IACONO, Alfonso - Le fétichisme

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PHILOSOPHIES

LE FÉTICHISMEHISTOIRE

D'UN CONCEPT

PAR ALFONSO M. IACONO

PRESSES UNIVERSITAIRES DE FRANCE

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PHILOSOPHIES

Collection dirigée par

Françoise Balibar, Jean-Pierre LefebvrePierre Macherey et Yves Vargas

ISB N 2 13 044590 x

ISSN 0766-1398

Dépôt légal — 1r e édition : 1992, juin

© Presses Universitaires de France, 1992

108, boulevard Saint-Germain, 75006 Paris

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Sommaire

5 Du « fétiche » au « fétichisme »

L'origine du mot « fétiche » et l' invention du concept de

« fétichism e », 5

Van D ale, F onten elle , Bekke r : conform ité des croyances rel igieuseset uniform ité de la na ture hum aine, 7

Bosman, Des Marchais : les négriers et la description des

« fétiches », 10

La fitau : les « sorts » des « sau vag es » am éricains et les « fét iches »de s « nèg res » africain s, 14

Le « sau vage » devien t « prim itif », 16La fi tau : la c om pa raison, 19

F ontene lle : un e autre com pa raison, 25H um e, l' his toire con jectu rale et l'o rigine d e la religion, 31

39 Le fétichisme : l'invention de Charles de Brosses

D éterm ina t ion d u con cept , 39U ne théor ie d e la pen sée p r im itive, 46Le fét ich ism e da ns les tem ps les plus reculés , 51Le fét ich ism e avant le polythéism e, 54O bse rvateu r , observation, fai ts obs ervés, 61

65 Le fétichisme après Charles de Brosses

77 La théorie du fétichisme des marchandises chez Karl Marx

Le p rob lèm e théor iqu e d u fé t ich i sme des m archandi ses, 77Le dép lacem ent d e l'ob servateur da ns la c r it iqu e pol it iqu e du jeun e

Marx, 79La th éorie du fé t ichism e de la m archan dise , 82

D eux m odèles h is toriqu es e t deux m odèles im aginai res , 91La re la t ion en tre l'ob servateu r e t l 'obse rvat ion , 99

101 La fin du fétichisme en tant que concept ethnologique et sa

transformation

Marx et Freud, 101Le c on texte et l 'ob servateu r, 112U n « im m ense m alen tend u » , 116P our un e h is to i re d u con cept d e fé t ich ism e, 120

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D u « f é t i c h e » a u « f é t i c h i s m e »*

L'origine du mot « fétiche » et l'inventiondu concept de « fétichisme »

L e mot « fétiche » vient du portugais feitiço, lequelvient à son tour du latin facticius, qui signifie « artifi-

ciel » et s'applique à ce qui est le produit conjoint del'habileté humaine et de la nature. Dans sa compo-sante non naturelle, il signifie soit fabriqué, soit faux,postiche, ou encore imité, et cette ambivalence du fauxet du fabriqué dans le mot feitiço, pris comm e subs-tantif, a débouché sur la notion de « sortilège »'.

L'origine du terme est donc européenne. « Fé-

tiche » est le nom donné par les Blancs aux objets deculte et aux pratiques religieuses des peuples et descivilisations de Guinée et d'Afrique occidentale,aux xve et xvre siècles.

Il en va autrement de la notion de « fétichisme ». C econcept d'une théorie générale de la religion des peu -ples « sauvages » et « primitifs » n'apparaît

qu'en 1760, dans l'essai anonyme publié par le prési-dent Ch arles de Brosses, Du culte des dieux fétiches 2 .

• J' a i déjà donn é un e prem ière form ulat ion d e ces idées sur l'h is to i redu concept de fé t ich i sm e da ns m on p récéden t l ivre , Teorie del feticismo,Milano, Giuffrè, 1985.

1. Cf. D . Vieira, Grande Diccionario Portuguez ou Thesouro da LinguaPortugueza, H I, P orto, 1873, p. 623. Le m ot feitico est d an s .1. Barros, Déca-da I, 1552 (livr. 3, ch ap . 10 ; livr. 8, ch ap . 4 ; livr. 10, ch ap . 1). Sur l'o rig ine et

la d iffusion du m ot, cf. W. Pietz, The prob lem of the fetish, II (« T he origin ofthe fet ish ») , Res, n. 13, printemps 1987, p. 23-45 ; cf. aussi les parties 1et I I Ia , Res, n . 9, prin tem p s 1985, p . 5-17 et n . 16, au tom n e 1988, p. 105-123.

2. Ch. de B rosses, Du culte des dieux fétiches ou Parallèle de l'ancienne re-ligion de l'Egypte avec la religion actuelle de la Nigritie, sans nom d ' au t eu r

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6 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

Dans la période qui sépare la naissance du mot

« fétiche » et l'apparition du terme « fétichisme »,on peut observer et appréhender le processus dediffusion et de généralisation de cette notion initia-lement élaborée dans le strict contexte guinéen, quifinit par s'appliquer à la totalité des peuples et civi-lisations « sauvages » et « primitifs ». La progres-sion de la colonisation blanche poussait à homogé-

néiser au niveau théorique et idéologique lareprésentation des peuples et des civilisations assi-gnés au premier stade de l'échelle de l'évolutionsociale et humaine. La notion de fétiche et leconcept de fétichisme, pouvaient évidemment satis-faire cette idéologie coloniale dans le domaine dela religion. Les objets de culte désignés par les Eu-

ropéens sous l'appellation de « fétiches » corres-pondaient à ce qui, conformément aux préjugésculturels des Blancs à l'égard de l'Autre, apparais-sait comme une condition de primordialité socialeet intellectuelle.

L a généralisation théorique opérée p ar C harles deBrosses lorsqu 'au XVllle siècle il inventa et utilisa le

concept de fétichism e pour d ésigner ce qu'il considé-rait comme le culte primordial de l'humanité estdonc le résultat de la diffusion d'idées qui circulaienten Europe pendant tout le processus de la décou-verte, de la conq uête et de la colonisation modernes.De B rosses réunit dans sa théorie du fétichisme `troiséléments : les résultats de la méthode comparative,

avec l'idée de la conformité des religions, usages etmoeurs chez les peuples anciens et chez les peuples

ni de lieu (Genève), 1760. Le texte, revu par Madeleine V.-David, a été ré-édité dans la collection « Corpus des œuvres de philosophie en languefrançaise », Paris, Fayard, 1988. Par la suite nous citerons cet ouvrage àpartir de cette édition.

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Du « fétiche » au « fétichisme » / 7

« sauvages » contemporains ; d'autre part, les

conséquences de la discussion menée de son tempssur l'origine de l'humanité, à la suite de la décou-verte des peuples « sauvages » ; enfin l'idéologie duprogrès.

V a n D a le , F on t e n e lle , B e k k e r :

c on f orm it é d e s c ro y a n c e s re lig ie u s e s

e t u n ifo rm ité d e la n a tu re h u m a in e

Pour comprendre le passage de l'idée de féticheà l'idée de fétichisme, il faut prendre en considéra-tion le domaine de la réflexion philosophique entrel e X V I I e et le XVlIIe siècle, c'est-à-dire dans la périodeoù l'on a cherché à éliminer le recours aux êtressurnaturels (Dieu, les démons...) dans la descrip-tion et l'explication des faits historiques. C'est-à-dire le contexte dans lequel des philosophes commeHobbes ou Spinoza avaient discuté le problème del'origine de la religion et des croyances des peu-ples, et où le Hollandais Antonius Van Dale,en 1683, avait écrit — dans le cadre d'une polémi-que avec les catholiques — que les démonsn'étaient point les protagonistes des oracles, etqu'il était faux de dire que les oracles avaient cesséd'exister après la naissance du christianisme'. Fon-tenelle assura une grande diffusion aux thèses deVan Dale en publiant en 1686 une His toire d es

orac les , qui est une adaptation de l'ouvrage hol-

1. A. Van Dale, De Oraculis Veterum Ethnicorum Dis s ertationes Dua e,

Amsterdam, 1700' (1" éd., 1683). Lors de la première édition de cet ou-vrage, Pierre Bayle en avait fait un compte rendu favorable : cf. No uvellesde la République des Lettres, mars 1684, Amsterdam, 1715', t. 1, p. 1-18.

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8 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

landais'. Les contributions de Van Dale et Fonte-

nelle éliminèrent les démons du domaine de l'inter-prétation historique : un pas très important futfranchi vers la séparation entre l'objet de la théolo-gie et l'objet de l'étude des croyances religieuses.Ces dernières se trouvaient rapportées au domainedes études du comportement de la nature humaine.A la question sur les causes des fausses croyances,

il convenait de répondre désormais dans les limitesde la définition de la nature humaine. On allaitdonc construire une liaison entre l'interprétationhistorique et la théorie philosophique qui seratypiqu e de la p ensée du X VIIIe siècle et détermineral'un des deux axes du développement de la mé-thode comparative. La définition de la nature hu-

maine et de ses principes uniformes va devenir lefondement théorique de la comparaison entre lesdifférentes croyances, moeurs et coutumes de peu-ples éloignés les uns des autres dans l'espace etdans le tem ps 2 .

Un autre Hollandais, Balthazar Bekker, publiaen 1691 une analyse comparative entre les religions

païennes anciennes et les religions des « sauvages »,

1 . B . d e F o n t e n e l l e , Histoire des oracles, éd i t i on c r i t i que par L . Ma i -

g r o n , P a r i s , D i d i e r , 1971, Préface. Sur l e r a p p o r t D a l e - F o n t e n e l l e , l'His-toire des oracles, e t l a d i s c u s s io n q u i s ' e n s u i v i t ( L e c l e r c , B a l t u s , B e r n a r d ,

D u m a r s a i s ) , c f . L . M a i g r o n , Fontenelle. L'homme, l'ouvre et l'influence,P a r i s , 1 9 0 6 ; J .- R . Ca r r é , La philosophie de Fontenelle ou le sourire de laraison, P a r i s , 1 9 3 2 ; F . E . M a n u e l , The Eighteenth Century Confronts theGods, C a m b r i d g e , M a s s . , H a r v a r d U n i v e r s i t y P r e s s , 1 9 5 9 ; M . R o e l e n s ,

Introduction et noies à Fontenelle, Textes choisis, Paris, Ed i t i o n s S o c i a l e s ,

1 9 6 6 ; G . P a g a n i n i , Fontenelle et la critique des oracles entre libertinismeet clandestinité, Fontenelle. Actes du colloque tenu à Rouen du 6 au 10 oc-tobre 1987, p u b l i é s p a r A . N i d e r s t , Pa r i s , P u F , 1 9 8 9 , p . 3 3 3 - 3 4 7 .

2 . S u r l es r a p p o r t s e n t r e h i s t o r i e n s e t p h i lo s o p h e s a u X V I I I e s iè c le f a ce à

l ' e x p l i c a t i o n d e s c r o y a n c e s r e l i g i e u s e s , c f . A . M o m i g l i a n o , H i s t o r i o g r a -

p h y o t R e l ig i o n . Th e W e s t e r n T r a d i t i o n , Encyclopedia of Religion, N e w

Y o r k , 1 9 8 7 , V I , p . 3 8 3 - 3 9 0 .

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Du « f é t i c h e » a u a f é t i c h i s m e » / 9

intitulée Le Monde enchanté'. La comparaison de

Bekker est globale et s'appliqu e à la totalité des peu-ples anciens et « sauvages ». Le fetisso de G uinée estcomparé aux pratiques et usages des autres peuples«sauvages» d'Afrique et d'Am ériqu e, et cette comp a-raison vise à en faire ressortir la conform ité, ou si l'onveut la parenté formelle profonde. Si le fetisso setrouve encore limité à la civilisation guinéenne, il fait

déjà partie d'un plan général de com paraison.Je parcours le monde entier — écrit Bekker dans

l'Abrégé du Premier Livre — pour y découvrir d'où est-ceque ce sentiment a tiré son origine, et je ne laisse pour ceteffet ni temps ni lieu en arrière. Je remarque que le Sujetdont'il s'agit doit être examiné à deux égars ; à l'égard duDiable, pour savoir quelle est sa connaissance et son pou-

voir ; et à l'égard des hommes, pour voir ce qu'ils peuventapprendre et effectuer par son entremise. Mais parce queces choses sont au-dessus de la Nature, ou qu'on les estimeêtre telles, et que par con séqu ent elles ne sont bien conn uésqu'à Dieu, j'ai jugé qu'il étoit nécessaire de savoir quelssont les sentiments des hommes touchant la Divinité, ettouchant les E sprits en général soit bons soit m auvais, et lesAm es H um aines séparées des corps par la mort, lesquelles

sont ainsi des Esprits. Je fais la recherche de tous ces chosespremièrement dans les Livres des Anciens, et ensuite dansceux des Modernes, dans toutes les Religions, et parmitoutes les peuples, dont je fais néanmoins la distinction enP aïens, Juifs, M ahom étans, et Chrétiens, par raport à l'étatoù le M onde se trouve à présent'.

Bekker délimite l'objet de la recherche : n'est-il

pas possible d'étudier le diable ou ce que font les1. B. Bekker, Le Monde enchanté ou Examen des communs sentimens

touchant les Esprits, leur nature, leur pouvoir, leur administration, et leur

opération, 4 vol., Amsterdam, 1694 (édition originale hollandaise : DieBetooverde Weereld, Leuw arden, 1691).

2. Ibid., vol. 1 : Abrégé du Premier Livre, pages non numérotées.

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10 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

hommes à cause du diable ? Est-il possible aucontraire d'analyser les sentiments des hommes en-vers la divinité ? L es pratiques et les croyances reli-gieuses font l'objet de la recherche de Bekker. Ils'agit d'étudier ce que les hommes pensent et fontface à la croyance en des êtres surnaturels. Le pro-gramme de Bekker est anthropologique et la mé-thode comparative est surtout descriptive. Nous n'y

trouvons pas une théorie générale de la comparai-son, ni une explication des causes possibles qui ren-dent conform es les pratiques et les croyances de tousles peuples ; nous trouvons toutefois déjà une appli-cation globale de la comparaison dans une optiqueanthropologique. P armi les fetissos dont parle Bek-ker, on trouve le fetisso de la montagne : les habi-

tants de G uinée croyaient que les mon tagnes étaientla cause des foudres et des tonnerres. Nous trouvon sainsi en m arge un élém ent qui fera objet d'une géné-ralisation chez de Brosses, à savoir l'idée de l'originedu « fétichisme », en tant que croyance « primi-tive », comme divinisation des phénom ènes irrégu-liers de la nature, dont la m entalité primitive ne pou -

vait pas comprendre la cause.

Bosm an, Des Marchais : les négrierset la description des « fétiches »

Un autre Hollandais encore, Willem Bosman,source directe de Bayle et du président de Brosses,

écrit en 1704, le Voyage de G uinée'. Employé de la1 . G . B o s m a n , Voyage de Guinée contenant une Descrition nouvelle et

très-exacte de cette Côte où l'on trouve et où l'on trafique l'or, les dents

d'Elephant, et les Esclaves, U t r e ch t , 1 7 0 5 ( é d i t i o n o r i g i n a le h o l la n d a i s e :

W . B o s m a n , Nauwkeurige beschryving van de Guinese Good-, Tand- en

Slave-Kust, U t r e ch t , 1 7 0 4 ) .

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Du « f é t i ch e » a u « fé t i ch i sm e » / 11

Compagnie hollandaise des Indes occidentales, né-

grier, Bosman déclare n'avoir pas bien compris lesens des « fétiches » pour les habitants de Guinée,ce qu'ils représentent en réalité pour eux. Ainsi,écrit-il :

Je n'ai pû encore découvrir ce qu'ils veulent représen-ter par leur F é t i c h e s , et de quelle manière ils se figurent

leurs Idoles, parce qu'ils ne le savent pas eux-mêmes.Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'ils croyent en untrès-grand nombre d'Idoles, puisqu'ils en donnent une àchaque personne, ou du moins à chaque famille. Ilscroyent que cette Idole prend de fort près garde à laconduite d'un chacun, récompensant le bien, et punis-sant le mal ; ils font consister la récompense dans legrand nombre de femmes et d'esclaves, et la punition au

contraire à n'en avoir point. Mais ils croyent qu'il n'y apoint de punition plus terrible que la mort, qu'ils crai-gnent aussi extraordinairement, et c'est la crainte de lamort qui les rend si zélés dans leur idolâtrie, et qui lesfait abstenir des viandes défendues, s'imaginant forte-ment qu'ils mourraient, s'ils venaient à en goûter. Ils necomptent point entre les péchés le meurtre, l'adultère, lelarcin, ni d'autres crimes de cette nature, parce qu'ils

peuvent s'en décharger en payant une certaine sommed'argent ; mais il n'en est pas de même de manger desviandes défendu és'.

Dans cette description on peut voir la grande va-leur religieuse et symbolique attribuée aux «fétiches » avec la fonction de la prohibition, et pour-

tant Bosman ne comprend pas ce que les habitantsde Guinée veulent représenter avec ces « fétiches ».Nous nous trouvons ici, avec cette description deBosman, à l'origine du « malentendu » dont parlera

1 . I b id . , p. 158-159.

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12 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

en 1907 M arcel M auss, malentendu entre la civilisa-

tion occidentale et la civilisation africaine'.L'incapacité de compréhension et d'explication de

la part du négrier, de l'observateur occidental, ducolonialiste Bosm an, fait qu'il présente com me confuset arbitraire le comportement des hommes qu'ilobserve, les habitants de Guinée. La prohibition,dont Bosman parle, suppose des codes et des fonc-

tions symboliques importantes, mais les préjugésoccidentaux sur la mentalité des « sauvages » cachentà sa perception et à sa compréhension le rapport entreles « fétiches » et les prohibitions. L'incomp réhensionou la négation de la valeur symbolique des « fé-tiches », et, en gén éral, du rôle des «fétiches» dans lespratiques religieuses des Africains, correspond à

l'image d'une m entalité « primitive », n'ayant aucun efaculté de symbolisation ou de représentation, oubien l'ayant à un niveau très bas. Apparaît ici un autreélément important pour l'invention du concept de« fétichisme » chez de Brosses : les « fétiches » comm eobjets de culte d'une religion primordiale, encoreincapable de symb oliser et de représenter ; objets de

culte pour des peuples et des hom mes, dont la menta-lité est au niveau le plus bas.

Da ns son dernier ouvrage, Réponse aux questionsd'un provincial, P ierre Bayle, en comparant le paga-nisme des Grecs et des Romains avec la religion despeuples « sauvages » pour en indiquer la confor-mité, fait référence à Bosman et au « fétiche » de

Guinée ; sur la base de la description de Bosman,Bayle dit que les pratiques des « fétiches » ne peu-vent être mises en rapport avec les bonnes moeurs,car la religion de G uinée est fondée surtout sur l'ex-

1. Sur Mauss et 1' « immense malentendu » , voir plus bas, p. 116 et s.

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Du « fétiche » au « fétichisme » I 13

tériorité du culte. De l'avis de Bayle, les pratiques

des « fétiches » sont extérieures, en ce qu'elles sonten rapport avec les intérêts et les besoins deshommes'. Lorsque Kant, en 1793, définit la diffé-rence entre la religion et la magie, il appelle « féti-chisme » la magie et il donne au « fétichisme » le ca-ractère de l'extériorité 2 .

Le P. Jean-Baptiste Labat, racontant l'expédition

du chevalier Des Marchais, négrier, chargé deconvoyer les esclaves guinéens à Cayenne, écrit àpropos de la religion des Africains :

L eur culte est tout entier pou r les Fétiches, ce sont leursDieux, ils les craignent et ne les aiment point, ils les prientpour éviter d'en être maltraitez, car ceux qui ont un peuplus d'esprit que les au tres, conviennent q u'ils n'en peuvent

attendre aucun bien. Ces Fétiches n'ont aucune forme oufigure déterm inée ; c'est un os de poulet, une tête sèche d'unsinge, une arrête de poisson, un caillou, un noyau de d atte,une bou lle de suif, dans laqu elle on a lardé quelq ues plumesde perroq uet, un bou t de corne plein de diverses ordures, etmille autres choses semblables'.

Des Marchais, de même que Bosman, parle du

culte de ces montagnes, où le tonnerre s'était faitentendre. Mais surtout il remarque un autre élé-ment qui caractérise, aux yeux des Occidentaux, leculte des « fétiches » : les objets de culte, qui ser-vent pour les sortilèges, semblent choisis auhasard.

l. P. Bayle, Réponses aux questions d'un provincial (1704-1706),

O Euvres diverses, La Haye, 1737, t. III, I^ Partie, p. 970-971.2..,a religion dans les limites de la simple raison, trad. J. G ibelin, revue

par M. Naar, Paris, Vrin, 1983, p. 194-195.3. J.-B. Labat, Voyage du Chevalier des Marchais en Guinée. lsles voi-

sines, et Cayenne, 4 vol., Amsterdam, 1731 (1^ éd., Paris, 1730), t. I,p. 296.

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10 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

hommes à cause du diable ? Est-il possible aucontraire d'analyser les sentiments des hommes en-vers la divinité ? L es pratiques et les croyances reli-gieuses font l'objet de la recherche de Bekker. Ils'agit d'étudier ce que les hommes pensent et fontface à la croyance en des êtres surnaturels. Le pro-gramme de Bekker est anthropologique et la mé-thode comparative est surtout descriptive. Nous n'y

trouvons pas une théorie générale de la comparai-son, ni une explication des causes possibles qui ren-dent conform es les pratiques et les croyances de tousles peuples ; nous trouvons toutefois déjà une appli-cation globale de la comparaison dans une optiqueanthropologique. Parm i les fetissos dont parle Bek-ker, on trouve le fetisso de la montagne : les habi-

tants de G uinée croyaient que les mo ntagnes étaientla cause des foudres et des tonnerres. Nous trouvonsainsi en m arge un élémen t qui fera objet d'une géné-ralisation chez de Brosses, à savoir l'idée de l'originedu « fétichisme », en tant que croyance « primi-tive », comme divinisation des phénom ènes irrégu-liers de la nature, dont la m entalité primitive ne pou -

vait pas com prendre la cause.

