Idéologie Et Ecole Du Socle
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Idéologie et Ecole du soclePar Nicolas BOUCHARD
Il ne s’agit pas ici de dénoncer, à travers l’introduction du socle commun de
compétences, l’irruption, dans l’école de la République, d’une idéologie néolibérale qui rompt
avec une tradition émancipatrice du système scolaire. Car ce discours, auquel se limite trop
souvent la critique du socle commun de compétences repose en grande partie sur une vision
idéalisée et fantasmée de l’école.
L’Ecole comme Appareil Idéologique
Que ce fantasme d’une école à l’abri des tourments du siècle et organisée pour répondre
aux diverses évolutions sociales réactionnaires soit chevillé au corps et à la pratique
quotidienne de nombre d’enseignants, ne doit pas masquer un point fondamental à propos du
système scolaire : celui-ci a toujours participé du système idéologique et ce, quelque soit la
société dans laquelle il s’inscrivait. Ainsi l’école fait partie de cet habillage qui entoure – au
point de ne pouvoir en être abstrait – l’infrastructure économico-sociale. La superstructure
idéologique est fondamentale pour la vie d’une société, puisque c’est par elle que les
différents individus prennent conscience de la société, des relations sociales et des
potentialités qui leur sont offertes. Ainsi, l’idéologie joue le rôle de formation des consciences
pour adapter au maximum les individus à une organisation sociale donnée1. Or, dans cette
fonction des formations des consciences, l’école joue un rôle prépondérant : par définition,
elle a affaire à des individus en formation, particulièrement plastiques et donc perméables au
plus haut point au contenu idéologique.
Le système scolaire est donc un Appareil Idéologique d’Etat (AIE), destiné à compléter
l’Appareil Répressif d’Etat2 : puisque l’Etat ne peut garder en permanence le glaive levé, il lui
1 cf. K. Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, Préface2 L. Althusser, Idéologie et Appareils idéologiques d’Etat, disponible sur http://classiques.uqac.ca/classiques/
faut être aidé par une instance (parmi d’autres) destinée à emporter l’adhésion de la
population.
Pour prendre l’exemple le plus frappant, les Lois scolaires de 1881 par Jules Ferry, ne
résultent pas d’une brusque conversion à la philanthropie de celui qui dix ans plus tôt,
affamait sans scrupule le peuple parisien (la politique coloniale de Ferry dans les années 1880
le prouve). Cet ensemble de lois obéissent à un double objectif idéologique : faire accepter
durablement le nouveau régime par la population et surtout répondre à une demande
croissante de l’industrie en pleine mutation qui réclame des ouvriers plus qualifiés et une
force de travail un minimum instruite.
Par conséquent, n’en déplaise à l’enseignant, tout contenu enseigné est toujours-déjà
idéologique, et censé répondre à un besoin social infrastructurel identifié.
La compétence, notion centrale de l’idéologie néolibérale
Faire la critique du socle commun de compétences et notamment de l’introduction
féroce et forcenée de la notion de « compétence » dans le système scolaire en dénonçant une
adaptation à un nouveau mode de production néolibéral et mondialisé est dans ce cadre, certes
juste, mais insuffisant.
Juste, car il est vrai que la glorification de la « compétence, qui intervient
nécessairement de fait lorsque l’acquisition de celle-ci devient l’alpha et l’oméga de tout
enseignement, est le symptôme d’une époque. Dans un texte de 1996, Pierre Bourdieu
définissait la compétence comme le « cœur de cette sociodicée [actuelle], acceptée
évidemment – c’est leur intérêt – par les dominants mais aussi par les autres. »3 La
compétence mise sur un piédestal dès l’Ecole et le Collège, avec la volonté non dissimulée de
l’introduire dans les lycées (remarquons que cette introduction est fort avancée dans les
Lycées Professionnels et les filières technologiques) permet de justifier et de préparer le
modèle social qui vient, fondé sur le recul, infini et indéfini, des acquis sociaux de l’Etat
Providence, issus du programme du Conseil National de la Résistance.
Identifier le titre scolaire à la compétence et non au savoir et rabattre le savoir au rang
de simple vecteur pour l’acquisition des compétences, c’est préparer au gouvernement des
compétents. C’est donc préparer le bon peuple à accepter pêle-mêle : les « ajustements
structurels » ; la professionnalisation de la politique (il faut laisser le gouvernement à ceux qui
en ont les compétences) ; le fait que la politique se résume à une simple gestion (peu
importent partis et programmes, l’important est d’être un gestionnaire compétent) ; le fait que
3 P. Bourdieu, in Contre-feux, « Le mythe « de la mondialisation » et l’Etat social européen » (pp. 34-50), p. 49.
l’on revienne sur les décisions démocratiques quand celles-ci ne coïncident pas avec les vues
des compétents (Référendum de 2005) ; l’omniprésence, omniscience et omnipotence de
l’économie (qui se présente sous les aspects d’une scientificité implacable).
