Illustration de couverture et dessins :...

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Illustration de couverture et dessins : CHARBONNIER.

Stéphane Charbonnier, " " , a quitté le lycée avec sa peau d'âne, et trimballe ses vingts ans loin des écoles de pub-market. Ne dites pas à sa mère qu'il illustre le livre d'un matheux, elle croit qu'il passe tout son temps à la Grosse Bertha.

© Editions du Choix — 25 bis bd Lénine 95100 Argenteuil.

Toute représentation ou reproduction intégrale, ou partielle, faite sans le consentement de l 'éditeur est illicite.

ISBN 2-909028-07-0 96F

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Didier NORDON

P e u p l a u s i b l e

m a i s v r a i

— histoires —

Editions Du Choix, collection "QUADRATURE".

Dans la collection "Quadrature " sont publiés des ouvrages qui jettent des ponts entre mathématiques et culture.

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Peu plausible mais vrai

Si, contre tous les principes de bonne éducation, je me résous à parler de moi, c'est que le souvenir qui va suivre est une excellente occasion de vulgariser un peu de mathématiques, trop mal connues du public.

Je suis, on le voit, sans rancune contre elles, alors que mon histoire débute pourtant à l'époque où je dus me rendre à l'évidence : mes travaux mathématiques ne faisaient aucun progrès ; mes études universitaires, jugées prometteuses par mes professeurs, trouvaient leur apothéose dans des tentatives de recherches que ces mêmes professeurs regardaient maintenant avec commisération — ou ne regardaient plus du tout.

La fréquentation des congrès de mathématiciens était devenue affreuse pour moi : au cours des conférences, je perdais pied dès le premier quart d'heure ; et entre les conférences, j 'errais transparent dans des couloirs où jamais personne ne m'abordait pour me proposer un « joli petit problème », ou me raconter sa dernière trouvaille.

Le patron qui m'avait encouragé et lancé initialement dans ce milieu n'avait plus l'air de me reconnaître, et couvait de ses soins un petit génie nouveau venu auquel il aurait volontiers donné mon poste d'assistant, si je n'avais été protégé par les lois de la Fonction publique — ces lois tellement propices, comme on sait, au maintien en place des médiocres (merci, merci) et à la mise à l'écart des jeunes gens pleins d'avenir.

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Impossible de raconter ici sur quoi se perdaient mes stériles veillées : elles s'enlisaient dans d'incommunicables technicités. La

théorie que je veux résumer avant de poursuivre mon histoire ne me doit rien — heureusement pour elle ! C'est Pólya qui l'a mise au point. Et il fallait certes toute l'assurance d'un aussi grand mathématicien que lui pour introduire le « raisonnement plausible », en se permettant de frôler l'erreur que les profs de maths traquent dans le monde entier, erreur qui consiste — horresco referens ! — à prendre une condition nécessaire pour une condition suffisante.

Mais je ne suis peut-être pas très clair. Donnons donc sans plus tarder un exemple de raisonnement plausible.

Tout le monde conviendra qu'un truc noir a plus de chances qu'un truc blanc d'être un corbeau. Un truc noir peut parfaitement être un grain de beauté ou un navire à l'horizon, mais peut être un corbeau dans le ciel, alors qu'un truc blanc ne le peut pas. Soyons plus précis : si je sais qu'un truc est noir, vole et a mauvaise réputation, alors la proba- bilité que ce soit un corbeau est immense. Ce n'est pas une certitude — le croire serait justement l'erreur qui me fait frémir d'horreur — ça peut très bien être un corbillard qui vient de manquer un virage en monta- gne. Il n'en reste pas moins qu'un truc noir qui vole et a mauvaise réputation est, de façon quasiment certaine, un corbeau.

On voit toute la puissance du raisonnement plausible, puisque, sans rien connaître aux oiseaux, il me permet d'identifier un corbeau avec les meilleures garanties d'exactitude.

Ainsi, les mathématiques suppléent à toutes les ignorances, car il n'y a évidemment aucun domaine de la connaissance où le raisonne- ment plausible ne puisse s'appliquer.

Notre bagage théorique est désormais suffisant pour que je reprenne ma triste histoire. Quelle différence essentielle y avait-il entre moi et les grands mathématiciens ?

J'ai cherché longtemps, vu que, comme l 'a remarqué Jacques Hadamard (encore un grand...), les idées naturelles ne sont jamais celles qui viennent les premières. Mais j 'ai trouvé, j 'ai fini par trouver.

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Chacun connaît ces anecdotes, toutes (il va de soi) plus véridiques

les unes que les autres : David Hilbert, le fameux géomètre, s'impa- tientant après un visiteur qui ne se décidait pas à prendre congé... et ayant complètement oublié qu'en réalité c'était lui, Hilbert, qui se trouvait en visite chez celui qu'il prenait pour un importun !