Bosm an, Des M archais : les négrierset la description des « fétiches »

Un autre Hollandais encore, Willem Bosman,source directe de Bayle et du président de Brosses,

écrit en 1704, le Voyage de G uinée'. Employé de la1. G. Bosman, Voyage de Guinée contenant une Descrition nouvelle et

très-exacte de cette Côte où l'on trouve et où l'on trafique l'or, les dentsd'Elephant. et les Esclaves, Utrecht, 1705 (édition originale hollandaise :

W. Bosman, Nauwkeurige beschryving van de Guinese Good-, Tand- enSlave-Kust, Utrecht, 1704).

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Du «fétiche » au «fétichisme » / 11

Compagnie hollandaise des Indes occidentales, né-

grier, Bosman déclare n'avoir pas bien compris lesens des « fétiches » pour les habitants de Guinée,ce qu'ils représentent en réalité pour eux. Ainsi,écrit-il :

Je n'ai pû encore découvrir ce qu'ils veulent représen-ter par leur F é t i c h e s , et de quelle manière ils se figurent

leurs Idoles, parce qu'ils ne le savent pas eux-mêmes.Tout ce que l'on peut dire, c'est qu'ils croyent en untrès-grand nombre d'Idoles, puisqu'ils en donnent une àchaque personne, ou du moins à chaque famille. Ilscroyent que cette Idole prend de fort près garde à laconduite d'un chacun, récompensant le bien, et punis-sant le mal ; ils font consister la récompense dans legrand nombre de femmes et d'esclaves, et la punition au

contraire à n'en avoir point. Mais ils croyent qu'il n'y apoint de punition plus terrible que la mort, qu'ils crai-gnent a u s s i extraordinairement, et c'est la crainte de lamort qui les rend si zélés dans leur idolâtrie, et qui lesfait abstenir des viandes défendues, s'imaginant forte-ment qu'ils mourraient, s'ils venaient à en goûter. Ils necomptent point entre les péchés le meurtre, l'adultère, lelarcin, ni d'autres crimes de cette nature, parce qu'ils

peuvent s'en décharger en payant une certaine sommed'argent ; mais il n'en est pas de même de manger desviandes défendu es'.

Dans cette description on peut voir la grande va-leur religieuse et symbolique attribuée aux «fétiches » avec la fonction de la prohibition, et pour-

tant Bosman ne comprend pas ce que les habitantsde Guinée veulent représenter avec ces « fétiches ».Nous nous trouvons ici, avec cette description deBosman, à l'origine du « malentendu » dont parlera

l . Ibid., p . 1 5 8 - 1 5 9 .

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12 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

en 1907 M arcel M auss, malentendu entre la civilisa-

tion occidentale et la civilisation africaine'.L'incapacité de compréhension et d'explication de

la part du négrier, de l'observateur occidental, ducolonialiste B osman, fait qu'il présente comm e confuset arbitraire le comportement des hommes qu'ilobserve, les habitants de Guinée. La prohibition,dont Bosman parle, suppose des codes et des fonc-

tions symboliques importantes, mais les préjugésoccidentaux sur la mentalité des « sauvages » cachentà sa perception et à sa compréhension le rapport entreles «fétiches» et les prohibitions. L 'incom préhensionou la négation de la valeur symbolique des « fé-tiches », et, en général, du rôle des « fétiches» dans lespratiques religieuses des Africains, correspond à

l'im age d'une m entalité « primitive », n'ayant aucu nefaculté de symbolisation ou de représentation, oubien l'ayant à un n iveau très bas. Apparaît ici un autreélément important pour l'invention du concept de« fétichisme » chez de Brosses : les « fétiches » com meobjets de culte d'une religion primordiale, encoreincapable de sym boliser et de représenter ; objets de

culte pour des peuples et des homm es, dont la menta-lité est au niveau le plus bas.

D ans son dernier ouvrage, R é p o n s e a u x q u e s t io n s

d 'u n p r o v i n c ia l , Pierre Bayle, en comparant le paga-nisme des Grecs et des Romains avec la religion despeuples « sauvages » pour en indiquer la confor-mité, fait référence à Bosman et au « fétiche » de

Guinée ; sur la base de la description de Bosman,Bayle dit que les pratiques des « fétiches » ne peu-vent être mises en rapport avec les bonnes moeurs,car la religion de G uinée est fondée surtout sur l'ex-

1. Sur Mauss et 1' « immense malentendu », voir plus bas, p. 116 et s.

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Due fétiche » au e fétichisme » / 13

tériorité du culte. De l'avis de Bayle, les pratiques

des « fétiches » sont extérieures, en ce qu'elles sonten rapport avec les intérêts et les besoins deshommes'. Lorsque Kant, en 1793, définit la diffé-rence entre la religion et la magie, il appelle «fétichisme » la magie et il donne au « fétichisme » le ca-ractère de l'extériorité'.

Le P. Jean-Baptiste Labat, racontant l'expédition

du chevalier Des Marchais, négrier, chargé deconvoyer les esclaves guinéens à Cayenne, écrit àpropos de la religion des Africains :

Leur culte est tout entier pour les Fétiches, ce sont leursDieux, ils les craignent et ne les aiment point, ils les prientpour éviter d'en être maltraitez, car ceux qui ont un peuplus d'esprit que les au tres, conviennent q u'ils n'en peuvent

attendre aucun bien. Ces Fétiches n'ont aucune forme oufigure déterm inée ; c'est un os de poulet, une tête sèche d'unsinge, une arrête de poisson, un caillou, un noyau de d atte,une bou lle de suif, dans laqu elle on a lardé quelq ues plumesde perroq uet, un bou t de corne plein de diverses ordures, etmille autres choses semblables'.

Des Marchais, de même que Bosman, parle du

culte de ces montagnes, où le tonnerre s'était faitentendre. Mais surtout il remarque un autre élé-ment qui caractérise, aux yeux des Occidentaux, leculte des « fetiches » : les objets de culte, qui ser-vent pour les sortilèges, semblent choisis auhasard.

l . P. Bayle, Réponses aux questions d'un provincial (1704-1706),Œ uvres diverses, La Haye, 1737, t. III, I" Partie, p. 970-971.

2 . L a religion dans les lim ites de la simple raison, trad. J. Gibelin, revuepar M. Naar, Paris, Vrin, 1983, p. 194-195.

3 . 3.-B. Labat, Voyage du Ch evalier des Marchais en G uinée, Isles voi-sines, et Cayenne, 4 vol., Amsterdam, 1731 (1^ éd., Paris, 1730), t. I,p. 296.

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14 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

Lafitau : les « sorts » des « sauvages » am éricains

et les « fétiches » des « nègres » africains

Absence de symbolisation et de représentation,extériorité du culte, hasard dans le choix des objets-«étiches » : les préjugés occidentaux tracent lescontours d'une religion « primitive ». Le culte des«étiches » s'annonce comme un cas particulier de

cette religion supposée commune aux peuples « sau-vages » : il y a conformité des pratiques et descroyances. La comparaison, dans le contexte de cespréjugés, ouvre le passage de la notion de «fétiche »au concep t de « fétichism e ».

C'est pourquoi il faut, maintenant, nommer celuiqui est considéré comme l'un des pères de la mé-

thode comparative, le jésuite Joseph-François Lafi-tau. Celui-ci parle de « fétiche » seulem ent dans un enote de M oeurs des sauvages am éricains, m ais il ycompare directement le « fétiche » des Africains au« manitou » des Américains et au culte des « bar-bares » de l'île de Form ose :

Le F é t i c h e est une espèce de Talisman, ou quelquechose qui répond au M a n i t o u des Amériquains. Ces Né-gres Idolâtres de l'Afriqu e ont des usages bien semb lablesà ceux q u'on voit répandus dans l'Am ériqu e, surtout dansles choses qui concernent la Religion. On voit encore unemême conformité de moeurs parmi quelque Peuples bar-bares des Indes O rientales avec les Am ériquains ; mais jen'en voit point, où cette conformité soit plus parfaite,

qu'elle l'est chez les Barbares de l'Isle Formose au voici-nage de la Ch ine et du Japon '.

1. J.-F. Lafitau, Meurs des sauvages américains comparées aux "saursdes premiers temps, P aris , 1724 (les c i tat ion s son t t irées d e l 'éd i t ion endeux tomes), t. I , p. 264, note b. Laf it au t i re l ' a rgum ent d u fé tiche deG. Loyer, Relation du Royaume d'Issini, Côte d'Or, pais de Guinée, en

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Du « fé t ich e » a u « fé t ich ism e » / 1 5

« Fétiche » et « Manitou » : la conformité

d'usages entre les « sauvages » américains et les« nègres » d'Afrique — conformité que Bekker,nous l'avons vu, avait déjà soulignée — se trouveavec Lafitau confirmée. Des « Manitous » et « Fé-tiches » Rousseau se souviendra au moment d'écrirele quatrième livre de l'Emile '. Et pourtant les au-teurs jusqu'ici discutés n'appliquent encore la no-

tion de « fétiche » qu'aux peuples de Guinée : lesprémisses de sa généralisation avec le concept de« fétichisme » sont déjà posées, mais les auteurs,tout en m ettant en comparaison les différentes prati-ques des peuples « sauvages » afin de mieux en rele-ver la conformité, n'en sont pas encore à les unifierdans un même concept, continuant ainsi à les dési-

gner par des noms différents. Si les pratiques chezles anciens et les « sauvages » paraissent conformesentre elles, les objets de culte, qu'ils soient désignéscomme « fétiches » ou par d'autres noms, paraissentchoisis tout à fait au hasard. Lafitau utilise le mot« sort » pour indiquer les objets qui servent aux In-diens américains de sortilèges contre le malheur. Il

faut se souvenir que « fétiche » signifie soit « artifi-ciel », soit, en tant que substantif, « sortilège »,terme qui vient du latin sortilegus, celui qui lit lesort. L'idée de « sort » pour les Américains corres-pond à l'idée de « fétiche » pour les Africains.

Le père Garnier avoit entre les mains plusieurs de cessorts, que les Sauvages qu'il avoit convertis, lui avoient

remis. Un jour j'excitai en lui une curiosité qu'il n'avoit

A f r i q u e , Paris, 1714, p. 168. Lafitau, comme Bosman, remarque laressemblance entre les fétiches africains et ceux des habitants de For-mose.

1. J.-J. Rousseau, E m i le o u d e l ' é d u c a t i o n (1762), Paris, Garnier-Flam-marion, 1966, p. 334.

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16 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

pas encore eué, et je le priai que nous les examinassions

ensem ble. Il en avoit une assez grande q uantité ; c'étoientdes paquets de cheveux entrelassés, des os de serpens, oud'animaux extraordinaires, des morceaux de fer, ou decuivre, des figures de p âte, ou de feûilles de bled d'In de, etplusieurs autres choses semb lables qu i ne pouvoient avoirpar elles-mêmes aucun rapport avec l'effet qu'on s'étoitproposé, et qui ne pouvoient opérer, que par une vertuau-dessus des forces humaines, en conséquence de quel-

que pacte form el, ou tacite'.

Lafitau, avant ce qu'écrira Des Marchais à pro-pos des fétiches, relatait des choses analogues àpropos des « sorts », et notamment leur caractéris-tique d'être choisis au hasard en tant qu'objets deculte.

Le « sauvage » devient « primitif »

De ce bref excursus d'auteurs qui ont parlé de« fétiches » — voyageurs, esclavistes ou jésuites,qui ont vu directement lès cultes des « sauvages »,

ou philosophes qui ont eu connaissance, par lesvoyageurs, de ces cultes —, nous pouvons tirer letableau suivant

a / La conformité entre les pratiques des peuples« sauvages » et les pratiques des peuples ancienscontient déjà beaucoup d'éléments de systémati-sation.

b / Cette systématisation, qui a trait à la possibi-lité de comparer tous les peuples « sauvages » entreeux, va d'ailleurs de p air avec l'idée de la grossièretédes croyances des « sauvages » et des A nciens.

I . J.-F. Lafitau, M œ u r s d e s s a u v a g e s , o p . c i t . , t . I, p. 383.

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D u « f é t i c h e » a u « f é t i c h i s m e » f 1 7

c / Cette idée de la grossièreté des croyances

« sauvages » et « primitives », si elle reste ancréedans le discours traditionnel sur les religionspaïennes, devient par ailleurs essentielle au dessinrationaliste visant à exclure le surnaturel des expli-cations des faits humains et, par conséquent, àl'analyse historique et sociologique. Les cultespaïens ne sont pas le résultat de l'action du diable

ou de sa faculté d'imiter l'agir de Dieu. De ce pointde vue, l'analyse historique des comportements de lanature humaine (et de sa faculté de s'améliorer et deprogresser) va s'ouvrir à la réflexion des philo-sophes. Voilà l'observateur occidental placé au som-met de sa montagne-fétiche, image même de la supé-riorité de sa civilisation. L' « autre » est son miroir

reculé dans le temps.d / Le « fétiche » ne sort pas encore des limites

géographiques de l'Afrique. On constate l'analogieentre les pratiques africaines des « fetiches » et lespratiques des « sauvages » de l'Amérique ou de filede Formose, ou entre ces pratiques et celles des An-ciens. Il s'agit, de l'avis des observateurs, d'une

forme d'idolâtrie propre à la condition la plus pri-mitive.e / Le « fetiche » est arbitraire. Les objets-« fé-

tiches » sont les plus divers : objets naturels ou arti-ficiels qui n'ont aucune relation apparente avec lesfonctions que les « sauvages » leur attribuent. Onconstate seulement que les « fetiches » opposent des

prohibitions et offrent des remèdes.f / Les « fétiches » concernent des pratiques exté-rieures. Le « fétiche » n'est pas aimé, il est surtoutcraint. La relation entre les « sauvages » et les« fétiches » est fondée sur les intérêts et sur les be-soins.

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18 / L e f é t i c h i s m e . H i s t o i r e d 'u n c o n c e p t

g / II y a des « fétiches » particuliers pour chaque

individu et des « fétiches » généraux pour la famille,le roi, le pays (Bosman, Des Marchais).

L'observateur occidental parvient à l'idée de laconformité des m oeurs et des croyances entre « sau-vages » et « sauvages » d'une part et entre « sau-vages » et A nciens d'autre part, à partir de deux pré-misses : 1 / la supériorité de la civilisation des Blancs ;

2 / la relation philogénétique entre cette civilisationet les civilisations « prim itives », dont descend la civi-lisation o ccidentale mo derne. La conséquence de cesprémisses est une comparaison, où l' « autre », le« sauvage » (hom m e de la forêt : déterm ination spa-tiale), se transforme en « primitif » (hom m e des pre-m iers temps : détermination temporelle). C e recul de

« autre » dans le temps passé devient le signe de soninfériorité. Les « sauvages » contemporains ressem-blent, dans les moeurs et dans les croyances, aux ancê-tres des Européens « civilisés ». Les observateursoccidentaux débattent sur la question de savoir sicette conform ité entre les « sauvages » contemporainset les homm es des premiers temps est le résultat d'une

dégénérescence ou bien d'un retard de ces peuples« autres » dans la ligne du p rogrès un iversel des na-tions du monde. Nul doute en revanche sur leurcondition d'infériorité aussi bien au niveau de laculture et de la civilisation que dans l'organisationéconomique et politique de leurs sociétés, et dans lavie et les croyances religieuses.

Dans ce contexte, l'assimilation de l'image du« sauvage » à celle du « primitif » devient un élé-m ent très im portant dans le développem ent de l'idéemoderne d'universalité. Cette assimilation d'uneimage spatiale à une image temporelle est, en effet,l'expression d'un processus d'unification/différencia-

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Du « fétiche » a u « fétichisme » I 19

tion des hommes, des peuples, des nations, opéré

par l'idéologie occidentale moderne. Sur la base duprincipe d'uniformité de la nature hum aine, la diffé-renciation et la hiérarchisation des hommes, despeuples et des nations sont édifiées par le temps —le temps du progrès dans le procès de la civilisation.Les hommes, les peuples, les nations y occupent desstades différents. L'infériorité ou la supériorité d'un

peuple ou d'une nation est toute dans la place qu'iloccupe sur la ligne de ce temps progressif.

Lafitau : la com paraison

Selon Arnold Van Gennep, le président de

Brosses, dans son livre Du culte des dieux fétiches,s'est inspiré de Lafitau : « Non seulement il cite sesMœurs des sauvages américains à plusieurs reprises,mais ce sont manifestement l'esprit et la méthode dupère jésuite qui ont animé le président. »' Or, s'il estvrai que de Brosses, encore que d'une manière pluslimitée, reprend les thèm es et les théories de L afitau,

il est cependant nécessaire de préciser les contoursde cette influence. C ar, si la théorie de de B rosses re-pose pour une grande part sur celle de Lafitau,néanmoins la généralisation du concept de « féti-chisme » devient possible justement à partir de lacombinaison des idées de LafItau avec une théoriede l'histoire et du progrès et avec des hypothèses et

des conjectures, qui n'appartiennent pas au père jé-suite, à son idéologie, à ses croyances. L'introduc-tion de l'idée de progrès et d'une histoire qui se dé-

I. A. Van Gennep, Religions. meurs et légendes. Essais d'ethnographieet de linguistique (S ' s érie) , Pa ris, Merc ure d e F ran ce, 1914, p. 162.

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2 0 / L e f é t i c h i s m e . H i s t o i r e d 'u n c o n c e p t

roule linéairement apporte des changements à la

forme de la comp araison projetée par L afitau.Il faut alors remarquer non seulement ce qui,

venant de Lafitau, est inclus chez de Brosses, maisaussi ce qui en est exclu. En effet, chaque théorie,dans son effort d'organiser les connexions form elles,inclut des éléments, et en exclut nécessairementd'autres. Et c'est bien à partir du problème des

exclusions qu'il devient possible de comparer lesthéories et les méthod es qu i se succèdent historique-ment. Si nous nous limitions en effet à ne considérerd'une thèse que ce qu'elle inclut et hérite d'uneautre, antécédente, nous ferions tout juste une his-toire des influences des prédécesseurs sur les succes-seurs, ce qui ne peut suffire. Certes, une théorie

ayant pour but de décrire et expliquer des systèmesde relations humaines doit nécessairement excluredes éléments, afin de délimiter le cham p de son ana-lyse. En revanche, l'objet de la recherche historio-graphique étant d'éclaircir et de com prendre les dif-férences entre des théories ainsi élaborées, celle-cidoit faire porter son attention sur ce q ue ces théories

excluent. Il faut donc considérer la théorie de Lafi-tau dans son ensemble, c'est-à-dire dans ce qu'ilappelle son système, qui est fait non seulem ent d'unem éthode, mais aussi de conjectures et de croyances.

L afitau, qui vécut au Canada, chez les H urons et lesIroqu ois, publia en 1724 Moeurs des sauvages améri-cains com parées aux m œu rs des prem iers tem ps, ou-

vrage qu i devint un point de repère pour tous les phi-losophes intéressés par la question des « sauvages »,bien qu'il fût durement critiqué par Voltaire' et par de

l . V o l t a i r e , Essai sur les meurs et l'esprit des nations, é d . p a r R . P o -m e a u , P a r i s , G a r n i e r , 1 9 6 3 , t . I , p . 2 9 - 3 0 .

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Du « fétiche » au « fétichisme » I 21

Pauw'. Goguet, Herder, Ferguson, Kames, Adam

Sm ith, M illar, Robertson citent l'ouvrage de L afitau,et l'utilisent comme source d'information sur les« sauvages » de l'Amérique du Nord', de même queC harles de Brosses. Il est singulier donc q ue M organ,qui plus d'un siècle et dem i plus tard écrira des chosesanalogues à propos du matriarcat, ne connaisse pasl'ouvrage de Lafitau 3 . Tylor, Frazer, Lubbock,

M cL ennan, Bachofen ont lu L afitau°, m ais c'est sur-tout au XXe siècle que l'influence du jésuite devientconsidérable : il est cité non seulement en tant quesource de renseignem ents sur la vie sociale des Indiensam éricains, mais égalem ent pour sa méthode com pa-rative'.

l . C. de Pauw, Recherches philosophiques su r les Américains, Londres,1774, t. Il, p. 54-55.

2. A.-Y. Goguet, De l'Orlgine des Lois, des Arts et des Sciences ; et de

leurs progrès chez les anciens Peu ples, 3 tomes, Paris, 1758 ; J.-C. Herder,Ideen zur Philosophie der Geschichte der Menschheit (1784-1791), Sämt-

liche Werke, H. par B. Suphan, vol. XIII et XIV, Berlin, 1877-1913 (ré-impression : Hildesheim, 1967-1968) ; J. Ferguson, An Essay on the

History of Civil Society (1767), éd. par D. Forbes, Edinburgh, EdinburghUniversity Press, 1966 ; H. Home (Lord Kames), Sketches of the History

of Man (1774), Basil, 1796 ; A. Smith, Lectures on Jurisprudence (Re-

port 1762-1763), éd. par R. L. Meek, D. D. Raphael, P. G. Stein, Ox-ford, Clarendon Press, 1978 (vol. V de The Glasgow Edition of the Works

and Correspondence of Adam Smith) ; J. M illar, The Origin of the Distinc-

tion of Ranks (1771), in W. C. Lehmann, John Miller of Glasgow, Cam-bridge, University Press, 1960 (réimpression de la 3' édition, 1779, p. 175-322) ; W. Robertson, History of America (1777), Works, vol. VI, London,1827. Sur l'influence de Lafitau, cf. W. N. Fenton, E. L. Moore, Intro-

duction to J.-F. Lafitau, Customs of the American Indians Compared with

the Customs of Primitive Times, Toronto, The Champlain Society, 1974 ;P. Bora, Il popolo licio nel Meu rs des sauvages américains di J.-F. Lafi-tau, Annali della Scuola Normale Superiore di Pisa, vol. XVIII, 2, 1988,p. 803-842.

3 . W. N. Fenton, E. L. Moore, Introduction, op. cit., p. cvii.4. Ibid., p. cx-cxi.5. A. Van Gennep, Religions, moeu rs et légendes, op. cit., p. 12 ; G. Chi-

nard, L'Amérique e t le rêve exotique dans la littérature française au XV IIe

et au XVIIIe siècle, Paris, 1913, p. 319 s. ; A. Momigliano, The Place of

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22 / Lefétichisme. Histoire d'un concept

C hez L afitau la comp araison procède de l'idée que

l'origine de l'hum anité est unique et q u'il n'existe au-cun peuple qui soit athée. Cette idée, opposée auxthèses de Bayle', devint la base d'une description sys-tématique des Indiens américains. Fontenelle, on leverra plus loin, propose une méthode comparativeorganisée sur des prémisses très différentes (il seraqu estion de cette m éthode et de ces prémisses au mo-

ment de l'exposition de la théorie de de B rosses).L a préoccupation de Lafitau est la correspondance

entre ses conjectures sur l'origine des Ind iens améri-cains et les textes bibliques. L'idée que Grecs et In-diens américains eurent des ancêtres communs étaitla prémisse diachronique pour l'application de sa m é-thode comparative. M ais c'est la com paraison qui re-

présente le centre théoriqu e chez L afitau. Son analysedépasse les lim ites d'une description. L 'originalité deson apport consiste dans le fait d'avoir organisé etsystém atisé dans un dom aine théorique plus généralson expérience chez les Iroquois et chez les Hurons.

