Introduction I- La science est ce qui rend l’art plus ... · de particules, l’analyse chimique...

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1 Introduction I- La science est ce qui rend l’art plus intéressant que la science 1- L’approche scientifique de l’art 1.1- Une cataracte sur les étangs cristallins de Giverny 1.2- Une opsine ratée contraint Charles Meyron aux eaux-fortes 2- L’influence des sciences de la nature sur la démarche artistique 2.1- La « foveart » 2.2- L’art de la persistance rétinienne 2.3- La loi du contraste simultané impressionne Monet 3- Les sciences de la nature comme source d’inspiration 3.1- Cadavres exquis et autres phénomènes de foire 3.2- L’art est une fonction du vivant II- De l’art plastique à la plasticité cérébrale 1- Avoir son cerveau dans son sexe. 1.1- Les spermatozoïdes ne furent pas immédiatement des spermatozoïdes, ils le sont devenus 1.2- Léonard de Vinci pornographe raté 2- Etude de chien et de l’art de la perception 2.1- Study of dog : état des lieux 2.2- C’est le regardeur qui regarde le tableau 3- L’art dans le fonctionnement mental du cerveau 3.1- Du visible compliqué par de l’invisible simple 3.2- Apprendre à voir 3.3- Réflexion artistique dans les neurones miroirs Conclusion Sources

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Introduction

I- La science est ce qui rend l’art plus intéressant que la science

1- L’approche scientifique de l’art

1.1- Une cataracte sur les étangs cristallins de Giverny

1.2- Une opsine ratée contraint Charles Meyron aux eaux-fortes

2- L’influence des sciences de la nature sur la démarche artistique

2.1- La « foveart »

2.2- L’art de la persistance rétinienne

2.3- La loi du contraste simultané impressionne Monet

3- Les sciences de la nature comme source d’inspiration

3.1- Cadavres exquis et autres phénomènes de foire

3.2- L’art est une fonction du vivant

II- De l’art plastique à la plasticité cérébrale

1- Avoir son cerveau dans son sexe.

1.1- Les spermatozoïdes ne furent pas immédiatement des spermatozoïdes, ils le sont devenus

1.2- Léonard de Vinci pornographe raté

2- Etude de chien et de l’art de la perception

2.1- Study of dog : état des lieux

2.2- C’est le regardeur qui regarde le tableau

3- L’art dans le fonctionnement mental du cerveau

3.1- Du visible compliqué par de l’invisible simple

3.2- Apprendre à voir

3.3- Réflexion artistique dans les neurones miroirs

Conclusion

Sources

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Exister, c’est être perçu.

Berkeley

La science se définit comme une somme de connaissances obtenues par des moyens

d’investigation rationnels. La démarche scientifique consiste à émettre des conjectures pour

expliquer les phénomènes naturels. Des activités de recherches telles que l’expérience, les

observations et leur conformité à un modèle mathématique valident ou réfutent les hypothèses

imaginées. Ainsi se construit le savoir scientifique et une perception rationnelle de la nature.

L’activité artistique peut entrer dans une perspective scientifique et en particulier

neurologique. En effet, l’art porte sur la recherche d’une communication impliquant une

motivation et des émotions en harmonie avec la raison. L’œuvre d’art est donc une production

cérébrale particulière. L’artiste engage un échange, propose une intersubjectivité, il vise une

communication, il transmet un ordre du monde, il offre une vision décalée. L’œuvre d’art peut

nous clouer d’étonnement et d’admiration par son efficacité esthétique, brutale, immédiate,

sidérante… après l’émotion, le raisonnement formule notre sentiment et fabrique un discours

qui poursuit et intègre l’effet physiologique. Cependant, l’art contrairement à la science ne

progresse que par un renouvellement perpétuel. Vous avez appris avec M. Delomosne que la

Nature a offert à l’art moderne des outils pour transgresser la tradition. La peinture se libère

par une « vérité » des sensations perçues, la sculpture redécouvre l’espace et l’œuvre d’art

elle-même se transfigure en devenant une expérience du vivant. Toutefois, selon un point de

vue scientifique, cette conception de la naissance de l’art moderne pose des problèmes. En

effet comment percevoir tout-à-coup autre chose que ce que tout le monde a sous les yeux ?

Comment l’intelligible interagit-il avec le sensible dans le monde intérieur de la conscience

esthétique pour que, comme l’écrit Hegel, l’œuvre d’art réalise « l’accord du sensible et du

spirituel » ? Est-ce le cerveau de l’artiste qui est le reflet des aspirations d’une époque ou est-

ce la société qui se reflète dans son cerveau ? Les questions de mimesis ou d’appréhension de

la Nature par l’art moderne sont liées à la perception visuelle. Les interrogations centrées sur

les représentations de la nature, leurs conséquences et l’interprétation de ces œuvres d’art

touchent au fonctionnement du cerveau, au déploiement des sentiments et de la conscience.

Ainsi pour résoudre les problèmes posés, nous suivrons dans une première partie la

physiologie de l’œil et les regards que se portent mutuellement la science et l’art. Puis dans

une deuxième partie, nous traiterons du fonctionnement du cerveau contemplatif afin de

comprendre comment se perçoit une œuvre d’art et comment se construit le réel qui

l’accompagne.

3

I- La science est ce qui rend l’art plus intéressant que la science

Les œuvres d’art constituent un sujet d’investigation scientifique. En effet, elles posent

des problèmes de conservation, de restauration et d’interprétation. Toutes les techniques de

recherches scientifiques peuvent être mises au service de la résolution de ces questions :

comment conserver ou restaurer des œuvres d’art ? Comment les comprendre ? Comment les

voir ? Inversement les artistes investissent aussi les découvertes scientifiques afin de faire

évoluer leurs pratiques ou leur vision de la réalité. Ainsi, nous examinerons, dans un premier

temps ce que peut nous apprend une approche physiologique de quelques œuvres et enfin

dans une deuxième partie comment les artistes forcent le regard en s’appuyant intuitivement

sur des propriétés physiologiques de l’œil.

1- L’approche scientifique de l’art

La spectrométrie, la radiographie, la microscopie, la chromatographie, l’accélération

de particules, l’analyse chimique des strates de peinture, des liants et des pigments contribuent

à ausculter les œuvres d’art, à déterminer leur composition intime et l’agencement de leurs

atomes. Les résultats nous renseignent sur l’histoire de leur conception, de leur fabrication et

sur l’évolution des matériaux au cours du temps1. Ainsi les scientifiques apportent des indices

pour retracer l’histoire énigmatique d’un tableau et par conséquent ils enrichissent

l’interprétation d’une œuvre.

1 Par exemple, 10 000 œuvres ont déjà été radiographiées. Grâce à ce faisceau de rayons X, les scientifiques décèlent l’accumulation des différentes couches où l’on devine les premières compositions, les hésitations de

l’artiste et les restaurations successives. La radiographie de La Vierge de l’Annonciation du Musée du Petit

Palais en Avignon révéla une figure tout à fait compatible avec un tableau du XVe siècle, alors que l'œuvre elle-

même était fade, d'un style mièvre beaucoup plus tardif. Après une délicate intervention contrôlée par l'image

radiographique, surgit en 1988 la représentation d'une Vierge ancienne attribuable à Giovanni di Paolo.

La peinture nous met des yeux partout : dans l’oreille, dans le

ventre, dans les poumons. C’est la double définition de la peinture :

subjectivement elle investit l’œil, qui cesse d’être organique pour

devenir organe polyvalent et transitoire ; objectivement, elle dresse

devant nous la réalité d’un corps, ligne et couleurs la pure présence

du corps sera visible, en même temps que l’œil sera l’organe de

cette présence.

Deleuze

4

1.1- Une cataracte sur les étangs cristallins de Giverny

Il est étonnant d’apprendre que les deux tableaux représentent le même paysage. La

version la plus ancienne (1899) montre clairement le pont de Giverny qui enjambe un bassin.

Des saules occupent l’arrière plan sur lesquels se détache le pont japonais. Le bassin bordé de

roseaux drus, verts et touffus transportent des reflets et des nénuphars bleus. Le contraste avec

la version de 1920 est saisissant. En effet, le pont de Giverny semble plongé dans un monde

jauni, un univers de rouge et de brun. La profondeur est perdue. La peinture est plate. Les

saules, les grosses fleurs blanches et les tâches verdâtres qui flottaient sur le parterre d’eau se

noient dans un incendie.

Comment expliquer la métamorphose de la représentation du pont de Giverny ?

Comment expliquer les différences de couleur et la dégradation des formes ? Est-ce

l’aboutissement de l’exaltation des couleurs et de la fragmentation des touches ? Est-ce la

traduction d’une perception exaltée de la nature pour traduire les vibrations de la matière et de

la lumière ? Que pourrait nous apprendre une approche scientifique de l’analyse des

tableaux ? Un physiologiste constate immédiatement que le tableau de 1920 est un symptôme.

En effet, l’excès de teintes jaunes, l’absence de bleu, les brouillards de couleur chaude

diagnostiquent une cataracte. L’analyse d’un seul tableau ne suffit pas évidemment à poser

une certitude. Néanmoins, l’évolution des troubles de la vision peut se suivre car Monet

aimait peindre des séries d’un même motif. Ainsi il a peint plus de 20 fois le pont japonais à

Giverny. Ces tableaux révèlent l’accentuation du jaunissement et la dégradation des formes.

Par ailleurs, la cataracte suggérée par l’évolution de sa peinture est confirmée par des

éléments biographiques2. Pour comprendre qu’est-ce que la cataracte, il faut savoir que la

lumière pénètre dans l’œil en franchissant le cristallin qui joue le rôle d’une lentille

convergente. L’accommodation se réalise en modifiant la courbure du cristallin. Il peut être

étiré ou aplati par les muscles ciliaires. La cataracte se développe lorsque le noyau du

cristallin s’opacifie et jaunit. Le cristallin jaunâtre se comporte alors comme un filtre en

absorbant les courtes longueurs d’onde du spectre de la lumière visible (les bleus). Le

2 Elle fut diagnostiquée par un médecin. A la fin de sa vie, il se fit « opéré de la cataracte ».

5

mélange des couleurs qui se produit aboutit à un jaunissement apparent des verts et à une

mauvaise perception des violets et des bleus. Un cristallin cataracté agit comme un voile dont

la densité croit avec le temps. Le cristallin peut également durcir. Par conséquent

l’accommodation est perturbée, le flou s’intensifie. L’évolution de la cataracte modifie la

vision des formes et des couleurs de façon progressive. Les grandes décorations de l’orangerie

illustrent l’ingéniosité de l’artiste qui surmonte ses déficits visuels. A mesure que progressait

sa cataracte, il distinguait moins bien les détails, il peint plus grand ; il perçoit mal les

différences de clarté, il augmente le contraste lumineux ; il ne voit plus les teintes froides, il

les applique en suivant son intuition ; il ne voit plus le relief, il crée une peinture plate.

L’opération de la cataracte est lisible

dans ses derniers tableaux. En effet,

l’opération modifia sa vision de façon

brutale, restituant une bonne acuité visuelle,

mais entrainant un bouleversement de la

perception spatiale, lumineuse et colorée.

L’opération supprima brusquement le filtre

jaune : il perçut à nouveau les courtes

longueurs d’onde, les bleus. Il les distingua

même mieux qu’avant sa cataracte car

l’opération supprima non seulement le filtre

pathologique mais aussi le filtre normal que

constitue le cristallin. La perception des

bleus fut exacerbée. Les tableaux peints par

Monet après son opération l’illustre bien : ils

ont une puissante dominante bleue qui contraste avec la teinte des tableaux qu’il peignit avec

son cristallin cataracté.