Ou Henri Poincaré, pliant soigneusement un drap de sa chambre d'hôtel, l'emportant en toute innocence et le découvrant avec stupéfac- tion et perplexité en ouvrant sa serviette au moment de prononcer sa conférence... Ou encore Norbert Wiener, le père de la cybernétique, incapable de remplir un papier administratif parce qu'il avait oublié son propre nom.

La distraction ! C'est bien cela : la distraction ! Tous les grands mathématiciens sont distraits, comment avais-je pu... l'oublier !

Or je n'étais pas distrait : toujours mon pied gauche se logeait dans une chaussure gauche, et toujours mon pied droit se logeait dans la chaussure droite de la même paire, et jamais mon mouchoir ne m'avait servi de torchon... Quelles chances avais-je, dans ces conditions, d'être un grand mathématicien ? Aucune.

Aucune : tous les grands mathématiciens sont distraits ; or je ne suis pas distrait ; donc je ne suis pas un grand mathématicien.

Première tâche, par conséquent : devenir distrait. Condition qui, une fois remplie, ferait de moi (principe du raisonnement plausible) presqu'à coup sûr un grand mathématicien : car quelqu'un qui se trouve être à la fois distrait et mathématicien, je voudrais bien savoir ce que ça pourrait être d'autre qu'un grand mathématicien.

Je m'appliquai donc à mettre sans le faire exprès mon pied droit dans ma chaussure gauche, et mon pied gauche n'importe où ; je pris l'habitude, quand ma soupe était trop salée, d 'y rajouter du sel (par distraction), qui se trouvait aussi bien être (distraction !) du sucre en poudre...

Naturellement, mon attention n'était pas sans défaillance, et il m'arrivait de répondre exactement et sans délai à la question qu'on

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venait de me poser, ou bien de prendre mon parapluie un jour où, effectivement, il pleuvait.

Mais quand je m'apercevais de ces... étourderies, je jubilais : « J'ai oublié d'être distrait ! Distrait au carré, je suis ! »

Mais voyez ce qui se produit, hélas !, quand un mauvais mathéma- ticien se met à utiliser une théorie mise au point par un bon : j 'ai tant et si bien appliqué mon esprit à être distrait que j 'en ai oublié jusqu'au peu de mathématiques que je savais encore...

Alors j 'ai décidé de devenir écrivain. Mais pas n'importe quel écrivain : un grand. Ce n'est pas difficile, d'ailleurs. Chacun sait que les grands écrivains sont tous plus ou moins fous. Alors moi (principe du raisonnement plausible), plus je serai plus ou moins fou, et plus j'aurai de chances...

La littérature, comme les mathématiques, ne mérite-t-elle pas tous les sacrifices ?

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Les montres à quartz

Cher ami,

Avant que nous n 'accept ions défini t ivement votre aimable invitation à dîner, il convient que nous mettions au point les derniers détails de cette soirée. Voici l'emploi du temps que, pour notre part, nous vous proposons ; il me semble susceptible de servir de base à un accord satisfaisant pour vous comme pour nous.

— 20 h 58 : nous arriverons, et ferons allusion aux difficultés à se

garer pour excuser notre léger retard.

— 20 h 59 : vous répondrez que vous êtes très heureux de nous recevoir, et que notre retard n'a aucune importance.

— 21 h 00 : ma femme donnera à la vôtre le bouquet de tulipes que nous aurons acheté.

— 21 h 01 : votre femme répondra à la mienne qu'il ne fallait vraiment pas, oh ! vraiment vous avez fait des folies, elles sont vrai- ment splendides, tu as vu ? Ils ont fait des folies, je vais les mettre tout de suite dans l'eau. Pendant ce temps, de votre côté, vous m'aiderez à ôter mon manteau et à le suspendre au portemanteau.

— 21 h 08 : après quelques bavardages dans l'entrée, consacrés pour l'essentiel à des considérations de nature météorologique, nous irons nous asseoir dans le salon.

— 21 h 13 : ma femme prendra un doigt, mais alors vraiment juste

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une goutte de porto, pendant que pour ma part j'opterai pour un whisky avec un glaçon.

— 21 h 17 : je prendrai 3 (trois) amandes grillées et salées ; à ce moment précis, vos deux enfants viendront nous dire bonsoir avant d'aller se coucher ; ils en profiteront pour se servir de quelques biscuits apéritifs ; vous nous prierez de bien vouloir excuser leur manque de politesse ; ma femme vous répondra : « Ils sont adorables ! Si vous voyiez les nôtres ! », et je renchérirai : « Vous ne connaissez pas votre chance ; nous, les nôtres, nous ne savons plus qu'en faire : ils sont in-te- na-bles ! »

— 21 h 36 : votre femme nous demandera si nous voulons bien

passer à table.

