochelle, il faut noter que bon nombre des 134 navires négriers partis d’Honfleur ont été armés par les Havrais. Dans le classement des ports négriers français, il reste à se questionner sur la pertinence de passer d’un décompte par unité portuaire à un décompte par aire portuaire.

27. Cette estimation est une moyenne des chiffres évoqués dans les travaux français et anglo-saxons. Se reporter à la base de données de David Eltis et al., The Trans-Atlantic Slave Trade Database (www.slavevoyages.org).

28. Deveau J.-M., La traite rochelaise, op. cit., p. 44.29. Robert H., Les trafics coloniaux…, op. cit., p. 35.30. Delafosse M. (dir.), Histoire de La Rochelle, Toulouse, Privat, 2002 (1985), p. 246.

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Examiner le grand commerce d’une ville sous l’Ancien Régime n’est en rien novateur. En effet, débutée dans l’entre-deux-guerres, l’étude du négoce et de ses acteurs s’est inlassablement prolongée. Sous une focale historiographique, les angles d’approche adoptés ont toutefois évolué. De la décennie 1930 aux années 1960, plusieurs travaux pionniers virent le jour, privilégiant la pesée quantitative et la mesure des trafics portuaires. Outre le monumental Séville et l’Atlantique de Pierre Chaunu 31, les travaux de Gaston Martin pour Nantes 32 ou ceux de Pierre Dardel pour Rouen et Le Havre témoignent de cet intérêt de la recherche moder-niste pour les grands commerces internationaux 33. Peu à peu, bien que l’étude des trafics portuaires constitue toujours le principal prisme, les problématiques, renouvelées, tendent à accorder une plus large place aux jeux d’acteurs du haut des sociétés maritimes. Cette lecture plus sociale du fait économique est perceptible dans les travaux de Jean Meyer sur le commerce nantais 34, de Paul Butel 35 ou de Jean Cavignac 36 sur celui de Bordeaux, de Charles Carrière sur Marseille 37. Cette histoire économique moins déshumanisée est un premier tournant.

Si ces travaux sont toujours lus avec un immense intérêt, force est de constater que l’étude du milieu négociant en lui-même y est encore assez effacée. Au cours des années quatre-vingt-dix, les imposantes recherches d’André Lespagnol sur Saint-Malo 38 et d’Olivier Pétré-Grenouilleau sur Nantes 39 entament un véritable renouveau scientifique, ne sous-estimant plus autant l’importance du milieu négociant et de la culture qui lui est propre, héritage de l’histoire des mentalités et de la microhistoire. Plusieurs travaux décisifs sur les questions sociales et cultu-relles des différents milieux professionnels portuaires sont offerts à la communauté scientifique. Ceux de Pierre Jeannin sont de véritables références 40, à l’instar de l’ouvrage collectif dirigé par Franco Angiolini et Daniel Roche 41. Il en va de même pour la grande synthèse sur Les Français, la terre et la mer 42, ou pour celle dirigée

31. Chaunu P., Séville et l’Atlantique (1504-1650), Paris, SEVPEN, 1955-1960.32. Gaston-Martin, Nantes au xviiie siècle. L’ère des négriers (1714-1774), Paris, Félix Alcan, 1931.33. Dardel P., Navires et marchandises dans les ports de Rouen et du Havre au xviiie siècle, Paris, SEVPEN, 1963.34. Meyer J., L’armement nantais dans la deuxième moitié du xviiie siècle, Paris, Éditions de l’EHESS, 1969.35. Butel Paul, Les Négociants bordelais, l’Europe et les Iles au xviiie siècle, Paris, Aubier, 1974.36. Cavignac J., Jean Pellet commerçant de gros, 1694-1772. Contribution à l’étude du négoce bordelais au

XVIIIe siècle, Paris, SEVPEN, 1967.37. Carrière C., Négociants marseillais au xviiie siècle. Contribution à l’étude des économies maritimes, Marseille,

