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Day Du sel sous les paupières Thomas INÉDIT Illustration d’Aurélien Police. Extrait gratuit, ne peut être vendu. Illustration d’Aurélien Police. Extra EXTRAIT OFFERT Le nouveau roman inédit de Thomas Day, un conte de fées qui nous entraîne des remparts de Saint-Malo à la mythique forêt de Killarney, en passant par Cork et Guernesey. Parution le 29 mars

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DayDu sel sous les paupières

Thomas

INÉDIT

EN LIBRAIRIE LE 30 MAI

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EXTRAIT OFFERTLe nouveau roman inédit de Thomas Day, un conte de fées qui nous entraîne des remparts de Saint-Malo à la mythique forêt de Killarney, en passant par Cork et Guernesey.

Parution le 29 mars

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F O L I O S C I E N C E - F I C T I O N

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Thomas Day

Du selsous les paupières

Gallimard

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Né en 1971, Thomas Day s'est imposé en quelquesannées comme l'un des auteurs les plus passionnants del'imaginaire francophone, au fil d'une cinquantaine de nou-velles et d'une douzaine de romans qui tous se caractérisentpar une propension avouée au mélange des genres : L'écoledes assassins etLedouble corps du roi, écrits en collaborationavecUgoBellagamba,L'instinct de l'équarrisseur,La voie duSabre (prix Julia Verlanger 2003) et sa suite L'homme quivoulait tuer l'empereur, La cité des crânes, Le trône d'ébène(prix Imaginales 2008), Dæmone, La maison aux fenêtres depapier et, dernier en date,Du sel sous les paupières.

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© Éditions Gallimard, 2012.

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Saint-Malo, jeudi 12 janvier 1922

Assis sur un pas de porte de la rue d'Estrées, sapile d'illustrés posée sur ses cuisses serrées pourlutter contre le froid, Judicaël s'intéressa à l'état deses chaussures en grimaçant. Il pouvait voir sachaussette de laine à travers la semelle de la droite ;le devant de la gauche béait comme une boucheédentée et tenait avec de la ficelle— si usée qu'ellen'allait pas tarder à lâcher.

Il saisit ses illustrés, se leva. Tout en tapant dupied tous les trois ou quatre pas, il marcha jus-qu'aux portes de l'école Chateaubriand en évitantles congères de neige sale, jaunies par de l'urineanimale, les flaques gelées, percées par des boulesbrunes de crottin. Il regarda l'heure à sa montre enargent. Bientôt six heures. La nuit était tombéedepuis plus d'une heure, le froid traversait tous sesvêtements, usés jusqu'à la trame. Une fois de plus,il se pencha sur l'état lamentable de ses chaussures.Il aurait fallu qu'il vendît des centaines d'illustréspour pouvoir s'en payer des neuves.

Mais pourquoi prendre sur l'arbre la pomme quiattise la faim ?

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Pour Judicaël, habitué à obéir à la loi de la rue,occupé à frapper du pied pour lutter contre lefroid, la pomme soustraite au panier avait meilleurgoût que celle qui provenait du verger. Mais ilavait conscience qu'il allait prendre un bien grandrisque, susceptible de lui coûter très cher.

Il aurait aussi pu mettre la montre du Papé auclou, mais il y était trop attaché, comme on s'attacheaux rares choses qui vous sont offertes.

Les grandes portes de l'école Chateaubriands'ouvrirent sur la rue d'Estrées. Judicaël savaitqu'il n'aurait pas d'autre occasion avant le lende-main. Du coin de l'œil, il observa le brigadier àcheval qui se trouvait à vingt mètres de là, auniveau du carrefour des rues d'Estrées et de Dinan.L'homme considérait d'un œil distrait la sortie desclasses. Judicaël connaissait bien ce vilain. On pou-vait parier un franc-or que son regard aurait étéplus sûr s'il eût surveillé les abords du pensionnatSainte-Thérèse — un établissement pour jeunesfilles.

