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Un homme qui s’efface 3

Il s’absente, liquide les apparences, ne veut pas être là, s’arrange pour qu’on ne le voie pas sur la scène publique. Faisant tout pour que son image se dis-sipe, il ne veut se fixer ni fonction ni lieu…

Un tel refus 1 n’est en rien une stratégie qui s’inver-serait selon les opportunités ou les plaisirs du mo-ment. C’est un acte radical, une façon de disparaître – ou mieux : de ne pas apparaître – qui prend une tournure particulièrement aiguë quand il s’agit de la photographie. Considérant que ce petit saisissement ne fait rien d’autre que figer le geste et suspendre le temps, il ne voit là qu’une image anecdotique et un moment révolu dont se conserve l’empreinte. Il considère l’arrêt sur image comme un arrêt de mort… Il affirme qu’il ne veut pas être « un papillon épinglé » et prévient toute tentative d’exposition : « De grâce, ne mettez pas mon portrait au mur 2. »

En ne laissant aucune image de son visage (comme Maurice Blanchot ou Robert Pinget), en ne confiant aucun écho de sa voix (comme Julien Gracq ou Samuel Beckett), il efface la trace, lui qui se soucie sans cesse du tracé, il écarte l’image stable, lui qui n’est que mouvement et passage…

1. Il y en eut d’autres, en grand

nombre, rassemblés dans Henri

Michaux, Donc c’est non. Lettres réunies

et commentées par Jean-Luc Outers,

Paris, Gallimard, 2016. Certains sont

repris dans l’exposition.

2. Lettre à Adrienne Monnier,

13 juillet 1947, in Correspondance

Adrienne Monnier et Henri Michaux,

Paris, La Hune, 1995, p. 20.

Qui je fus, Paris, NRF, 1927.Portrait gravé par Georges Aubert barré sur un exemplaire du livre.

Photographie : Claude Cahun, 1924.

Un homme qui s’efface

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Il invite chacun à glisser de la biographie où l’anec-dote se resserre à la fiction où l’intime se déploie, à comprendre qu’en se mettant à distance il garde son secret et n’est lui-même que dans ses textes et ses tableaux : ils constituent un autoportrait que se re-fuse d’être l’énumération lacunaire des « Quelques renseignements sur cinquante-neuf années d’exis-tence ».

Il invite chacun, en lisant, en regardant, à perce-voir l’intensité d’une autre présence. Celle-là même qu’évoque son ami Emiel Cioran : « Son intensité n’est pas de celles, accidentelles, fluctuantes, qui se manifestent par à-coups : constante, sans failles, elle réside en elle-même, et s’appuie sur elle-même 1. »

C’est dans le surgissement des visages, décompo-sés, recomposés, sans cesse transformés, décrits et peints, qu’une telle intensité apparaît la plus évi-dente à travers l’œuvre de Michaux.

Francis Bacon à qui le lie une commune hantise du visage défiguré, une même fascination pour les silhouettes hybrides : « Cette peinture s’efforce d’atteindre, par des voies détournées, à une nouvelle définition de la figure humaine, au moyen de signes radicalement étrangers aux signes illustratifs – mais qui n’en ramènent pas moins à la figure humaine – la figure d’un homme qui, en général, a l’air d’avan-cer péniblement à travers des gouffres… 2. »

1. Emiel Cioran, La Passion

de l’exhaustif, in Œuvres, Paris,

Gallimard, « Quarto », 1995,

p. 1600.

2. Entretiens de Francis Bacon avec

David Sylvester, BBC, 1962, repris

dans Derrière le miroir, Paris,

Galerie Maeght, n° 162, 1966.

Arbres des Tropiques, Paris, Gallimard, 1942.De la nature photographiée en Amérique latine à sa transposition.

Eau-forte1963 | 19 x 14 cm

Photographie : Brassaï, 1945. De l’instantané du Mont Joly à l’œuvre gravée.

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Du propre et du figuré

S’il crée des images pour se trouver, pour devenir sujet en explorant l’espace intérieur, il trouve aussi les mots pour se dire à travers les figures qui appa-raissent dans sa peinture.

Il n’évoque pas ses tout premiers gestes de peintre, contemporains de ses premiers textes et disparus pour la plupart, sauf deux petits visages sortis de la nuit bleutée et déposés sur le papier.

Face à FaceDes mots pour se dire, des images pour se trouver

Gouache sur papierca. 1925 | 10 x 10 cmCollection particulière

Gouache sur papierca. 1925 | 18 x 15 cmCollection particulière Face à face 7

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Face à face 9

Ce sont trois hommes sans doute ; le corps de chacun, le corps entier est embarrassé de visages ; ces visages s’épaulent et des épaules maladives tendent à la vie cérébrale et sensible. (La nuit remue, p. 40.)

Tête hagarde régnant difficile-ment sur deux ou trois lanières (sont-ce des lanières, des bouts d’intestin, des nerfs dans leur gaine ?) (La nuit remue, p. 41.)

Mais, dans ses Dessins commentés, repris dans La nuit remue, la description de l’auteur suit l’attitude des êtres dont il a tracé les silhouettes.

La nuit remue, Paris, Gallimard, 1935.

Trois personnages qui tremblent de perdre leur être ; sur la surface de la peau les yeux braqués brûlent du désir de connaître ; l’anxiété les dévore de perdre le spectacle pour lequel ils vinrent au-dehors, à la vie, à la vie. (La nuit remue, p. 41.)

Huile sur toileca. 1982 | 40,8 x 27 cmCollection particulière

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