Institut historique de Provence, 1973.38. Lespagnol A., Messieurs de Saint-Malo. Une élite négociante au temps de Louis XIV, Rennes, Presses univer-

sitaires de Rennes, 1997.39. Pétré-Grenouilleau O., L’argent de la traite. Milieu négrier, capitalisme et développement : un modèle, Paris,

Aubier, 1996.40. Citons notamment : Jeannin P., Marchands d’Europe, pratiques et savoirs à l’époque moderne, Paris, Éditions

Rue d’Ulm, Presses de l’École normale supérieure, 2002 ; Marchands du Nord. Espaces et trafics à l’époque moderne, Paris, Presse de l’École Normale Supérieure, 1996.

41. Angiolini F., Roche D. (dir.), Cultures et Formations négociantes dans l’Europe moderne, Paris, EHESS, 1995.

42. Cabantous A., Lespagnol A., Péron F. (dir.), Les Français, la terre et la mer, xiiie-xxe siècle, Paris, Fayard, 2005.

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par Gérard Le Bouëdec notamment 43. Parallèlement, l’étude du système 44 et de la ville atlantique se développe nettement et amène de nouveaux débouchés scienti-fiques 45. Bernard Bailyn produit une œuvre majeure pour la définition des enjeux de l’histoire atlantique et de sa « civilisation 46 ». L’étude de Cadix de Manuel Bustos Rodriguez 47 est également décisive, de même que l’ouvrage collectif dirigé par Guy Saupin 48, ou encore, celui dirigé par Lou Roper et Bertrand Van Ruymbeke 49.

Plusieurs grandes études de cas ont récemment offert de nouvelles clés de lecture du commerce maritime international. Certaines gardent une prépondé-rance économique comme les Boulevards de la fraude de Silvia Marzagalli 50 ou les Messieurs du Havre d’Édouard Delobette 51 qui privilégient l’étude des trafics et des nœuds de circulation. D’autres prennent les dimensions humaines pour perspective dominante et partent des individus en eux-mêmes pour aller vers une caractérisation identitaire du milieu négociant d’un port donné. Cette préfé-rence est celle de Laure Pineau-Defois avec une approche prosopographique de cinq grandes familles du négoce nantais 52, et de Philippe Gardey et ses Négociants et marchands de Bordeaux, première étude de cas pleinement socioculturelle à être réalisée 53.

L’historiographie du grand commerce rochelais évolue sous de semblables mécanismes. Émile Garnault, secrétaire de la chambre de commerce et petit-fils du négociant Jean-Jacques Garnault, publie de premiers travaux à la charnière des xixe et xxe siècles 54. Si l’apport de ses ouvrages est évident, ils relèvent cependant plus d’une compilation de données économiques tirées du seul dépouillement des archives de la chambre de commerce, ainsi que d’éléments biographiques désor-ganisés. Il faut attendre la seconde moitié du xxe siècle pour qu’intervienne un

43. Le Bouëdec G. et alii., Entre terre et mer. Société littorales et pluriactivités (xve-xxe siècle), Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2004.

44. Le concept de « système » est récusé par certains historiens qui lui préfèrent le vocable d’« espace » ou de « monde ».

45. Pietschmann H. (dir.), Atlantic History. History of the Atlantic System, 1580-1830, Göttingen, Vandenhoeck et Rupecht, 2002.

46. Bailyn B., Atlantic History. Concepts and Contours, Harvard, Harvard University Press, 2005.47. Bustos rodriguez M., Cádiz en el sistema atlántico. La ciudad, sus comerciantes, y la actividad mercantil

(1650-1830), Madrid, Silex Ediciones, 2005.48. Saupin G. (dir.), Villes atlantiques dans l’Europe occidentale du Moyen Âge au xxe siècle, Rennes, Presses

universitaires de Rennes, 2006.49. Roper L., Van Ruymbeke B. (dir.), Constructing Early Modern Empires : Proprietary Ventures in the Atlantic