Judicaël observa les enfants qui sortaient del'école, beaucoup de parents les attendaient. Il cria :« Illustrés à vingt centimes. Les nouveaux voyagesextraordinaires. Illustrés à vingt centimes ! »

Un des enfants joua des coudes pour s'extrairede la presse et commença à remonter la rue versles remparts. Judicaël abandonna sa criée infruc-tueuse, allongea le pas pour rejoindre ce clientisolé.

« J'ai une image qui va sûrement t'intéresser…Tu veux pas voir ? »

Judicaël se mit à la hauteur de l'enfant qu'il

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venait d'apostropher. Ce dernier portait l'uniformede l'école et par-dessus un beau manteau. Il serraitdans sa main gantée de laine la poignée d'un car-table de cuir sombre. Ses chaussures brillaienttellement qu'elles devaient sortir de chez le cordon-nier.

Judicaël calqua son pas sur celui de l'enfant. Ilcompara.

Même taille. Au pire, une demi-pointure de moins.«On t'a dit de ne pas adresser la parole à un

inconnu. J'suis pas un inconnu, j'suis le petit ven-deur d'illustrés, Roland Thuard, tu m'as déjà croiséde nombreuses fois. Je vends aussi Le Salut, lemardi et le vendredi. J'ai des choses que t'as jamaisvues, des choses que t'as jamais lues.

— Quel genre ? » demanda l'enfant qui avaitcessé d'avancer pour poser son cartable sur un pasde porte déneigé et propre.

Il avait déjà mué. L'accent et la diction de labonne société flottaient dans sa voix, lui conférantun léger parfum hautain.

Un vrai gosse de riche.Judicaël sourit.Le bourgeois modèle réduit se frotta les mains,

maintenant libres, pour en chasser le froid.Judicaël remit en arrière les longs cheveux sales

qui couvraient en partie son visage et replaça surses oreilles le bandeau rouge qui lui avait valu sonsurnom : l'Apache. Un trait de couleur dans la citégrise de Saint-Malo. Un trait de sang sous la brumede guerre.

C'est vrai qu'il fait un froid de tombe ; j'ailes oreilles en carton, les orteils en glaçons. Ne

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perdons pas de temps, ce serait suspect par untemps pareil.

« J'ai des photos de femmes nues, murmuraJudicaël.

— Tu mens.— Sûr, c'est bien mon genre. »L'Apache sortit une photo de la poche intérieure

de son manteau troué. Un monochrome sépia légè-rement flou. On y voyait une femme bien en chairoccupée à faire sa toilette : de trois quarts dos,debout dans un baquet de bois cerclé de fer.

Le sang colora les joues du gamin aux belleschaussures.

«Celle-là est très laide, annonça Judicaël, le culaussi mou que de la crème fouettée, certainesvaches normandes ont plus de charme, d'accord,mais j'ai aussi des photos de jolies Américaines. Jeles ai achetées à leurs soldats, échangées contre ducalva. Il y a quelques négresses dans le lot : le che-veu très court, mais d'une beauté à t'en descendreles pantalons sur les mollets. »

Le gamin aux chaussures neuves tendit la mainvers la photo. Pour lui, laide ou pas, cette femmenue (la première de sa vie ?) venait d'illuminer sajournée. Judicaël l'autorisa à prendre le tiragesépia, après avoir fait semblant d'hésiter.

«Elle est grosse, mais elle a un joli visage. T'enas d'autres où on voit… »

Le regard de Judicaël s'éclaira. Il s'approchaplus près du gosse.

«Où on voit tout ? Le devant ?— Oui. »Judicaël tourna la tête pour regarder si le briga-

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dier était toujours fier sur son cheval, occupé à nepas regarder la sortie des classes. La voie semblaitlibre.

« Pas ici, si le brigadier nous surprend, j'ose pasimaginer la couleur de mon fessier. C'est interditde vendre des photos de ce genre… »

Judicaël tira le gosse jusqu'à la rue du Conné-table, au pied de la chapelle Saint-Sauveur. Commedes feux côtiers cherchant à percer une nuit à nau-frages, les yeux des gargouilles de pierre s'illumi-nèrent de larmes de sang — une illusion fugitive àlaquelle l'Apache n'accorda guère d'importance.Ce genre de visions, d'hallucinations, était courantsous la brume de guerre, seuls les aveugles commele Papé y échappaient.