Herodotus i n the H istory of H istoriography, in Id., Seconda contributo allanoria degli studi classici, Roma, Edizioni di storia e letteratura, 1960 ;A. M étraux, Précurseurs de l'ethnologie en France du xvie au x viiie siècle,Cahiers d'Histoire mondiale, VII, 1963, n. 3, p. 721-738 ; M. Duchet, An-thropologie et histoire au siècle des Lanières, Paris, Maspero, 1971 ;S. L anducci, I filosofi e i selvaggi (1580-1780), Bari, Laterza, 1972 ;P. Vidal-Naquet, Le cru, l'enfant grec et le cuit, in Faire de l'histoire, éd .par J. Le Goff et P. Nom, vol. II, Paris, Gallimard, 1974, p. 137-168 ;W. N. Fenton, E. L. Moore, Introduction to Lafitau, Customs of the Ame-rican Indians, op. cll. ; 3.-P. Vernant, Mythe et société en Grèce ancienne,Pa ris, M aspero, 1974; E. Lem ay, Histoire de l'Antiquité et découverte duNouveau Monde chez les auteurs du xviii' siècle, Studies on Voltaire,1976, p. 1313-1328 ; I.-P. Vernant, Religions, histoires, raisons, Paris,Maspero, 1979; M. Detienne, L'lnvention de la mythologie, Paris, Galli-mard, 1981 ; M. Duchet, Le partage des savoirs. Paris, La Découverte,1984 ; A. Pagden, The Fall of naturel! man, Cambridge University Press,2' éd., 1986.

I. P. Bayle, Continuations de pensées diverses, in Œuvres diverses, op.cit., III, p. 311 s.

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Du «fétiche » au « fétichisme » f 23

Ainsi que M ichèle Duchet l'a rem arqué : « Ni narra-

tion ni description, il fera des m oeurs l'objet d'un d is-cours nouveau , entièrement fondé sur la comparaison,seule raison du texte. » I

L e titre de l'ouvrage de L afitau est Moeurs des sau-vages am éricains com parées aux m œurs des prem ierstemps et les intentions systématiques sont bien dé-clarées dans le D essein et plan de l'ouvrage :

Je ne me suis pas contenté de connaître le caractère desSauvages, et de m'informer de leurs coutumes et de leurspratiques, j'ai cherché dans ces pratiques et dans ces cou-tumes des vestiges de l'Antiquité la plus reculée ; j'ai luavec soin ceux des Auteurs les plus anciens qui ont traitédes Moeurs, des Loix, et des Usages des Peuples dont ilsavaient quelque connaissance ; j'ai fait la comparaison deces Moeurs les unes avec les autres, et j'avoue que si lesAuteurs anciens m'ont donné des lumières pour appuyerquelques conjectures heureuses touchant les Sauvages, lesCoutumes des Sauvages m'ont donné des lumières pourentendre plus facilement, et pour expliquer plusieurschoses qui sont dans les Auteurs anciens'.

Chez Lafitau la comparaison est organisée en sys-

tème :Quelques-unes de mes conjectures paraîtront légères en

elles-mêmes, mais peut-être que réunies ensemble elles fe-ront un tout, dont les parties se soutiendront par les liai-sons qu'elles ont entre elles'.

La comparaison devient système parce que l'en-semble des rapp orts entre les parties devient système.Nous avons vu que chez Lafitau la comparaison sys-tématique est organisée à partir de la prémisse de

1. M. Duchet, Le pariage des savoirs, op. cil., p. 3 0 .

2. Lafitau, Mœurs des sauvages, t. I, p. 3-4.3. Ibid., p. 4.

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24 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

l'origine unique de l'hum anité et que cette prém isse

découle de la narration b iblique. Lafitau a élaboré unsystème où les homm es des premiers temps pouvaientêtre comparés aux sauvages des espèces éloignées. Lesauvage, comparé au primitif, deviendra primitif'.L afitau est diffusionniste. Il a l'idée q ue les sauvagesam éricains descendent des « Pélasg iens », les ancêtressupposés des Grecs 2 .

A partir de là, il m et en rapport Iroquois et P élas-giens, peuples éloignés dans le temps chronologique,mais proches dans le temps évolutif. La filiation de-vient la base théorique de l'hom ogénéisation de l'hu-manité, dont L afitau organise la comp araison et iden-tifie les différences. A la D e m o n s t r a t i o E v a n g e l ic a dePierre-Daniel Huet, où toutes les religions des peu-

ples descendent de Moise, Lafitau oppose son sys-tème3 , organisé sur la base des conjectures suivantes :

a / une religion pure fut donnée aux premiershomm es ;

b / un culte public existait dès la naissance des pre-miers peuples ;

c / la première religion des Pères a été transmise de

génération en génération : la religion n'a pas étérépand ue après le déluge par le peuple égyptien ;la religion ex istait dès les origines ;

d I la première religion a été corrompue par l'igno-rance et les passions. L'ignorance a inventé desfables grossières pour expliquer les sym boles des

1. Cf. M. Duchet, Anthropologie et histoire au siècle des Lumières, op.cit. ; et Le partage des savoirs, op. cit.

2. Lafitau, Mœ urs des sauvages, t. I, chap. I1 : a De l'origine des peu-ples de l'Amérique », p. 27-102.

3. Ibid., p. 12-13. Cf. P.-D. Huet, Demon stratio Evangelica ad serenis-sima, Delphini, Pansus, 1679.

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Du « fétiche » au « fétichisme » I 25

hiéroglyphes (des Indes), dont les hommes

avaient oublié l'explication ;e / malgré l'altération de la vérité originaire, il y aune certaine uniformité parmi les fables de tousles peuples.

L a force de ces conjectures vient de ce q u'elles sontréunies systématiquement en un unique point de vue.Elles se renforcent l'une l'autre du fait de leurs rap-ports et du fait de l'élément théorique central, c'est-à-dire la « com paraison » — une com paraison qu i ne selimite pas à confronter les peuples d'Amérique duNord avec les peuples des « premiers temps », maisqu i concerne tous les peuples de la Terre.

Fontenelle : une autre comparaison1724 est une date très importante pour la m éthode

comp arative. Au cours de cette année sont en effet pu-bliés les Mœurs des sauvages de L afitau et l'essai D el'origine des fables de Fontenelle. L'apport m éthodo-logique et théorique de Lafitau à la comparaison en-tre « sauvages » contemporains et peuples des pre-miers temps est, nous l'avons vu, fondamental. Maistout aussi décisive est la con tribu tion d e Fontenelle.

Selon les traditions du Pérou — écrit-il —, l'YncaManco Guyna Capac, fils du Soleil, trouva moyen parson éloquence de retirer du fond des forêts les habitantsdu pays, qui y vivaient à la manière des bêtes, et il les fitvivre sous des loix raisonnables. Orphée en fit autant

pour les Grecs, et il était aussi fils du Soleil : ce qui mon-tre que les Grecs furent, pendant un temps, des sauvagesaussi bien que les Américains, et qu'ils furent tirés de labarbarie par les mêmes moyens ; et que les imaginationsde ces deux peuples si éloignés se sont accordées à croirefils du Soleil ceux qui avaient des talents extraordinaires.

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26 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

Puisque les Grecs, avec tout leur esprit, lorsqu'ils étaient

encore un peuple nouveau, ne pensèrent point plus rai-sonnab lement que les barbares de l'Am érique, qui étaient,selon toutes les apparences, un peuple assez nouveau,lorsqu'ils furent découverts par les Espagnols, il y a sujetde croire que les Américains seraient venus, à la fin, àpenser aussi raisonnablement que les Grecs, si on leur enavait laissé le loisir'.

Si, en généra l, l'idée de la con form ité d'hab itudes,de m œu rs et de m entalité entre les Am éricains et lesGrecs primitifs est commune à Lafitau et à Fonte-nelle, en revanche la méthode comparative découlechez l'un et chez l'autre de croyances, hypothèses etpoints de vue très différents. Lafitau évoq ue la p ossi-bilité m éthodologiq ue d'étudier les G recs primitifs à

partir de l'analyse des formes de vie sociale chez lesIndiens américains ; Fontenelle va au-delà. Il en vientà dire que, si les Espagnols n'avaient pas arrêté letemps de l'évolution des peuples américains avec laconquête, ces peuples auraient probablement par-couru la même voie évolutive que les Grecs. Il ima-gine que s'il n'y a pas d'intervention de l'extérieur qui

vienne dévier ou arrêter le cours de cette évolution so-ciale, celle-ci se reproduit en stades essentiellementanalogues chez tous les peuples. Fontenelle pensedonc q ue l'ancienneté des peuples peut être mesurée àpartir du niveau des sottises que contiennent leurs fa-bles. La com paraison est dans cette idée d'un tem psdes peuples qui correspondrait aux stades d'évolution

de leur esprit. Ces correspondan ces sont décelées parles fables, qui contiennen t les vestiges de faits histori-qu es transformés par la narration. Dans la n arration,

1. Fontenelle, De l'origine des fables, édition critique par J.-R. Carré,Paris, Alcan, 1932, p. 31-32.

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Du « f é t i c h e » a u « f é t i c h i s m e » I 27

en effet, réalité et imagination, faits et inclination au

merveilleux se m êlent. C 'est ainsi que, chez les Grecs,peuple plus récent, l'histoire des Phéniciens et desE gyptiens, peuples plus anciens, se transforme en fa-bles. Fontenelle remarque aussi que, lorsque l'écri-ture a été inventée, les fables purent se répandre d'unenation à l'autre. Cette expansion servit « à enrichir unpeuple de toutes les sottises d'un autre ; m ais on y ga-

gna que l'incertitude de la tradition fut un peu fixée,que l'amas des fables ne grossit plus tant, et qu'il de-meura à peu près dans l'état où l'invention del'écriture le trouva »'.

E n conclusion, selon L afitau, les premiers hom m esavaient reçu une religion pure qu i fut corromp ue. Parconséquen t, les fables et les mythes seraient les altéra-

tions d'un savoir originaire. Leur uniformité s'expli-que justem ent à partir de l'idée de l'oubli de ce savoircom m un, don t il resterait toutefois des vestiges.

Fontenelle, au contraire, explique cette uniformitéà partir du stade qu 'auraient atteint les peuples dansleur chemin évolutif. Il voit dans les fables les ves-tiges d'une vérité historique com m uniquée d'un peu-

ple plus ancien à un peuple plus jeune.De ce point de vue, la différence entre Lafitau etFontenelle est énorme. Le jésuite Lafitau est unvoyageur. Son ouvrage est le résultat de son expé-rience directe chez les Iroquois et les Hurons. Il dé-crit systématiquement tous les aspects de la vie so-ciale des Indiens américains, les occupations, la

religion, les usages, les systèmes de parenté, la lan-gue, la guerre, l'éducation. Mais il ne s'arrête pas àla description, il organ ise les faits grâce à d es conjec-

1 . I b i d . , p. 40.

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2 8 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

tures, il emploie une m éthode de com paraison q ui se

rapporte à ses croyances religieuses.Les prémisses de Lafitau sont, en conclusion, au

nom bre de deux : a / il n'existe aucun peuple athée ;b I la comparaison entre Iroquois et Grecs primitifsest justifiée sur la base de l'idée diffusionniste, quidérive de l'histoire biblique d e la dispersion des peu-ples. Dans ce contexte, Lafitau organise la compa-

raison en un modèle génétique, qui explique la con-formité entre les fables grossières des peuples lesplus divers par l'idée que celles-ci représentent lesvestiges d'une unique et originaire communicationdivine, ensuite oubliée. L'on peut donc bien, selonLafitau, retrouver, dans les religions païennes, desvestiges de la religion originaire.

Avec l'idée d'une communication divine origi-naire et de son oubli par les hommes et les peu-ples, Lafitau inclut dans son domaine théorique etidéologique l'action de Dieu et du diable, qui peu-vent influencer, en termes de temps et de parcours,le chemin des hommes et des peuples vers la véritérévélée. Dans ce contexte, malgré leur unité origi-

naire, s'ouvrent aux peuples des voies différentespouvant les mener à la dégénérescence comme auperfectionnement.

Fontenelle, au contraire, est un libre penseur, hos-tile aux opinions fondées sur la tradition, protago-niste de la q uerelle des Anciens et des M odernes', au-teur, en 1686, de l'Histoire des oracles 2 et d'unfragment, Sur l'histoire, dont dérive l'écrit De l'origine

1. Fontenelle, Digression sur les Anciens et les Modernes (1688), éditioncritique établie par R. Shackleton à la suite des Entretiens sur la pluralitédes m ondes, Oxford, Clarendon Press, 1955.

2. Fontenelle, 'lilloise des oracles, édition critique établie par L. Mai-gron, Paris, Didier, 1971.

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Du « f é t i c h e » a u « f é t i c h i s m e » / 2 9

des fables'. Ainsi, à la différence de L afItau, ne consi-

dère-t-il pas la religion comme originaire chez leshom mes et les peuples. Son idée, au contraire, est queles homm es et les peuples arrivent aux croyances reli-gieuses à cause de leur ignorance et de leur inclinationau m erveilleux. Chez Fontenelle, les fables ne sont pasdes vestiges d'une vérité divine originaire. E lles repré-sentent les premières et grossières explications des

phénom ènes de la nature et de la vie.L'histoire biblique était le point de départ de La-

fItau. La nature humaine est celui de Fontenelle.Selon Fontenelle, les hommes et les peuples, qui se

trouvent agir dans les mêmes conditions historiqueset sociales, se comportent de la même m anière. L a na-ture humaine étant uniforme, les hommes et les peu-

ples ont la faculté et la capacité de progresser dans letemps. Quand un peuple est jeune, c'est de l'inclina-tion au merveilleux que les premiers systèmes gros-siers d'explication tirent leur origine. L a religion naîtau moment où des phénomènes de la nature sontattribués au pouvoir des dieux. Mieux encore, l'ori-gine des croyances religieuses et des premiers sys-

tèmes philosophiques' dérive, pense Fontenelle, durapport entre les hom m es primitifs ou sauvages et lesphénom ènes irréguliers de la nature' :

... la première idée que les hommes prirent de quelqueêtre supérieur, ils la prirent sur des effets extraordinaires,

l . Pour l e f ragm ent Sur l'histoire, c f . l ' é d i t i o n c r i t i q u e d e L'origine desfables p u b l i é e p a r C a r r é , op. cit.

2 . F o n t e n e l l e , De l'origine des fables, op. cit., p . 1 5 .

3 . Cang u i l h em sou t i en t , au con t r a i re , q ue p ou r Fon t ene l l e l es

c r o y a n c e s r e l i g i e u s e s d é r i v e n t d e l ' u n i f o r m i t é e t d e l a r é g u l a r i t é d e l a n a -

t u r e . C f . l e t r è s i m p o r t a n t e s s a i d e G . C a n g u i l h e m , Histoire des religionset histoire des sciences dans la théorie du fétichisme chez A ugu ste Comte, inI d . , Etudes d'histoire et de philosophie des sciences, Par i s , Vr in , 19 68 ,

p . 8 8 - 8 9 .

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30 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

et nullement sur l'ordre réglé de l'univers, qu'ils n'étaient

point capab les de reconnaître ni d'adm irer'.

L es premiers hommes considéraient comme pro-dige tout ce qui se situait hors de leur expérience trèslimitée. Ces croyances étaient donc le produit deleur ignorance. Selon Fontenelle, dont le point devue est centré sur l'idée de l'uniformité de la naturehumaine, il n'y a pas de différence entre les hommesprimitifs ou sauvages et les hommes modernes. Lesuns comme les autres s'efforcent d'organiser l'expli-cation des phénomènes dans les limites de leurs ex-périences respectives. C'est donc à cause de leur ex-périence très limitée que les primitifs et les sauvagesattribuent aux phénomènes de la nature les inten-tions et la volonté d'un dieu. Plus précisément : lesprimitifs et les sauvages, s'agissant des phénomènesirréguliers de la nature, joignent l'image d'un êtresupérieur, auteur de ces phénomènes, à la représen-tation du pouvoir', c'est-à-dire à la première formede relation sociale qu'ils connaissent.

De cette philosophie grossière, qui régna nécessairement

dans les premiers siècles, sont nés les dieux et les déesses. Ilest assez curieux de voir comm ent l'imagination hum aine aenfanté les fausses divinités. L es hom mes voyaient bien deschoses qu'ils n'eussent pas pu faire : lancer les foudres,exciter les vents, agiter les flots de la mer ; tout cela étaitbeaucoup au-dessus de leur pouvoir'.

Si l'on part de l'idée de cro issance et de développe-

ment de l'expérience intellectuelle et sociale parmi lespeuples et les nations, si l'on imagine des stades dans

1. Fontenel le, De l'origine des fables, op. cit., p. 18.

2. Ibid., p. 18.

3. Ibid., p. 17.

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Du e miche » au a fétichisme » J 3 1

cette croissance et ce développement, et si l'on place le

pouvoir, en tant que pouvoir physique', au premierstade, il devient possible de faire des conjectures surl'antiquité des croyances, leur succession et leur déve-loppement, et donc d'établir une comparaison entreAnciens et sauvages. Selon Fontenelle, il est destemps parallèles à l'intérieur desquels le progrès dechaque peuple est contenu, à moins qu'un élément

externe, telle une invasion ou la découverte d'un p eu-ple par un autre, ne vienne en m odifier le cours.

L'idée de Fontenelle que la première image desdieux descend des phénomènes irréguliers de la na-ture marque la différence entre sa théorie et la théo-rie de Lafitau. La divinisation des phénomènes irré-guliers de la nature, qui n'est pour L afitau q u'un cas

particulier de la croyance en des dieux mineurs, de-vient pour Fontenelle l'explication première de lanaissance de toute croyance religieuse.

Hume, l'histoire conjecturale et l'originede la religion

L'idée que la religion tire son origine de la craintedes hommes primitifs face aux phénomènes irrégu-liers de la nature trouve sa source dans la pensée an-cienne'. A partir de Hobbes3, cette idée se répand

1 . I b i d . , p . 1 8 .

2 . Démocrite, i n Sextus Empir icus, A d v e r s e s m a t h e m a t i c o s , I X, 24

(Diels-Kranz, 68 A 75) : cf. Démocri t e, D o c t r i n e s p h i l o s o p h i q u e s e t r é -

f l e x i o n s m o r a l e s , t rad. M. Solov ine, Paris, Alcan, 1928, p. 109; Lucrèce,

D e l a n a t u r e , V, 1186 s., texte établi et t radu it par A. Emont , Paris, Les

Belles-Lett res, 1924, p. 255 ; Petronius Arbi ter, F r a g m e n t 2 7 ; Stace,

T e b a ï d e , I I I , 6 6 1 .

3 . Th. Hobbes, L é v i a t h a n (1651), chap. XI I .

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3 2 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

parmi les philosophes modernes, de Spinoza à

Bayle, de Vico à Boulanger ou à d'Holbach'.Dans l'Histoire naturelle de la religion, David

Hume revient sur l'argument de la crainte des phé-nomènes irréguliers de la nature pour expliquerl'origine du polythéism e :

... un animal barbare et nécessiteux (tel que l'homme àla première origine de la société), pressé par tant de be-soins et de passions, n'a pas le loisir d'adm irer l'aspect ré-gulier de la nature ou de s'enquérir sur la cause de ces ob -jets auxquels, depuis son enfance, il s'est peu accoutumé.Au contraire, plus la nature lui apparaît régulière et uni-forme, c'est-à-dire parfaite, plus il se familiarise avec elleet moins il est porté à la scruter et à l'exam iner. Un e nais-sance monstrueuse suscite sa curiosité et lui parait un

prodige. E lle l'alarm e par sa nouveauté et imm édiatementle fait trembler, le poussant de la sorte à offrir des sacri-fices et à faire des prières'.

L a crainte des phénomènes irréguliers de la naturerésultait donc, selon Hume, d'une condition, d'unmilieu où les hommes primitifs vivaient pressés parles besoins et les passions. L'idée de l'organisationdu temps est présente dans ce discours : le temp s deshommes primitifs était entièrement sacrifié à latâche de satisfaire leurs b esoins et leurs passions. E nconséquence, ils n'avaient pas la possibilité de cher-cher les causes cachées et réelles de ces phénom ènes.

1 . P . B a y l e , Pensées diverses sur la comète, LXV ; G. B. Vico, La

scienza nuovo (1744), « D e g l i e l e m e n t i » , X L ; N . A . B o u l a n g e r , L'Anti-

quité dévoilée par ses usages ou exam en c ritique des principales opinions,cérémonies et institutions religieuses et politiques des différents peuples de laterre, A m s t e r d a m , 1 7 6 6 ; Ho l b a ch , Système de la nature ou des loir du

monde physique et du mande m ord. L o n d r e s, 1 7 7 1 .

2 . D . H u m e , Histoire naturelle de la religion, 8 d . p a r M . M a l h e r b e ,P a r i s , V r i n , 1 9 8 9 , p . 4 2 .

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Du « fétiche » au « fétichisme » / 33

Dans cette condition, dit Hume' — et, avec lui,

Adam Smith' —, la connaissance humaine de la na-ture n'est pas orientée vers la contemplation, elle dé-rive, au contraire, de l'intérêt pour les événementsde la vie, elle descend de la crainte et de l'espoir.Tant que les hommes sont contraints de consacrertout leur temps au problème de la satisfaction desbesoins les plus urgents, leur expérience s'arrête évi-

demment aux limites marquées par ces besoins ; ilen va de même, puisqu'elle en découle, de leur idéede la divinité.

D'ailleurs, si « les hommes ont une tendance uni-verselle à concevoir tous les êtres à leur ressem-blance et à transférer à tous les objets les qualitésauxquelles ils sont habitués et familiarisés et dont ils

ont une conscience intime » 3 , il est évident qu'ils at-tribuent aux dieux des caractères et des qualités quicorrespondent au niveau et aux limites de leur capa-cité de connaissance. En particulier, ils attribuentaux choses de la nature une volonté et des intentionsqui ressemblent à la volonté et aux intentions deshommes, mais avec un pouvoir plus grand.

Cette « absurde » attribution de qualités, qui sonttypiquement humaines, aux choses et aux êtres vi-vants est générale. Les philosophes eux-mêmes,continue Hume poursuivant son analyse, ne peuvententièrement y échapper lorsqu'ils parlent, relative-ment à la matière inanimée, de l'horreur du vide,des sympathies, des antipathies et des autres affec-

tions de la nature humaine s . La même « absurde1. Ibid., p . 45-47.2. A. Smith, Essais philosophiques, trad. P. Prévost, Paris, 1797,

I" P art ie, p. 171 s.3. D . H u m e , Histoire naturelle de la religion, op. cit., p . 48.4. Ibid.