World, 1500-1750, Leyde, Brill, 2007.50. Marzagalli S., Les Boulevards de la fraude. Le négoce maritime et le Blocus continental (1806-1813), Bordeaux,

Hambourg, Livourne, Villeneuve d’Ascq, Presses universitaires du Septentrion, 1999.51. Delobette E., Ces Messieurs du Havre. Négociants, commissionnaires et armateurs, de 1680 à 1803, thèse de

doctorat d’histoire, université de Caen, 2005.52. Pineau-Defois L., Les grands négociants nantais du dernier tiers du xviiie siècle. Capital hérité et esprit d’entre-

prise (fin xviie-début xixe siècle), thèse de doctorat d’histoire, université de Nantes, 2008.53. Gardey P., Négociants et marchands de Bordeaux de la guerre d’Amérique à la Restauration (1780-1830), Paris,

Presses de l’université Paris-Sorbonne, 2009.54. Garnault É., Le commerce rochelais au xviiie siècle d’après les documents composant les anciennes archives de

la Chambre de commerce de La Rochelle, La Rochelle, A. Challamel et E. Martin, 5 vol., 1887-1900 ; La juridiction consulaire et la Bourse de commerce de La Rochelle, La Rochelle, E. Martin, 1896 ; Le Livre d’or de la Chambre de commerce de La Rochelle, La Rochelle, E. Martin, 1902.

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véritable enrichissement de la connaissance du commerce rochelais. La synthèse de Marcel Delafosse et d’Étienne Trocmé sur la première modernité est synonyme de renouveau 55. Pour le xviiie siècle, Henri Robert 56 est le premier à examiner le commerce protestant rochelais – et non les négociants protestants –, s’inscrivant parfois dans les mêmes thématiques qu’Herbert Lüthy 57. En l’espace de vingt ans, plusieurs mémoires de recherche sur l’évolution du commerce rochelais et sur une poignée de grands négociants voient le jour à l’université de Poitiers sous la direction de Jean Tarrade 58. Citons aussi Claude Laveau qui a tenté de dresser le portrait de l’intégralité de la société rochelaise 59.

Dans le dernier quart du xxe siècle, de nouvelles recherches sur le commerce rochelais sont successivement effectuées : Jean-Michel Deveau consacre sa thèse à la traite 60, Jacques de Cauna à l’habitation d’Aimé-Benjamin Fleuriau à Saint-Domingue 61. Outre-Atlantique, la bibliographie anglo-saxonne s’enri-chit de plusieurs études méconnues comme celles de Kevin C. Robbins 62 ou de John G. Clark 63. La période révolutionnaire profite elle aussi de plusieurs travaux. Nicole Charbonnel livre son étude des frères Chegaray, figures de proue de la course rochelaise entre la Révolution et le Consulat 64. Jean-Michel Deveau publie Le commerce rochelais face à la Révolution qui dévoile la correspondance de Jean-Baptiste Nairac, député extraordinaire au Conseil du Commerce 65. Le mémoire de maîtrise de Bénédicte Coustaud sous la direction de Paul Butel est quant à lui essentiellement voué à l’étude des négociants et des marchands sous une focale socioprofessionnelle 66. Enfin, s’agrègent quelques mémoires de second cycle, et surtout, plusieurs ouvrages et articles de référence publiés par

55. Delafosse M., Trocmé É., Le Commerce Rochelais de la fin du xve siècle au début du xviie, Paris, Armand Colin, 1952.

56. Robert H., Les trafics coloniaux…, op. cit. ; Le commerce rochelais et les Antilles pendant le xviiie siècle (1715-1792), DES d’Histoire, université de Poitiers, 1931.

57. Lüthy H., La banque protestante en France de la révocation de l’Édit de Nantes à la Révolution, Paris, Éditions de l’EHESS, 1998 (1959).