Assuré d'être à l'abri des regards indiscrets,Judicaël, du bout du doigt, désigna la façade de lachapelle.

«Waoh, les gargouilles nous ont foudroyés duregard. T'as vu ça ? »

L'écolier leva la tête. Il regarda le démon rica-nant, qui ne semblait guère gêné par la couche desuie, le dépôt industriel et sans doute organique,qui étouffait sa peau pétrifiée. Judicaël assenaun violent coup de coude au gosse de riche, justesous l'œil, puis accompagna le corps inerte jusqu'ausol.

À cause du bruit provoqué par l'impact, l'Apachecraignit d'avoir frappé trop fort. Voleur, oui ; assas-sin, sûrement pas. Il prit le pouls de sa victime, puis,rassuré, lui déroba son beau manteau et ses belleschaussures.

Le manteau ça va ; mais les chaussures sont trop

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petites. Il s'en faut de peu ; suffit sans doute d'enassouplir le bout avec un marteau recouvert d'unchiffon et de repousser légèrement le cuir du talonavec une forme de cordonnier.

Il laissa dans la poche d'uniforme de sa victime laphoto écornée ainsi qu'un illustré à vingt centimes.Il n'avait pas fini de lacer les chaussures qu'il enten-dit du bruit. Sans même réfléchir, il abandonna savictime, son vieux manteau et ses vieilles chaus-sures si usées qu'on devinait à peine qu'il s'agissaitde bottines en cuir de second choix.

Dans un verger on cueille une pomme sur l'arbre,dans la rue on n'achète pas les chaussures chez uncordonnier, qui valent de quatre-vingts à centsoixante-quinze francs, selon la qualité. Commentgagner autant d'argent en vendant des illustrés àvingt centimes et Le Salut deux fois par semaine. Ilest préférable de prendre les belles chaussures surl'idiot qui les a payées une fortune et qui a souffertassez pour les casser.

En fait, pas assez. Quand elles sont trop grandes,tu peux mettre deux paires de chaussettes, quandelles sont trop petites, tu souffres jusqu'à les avoirsuffisamment agrandies et assouplies.

Avec son Opinel, dont il avait soudé la virole, etqu'il portait à toute heure du jour et de la nuit dansun étui à la cheville, Judicaël retira les boutonsdorés du manteau qu'il venait de dérober — devrais miroirs de bordel —, les compta et les jetadans une bouche d'égout. Il se rendit ensuite à lamercerie de la grosse Marthe pour acheter dix bou-tons de marin, en bois non vernis, décorés d'un voi-

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lier grossièrement taillé, qu'il glissa dans sa pocheen attendant de pouvoir les coudre.

Au zinc de la rue de Rethondes, l'Apache lâchaquelques pièces pour avoir son habituel ballon derouge — le rubis de fin de soirée. Il avait recouvertses nouveaux souliers de boue et de crottin afin dene pas attirer l'attention. Il regrettait pour legamin, mais il avait trop besoin de bonnes chaus-sures, lui qui passait sa journée debout, dans lefroid. Il ne pouvait se permettre de tomber malade,à cause du Papé, à qui il devait apporter chaquesoir à manger et à boire. Et du calva, quand c'étaitpossible.

Il s'installa dans un coin sous une belle gravurede voilier. Il sortit de sa veste un illustré etcommença à le lire en sirotant son rouge. Un mou-vement près du zinc attira son regard, un gen-darme qui avait probablement fini sa journéeécartait la populace pour accéder au comptoir.Judicaël s'éclipsa en profitant de sa petite taille,non sans avoir d'abord sifflé son verre jusqu'à ladernière goutte.

Comme le pont roulant qui reliait l'extrémité duquai de la Bourse au petit port de Saint-Servanne fonctionnait plus à cette heure tardive, Judicaëlétait obligé de suivre les quais du port pourrejoindre le bateau sous lequel il dormait avec lePapé. Dix bonnes minutes de marche, ni plus nimoins.