En conclusion, la pathologie oculaire place d’emblée Monet dans la position de « voir

autrement » tout en continuant le projet impressionniste de « peindre vrai » en exaltant la

sensation colorée. La maladie force le peintre à explorer de nouvelles voies pour adapter sa

perception du monde. Charles Meyron en est aussi un exemple stupéfiant.

1.2- Une opsine ratée contraint Charles Meyron aux eaux-fortes

Charles Meryon est décrit par Baudelaire comme « un homme puissant et singulier, un

officier de marine qui a réalisé une série d’études à l’eau-forte d’après les points de vue les

6

plus pittoresques de Paris. Par l'âpreté, la finesse et la certitude de son dessin, M. Meryon

rappelle ce qu’il y a de meilleur dans les anciens aquafortistes. J'ai rarement vu représentée

avec plus de poésie, la solennité naturelle d'une ville immense. Les majestés de la pierre

accumulée, les clochers montrant du doigt le ciel, les obélisques de l'industrie vomissant

contre le firmament leurs coalitions de fumée, les prodigieux échafaudages des monuments en

réparation, appliquant sur le corps solide de l'architecture leur architecture à jour d'une beauté

arachnéenne et paradoxale, le ciel brumeux, chargé de colère et de rancune, la profondeur des

perspectives augmentée par la pensée des drames qui y sont contenus, aucun des éléments

complexes dont se compose le douloureux et glorieux décor de la civilisation n'y est oublié.3 »

Néanmoins l’aquafortiste achevé

commença par des aquarelles et des pastels

qu’il abandonna rapidement. Comment

expliquer que ce marin laissant l’océan

pour la peinture finit par se rabattre sur le

noir et blanc ? L’observation de l’unique

pastel de Charles Meryon qui nous reste

permet d’avancer une hypothèse. En effet,

le paysage marin du vaisseau fantôme est

bicolore. Le jaune et le bleu dominent. Les rouges et les verts n’apparaissent pas. Ainsi, est-ce

que Charles Meryon ne souffrait-t-il pas d’une anomalie de la vision des couleurs ? Chez un

daltonien4, l’ensemble des teintes est remplacé par deux teintes seulement : à la place des

couleurs chaudes il perçoit du jaune ; à la place des couleurs froides, il perçoit du bleu. La

comparaison des disques de la répartition des couleurs d’un daltonien et d’une personne à la

vision normale révèle la palette bicolore utilisée par Charles Meryon, typique d’un daltonien.

3 Baudelaire, Critique d’art, Folio essais n° 183, p. 326 et p. 401 (peintres et aquafortistes) 4 Le nom de cette anomalie de la vision des couleurs provient du célèbre scientifique britannique John Dalton. Il

étudia la vision des couleurs. Dans sa première communication en 1794. Dalton rapporta qu’il ne voyait pas les

couleurs comme les autres : « les parties d’images que les autres voient rouge m’apparaissent comme des ombres

ou des absences de lumières, l’orangé, le jaune et le vert sont pour moi comme plusieurs intensité de jaune. »

7

Ainsi, peut-on supposer que Charles Meryon entreprit la gravure à cause de son

daltonisme ? La cohérence de cette hypothèse est renforcée par le témoignage de Philippe

Burty. Son ami témoigne : « dans les rares peintures ou pastels de M. Meryon, nous avons cru

remarquer que, s’il possède un haut degré de sentiment des valeurs relatives d’ombre et de

lumière, ses yeux ne paraissent pas affectés par les valeurs des tons colorants. Il ne peut

distinguer des fraises mûres sur une feuille. Sur sa palette il utilise le rouge pour le jaune, le

rose pour le vert… » On en déduit que Charles Meryon délaissa la peinture pour ne travailler

seulement qu’avec l’ombre et l’éclairage, la lumière et l’obscurité car il était daltonien. La

perception des couleurs dépend de cellules à cônes présentes dans la rétine. Il existe dans la

rétine trois types de cellule en forme de cônes et sensibles au couleur en fonction du pigment

qu’elles recèlent. Le pigment peut être rouge, bleu ou vert. Ces cellules réagissent

différemment à la lumière réfléchie par des objets colorés. Les pigments sont des protéines

(des opsines associées au rétinal) qui absorbent la lumière ; certaines sont sensibles aux

grandes longueurs d’onde du spectre visible (rouge), d’autres aux longueurs d’ondes

intermédiaire (vert) et d’autres enfin aux courtes longueurs d’onde (bleu). Lorsque les cellules

de la rétine sont éclairées par la lumière à laquelle elles sont sensibles, elles émettent des

signaux électriques vers le cerveau, où le traitement donne la sensation d’une teinte

particulière. La vision des couleurs repose donc sur la combinaison de ces trois couleurs. Les

daltoniens ne fabriquent pas l’une des protéines des cônes qui absorbent la lumière. Ainsi au

lieu d’avoir trois types de cellules à cônes, ils n’en ont que deux5.

5 Il existe 3 gènes qui codent pour ces 3 protéines. Les gènes des protéines sensibles au rouge et au vert sont sur

le chromosome X ce qui explique que les garçons (XY) sont plus touchés que les filles (XX). Le deuxième X

peut porter une version normale du gène. L’anomalie la plus courante porte sur l’absence de cônes sensibles au

vert. L’absence de cônes sensibles au bleu est rare. Le gène est sur le chromosome 7.

Rétine (maladie de la rétine : Degas, Steer)

Fovéa Cristallin (cataracté : Monet, Daumier)

Corps vitré (opacités dans celui de Munch)

Pissarro : les voies lacrymales obstruées le

forçaient à peindre ses scènes depuis l’intérieur

8

Photo prise au microscope électronique et schéma de la rétine

Lorsque la science prend pour objet d’étude des œuvres d’art, elle alimente

incontestablement leur interprétation et leur compréhension. Elle peut donc modifier le regard

que l’on porte sur l’art. D’un autre côté, les artistes se servent aussi des découvertes

scientifiques pour transformer leur perception et améliorer leur pratique dans l’appréhension

du monde.

2- L’influence des sciences de la nature sur la démarche artistique

Entre le XIV et le XVIIème siècle, les peintres faisaient figures de savants. La

démarche artistique se superposait à la démarche scientifique. Les artistes pratiquaient la

science de la représentation exacte. Ils sont à l’origine de nombreuses découvertes

scientifiques dont la plus connue est la perspective. Dans cette partie nous n’étudierons pas les

Charles Meyron, Paul Manship (1885-1965) qui abandonna la peinture pour la

sculpture ou encore Georges Einbeck

(1871-1911) souffraient de daltonisme.

Le pigment d’un cône est défectueux

9

artistes qui inventent les sciences6 dont ils ont besoins, nous verrons comment les artistes,

consciemment ou non, utilisent la physiologie de la rétine et de la vision.

2.1- La « foveart »

Lorsque nous regardons un paysage ou une œuvre d’art, nous n’en avons pas une

vision uniformément détaillée et colorée. En effet, la rétine ne dispose que d’une zone

minuscule, la fovéa, où la densité des cellules réceptrices est très importante, 150 000 cônes

au mm² (chez l’épervier, on compte plus d’un million de récepteur au mm²). La fovéa forme

une légère dépression à la surface de la rétine car les neurones d’intégration sont rejetés vers

la périphérie de l’axe optique. Cette organisation permet aux rayons lumineux d’atteindre

directement les récepteurs sans qu’ils aient à traverser les couches des autres neurones. Elle

minimise ainsi la diffraction et améliore par conséquent la qualité de l’image qui se forme en

ce point de la rétine. Chez l’Homme les seuls récepteurs

visuels en cet endroit sont des cellules à cônes, sensibles à

la couleur. La densité des cellules à cônes diminue

rapidement lorsqu’on s’écarte de cette zone pendant que le

nombre de cellules à bâtonnet, sensible aux variations

d’éclairage, augmente. En plus de nous fournir une image

précise, la fovéa est la zone qui permet de colorer notre

environnement. Par conséquent, nos yeux doivent parcourir

par une série de mouvements rapides alternant avec des

moments fixes, l’ensemble d’une scène pour que nous en

ayons une perception globale. Le regard est donc un

processus interactif dans lequel l’image mentale d’un

tableau dépend notablement de la succession des phases de

fixation. Plusieurs artistes contemporains exploitent ce fonctionnement de la vision dans la

conception de leurs œuvres. Par exemple, le peintre américain John Howard Sanden explique

qu’il joue sur le niveau de détail dans certains de ses portraits pour diriger l’œil du spectateur

vers une zone particulière de son choix. Ce faisant, il insisterait sur des traits de caractère du

modèle qu’il souhaite mettre en avant. Le portrait du Dr Jack London dirige notre regard tout

d’abord vers sa chevalière et sa montre. Les attributs de richesse, de position sociale et de

réussite, il porte une Rolex, nous conduisent à la mallette, au livre et au journal déposé sur la

table d’une étonnante clarté. Notre œil enveloppe le tableau et trace une courbe en

embrassant le Lincoln mémorial, l’obélisque et le capitole jusqu’au visage détaillé du docteur.

Le peintre utilise également de grands coup de pinceaux qui orientés dans une direction

privilégiée guident le regard vers une zone accentuée, plus riche en détails.

6 Je pense à Maurits Cornelis Escher qui parvint grâce à un génial tâtonnement graphique, à ses pavages infinis

du plan. Il en révéla les lois avant les mathématiciens et les physiciens.

10

Ce type de stratagème est-il réservé aux peintres de notre époque au fait des travaux

des neurobiologistes et des spécialistes de la perception ? Il semblerait que des peintres aient

reconnu empiriquement ce qui a été

confirmé scientifiquement. Par

exemple, Rembrandt changeait les

textures et le grain de sa peinture

pour guider l’œil. L’examen d’une

toile de Jules Bastien-Lepage, les

foins, (1877) montre des zones du

tableau plus détaillées. Les

chaussures où l’on discerne les plis,

les reflets miroitant du cuir et la

glaise, notre œil remonte, les mains

relâchées, l’affaissement des

épaules, les froissures du décolleté

et le visage plongé par la fatigue

dans la méditation. Ces éléments

qui fixent l’œil contribuent

naturellement à l’analyse de l’œuvre, soulignant le contraste entre l’attachement à la terre

symbolisée par les chaussures crasseuses et la pensée confuse, volatile et détachée des

rudesses des travaux agricoles7. Bien que dans le naturalisme de Jules Bastien-Lepage

« peindre ce que l’on voit suppose de ne pas trier », on constate que cette prétendue

objectivité repose tout de même sur des choix de l’artiste pour rendre un paysage naturel

moins idéalisé et plus « social ».

2.2- L’art de la persistance rétinienne

Attila Csörgö8 utilise une autre

caractéristique de l’œil. La persistance

rétinienne est au cœur de ses travaux. Attila

Csörgö s’est associé à l’ingénieur

britannique Steven Pippin pour créer

Hémisphère. Un lourd disque de métal

horizontal est mis en rotation par un moteur

électrique. Sur ce disque est installé un petit

7 Paul Mantz, critique, écrit : « Elle est très hâlée par le soleil, elle est laide; la tête est carrée et mal dégrossie; c'est la reproduction implacablement fidèle d'une jeune campagnarde qui ne s'est jamais regardée au miroir de

l'idéal. Mais dans cette laideur il y a une âme. Cette faneuse si vraie par l'attitude, les yeux fixés vers un horizon

mystérieux, est absorbée par une pensée confuse, par une sorte de rêverie instinctive et dont l'intensité se double

de l'ivresse provoquée par l'odeur des herbes coupées. Le son d'une cloche, l'appel du maître des faucheurs, la

tireront bientôt de sa contemplation muette. Elle reprendra son dur travail, elle rentrera dans les fatalités de la vie

réelle. Mais pendant cette rude journée, l'âme aura eu son entracte. » 8 Artiste hongrois, né en 1965, qui vit et travaille à Budapest. Il a représenté la Hongrie à la Biennale de Venise

1999, avec ses Moebius Spaces, des films photographiques enroulés selon la topologie d’une… bande de

Moebius. Ils lui ont valu le prestigieux prix Nam June Paik en 2008.