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34 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

tendance » se montre « quand nous levons les yeux

vers les cieux et que, transférant — trop souvent —des passions et des infirmités hum aines à la divinité,nous la représentons jalouse, prête à la vengeance,capricieuse et partiale, en bref identique en toutpoint à un homme méchant et insensé, si ce n'estdans sa puissance et son autorité supérieures. Il n'ya rien d'étonnant alors à ce que l'humanité, placée

dans une ignorance aussi absolue des causes et enmême temps si inquiète de sa fortune future, re-connaisse immédiatement qu'elle dépend de puis-sances invisibles, douées de sentiment et d'intelli-gence. Les causes inconn ues, qui occupent sans cessela pensée, apparaissant toujours sous le même as-pect, sont saisies comme étant toutes de la même

sorte ou espèce. Et il faut peu de temps pour quenous leur attribuions la pensée, la raison, les pas-sions et parfois même les membres et les formes hu-m aines, afin de les am ener à une plus grande ressem-blance avec nous-mêm es »'.

L a pression exercée par les besoins et les passions,l'expérience limitée, l'incapacité d'expliquer les

causes des phénomènes naturels et des événementsde la vie, tous ces éléments constituent le scénariodans lequel Hume voit naître et se développer la re-ligion. L'imaginaire primitif, selon Hume, et selonFontenelle avant lui, se forme dans les limites del'expérience des hommes par rapport au milieu quiles environne. Il tient la place de la connaissance po-

sitive des phénomènes de la nature, qui sont enconséquence divinisés.C'est en vertu de ces idées sur la nature humaine

que le polythéisme devient, chez Hume, la première

1. Ibid., p. 48-49.

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Du K f é tiche » au a f é t i c h i s m e » / 35

religion des hommes. Et pour appuyer sa thèse sur

la naissance de la religion à partir de formes poly-théistes, Hume combine les faits avec les conjec-tures. Il refuse, com m e B ayle avant lui, l'universalitédes croyances religieuses : « On a découvert quel-ques nations qui n'entretenaient aucun sentiment dereligion, si l'on peut croire les voyageurs et les histo-riens ; et il n'y a pas deux nations, il n'y a pas guère

deux hommes qui se soient accordés avec précision,sur les mêmes sentiments. »' La religion ne naît pasd'un instinct naturel comme l'amour de soi, l'affec-tion entre les sexes, l'amour des enfants, la grati-tude, le ressentiment. Tous ces instincts se sontmontrés partout universels, contrairement à la reli-gion, dont les premiers principes doivent être se-

condaires'. La religion n'est donc pas innée chez leshommes, mais acquise historiquement. Et la pre-mière acquisition historique de la croyance reli-gieuse est le polythéisme;. S'il n'y a pas universalitédes croyances religieuses innées, il existe en revancheune universalité du polythéisme en tant quecroyance religieuse acqu ise.

C'est un fait incontestable qu'il y a à peu près mille septcents ans toute l'humanité était polythéiste. Les principesincertains et sceptiques de quelques philosophes ou lethéisme d'une ou deux nations, théisme qui n'était pasnon plus entièrement pur, ne constituent pas une objec-tion valable à cet égard. Contemplez donc le clair témoi-gnage de l'histoire. Plus nous remontons dans l'Antiquité,plus nous trouvons l'humanité plongée dans le poly-

I. Ibid., p . 39.2. Ibid., p . 39-40.3. Su r le p olythéism e, cf. L'impensable polythéisme. Etudes d'historio-

graphie religieuse. Textes rassemblés et présentés par F. Schmidt, Pa ri s,E di tion des Archives con tem pora ines , 1988.

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3 6 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

théism e. Au cune m arqu e, aucun sym ptôm e d'une religion

plus parfaite. Les plus anciens registres de la race hu-maine nous présentent encore ce système comme lacroyance établie et populaire. Le nord, le sud, l'est etl'ouest rendent un témoignage unanime en faveur dumême fait. Que pouvons-nous opposer à une évidenceaussi entière' ?

En déclarant que des peuples athées ont existé et

donc que les croyances religieuses sont des produitsde l'histoire, Hume inscrit la religion dans l'histoirede la société et de la civilisation. Et historiquement,la religion la plus primitive est, à son avis, le poly-théisme. Hume renverse ainsi la thèse jusqu'alorsdominante qui identifiait la première religion del'humanité au monothéisme. Une thèse que Voltaire

proposera encore, en 1764, justement contre Hume,m ais, rem arquon s-le, dans le contexte nouveau — lem ême q ue celui de H um e — d'une théorie psycholo-gique de la nature humaine 2 .

Il apparaît—dit Hume — aussi loin que l'écriture oul'histoire remonte, que l'humanité de l'Antiquité fut uni-versellement polythéiste. Affirmerons-nous que dans des

temps plus anciens encore, avant la connaissance des let-tres ou la découverte des arts et des sciences, les hommesentretenaient les principes du pur théisme ? C'est-à-direqu'ignorants et barbares ils découvrirent la vérité, maisqu'ils tombèrent dans l'erreur, dès qu'ils acquirentconnaissance et culture ?

Mais cette affirmation contredit non seulement touteapparence de probabilité mais aussi notre expérience ac-

I. D. Hume, Histoire naturelle de la religion, op. cit., p. 40.2. Cf. Dictionnaire philosophique, « Religion ». Une critique de l'His-

t o i r e naturelle de la religion se trouve dans le troisième tome des C E u v r e s

philosophiques de H ume, Amsterdam, 1759 : Exam en de l'histoire nature llede la religion.

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D u K fétiche » a u a fétichisme » / 37

tuelle des principes et des opinions des nations barbares.

Les tribus sauvages d'Amérique, d'Afrique et d'Asie sonttoute idolâtres. Nulle exception à cette règle'.

Ces faits et ces témoignages s'accordent avecl'idée « du progrès naturel de la pensée humaine » 2 .

Pouvons-nous imaginer, continue Hume dans sonargumentation, que les hommes habitèrent des pa-

lais avant d'habiter des huttes, ou étudièrent la géo-métrie avant l'agriculture ? « L'esprit s'élève pro-gressivement de l'inférieur au supérieur. »3

De même Adam Smith, après avoir analysé l'ori-gine du polythéisme d'une façon proche de celle deDavid Hume, dit que la philosophie est née au mo-ment où les hommes, n'étant plus soumis à la pres-sion des besoins les plus urgents, vivaient dans l'or-dre et la sécurité économiques. Ils avaient ainsi letemps de contempler la nature pour en découvrir lesprincipes cachés°.

Dans l' « histoire conjecturale » de Hume et deSmith', il faut distinguer au moins deux aspects im-portants : d'une part, le parallèle entre les conditionssociales et le développement de la pensée ; d'autrepart, la critique d e l'idée de d essein et de providence,critique fondée sur le « progrès naturel » de l'esprit, etqui n'applique plus l'intentionnalité humaine auxévénements et aux objets de la nature, ni ne la trans-fère à la volonté des dieux.

Le rapport entre les phénomènes irréguliers de la

1. Histoire naturelle de la religion, p. 41.

2. Ibid.

3. Ibld.

4. A. Smith, Essais philosophiqu es, op. cit., p . 171 s.5. Cf. D. Stewart, Précis de la vie et des écrits d'Adam Smith. in

A. Sm ith, Essais philosophiqu es, op. cit.. I " Partie, p. 55-56.

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3 8 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

nature et l'origine polythéiste de la religion élimine

donc la question de l'idolâtrie, fusse-t-elle considé-rée comm e dégénérescence d'un m onothéism e origi-naire ou bien comme substitution des dieux à leursimages, des représentants aux représentés. Le termepolythéisme, utilisé par Philon d'Alexandrie, est re-pris, au xvII` siècle, par Cudworth'. Celui-ci, bienque soutenant la thèse innéiste de la croyance origi-

naire en un d ieu unique, va contribuer, par l'analysedu terme polythéiste, qu'il emprunte à Philon, àmodifier le cours des réflexions sur l'histoire des reli-gions. Le cen tre de la réflexion n'est plus l'adorationdes idoles (c'est-à-dire un culte des images en tantque substitut de la croyance originaire en un dieuunique), mais la croyance en tant que problèm e de la

connaissance humaine. En refusant l'innéisme et entournant son regard du côté du rapport entre leshom m es primitifs et les phénom ènes irréguliers de lanature, Hume prenait parti pour le polythéisme entant que croyance religieuse primordiale. Le poly-théisme devenait ainsi l'expression de la form e gros-sière de l'expérience, qui pouvait être organisée par

des hommes en proie aux besoins et aux passions.Chez Hume il est question surtout d'événements et

non d'objets. Les croyances primitives naissent àcause des évén em ents extraordinaires ; les objets, entant qu 'objets de culte, représentent ce qui résulte dela naissance de ces croyances. Hume parle soit depolythéisme soit d'idolâtrie, mais le mot décisif

reste, certainem ent, celui de polythéisme 2 .

1. Cf. F. Schmidt, Les polythéismes : dégénérescence ou progrès, inL'impensable polythéisme. op. cit., p. 25-27.

2. Dans l'édition de 1777, la dernière qui ait été revue par Hume lui-même, mais qui fut publiée de façon posthume, le mot polythéisme sesubstitue à idolâtrie .

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Le fétichisme :l'invention de Charles de Brosses

Détermination du concept

Le président de l'Assemblée de Dijon Charles deBrosses, l'auteur b ien connu des Lettres fam ilières sur

l'Italie' et du Traité sur la formation m écanique des lan-gues — dont T urgot s'est inspiré pour écrire l'article« Etymologie » de l'Encyclopédie'—, avait fait paraî-tre en 1756 une Histoire des navigations aux TerresAustrales, un ouvrage en deux tomes, où il avait re-cueilli et résumé les récits de voyages écrits par les capi-taines qui avaient visité et décrit ces mêmes Terres aus-

trales du début du XVIe siècle au milieu du XVIIIe siècle.Dans cet ouvrage de Brosses remarque à plusieursreprises que les progrès effectivement accomplis parquelques-uns des peuples anciens démontrent quetous les peuples peuvent progresser de la même fa-çon. Cette idée est en réalité l'expression d'une idéo-logie colonialiste, très bien éclairée par un passage

1. Ch. de Brosses, Lettres familières sur l'Italie, par Y. Bezard, 2 vol.,Paris, Firmin-Didot, 1931. Sur les Lettres, cf. les essais de E. Cagiano etE. Kanceff dans Charles de Brosses, 1777-1977, actes du Colloque de Di-jon, 3-7 mai 1977, textes recueillis par J.-C. Garreta, Genève, Slatkine,1981, respectivement p. 15-34 et p. 35-46.

2. Ch. de Brosses, Traité de la formation mécanique des langues et desprincipes physiques de l'étymologie, 2 vol., Paris, 1765. Sur Turgot et l'ar-ticle « Etymologie s, cf. F. E. Manuel, The Eighteenth Century Confronts

die Gods, Cambridge, Mass., Harvard University Press, 1959, p. 184. Surle Traité, cf. les écrits de S. Auroux, D. Droixhe, C. Porset dans Charlesde Brosses, 1777-1977, op. cit., respectivement p. 187-200, p. 201-203,p. 209-218 ; G. Gusdorf, L'avènement des sciences humaines au siècle desLumières, Paris, Payot, 1973.

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40 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

du deuxième tome de cet ouvrage. De Brosses y

écrit, en effet, que tous les peuples peuvent être dis-ciplinés, et sont donc capables de recevoir une édu-cation et de progresser'. Ils sont ainsi les objets pas-sifs d'une m anipulation pédagogique.

Quelques pages plus loin, de Brosses utilise, pourla première fois, le terme « fétichisme ». Il le fait,c'est important, dans un contexte de comparaison.

Il écrit que le peuple de Manille est plus ancien quecelui des autres colonies étrangères du pays, qui l'arepoussé p arm i les rochers et les forêts inaccessibles,où il est resté isolé. Il s'agit d'hom m es de race noire,qui adorent « des pierres rondes, des troncs d'arbreset divers autres espèces de f é t i c h e s , ainsi que lesnègres africains » 2 . Ils ont de plus en commun avec

les peuples les plus anciens le « culte des Boetylesqui est une espèce de f é t i c h i s m e , semblable à celuides sauvages m odernes »3.

Les fétiches des « nègres » de Manille sont doncsemblables non seulement aux fétiches des « nègresafricains », mais aussi à ceux des cultes des peuples lesplus anciens. Nous trouvons là tous les éléments de la

doctrine de L afitau : les éléments de la com paraison,1 . Ch. de Brosses, Histoire des navigations aux Terres Australes, conte-

nant ce que l'on sçait des mœurs et des productions des Contrées découvertes

jusqu'à ce jour ; et où il est traité de l'utilité d'y faire de plus amples décou-

vertes, et des moyens d'y former un établissement, 2 tomes, Paris, 1756,

t. I I , p. 372.

2. Ibid., t. 1 1 , p . 3 7 7 .

3. Ibid. Sur les « Boetyles », voi r ci-dessous. De Brosses dit qu' il a fait

voir « ailleurs » la ressemblance entre le cult e des Boetyles et le «

fét ichisme » des sauvages modernes. I I existe, donc, un texte ant érieur à

l'Histoire des navigations, où de Brosses ut ilise le terme « fét ichisme n.

Mais ce text e n'a pas été ident ifié : cf. M. David, Histoire des religions et

philosophie au xvt t t ' siècle : le président de Brosses, David Hume et Dide-

r o t , Revue philosophique, n° 2, 1974, p. 156 ; Le président de Brosses his-

torien des religions et philosophe, Ch. de Brosses. 1777-1977, op. cit.,

p . 1 3 0 .

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses / 4 1

dans l'espace et dans le temps, entre peuples « sau-

vages » contemporains et peuples des prem iers temps.Un an après la publication de l'Histoire des navi-

gations aux Terres Australes, C harles de Brosses lit àl'Académie des Inscriptions et Belles-Lettres sa dis-sertation sur les « Dieux fetiches »', et en 1760 il faitparaître, anonymement, Du culte des dieux fétichesou Parallèle de l'ancienne religion de l'Egypte avec la

religion actuelle de Nigritie. C e texte est fondam entalpour l'invention du concept de fétichisme, conceptque l'on retrouvera ensuite dans tous les autres ou-vrages de de Brosses. Dans le Traité sur la form ationmécanique des langues, de Brosses dit que « lascience étymologique est la vraie clef de l'histoireancienne » 2 et, tout de suite après, à propos des

dieux Cabires, dont le culte consistait dansl'adoration du soleil « sous la figure du feu », il re-marque, en répétant la thèse fondamentale du Cultedes dieux fétiches, que « tout l'ancien monde a étépartagé entre cette religion sabéenne, et le culte plusgrossier de certaines divinités matérielles, animéesou inanimées, tels qu'un animal, un arbre, un

lac, etc., culte assez semb lable à celui que les peuplesnègres rendent à leurs Fétiches, dont on nous a de-puis peu donné l'histoire » 3 . A nouveau dans l'His-toire de la République romaine de Brosses parle desCabires de l'île de Samothrace et des fétiches despeuples africains*. Mais c'est à l'ouvrage Du culte

1 . C f . M . D a v i d , H i s t o i r e d e s r e l ig i o n s . . . , op. cit., p . 1 4 6 s . ; L e p r é s i -

d e n t de B r o s s e s . . . , op. cit., p . 1 3 2 .

2 . C h d e B r o s s e s , Traité sur la form ation m écanique des langues, P a r i s ,

1 7 6 5 , t . I , p . 9 3 .

3. Ibid.4 . C h . d e B r o s s e s , H istoire de la République rom aine, D i jo n , 1 7 7 7 , I I ,

p . 5 3 2 , n . 3 (d e p . 5 3 1 ) .

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42 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

d e s d i e u x f é t i c h e s qu'il faut se rapporter pour une

analyse de l'invention du concept de fétichisme entant que concept anthropologique.

L'impression que l'on peut tirer du titre de l'ou-vrage brossien sur le fétichisme est que la compa-raison reste limitée à l'Egypte ancienne et à la« Nigritie » moderne. En fait, de Brosses l'étend àtous les peuples « sauvages » contemporains et à

tous les peuples anciens'. Selon de Brosses, les opi-nions dogmatiques et les rites pratiques des pre-miers temps « roulent, ou sur le culte des astres,connu sous le nom de sabéisme, ou sur le cultepeut-être non moins ancien de certains objets ter-restres et matériels appelés F é t i c h e s chez les nègresafricains, parmi lesquels ce culte subsiste, et que

par cette raison j'appellerai F é t i c h i s m e »2 . DeBrosses opte pour le terme « fétichisme » et s'enexplique ainsi :

Je demande que l'on me permette de me servir habi-tuellement de cette expression : et quoique dans sa signi-fication propre, elle se rapporte en particulier à lacroyance des Nègres de l'Afrique, j'avertis d'avance que

je compte en faire également usage en parlant de touteautre nation quelconque, chez qui les objets du cultesont des animaux, ou des êtres inanimés que l'on divi-nise ; même en parlant quelquefois de certains peuplespour qui les objets de cette espèce sont moins des Dieuxproprement dits, que des choses douées d'une vertudivine, des oracles, des amulettes, et des talismans pré-servatifs'.

1 . C f . S . L a n d u c c i , I filosofi e i selvaggi, op. cit., p . 2 4 1 e t 2 5 6 .

2. D u cu lte des dieux fétiches, éd. c i t . , p . 1 1 . I I f a u t r e m a r q u e r e n p a s -

s a n t q u e d e B r o s se s a t t r i b u e i c i a u x « n è g r e s a f r i c a in s » l e t e r m e « F é -

t i c h e » . M a i s , u n p e u p l u s l o i n ( p . 1 5 ) , i l a f f i r m e q u e « Fé t i ch e » d é r i v e deFeitiço, m o t p o r t u g a i s a u q u e l i l a t t r i b u e u n e r a c in e l a t i n e e r r o n é e .

3. D u cu lte des dieux fétiches, p. 11.

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L e f é t i c h i s m e : l'invention de C. de B r o s s e s I 4 3

Dans la théorie brossienne de la religion, le sa-

béisme et le fétichisme sont plus primitifs que l'ido-lâtrie'. E t surtout ces formes de croyances son t diffé-rentes de l'adoration des hommes déifiés, qui est, àson tour, une forme primordiale d'idolâtrie'. D'au-tre part, le culte égyptien des animaux est communà plusieurs peuples anciens3. En général, donc, ils'agit d'opérer une classification, en plaçant le culte

des choses inanimées et des êtres animés au premierstade de la religion, donc en plaçant le fétichismeavant la déification des hommes et l'idolâtrie.

Comme Madeleine David l'a bien relevé, cetteclassification b rossienne contient des élém ents neufs.Le culte des pierres représente son point de départ :« Bien que les animaux sacrés d'Egypte, dit Made-

leine David, soient ici au premier plan, une lectureattentive atteste l'importance première du culte despierres pour l'élaboration de l'idée de fétichisme. » 4Et le terme d' « idolâtrie », « vague sous la plumede Hume et d'autres, s'éclaire dans les Dieux fé-tiches, du fait qu'il s'applique exclusivement à desobjets figurés de dimensions variées, supportant un

culte »S.Ce culte des choses inanimées et animées, que deBrosses a proposé d'appeler « fétichisme », en tantque forme primordiale de la religion, a pour origine

1. Ibid., p . 1 2 . S u r l e s t h é o r i e s c l a s s i f i c a t o i r e s d e s f o r m e s d e r e l i g i o n ,

cf . F. Schm idt , Les polythéismes, op. cit. ; C. Ber na r d- S. Gru zinsk i , De

l'idolâtrie. Un e archéologie des sc iences re ligieus es, P a r i s , S e u i l , 1 9 8 8 .

2 . S u r l ' i d o l â t r i e , c f . M . D a v i d , L e s i d é e s d u x v u r s i é c l e s u r l ' i d o l â t r i e ,

e t l e s a u d a c e s d e D a v i d H u m e e t d u p r é s i d e n t d e B r o s s e s , Nansen, XXIV,

f a s c . 2 , A u g u s t 1 9 7 7 , p . 8 1 - 9 4 ; C . B e r n a r d - S . G r u z i n s k i , De l'idolâtrie,

op. cit.

3. Du culte des dleux fétiches, p . 1 3 .

4 . M . D a v i d , L e s i d é e s d u x v i i i e s i é c le . .. , op. cit., p . 9 1 .

5. Ibid., p . 9 2 .

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44 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

l'ignorance et la crainte'. De B rosses reste donc sous

cet aspect dans la ligne théorique qu i partant de Dé-mocrite va, nous l'avons vu, jusqu'à H um e et au-delà.

Mais, si le fétichisme représente le premier stadede l'évolution des croyances et des pratiques reli-gieuses, il faut expliquer pourquoi les « sauvages »contemporains en sont restés là et pourquoi aucontraire d'autres peuples en sont sortis. L'explica-

tion de de Brosses est à ce propos très ambigué saufsur un point : la « race choisie » n'a pas connu lestade du fétichisme. Il dit en effet :

A l'exception de la race choisie, il n'y a aucune nationqui n'ait été dans cet état, si l'on ne les considère que dumoment où l'on voit le souvenir de la Révélation Divinetout à fait éteint parm i elles'.

A ces considérations s'en ajoutent d'autres pouvantfaire penser à une adh ésion de de Brosses aux thèsesde la dégénérescence : thèses soutenues, rappelons-le,par L afitau et plaçan t à l'origine des croyances reli-gieuses le mon othéisme dégénéré et corrom pu par lasuite. Ainsi de B rosses remarque-t-il :

Le genre humain avait d'abord reçu de Dieu même desinstructions immédiates conformes à l'intelligence dont sabonté avait doué les hommes. Il est si étonnant de les voirensuite tombés dans un état de stupidité brute, qu'on nepeut guère s'empêcher de le regarder comme une juste etsurnaturelle punition de l'oubli dont ils s'étaient renduscoupables envers la m ain bienfaitrice qu i les avait créés'.

Il semblerait toutefois s'agir plutôt d'une argu-mentation traditionnelle probablement dictée par la

1 . D u c u l t e d e s d i e u x f é t i ch e s , p. 13.2 . I b i d .

3 . I b i d . . p . 13-14.