Il trouva le vieil homme allongé sous le bateaudémâté, retourné et maintenu à quarante-cinqdegrés par des cales. Comme d'habitude, le Papé

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ne semblait pas avoir bougé de la journée. Judicaëlne lui en voulait même pas : le vieux, aveugle, vivaitla plupart du temps dans le passé, se remémorant,encore et encore, ses vieilles histoires de pêche à lamorue, d'îles tropicales, de négresses ou d'Anna-mites. Judicaël sortit de ses vêtements une michede pain.

«C'est à cette heure-ci que tu rentres ? grogna levieux.

— Le soleil vient juste de se coucher.— Tu mens !— À cette saison, avec la brume de guerre, c'est

dur à savoir. Si moi je peux pas, alors toi… Je suisjuste allé m'envoyer un rubis. Un seul, je jure.

— Tu bois ta paie.— C'est le Normand roulé sous la table qui se

moque du Breton vautré tête la première dansl'abreuvoir à cochons. »

Allongé sous ses couvertures, le vieux se tourna,chercha quelque chose et tendit une bouteille decalva à l'Apache. Judicaël but une bonne rasadede brûle-gorge pour se réchauffer. Jamais il n'avaitbu calva aussi infect, au subtil goût de pommesvéreuses.

«Tu devrais rentrer avant la nuit, p'tit.— Pourquoi ?— À cause du Rémouleur, pardieu !— C'est juste une invention des parents pour

effrayer leurs idiots de gamins.— Depuis la fin de la guerre, il disparaît un

gosse presque chaque semaine, des vagabondscomme toi, des mousses en attente d'un bateau,des vendeurs, des cireurs de chaussures. Et les

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Malouins qui vivent extra-muros, les pauvres si tupréfères, ils entendent des bruits. Dans le Sillon, àSaint-Servan, à Solidor. Comme le raclement d'unelame sur la pierre à aiguiser. C'est de là que vient lenom de ce tueur d'enfants. Certains l'ont même vu,mais ils ne parlent pas, ils ont peur que personnene les croie. Et les rares fois où ils parlent, ils disentque c'est un géant avec un masque de cuir et desyeux vides. Une créature sans vie, mais massive,tout le contraire d'un fantôme. Tu imagines ça, ungéant avec un masque de cuir et des yeux morts ?

— T'y crois autant qu'aux korrigans… Tu feraismieux de manger, Papé. Plutôt que d'essayer de mefaire peur. Je préfère tes histoires de putains, derhum et de tempêtes. T'as vécu la fin de la pêche àla morue, mais si t'étais né à l'époque de Surcouf oude Dugay-Trouin, t'aurais des histoires de corsairesà raconter. La tête pleine de trésors. Crochets etjambes de bois ! Crânes et tibias ! À l'abordage,chiens des mers ! Violez la duègne, tenez-moi lafille ! »

Le Papé avait été énocteur, vidant douze heurespar jour les poches de sang des morues ébréguées— c'est ainsi qu'on appelle les poissons dont on aenlevé les viscères. Ses yeux blancs ne vivaientplus que pour pleurer cette mer qu'il avait tantaimée, dont il connaissait presque tous les secrets.En un peu moins de trente ans, il avait fait plus devingt campagnes sur les bancs de morues de Terre-Neuve, d'avril à août. À cette époque-là, avant laGrande Guerre, c'était à Saint-Malo que se pro-duisaient les plus grandes marées d'Europe— qua-torze mètres ! Et puis, ces étranges usines avaient

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été construites sur la Rance, puis un barrage… Ettout ça avait détraqué les marées.

Quand le Papé n'était pas à la morue, il naviguaitjusqu'aux colonies, Sénégal, Indochine, Caraïbes etmême la Nouvelle-Calédonie, une fois. Il y avait vula tombe de Louise Michel, à Nouméa, et aimaitévoquer ce souvenir, l'accompagnant toujoursd'une tirade de haine à destination des versaillais.