11

support où est placé une longue tige métallique, elle aussi reliée à un moteur. Aux deux

extrémités de la tige brillent deux diodes lumineuses. Les diodes lumineuses vont suivre des

trajectoires déterminées par les deux rotations. L’ensemble des points disponibles correspond

à un hémisphère, qui recouvre le mécanisme et que les diodes parcourent selon des spirales.

Le spectateur aperçoit un hémisphère lumineux à cause de la persistance rétinienne.

Photographier en laissant un long temps d’ouverture de l’objectif reproduit cette persistance.

L’impression prolongée s’explique par le temps de réaction et de réactivation des cellules

photosensibles. Les bâtonnets assurent une vision noir et blanc lorsque la lumière est faible.

Chaque bâtonnet et chaque cône comportent un segment externe qui renferme un empilement

de membranes repliées formant des disques, dans lesquels sont incorporés des pigments

visuels. La lumière est absorbée par le rétinal, une molécule synthétisé à partir de la vitamine

A présente en grande quantité dans les carottes. C’est pourquoi la sagesse populaire invite à

manger des carottes pour améliorer sa vue. Le rétinal se lie à une protéine membranaire

appelée opsine. La structure des opsines varie d’un type de photorécepteur à l’autre. Les

bâtonnets possèdent leur propre type d’opsine dont la molécule, lorsqu’elle comprend sa

partie rétinal est nommée rhodopsine. Lorsque la rhodopsine absorbe de la lumière, le rétinal

change de conformation et se dissocie de l’opsine. L’opsine va déclencher une chaine de

réponses métaboliques entrainant un influx nerveux. Le rétinal diffuse librement, il est repris

par les cellules pigmentaires de la rétine qui vont le reconvertir.

Ces mécanismes biochimiques sont relativement lents. Ainsi d’une part la stimulation

lumineuse active un récepteur pendant plusieurs millisecondes et d’autre part plusieurs

millisecondes sont ensuite nécessaire pour que le récepteur soit à nouveau excitable9.

9 Si une lumière intense persiste la rhodopsine ne peut pas se former (car elle est immédiatement dissociée), les

bâtonnets ne donnent plus de réponse. Sous un fort éclairement, les cônes entrent en jeu. Si vous venez d’un

milieu très éclairé et pénétrez dans un endroit sombre, par exemple lorsque vous entrez dans un cinéma un après

12

Néanmoins ces phénomènes expliquent la persistance rétinienne dont découle le travail de

l’artiste hongrois et d’une autre importance la possibilité de créer une illusion de mouvement

en superposant des images fixes (cinéma).

2.3- La loi du contraste simultané impressionne Monet

Les travaux d’Eugène Chevreul sur les couleurs ont influencé les peintres du XIXème

siècle et du début du XXème siècle, en particulier les impressionnistes et les pointillistes. A la

Manufacture des Gobelins où il travaille, Chevreul s’intéresse au mécontentement des

teinturiers qui observent que certaines teintures ne donnent pas sur la laine les couleurs qu’ils

attendent. Il remarque tout d’abord que quelques colorations ne sont pas chimiquement

stables. Mais surtout il devine que les problèmes les plus complexes ne sont pas de nature

chimique mais optique. Il écrit dans la loi du contraste simultané (1839) : « lorsque l’œil

perçoit en même temps deux couleurs avoisinantes, elles paraissent aussi dissemblables que

possible, tant du point de vue de la composition optique que de leur valeur tonale. (…)

Dans l’harmonie des contrastes, la composition complémentaire est supérieure à toutes les

autres.» Ainsi deux couleurs juxtaposées perdent ce qu’elles ont d’analogue. Avec le contraste

simultané le système visuel exalte les différences et néglige ce qui est commun. Le même

rouge écarlate semble plus lumineux sur un fond bleu que sur un fond jaune10

. Le même

rouge, vu simultanément sur un fond blanc et sur un fond violet, semble tirer soit vers le rouge

foncé soit vers le rose ou rouge clair.

Il démontre que ce ne sont pas les pigments qui sont en cause, mais les tons colorés qui se

trouvent à proximité. Par exemple si l’on place un jaune près d’un vert il prend une nuance

violette. Il montre qu’une couleur donne à une couleur avoisinante une nuance

complémentaire dans le ton. Placées côte à côte des couleurs complémentaires s’éclairent

midi d’été, vous vous retrouvez presque aveugle, le peu de lumière ne suffit pas à stimuler les cônes, et les

bâtonnets ont besoin de quelques minutes pour reformer de la rhodopsine et redevenir fonctionnel. 10

Léonard de Vinci avait déjà noté que les couleurs s’influencent réciproquement lorsqu’elles sont vues l’une à

côté de l’autre et Goethe attire l’attention sur les effets qui accompagnent ces manifestations.

13

mutuellement, par contre des couleurs non-complémentaires semblent ternies. Ainsi une

couleur ne peut être considérée que dans son contexte11

. Ce qui entraine la réflexion de la

scientifique Françoise Viénot : « un objet a-t-il une couleur quand on ne le regarde pas ? A

cette question philosophique le physicien répond que non seulement un objet n’a pas de

couleur quand on ne le regarde pas mais qu’il n’en a pas plus quand on le regarde : la couleur

n’est pas une pellicule posé sur l’objet c’est une sensation construite. La couleur s’enrichit en

présence d’un contexte12

. »

Claude Monet comme d’autres

peintres (Delacroix, Seurat, Sisley, Renoir,

Delaunay) ont tiré les conséquences de la

loi du contraste simultané. Impression au

soleil levant (1873) montre un contraste

entre l’orange doré et le bleu indigo

édifiant, toute la toile est réalisée dans des

tons complémentaires entre le bleu et

l’orange. Monet connaît donc parfaitement

le traité de Chevreul sur la couleur. Claude

Monet dans Champ de Coquelicot près de

Vétheuil utilise le contraste entre les

complémentaires vert et rouge mais le bleu

et l'orange apparaissent aussi. Concernant

les contrastes entre couleurs

complémentaires la toile de Monet Champ

de Tulipes en Hollande peut être

considérée comme un modèle. De

multiples contrastes entre couleurs

complémentaires sont visibles et ce dans

des tonalités très proches. Monet parvient

à allier harmonies et contrastes à la

perfection.

11 Edwin Land (1909-1991) a montré que la couleur de l’objet dépendait de la variation de la réflectance c’est-à-

dire de la diffusion et de l’absorption relative des diverses longueurs d’onde. C’est pourquoi un objet est toujours

de la même couleur quelque soit la nature de l’éclairage. 12 Dossier pour la science n°39, Les illusions des sens, p. 20. La couleur s’ajuste véhicule une information

imprécise et s’ajuste naturellement au contour le plus proche, facilitant la détection d’un objet sur un fond. Le

peintre Raoul Dufy a exploité cette particularité dans son tableau la fée électricité. Robert Combas semble

réaliser l’inverse. Il contredit le cerveau qui donne la priorité à la forme sur la couleur. Il peint de large plage

uniformément colorée et en délimite soigneusement les contours avec d’épais traits noirs.

14

Néanmoins, Monet ou les artistes

contemporains13

ne cherchent pas à produire une

illusion d’optique14

, ils essaient de trouver les

moyens pour voir une autre dimension de la

réalité. Pour les physiologistes les illusions

d’optiques révèlent les procédures par lesquelles

l’œil et le cerveau repèrent les composants du

champ visuel. Il faudra attendre le milieu du XXème siècle pour valider et compléter

l’hypothèse d’Ernest Mach15

(1860) qui expliquait les illusions de contraste16

. La figure 13.23

montre comment les inhibitions latérales entre les cellules réceptrices conduisent à accentuer

le contraste. (Dans l’exemple ci-dessus qui est une variation des bandes de Mach les losanges

sont composés du même gris contrairement à ce que l’on observe.)

13 Felice Varini, George Rousse célèbres pour leur jeu avec l’espace, la peinture et l’architecture ou Bernard Pras

et ses anamorphoses de Mao ou Louis XIV, Dali et son Marché aux esclaves où disparaît le buste de Voltaire

voire même les représentants du Op art (Victor Vaserely) 14 Paradoxalement, quelque fois pour « faire vrai », il faut « faire du faux » : illusion des chevaux au galop avec

les quatre pattes en l’air du derby d’Epsom de Géricault ou position impossible de l’homme qui marche de

Rodin : « C’est l’artiste qui est véridique et c’est la photographie qui est menteuse car en réalité le temps ne

s’arrête pas ». 15 Le physicien autrichien Ernest Mach propose un mécanisme neuronal expliquant les illusions de contraste :

l’inhibition latérale. Imaginons une couche de neurones photosensibles de la rétine, qui transmettent au cerveau

un signal dont l’intensité croit avec la lumière reçue. Supposons que ces neurones soient connectés (via des

neurones intermédiaires) latéralement les uns aux autres et qu’ils interagissent selon deux règles : 1) plus un

neurone a reçu de lumière, plus il inhibe ses voisins, c’est-à-dire qu’il les astreint à émettre un signal moins fort ;

2) plus le voisin est proche, plus il est inhibé. Ces deux règles suffisent à produire les illusions de contraste. Les

messages provenant des bâtonnets et des cônes peuvent emprunter soit une voie directe, soit une voie indirecte.

Dans la voie directe, l’information passe directement des cellules réceptrices aux cellules bipolaires, puis aux

cellules ganglionnaires. Les cellules horizontales et amacrines assurent l’intégration latérale des messages

visuels. Les cellules de la voie indirecte acheminent les messages d’un bâtonnet ou d’un cône à d’autres cellules

réceptrices et à plusieurs cellules bipolaires ; les cellules amacrines répartissent l’information issue d’une cellule

bipolaire à plusieurs cellules ganglionnaires. Lorsqu’un bâtonnet ou un cône stimule une cellule horizontale de la voie indirecte, cette cellule stimule à son tour les récepteurs voisins mais inhibe les récepteurs les plus éloignés

ainsi que les cellules bipolaire qui ne reçoivent pas de lumière ; en conséquence, le point lumineux parait plus

brillant et la zone non éclairée qui l’entoure semble encore plus sombre. Cette intégration, appelée inhibition

latérale, rend les contours plus nets et améliore le contraste de l’image. 16 On recense de nombreuses illusions : l’effet d’irradiation où le clair s’étend sur le sombre, les effets de

stimulus trop intenses ou prolongés qui marquent la rétine, les contours subjectifs où le cerveau construit ce qu’il

ne voit pas, l’effet Néon, diffusion colorée, effet de scintillement et de mouvement, illusion géométrique, effet

d’halo et de fumée, les figures ambivalentes ou encore les couleurs subjectives… Chacune de ces illusions

pourrait faire l’objet d’une étude détaillée.