Cette critique est juste et nécessaire. Mais elle laisse intacte un élément central de la
Révolution Conservatrice que constitue le changement de paradigme entre savoir et
compétence.
Idéologie traditionnelle et Idéologie spectaculaire
Car, si tout contenu enseigné est idéologique, toutes les productions idéologiques ne
remplissent pas leur fonction de la même manière. L’idéologie « traditionnelle » peut être
subvertie. L’enseignant d’avant la compétence a rarement conscience de se faire le vecteur
d’une transmission idéologique et de renforcer l’ordre établi. Et même si sa fonction est avant
tout d’enseigner sa discipline et de transmettre un savoir précis, il sait plus ou moins
précisément que cela participe – accidentellement ou essentiellement – de l’émancipation de
l’élève et de sa construction en tant qu’adulte, citoyen libre et responsable.
Or, si tel est le cas, c’est parce que le savoir, une fois qu’il est assimilé peut être
retourné contre l’ordre établi, il peut être utilisé dans un autre but que la fonction voulue par
l’organisation sociale. Pour filer notre exemple, l’ouvrier de la fin du XIXème siècle qui a
appris à lire peut certes utiliser une machine plus complexe, mais il peut utiliser ce savoir-lire
et la culture minimale qui lui a été fournie comme base pour son émancipation et
l’organisation de ses combats.
De même, la production idéologique religieuse, visant initialement à protéger
durablement l’ordre établi, peut servir de terreau à de nombreuse révoltes ou révolutions
sociales progressistes, au nom de certains principes religieux.
Ce retournement de l’idéologie traditionnelle contre elle-même, la possibilité de
s’insérer par ce biais dans une lutte idéologique est liée au fait que ce premier type
d’idéologie possède un contenu qui supporte cette idéologie (dans l’idéologie scolaire, ce
contenu peut être une leçon par exemple).
Or, avec l’introduction de la compétence et le changement de paradigme dans
l’éducation, c’est le contenu qu’on abandonne. Un coup d’œil jeté aux items du livret
personnel de compétences montre clairement que toute cette méthode d’évaluation apparaît
formelle. A aucun moment, ni dans l’intitulé des items (qui mériterait à lui seul une analyse
sémiologique approfondie), ni dans leur explication, ni dans les indications pour l’évaluation,
il n’est fait mention, sous quelque forme que ce soit, même la plus minimale ou la plus diluée
d’un quelconque contenu disciplinaire. La transmission de la connaissance semble rejetée
hors du champ de l’école du socle et tout est fait pour donner l’illusion d’une forme sans
contenu.
Pourtant, cette séparation est illusoire. En fait, cette idéologie de la compétence est faite
pour s’adapter à toutes les transformations, à toutes les mutations sociales. Dire qu’il n’y a pas
de contenu défini dans les compétences ne revient pas à l’exclusion de tout contenu. C’est en
fait l’exclusion de tout contenu disciplinaire tel que nous le connaissons. Les multiples items
du livret préparent alors l’individu à un savoir-être et non plus un savoir-faire. Et, ce savoir-
être consiste à être malléable à merci, adaptable à l’envi puisque cette compétence abstraite de
tout savoir peut se modifier à l’infini, s’adapter à un nombre indéfini de modèle et, la
validation par n’importe quelle discipline – qui n’a, dès lors de discipline que le nom – en est
la préfiguration.
Il s’ensuit que l’idéologie véhiculée par la compétence est une idéologie d’un nouveau
type. Elle reste essentiellement idéologie, au service d’une organisation sociale. Mais, elle
atteint le stade suprême de l’idéologie, car elle ne peut pas être subvertie. En effet, étant
dénuée de tout contenu propre et assignable, cette forme idéologique ne peut être utilisée par
l’individu contre l’ordre établi, car rien, dans la production idéologique ne peut être employé
à une autre destination que celle initialement prévue à l’origine, puisque cette destination
originelle reste floue. La compétence, puisqu’elle se présente séparée de tout savoir est
comme Protée. Elle change de forme pour s’adapter à telle ou telle régression sociale.