Judicaël se déshabilla pour faire ses exercices demusculation. Il y passait au moins une heure chaquesoir afin de s'endormir plus facilement et de mus-cler son corps, le sculpter. Quand on est de petitetaille, guère plus d'un mètre cinquante-cinq, etqu'on gagne sa vie dans la rue, il faut être enmesurede se défendre. À tout moment, en toutes circons-tances. Et, le cas échéant, il est bon de pouvoir cou-rir plus vite que le vent.

« Parle-moi de la mer, Papé… »Comme à son habitude, le vieil homme parla de

bancs de morues, de tempêtes, des maladies dugrand large, des icebergs, de la peur, des pantalonsraides de chiasse. Mais aussi des ports d'Europe duNord, de leur nourriture infecte et de leurs bièresdélicieuses. De sa voix abîmée par une vie tropdure, le tabac et l'abus d'alcool, le Papé évoquaitcette lointaine époque où il était jeune, où son cou-teau crevait les poches de sang des poissons, sansjamais faillir. J'étais le meilleur, petit, qu'il pleuve ouqu'il vente, plein de rhum ou sobre, jamais Saint-Malo n'a connu de meilleur énocteur que moi. Niavant ni après.

Rarement il évoquait sa défunte épouse, avec qui

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il n'avait jamais vraiment vécu. Il ne parlait jamaisde sa fille, la mère de Judicaël, emportée par latuberculose en 1909. L'Apache n'avait que quatreans. Quant à son soldat de gendre, il n'en avaitparlé qu'une fois depuis la guerre, la voix chargéede mépris et de tristesse.

«Qu'on t'appelle pour les trois ans du servicemilitaire obligatoire et que tu sois bien obligé d'yaller, au moins pour ta famille et son honneur, ça jepeux comprendre…Mais qu'on choisisse d'être sol-dat de métier, de porter un uniforme, d'obéir à desordres idiots toute la journée en espérant qu'uneguerre va bientôt se déclarer, c'est pas humainpareille chose. Et d'ailleurs, la guerre, la GrandeGuerre comme ils la surnomment, l'a bien montré.Elle n'a de grand que son nombre de victimes etl'ampleur de ses destructions. Moi, je ne vois quedes hommes dans la boue des tranchées, vivant avecles rats, pissant et chiant dans leur casque avant detout balancer par-dessus bord. Tués par la mitraille,les gaz, les obus, les maladies, la balle de leurmeilleur ami. Certains rongés par la gangrène. Jolipas vers le progrès, cette ypérite. Oh oui, c'est beautout ça, ces millions de morts, et je te rajoute encorequelques millions avec la grippe espagnole, carjamais je ne croirai qu'elle aurait fait tant de vic-times sans la guerre qui lui a servi de terreau. Laguerre ? C'est plus beau que la mer, les remparts deSaint-Malo, le coucher de soleil derrière Cézembre,les bateaux de pêche qui partent au petit matin, lesourire d'une fille un peu grosse ? Tu verras la pre-mière fois qu'une fille se déshabillera pour toi, lemonde te semblera d'or pur, léger et doux comme

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une plume de poussin. Tous des imbéciles, des cri-minels, ces officiers hautains. Je te les mettrais avecdes gants de boxe, dans une fosse pleine de boue etde rats, ceux qui nous gouvernent et ceux qui pos-sèdent tout, et là la guerre deviendrait un sport fran-chement réjouissant. Les pauvres payeraient alorsleur place pour aller voir cet angliche, Churchill,coller des raclées à tout le monde. Ce serait drôlepour une fois. »