— 21 h 48 : ma femme dira : « C'est vraiment délicieux ! », je renchérirai : « C'est vraiment excellent ! » (Et ma femme ajoutera en s'adressant à la vôtre : « Comment faites-vous pour réussir si bien cette entrée ? Vous avez un secret ! »)

— 21 h 57 : le plat de résistance sera servi.

— 21 h 59 : la conversation ira bon train.

— 22 h 46 : votre femme dira à la mienne : « Mon mari m'avait

promis de ne pas parler boulot ! » et ma femme répondra : « C'est mon mari qui est terrible, il ne parle que de ça ! ».

— 22 h 49 : je n'aurai plus faim, mais je reprendrai du gigot « Par pure gourmandise : il est si bon ! ».

— 23 h 00 : votre femme laissera échapper une remarque antisémite ; vous souvenant brusquement des bruits qui courent sur mes

origines, vous tâcherez à tout hasard de rattraper l'affaire sans trop de dégâts.

— 23 h 21 : votre femme éclatera d'un rire bête, et vous lui

jetterez un regard courroucé.

23 h 37 : vous étoufferez un bâillement que nous ne remar-

querons pas, mais votre femme vous jettera un regard courroucé.

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— 23 h 48 : vous noterez avec espoir mon coup d'œil imper- ceptible à ma montre.

— 23 h 59 : je me déciderai à me lever, après un regard à ma femme, et son acquiescement discret.

— 00 h 00 : nous commencerons le chœur à quatre voix : « Vous vous êtes donné un mal ! », « Ce n'est vraiment rien ! », « A très bientôt ! », « A très très bientôt ! ».

— 00 h 09 : nous achèverons le chœur précédent.

— 00 h 10 : vous refermerez derrière nous la porte de votre appartement.

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— 00 h 11 : je demanderai à ma femme : « Alors, tu le trouves sympa ? »

— 00 h 11 : vous demanderez à votre femme : « Alors, tu le trouves sympa ? »

Voilà, à grandes lignes, le projet pour cette soirée dont, croyez-le, nous nous réjouissons d'avance. S'il vous convient, il ne nous restera plus qu'à fixer la date de notre visite chez vous et conclure un accord définitif.

P.S. 1. La réplique entre parenthèses à 21 h 48 est facultative ; 2. A 22 h 46, le mot « boulot » est certes un peu familier, mais nous paraît convenir à l'atmosphère détendue de cette soirée ; nous sommes cepen- dant prêts à examiner avec vous l'emploi du mot « travail », si vous le souhaitez.

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La cuisine abstraite

Interviewer : Alexandre Grimod, nous poursuivons donc la série d'entretiens radiophoniques que vous avez bien voulu nous accorder. Et nous en arrivons à cette fameuse journée de mars 1928 qui a vu la naissance de la cuisine abstraite. C'était le 7 mars, n'est-ce pas ?

Alexandre Grimod : Exactement. Le 7 mars.

I : Donc le 7 mars 1928, vous êtes invité chez Louis Lècuse pour participer à un repas qui est devenu aujourd'hui légendaire. Vous vous doutiez de ce qui vous attendait ?

A. G. : Absolument pas. C'était ma première invitation chez Louis Lècuse, j'étais à cent lieues d'imaginer que j'allais être témoin de l'une des plus importantes ruptures artistiques de notre siècle.

I : Mais alors, arrivé chez Lècuse, vous vous apercevez que Coustine et Briand-Vacharin sont également présents. A cet instant, votre surprise a dû être immense...

A. G. : A vrai dire, pas tellement. C'est mon ami Jacques Degros qui m'avait fait inviter chez Lècuse. Il avait trois ou quatre ans de plus que moi, n'est-ce pas, il était déjà bien introduit dans la capitale. Sur le trajet, que nous avons fait ensemble, il m'a annoncé que Coustine et Briand-Vacharin seraient là. Mais une émotion, oui, ça a été une très grande émotion. Songez que j'avais à peine vingt ans ! Briand-Vacharin est tombé dans l'oubli de nos jours, mais à l'époque, il régnait sur la

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gastronomie en pape tout puissant. Un homme impressionnant, fort, tonitruant. Coustine était également impressionnant, quoique plus jeune. Il devait avoir une quarantaine d'années, un peu plus peut-être...

I : Coustine est né en 1885.

A. G. : C'est cela. C'était un homme dans la force de l'âge, plus connu à l 'époque comme chroniqueur que comme créateur gastro- nomique.

I : Vous ne les aviez jamais rencontrés auparavant ?