15

La rétine compte 100 millions de

récepteurs. Or il n’y a pas 100 millions de

fibres nerveuses dans le nerf optique mais

seulement 1 million. On constate que le

cerveau ne peut pas recevoir des

informations isolées venant de chaque

récepteur, il se crée des champs de

réception17

; l’information subit un tri et un

traitement avant d’être envoyée au système

nerveux central. Le cerveau n’a aucun intérêt

à enregistrer et à être informé de l’intensité

générale d’une lumière uniforme ; par contre obtenir les détails du contraste entre lumière et

ombre est beaucoup plus important et l’œil est le siège d’une destruction sélective des

informations : il sélectionne le type d’information à transmettre au nerf optique et limite ainsi

l’information mise en mémoire par le cerveau (figure 13.24).

En conclusion, on souligne que l’œil intègre déjà une partie de l’information visuelle.

La perception de la couleur, de la forme, du mouvement, du relief et de la position spatiale

des objets est déterminée par des mécanismes strictement moléculaires dont l’artiste joue pour

transfigurer le réel, sa perception et son expression. Néanmoins, Jean Clair exprime avec style

que l’œil de l’artiste, seul, ne suffit pas pour comprendre le geste18

: « l’œil s’enracine au

premier regard dans un terreau riche et confus, chaotique, qui est celui de la sensibilité. Mais

17

Il existe des champs récepteurs sensibles à l’opposition simple de couleur. Dans l’œil mais aussi dans le corps

genouillé latéral (cerveau). 18 Jean clair, L’art est-il une connaissance, Paris, le monde éditions, 1996

16

déjà tirer un trait au sens propre, fouiller pour extraire un fil de ce fouillis, c’est faire l’effort

d’intellection de ce que l’on a sous les yeux. Ce chassé-croisé entre la sensibilité et

l’intelligibilité suppose un équilibre. La pure intelligibilité du tracé mathématique tout comme

la pure sensibilité du tracé instinctif en sont exclues. L’œil a besoin à chaque instant de se

nourrir de l’épreuve du réel, tout comme l’esprit a besoin sans arrêt de vérifier la validité du

trait. » L’œil capte. Le cerveau perçoit. Néanmoins avant d’en venir à l’art dans le

fonctionnement mental du cerveau, il me semble inévitable d’abord les problèmes que

soulèvent l’expression des sciences de la nature dans la démarche de certains artistes

contemporain.

3- Les sciences de la nature comme source d’inspiration

La remarque de M. Delomosne rappelant qu’ « au travers de la nature, ce sont plutôt

les aspirations de l’époque qui se révèlent » est particulièrement pertinente lorsqu’on examine

quelques unes des œuvres contemporaines qui investissent l’univers des sciences de la nature

actuelles en recyclant le pire comme le meilleur de notre société de consommation. Toutefois,

il se dégage une voie alternative qui s’inspire d’une éthologie des affects et d’une

bioesthétique chère au philosophe Gilles Deleuze où l’art revient à sa fonction primordiale :

un accès aux forces intensives de la Nature.

3-1 Cadavres exquis et autres phénomènes de foire

Les œuvres de Gunther von Hagens relèvent, couchent

assoient, tordent, dansent des « écorchés plastinés ». Gunther

perfuse des cadavres en les remplissant de plastique. Les

morts, une fois durs et imputrescibles sont sculptés afin

d’adopter des positions drôles, incongrues et sordides. Les

innombrables références à l’art, par exemple ci-contre, le

martyr de Saint Barthelémy transportant sa peau que l’on

retrouve au plafond de la chapelle Sixtine ou encore les clins

d’œil aux planches d’anatomique de la renaissance inscrivent

Gunther von Hagens dans une tradition d’anatomiste-artiste.

Le personnage, lui-même devient une citation de Beuys par

son déguisement. A moins qu’il veuille coiffer le chapeau du

Dr Tulp dans la célèbre leçon d’anatomie de Rembrandt

(1632). Néanmoins, il mélange non sans provocation l’art et

la science, bien que nous soyons loin des Têtes de suppliciés

de Géricault, des photographies de Joel Peter Witkin ou des

autoportraits de David Nebreda. En dépit des réactions de

rejet, la plastination de ce corps est une invitation à

s’interroger sur notre sentiment de dégoût, sur une mort sans

cadavre et sur une nullité artistique transformée en formidable

17

machine commerciale.

Mathieu Lehanneur que vous avez pu contempler au château d’Avignon possède le

mérite d’assumer la vocation commerciale de son esprit créatif. Ce n’est pas un artiste mais

un designer. Contrairement à Gunther Von Hagens, Andrea© semble disposer d’une réelle

utilité scientifique. Nietzsche pensait que « nous avions l'art pour ne pas mourir de la

vérité... » Aujourd'hui, grâce à Mathieu Lehanneur, nous avons l'art pour ne plus tousser... En

un siècle et demi nous sommes devenus plus pragmatiques... Cependant la communication du

publiciste oublie les effets néfastes de la pollution sur la plante elle-même. En effet, les

polluants gênent la croissance des végétaux, troublent la photosynthèse et empêche

l’ouverture des stomates... Ainsi, est-ce que le vase en plastique peut tenir toutes ses

promesses ?

Les artistes contemporains abordent la nature sous le même angle technique que les

scientifiques. En effet, ils utilisent des technologies extrêmement récentes et très pointues.

Eduardo Kac pratique la transgénèse pour illuminer un lapin. Orlan cultive des cellules.

Stelarc se greffe des oreilles. Oron Catts et Ionat Zurr, réalise du cuir sans victime ou

produisent des steaks sans tuer d’animaux. Ils profitent des progrès de l’ingénierie tissulaire.

Toutefois, la « nature scientifique » s’avère toujours détourner pour d’autres fins. Ces œuvres

d’art contemporaines peuvent être considérées comme une interrogation, une critique et

parfois le symptôme d’une nature sous l’influence croissante des biotechnologies. L’art établit

avec la nature un rapport qui n’est plus de l’ordre de l’ornementation mais qui est de l’ordre

de la mise à nu, du démasquage, du décapage, de l’excavation, de la réduction violente à

l’élémentaire de l’existence... La philosophie de l’art de Gilles Deleuze en ait une illustration

frappante.

3-2 L’art est une fonction du vivant

Deleuze prend appui sur l’éthologie de Uexküll à Lorenz pour transformer la théorie

de l’art et substituer le devenir à l’imitation. L’éthologie établit des rapports et définit les êtres

vivants par leurs affects. L’art, selon Deleuze, doit être compris comme une circulation

d’affect. C’est au niveau de l’éthologie qu’il faut saisir le rapport expressif. Par conséquent

l’art apparaît comme un phénomène vital. L’art n’est donc pas le propre de l’Homme, c’est

une fonction du vivant, une « affectologie ». « Le jardinier à bec denté, oiseau des forêts

pluvieuses d’Australie, fait tomber de l’arbre des feuilles qu’il a coupées chaque matin, les

retourne pour que leur face interne plus pâle contraste avec la terre, se construit ainsi une

scène comme un ready made, et chante juste au-dessus, sur une liane ou un rameau, d’un

chant complexe composé de ses propres notes et de celles d’autres oiseaux qu’il imite dans les

intervalles, tout en dégageant la racine jaune de plumes sous son bec : c’est un artiste

complet.19

» L’art est une territorialisation expressive.

19 Deleuze, Qu’est-ce que la philosophie ? Editions de minuit, p. 174

18

Mais concrètement, comment les artistes contemporains qui se revendiquent de cette

philosophie l’expriment-ils ? Je terminerai alors en citant un extrait du catalogue de

l’exposition « Faunique » (Lille 2006) à propos de Nicolas Declercq, peintre deleuzien s’il en

est :

« Est-ce que la peinture de Declercq porte suffisamment de poésie pour se charger de

l’humanité des animaux ? Nietzsche explique qu’un philosophe se mesure à trois anecdotes.

Je crois que la sentence s’élargit aux artistes. Est-ce qu’une œuvre ne correspond pas aussi à

une confession inconsciente de son auteur ? Nous roulions entre des cages de briques alignées

dans la campagne. Ça sentait le fumier et la misère. L’éclairage de ce jour-là rendait à

l’horizon une blancheur contrastant avec la pesanteur sombre des nuages Declercq remarquait

la beauté infernale des champs de betterave. J’acquiesçai en boudant. Il coupa mes soupirs :

« - j’ai pris l’appareil, là sur la banquette arrière, vas-y. »

Bien avant de me demander s’il fallait que je me torsade les vertèbres pour l’atteindre, je

songeai, sous l’épaisseur de ce crachin, quel intérêt pouvait avoir une photographie de vitre

embuée ou d’essuie glaces… Ainsi j’hésitai à dire :

« - dans la voiture ?

- (…)

- Avec les fenêtres ouvertes ? »

Il garda le silence, se souvenait-il de son impulsion photographique ?

Que pourrait nous apprendre ce dialogue têtu sur la peinture de Nicolas Declercq ? Est-ce à

dire que son attitude artistique relève de l’étourderie contemplative ? Est-ce qu’il pratique la

méditation sourde comme mise en perspective du réel ? L’anecdote, au contraire, montre

comment il appréhende le monde afin de restituer une présence étrange. Son regard traque ce

qui nous dépasse. Un souci permanent de fixer l’ineffable le tracasse. Son geste artistique

consiste alors à saisir ce qui résiste, à reproduire non pas le réel mais les affects et la

puissance qu’il dégage. Ainsi sa peinture se traduit par la tentative d’immobiliser un

déséquilibre, de fixer l’impossible et d’étirer des sensations fugitives. Il me semble que

l’attitude révélée par le fragment biographique s’applique à son retour de chasse. En effet, il

suffit de regarder ses animaux. Sa peinture mêle une goutte d’éternité à l’irrésistible râle

amoureux du cerf. Ailleurs, elle sublime un poisson crevé. Au fond d’un œil gèlent des

douleurs muettes. Une tête de cheval devient sous sa main des naseaux hystériques qui se

cherchent une respiration… Mais le peintre n’y échappe pas : l’image est toujours autre chose

qu’elle-même. Cependant les animaux du peintre ne renvoient pas à un bestiaire symbolique.

Aucune allégorie ou métaphore n’instrumentalise ses animaux pour dénoncer nos pulsions de

mort ou proposer une apologie de la chasse. Bien que le trait soit cruel, ses animaux ne

moralisent pas. L’artiste leur prête une voix et un visage. Sous les gueules sans esprit, il saisit

les intensités. Le peintre démêle d’un fil de bave, la délicatesse d’un bovin amputé de

sentiment. Il rend ce que l’on ressent face aux animaux : l’évidence de la vie et la présence

d’un instinct partagé. Ils entrent en relation avec notre subjectivité dissolue grâce à leurs

regards d’un miroir trouble, leurs forces, leurs pulsions et notre humeur. Sa peinture confirme

que les êtres circulent les uns dans les autres. Ses animaux correspondent à des tensions

gelées, à des présences volatiles où les contenus s’affranchissent de leurs formes. Sa peinture

est une capture de force. Un pli d’affects. Ses cervidés ne sont pas définis par leur dessin, leur

19

pelage ou leur front osseux, encore moins comme un « sujet »… Sa peinture capture l’animal

par ses affects… Il conçoit le cerf comme un rapport de sensation. Il peint ce que notre

tradition judéo-chrétienne a refusé aux bêtes : une âme contemplative. Sa peinture découvre

l’âme des bêtes. Il n’est pas question de métempsycose mais plutôt d’un devenir humain de la

bête et d’un devenir animal du spectateur. »

II- De l’art plastique à la plasticité cérébrale

Lorsqu’il décrit les mécanismes cérébraux de la vision, Semir Zeki20

cite Matisse :

« voir, c’est déjà une opération créatrice qui exige un effort. » En effet, tout comme l’artiste le

spectateur devant un tableau n’est pas passif : au contraire, il explore l’œuvre de manière

active, passe de la vision globale à l’examen de détails, en adoptant des séries de projections

interprétatives. L’exploration engage le mouvement des yeux et l’orientation du regard. Il

semble que la contemplation soit une résolution de problème. Le spectateur questionne le

tableau et sélectionne des réponses perceptuelles qui s’ajustent à ses attentes. Il y a dans

l’exploration d’un tableau, à la fois tentatives d’explication et contrôle par confrontation de

représentations. Ainsi avant d’en venir aux phénomènes cérébraux qui se produisent lors de

l’interprétation d’une œuvre d’art, nous verrons dans un premier temps que la perception

visuelle est une interprétation réalisée par le cerveau. Puis dans une deuxième partie nous

nous attacherons à montrer qu’en fonction des « cerveaux » l’exploration et l’interprétation

d’une œuvre diverge.