58. Tarrade J., Le commerce colonial de la France à la fin de l’Ancien Régime : l’évolution du régime de « l’Exclusif » de 1763 à 1789, Paris, Presses universitaires de France, 1972. ; citons aussi : « Le trafic négrier de La Rochelle au xviiie siècle, d’après le répertoire de Jean Mettas », Bulletin de la Société des antiquaires de l’Ouest, 4e série, t. XIX, 3e tr., 1986, p. 527-537.

59. Laveau C., Le monde rochelais de l’Ancien Régime au Consulat : essai d’histoire économique et sociale 1774-1800, s. l., s. n., 1972.

60. Deveau J.-M., La traite rochelaise, op. cit.61. Cauna J. de, Au temps des isles à sucre. Histoire d’une plantation de Saint-Domingue au xviiie siècle, Paris,

Karthala-ACCT, 1987.62. Robbins K. C., A city on the Ocean Sea : La Rochelle, 1530-1650. Urban Society, Religion, and Politics on the

French Atlantic Frontier, Leiden-New-York, Brill, 1997 ; The Families and Politics of La Rochelle (1550-1650), Baltimore, U.M.I., 1990.

63. Clark J. G., La Rochelle and the Atlantic Economy during the Eighteenth-Century, Baltimore, The John Hopkins University Press, 1981.

64. Charbonnel N., Commerce et course sous la Révolution et le Consulat à La Rochelle : autour de deux armateurs : les frères Thomas et Pïerre-Antoine Chegaray, Paris, Presses universitaires de France, 1977.

65. Deveau J.-M., Le commerce rochelais face à la Révolution. Correspondance de Jean-Baptiste Nairac (1789-1790), La Rochelle, Rumeur des Âges, 1989.

66. Coustaud B., Les négociants et les marchands rochelais sous la Révolution et le Directoire, maîtrise d’histoire, université Bordeaux 3, 1994.

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Mickaël Augeron et Didier Poton, chercheurs au Centre de recherches en histoire internationale et atlantique des universités de La Rochelle et de Nantes 67. Axées sur le commerce atlantique des huguenots, des Provinces-Unies au Brésil en passant par les Antilles, l’Afrique et le Canada, ces recherches apportent un véritable enrichissement pour la compréhension du négoce rochelais.

De tout ce qui vient d’être évoqué naît un constat : si les recherches menées permettaient de maîtriser les rouages du commerce rochelais, les négociants ayant eu à son égard un rôle prééminent étaient quasi inconnus. Au-delà d’une poignée d’études de cas, jamais l’histoire identitaire du milieu négociant roche-lais du xviiie siècle n’a véritablement été évoquée. Nous ne savions pas combien d’entrepreneurs du grand commerce résident à La Rochelle au xviiie siècle, de même que leur degré de reproduction socioprofessionnelle intergénérationnelle ou leur niveau de fortune. Les stratégies éducatives, matrimoniales ou patrimoniales étaient inexplorées. Nous ne connaissions pas les conditions du renouvellement du milieu, ni le nombre de négociants sujets à la faillite ou sortis par le haut, ni les origines sociales et géographiques des candidats à la réussite venant les remplacer. Nous étions démunis face à la pesée des négociants de confession réformée car, s’il est de coutume d’évoquer la force détenue par les protestants dans le grand commerce rochelais, de seuls indices ne peuvent le démontrer. De même, les protocoles de démarcation sociale employés par le milieu étaient quasi ignorés, qu’il s’agisse des lieux de sociabilité et de notoriété investis, de l’impact sur la vie publique de la cité, que de l’adoption d’un genre de vie élitiste autour duquel se rejoint l’essentiel de l’effectif. Le schéma d’organisation fonctionnelle du négoce rochelais était donc inconnu.