A. G. : Si, j'avais brièvement rencontré Coustine deux ans plus tôt — il s'appelait encore Koustinievski, il n'avait pas encore francisé son nom. Un homme étonnant ! D'un raffinement que je n'ai jamais plus retrouvé chez personne. Un jugement d'une sûreté, d'une impartialité exemplaires. Parfois, un simple regard — il l'avait extraordinairement perçant — lui suffisait à analyser un plat, à pressentir ce qu'il y avait dedans. Coustine n'était pas moins redouté que Briand-Vacharin. Mais c'était la première fois que je les voyais en petit comité et que mon jugement allait être confronté aux leurs. Pour moi, de toutes façons, c'était donc un grand jour.

I : Et à quel moment vous êtes-vous rendu compte qu'il ne s'agissait pas seulement d'un grand jour pour vous, mais d'un grand jour dans l'absolu ?

A. G. : Ah tout de suite ! Tout de suite. Sitôt que Lècuse a fait servir le premier plat, j 'ai su que l'art gastronomique connaissait une fracture comparable à ce qu'avaient représenté Les Demoiselles d'Avignon en peinture, ou ce qu'on appelle maintenant le dodécapho- nisme en musique. La cuisine accédait à son tour à la modernité, c'était évident.

I : Vous avez tout de suite aimé la cuisine abstraite ?

A. G. : Pas du tout ! C'est cela qui est extraordinaire, figurez- vous, pas du tout. J 'ai eu toutes les peines du monde à finir mon assiette. J'étais affreusement gêné, d'ailleurs, c'est fort amusant d'y repenser avec le recul. Sur le coup, j 'ai détesté ce qu'on m'a servi, je

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n'ai même pas compris ce nom de « cuisine abstraite », qui est devenu si familier depuis. Mais j 'ai immédiatement compris que là était la cui- sine de l'avenir, qu'il allait falloir se former à elle, oublier les vieilles habitudes. J'ai eu, comment dirais-je, une espèce de conscience physi- que que j'étais en présence d'un événement capital.

I : Vous vous êtes fait aussitôt l'ardent propagandiste de la cuisine abstraite ?

A. G. : Oui. Vous comprenez, la cuisine faisait enfin la révolution que les autres arts avaient faite depuis longtemps, et que nous, les jeunes, appelions de tous nos vœux. Il était temps ! La cuisine est entrée dans le XXè siècle avec près de trente ans de retard, si je puis dire. Alors oui, j 'ai été enthousiasmé.

I : Et comment ont réagi les autres participants à ce repas ?

A. G. : Comme je vous ai dit, j 'ai été invité grâce à l'entremise de mon ami Jacques Degros. Lui a compris comme moi que nous vivions un moment historique. En sortant de chez Lècuse, il était exalté comme jamais je n'ai vu un homme être exalté. Il m'a pris par le bras, en le serrant violemment... Je l'entends encore me dire : « On ne pourra plus jamais cuisiner comme avant. Ce qui vient de se passer là est irré- versible ! » Il avait une voix flûtée, un peu désagréable, surtout dans l'excitation. « Tu verras, un jour, tous les cuisiniers et les gastronomes seront obligés de se déterminer par rapport à la cuisine abstraite. » Prédiction qui s'est révélée parfaitement exacte.

I : Il avait mangé tout ce qui lui avait été servi ?

A. G. : Je ne pourrais plus vous dire exactement, mais je ne pense pas. Je ne pense pas. Encore une fois, nous avions bien senti la néces- sité d'une révolution culinaire, mais une fois qu'elle a été là, elle nous a secoués comme tout le monde. Il faut vous remettre dans l'esprit de l'époque, comprenez-vous. Aujourd'hui, évidemment, où ces choses sont entrées dans les mœurs, vous ne pouvez pas concevoir combien les innovations de Lècuse étaient radicales alors. Même les jeunes enthou- siastes, comme Degros et moi, ont eu besoin d'un temps d'adaptation.

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N'oubliez pas qu'il a fallu près de cinquante ans pour que la cuisine abstraite ait droit de cité. Lècuse a véritablement anticipé sur son temps, il a violenté toutes les règles admises.

I : Et Briand-Vacharin ?

A. G. : Ah lui, il était indigné. Outré. Il a trouvé la cuisine abs- traite immangeable. Il l'a dit, d'ailleurs. Il avait son franc parler, vous savez, ça a bien disparu de nos jours malheureusement. Il s'est insurgé contre Lècuse. J'aime mieux vous dire qu'il n'a pas pris de gants.

« C'est absurde !, lui a-t-il dit. Une abomination. On ne peut pas manger de purs concepts ! » Il a écrit le lendemain une chronique incendiaire dans Le Figaro.

I : On ne peut pas manger de purs concepts ! Qu'est-ce qu'il voulait dire ?