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses / 4 5

prudence. De Brosses en effet ne parle pas d'une vé-

rité donnée de Dieu aux hommes, mais d'instruc-tions conformes à l'intelligence de ceux-ci et dont ilsn'ont pas été capables, pour la plupart d'entre eux,de profiter. Il faut, par conséquent, conclure que lacondition de stupidité où les hommes sont plongésest l'effet de la punition divine. On peut dire qu'il nes'agit pas d'une thèse fondée directement sur l'Ecri-

ture, mais d'une conjecture sur l'histoire de la reli-gion q ui justifie la p lausibilité d'une telle thèse. D 'unautre côté, comment expliquer le fait que certainesnations soient restées au stade du fétichisme, tandisque d'autres, qui étaient passé par cette form e de re-ligion et de culte, l'ont surmonté ? De Brosses, àpropos de cette question, se garde d'évoquer l'inter-

vention divine. Il dit qu' « une partie des nationssont restées jusqu'à ce jour dans cet état informe :leurs mœurs, leurs idées, leurs raisonnements, leurspratiques sont celles des enfants. Les autres, après yêtre passé, en sont sorties plus tôt ou plus tard parl'exemple, l'éducation et l'exercice de leurs facul-tés »'. Si quelques nations sont restées au stade du

fétichisme, ce n'est donc pas à cause de la punitiondivine, mais à cause de l'isolement qui les empêched'apprendre à travers l'exemple d'autrui. Dansl'Histoire des navigations, nous l'avons vu, deBrosses avait parlé des « nègres » de Manille quiétaient restés fétichistes à cause de leur isolement.Dans les Dieux fétiches cette considération est géné-

ralisée : une nation isolée, quelle qu'elle soit, nepouvant de ce fait recevoir d'éducation, ne peut pasdévelopper ses facultés. D'ailleurs dans l'Histoiredes navigations de Brosses avait déjà remarqué que

l . Ibid., p. 14.

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46 / L e f é t ic h i s m e . H i s t o i r e d'un c o n c e p t

tous les peuples peuvent apprendre à développer

leurs facultés. Le président de l'Assemblée de Dijonétait bien disposé, de par l'idéologie coloniale, àcroire en la possibilité du progrès des peuples.Confiance qu'accompagnait la certitude naive de lastupidité brutale des peuples restés au stade du féti-chisme.

Une théorie de la pensée primitive

Selon de Brosses, les mêmes actions dérivent dumême principe : c'est l'idée générale qui soutienttoute la comparaison entre « sauvages » moderneset peuples des premiers temps.

Après avoir exposé quel est le Fétichisme actuel desNations modernes, j'en ferai la comparaison avec celuides anciens peuples ; et ce parallèle nous cond uisant natu-rellement à juger q ue les mêm es actions ont le mêm e prin-cipe, nous fera voir assez clairement que tous ces peuplesavoient là-dessus la même façon de penser, puisqu'ils onteu la même façon d'agir, qui en est une conséquence'.

Nous trouvons donc, chez de Brosses, encore quesous forme d'une simple énonciation de principe,une théorie de la pensée primitive, dont il fait déri-ver, comme Fontenelle avant lui, sa méthodecomparative. Dans la première section de son ou-vrage, de Brosses décrit le fétichisme des « nègres »

contemporains et des autres nations « sauvages » 2 .En comparant ces diverses nations, de l'Amérique àla L aponie, après avoir parlé de la nation de l'E thio-

1 . I b i d .

2 . I b i d . , p . 15 .

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses / 47

pie, il en vient à considérer la forme de culte propre

au Yucatan :

Un autre pays [le Yucatan] bien éloigné de celui-ci[l'Ethiopie] nous fournit un exemple de la manière dontles Sauvages font choix de leur Divinité, et nous prouveen même temps combien ce culte ridicule, répandu si loinet commun à des peuples entre lesquels il n'y a eu aucunecommunication d'idées, tombe facilement dans la pensée

des hommes grossiers'.

L es m êm es actions ont les m êm es principes : il n'ya pas besoin de communication, ni de diffusiond'idées pour « tomber » dans le fétichisme. C'est lapensée primitive qui, dans l'isolement, produit, chezdes nations « sauvages » diverses et éloignées, des

croyances grossières semblables. De Brosses estdans la ligne théorique de Fontenelle. Lafitau, aucontraire, était diffusionniste : il pensait que descroyances grossières semblab les chez des nations dif-férentes étaient la conséquence d'une communica-tion d'un peuple à un autre. Pour le jésuite Lafitaula croyance religieuse ne naît pas directement de la

pensée primitive des hommes, mais elle est aucontraire le résultat d'une révélation divine origi-naire. Et les croyances grossières sont la consé-quence d'un oubli et de la dégénérescence.

Par contre, de Brosses, dans le contexte d'une théo-rie de la pensée primitive et de la ressemblance descultes et croyances chez des peuples qui n'ont pas decommunication entre eux, introduit, en discutant dufétichisme des peup les de l'An tiquité, un élém ent trèsimportant. Il s'agit du passage d'une déterminationspatiale à une déterm ination tem porelle du cu lte féti-

1 . Ibid., p. 27 .

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4 8 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

chiste en tant que culte universel chez les peuples

« primitifs ». D ans la deuxièm e section de l'ouvrage,où de Brosses parle du « fétichism e des anciens peu-ples comparé à celui des modernes » t , à propos desEgyptiens, le peuple le plus ancien qui pratique leculte des fétiches, il remarque :

Il est naturel en effet qu'une opinion qui se trouve ré-pandue dans tous les climats barbares, le soit de mêmedans tous les siècles de barb arie'

L a projection du fétichisme d ans le temps passé dé-rive donc de la constatation de l'universalité de ceculte chez les « sauvages » contem porains. La théoriede la pensée primitive présuppose l'idée que leshom m es qui se trouvent au même niveau du dévelop-

pem ent social produisent les m êmes pensées et prati-qu ent les mêm es actions. C'est sur la base de ces pré-m isses q u'après avoir constaté l'universalité du cultefétichiste dans l'espace, c'est-à-dire chez les peuples« sauvages » contemporains, l'on peut conclure quecette universalité a existé dans le temps. L a théorie dela pensée primitive suppose que les « sauvages »

contemporains sont des témoins de ce qui se passaitpendant les premiers temps de l'humanité.A ce prop os, un peu plus d'un siècle plus tard, E d-

w ard B urnett Tylor, qui connaissait très bien le livrede de Brosses, parlera de « survivances » 3 . La gêné-

l. Ibid., p . 3 9 s .

2. Ibid.

3 . E. B. Tylo r , La civilisation primitive, t r a d . P . B r u n e t , P a r i s , 1 8 7 6 ,

t . I I , p . 1 8 6 s . Ce l i v r e d e T y lo r p o r t e e n é p i g r a p h e l a co n s i d é r a t i o n f i n a l e

du l i v re de d e Brosses. Sur la no t ion de « sur v ivance » chez Ty lor ,

cf . M. T. Hodg en, The Doctrine of Survivals. London , Al lenson &

1 9 3 6 , p . 3 6 s . Su r l a q u e s t i o n t h é o r i q u e d e l a « s u r v i v a n c e » , cf . l e s c o n s i -

dérat ions de M. B loch, Les rois thaumaturges, P a r i s , G a l l i m a r d , 1 9 8 3 ,

p . 2 0 .

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses I 49

ralisation brossienne du concept de fétichisme en

tant que pratique un iverselle dans l'espace et dans letemps, procède donc, en dernière analyse, de sathéorie de la pensée prim itive.

Les preuves tirées du raisonnement nous auraient in-diqué... ce que nous montrent ici les preuves de fait :sçavoir que l'Egypte avait été sauvage ainsi que tantd'autres contrées. Les preuves de fait qui nous la mon-

trent adorant des animaux et des végétaux, en un mot cequ e j'appelle F é t i c h i s t e , ne sont pas moins nombreusesque précises. Mais puisque les mœurs, le culte et les ac-tions des Egyptiens ont été à peu près les mêmes queceux des Nègres et des Américains, n'est-il pas bien na-turel d'en conclure qu'ils ont aussi tous agi en vertud'une façon de penser à peu près uniforme, et de jugerque c'est là tout le mystère d'une énigme dont on a silongtemps cherché le mot, pour en avoir conçu une tropbelle idée, faute de s'être avisé de ce parallèle facile àfaire des mœurs antiques avec les modernes' ?

Ce discours sur la pensée primitive s'appuie surl'idée de son développement et de son progrès. Deplus, l'hypothèse d'une correspond ance entre la pen-

sée et la société, dans les stades du progrès humain,est à l'origine de la réflexion sur la naissance de lareligion et à la base de la recherche des cultes pri-mordiaux correspondant à la primordialité de lapensée humaine. La différenciation des cultes et desformes de religion est organisée selon une classifica-tion diachronique. Dans cette classification le féti-

chisme précède le culte des héros et l'érection desstatues : cela correspond à l'idée du développementde la pensée humaine, qui avance du degré zéro de

1. Du culte des dieux fétiches, p. 43-44.

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5 0 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

ses facultés' — le niveau des peuples les plus primi-

tifs — au degré le plus élevé, le niveau des peuplescivilisés.

E ncore à propos des E gyptiens, de B rosses remar-que l'antériorité du fétichisme et du sabéisme :

Le Fétichisme et le Sabéisme étaient alors les deuxseules Religions reçues en Egypte... L'érection des statues

de figure humaine y était rarement d'usage, ou mêmen'avait pas encore lieu, non plus que l'idolâtrie deshom m es déifiés ; à laquelle, pour le rem arquer en passant,l'Egypte n'a presque pas été sujette, et qui n'a pareille-m ent aucun cours en N igritie2.

Fétichisme et sabéisme précèdent l'idolâtrie', leculte des héros, l'érection des statues. Le fétichismeest, selon de B rosses, le degré le plus bas du dévelop-pement de la faculté symbolique de représentationchez les hommes. Il s'agit du stade où le choix desobjets ne correspond pas à la reproduction de fI-gures ou d'images assum ant la fonction de représen-ter des dieux, mais exprim e la satisfaction du b esoinde leur adoration directe. Il s'agit donc, à ce degrédes facultés humaines, de la divinisation directe desobjets. Le choix arbitraire des fétiches, dont lesvoyageurs avaient parlé, devient chez de Brosses,dans le tableau d'une théorie évolutive de la penséehumaine, l'expression d'une manière primitive et

1. Dans ce contexte, comm e H ume (Histoire naturelle de la religion, op.cit., p. 39), de Brosses place les peuples athées au degré zéro du progrésde la religion (D u culte des dieux fétiches, p. 103).

2. Du culte des dieux fétiches, p. 57.3. Ibid., p. 36. Sur la question fétichisme-polythéisme-idolâtrie,

cf. F. Schmidt, Les polythéismes, op. cit., et G. Gliozzi, Les apôtres duNouveau Monde : monothéisme et idolâtrie entre révélation et fétichisme, inL'impensable polythéisme, op. cit. ; C. Bernard-S. Gruzinski, De l'idolâ-trie, op. cit.

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses / 5 1

grossière d'utiliser les facultés. La divinisation et

l'adoration directe des objets, choisis arbitrairem entaux yeux des observateurs occidentaux, signalentjustement que les hommes se trouvent au degré zérode leur capacité de représentation. Nous sommes icipresque au cœur de ce que Marcel Mauss appellera« un immense malentendu entre deux civilisations,l'africaine et l'européenne »' : la théorie du progrès

de la pensée humaine suppose un stade grossier etprimordial de l'humanité (dont les peuples sauvagesfétichistes seraient le document vivant), où il n'y au-rait aucune capacité de distinguer la chose et sa re-présentation. Or, il s'agit d'un stade fIctif, existantseulement dans les constructions idéologiques etépistémologiques qui armaient les esprits des Occi-

dentaux confrontés à la vision de l'autre.

Le fétichisme dans les temps les plus reculés

Dans l'Histoire des navigations, de Brosses avaitparlé des « Boetyles » (pierres divinisées qui étaient

l'objet d'un culte si ancien que le mythique historienPhénicien, Sanchoniathon, en avait fait Uranos leprem ier instituteur) 2 . De Brosses reprenait ainsi lesfragments du Phénicien Sanchoniathon, qu'Eusèbede Césarée avait dit avoir tirés à son tour de la tra-duction de Philon de Byblos. L'origine de ces frag-ments, leur ancienneté et leur authenticité furent (et

sont encore aujourd'hui) l'objet de maintes conjec-tures et opinions différentes. Selon Pierre-Daniel

l. Sur Mauss et l' « immense malentendu », voir p. 116 et s.2. Eusèbe de Césarée, op. cit., I , 10 ; cf. Du c ulte des dieu: fétiches,

p. 66.

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52 / L e f é t i c h i s m e . H i s t o i r e d'un c o n c e p t

Huet et Samuel Bochart, par exemple, les « boe-

tyles » descendaient de la pierre que Jacob avaitconsacrée après un songe mystérieux et qu'il avaitappelé Beth-el, c'est-à-dire dem eure de Dieu. EtienneFourmont refusa cette conjecture de Huet et de Bo-chart ; car il pensait que les « boetyles » étaient an-térieurs à la pierre de Jacob. Warburton, Van Dale,Voltaire, Court de Gebelin, entre autres, ont discuté

des fragments de Sanchoniathon'. De Brosses, poursa part, recherche ces « boetyles », ces « pierresgraissées » 2 dans toute la mythologie ancienne. Eneffet partout, aussi bien chez les Egyptiens que chezles Syriens, chez les Chaldéens ou chez les Perses, etmême chez les Hébreux, de Brosses trouve des tracesde ces pierres et de leur adoration. Bien que les

mythes de ces peuples soient très divers, ils témoi-gnent tous de la primordialité du culte fétichiste.

O n y voit qu'ils ont tous écrit les traditions reçues chezeux, et à peu près sur le même fonds d'idée ; si ce n'estque la vérité, qui se retrouve pure chez les Hébreux, estsouvent omise ou défigurée chez les nations voisines.Mais quant au détail des circonstances ils ne s'accordent

plus, ce qui est très naturel. La même chose n'arrive-t-ellepas dans les histoires de faits récents qui conviennent en-

I . Cf. Eusèbe de Césarée, Praeparatio Evang elica, 1, 9-10 ; P.-D. Huet ,

op . cit., I V, 11, 2, p. 42.43 ; S. Bochart , Geographia Sacra leu Phaleg étCanaan (1746), Ludgurni Batavorum, 1707', 11, I I , p. 703-712 ; A. Van

D a l e , D i ss er t a t i o s u p e r Sa n c h o n i a t o n e , i n D issertatio super A ristea, A m s -

terdam, 1705, p. 472-506; W. Warburton, The Divine Legation, vol. I ,

London, 1738, p. 153 ; E. Fourmont , Réflexions sur l'Origine, l'Histoire

et la Succession des Anciens Peuples, t. 1 , Pa r i a , 1 7 4 7 ' , p . 1 6 2 - 1 6 5 ; V o l-t a i re , Essai sur les mœurs, op. cit., vol. 1, p. 46-50 ; Court de Gebelin,

M onde primitif, Paris, 1773, p. 1 s. Pour une discussion contemporaine,

cf. L. Troiani, L'opera storiografica di Filone di Byblos, Pisa, Goliardica,

1974 ; S. E. Loew enstamm, Sanchuniaton, Pauly-Wissowa, Suppl. XI V,

Munich, 1974 ; A. Momigliano, I nt erpretazioni minime, Annali dellaScuola N ormale S uperiore di Pisa, sé r ie I I I , X , 4 , 1 9 8 0 .

2. Du culte des dieux fétiches, p . 7 3 .

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses I 53

semble sur le fonds des événements ? Rien de plus vain

que les efforts et les suppositions qu'on voudra faire pourmettre une conformité totale entre les opinions de l'Anti-quité. Chaque pays a ses fables propres, qui ne sont pascelles d'une autre contrée, et qu'il faut lui laisser'.

Malgré donc la diversité des fables dans leur dé-tail, le fonds est commun. Ayant d'abord analysé lestémoignages du culte fétichiste chez les peuples

orientaux, de Brosses parle des peuples civilisés.Après avoir vu cette espèce de croyance si bien établie

dans l'Orient, même parmi des peuples civilisés, chez quiles arts et la Philosophie fleurissaient, et dont les premierssiècles de barbarie ont presque échappé à l'histoire, se-rions-nous surpris de la trouver dans la Grèce, dont nousconnoissons jusqu'à l'enfance ? Il ne faut pas se faire une

autre idée des Pélasges sauvages qui l'habitèrent jusqu'autemps où elle fut découverte et peuplée par les Naviga-teurs orientaux, que celle qu'on a des Braziliens ou desAlgonkins'.

Dans sa théorie du p r i m u m m o y e n s des croyanceset des pratiques religieuses, de Brosses reprend lacomparaison que LafItau avait faite entre Indienset Grecs anciens, entre les Algonkins d'une part etles Pélasgiens de l'autre. L'intention de de Brossesest d'opérer une distinction entre le fétichisme etl'idolâtrie sur la base de l'idée d'une évolution gra-duelle de la faculté humaine de représenter et desymboliser. En s'appuyant sur Hérodote, deBrosses remarque « que la Grèce donna dans lasuite à ses vieux "boetyles" les noms des dieuxétrangers ; que les pierres et les autres fétiches ani-maux ne représentaient rien, et qu'elles étaient di-

1. Ibid., p . 63 .2. Ibid.. p . 7 8.

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54 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

vines de leur propre divinité »'. Il s'agit de l'élé-

ment caractéristique, selon de Brosses, du féti-chisme en tant que culte primordial, correspondantau degré zéro de la faculté humaine de représenta-tion et de symbolisation, à savoir la divinisationdirecte des objets. Ceux-ci sont divins de leur pro-pre divinité. Ils ne représentent rien. La religion dela Grèce ancienne trouve là son origine, parmi les

« boetyles » des hommes primitifs.

Le fétichism e avant le polythéism e

Dans la théorie brossienne le fétichisme, qui setrouve à l'origine de toutes les croyances religieuses,

est déterminé par l'absence de dédoublement entrele représentant et le représenté. Une religion, où lesobjets sont divinisés en tant que représentationsd'êtres invisibles, est, par rapport à la religion féti-chiste, à un stade ultérieur et supérieur de dévelop-pement et d'évolution. Mais une conséquence trèsimportante de la théorie de de Brosses est que la di-

vinisation directe des choses (et donc l'absence dedédoublement dans la représentation) ne fait évi-demment pas référence au problème de la substi-

tution des dieux représentés par les objets qui les re-présentent. En effet, l'idée du fétichisme en tant quesubstitution des dieux par des objets aurait été uneconséq uence de la théorie de la dégénérescence d'un

m onothéisme originaire, telle, par exem ple, que cellede Lafitau. Contrairement à celui-ci, de Brossespense que le fétichisme n'est pas une forme dérivéeet dégénérée, mais bien la forme primordiale de la

l . Ibid., p . 82.

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses / 55

religion, qui se manifeste, à l'aube de la pensée hu-

maine, par la divinisation directe des choses.De ce point de vue, la théorie brossienne des

form es de religion se situe dans la ligne théoriqu e deHume ; toutefois, si, pour ce dernier, la forme reli-gieuse primordiale est le polythéisme, pour deBrosses celui-ci est précédé, dans l'évolution de lacroyance, par le fétichism e.

En 1757 Diderot écrit à de Brosses après avoir lule manuscrit sur le fétichism e :

Vous avez raison. Le fétichisme a certainement été lareligion prem ière, générale et un iverselle. Les faits doiventnécessairement être d'accord avec la philosophie'.

De Brosses avait organisé les faits dans une théo-

rie qui généralisait le concept de fétichisme en unevision philosophique du progrès de la civilisation etde la pensée humaine. En se déclarant d'accord avecde Brosses, Diderot compare le manuscrit brossiensur le fétichisme à l'Histoire naturelle de la religionde David Hume :

Vous avez complété la démonstration de l'histoire na-

turelle de la Religion par David Hume. Connoissez-vousce .morceau ? Il est tout à fait dans vos principes'.

C'est probablement après cette lettre de Diderotque de Brosses lit le texte de Hume et décide de leciter amplement dans la troisième section de sonouvrage D u cu lte des dieux fétiches3. Effectivem ent,ainsi que Diderot l'avait dit, la théorie du fétichisme

l. M. David, Lettres inédites de Diderot et de Hume écrites de 1755à 1763 au président de Brosses, Revue philosophique, n° 2, avril-juin 1966 ,p. 138.

2. Ibid.3. Du cu lte des dieux fé tiches, p. 105 s. Cf. M. David, Histoire des reli-

gions..., op. cit., p. 155 s., et Le président de Brosses..., op. cit., p. 132 s.

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56 / L e f é t ic h i s m e . H i s t o i r e d'un c o n c e p t

se présentait comme un complément de la théorie

du polythéisme de Hume. Et cependant le rapportentre les deux théories n'est pas sans poser quelq uesproblèmes. Dans la troisième section ayant pourtitre « Examen des causes auxquelles on attribue leFétichisme », où de Brosses synthétise les principeset les conclusions de son ouvrage sur le fétichisme,on lit :

Tant de faits pareils, ou de même genre, établissentavec la dernière clarté, qu e telle qu'est aujourd'hui la R e-ligion des Nègres Africains et autre Barbares, telle étaitautrefois celle des anciens peuples ; et que c'est dans tousles siècles, ainsi que par toute la terre, qu'on a vu régnerce culte direct rendu sans figure aux prod uctions anima leset végétales'.

Après avoir remarqué donc l'universalité dansl'espace et le temps de ce culte primordial qu'est lefétichisme, de Brosses ajoute qu'une telle forme desuperstition dérive de la crainte et de la folie. Ne re-jetant pas l'hypothèse de la diffusion d'un peuple àl'autre (par exemple, des Egyptiens anciens aux« nègres » africains), de Brosses avance néanmoins

l'idée que le culte fétichiste naît spontanément par-tout où les hommes ont une pensée grossière et pri-mordiale.

... quand on voit, dans ces siècles et dans des climats siéloignés, des hommes, qui n'ont rien entre eux decommun que leur ignorance et leur barbarie, avoir despratiques semblables, il est encore plus naturel d'en

conclure que l'homme est ainsi fait, que laissé dans sonétat naturel brut et sauvage, non encore formé p ar aucuneidée réfléchie ou par au cune im itation, il est le mêm e pourles mœ urs primitives et pour les façons de faire en E gypte

1. I b i d . , p. 95.

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L e f é t i c h i s m e : l 'i n v e n t i o n de C. de B r o s s e s I 57

comme aux Antilles, en Perse comme dans les Gaules :

partout c'est la même mécanique d'idées ; d'où s'ensuitcelle des actions'.