À la faveur du vide scientifique soulevé, la substance de cette recherche s’est consacrée à l’étude des négociants rochelais au xviiie siècle. C’est alors considérer le monde du négoce de l’intérieur par une démarche processuelle, à partir de l’exa-men des trajectoires de vie des membres qui composent ce milieu. Ce chemine-ment scientifique ambitionne ainsi de systématiser les caractéristiques d’un milieu négociant qui, traumatisé par la fuite au Refuge d’une part non négligeable de ses membres et subissant les difficultés grandissantes de son port, tente de maintenir La Rochelle parmi les figures de proue du commerce atlantique. Au-delà, c’est aussi la saisie des ressemblances et des dissemblances des grands entrepreneurs du commerce rochelais vis-à-vis de leurs homologues des autres places portuaires de France qui se veut être menée à bien.

67. Augeron M., Caudron O., (dir.), La Rochelle, l’Aunis et la Saintonge face à l’esclavage, Paris, Les Indes Savantes, 2012 ; Augeron M., Poton D., Van Ruymbeke B. (dir.), Les huguenots et l’Atlantique, Paris, Presses de l’université Paris-Sorbonne, Les Indes Savantes, 2 vol., 2009 et 2012 ; Emmer P. C., Poton D., Souty F. (dir.), Les Pays-Bas et l’Atlantique, 1500-1800, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2009 ; Poton D., « Le négoce huguenot et le Canada aux xviie et xviiie siècles », M. Augeron et D. Guillemet (dir.), Champlain…, op. cit., p. 193-200 ; Poton D., « Le pays perdu : le négoce rochelais et le Canada (1763-1820) », Y. Lamonde et D. Poton (dir.), La Capricieuse (1855) : poupe et proue. Les relations France-Québec (1760-1914), Québec, Presses de l’université Laval, 2006, p. 17-35.

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Ce chantier de recherches débute au cours de la décennie 1710, véritable charnière pour le commerce rochelais. Les conflits internationaux successifs trouvent alors une fin, ce qui permet au commerce rochelais de se redynamiser, notamment par la reprise du commerce canadien et la traite négrière. La fin de règne de Louis XIV correspond aussi à une relative accalmie de la reconquête catholique du royaume, ce qui correspond donc pour La Rochelle à l’arrêt de l’hémorragie de ses grands marchands réformés vers le Refuge et à l’arrivée de nouveaux candidats à la réussite. Une nouvelle génération de négociants s’établit ainsi à La Rochelle, mêlant nouveaux venus et anciennes familles. Enfin, en 1719, la chambre de commerce de La Rochelle est créée et permet au groupe négociant de renforcer son esprit de corps. Les bornes chronologiques finales correspondent aux années 1792-1793. Le cycle colonial de La Rochelle est alors définitivement rompu, du fait des révoltes coloniales, de l’interdiction de la traite et d’un système économique obsolète qui trouve ses limites. Le commerce réalisé par la suite n’a ainsi presque rien à voir avec celui accompli auparavant, le retour à la course et au cabotage avec l’Europe du Nord tranchant avec le grand commerce colonial. Parallèlement, du fait de très nombreuses faillites, par la migration d’individus ou de familles entières vers d’autres ports ou par la réorientation professionnelle face aux difficultés, s’opère un renouvellement de l’effectif et donc, s’établit une nouvelle génération de négociants déjà prise en considération.

Les actes notariés forment ici un matériau largement privilégié. L’intégralité des minutes de 88 notaires sur les 90 68 qui ont exercé à La Rochelle entre 1715 et 1815 a été dépouillée, soit 1977 cotes. Tous les actes concernant les négociants et leur proche famille réalisés de 1715 à 1793 ont été relevés, puis des recherches complémentaires ont été effectuées jusqu’en 1815 afin de glaner quelques actes décisifs qui correspondent au groupe du xviiie siècle. Ce protocole de recherche, possible à l’échelle d’une ville moyenne, a permis de relever 8 169 actes, dont 281 inventaires, 90 partages successoraux, 343 contrats de mariages et 202 testa-ments. Aux côtés des archives des notaires, d’autres sources ont été pareillement analysées : papiers de famille, archives des cours et juridictions, communales, de l’amirauté, pièces isolées ou encore écrits du for privé. Une attention toute parti-culière a été accordée à plus de cinq cents documents de la chambre de commerce, véritable mine d’informations à ciel ouvert. En tout, plus de dix mille documents ont été utilisés afin de réaliser des fiches biographiques individuelles et familiales d’inspiration prosopographique pour tous les négociants rencontrés.