A. G. : Voyez-vous, Briand-Vacharin était un homme de la vieille école, il représentait une autre époque. Il faut le comprendre, n'est-ce pas. Au fond, c'était un... peut-être pas un romantique, disons un post- romantique. Il aimait par-dessus tout les morceaux consistants, les sauces amples, les accompagnements épais... En fait, je crois qu'il était très heureux avant que Lècuse ne jette sa bombe. Comme je vous ai dit, il régnait sur le monde de la gastronomie, et il aurait voulu que les choses continuent comme elles étaient. Il n'a pas su s'adapter. D'ail- leurs, sa chronique du Figaro a disparu assez rapidement après.

I : Et c'est Coustine qui a pris sa suite ?

A. G. : C'est cela. Ah, il y avait d'étonnants chassés-croisés en ce temps. Dans Le Figaro, Coustine n'a pas hésité à défendre la cuisine abstraite. Ce qui montre un réel courage, car évidemment les lecteurs n'étaient pas du tout préparés à accepter la cuisine abstraite, le journal a été inondé de lettres d'injures.

I : Ce que vous dites là est très curieux, Coustine a laissé le nom d'un homme plutôt traditionaliste au contraire.

A. G. : C'est que vous jugez après coup ! C'est vrai que, depuis,

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Coustine a attaché son nom à une conception de la gastronomie archaï- sante, pour ne pas dire archaïque...

I : Académique.

A. G. : Si vous voulez. Mais en 1928, à la fleur de l'âge, je vous

garantis qu'il s'est battu pour la bonne cause. Figurez-vous que c'est chez lui que nous allions, au cours des années 1928-29, pour nous habituer petit à petit à la cuisine abstraite. Je me souviens d'ailleurs que la chose n'allait pas sans mal. L'importance d'une révolution artistique, n'est-ce pas, se mesure à la durée et à la difficulté de l'apprentissage qu'elle exige de ses adeptes. Ce qu'on aime du premier coup a en général tôt fait de se révéler médiocre, et disparaît sans laisser de trace. Alors Coustine refaisait, et avec quel talent mon Dieu quel talent ! il refaisait les recettes de Louis Lècuse, et nous nous efforcions de nous

familiariser avec ces audaces qui, encore une fois, choquaient terrible- ment le goût de l'époque. Il a fallu du temps, mais je peux dire que c'est grâce à Coustine que j 'ai réussi non seulement à défendre, mais encore à aimer la cuisine abstraite. Par la suite, évidemment, Coustine a évolué différemment.

I : Revenons, si vous voulez bien, à l'accueil que le public a réservé à la cuisine abstraite. Les polémiques ont été nombreuses, je crois.

A. G. : Polémiques, le mot est faible ! Dites « batailles rangées », et vous serez plus près de la vérité.

I : Vraiment ?

A. G. : On n'a plus idée aujourd'hui de la violence des réactions suscitées par la cuisine abstraite. Il y a eu des échauffourées dans les rues, il y a même eu des blessés. Ceux qui, comme moi, ont pris publiquement parti pour la cuisine abstraite dès le premier jour ont été traités en véritables pestiférés. Certains journaux refusaient systé- matiquement mes articles. J'ai reçu des menaces de mort. Comprenez- vous, les gens ont été dérangés, je crois, dérangés au sens le plus fort du terme.

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I : Dérangés dans leurs habitudes ?

A. G. : Beaucoup plus grave que cela, je dirais dérangés dans leur être. Vous connaissez ce proverbe allemand n'est-ce pas. Man ist was man isst, on est ce qu'on mange. Eh bien, c'est une profonde vérité. Les gens ont ressenti un trouble au plus intime d'eux-mêmes, une agression contre leur être. Ils ont eu l'impression que, si elle se répandait, la cuisine abstraite les rendrait autres qu'ils n'étaient puisqu'elle les forcerait à manger autrement. Ils n'ont pas supporté cela et ils ont réagi très violemment.

I : Vous aviez conscience de toutes ces implications au moment où vous avez pris le parti de la cuisine abstraite ?

A. G. : Qui n'a jamais voulu refaire le monde ? J'avais vingt ans, ne l'oubliez pas ! Alors oui, j'espérais bouleverser une société qui ne me paraissait pas bonne.

I : Petit à petit, néanmoins, la cuisine abstraite s'est répandue.

A. G. : Oui, grâce à Jacques Degros. Il a eu la présence d'esprit — et le courage — d'ouvrir dès 1931 le premier restaurant où l'on servait exclusivement de la cuisine abstraite. C'était rue Montmartre, je m'en souviens très bien. Combien de fois son restaurant a-t-il été saccagé, je ne saurais pas vous le dire. Des dizaines de fois, certainement. Malgré la protection permanente de la police. Partout dans Paris on voyait des graffiti « Mort à l 'affameur ! » L'affameur, c 'étai t Degros, bien entendu. Ah, l'époque était rude.