L'homme sauvage est partout identique 2 : telleest la base sur laquelle s'effectue la généralisationdu concept de fétichisme. C'est aussi la base surlaquelle s'effectue l'observation. Les différencesd'usage et de mœurs entre les hommes et les peu-ples sont homogénéisées par le biais d'une théoriede la pensée primitive. L'homme sauvage est lemême partout : tout le système d'observation desdifférentes cultures et civilisations dans l'espace etdans le temps est organisé sur ce principe. Laréduction des rapports de comparaison dans l'es-pace â une classification dans le temps n'a pas

besoin d'être supportée par une théorie diffusion-niste ou génétique. Le « sauvage » est le mêmepartout : il a un même esprit grossier qui produitles mêmes actions. De Brosses critique donc lesthéories de ceux qui pensent que le culte des ani-maux ou des astres n'est pas direct, et que ceux-cisymbolisent des êtres divins. Selon de Brosses,

« cette façon de raisonner prend l'inverse de l'ordrenaturel des choses » 3 . L'idée que tous les peuplesont commencé avec une « Religion intellectuelle »,qu'ils ont ensuite corrompue avec l'idolâtrie la plusstupide, « n'a rien de conforme au progrès natureldes idées humaines, qui est de passer des objetssensibles aux connoissances abstraites, et d'aller du

près au loin, en remontant de la créature au Créa-

1. Ibid.. p . 9 6 .

2. Ibid. : « C'est l'un iformit é constante de l'homme sauvage avec lui-

mêm e. »

3. Ibid.. p. 99.

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58 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

teur, non en descendant du Créateur qu'il ne voit

pas, à la nature qu'il a sous les yeux »'.De Brosses est, de ce point de vue, très loin des

hypothèses de Lafitau, et très près du principe deHume selon lequel, suivant l'ordre naturel deschoses, on marche du concret à l'abstrait. Après ledéluge, l'humanité a replongé dans l'enfance, etc'est à partir de là qu'elle a repris sa marche. C'est

pourquoi il ne s'agit pas de rechercher le lien entrela première religion et les religions ensuite corrom-pues ; il ne s'agit pas de chercher, comme l'avaitencore fait Lafitau, des traces qui font remonter aumonothéisme originaire. L'humanité en est à unnouveau début, d'où il faut partir pour l'investiga-tion des peuples, de leurs religions et de leurs

croyances.C'est après ces considérations que de Brosses citele discours de Hume, tiré de l'Histoire naturelle de lareligion, où celui-ci parle de la crainte et des phéno-mènes irréguliers de la nature qui produisent, chezles « sauvages » et les « primitifs », les premièresformes de religion 2 . Théorie de la pensée primitive ;

passage du concret à l'abstrait qui exprime le coursnaturel du progrès ; crainte des phénomènes irrégu-liers de la nature : ces thèmes sont organisés en sys-

1. Ibid., p. 101.2 . M a i s , s e l o n H u m e , c e t t e f o r m e d e r e l i g i o n s e t r o u v e a u s s i c h e z le

« v u l g a i r e i g n o r a n t » d e s s o c ié t é s p o l i c é es . Cf . Histoire naturelle de la re-

ligion, c f . a u s s i l'Essai sur les miracles, i n Enquête sur l'entendem enthumain, é d . p a r M . B e y s s a d e , P a r i s , F la m m a r i o n , 1 9 8 3 . L ' in t e r p r é t a t i o n

r a t i o n a l i s t e m o d e r n e d u r a p p o r t e n t r e « v u l g a i r e i g n o r a n t » , c r o y a n c es e t

r e l i g i o n , r e m o n t e a u m o i n s â P i e t r o P o m p o n a z z i , Les causes des mer-

veilles de la nature ou les Enchantements, é d . p a r H . B u s s o n , Pa r i s , R i e d e r ,

1 9 3 0 . S u r P o m p o n a z z i , cf. l'Introduction de H. Busson ; L. Febv re , Leproblème de l'incroyance au XVIe siècle, P a r i s , A l b i n M i c h e l , 1 9 6 8 ' , e t s u r -

t ou t M. Bloch , Les rois thaumaturges, op. cit.

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L e f é t i c h i s m e : l ' i n v e n t i o n de C. de B r o s s e s I 5 9

tème par l'observation comparative des anciens et

des « sauvages » dans l'espace et dans le temps. Ils'agit là d'idées communes à de Brosses et à Hume.C'est dans ce sens que l'on peut entendre, ainsi queDiderot l'avait fait, la théorie brossienne du féti-chisme comme le complément de la théoriehumienne du polythéisme. Mais, si le fétichisme est an-térieur au polythéisme, cela résulte du fait que de

Brosses parle du culte de la divinisation directe desobjets, qui ne représentent point, par conséquent,des êtres invisibles, alors que Hume parle de la divi-nisation de phénomènes ou d'objets visibles, repré-sentant des êtres invisibles auxquels les hommes at-tribuent des intentions. De Brosses conduit donc lediscours de Hume à son point extrême. Dans le ta-

bleau du passage du concret à l'abstrait, le féti-chisme représente le point de départ du progrès despeuples et des hommes, puisqu'il se place au premierniveau de la capacité humaine d'expliquer les événe-ments de la nature. En ce sens les « sauvages » sontles mêmes partout.

Selon Hume, l'attribution de qualités divines aux

événements inexplicables, aux phénomènes irrégu-liers de la nature, provenait des limites de laconnaissance et de l'expérience qui ne permettaientqu'une assimilation imparfaite de ces événements etde ces phénomènes dans le système des régularitésorganisé par les hommes « primitifs ». Chez eux, lacrainte trouve sa cause dans les limites de leur sys-

tème de connaissance. Le progrès est marqué parl'élargissement de ces limites qui conduit à l'organi-sation de systèmes de régularités toujours pluscomplexes, et, par conséquent, à une plus grande ca-pacité d'assimiler au moyen de ces mêmes systèmesles phénomènes irréguliers de la nature.

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60 / Le fétichism e. H istoire d'un concept

O n peut synthétiser la théorie de H um e (ainsi que

celle d'Adam Sm ith) en ces quelques points :a / les hommes sont frappés par des phénomènes

non familiers, surprenants, qu'ils craignent ;b / les hommes attribuent à ces phénomènes des

pouvoirs qui dérivent des connaissances fami-lières ;

cl les hommes attribuent à ces pouvoirs des forcesqui sont supérieures à leurs propres forces, bienqu 'elles soient de la m êm e nature ;

dl les hommes divinisent ces phénomènes. Ce pro-cès de divinisation représente l'assimilation deces phénom ènes dans l'univers culturel et dans ledomaine de l'expérience des hommes ; mais, enmême temps, il indique que les mêmes phéno-

m ènes restent étrangers à ces m êmes univers cul-turels qui les ont assimilés.

La divinisation des phénomènes irréguliers de lanature réfléchit ce double et contradictoire sentimentdes « sauvages ». Ils absorbent ces phénom ènes dansleur univers culturel (imaginé par les Occidentaux

comme très limité), mais ils les assimilent en re-connaissant leur étrangeté et leur pouvoir supérieur.En somme, les hommes transfèrent leurs propres

caractères et leurs propres q ualités aux ph énom ènesde la nature, s'y réfléchissant comme dans un mi-roir. Ils substituent leurs caractères et leurs q ualitésaux causes réelles qui ont produit ces phénomènes.

Dans ce contexte, la divinisation crée et en mêmetemps cache cette substitution. Elle contient le dou-ble caractère de l'assimilation et de l'étrangeté.

Charles de Brosses, avec la théorie du fétichisme,marque, dans la direction indiquée par Hume, uneétape ultérieure : le premier stade de la religion, ce-

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses / 6 1

lui qui est antérieur même au polythéisme propre-

ment dit, est caractérisé par le fait que les objets duprocessus de divinisation ne sont pas encore les phé-nomènes ou les événements extraordinaires, maisbien ces choses qui, assimilées à l'univers culture! des« primitifs » et des « sauvages » sous la forme de fé-tiches, leur restent pour cela même étrangères. DeBrosses avait développé ses idées sur le fétichisme

indépendamment de l'Histoire naturelle de la reli-gion de Hume, mais, grâce à Diderot, il avait trouvédans le pamphlet humien les éléments d'une ré-flexion théorique tout à fait parallèle qui pouvaitrenforcer sa thèse. Et ce sentiment était réciproque.En 1763 Hume écrit à de Brosses :

Vous ne pouvez pas dou ter de mon extrêm e plaisir à re-

trouver un petit nombre de principes que vous voulezbien annoncer comme tirés de mes écrits, mis de nouveauen lumière avec bien plus de force que je n'en étais capa-ble. Je n'ai pas été moins surpris de la prodigieuse quan-tité de faits que votre érudition supérieure a rassemblés.Je n'ose me flatter de n'avoir pas fait bien des fautes dansles conséquences q ue j'ai tirées du progrès naturel de l'Es-prit humain, mais, ne pouvant compter sur mes seulesforces, c'est à l'aide de votre secours que j'ose regarderaujourd'hui m a cause invincible'.

Observateur, observation, faits observés

La divinisation des choses, auxquelles on attribuedes caractères typiquement humains, est marquéepar cette double condition de l'étrangeté et de l'assi-

1. Chez M. David, Let t res inédit es de Diderot et de Hume, op. cit.,p. 141-142. Sur les différences ent re Hume et de Brosses, ct . M. David,

L e s i d é e s d u X V I I I ' si è cl e su r l'idolâtrie..., op. cit.

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6 2 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

milation. Une chose est divinisée en ce qu'elle reste

aux limites de l'univers culturel des « sauvages ».Mais cette définition répond à l'idée que la connais-sance se fait par un procès d'assimilation et de do-mination des objets et des phénomènes étrangers dela nature. Les objets et les phénomènes cessentd'être divinisés, au m om ent où l'univers culturel deshom m es devient capab le de les expliquer et de les in-

tégrer au dom aine rationnel des causes et des effets,et par là mêm e d'exclure les explications fondées surl'attribution d'intentions à ces o bjets et à ces phén o-mènes. Mais si cet univers culturel n'est pas en me-sure d'élaborer de telles explications et intégrations,la solution primitive à ce problème de la connais-sance est donnée justem ent par le procès de d ivinisa-

tion. Les objets et les phénomènes sont assimiléstout en restant étrangers.De ce point de vue, le fétichisme, en tant qu e forme

primordiale de divinisation, se présente comme unemauvaise symbolisation. Avec la théorie du féti-chisme, d'une part un procès d'inversion symboliquequi se produit dans le transfert des caractères

hum ains aux choses est mis en évidence, d'autre partce procès d'inversion est réduit à l'univers culturel etsymboliqu e, supposé très pauvre et lim ité, des « sau-vages ». Dans la première perspective, les objets de-viennent inconsciemment le miroir des productionsdu cerveau humain, dans la seconde perspective, cem iroir réfléchit les caractères déformés et dém esuré-

ment agrandis,

qu i symb olisent les phénom ènes de lanature.Il faut maintenant discuter la théorie brossienne du

fétichisme du côté du rapport ob servateur-observé. Sion regarde le scénario que de Brosses construit pourreprésenter l'hum anité primitive pratiquant le culte

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Le fétichisme : l'invention de C. de Brosses I 63

des fétiches, on peut voir de quelle manière sont déter-

minées les limites de l'univers des hommes primitifs.La divinisation des objets et des phénomènes irré-guliers de la nature conditionne les limites de la capa-cité d'observation des « sauvages » et des « primi-tifs ». La divinisation des choses provoque leurassimilation, à la condition, contradictoire sinonparadoxale, qu'elles restent étrangères. Mais qu i éla-

bore ce scénario, où sont conditionnées les limitesdans lesquelles les hommes primitifs agissent en féti-chistes ? Evidemment, l'observateur et son point de vueextérieur. C'est son savoir qui a construit ce scénariod'observation, en incluant des éléments de ce mêmesavoir et de son idéologie, et en excluant d'autreséléments.

Ce savoir repose sur l'idée que le progrès de lapensée humaine dérive de la connaissance scientifi-que et de la domination de la nature. Et cette idée, àson tour, est transférée au monde observé et en éla-bore le scénario. Si l'univers culturel et symboliquede celui qui observe de l'extérieur repose sur l'assi-milation pratique et théorique que la connaissance

scientifique a fait de la nature, la diversité de l'autre,à savoir de l'observé, est définie à partir de ce pou-voir d'assimilation pratique et théorique.

C'est pour cela que le fétichisme est identifié dans lecontexte du rapport entre les hommes et la nature, etque les « sauvages » sont représentés en proie à lacrainte devant les phénomènes irréguliers de la na-

ture. Dans la lutte moderne entre l'idéologie scientifi-que et l'idéologie religieuse, entre la « rationalité » etla « superstition », les « sauvages » paient le prix leplus élevé, parce qu'ils sont projetés, par la majoritédes penseurs occidentaux, dans l'univers de l'autre,du côté de la « superstition » et de l' « irrationalité ».

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64 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

L 'idéologie européenne du xvIIf siècle a cherché à

réduire tout l'espace occupé par les « sauvages »contemporains à un simple reflet du temps passé.Elle a imposé son histoire en la présentant commel'histoire universelle. L a m anière dont l'observateuroccidental pénètre dans l'univers de l'autre est doncdéterminée par une idée de l'histoire et du tempsqui, en incluant ces univers dans le sien propre, du

même coup exclut. Des objets choisis arbitraire-ment, des rites extérieurs, des fétiches individuels etgénéraux : tous ces élém ents im pliquent des descrip-tions et des exp lications qu i ont pour origine les pré-jugés et les projections des observateurs européens,excluant d'autres possibilités de description et d'ex-plication. La considération de ces possibilités sup-

pose en effet que l'observateur s'interroge sur lui-même et sur ses observations, c'est-à-dire, qu'ildevienne observateur extérieur de lui-même, de sespréjugés, de ses projections. Et, bien que de Brossesait remarqué contre Lafitau que, en raisonnant surla façon de penser des « sauvages », il faut « se biengarder de leur attribuer nos idées, parce qu'elles

sont à présent attachées aux mêmes mots dont ils sesont servis, et ne leur pas prêter nos principes et nosraisonnements »', il n'en reste pas moins que sathéorie du fétichisme s'explique par une vision del'autre organisée dans l'univers culturel et idéologi-que des hommes occidentaux du XVIIIe siècle, marquépar la colon isation.

1. D u culte d e s dieux fétiches, p . 103 .

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Le fétichisme

après Charles de Brosses

A l'époqu e où C harles de Brosses écrivait D u cultedes dieux fétiches, la référence aux « fétiches » étaittrès répandue parmi les philosophes. Voltaire, parexemple, avait ajouté à la deuxième édition de Can-

dide, en 1761, un chapitre sur le nègre de Surinam,où il établissait une ironique comparaison entre les« fétiches » de Guinée et les « fétiches » de Hol-lande. Dans ce roman de Voltaire, c'est par labouche du nègre de Surinam que s'exprime la criti-que philosophique et politique de la religion, aussibien africaine qu'européenne, en tant qu'instrument

de pouvoir sur les hommes et justification de la sou-mission et de l'esclavage :

... lorsque ma mère me vendit dix écus patagons sur lacôte de Guinée, elle me disait : « Mon cher enfant, bénisnos fétiches, adore-les toujours, ils te feront vivre heu-reux ; tu as l'honneur d'être esclave de nos seigneurs lesblancs, et tu fais par là la fortune de ton père et de ta

mère. » Hélas ! je ne sais pas si j'ai fait leur fortune, maisils n'ont pas fait la mienne. Les chiens, les singes et lesperroquets sont mille fois moins malheureux que nous ;les fétiches hollandais qui m'ont converti me disent tousles dimanches que nous sommes tous enfants d'Adam,blancs et noirs. Je ne suis pas généalogiste ; mais si cesprêcheurs disent vrai, nous sommes tous cousins issus degermain. Or vous m'avouerez qu'on ne peut pas en user

avec ses parents d'une manière plus horrible'.

1. Voltaire, Ca n d i d e o u l ' o p t i m i s m e , éd. par P. Malandain, Pa ri s,Presses Pocket, 1989, p. 96-97.

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66 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

Dans l'Emile de Rousseau, paru en 1762, on peut

trouver des traces évidentes, sinon du livre de deBrosses, du moins certainement de l'Histoire natu-relle de la religion de Hume, qui avait été traduiteen 1759'. Rousseau, en effet, explique l'origine de lareligion à la manière de Hume. Et c'est justement àpropos des fétiches que la théorie du polythéisme deHume marque sa présence'. Mais Rousseau, à la dif-

férence de Hume, établit une distinction entre le po-lythéisme, qui est une croyance religieuse, et l'idolâ-trie, qui est le culte propre à cette croyance :

Les astres, les vents, les montagnes, les fleuves, les ar-bres, les maisons même, tout avait son âme, son dieu, savie. Les marmousets de Laban, les manitous des sau-vages, les fétiches des Nègres, tous les ouvrages de la na-

ture et des hommes ont été les premières divinités desmortels ; le polythéisme a été leur première religion, l'ido-lâtrie leur premier culte'.

Deux ans après la parution de l'Émile, le philolo-gue allemand Heyne, un des maîtres de l'étudescientifique de la mythologie, fait lui aussi référenceaux manitous et aux fétiche?. Et dans la même an-née, c'est-à-dire en 1764, Immanuel Kant, dans les

1. D. Hume, Œuvres philosophiques, op. cit., t. IIl.2. La théorie brossienne du fétichisme est aussi présente. Dans I'Emile,

écrit Madeleine David, « est perceptible l'influence des Dieux fétiches » :La notion de fétichisme chez Auguste Comte..., Revue d'Histoire des Re-ligions, CLXXI, n° 2, 1967, p. 210.

3. Rousseau, Emile, op. cit., p. 334. Voltaire aussi fait une distinctionentre polythéisme et idolâtrie, mais dans une interprétation de l'originede la religion qui refuse l'idée humienne du polythéisme comme premiérereligion des peuples. Cf. « Idole », « Idolâtre », « Idolâtrie », et « Reli-gion » dans le Dictionnaire philosophique (1764). Sur Voltaire, cf. M. Da-vid, Les idées du XVIII` siécle..., op. cit., p. 83-85.

4. C. G. Heyne, De causis fabularum seu mythorum veterum physicis(1764), réimprimé dans V. Verra, Milo, rivelazione e filosofia in J. C. Her-der e nel suo tempo, Milano, Marzorati, 1966, p. 180.

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Le fétichisme après C. de Brosses / 67

Observations sur le sentiment du Beau et du Sublime,

parle avec m épris des « nègres d'Afrique » et de leurculte des fétiches. Si les sauvages d'Am érique duNord restent du côté du sublime, ayant un vif senti-ment de l'honneur, les nègres de l'Afrique ne mon-trent point le même talent, étant, eux, d'une racei n f é r i e u r e :

Le culte des fétiches — dit Kant —, fort en honneurparmi eux, est peut-être une sorte d'idolâtrie si misérablequ'elle parait contredire à la nature humaine. Une plumed'oiseau, une corne de vache, une huître ou toute autrechose commune, sitôt qu'elle a été consacrée par quelquesparoles, devient un objet de vénération invoqué dans lesserments. Les Noi rs sont extrêmement vaniteux, â la ma-nière des Noirs, et si bavards qu'il faut les disperser àcoups de bâton'.

Ces considérations sur l'infériorité des Noirs etsur la m isère du culte des fétiches seront incorporéesà un discours plus général sur la religion. En effet,lorsque, vingt-neuf ans après les Observations, Kantparle de fétichisme dans la Religion dans les limitesde la simple raison, il dit qu'il s'agit d'un « terme

connu »2 . La théorie de la religion de Kant se basesur la distinction entre le faux culte, qu'il appellejustement « fétichisme », et le vrai culte. A partir dela thèse de la crainte comme cause de l'origine de lareligion3, q ui avait été aussi celle de H um e, Ka nt dé-

1. I. Kant, O b s e r v a t i o n s s u r l e s e n t i m e n t d u b e a u e t du s u b l i m e , é d . par

R. Kempf, Paris, Vrin, 1988 2 , p. 60. L'idée de l'infériorité des « négres »par rapport aux aut2es races d'hommes est tirée de l ' E s s a y de Hume Of

N a t i o n a l Ch a r a c t e r s . Les idées sur les mœurs des « nègres » sont tirées deLabat, V o y a g e d u C h e v a l i e r D e s M a r c h a i s , o p . c i t .

2. I. Kant, La rel ig ion dans les l im i t es de la s im ple ra ison, op. c i t . .

p. 194.3. Ibid., p. 192.

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68 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

finit le faux culte, c'est-à-dire le fétichisme, comme

celui qui consiste à croire qu'on peut agir sur Dieu.Le faux culte n'est pas propre seulement aux socié-tés primitives, mais aussi à toutes les sociétés où l'onpeut retrouver cette croyan ce en la possibilité d'agirsur D ieu et où, par conséq uent, l'extériorité des pra-tiques rituelles est dominante. Partout, de l'Afrique« primitive » à l'Europe cultivée, là où le fétichisme

est présent, on peut trouver le sacerdoce au servicedu faux culte :

D'un schaman tongouse à un prélat d'Europe gouver-nant à la Ibis l'Eglise et l'Etat ou bien (si nous ne voulonsenvisager au lieu des chefs et des dirigeants que les adhé-rents à la foi suivant la façon dont chacun se représenteles choses), du Vogoul tout matériel qui se place le matin

la patte d'une peau d'ours sur la tête en prononçant labrève prière : « Ne me tue pas », jusqu'au Puritain, toutsublime, et de l'Indépendant dans le Connecticut la diffé-rence est assurément considérable dans la manière, maisnon dan s le principe de la croyance ; car par rap port à cedernier, tous rentrent dans u ne seule et m ême classe, cellede ceux qui font leur culte de ce qui ne rend pas en soi unhomme meilleur (c'est-à-dire la créance en certaines pro-

positions statutaires ou l'accomplissement de certainesobservances arbitraires)'.

Kant parle encore de « fétichisme » dans lecontexte général d'un discours théorique sur la reli-gion. Mais, entre la fin du xviIIe et le début duxixe siècle, le « fétichisme » devient objet d'analyseet de discussion aussi et surtout dans le contexteplus spécifique des réflexions sur la succession his-torique des formes religieuses. Chez de Brosses,cette succession a comme point de départ, nous

l . Ibid., p . 193.

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Le fétichisme après C. de Brosses / 6 9

l'avons vu, le fétichisme. Leroy, Dulaure et

o r d e D e s tde Tracy, à sa suite, sont d'un autre avis ; poureux, la première forme de culte religieux deshommes a été le culte des astres'.