Judicaël arrêta ses exercices après y avoir passéune heure et quart. Il épongea sa sueur, hésita àlaver ses cheveux qui en avaient bien besoin, maisdécida plutôt de passer chez le barbier dans lesjours à venir ; là, on ne le rendrait pas à la rue avecles cheveux mouillés. De nouveau chaudementhabillé, il sortit du fil et des aiguilles du baluchonqui contenait toutes ses affaires et commença àcoudre les boutons de bois de son nouveau man-teau. Il essaya de se souvenir de sa mère, mais elleétait tombée malade alors qu'il n'avait que troisans et aucun visage maternel n'arrivait à se formerdans ses pensées. Après sa mort (il se souvenaitbien de l'enterrement) et jusqu'à ses neuf ans, ilavait vécu avec son père à la caserne de Cesson-Sévigné, martyrisé par les autres enfants de soldatqui se moquaient de sa petite taille et détestaient savitesse et son adresse hors du commun. Puis laguerre avait éclaté, et le Papé l'avait alors récupéréafin qu'il échappât à l'internat. Un vieil homme quiperdait la vue et n'allait bientôt plus pouvoir tra-vailler. Il lui avait appris à pêcher, à braconner, àmonter à cheval et, puisque ça ne suffisait pas à

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vivre dans de bonnes conditions, à voler ceux quine manquent de rien.

Une mère emportée par la maladie ; un pèretombé à Aix-la-Chapelle, et qui n'avait écrit qu'unelettre en cinq ans de guerre. Au tout début. Unelettre sans amour où il ne parlait que de lui. Unjour, Judicaël avait brûlé le courrier, maudit sonpère absent depuis trop longtemps. La semaine sui-vante, la mitraille allemande fauchait Paul Valès.

De cette famille maudite, il ne restait à Judicaëlque la montre en argent du Papé, l'Opinel que luiavait offert son père pour ses huit ans. Et le Papé,évidemment. Justinien Laënnec, aveugle, presqueimpotent, mais toujours là.

«Y a plus de calva, petit. Tu m'en rapporterasune bouteille, demain. »

Quand on pense au loup, on en entend le cri…Plus de calva ! Plus de calva, petit !«Va falloir que j'en vole…— Et alors, gamin, t'attends peut-être que le

vieux Justinien te réprimande pour les nouvelleschaussures, le nouveaumanteau ?

— Comment tu sais ça, t'es aveugle ?— Le bruit… Le bruit que faisaient tes chaus-

sures quand tu es arrivé, les autres battaient de lasemelle, celles-ci te font un peu mal.

— C'est vrai, elles sont trop petites, mais juste del'épaisseur d'une bonne chaussette. Je vais cognerdessus pour les vieillir et les assouplir.

— Et je n'ai pas reconnu le bruit de ton man-teau quand tu l'as enlevé. Celui-ci est plus lourd,de meilleure qualité. »

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Imprimé en Italie par Grafica Veneta

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Saint-Malo, 1922. Sous la brume de guerre qui recouvre l’Eu-rope depuis la fi n de la Grande Guerre, Judicaël, seize ans, tente de gagner sa vie en vendant des illustrés. Mais, pour sur-vivre et subvenir aux besoins de son grand-père, il lui arrive de franchir légèrement les bornes de la légalité. Jusqu’au jour où il rencontre la belle Mädchen. Et lorsque celle-ci disparaîtra, Judicaël fera tout pour la retrouver, en espérant qu’elle n’ait pas croisé la route d’un énigmatique tueur d’enfants surnom-mé le Rémouleur.Thomas Day livre avec Du sel sous les paupières une fresque mêlant uchronie, steampunk et fantasy mythologique.Une bouleversante histoire d’amour et d’amitié, un conte de fées qui nous entraîne des remparts de Saint-Malo à la mythique forêt de Killarney, en passant par Cork et Guernesey.

L’auteurNé en 1971, Thomas Day s’est imposé en quelques années comme l’un des auteurs les plus passionnants de l’imaginaire franco-phone, au fi l d’une cinquantaine de nouvelles et d’une douzaine de romans (dont L’Instinct de l’équarrisseur, La Voie du Sabre — prix Julia Verlanger 2003 — et La maison aux fenêtres de papier).

DayDu sel sous les paupières

Thomas

Retrouvez la collection sur www.folio-lesite.fr/foliosf

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EN LIBRAIRIE LE 30 MAI

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EXTRAIT OFFERTLe nouveau roman inédit de Thomas Day, un conte de fées qui nous entraîne des remparts de Saint-Malo à la mythique forêt de Killarney, en passant par Cork et Guernesey.

Parution le 29 mars

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