I : Et puis, un beau jour, la cuisine abstraite a été soudain accep- tée ?

A. G. : Comme vous y allez ! Oui, il y a eu un tournant, mais il s'est produit au cours de l'année 1934 seulement. Vous voyez que cela n'a pas été sans mal, il a fallu trois longues années de lutte permanente. Mais c'est vrai, à partir de ce moment-là, les choses se sont mises à évoluer très vite. Il y a, dans le beau, je ne sais quelle nécessité, je ne sais quelle force, grâce auxquelles il finit toujours par s'imposer. Remarquez — il ne faut pas avoir peur de le dire — le snobisme s'en

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est mêlé, aller dîner chez Degros est devenu le fin du fin. Pensez donc, on y voyait Cocteau, Picasso, Breton... Degros a pu ouvrir d'autres restaurants, à Lyon, à Bordeaux... Mais très vite, il a eu des concurrents par dizaines. Des imitateurs sans scrupules, je vous prie de croire. La rançon du succès, comprenez-vous. Comme les gens n'y connaissaient rien pour la plupart, ils prenaient n'importe quelle contrefaçon pour de la véritable cuisine abstraite. C'était un peu déprimant, nous qui nous étions battus pour un idéal. Les gens faisaient semblant d'adorer, mais je suis convaincu qu'en fait ils détestaient. On leur servait une saloperie quelconque en la baptisant « cuisine abstraite », et ils n'y voyaient que du feu, ils étaient contents. Ils se croyaient modernes, n'est-ce pas, à la pointe, on les entendait se trémousser, minauder : « La cuisine abstraite, c'est un peu étrange, mais je m'y suis très bien fait. Il faut être de son temps ! » Le grand chic, c'était de déclarer : « La cuisine traditionnelle, c'est bien simple : je ne la supporte pas, elle me rend malade.» Alors là, une fois que vous aviez dit ça, c'est que vous aviez atteint le sommet du raffinement...

I : Et aujourd'hui ? Comment analysez-vous la place tenue désor- mais par la cuisine abstraite ?

A. G. : L'effet de scandale a cessé, naturellement, mais aussi

l'effet de snobisme. La cuisine abstraite est assimilée de nos jours comme un nouveau classicisme. Je suis personnellement de ceux qui ne sont pas un instant choqués de voir certains restaurants proposer des menus où se côtoient des plats de cuisine abstraite et des plats de cuisine classique.

I : Mais est-ce que vous ne pensez pas que ces restaurants attirent les clients en leur servant de la cuisine classique, et font une œuvre en quelque sorte pédagogique en servant également de la cuisine abstraite ? Car enfin, on entend encore assez souvent des gens dire que la cuisine abstraite leur déchire le palais. Le tournedos Rossini, le Châteaubriand à la rigueur, mais Lècuse, non, ce n 'est plus de la cuisine, disent-ils, c 'est de la barbarie. On entend encore dire des choses comme ça.

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A. G. : Ah mais, de nos jours, les gens veulent qu'on leur mâche tout d'avance, vous comprenez. C'est pour cela qu'il ne se passe plus rien. Citez-moi un grand créateur de cuisine aujourd'hui. Il n'y en a plus. Il n'y en a plus. Et c'est très inquiétant pour l'avenir.

I : Alexandre Grimod, je vous remercie.

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Trois projets de réformes pour l'enseignement :

1

Harmonisation des

programmes

Monsieur le Ministre de l'Education nationale tint à participer en personne à la séance de travail.

— C'est un fait : depuis que tous les enfants de notre pays bénéficient de la scolarisation obligatoire dès la naissance, le plus injuste des déterminismes se trouve battu en brèche — celui qui fait dépendre l'avenir d'un enfant du niveau socio-culturel de son milieu familial. Vous comprendrez, j 'en suis persuadé, que la multiplicité des tâches auxquelles j 'ai à faire face ne me permette pas, hélas !, de rester plus longtemps ici. C'est à mon excellent collaborateur, Monsieur Lebras, qu'il revient de tirer avec vous les leçons de ces sept premières années de scolarisation à la naissance, afin de dégager à grands traits les nouveaux programmes des classes prématernelles. Mesdames et Messieurs, veuillez m'excuser, Monsieur Lebras, je vous en prie, c'est à vous.

— Si vous le permettez, mes chers collègues, je vous rappellerai tout d'abord les principales conclusions du groupe de travail pré- paratoire. La classe de Areu-Areu 1ère année est déterminante pour l'avenir de l'enfant puisqu'il y passe la première année de sa vie. Le groupe de travail a estimé qu'avant l'admission en Areu-Areu 2ème année, les mécanismes essentiels du sourire, de la tétée et du gazouillis

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devaient être acquis. Mais je crois que Monsieur l'Inspecteur Ledur souhaite intervenir sur ce sujet.