H egel, dans l'Introduction à la philosophie de l'his-toire, contrairement à de Brosses qui avait généra-lisé le culte fétichiste en l'attribuant à tous les peu-

ples vivant au stade le plus primitif, restreint lefétichism e à son lieu de n aissance, à 1' « Afrique pro-prement dite » 3 . Le culte des fétiches, dit Hegel,correspond à la condition d'absence d'histoire, lors-que n'existe pas « un E tat qui pourrait constituer unob jectif. Il n'y a pas une sub jectivité, m ais seulementune masse de sujets qui se détruisent » 4 . L'absence

d'Etat est l'absence de la connaissance de soi. Parconséquent, « dans l'ensemble, nous trouvons ainsi,en Afrique, ce qu'on a appelé l'état d'innocence,l'unité de l'homme avec Dieu et avec la nature. C'esten effet l'état d'inconscience de soi » 5 .

1 . Ch . G. L e r o y , Lettres philosophique s su r l'intelligen ce et la perfectibi-

llté des animaux, avec quelques lettres su r l'homme, P a r i s , 1 8 0 2 , p . 3 0 5 .Cf . G . Ca n g u i l h e m , op. cit., p . 9 6 . 1 . A . D u l a u r e , Des cultes qui ont pré-

cédé et amené l'idolâtrie ou l'adoration des figures humaines, P a r i s , 1 8 0 5 ,

p . v s . e t p . 1 0 s . C f . M . D a v i d , L a n o t i o n d e f é t i c h i s m e , op. cit., p . 2 1 3 .

C. M e i n e r s , Allgemeine Kritische Geschichte der Religionen, 2 B d . , H a n -

n o v e r , 1 8 0 6 - 1 8 0 7 , 1 B d ., p . 2 9 - 6 0 . Cf . B . Ru p p E is e n r e i c h , D e s c h o s e s o c -

c u l t e s en h i s t o i r e d e s s c ie n c e s h u m a i n e s : l e d e s t i n d e l a « s c i e n c e n o u -

v e l l e » d e Ch r i s t o p h M e i n e r s , L'Ethnographie. 1 9 8 2 - 1 9 8 3 , p . 1 7 2 .

2 . C. F. D u p u i s , O rigine de tous les cu ltes, P a r i s , 1 7 9 4 ; I d . , Abrégé de

l'origine de tau les cultes, P a r i s , 1 7 9 6 ; D e s t u t t d e Tr a c y , Analyse raison-née de l'origine de tour les cultes. ou religion universelle, P a r i s , 1 8 0 4 . S u r

D u p u i s e t d e T r a c y , c f . M . D a v i d , L a n o t i o n d e f é t i c h i s m e , op. cit.,

p . 2 1 1 - 2 1 2 .

3 . G . W . F . H e g e l , La raison dans l'histoire. Introduction à la philoso-

phie de l'histoire, é d . p a r K . P a p a io a n n o u , P a r i s , 1 0 / 1 8 , 1 9 9 0 , p . 2 4 7 .

4. Ibid., p . 2 4 9 .

5. Ibld., p . 2 5 1 .

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7 0 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

Cet état d'innocence est le premier état, un état

naturel qui est « un état animal »'.Avec la restriction du culte des fétiches aux « nè-

gres » africains, qui se seraient arrêtés à cet état dudéveloppement de l'esprit, Hegel a renforcé, aprèsHume et Kant, l'idée de l'infériorité de la race noiredu continent africain'. Selon Hegel, le culte des fé-tiches exprime une situation où les hommes pensent

que leurs dieux sont en leur pouvoir. L'esclavagistehollandais Bosman avait demandé à un « Nègre »de Guinée de lui dire quelque chose encore de leursdieux, et le « Nègre », entre autres, lui répondit :

... nous faisons et defaisons des D ieux, et... nou s somm esles inventeurs et les maîtres de ce à quoi nous offrons'.

Hegel, à son tour, presque en répétant ce que le« Nègre » de Bosman avait dit, remarque que

leur dieu reste en leur p ouvo ir. Ils le créent et l e déposent

à plaisir, ils ne s'élèvent pas, par conséquent, au-delà dulibre vouloir. Un tel fétiche n'a ni l'autonomie religieuseni, encore moins, l'autonomie artistique. Il reste une purecréature qui exprime l'arbitraire du créateur et demeure

toujours entre ses ma ins'.

Si Hegel a fixé les limites spatiales de la pratiquefétichiste aux confins du continent africain et a exclules « nègres » de l'histoire, Auguste Comte, aucontraire, a développé la ligne théorique de de

l. Ibid., p. 252.2. Comme Kant, dans les Observations sur k sentiment du beau et du

sublime, avait remarqué que les « nègres » sont esclavagistes et despoti-ques (op. cit., p. 61), ainsi Hegel remarque que l'esclavage est la base dudroit et que le despotisme est la forme dominante de la politique des « nè-gres » (op. cit., p. 259 et p. 263).

3. G. Bosman, Voyage de Guinée, op. cit., Dix-neuvième Lettre, p. 393.4. Hegel, La raison dans l'histoire, op. cit., p. 256.

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L e f é t i c h i s m e a p r è s C . d e B r o s s e s / 7 1

Brosses q ui avait été entre-temps p oursuivie par L e-

roy, Dulaure, Meiners, sans oublier BenjaminConstant'. Pour Comte, le fétichisme ne représentepas un état de l'hum anité qui précéderait l'histoire :il représente au contraire le début mêm e de l'histoirede l'hum anité.

L'homme, dit Comte, a partout commencé par le féti-chisme le plus grossier, comme par l'anthropophagie la

mieux caractérisée; malgré l'horreur et le dégoût quenous éprouvons justement aujourd'hui au seul souvenird'une semblable origine, notre principal orgueil collectifdoit consister précisément, non à méconnaître vainementun tel début, mais à nous glorifier de l'admirable évolu-tion dans laquelle la supériorité, graduellement dévelop-pée, de notre organisation spéciale nous a enfin tant éle-vés au-dessus de cette misérable situation primitive, oùaurait sans doute indéfiniment végété toute espèce moinsheureusement douée 2 .

Comte ne fait jamais référence à Charles deBrosses et à son livre Du culte des dieux fétiches.Mais, ainsi que Georges Canguilhem l'a montré3, ila tiré de l'Histoire naturelle de la religion de H ume

et, surtout, de l'Histoire de l'astronomie d'AdamSmith', l'idée qu'à l'origine la connaissance scientifi-que, ne répondant encore seulement qu'à un besoinspécifique, reste contigué à l'exp lication religieuse. Il

1. B. Constant, De la religion considérée dans sa source, ses formes et

ses développements, Paris, 1824-1831.2. A. Comte, C o u r s de philosophie positive, Paris, 1830-1842, t. V,

Schleicher, 1908, p. 17. Comte avait déjà fait référence au fétichisme dansle s Considérations philosophiques su r les scienc es et les savants.

3. G. Canguilhem, Histoire des religions et histoire des sciences, op.

; cf. auss i M. David, La notion de fétichisme chez Auguste Comte, op.

cit. Sur Adam Smith-Comte, cf. L. Lévy-Bruhl, La philosophie d'Auguste

Comte, Paris, 1900, p. 49.4. A. Comte, Considérations philosophiques, op. cit., p. 324-325 ; Cours,

IV, p. 365, VI, p. 168.

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72 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

s'agit de la théorie de la crainte en tant qu'origine

des croyances religieuses et de la théorie de l'éton-nement en tant qu'origine de la philosophie.L'homme, selon Adam Smith, peut arriver à l'éton-nement philosophique et aux explications ration-nelles des phénom ènes irréguliers de la nature, lors-qu'il accède à une condition sociale où sasubsistance n'est plus précaire et où donc il cesse

d'être en proie aux superstitions'. Dans ce contexte,P ierre M acherey rem arque q ue, chez Com te, le « fé-tichisme, stade originaire de l'état théologique, pro-voqué par cet étonnement originaire de l'esprit de-vant les choses, qui l'amène à cesser de lesconsidérer comme allant de soi, est donc aussi unesorte de première science, qui révèle sous une forme

qu asim ent pure, quelque erronés q u'en soient les ré-sultats, l'orientation propre à la démarche spécula-tive, et le rapport au réel qui la soutient » 2 .

Après de Brosses, et surtout après Comte, le féti-chisme devient une des formes de religion danspresque toutes les classifications des théoriciens duxixe siècle et dans leur scénario du progrès de l'es-

prit humain. Pour Herbert Spencer, le fétichismen'est pas la forme primordiale de la croyance reli-gieuse, mais une forme dérivée3. Karl Marx,en 1842, étudie de Brosses, Böttiger, Meiners etConstant*. Edward Burnett Tylor, dans sa théoriede la religion primitive et dans son explication del'animism e, fait aussi bien référence à l'Histoire na-

turelle de la religion de Hume qu'à la théorie de1. A . S m ith, Essais philosophiques. op. cit.. p. 171.2. P . M a ch erey, Comte. La philosophle et les sciences. Paris, PUF, 1989,

p. 80.3 . H . Spencer, Principes de sociologie, Pa ris, 1880-1887.4 . Voir l e chap. IV.

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Le fétichisme après C. de Brosses / 73

Comte', et à Du culte des dieux fétiches, dont la

dernière phrase est placée en épigraphe de son ou-vrage La civilisation primitive. M cLennan établitune distinction entre fétichisme et totémisme', Lub-bock place le fétichisme après le stade del'athéisme 3. Wundt considère le fétichisme commeune involution du totémisme'. Pour l'Italien TitoVignoli, le fétichisme est une forme mythique déri-

vée et s'articule en deux niveaux : le premierconsiste à fixer un phénomène ou un objet commecause du bien ou du mal ; le deuxième est caracté-risé par la vénération d'objets ou d'êtres vivants,qui incarnent une puissance extérieures. La théoriede Vignoli, reprise par le grand philologue alle-mand Hermann Usener, passe de ce dernier à Aby

Warburg'. Alfred Binet écrit un essai sur le féti-chisme dont Freud s'inspirera'. Friedrich Nietz-sche, dans le Crépuscule des idoles, parle d'une« mentalité grossièrement fétichiste ». Celle-ci — etc'est selon Nietzsche sa caractéristique — « ne voitpartout qu'actions et êtres agissant, elle croit à la

l . E. B. Tylor, La civilisation primitive. op. cit., t. I, p. 555.2. J. F. McLennan, The Worship of Animais and Plants (1869), in Id.,

Studien in Ancien: History : The Second Serien. London, 1896.3 . J. Lubbock, The Origin of Civilisation and the Primitive Condition of

Man, London, 1870.4. W . Wundt, Völkerpsychologie. Elne Untersuchung der Entwicklungs-

gesetze von Sprache, Mythus und S it te, II, 1 1 , L eipzig, 1907.5. T. Vignoli, Milo e scienza, Milano, 1879, p. 143 s. Sur Vignoli,

cf. N. Badaloni, Tito Vignoli tra evoluzionismo e neovichismo ottocen-tesco, Studi Starici, n° 2, 1990, p. 525-546.

6. Sur Vignoli, Usener et Aby Warburg, cf. E. H. Gombrich, AbyWarburg. An Intellectual Biography, London. The Warburg Institute,1970 ; M. M. Sassi, Dalla scienza delle religioni di Usener ad Aby War-burg, in Aspetti di Hermann Usener fifologo della religion, Pisa, Giardini,1983 , p. 65-91.

7. A. Binet, Le fétichisme dans l'amour, in Id., Etudes de psychologieexpérimentale, Paris, 1888.

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74 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

volonté comme cause ; elle croit au "moi", au

"moi" en tant qu'Etre, au "moi" en tant que subs-tance , et elle p r o j e t t e sur tous les objets sa foi en lasubstance du moi — c'est ainsi que se crée leconcept de "chose"... Partout la pensée introduitfrauduleusement l'Etre en tant que cause »'. SarahKofman a remarqué que, bien que Nietzsche aitemprunté l'idée de fétichisme grossier à Comte,

c'est à Freud qu'il faudrait plutôt la rapporter 2 .Peut-être faudrait-il encore déplacer le rapproche-ment de Nietzsche à Marx, si l'on considère cesdeux éléments que sont d'une part la création de lac h o s e à travers le procès •de projection et d'autrepart la confusion entre volonté et cause.

Parmi tous les penseurs qui ont discuté du

concept de fétichisme, Marx et Freud se distinguenten ceci qu'ils ont modifié le contexte où ce conceptétait né et s'était développé. Contexte q ui d'un pointde vu e général et au -delà de toute autre spécificationétait celui de l'analyse et de la d escription de phén o-m ènes externes au m ilieu des auteurs, relevant de cequi était culturellement « autre ». Le changement

opéré par Marx et Freud consiste justement en c eque le concept de fétichisme est appliqué à l'analysede phénomènes (la marchandise, la perversionsexuelle) propres de la société à laquelle eux-mêmesappartiennent et dont ils sont donc observateurs in-ternes. Le concept de fétichisme devait sa fortune etsa diffusion au fait qu'il trouvait sa place au sein

d'une idéolog ie, qui était déjà l'idéologie brossienne,

1. F. N ietzsche, Crépuscule des idoles, Paris , Gallimard (« F olio Es-sais »), 1988, p . 38.

2. S. Kofm an , Bau bö (P e rv ersion théologique et fétichisme chez Nietz-sche), Nuova Corrente, 68-69, 1975-1976, p . 649-650.

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Le fétichisme après C. de Brosses / 75

fondée sur la théorie du progrès de l'hum anité et uti-

lisant la comparaison comme instrument méthodo-logique. C'est dans ce contexte que le fétichisme apris naissance et s'est diffusé. C'est-à-dire dans uncontexte où l'observateur, en parlant du fétichismede l ' a u t r e , fétichise, pour ainsi dire, son ob servation,la réifie, parce qu'il la considère comme « objec-tive », comme donnée, comme c h o s e autonome et

indépendante par rappo rt à son idéologie et par rap-port à sa culture.Marx et Freud (et dans une certaine mesure

Nietzsche), voulant analyser des phénomènes quin'appartenaient pas à l 'a u t r e , m a i s à leur propre so-ciété et à leur propre culture, rencontraient le pro-blème, opposé de celui de de Brosses et de ses suc-

cesseurs, de présenter l'observation interne commesi elle venait de l'extérieur afin d'offrir un tableaucomparatif implicite capable de mettre en valeur defaçon analogique les phénomènes observés. Le féti-chisme des marchandises et le fétichisme sexuel ren-voient au fétichisme religieux et ethnographique.Marx et Freud réfèrent donc à ce que Marcel Mauss

a appelé l' « immense malentendu » du colonia-lisme. Et toutefois, le contexte, le tableau de l'obser-vation, la place de l'observateur et la nature desphénomènes observés, ayant changé, le fétichisme,qui était le résultat historique d'un « immense ma-lentendu », devient, justement avec Marx et Freud,un instrument de connaissances nouvelles. Ceci

nous suggère l'idée qu'un mot, s'étant affirmé his-toriquement comme résultat d'un malentendu,conserve sa place dans le langage, l'histoire, la cul-ture, même si l'astuce originaire a été décelée. JeanPouillon a bien remarqué que « si Marx et Freudpeuvent, chacun pour son compte, employer le mot

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76 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

sans équivoque, c'est qu'ils le définissent, dans un

contexte précisém ent délimité, pour caractériser dessystèm es ou des conduites qu'ils observent effective-ment, à domicile, pourrait-on dire ; mais justementpour cette dernière raison les ethnologues n 'ont rienà faire concrètement d e l'une ou l'autre de ces défini-tions. Quant aux usages hégélien ou comtien, ilssupposent qu'on puisse parler de "nègres" ou de

"primitifs" »'. Le concept de fétichisme est doncsorti de son lieu d'origine au moins deux fois, avecMarx et avec Freud. Il a alors cessé d'être unconcept ethnologique pour devenir un outil propre àl'étude des phénom ènes dans la société dont les ob-servateurs sont eux-mêm es mem bres. L 'observateurn'appartient pas seulement à l'observation, mais

aussi au phénom ène observé.Selon Pouillon, le mot « fétichisme » a eu des em-plois si différents qu'il ne serait pas possible d'endonner une définition générale 2 . Ceci étant, il restecependant que justem ent lorsqu e la recherche d'unedéfinition générale du concept en question se mon-tre vaine, elle suscite un intérêt historique tout aussi

vif : à savoir précisém ent les changem ents de sens etde contexte dans la permanence du mot. « Il estclair, dit Pouillon, que l'histoire de cette notion estcelle de malentendus, d'oublis, et de glissements desens, mais les glissements de sens ont aussi unsens. » 3

1. J . Pouillon, Fétiches sans fétichisme, Nouvelle Revue de Psychana-lyse, n° 2, 1970, p. 136.

2. Ibid., p. 135-137.3. Ibid., p. 137.

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La t h é o r i e

du f é t i c h i s m e des m a r c h a n d i s e s

c h e z Karl Marx

Le problèm e théorique du fétichism edes marchandises

La théorie marxienne du fétichisme des marchan-dises a été très souvent analysée et discutée à partir desa relation avec le concept d'aliénation ou bien de saliaison avec la théorie de la valeur. La fonctionanalogique de la notion de fétichisme d ans Le Capitalse rapporte au problème des apparences, c'est-à-direau problèm e de l'écart entre l'être social et les im ages

par lesquelles les hom m es le voient et le conçoivent. Ils'agit là d'un problèm e qu i traverse de part en part laréflexion de Marx, mais qui dans la théorie du féti-chisme des marchandises acquiert un sens spécifique.E n effet, avec Le Capital nous abandonnons le plande la réflexion générale, propre à L'Idéologie alle-mande, sur la relation entre vie réelle et conscience ;

l'analyse des apparences concerne ici un contextethéorique spécifique, celui du fétichisme des mar-chandises et qui dem eure dans les lim ites du m ode deprodu ction capitaliste.

Dans la théorie du fétichisme des marchandisessont à distinguer d'une part le moment com paratif etd'autre part le mom ent de la relation entre l'observa-

teur et l'observation.Au paragraphe « Le caractère fétiche de la mar-chandise et son secret » nous trouvons le momentcomparatif avec l'analogie entre le fétichisme reli-

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78 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

gieux et le fétichisme de la marchandise, et la rela-

tion proposée par Marx entre le rapport de produc-tion capitaliste et quatre exemples de rapports deprodu ctions différents, deux historiques (rapport deproduction féodal et rapport de production dansl'industrie rustique et patriarcale d'une famille depaysans) et deux imaginaires (l'île de Robinson et laréunion d'hom m es libres). C es quatre exem ples sont

caractérisés par l'absence du phénomène qui est ty-pique du mode de production capitaliste — c'est-à-dire justem ent le fétichisme de la march andise.

L e m om ent de la relation entre observateur et ob-servation conduit à la question suivante : commentest-il possible d'identifier théoriquement le phéno-mène du fétichisme de la marchandise, étant donné

qu'il s'inscrit dans le procès d'inversion entre leschoses et les hommes, procès qui se produit au-delàde la conscience des hommes ? Comment est-il pos-sible que l'observateur, qui se montre capabled'identifier ce phénom ène à l'extérieur et au-delà dela conscience des sujets, reste, à la fois, à l'extérieuret à l'intérieur de l'objet observé ? Ce moment ren-

voie à la relation entre l'être et la conscience, entrela réalité matérielle et l'idéologie, une relation queMarx rappelle plusieurs fois dans L'Idéologie alle-mande et dans le Préface de 1859 à La Critique del'économie politique.

Il faut ajouter que les deux moments — le mo-ment comparatif et le moment de la relation entre

l'observateur et l'observation — sont liés, puisque laposition de l'observateur dépend d'un lieu théo-rique, qui est imaginé à l'extérieur du système ob-servé et se trouve idéalement, par rapport à celui-ci,dans un système opposé. Les relations théoriquesentre la valeur d'échange et la valeur d'usage, entre

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M a r s é t l e f é t i c h i s m e d e s m a r c h a n d i s e s / 79

la société de marchandises et la réunion d'hommes

libres, peuvent être analysées à partir de la compa-raison des modes de production, où le phénomènede fétichisme est absent.

Mais, avant d'aller au coeur de la question, il fautconsidérer quelles sont les sources de Marx et la fa-çon dont il utilise le concept de fétichisme dans lesécrits antérieurs au Capital.

Le déplacem ent de l'observateurdans la critique politique du jeune Marx

En 1842, à Bonn, Karl Marx lut et étudia des ou-vrages q ui traitaient du fetichisme : la traduction alle-mande du Culte des dieux fétiches de de Brosses, l'his-

toire comparée des religions de Ch ristoph Meiners,un travail de Carl Böttiger et des volumes contenantle De la religion de Benjamin C onstant'. Ceci se situe àl'époque où M arx m enait ses batailles politiques dansles pages de la G azette rhénane. Dans l'article du 3 no-vemb re 1842, par exemp le, consacré aux vols de bois,on peu t trouver des traces évidentes de la lecture qu e

Marx venait de faire du Cu lte des dieux fétiches. Il yfait référence à l'histoire des sauvages de C uba (que deBrosses avait, à son tour, lue dans Herrera) qui,croyant q ue l'or était pour les E spagnols un fétiche, lejetèrent à la mer après qu elques chants et cérémon ies.Il conclut son article par la considération ironiquesuivante : « L es sauvages de C uba, s'ils avaient assisté

à cette séance des Etats provinciaux de Rhénanie,n'auraient-ils pas tenu le bois pour le fétiche des Rhé-nans ? M ais une prochaine séance les aurait instruits

1. Marx-Engels, G e s a m t a u s g a b e ( M E GA ) , IV/ l , Berlin, Dietz Verlag,1976, p. 320-3 67.

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80 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

de ce que le fétichisme est lié à la zoo lâtrie et les sau-

vages de C uba auraient jeté à la m er les lièvres poursauver les homm es. » 1 O n peut remarquer q ue l'imagedes « sauvages de C uba » anticipe sur l'analogie déve-loppée plus tard dans Le Capital ; anticipation, ausens le plus évident, c'est-à-dire l'attribution de laqualité de fétiche à l'or des Espagnols ; m ais aussi etsurtout anticipation, en ce que cette attribution s'effec-

tue à partir de l'univers culturel des sauvages de Cubadans le contexte d'une com paraison. Ce sont en effet lessauvages de Cuba qui, dans le scénario offert parM arx, intègrent dans leur univers de fétiches le rap-port que les Espagnols entretiennent avec l'or. DeBrosses avait décrit cette mêm e situation en partantde la crainte que les Espa gnols inspiraient aux habi-

tants de Cuba et avait interprété l'identification del'or à un fétiche com m e un m alentendu des sauvagesde Cuba. Marx, au contraire, reprend cet exemplepour ironiser sur la bourgeoisie rhénane et sur sonunivers culturel et idéologique, et l'ironie fonctionneà partir d'un imaginaire déplacem ent de l'observateurà l'intérieur de l'univers culturel des sauvages. Vol-

taire avait déjà fait parler le « nègre de S urinam » des« fétiches holland ais », M arx tire de de Brosses (et in-directement de H errera) l'histoire du « fétiche» espa-gnol. Le déplacement de l'observateur conduit à uneinterprétation critique du m onde qui est le sien.