1- Avoir son cerveau dans son sexe.

En permanence notre cerveau reconstitue l’image que l’œil ne peut pas percevoir, celle

qui tombe sur la tache aveugle ou autrement dit sur le point de départ du nerf optique car il

n’y a pas de cellules photosensibles à cet endroit. Ainsi on en déduit que notre cerveau doit

inventer la zone qui n’est pas perçue. A partir de cette constatation, on pourrait se demander

quelle est la réalité de nos observations ?

20 S. Zeki, Art and the brain, Deadalus, 127, 1998, p. 71

Le travail en philosophie - comme celui en art,

à bien des égards – est véritablement un travail

sur soi-même. Sur sa propre conception. Sur la

façon dont on voit les choses.

Wittgenstein

20

1.1- Les spermatozoïdes ne furent pas immédiatement des spermatozoïdes, ils le sont devenus

Quatre siècles avant J-C, Platon, dans le Timée21

, a une vision prophétique. Il imagine

des animaux minuscules, invisibles et sans forme, qui, semés par l’homme dans la matrice

féminine, s’y développent pour former des êtres accomplis. Vingt siècles plus tard, c’est dans

une atmosphère de fantastique et de foire que les spermatozoïdes font irruption dans les

salons. En 1677, un jeune médecin de Dantzig, Louis de Ham alors étudiant à Leyde, soumet

à l’examen microscopique une pollution nocturne. Il découvre « qu’une goutte étoit un océan

où nageoit une multitude innombrable de petits poissons dans mille directions différentes22

».

Ainsi on parle d’animaux, de vers, de vermisseaux, de vermicules, d’insectes spermatiques, de

poissons, de têtards, de crapauds et surtout d’animalcules. Andry consacre un ouvrage sur les

spermatozoïdes qu’il classe avec les ascaris et les tænias. La haute société se complait dans

l’observation microscopique et selon la formule de Voltaire : « tous les philosophes, exceptés

ceux de quatre-vingts ans, dérobassent à l’union des sexes la liqueur séminale productrice du

germe humain23

». Il s’engage alors une lutte entre les animalculistes qui prétendent que ces

vers ne sont pas des parasites, qu’ils jouent un rôle essentiel dans la procréation et les ovistes

qui rejettent cette hypothèse en estimant que ce sont les œufs qui porte le « germe humain »,

le sperme ne jouant au mieux qu’un rôle nutritif ou stimulant. Il faudra attendre 1870 pour que

soit prouvé indiscutablement le rôle du spermatozoïde dans la procréation et pour que tous les

scientifiques le reconnaissent. A la fin du XVIIème siècle, oviste ou animalculiste

n’expliquent pas comment le spermatozoïde ou l’œuf engendrent un être humain. Est-ce par

épigénèse, l’enfant se développerait petit à petit ou par emboitement, l’enfant serait déjà

préformés et ne ferait que grandir. En 1694, Nicolaas Hartsoeker observe du sperme humain.

Il réalise un dessin de spermatozoïde qu’il reproduit dans son Essay dioptrique (1694). Il

observe caché dans la tête du vers, un homme, couvert d’un voile membraneux. Il identifie la

queue, elle correspond au nombril. Cet homunculus serait accroupi, la tête dans ses genoux et

ses membres repliés contre sa poitrine. A la lumière des moyens d’observation actuels et de

nos connaissances une telle observation relève du délire ou d’une pareidolie (type d’illusion

qui fait qu’un stimulus généralement visuel, vague ou ambigu, est perçu par un individu

comme clair et distinct. Il est rapproché d'une forme physique connue). Néanmoins

Hartsoeker ne fut pas le seul scientifique à observer des homunculus. Pour qu’un objet soit

21 Platon, Timée : « Dans le canal de la boisson, à l’endroit où il reçoit les liquides, qui, après avoir traversé les

poumons, pénètrent sous les rognons dans la vessie, pour être expulsés dehors sous la pression de l’air, les dieux

ont percé une ouverture qui donne dans la moelle épaisse qui descend de la tête par le cou le long de l’échine,

moelle que dans nos discours antérieurs nous avons appelée sperme. Cette moelle, parce qu’elle est animée et a

trouvé une issue, a implanté dans la partie où se trouve cette issue un désir vivace d’émission et a ainsi donné

naissance à l’amour de la génération. Voilà pourquoi chez les mâles les organes génitaux sont naturellement

mutins et autoritaires, comme des animaux sourds à la voix de la raison, et, emportés par de furieux appétits,

veulent commander partout. Chez les femmes aussi et pour les mêmes raisons, ce qu’on appelle la matrice ou l’utérus est un animal qui vit en elles avec le désir de faire des enfants. Lorsqu’il reste longtemps stérile après la

période de la puberté, il a peine à le supporter, il s’indigne, il erre par tout le corps, bloque les conduits de

l’haleine, empêche la respiration, cause une gêne extrême et occasionne des maladies de toute sorte, jusqu’à ce

que, le désir et l’amour unissant les deux sexes, ils puissent cueillir un fruit, comme à un arbre, et semer dans la

matrice, comme dans un sillon, des animaux invisibles par leur petitesse et encore informes, puis, différenciant

leurs parties, les nourrir à l’intérieur, les faire grandir, puis, les mettant au jour, achever la génération des

animaux. » 22

Maupertuis, La vénus physique, 1745, p. 27 23 Voltaire, Les singularités de la nature, Bâle, 1768, chap XIX, p. 63

21

accessible à l’analyse, il ne suffit pas de

l’apercevoir. Il faut encore qu’une théorie soit

prête à l’accueillir. Dans l’échange entre la

théorie et l’expérience, c’est toujours la

première qui engage le dialogue. C’est elle qui

détermine la forme de la question donc les

limites de la réponse. Si l’on ne veut pas

admettre que ces scientifiques ont perçu une

réalité qui n’existe pas, qu’ils ont construit

leur vision de la réalité à partir d’une théorie

de préformation animalculiste, on pourrait

objecter que les microscopes de la fin du

XVIIème n’offraient pas une résolution assez

bonne pour définir correctement les

observations. C’est pourquoi nous allons voir

un deuxième exemple où la réalité a été

observée à l’œil nu par un individu dont le

talent d’observation et les qualités de

dessinateur ne font aucun doute.

1.2- Léonard de Vinci pornographe raté

La formation initiale de Léonard à l’anatomie du corps humain a commencé lors de

son apprentissage avec Andrea del Verrocchio, son maître insistait sur le fait que tous ses

élèves doivent apprendre l'anatomie. Il est rapidement devenu maître de l'anatomie

topographique, en s'inspirant de nombreuses études des muscles, des tendons et d'autres

caractéristiques anatomiques visibles. Il pose les bases de l’anatomie scientifique, disséquant

notamment des cadavres de criminels dans la plus stricte discrétion, pour éviter l’inquisition.

Les conditions de travail sont particulièrement pénibles à cause des problèmes d'hygiène et de

conservation des corps. Comme artiste connu, il a reçu l'autorisation de disséquer des

cadavres humains à l'hôpital.

Léonard a dessiné une coupe des

organes génitaux masculins : on

constate que le méat urinaire,

l’orifice à la pointe du phallus

correspond à l’embouchure de deux

tuyau. En effet, l’un des tuyaux

rejoint la vessie, on devine qu’il

s’agit de l’urètre et le deuxième

provient de la moelle épinière…

D’après nos connaissances

anatomiques actuelles, on se

demande qu’est-ce que Léonard de

22

Vinci, un des plus grands peintres, un observateur minutieux, a-t-il bien pu voir ? En effet, un

tel canal n’existe pas. Ainsi, il aurait pu anticiper et détourner une citation de Goethe : « ce

que j’ai dessiné, je ne l’ai pas vu24

». Néanmoins si l’on se reporte à la théorie d’Hippocrate25

,

toujours en vigueur à la Renaissance : l’homme émet une semence qui est extraite de toutes

les parties du corps et en particulier plus spécialement du cerveau. Ces extraits descendent par

le canal de la moelle épinière. Le sperme circule ensuite via les conduits éjaculateurs qui se

situent entre la moelle épinière et le méat urinaire. Ci-dessous, l’extrait en question :

(…)

Il est surprenant de constater que Léonard de Vinci représente non pas le réel, mais la

perception anatomique des organes génitaux selon Hippocrate ! Ainsi pour conclure, je

reprendrais une phrase de votre cours : « l’art comme la science est affaire de perception… »

en rajoutant que la perception dans les deux cas est affaire de théorie et d’utilisation de son

24

L’original étant : « ce que je n’ai pas dessiné je ne l’ai pas vu. » 25 Hippocrate, De la génération, œuvres VII, p. 471 et p. 473, traduction E Littré, Baillière, Paris 1851

23

cerveau. La perception est une sélection de l’œil et une interprétation cérébrale. Au point que

notre cerveau est capable de percevoir ce que l’on ne voit pas en favorisant ce que l’on sait.

2- Etude de chien et de l’art de la perception

Francis Bacon compte les bidets asthmatiques sur lesquels il assoit parfois des

éclaboussures de troncs humains. Fermentations de gueules tordues, pourritures constellées de

farce. Deleuze rappelle que : « Le peintre est boucher certes, mais il est dans cette boucherie

comme dans une église, avec la viande pour Crucifié. C'est seulement dans les boucheries que

Bacon est un peintre religieux26

. » Les distorsions, les effets de mouvements, les perspectives

contradictoires sollicitent l’œil et le cerveau du spectateur. Si le cerveau favorise ce qu’il sait

sur ce que l’œil perçoit, ne devrait-on pas vérifier alors qu’un amateur d’art ne voit pas la

même chose qu’un profane ?

2.1- Study of dog : état des lieux

Deleuze voit en Francis Bacon un

architecte et un metteur en scène de théâtre. Au

sens où, en isolant les figures du fond, il bâtit

une sorte de scène sur la toile, un « tableau dans

le tableau ». Quant à l'idée de mouvement, il y

excelle avec ses représentations de corps

distordus. En cela, l'œuvre de cet artiste est

idéale pour l'expérimentation visuelle et l'étude

de la perception humaine. Zoï Kapoula,

directrice de recherche au CNRS, spécialiste de

la physiologie de la vision, a étudié les parcours

oculaires d'individus, rompus ou non à l'art, lors

de leur première rencontre avec Etude de Chien

(1952) de Francis Bacon. L’équipe de recherche

voulait comprendre la perception de l'espace

pictural et du mouvement via le parcours

oculaire en fonction de ses compétences en art.

Etude de chien n'est simple qu'à première vue.