Ce qui rendait l’idéologie traditionnelle vulnérable, c’est que du fait de son contenu
précis, sa forme n’épousait pas parfaitement les contours de l’infrastructure économico-
sociale : par endroits, le vêtement était trop ample, par d’autres, il était trop étroit.
Par conséquent, même si le prisme idéologique déformait la perception des rapports
sociaux, il permettait de prendre conscience des contradictions et des défaillances de
l’organisation sociale.
Avec la compétence, rien de tel : le vêtement s’ajuste en permanence et parfaitement à
l’infrastructure. Avec ce nouveau type idéologique, aucune subversion n’est possible et donc
aucune émancipation à travers ses cadres n’est envisageable. Toute tentative d’utiliser la
compétence contre la formation sociale dont elle émane est vouée à l’échec, puisqu’elle
n’offre aucune prise pour cela. Une telle tentative serait aussitôt récupérée et intégrée à
l’organisation sociale existante. Ainsi, la compétence est l’idéologie qui convient à la société
spectaculaire qui est la nôtre, société qui retourne toute tentative de subversion à son profit.
Dans cette société, selon le mot de Debord, « le vrai devient un moment du faux », et toute
tentative de révolte est toujours déjà vouée à l’échec puisque récupérée par le système du
spectacle. Ce nouveau type d’idéologie pourrait donc être nommé « idéologie spectaculaire »4,
tout en étant également spéculaire, tant il semble impossible d’en sortir.
Ainsi, la compétence est l’idéologie parfaite, recouvrant parfaitement l’infrastructure
sociale et empêchant d’en percevoir les aspects révoltant. Elle assure pleinement son rôle de
conservation de l’ordre social actuel, marqué par les reculs sociaux et permet au mode de
production capitaliste de fonctionner en éliminant tout raté : elle s’adapte sans problème « au
bouleversement continuel de la production »5 et de tout le système social, ébranlement qui est
le mode de production capitaliste lui-même.
Par conséquent, ce qui est en jeu à travers l’introduction à marche forcée de la
compétence dans le système scolaire, ce n’est pas seulement l’irruption de l’idéologie
néolibérale dans l’école, mais, la transformation de l’enseignement en idéologie spectaculaire
qui empêche et empêchera durablement, voire définitivement l’émancipation des individus et
la formation du citoyen libre et responsable au profit du formatage d’une main d’œuvre
docile, flexible et inconsciente d’elle-même.
Perspectives de luttes
Néanmoins, toute possibilité de résistance n’est pas encore oblitérée. D’abord parce que
le triomphe idéologique de la compétence n’est pas encore pleinement effectif : l’évaluation
par compétence n’est pas encore la norme – malgré la volonté farouche des différents
gouvernements – et, là où le socle commun de compétences a été imposé au corps
enseignant, il n’est pas considéré comme un progrès. La lutte n’est ni terminée, ni perdue
d’avance : il s’agit donc de lutter de toutes nos forces contre l’extension du socle commun et
pour son retrait.
Cette lutte demeurera possible quelques temps encore, mais, il y a urgence. En effet, les
formations idéologiques perdurent après la disparition des conditions sociales qui les ont vues
naître. Elles peuvent alors constituer une arme contre les régressions sociales : jusqu’ici, les
enseignants ont été formés avec l’idée que la pierre angulaire de leur métier était le savoir.
Quand bien même on leur imposerait, à force de contre-réformes enchaînées, une notation
uniquement par compétences et une diminution toujours plus forte de la part des savoirs dans
leur pratique (par de nouveaux programmes par exemple), ils continueront à transmettre cette
importance du savoir. De manière consciente, ce qui constituerait un acte de résistance ou
inconsciente, du fait de leur formation. La bataille idéologique n’est donc pas encore perdue.
4 G. Debord, La société du spectacle5 K. Marx, Manifeste du parti communiste
Par ailleurs, l’adaptation aux dernières mutations néo-libérales n’est pas le résultat
d’une révolution sociale. Elle est la conséquence de l’évolution normale (quoique
pathologique) du capitalisme. C’est-à-dire que si la structure sociale a certes changée, elle n’a
pas été bouleversée de fond en comble, ces changements n’ont pas affecté son fonctionnement
profond : la base sociale reste la même, les classes dirigeantes et les classes assujetties restent
identiques et n’ont pas été affectées. Par conséquent, si les régressions sociales subies
entraînent des mutations idéologiques certaines, la nouvelle idéologie spectaculaire ne peut
disqualifier totalement l’idéologie traditionnelle sans se disqualifier elle-même, puisque elles
sont produites essentiellement par le même fonctionnement social. Ainsi, on n’assistera pas à
une guerre totale de l’idéologie spectaculaire contre l’idéologie traditionnelle : jamais il ne
sera dit clairement et ouvertement que le savoir est une quantité négligeable et que seule la
compétence compte. Les attaques contre le savoir vont se faire, de toute nécessité,
sournoisement.