Pour comprendre l’identité d’un milieu socioprofessionnel formant une élite, il faut tout d’abord réaliser ce qui ne l’a jamais été auparavant, c’est-à-dire carac-tériser, dénombrer et peser le groupe des négociants dans la société rochelaise. Après s’être interrogé sur le vocable de négociant, avoir cerné son émergence à La Rochelle, il va falloir compter. Le poids des négociants dans la société roche-laise sera ainsi jaugé, aussi bien quantitativement qu’au regard de leurs fortunes.

68. L’état de conservation des minutes des notaires Soullard père et fils interdit leur exploitation.

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Puis, un passage sera effectué aux mécanismes de constitution et de renouvelle-ment du milieu négociant, véritable pierre angulaire à l’étude. S’interroger sur ces mécanismes relève d’une volonté de caractériser les modalités et les différentes combinaisons avec lesquelles les grands entrepreneurs portent un projet avant tout social, que ce soit sous une optique purement individuelle ou familiale. De cet effort d’identification pourra alors naître une réflexion globale quant aux conti-nuités et aux ruptures s’opérant à l’intérieur du milieu négociant. De tout ce qui sera évoqué ressortira un phénomène majeur : le négoce rochelais n’est en rien un milieu homogène fait de trajectoires analogues. Plusieurs parcours individuels et familiaux démontreront que le négoce rochelais est un monde composite.

Le deuxième grand axe de recherche se proposera d’observer l’importance prise par les négociants dans tous les rouages de la vie publique rochelaise au xviiie siècle. Le quotidien des entrepreneurs du grand commerce n’est pas seulement bercé par le rythme des échanges et des affaires : le négociant, dont la nouvelle stature s’affirme nettement, gravit les échelons de la notoriété urbaine et dispose de préro-gatives étendues ainsi que de nouveaux lieux de sociabilité. Les pouvoirs acquis, qu’ils soient politiques, administratifs, économiques, religieux ou plus largement socioculturels, permettent aux négociants d’incarner d’indiscutables rivaux pour les élites traditionnelles d’Ancien Régime ainsi que d’incontournables interlo-cuteurs face à l’adversité. Du statut de simple élite économique, les négociants passent ainsi à celui plus large d’élite citadine.

En examinant le genre de vie embrassé par les négociants rochelais dans leur souci de démarcation identitaire, un troisième volet sera marqué du sceau de la culture des apparences. Plus particulièrement, il va s’agir d’examiner en quoi les négociants adoptent une formule de vie spécifique, influencée par les exigences du travail, mais aussi par le véritable challenge social, culturel et financier disputé avec les élites traditionnelles. Il faudra tout d’abord observer la manière avec laquelle les négociants considèrent l’espace urbain rochelais, leurs hôtels particuliers et leurs infrastructures professionnelles, et au-delà, saisir leur impact sur le paysage citadin. C’est vers leur culture matérielle que nous voguerons ensuite, véritable conquête du superflu. La finalité restera de comprendre, sous l’angle du social et du culturel, quels sont les liens tissés entre les objets du quotidien et les pratiques des négociants et de leurs familles. Se posera la question de savoir si les ressem-blances et les dissemblances de ces relations participent ou non à la création d’une culture collective autour du bien matériel. Viendra enfin ce qui constituera le dernier chapitre. Nous sortirons alors de La Rochelle pour aller à la campagne, là où le négociant des villes sait se faire négociant des champs grâce à la villégiature et aux biens de rapport propices à la sécurisation des patrimoines, mais aussi dans les colonies, terres de réussites et de tentatives manquées.

Il est désormais temps de débuter cette étude en compagnie de 738 négociants qui constituent l’âme et le cœur de La Rochelle au xviiie siècle.

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