— En effet, Monsieur le Président, et je vous remercie de me donner l'occasion d'exprimer publiquement ma profonde inquiétude devant la lente mais constante baisse de niveau des enfants, et devant le laxisme dont font preuve trop d'enseignants qu'on aurait pourtant crus mieux conscients des responsabilités qui sont les leurs. J 'ai eu à connaître des exemples d'enfants admis en Areu-Areu 2ème année alors qu'ils étaient infoutus — passez-moi l'expression — de sucer leur pouce. Et ces cas sont loin d'être isolés, hélas. Or, les bases à acquérir en Areu-Areu 1ère année sont essentielles à l'avenir de l'enfant, capi- tales, et c'est lui rendre le plus mauvais des services que de le laisser passer en 2ème année tant qu'elles ne sont pas solidement acquises. Je tiens à dire, et à le dire avec solennité, que nous allons former une génération d'ignares si nous ne redressons pas la barre au plus vite. Je vous remercie, Monsieur le Président, de m'avoir permis de faire cette déclaration qui, je l'avoue, me tenait à cœur.

— C'est nous, Monsieur l'Inspecteur, qui vous remercions de votre utile mise au point. Je ferai écho à votre intervention en rappelant le taux affligeant — 38 % — de redoublement des élèves de Pipi-Caca 1ère année. Ce taux véritablement consternant est dû en grande partie aux échecs d'enfants qui avaient franchi le cap des Areu-Areu 1ère et 2ème année malgré un niveau insuffisant : ces enfants se trouvent terriblement handicapés, à 4 ans, en classe de Pipi-Caca 1ère année. Nombre d'entre eux finissent par être orientés vers les classes de Caca- Boudin qu'il nous a malheureusement fallu créer. A ce sujet, et sans vouloir tomber dans une excessive spécialisation des débats, il me paraît important de recueillir l'avis de Madame le Professeur Ledrap, éminente spécialiste de micro-sexologie.

— Je vous remercie, Monsieur le Président. Le sous-groupe de travail que j 'ai eu l'honneur de présider a été confronté à une double difficulté. D'une part, l'école a pour mission de donner à chaque enfant la possibilité de développer au mieux ses capacités, tout en progressant

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à son rythme propre. Il n'est néanmoins pas question qu'un enfant, à 5 ans, puisse entrer en classe de Papa-Maman 1ère année — où, ne l'oublions pas, il apprendra à prononcer ses premiers mots — sans avoir joué à touche-pipi, stade capital de son développement cognitif. Or, il est désormais prouvé scientifiquement que la fille connaît bien sa zézette, en moyenne, quatre mois et trois semaines plus tôt que le garçon ne connaît son zizi. Comment alors harmoniser les programmes tout en conciliant les exigences des zizis et celles des zézettes ?

— Je vous prie de m'excuser, Madame, de vous couper, Monsieur l'Inspecteur Legras insiste depuis plusieurs minutes pour prendre la parole. Alors si vous m'autorisez à interrompre votre intéressant exposé...

— Je vous en prie, je vous en prie.

— Je vous remercie , Madame, de votre cour to is ie et je m'efforcerai d'être bref. Je remercie également Monsieur le Président de séance. Je parlerai avec d'autant plus de liberté que, vous le savez, j ' a i toujours soutenu avec loyauté le gouvernement et sa réforme scolaire. Je me réjouis sincèrement de la possibilité pour chaque enfant de profiter d'un développement psychomoteur et affectif indépendant du niveau culturel ou de la fortune de sa famille. Je suis cependant, comme on dit, de la vieille école, et je ne puis m'empêcher de remar- quer que, dans le temps, les enfants étaient élevés à la va-comme-je-te- pousse et que, ma foi, ils n'avaient pas besoin d'atteindre l'âge de 5 ans pour prononcer leurs premiers mots, ni de l'enseignement d'un maître pour se toucher le zizi ou la zézette...

— C'est inadmissible ! Je vous interromps, Monsieur l'Inspecteur, excusez-moi ! Au nom de mes camarades — enseignants, élèves, parents — j'élève la protestation la plus vigoureuse contre le scanda- leux manque de moyens financiers et en personnel auquel nous con- traint la politique néfaste menée par l'actuel gouvernement, Monsieur l'Inspecteur a beau jeu de prôner le retour aux jours anciens...

— Je n'ai rien fait de tel !