Un plan dominant, en perspective, est un « tapis » polygonal placé sur un sol rouge. Dessus,

un chien est installé dans un cercle vert (un plat). Le plan se prolonge jusqu'à un horizon,

défini par une ligne pâle horizontale, où l'on distingue des voitures et un palmier. Le premier

plan, où le chien semble s'avancer vers le spectateur, évoque une figure classique, nommée «

table servie », connue dans les Natures mortes ou Vanitas hollandaises et flamandes du

XVIIème siècle : une scène où des objets divers sont disposés sur une table dans un plan en

26 Deleuze, Francis Bacon, logique de la sensation, Seuil, 1981, 1ère édition), 2002, p. 30

24

perspective. Cependant, un élément crucial défait cette première vision et instille une

ambiguïté. Une seconde ligne horizontale, au-dessus de l'horizon, crée la sensation d'un mur

vertical qui, s'opposant à la première idée de profondeur, confère au tableau une certaine

planéité. Cette quasi-planéité est un thème qu'on retrouve cette fois dans les Natures mortes

espagnoles ou les « bodegones » de Francisco Zurbaran et de Sanchez Cotàn. Dans ces

œuvres du XVIIème siècle, le fond joue le rôle d'un mur sur lequel s'articule la « table

servie ». (Ou le bord de la niche dans le cas des « bodegones »). Ainsi le tableau crée des

forces antagoniques qui conduisent à une sensation contradictoire mêlant à la fois une

impression d’expansion et de clôture. On peut noter aussi le froissement du tapis à l’avant

plan signalé par une petite série de hachure. Cette ombre ne s’explique pas. Aucun objet n’y

correspond. Elle semble disposer à accentuer la profondeur. Le procédé du pli existe dans les

Natures mortes. Mettre un pli dans la nappe sur la table (ou placer des objets en déséquilibre

sur le bord) souligne la vanité de la vie humaine, l’empreinte de la mort. Un deuxième aspect

important du tableau de Bacon est le mouvement. L’observation du chien révèle que l'animal

a cinq pattes, dont l'une est hors du cercle. Le dessin est doublé par des ombres sous forme de

hachures vertes, tandis que la gueule est vue à la fois de face et de profil. Ces effets visent à

insuffler l'idée de mouvement. Le chien semble tourner sur lui-même. Ce mouvement pictural

parait être une réminiscence des chronophotographies sérialisées d’Eadweard Muybridge qui

a analysé et fragmenté intégralement les gestes d’hommes et d’animaux, dont des chiens, dans

les années 1880. Francis Bacon dans ses interviews a d’ailleurs souvent exprimé son intérêt

pour Muybridge.

2.2- C’est le regardeur qui regarde le tableau

Comment regarde-t-on cette Étude de chien ? Est-ce que des spécialistes de l’art ont

un regard différent des personnes sans pré requis esthétique ? Pour le savoir, Zoï Kapoula a

sollicité dix étudiants en sciences exactes et dix personnes du domaine artistique (peintres,

photographes, réalisateurs, enseignants en arts plastiques...). Les déplacements de leurs yeux

sur la toile ont été enregistrés avec un capteur rapide constitué notamment de deux petites

caméras vidéo capturant l'image de l’œil 200 fois par seconde. Le tableau, d'abord recouvert

d'un panneau blanc, est dévoilé à l'observateur qui dispose d'une minute pour l'explorer, sans

recevoir aucune instruction susceptible d'influer sur sa perception.

25

Les parcours oculaires, l'un d'un scientifique non expert, l'autre d'un graphiste expert sont

représentés ci-dessus : les lignes relient les points de fixation successifs en divers endroits de

la peinture. Les lignes rouges joignent les points où le regard s'est arrêté plus longtemps que

les normes physiologiques (entre 50 et 800 millisecondes). Les mouvements oculaires, et

donc l'attention, du non-expert (a) sont dirigés sur trois éléments, la tête et les pattes du chien,

ainsi que les voitures. Un seul mouvement « regarde » le tapis plissé au premier plan. La ligne

au-dessus de l'horizon et la partie supérieure de la peinture sont ignorées. L’analyse du

mouvement des yeux, qui révèle des recherches d’interprétation de la part du sujet, démontre que

celle-ci repose entièrement sur la perception d’éléments narratifs (chien immobile, voitures et arbres)

dans un plan perspectiviste. L’expert explore la toile différemment (b). Ses premières fixations

partant d'une position inférieure sur la gauche, hors de la peinture, sont tout de suite dirigées

vers le tapis plissé. Ce comportement est opposé à celui de l'autre sujet qui se concentrait sur

la tête du chien, élément narratif par excellence. L’expert explore aussi la zone du chien et du

cercle vert, mais ses ancrages sont plus étendus, même s'ils restent groupés sur le même point.

En outre, il fixe la ligne d'horizon, le plan supérieur, les angles du polygone pour enfin

s'arrêter sur le côté droit de la peinture. La surface totale couverte, plus grande et différente du

non-expert, indique, chez l'expert, une grande appétence pour l'espace et peut-être des

questionnements quasi conceptuels si l'on en croît la façon « raisonnée » dont il dirige son

exploration. Ainsi le parcours oculaire est très différent d'un observateur à l'autre et ce dès les

premières secondes. Si l’on s’en tient à l’interprétation de Gilles Deleuze, « isoler est donc le

moyen le plus simple pour rompre avec la représentation, casser la narration, empêcher

l’illustration, libérer la Figure : s’en tenir au fait », on peut dire que seuls les experts auront eu

le bon parcours oculaire pour comprendre l’isolation du chien et l’absence d’une peinture

narrative contrairement aux autres qui ne se sont concentrés que sur l’éventuelle histoire

racontée par le tableau.

Après l'exploration oculaire du tableau, l'observateur est invité à décrire le tableau le

plus librement et avec le plus de détails possibles. On met en évidence un vocabulaire

beaucoup plus riche en termes de construction spatiale chez les artistes que chez les

scientifiques. Les experts étant sans doute plus familiers des rapports structurels entre

différentes parties de la peinture. Il faut aussi se rappeler que la construction de Bacon est

basée au départ sur les Natures mortes et tables servies. Thèmes, sur lesquels les experts sont,

a priori, « éclairés ». Le vocabulaire des premiers inclut une description des sensations de

mouvement alors que celle-ci est quasi absente de celui des seconds. Peut-être se montrent-ils

plus aptes à intégrer rapidement les principes de construction utilisés par Bacon pour décrire

le mouvement27

. Une telle perception du mouvement est une interprétation, une capacité à

imposer une vision cognitive, à l’aide d’une image seule perçue dans la peinture, qui rend

d’un seul coup différentes positions du corps28

. En accord avec cette analyse linguistique29

, on

27 Historiens d’art, tout comme les interviews de Bacon lui-même ainsi que les documentaires faits sur lui,

soulignent tous sa prédilection pour le mouvant et le mouvement. En particulier, comme nous l’avons vu, via les

expériences de Muybridge, mais aussi via les films de Sergei Eisenstein dont Le cuirassier Potemkine et la scène

de l’escalier d’Odessa. A priori on peut aussi penser que les experts sont plus capables d’interpréter et de

ressentir cette forme de mouvement pictural. 28 L’impression qui en ressort est cependant différente du mouvement chronophotographique de Muybridge ou

même de celui d’un film, où une série d’images photographique (photogrammes) à la suite, restitue le

mouvement. Il est intéressant de constater que ce point de vue s’accorde avec les plus récentes études dans le

26

relève des différences importantes lorsque, quelques minutes plus tard, on demande aux

individus de dessiner de mémoire le tableau qu'ils viennent de voir. Les artistes (a)

reproduisent davantage d'éléments ayant un lien avec la construction spatiale et respectent la

composition du tableau. Les résultats suggèrent que les perceptions des experts sont plus

proches du processus créatif ou plutôt de leur conception du processus créateur. Le

mouvement distordu est bien rendu par le croquis du chien. Par contre les non-artistes (b)

dessinent un chien caricatural, une image déformée où la proportion et la composition spatiale

ne sont pas fidèles au tableau original. Ces résultats confirment la différence d'analyse

perceptive, voire de mémoire spatiale du tableau entre l'observateur artiste et non artiste. Les

domaine des neurosciences. Ainsi Bart Krekelberg montre dans des séries d’expériences électro-physiologiques que la préférence directionnelle des cellules dans les régions corticales sensibles au mouvement (soit l’aire

médio-temporale supérieure) est influencée par des indices de forme impliquant du mouvement visuel. Dans la

même acception et le même laboratoire, le travail de Jaap A. Beintema et Markus Lappe énonce que la

perception du mouvement biologique est possible à partir de la présentation de stimuli qui contiennent seulement

des « séries de positions », en l’absence des réels signaux de mouvement émanant du corps. 29 Les tracés oculaires de l’exploration du tableau semblent représenter plus que la perception consciente de

l’espace évoquée par la peinture. Le contraste entre les mouvements étendus des yeux lors de l’exploration et les

commentaires de certains experts qui oublient de parler des deux plans alors que tout porte à croire qu’ils les ont

vus ! Comme si cela suggérait l’existence d’un espace de perception « inconscient ». Espace qui peut se

rapporter, par analogie, au phénomène bien connu de vision « aveugle » chez des patients présentant une

destruction du cortex visuel et qui ne peuvent plus voir des objets dans le champ aveugle. Malgré tout, ils sont encore capables de générer des saccades oculaires vers de tels objets que pourtant ils ne perçoivent pas

consciemment. Un autre aspect intéressant est le résultat qualitatif, des différences de mouvement oculaire entre

l’expert et le non-expert particulièrement en ce qui concerne les premières fixations. On doit se rappeler que

l’expert fixe directement le pli du tapis qui introduit à la construction spatiale, tandis que le non expert fixe la

gueule du chien, donc privilégie l’élément narratif. Un autre point soulevé par les données obtenues est de se

demander dans quelle dimension les tracés des mouvements oculaires facilitent l’émergence de la perception du

mouvement. Est-ce l’exploration plus étendue de l’œil expert qui fait que l’on perçoit mieux le mouvement

pictural ? Est-ce le glissement éventuel des yeux lors des fixations ? Ou est-ce que cette perception du

mouvement constitue une capacité interprétative, restant indépendante des mouvements oculaires ?

27

différences d’approche se lient à des différences neurologiques. En effet, les experts ont

appris à analyser une œuvre, parfois ils pratiquent eux-mêmes la peinture. Par conséquent on

devrait s’attendre à observer qu’une contemplation appelle des aires du cerveau réservé à la

mobilisation de souvenirs, au langage et peut-être même à la motricité… C’est ce que nous

allons voir dans une troisième partie.

3- L’art dans le fonctionnement mental du cerveau

Etudier quels pourraient être les effets d’une œuvre d’art sur l’activité cérébrale

revient à comprendre comment naissent les émotions, comment deviennent-elles des

sentiments qui à leur tour formeront une pensée que l’on définit elle-même comme un

sentiment de sentiment… Autrement dit cela conduit à déterminer quelle est la physiologie de

la conscience. La neuroesthétique, discipline récente (premier congrès en 2002), s’interroge

justement sur la base neurale de la contemplation de l’œuvre d’art et de sa création. Ainsi en

utilisant les résultats de cette discipline récente, nous suivrons tout d’abord ce que deviennent

les messages nerveux envoyés par les yeux, puis la réaction du cerveau face à une œuvre d’art

et sa plasticité indispensable peut-être pour changer de perception.