C’est ce qui est en jeu quand on le subordonne aux compétences. Le savoir devient
« véhicule » de la compétence. Il n’est pas totalement mis hors jeu. Mais, il est disqualifié. Et
cette disqualification s’accentue au fil des réformes où prime le non-disciplinaire. Bien
entendu, l’attaque n’est pas frontale : personne, sauf parodiquement, ne va crier : « le savoir
ça fait mal à la tête ». Mais, c’est l’idée qui s’instille dans les têtes en supprimant la
transmission de savoirs des objectifs de l’Ecole. Dès lors, le savoir va de moins en moins être
mis en avant et va devenir de fait un facteur négligeable, sans pour autant disparaître
totalement, puisque la disqualification du savoir par les instances dirigeantes et hiérarchiques
se fait au nom d’un prétendu savoir.
Or sa survivance offre une réelle possibilité de lutte, puisque elle implique que la
transformation effective des esprits prendra plus de temps. Dans cette bataille idéologique, la
lutte doit prioritairement porter sur les impositions les plus mal acceptées par le corps
enseignant, qui sont aussi les plus récentes, à savoir le socle commun de compétences. Mais,
devant l’urgence de la situation, une telle position défensive ne saurait suffire. Il faut aussi
revenir sur les changements plus anciens qui préparaient les esprits à la Grande Conversion
Idéologique. Ainsi, certaines grilles d’évaluation, certains changements de programme,
adoptés il y a quelques temps préparaient le terrain à l’évaluation par compétences, sans
l’affirmer au grand jour : il s’agit d’analyser ce qui dans ces changements participait de
l’introduction cachée de la compétence et de revenir de dessus.
Réappropriation et Indépendance de nos pratiques, clefs de voûte d’une
lutte victorieuse
Mais un problème demeure : ces seules mesures, aussi concrètes soient-elles ne
pourront trouver un vaste écho parmi les collègues. Le syndicaliste est vu, quasiment tout le
temps comme un réfractaire au progrès et un opposant systématique au changement. Et ce,
même lorsque ces oppositions sont légitimes et que le syndicat a identifié que la casse sociale
se cachait sous le masque du progrès.
Une des victoires idéologiques des décideurs est d’avoir imposé cette image du
syndicalisme. Nos moyens de communications et d’actions traditionnels ne peuvent suffire
face à cette puissance idéologique dominante en situation de quasi hégémonie6.
Sauf que cette victoire n’est pas définitive. Cette image du syndicaliste a été imposée
dans le même temps que les notions de progrès et d’autonomie (parmi d’autres) se hissaient
en haut de l’axiologie sociale. Or ces valeurs ne sont pas spectaculaires, elles ne sont pas, en
droit au moins, purement formelles. Il est donc possible de les investir et de les retourner
contre leurs promoteurs.
Il s’agit de prendre ces valeurs au mot et d’entamer une réflexion sur l’ensemble des
méthodes pédagogiques. Mais, cette réflexion se doit d’être autonome, elle doit venir d’en
bas, et ne doit pas se laisser piloter par un quelconque organisme. C’est au corps enseignant
de s’approprier le débat qu’il subit actuellement, sans que l’agenda ou l’orientation ne soit
dicté hiérarchiquement ou abstraitement par de pseudo-spécialistes. Et la première étape de
cette réappropriation passe par la défense de l’indépendance de l’enseignant face à toute
hiérarchie et tout pouvoir, politique ou autre.
Ainsi, cette lutte est consubstantielle d’une lutte pour la défense de la liberté
pédagogique, menacée par les récentes réformes et s’inscrit plus généralement dans une
réappropriation de notre charge : la légitimation de nos statuts, de nos méthodes et de nos
conditions de travail. Tout cela passe par l’affirmation de ce que nous sommes : il s’agit donc,
contre le discours dominant de ne pas avoir honte d’être enseignant. C’est là le préalable à
toute lutte victorieuse.
Nicolas BOUCHARD.
6 Cf. A. Gramsci, Guerre de mouvement, Guerre de position