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L'optimisme de Basile était hélas totalement hors de propos : André eut à peine besoin de feuilleter le livre pour se rendre compte que, de page en page, il tombait tantôt sur ce qu'il avait écrit ( « Ce n'est pas souvent que je me fais rire moi-même... je reste, aujourd'hui et pour toujours, l'homme au rire ennuyeux... la prison de la ressem-blance... »), tantôt sur ce qu'il aurait nécessairement été amené à écrire à l'issue de son actuel travail de polissage. Et, dans un cas comme dans l'autre, il n'éprouvait que gêne, dégoût, répulsion devant sa propre production, réalisée ou potentielle. « Beurk, c'est ça que j 'ai écrit ? Vraiment ? Bouh, c'est ça que j'aurais fini par écrire ? Forcément ? »

André fut tenté un instant de dissimuler à ses amis sa situation délicate : Georges et Hélène étaient seuls à connaître son manuscrit donc à pouvoir en constater la fâcheuse proximité avec l 'ouvrage dégoté par Basile ; rien n 'empêchait qu'i ls restent seuls dans la confidence. Mais un tel procédé parut mesquin à André, et il y renonça. Pour donner le change néanmoins, il choisit d'élever le débat. Après tout, ce n'étaient que quelques semaines de travail perdues, n'est-ce pas. De plus, il tenait entre les mains la preuve tangible que son manuscrit était digne de trouver éditeur, ce qui pour un début n'était pas si mal, reconnaissez-le. Puis, affinant l'analyse : « Qu'est-ce qu'un livre, chers amis ? Peu de choses en somme, la conjonction de deux êtres vivants, un arbre et un auteur, dont on fait un objet, c'est-à-dire un être mort. Qu'ai-je à regretter ? Le temps passé à travailler ? Publier mon livre ne me l'aurait pas rendu ! Non, voyez-vous, cette étrange coïncidence est f inalement utile. Elle éclaire au plus intime les processus de la création littéraire. Certes, et je ne chercherai pas à le cacher, je souffre de voir que l'André Japri du début de ce siècle est arrivé avant moi là où je serais arrivé lorsque j 'aurais eu fini mon travail. Voilà gâché mon plaisir de progresser. Ma perfection ultime m'étant dévoilée brusquement, adieu la volupté du cheminement ardu mais enivrant. Cependant, l'extraordinaire coïncidence entre ce que mon prédécesseur a fait et ce que j'étais sur le point de faire ne peut rester inexpliquée. Elle nous contraint à réfléchir ! Et que montre-t-elle, cette coïncidence ? Elle montre que la création littéraire est de l'ordre d'une nécessité absolue, supérieure, inéluctable ! Contrairement à la

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légende, les écrivains ne sont pas des capricieux, mais des hommes soumis aux dures lois de la découverte. Voilà une leçon précieuse à recueillir, en notre époque où seuls les scientifiques passent pour sérieux ! »

Ce discours n'ennuya pas, car on ne l'écouta pas. Le stylo à trai- tement de texte nouvellement offert à André retenait en effet l'attention

générale : même en écrivant comme un cochon, l'écran auquel était relié le stylo affichait un texte parfaitement tapé ; quand on faisait des ratures, les mots rayés par le stylo disparaissaient de l 'écran et le paragraphe se rééquilibrait aussitôt... Bien entendu, André se hâta de venir disputer la vedette à son stylo. « Le génie, affirma-t-il, c'est de savoir quoi rayer. J'avoue craindre parfois qu'une telle aptitude me manque : qui sait combien de chefs-d'œuvre j'ai mis à la poubelle... Quoi qu'il en soit, il sera d'un intérêt essentiel d'étudier l'influence des moyens matériels sur la production intellectuelle. C'est pourquoi, j 'ai décidé de faire l'expérience suivante : retravailler mon Homme au rire d 'ennui en utilisant ce merveil leux stylo à trai tement de texte. Aboutirai-je au même résultat ? Aboutirai-je à un autre résultat ? Quels rapports mon ouvrage entretiendra-t-il avec celui de mon homonyme ? Ce sont là de grandes et profondes questions, qui saisissent au cœur le mystère de la création littéraire, et plus généralement de la création artistique sinon même de toute création ! » Et André fit une grosse bise sonore à Hélène pour la remercier de son magnifique cadeau.

Basile jugea l'heure venue d'une petite revanche sur André : « Tu te moques toujours de moi parce que je me cache dans les biblio- thèques. Tu prétends que je fais ça pour éviter de voir ce qui se passe dans le monde. Eh bien toi, voilà qu'à force de t'acharner sur ton vieux stylo, tu n'as même pas été foutu de voir ce qu'il y avait dans les bibliothèques, et que ton bouquin y était déjà ! » André répliqua en menaçant Basile de faire un nouveau portrait de lui — « avec mon stylo à traitement de texte cette fois, ce qui ne manquera pas de rendre le portrait encore plus cruel ».

Puis la conversation se généralisa. Les phénomènes de crypto- mnésie (ou mémoire inconsciente) furent évoqués, les probabilités