3.1- Du visible compliqué par de l’invisible simple

Les stimulations des cellules photosensibles de l’œil sont déjà en partie intégrées dans

la rétine. L’œil code la forme, la couleur, le mouvement et la disposition spatiale des objets

grâce à des messages nerveux. L’unité structurale et fonctionnelle du système nerveux est le

neurone. Il est composé d’un corps cellulaire volumineux contenant le noyau, des

prolongements arborescents courts, les dendrites et d’un long prolongement, l’axone. Les

neurones forment des chaines et des circuits neuroniques. L’extrémité de l’axone est en

communication avec les dendrites ou le corps cellulaire d’un autre neurone au niveau d’une

synapse. Les messages nerveux correspondent à la propagation d’un flux électrique crée par

une circulation d’ions à travers la membrane plasmique du neurone. Le message nerveux

arrive à l’extrémité de l’axone et permet la libération d’un neuromédiateur qui ira se fixer sur

des récepteurs d’un autre neurone pour activer ou inhiber le déclenchement d’un nouveau

message nerveux. Les neurones peuvent sommer plusieurs milliers de messages provenant

d’autant de connections synaptiques. Ainsi, le nerf optique est constitué des axones des

neurones de la rétine. Il transmet les informations captées par l’œil en réalisant un relais dans

le corps genouillé latéral. Il est possible de suivre les messages dans les aires du cortex

cérébral qui vont être responsable de la vision.

28

Grâce aux informations recueillies en V1, le cerveau construit une image cohérente de

l’objet. Celle-ci est comparable aux lignes que le peintre trace sur la toile avant de réaliser un

tableau. Lorsque V1 est détruite, le sujet perd toute vision consciente du monde. L’aire

principale V1 distribue parallèlement les signaux émis aux régions corticales qui l’entourent.

L’aire V4 apporte la couleur : sans elle, un patient voit le monde en noir et blanc, il sera

insensible aux recherches colorées des fauvistes ou des impressionnistes. La destruction de

V5, en revanche, entraine l’inaptitude du sujet à percevoir les objets en mouvement ; il restera

indifférent devant un mobile de Calder. Les régions V2 et V3 permettent de reconnaître les

formes, une autre V3a de préparer l’action qui accompagne cette identification. L’aire ST3

intervient dans la signalisation de la direction. Néanmoins cette spécificité n’est pas absolue et

un chevauchement des fonctions existe entre ces aires. Il existe des aires situées plus en avant,

étroitement connectées avec les précédentes qui participent aux processus de mémorisation,

d’identification et de préparation à l’action. Une image peut naitre également dans le cerveau

en l’absence de l’objet présenté. Les aires activées par l’imagination sont les mêmes que celle

de la vision directe. Ainsi un sujet qui a perdu l’aire V4 vit dans un monde imaginaire aussi

incolore que sa perception de la réalité. La sortie des aires visuelles suit deux larges voies

respectivement dorsale et ventrale. Les physiologistes Mishkin Mortimer et Ungerleider

Leslie ont réalisé une série d’expérience chez le singe macaque qui a été à l’origine

d’observations fondamentales pour la compréhension des mécanismes de la vision. Après

avoir appris à l'animal à reconnaître des objets sur la seule base de leur forme visuelle, les

auteurs procèdent à l’élimination d'une région limitée de son cortex cérébral située dans la

partie inférieure du lobe temporal. Après l'opération, l'animal n'est plus capable de

reconnaître, parmi les objets présentés, celui ou ceux qu'il a déjà vus. Si, au lieu de

reconnaître un objet sur la base de sa forme, on lui apprend à localiser des objets les uns par

29

rapport aux autres, c'est l'élimination d'une zone

limitée du cortex pariétal qui s'avérera

dommageable. Le premier animal, porteur d'une

lésion dans le cortex temporal est capable de

réaliser l'opération que le second animal, porteur

d'une lésion pariétale ne sait pas faire, ce dernier

en revanche pourra sans difficulté reconnaître les

objets que le premier ne reconnaît plus. Cette

expérience a conforté l'idée selon laquelle notre

cerveau visuel était subdivisé en (au moins) deux

grands systèmes, un spécialisé dans la

reconnaissance des formes, répondant à la

question: qu'est-ce que c'est ? L'autre spécialisé dans la localisation des objets, répondant à la

question: où est-ce ? Aujourd'hui, ce schéma, sans être remis en question dans ses grandes

lignes, s'est considérablement enrichi et renouvelé. Plutôt que de trajets du quoi et du où, on

préfère parler d'un trajet ventral, dirigé vers les régions temporales inférieures, spécialisé dans

la reconnaissance des formes, de plus en plus spécialisé dans le type de formes susceptibles

d'être identifiées (des figures géométriques, des visages) et qui serait la base neurologique de

la vision-pour-la-perception, et d'un trajet dorsal, dirigé vers les régions du cortex pariétal,

spécialisé dans le savoir que faire et comment le faire avec ce que l'on voit c'est-à-dire la

vision-pour-l'action. Le schéma détaille les projections dans les aires cérébrales et illustre

comment le visible se complique par l’étude des connections entre unités portant simples (les

neurones) :

30

La connaissance qu’a le cerveau humain de son environnement n’est jamais dissociée des

schèmes d’action par lesquels il agit sur cet environnement c’est pourquoi les messages

nerveux liés à la vision se projettent dans de multiples aires cérébrales et contribue à

construire de nombreuses cartes neuronales qui participent à la gestion de la vie.

3.2- Apprendre à voir

Les représentations que le sujet a du monde ne sont pas préformées dans son cerveau.

Certes les aires corticales sont assignées à résidence dans des territoires déterminés par les

gènes. Mais il est indispensable que l’organisme soit exposé à des signaux visuels pendant

une période critique qui suit la naissance pour que les cellules nerveuses s’organisent en vue

de reconnaître formes, couleurs, mouvements, reliefs, toutes les qualités modulaires qui

caractérisent la vision. Par exemple, un chaton élevé dans un environnement constitué

uniquement de bandes verticales ne percevra pas adulte les dimensions horizontales du

monde. Le cerveau prend connaissance de la réalité grâce à des réseaux de circuits neuronaux

déterminés qui seront ensuite largement sélectionnés et complexifiés par l’éducation. Dès que

les connexions cérébrales sont ébauchées, l’activité des circuits neuroniques déclenchées par

les stimulations de l’environnement modifie l’organisation structurale et fonctionnelle du

cerveau. Cette capacité fondamentale est la plasticité cérébrale. Dans les années 1960, Held

élève des paires de chatons dans le noir qu’il expose quelques heures par jour à la lumière.

Pendant cette période lumineuse, l’un des chatons est actif alors que le second est maintenu en

état de passivité. Au bout de quatre semaines, seul l’animal actif présentait des réactions

visuelles et motrices correctes. Cette neuroplasticité est réduite chez l’adulte mais reste

néanmoins possible. L’apprentissage, les expériences individuelles modifient continuellement

l’organisation corticale. Cette neuroplasticité est liée à un remodelage des connexions

synaptiques et sans doute à une production de nouveaux neurones. Le travail de l’artiste

Andrew Carnie, Magic forest, 2004 illustre ce phénomène. Les premières images pourraient

correspondre aux développements des neurones d’un enfant juste avant sa naissance et la

dernière quelques mois après sa naissance…

31

Notre perception peut donc être modifiée par nos expériences. Voir s’apprend. Un

artiste qui avait subi un accident vasculaire cérébrale ne parvenait plus à discerner la totalité

de son champ de vision. La succession des autoportraits qu’il a réalisés sur une durée d’un an

montre que la partie du cerveau détruite a été compensée et que les circuits neuronaux

indispensables à la reconstitution totale du champ de vision ont été réalisés avec d’autres

neurones.

Cette plasticité cérébrale s’observe par imagerie médicale. Par exemple, on constate

que les violonistes possèdent des aires responsables de la motricité de leur main gauche plus

développées :

32

Nos apprentissages conduiront à multiplier les associations entre les différentes aires

de notre cerveau ou à les consolider. Ces remarques expliquent alors pourquoi les amateurs

d’art regardent avec d’autres yeux un tableau. Ils ont appris à lire une œuvre. Ils ont acquis un

savoir sur ce qu’est une œuvre d’art. Ils ont développé du vocabulaire associé à la lecture de

l’art. Regarder une œuvre active les savoirs et mobilise les connections neuronales qui sous-

tendent ce processus.

Les aires cérébrales dédiées à la vision sont alors en relation avec d’autres aires du

cerveau. Notamment les aires responsables du langage, de la motricité… Mais plus étonnant,

on constate que les images du cerveau d’un sujet qui regarde du vin déclenche des réactions

dans des aires dédiées à l’olfaction et au langage. Nous n’en sommes pas au point d’aller

becqueter le vin comme les oiseaux trompés par Zeuxis. Néanmoins, nous avons la preuve

que la contemplation déclenche la formation de cartes neurologiques complexes et contribue à

l’émergence du sentiment esthétique.

Plus anecdotique, on remarque que la perception visuelle peut fausser l’expression

olfactive. En effet, un même vin, au bouquet identique ne déclenche pas le même jugement de

goût selon sa couleur. L’œil compte 70% de la totalité des récepteurs sensoriels chez

l’Homme d’où la prédominance de ce sens dans notre espèce

33

3.3- Réflexion artistique dans les neurones miroirs

Dans le début des années 1990, l’équipe italienne de Rizzolati fit une observation

singulière chez le singe dont les suites s’avérèrent particulièrement fécondes. Le chercheur

enregistrait, grâce à des électrodes introduites dans la région motrice préfrontale, l’activité

d’un neurone qui déchargeait de façon conjointe à un mouvement de prise entre le pouce et

l’index qu’il avait appris à effectuer en échange d’une récompense. Alors que le singe était au

repos et n’effectuait aucune tâche motrice, le chercheur profita de l’intervalle pour prendre un

encas. Il saisit dans une soucoupe, entre le pouce et l’index, une olive verte. Quelle ne fut pas

sa surprise, lorsqu’il vit sur l’écran qui enregistrait l’activité cérébrale du singe, le neurone au

repos se mettre à décharger ! Un neurone participant aux mouvements de l’index et du pouce

se révélait aussi actif quand le singe voyait le geste s’effectuait. Cette observation fut répétée

et les données recueillies permirent de proposer le concept de neurones miroirs. Ces neurones

étaient actifs pour un geste précis de la main ou de la bouche que celui-ci soit effectué par

l’animal ou qu’il observe son exécution par un tiers. Il simulait le geste de l’autre « dans sa

tête. » Si un cerveau peut simuler l’état du corps de quelqu’un d’autre, on peut supposer qu’il

est capable de d’abord simuler celui de son propre corps. Les neurones miroirs nous

permettent de comprendre les actions des autres en nous plaçant dans un état corporel

comparable. Quand nous sommes témoins de l’action de quelqu’un d’autre, notre cerveau

sensible au corps adopte l’état de celui que nous prendrions si nous déplacions nous-mêmes ;

et ce, selon toute probabilité, non au moyen de structure sensorielles passives, mais en pré

activant les structures motrices prêtes à l’action, mais sans être autorisées à agir. Des neurones

miroirs pourraient intervenir dans l’imitation, dans la communication par le langage (lecture

sur les lèvres) et probablement dans l’activité esthétique. Ils s’intègrent dans les processus

neuronaux de l’empathie, indispensable pour comprendre une œuvre d’art. Par conséquent, on

comprend qu’assister à la performance de Beuys30

, I like america (1974), stimulera beaucoup

plus de neurones miroirs et déclenchera davantage d’empathie et d’émotions que la

contemplation d’une peinture de coyote.

En 1972, Charles Gross et ses collègues identifient pour la première fois dans le cortex

temporal du singe des unités qui répondent sélectivement aux visages tant du singe que de

l’homme. Leur spécificité est remarquable, car ces singes ne réagissent plus lorsqu’on efface

les yeux ou lorsqu’on coupe l’image en morceaux. Ils répondent de manière différentielle aux

images de tête vue de face ou de profil ainsi qu’aux expressions du visage : bâillement, colère,

menace, sourire. Bien avant que l’on découvre que les mêmes unités existent chez l’Homme,

Emmanuel Lévinas, montre que la relation au visage est d’emblée éthique. Elle est essentielle

dans la vie sociale : identification de la personne ; évaluation de l’âge, du sexe, de

l’appartenance ethnique, des émotions, un beau visage fait dilater les pupilles et favorise sa

mémorisation, aide à la compréhension du langage parlé, suivi du regard, compréhension des

intentions. La traque oculaire révèle que nos yeux parcourent la bouche d’autrui, ses yeux et

dans le cas d’une femme décolletée, la poitrine sans pour autant que cela soit conscient ,

30 Beuys concrétisant les invectives de Nietzsche dans la Naissance de la tragédie : « L’homme n’est plus artiste

il est lui-même œuvre d’art (…) nous sommes déjà des images et des projections artistiques (…) notre plus haute

dignité est dans notre signification d’œuvre d’art - car ce n’est qu’en tant que phénomènes esthétiques que

l’existence et le monde, éternellement se justifient. »

34

alangui et indiscret. Il existe aussi des neurones qui réagissent spécifiquement à la vue des

mains avec des doigts. (Cette unité ne réagit plus si les doigts sont invisibles). Les mains

occupent aussi une place importante dans la vie sociale. Elles montrent, elles menacent, elles

couvrent, elles participent à une forme de communication non-verbale. De nombreux artistes

ont exploité ces dispositions cérébrales en représentant visage et mains et par conséquent en

décuplant le pouvoir émotionnelle de leur peinture. Par exemple, Antonello Da Messina,

Vierge de l’annunciata (1470), le martyr de saint Serapion (1628) de Zurbaran ou encore la

Madeleine pénitente (1657) de Champaigne. (Et tant d’autres… Courbet, Autoportrait 1843)

Par le même procédé en négatif, les personnages d’Aziz et Cucher (Pam et Kim, série

dystopia, 1995) ont un visage privé d’yeux et de bouche. Cette absence génère aussi une

tension physiologique. Plus proche de nous, Douglas Gordon, self portrait of you + me,

exposé à la collection Lambert (Je crois aux miracles) jusqu’au mois de Mai 2011, où l’artiste

crève les yeux et les bouches de photos de célébrités.

Les œuvres de Marta de Menezes, Functional portrait (2002), montrent des IRMf de

son cerveau pendant qu’elle dessine ou celui de Martin Kemp entrain d’analyser une peinture.

La comparaison de ces deux IRMf permet de constater qu’il existe des zones du cerveau qui

s’activent aussi bien pour analyser une œuvre que pour en créer une. Ces images confirment

l’idée soulevée lors du suivi des parcours oculaires et de la reproduction de l’Eude de chien de

Bacon. En effet, dans le dessin des artistes, on retrouvait dans le geste le mouvement comme

si en regardant l’œuvre, leur cerveau avait activé les neurones miroirs responsables de la

35

création d’un tel mouvement31

. On remarque également qu’une partie du cortex préfrontale

s’allume conjointement. Ce n’est pas étonnant lorsqu’on sait que cette zone est responsable du

traitement des émotions32

Artistes et scientifiques se sont conjointement intéressés à l’expression des émotions

qui se lisent sur le visage et à leurs bases neurales. Charles le Brun emprunte à Vésale et à

31 Vous pourriez mener une telle expérience en observant les pommes de terre de Mogens Jacobsen… Il est

évident que cette œuvre réactiverait de nombreux souvenirs 32 Il est évidemment trop incertain de noter que la partie préfrontale est celle qui manquait au célèbre Phinéas

Gage, perdue lors d’un accident. Sans avoir perdu de capacité intellectuelle, il s’avéra incapable de gérer sa vie

sociale… Probablement aurait-il incapable de réaliser et de comprendre une œuvre d’art. D’ailleurs ceux qui ont

un cortex préfrontale lésé parcourt une œuvre d’art « au hasard » contrairement à ce que l’on a pu voir chez des

artistes et des non artistes

36

Descartes un modèle du cerveau où la glande pinéale « est le lieu où l’âme reçoit les images

des passions. » En particulier, le sourcil (localisé au niveau de la pinéale) est cette partie du

visage où les passions se font le mieux connaître : « le mouvement du sourcil qui s’élève au

cerveau, note Le Brun, exprime toutes les passions les plus douces ; celui qui incline vers le

cœur représente toutes les passions les plus farouches et les plus cruelles. » Charles Le Brun

produira d’excellentes études d’expression des émotions. Charles Bell (1806) poursuivant la

démarche décrit les muscles engagés dans l’expression des émotions. Un sourire sincère se

distingue d’un sourire de politesse car l’activation des muscles qui plissent les yeux et donne

cette franchise à un sourire authentique n’est pas volontaire. (Néanmoins, un bon acteur

pourrait le simuler). Au même moment, Gall propose le modèle phrénologique qui met en

correspondance territoires du cortex cérébral et facultés psychologiques innées. Les artistes de

l’époque, comme David d’Angers, Dantan ou Courbet s’en inspirent abondamment.

Duchenne de Boulogne poursuit le projet de Gall et Bell en stimulant électriquement les

muscles et les nerfs directement concernés par l’expression des émotions par les traits du

visage. Aujourd’hui, la faradisation du visage se continue à travers les travaux des hollandais

Arthur Elsenaar et Remko Scha :

Les bases neurales de l’empathie sont connues. L’imagerie cérébrale a permis de

distinguer des réseaux partagés de la douleur appliquée à soi et à l’autre et des réseaux

propres à la douleur subie par soi. En effet l’enregistrement de l’activité cérébrale d’un sujet

souffrant et d’un observateur a révélé l’existence de zone active du cerveau que l’on pouvait

superposer chez les deux sujets. Les chercheurs (l’équipe de Jonathan Cohen) a obtenu des

images cérébrales qui diffèrent lorsque le sujet juge une situation moralement acceptable ou

non. On sait que le jugement de goût active aussi des aires précises. L’artiste exploite ces

dispositions : par son témoignage, il convoque le spectateur à partager sa conception du

monde, il incite le spectateur à contester une intolérable réalité. « De quoi souffres-tu ?

demande René Char, de l’irréel intact dans le réel dévasté33

». C’est l’exemplum de Poussin,

c’est le cas des contestations politique de Géricault avec le Radeau de la méduse, de John

Hartfield avec Comme au moyen âge, d’Otto Dix avec Le soldat mort ou de Picasso Pablo

avec ses Têtes qui pleurent… La capacité d’attribution est une prédisposition particulièrement

développé de l’espèce humaine permettant de représenter les états mentaux d’autrui et

d’attribuer aux autres connaissances, croyances et émotions. L’art est au cœur de ces

prédispositions car c’est une communication symbolique intersubjective dans laquelle

l’empathie intervient comme dialogue entre l’artiste et le spectateur.

33 René Char, Le Nu perdu, NRF Poésie/Gallimard, 1978, p. 73

37

Conclusion

L’œuvre d’art peut être conçue comme un modèle subjectif et cohérent de la réalité qui

serait à la croisée de conceptions personnelles et de perceptions étrangères. Cette faculté

d’éveil que manifeste l’œuvre d’art nécessite, entres autres, le rappel sélectif de souvenirs, de

représentations socioculturelles et de sentiments. Une synthèse singulière entre raison et

émotions s’installe alors dans l’espace conscient. Le spectateur retrouve les intentions de

l’artiste, l’art devient un mode de communication sociale qui crée une tension entre le réel

insignifiant et les désirs utopiques de l’Homme en société… Alors que le scientifique tend

vers une connaissance intelligible de la nature par une expérimentation de plus en plus fine,

l’artiste, en toute liberté, vise une connaissance intuitive, un décalage ou une critique de la

représentation de la Nature. Lorsque les progrès scientifiques conduisent à un changement de

paradigme et à une nouvelle vision de la Nature, il arrive que l’artiste, comme Paul Klee par

exemple, transforme également la perception artistique de la Nature. Dans le Credo du

créateur (1920) le peintre explique que : « l’art ne reproduit pas le visible il rend visible34

».

L’esprit créatif que ce soit dans le domaine des arts ou des sciences, est capable d’imaginer

quelque chose que personne n’a encore imaginé alors même qu’il regarde ce que tout le

monde voit. Le projet de Klee est de représenter, par delà le concret visible, la réalité de la

Nature. En ce sens, sa démarche s’inscrit dans le même mouvement culturel que les

physiciens allemands du début du XXème siècle, qui ont révolutionné la physique. En effet, la

réalité créée par cette nouvelle physique est très éloignés des perceptions précédentes. La

lumière peut être traitée soit comme une particule (le photon) soit comme une onde

électromagnétique, avec la théorie des quanta, la discontinuité a remplacé la continuité. Au

lieu de lois régissant des individus apparaissent des lois de probabilité. Avec la relativité

générale l’appréhension du temps et de l’espace deviennent inaccessible à notre sens

commun. La structure de la matière se décrit en termes d’équation... Toutefois, « la science

n’est pas une collection de lois, un catalogue de faits. Elle est une création de l’esprit. Les

théories essaient de former une image de la réalité et de la rattacher au vaste monde des

impressions sensibles35

»… En ce sens, elle rejoint l’art. L’art ne propose pas qu’une

interprétation de la nature mais elle en donne aussi une expérience36

34 Paul Klee, Théorie de l’art moderne, Credo du créateur, Folio n°322, p.34 35 Einstein, Infled, L’évolution des idées en physique, Champs Flammarion, 1983, p. 274 36 « La vision juste ? Il suffit d’accommoder le regard sur les propositions des artistes et de retenir leur invitation

à vivre intensément une expérience en rupture avec la quotidienneté. Ces propositions peuvent intriguer,

choquer, dérouter, agacer, parfois aussi enthousiasmer émerveillés. La tâche de l’esthétique consiste précisément

à prêter une extrême attention aux œuvres afin de percevoir simultanément tous les rapports qu’elles établissent

avec le monde, avec l’histoire, avec l’activité d’une époque. Elle renoue alors avec l’exigence de Kant : sortir de

la solitude de l’expérience individuelle, subjective, et ouvrir cette expérience au plus grand nombre. » Marc

Jimenez, Qu’est-ce que l’esthétique ? Folio essais n°303, 1997, p.430

Mais l’homme ne se borne pas à voir ; il pense et veut connaître la signification

des phénomènes dont l’observation lui a révélé l’existence. Pour cela il raisonne,

compare les faits, les interroge, et, par les réponses qu’il en tire, les contrôle les

uns par les autres. C’est ce genre de contrôle, au moyen du raisonnement et des

faits, qui constitue, à proprement parler, l’expérience, et c’est le seul procédé que

nous ayons pour nous instruire sur la nature.

Claude Bernard

38

Sources :

Campbell, Biologie, De Boek, 1995

Changeux, Jean-Pierre, Du vrai, du beau, du bien, une nouvelle approche neuronale, Odile

Jacob, 2008

Darmon Pierre, Le mythe de la procréation à l’âge baroque, Seuil, 1981

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émotions, Odile Jacob, 2010

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Dossier Pour la science : L’illusion des sens

Dossier Pour la science : La couleur

Pour la science n°387, Janvier 2009, La persistance de l’hémisphère (Attila Csorgo)

Pour la science n°357, Juillet 2007, Un autre regard sur Francis Bacon

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