L e déplacem ent consiste en effet à sortir du monde

1 . La Gazette rhénane. 3 novembre 1842, in Marx du « vol du bois » à

la critique du droit. P. Lascoumes et H. Zander, textes de Marx traduitspar L . Renouf et H. Zander, Paris, PUF, 1984, p. 168. Cf. F. Bellue, Du

° 7 5 ,

1985, p. 77-96 ; A. M. lacono, Sul concetto di « feticismo » in Marx, inStudi Storici, n°3-4,1983, p. 429-436 ; Id., Teorie del feticismo, Milano,Giuffié, 1985, p. 186-191.

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M a r x é t le fétichism e d e s marchandises / 8 1

observé (le m onde où les E tats provinciaux de R héna-

nie condam nent les voleurs de bois), pour y rentrer àpartir d'un point d'observation, recevant ses détermi-nations d'une différence d'univers conceptuel quiporte à une com paraison implicite et donc à la m ise enévidence de la relativité (et de l'absurdité) des valeursde la bourgeoisie rhénane. L'application de la mé-thode com parative consiste à intégrer un p hénom ène

(l'or des Espagnols) externe au système qui observe(les sauvages cubains) dans l'univers culturel de cem ême système.

Mais ce système qui observe est imaginaire, il estrapporté à la description du contexte d'un mondequi appartient aux observés aussi bien qu'à l'obser-vateur. Marx observe donc un phénomène interne à

son univers culturel comme s'il était à l'extérieur,par un renvoi qui défInit la structure de l'observa-tion, et en permet la communication au lecteur dansson sens critique et ironique.

L 'article sur les vols de bois n'appartient pas encoreà la problématique future de la comparaison entrem odes de production dans le matérialisme historiqu e.

Son cadre théorique est plus restreint ; et pourtant,dans cet écrit politique de jeunesse on peut déjà entre-voir une question qui deviendra dominante chezMarx. A savoir : comment est-il possible d'observerla conscience d'une société du dedans si ses formes ex -tériorisent à travers les idéologies ce qu'elle pensed'elle-même ? Comment est-il possible d'observer la

conscience d'une société de l'intérieur, si les idéolo-gies, qui sont elles-mêmes des produits de la société,appa raissent comm e des projections cristallisées, desm iroirs déform ants, des im ages extériorisées et auto-nom isées de ce que les hommes — et donc les obser-vateurs — pensent d'eux-mêmes ? Au sein du

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82 / L e f é t i c h i s m e . H i s t o i r e d ' u n c o n c e p t

m arxism e plusieurs réponses ont été données à cette

question ; depuis l'idée du « point de vue de classe »jusqu'à celle d'idéologie « juste » ; depuis la science(opposée à l'idéologie) jusqu'à l'économie et au x rap -ports économ iques en tant qu e « vérités » des idéolo-gies. Il s'agit de réponses qu i dépenden t de la préten-tion de trouver le lieu neutre de l'observateur interne.L a q uestion, laissée dans l'ambiguïté par M arx, reste,

pourtant, encore ouverte non seulement parmi lesmarxistes, mais aussi plus généralement dans les di-verses réflexions épistémologiques sur le point de vuede l'observateur.

La théorie du fétichisme de la marchandise

C'est dans ce cadre qu'il faut examiner l'imagedu fétichisme évoquée par Marx dans Le Capitalpour l'appliquer, par analogie, au monde des mar-chandises.

D'où provient donc le caractère énigmatique du pro-duit du travail, dès qu'il revêt la forme d'une marchan-dise ? E videmm ent de cette forme elle-mêm e.

Le caractère d'égalité des travaux humains acquiert laforme de valeur des produits du travail ; la mesure destravaux individuels par leur durée acq uiert la forme d e lagrand eur de valeur d es produits du travail ; enfin, les rap-ports des prod ucteurs, dans lesqu els s'affirment les carac-tères sociaux de leurs travaux, acquièrent la forme d'unrapport social des produits se convertissant en marchan-dises ; c'est-à-dire en choses qui tombent et ne tombent

pas sous les sens, ou choses sociales'.

1. K. M a r x , Le C a p i t a l . Cr i t i q u e d e l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e , trad. J. Royentièrement révisée par l'auteur, Paris, Editions Sociales, 1950, I, I, 1, 4,p. 84-85. Sur le problème de la théorie marxienne du fétichisme de la mar-chandise cf., entre autres : L. Althusser et a l . , L i r e Le Capi t a l , Paris,

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Marx ét k é t i c h i s me des marchandises / 83

M arx veut ici relever une inversion : la forme de la

marchandise dédouble et modifie les caractères so-ciaux du travail des hommes, qui apparaissentcom m e des caractères naturels des choses. Il y a deuxmoments dans l'inversion : le premier momentconcerne le procès d e restitution de l'im age des carac-tères sociaux du travail humain ; le deuxième mo-ment concerne le fait que cette im age restituée est mo-

difiée par rapport à la réalité qu'elle réfléchit. Il esttrès important de marquer la distinction entre lesdeux moments afin d'éviter une simplification et unmalentendu q ui, très souvent, conduisent à faire coïn-cider sim plement l'inversion avec l'aliénation ; pour y

M asp ero, 1965; E . Ba libar, C l n q Etudes du m a t é r i a l i sm e h i s t o r i q u e , Paris ,Maspero, 1974; J. Baudrillard, P o u r u n e c r i t i q u e de l ' é c o n o m i e p o l i t i q u e

du s i g n e . Paris, Gallimard, 1972 ; F. Bellue, La critique d u f é t i c h i s m e ,point d'articulation d u gn o s éo lo g i qu e e t d e l'anthropologique dan s L e

C a p i t a l , in Anthropologie, prassi, emancipazione. Pvoblemi d e l m a r x i s m e ,

par G. Labica, D. Losurdo, J. Texier, Urbino, Q u att roven ti, 1990, p. 5-21 ; W. Benjamin, Paris c a p i t a l e du XIX• s i è c l e . L e l i v r e des P a s s a g e s ,

trad. par J. Lacoste, P a ri s, L es E di tions du Cerf, 1989 ; E . Bloch , Dife-

renzierumgen u n Bregriff Fortschritt. in Gesamtausgabe, XIII, Frank-fu r t a ./ M. , Suh rkam p, 1970 ; U . E rckenb recht , Das Geheimnls des Feti-

schisroar, Göt tingen, Muriverlag, 1984 ; J. Friedman, The Place ofFetishism and The P roblem of M ater ia lis t In terpre ta t ions, C r i t i q u e of

Anthropology, n°1, 1974, p . 26-62 ; M . God elier, R a t i o n a l i t é et irrationa-

l i t é en é c o n o m i e , Pa ris, M asp ero, 1966 ; Id., H o r i z o n , t r a j e t s m a r x i s t e s en

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et' s y m b o l i q u e , Paris, Seuil, 1973 ; M. Horkheimer, T. W. Adorn o, La

d i a l e c t i q u e de la r a i s o n , Paris, Gallimard, 1974 ; K. Korsch, Karl Marx,

Frankfurt-Wien, Europäische Verlagsanstalt, 1967 ; G. Labiea, F é t i -

c h i s m e (de la m a r c h a n d i s e ) , D i c t i o n n a i r e c r i t i q u e du m a r x i s m e , Pa r i s, r u s ,1985 2 , p. 464-466 ; G. Lukäcs, H i s t o i r e et c o n s c i e n c e de c l a s s e , e s s a i de

d i a le c t i q u e m a r x i s t e , Pa r is , E d i tions d e Minuit, 1960 ; J. Postillon , Fé-t i c h e s s a n s f é t i c h i s m e , o p . cit., réimprimé dans le livre qui porte le

m i m etitre, Pa r i s, Maspero, 1975 ; I. I. Rubin, Essays o n Marx's Theory of

V a l u e , Detroit, Black B. Red, 1972 ; M. Sahlins, Au c o u r des s o c i é t é s .

R a i s o n u t l l i t a i r e et r a i s o n c u l t u r e l l e , Pa ri s , Gallimard, 1980 ; L. Seb ag ,M a r x i s m e et s t r u c t u r ali s m e , Pa ris, Payot, 1964 ; A. Sohn- Rethel, Geistige

und körperliche Arbeit. Zur Theorie der gesellschaftlichen Synthese.

Frankfurt a./ M., Suhrkamp, 1970 ; 1.-M. Vincent, F é t ic h i s m e et s o c i é t é ,

P aris , Anth ropo s, 1973.

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84 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

échapp er, il suffirait de renverser les choses et les re-

mettre sur leurs pieds, rendant ainsi les rapportstransparents'.

L'inversion renvoie à la question plus générale del'idéologie chez Marx, à la relation base-superstruc-ture, au rapport entre la vie matérielle et les formesidéologiques 2 .

Si la pensée n'est pas un pur reflet, mais une part ac-

tive de la réalité, si elle est aussi une modification etune transform ation du réel, et si, en mêm e temps, onconsidère les deux moments de l'inversion, alors ilfaut considérer l'analyse de M arx du fétichisme de lamarchandise et d e son secret (pour repren dre le titredonné par M arx à cette analyse) dans une perspectivedifférente. La question, en effet, devient non pas

l'inversion en tant que telle, mais le t y p e de modifIca-tion — la spécificité du phénom ène du fétichisme —qui se produit dans ce contexte déterminé. Pour expli-quer ceci il faut reprendre la question du rapportentre l'observateur et l'observation dans la visionmarxienne de l'idéologie. Celle-ci s'expose à unecontradiction qui peut être résumée dans les termes

suivants : l'analyse de la vie matérielle des sociétés quiéclaire la valeur de filtre des idéologies ne peut être fil-trée elle-même. Si l'on suppose q u'il existe une form ed'analyse n'ayant pas besoin d'être filtrée, il faut parconséquent adm ettre qu'il existe une forme de la pen-sée qui ne filtre pas le réel, mais le connaît directementen le saisissant pou r ce qu 'il est. Il s'agit d'une suppo-

1. Sur le rapport entre marchandise, imaginaire et symbolique,cf. W . Benjamin, Paris capitale du XIX'siècle, op. cit. L a critique de Ben-jamin se réfère au mode de l'inversion, qui, dans la société capitaliste,passe inévitablement par les marchandises, surtout lorsque celles-ci sonttransfigurées et cachées dan s leur fonction sociale.

2. L. Sebag, M arxisme et structuralisme, op. cit., p. 164-165.

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Marx ét le fétichisme des marchandises / 85

sition très hardie, parce qu'elle suppose à son tour

une autodescription de cette forme de la pensée, quiadmet pour cette forme-ci de la pensée un espacethéorique externe et indépendant de l'objet observé,c'est-à-dire un espace neutre. C ette form e de la penséene peut pas être la science en tant qu'opposée à l'idéo-logie : cette opposition-ci et l'autodescription d'unescience qui se déclare « science » sont des postulats

tout simplement idéologiques. L'observateur, d'uncôté, voit comme de l'extérieur les bouleversements,de l'autre côté, voit de l'intérieur à travers les form esidéologiques. De deux choses l'une : ou on supposeque la science n'a aucun filtre idéologique, et, parconséquent, l'observateur est externe, ou bien lascience a, elle-même, des filtres idéologiques et l'ob-

servateur subit les mêm es bouleversem ents et voit parles mêm es filtres idéologiqu es que les hom m es obser-vés. L a grande idée de M arx — analyser la réalité so-ciale et historique en regardant au-delà des formesidéologiques — ne peut pas se développer en une op-p o s i t i o n r i g i d e e n t r e m a n i è r e s f i l t r é e s e t m a n i è r e s n o nf i l t r é e s d 'o b s e r v e r ; c ' e s t - à - d ir e e n t r e l a s c i e n c e e t

l'idéologie. C'est à partir de la critique d e cette oppo-sition rigide que les questions modernes de l'auto-observation et des métadescriptions se manifestentcomme questions sur le contexte qui devient à sontour, dans sa fonction de délimitation et de détermi-nation du dom aine de l'observation, objet observé.

Nous avons précédemm ent souligné la nécessité de

distinguer les deux moments de l'inversion. Or, sicette distinction se trouve relevée p ar M arx, elle restecependant cachée par le fait que M arx adopte une m é-thode comparative pour expliquer, en faux jour etdans un sens critiqu e, ce phénom ène, dans le cadre dela société fondée sur la prod uction des marchandises.

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86 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

Il s'agit m aintenant de discuter directement le texte

de M arx sur le fétichisme de la m archandise cité plushaut. Là donc la forme de la m archandise restitue auxhom m es le caractère social de leur travail, m ais cetterestitution se manifeste comme si ces caractères so-ciaux étaient des propriétés naturelles des choses.Dans le mode capitaliste de production les choses de-viennent sociales du fait qu'elles deviennent marchan-

dises. Celles-ci sont justement du travail social cristal-lisé. L'inversion se produit à partir du caractèrespécifiquement social des marchandises, lesquelles in-corporent les rapports sociaux entre les hommes etpar conséquent en deviennent le miroir. Le premierm om ent de l'inversion est dans les choses en tant queprodu its du travail humain-social, lesqu els restent en

face des sujets prod ucteurs de ce travail : l'inversionen tant qu'expression de l'activité de symbolisationhum aine provient du fait que les homm es se reflètentdans les choses produites, non pas à la manière desm onades, c'est-à-dire à la man ière des individus par-ticuliers face aux choses particulières, mais dans lesens structural des représentations de rapports, dont

la réalité est différente de la somm e des individus. Lerenvoi de l'image en tant que processus actif deshom m es est nécessairement une m odification, mais lefait qu e M arx attribue à ce processus un caractère def é t i c h e i n d i q u e q u e l a m o d i f i c a t i o n d e l ' i m a g e c a c h eou fait oublier un m om ent essentiel du reflet, celui del'auto-observation, celui par lequel les sujets ne pro-

duisent pas seulemen t une activité de sym bolisation,mais ont aussi la faculté de voir cette même activité desymbolisation comme un objet. Les hommes ne sontpas seulement capables de se dédoubler dans les re-présentations de leurs rapports ; ils sont égalementcapables d'observer ce dédoub lemen t : «J'ai toujours

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Marx ét le fétichisme des marchandises / 87

conservé très nettes les perceptions de m es deux exis-

tences — dit le protagoniste de "La morte amou-reuse" de T héoph ile G autier. Seulem ent, il y avait unfait absurde q ue je ne pouvais m 'expliquer : c'est quele sentim ent du mêm e moi existât dans deux hom m essi différents. C'était une anom alie dont je ne m e ren-dais pas com pte, soit que je crusse être le curé du petitvillage de ***, ou il signor Romsaldo, amant en titre

de la Clarimonde. »' La question concerne donc, en-core une fois, l'observateur et l'observation. Il faut re-marquer que le caractère de fétiche de la marchandiseexprime l'absence de ce moment de l'auto-observa-tion chez les homm es qui en subissent le phénom ène.De ce point de vue M arx reprend à la lettre la défIni-tion de de Brosses. Celui-ci, dans son œuvre sur le

Cu lte des dieux fétiches, écrit que le fétichisme est laforme de la croyance religieuse qui attribue auxchoses inanimées, ou aux animaux, des qualités di-vines. Les choses inanimées ou les animaux sontconsidérés directement comme des dieux et non desreprésentations ou des symbolisations de dieux abs-traits et invisibles. Dan s le m ême sens, le caractère de

fétiche de la marchandise exprime l'attribution depropriétés naturelles aux formes sociales des choses.L a forme sociale des choses se manifeste donc com m eune qualité naturelle de la marchandise : le lien quirendrait possible l'auto-observation se brise, ce quiveut dire qu'est cachée la conscience du rapport entrele caractère social de la marchandise et les relations

sociales de sa production. C'est, en effet, grâce à laconscience de ce rapport qu'il devient possible decontrôler l'inévitable m odification qu i se produit dans

1. Th. Gautier, La morte amoureuse, in Récits fantastiques, Paris,Flammarion, 1981, p. 143.

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88 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

le procès de renvoi de l'image, c'est-à-dire dans l'in-

version de deux réalités (caractère social de la mar-chandise et relations sociales de sa production) q ui secorrespondent, mais qui ne sont pas symétriquesentre elles.

M arx, après avoir parlé des marchandises com m ede choses qui tombent et ne tombent pas sous lessens, et de l'inversion des rapports entre les choses

et les hommes, fait référence au phénomène de lavue opposé au phénomène du fétichisme :

C'est ainsi que l'impression lumineuse d'un objet sur lenerf optiqu e ne se présente pas comm e une excitation sub -jective du nerf lui-m ême, m ais comm e la forme sensible dequelque chose qui existe en dehors de l'ail. Il faut ajouterque dans l'acte de la vision la lumière est réellement pro-

jetée d'un ob jet extérieur sur un autre ob jet, l'ail ; c'est unrapport physique entre des choses physiques. Mais laforme valeur et le rapport de valeur des produits du tra-vail n'ont absolument rien à faire avec leur nature physi-que. C'est seulement un rapport social déterminé deshom m es entre eux q ui revêt ici pour eux la forme fantasti-que d'un rapport des choses entre elles. Pour trouver uneanalogie à ce phénomène, il faut la chercher dans la ré-

gion nuageuse du m onde religieux. L à les produits du cer-veau humain ont l'aspect d'être indépendants, doués decorps particuliers, en communication avec les hommes etentre eux. Il en est de même des produits de la main del'homme dans le monde marchand. C'est ce qu'on peutnom m er le fétichisme a ttaché aux produits du travail, dèsqu'ils se présentent comme des marchandises, fétichismeinséparable de ce mode d e production'.

L'opposition entre le phénomène de la vue et lephénomène du fétichisme acquiert une importancerelativement à la dichotomie nature/société. Marx

1. K. Marx, L e Ca p i t a l , 1, o p . c i t . , p. 85.

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Marx ét l e f é t i ch i s m e des m a r c h a n d i s e s / 89

oppose le premier phénomène, en ce qu'il est de

« nature physique », au d euxième o ù par contre, dit-il, « la forme valeur et le rapport de valeur des pro-duits du travail n'ont absolument rien à faire avecleur nature physique ». Le caractère de fétiche estdonc l'attribution d'une nature physique à des rap-ports qui, eux, sont sociaux. Attribution résultantd'un processus d'inversion mais en absence d'auto-

observation. Ceci peut expliquer le fait que Marxconsidère le fétichisme com m e inséparable de la pro-duction des marchandises. Le fétichisme, en effet,reste inévitable pour des sujets qui, agissant dans lesystème de la production des marchandises, en su-bissent le phénomène. Mais, en même temps, seulun ob servateur peut avoir conscience de ce caractère

inévitable et donc le déclarer.Il faut maintenant reprendre l'article de Marx surle vol du bois, avec son allusion aux « sauvages » deCuba, et le comparer avec la théorie du fétichismedans Le Capital.

Dans l'article de 1842 la comparaison étaitconstruite, nous l'avons vu, sur l'hypothèse que les

habitants de Cub a étaient les observateurs des E spa-gnols et considéraient l'or comme le fétiche de ceux-ci. Les habitants de Cuba incluaient l'engouementdes Espagnols pour l'or dans leur univers symboli-que et culturel. Dans Le Capital l'analogie entre lareligion « primitive » et le monde des marchandisesimplique un renversement de la comparaison et un

déplacement de l'observateur. Celui-ci utilise l'ana-logie qui dérive du concept de fétichisme, à son tourtiré de l'observation de l'univers des « sauvages »,pour l'inclure dans l'univers du monde des mar-chandises. Cette fonction, pour ainsi dire, in-terne/externe du concept de fétichisme permet à

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9 0 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

l'observateur de mettre en évidence ce qui est vécu

inconsciemment par les sujets observés dans leursrelations déterminées.

Il faut à ce point se dem ander quelle est la positionde l'observateur. Dans le cas de l'article de 1842 celui-ci se situait hypothétiquem ent dans l'univers sym bo-lique et conceptuel des « sauvages ». Mais dans LeCapital cet univers est le même pour l'observateur et

pour les sujets qu'il ob serve. L a qu estion, à cause decette identité d'univers, reste donc ouverte.

Marx essaie de répondre en utilisant la critiquecomparative du mode capitaliste de production pardes modèles simples, transparents, directs. Des mo-dèles de ce type sont l'im age de la valeur d'usage op-posée à la valeur d'échange et les deux sociétés ima-

ginaires (celle de l'île de Robinson et celle d'uneréunion d'hommes libres travaillant avec desmoyens de production communs), qui, dans le para-graphe du Capital sur le fétichisme des marchan-dises, représentent des exem ples de transparence enopposition à l'opacité du système des marchandises.Le fait d'avoir utilisé ces modèles si proches d'une

vision naturaliste et utilitariste' a conduit Marx àune ambiguïté de fond ; car reste ainsi non concep-tualisé ce lien entre les modèles et l'observateur, et,plus généralement, le problème même de l'observa-teur. Mais, au-delà de cette ambiguïté du lien entreces modèles et l'observateur, nous apercevons leproblème que pose le rapport entre la centralité dela critique et le

m om ent des programm es et des pro-positions q ui se sont réalisés historiquem ent.A un premier niveau d'analyse, l'utilisation

l . C f . J . B a u d r i l l a r d , Pour u ne critique de l'économ ie politique du signe,op. cit. ; M . Sa h l i n s , A u azur des sociétés, op. cit.

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M a r x é t le fé t i c h i s m e d e s marchandises / 9 1

marxienne du concept de fétichisme et l'implanta-

tion comparative qui la soutient semblent se fonderchez Marx sur des prémisses tout autres que celledominante au xIxe siècle, à partir d'Auguste Comte.La comparaison chez Marx ne se développe pasdans une succession par stades du progrès. Elle sefonde sur la synchronie entre modèles de systèmessociaux. Il faut voir jusqu'où Marx a été dans cette

direction.

D eux m odèles historiqueset deux m odèles im aginaires

Dans le paragraphe sur le caractère de fétiche dela marchandise, Marx présente quatre systèmes so-ciaux d'où ce caractère est absent. Deux modèlessont historiques et se rattachent l'un aux rapportssocio-économiques de type féodal, l'autre à l'indus-trie patriarcale d'une famille de paysans ; les deuxautres sont imaginaires : d'une part la célèbre îlede Robinson Crusoé et d'autre part la réuniond'hommes libres travaillant en mettant en communleurs moyens de production'. Ces quatre modèlessont apparentés, de par leur structure, plus simpleet plus transparente que celle de la société des mar-chandises. Contrairement à celle-ci, ils n'offrentdonc aucune base pour masquer par un rapportentre des choses un rapport entre les hommes 2 .

L 'analyse s'articule en un cadre com paratif, ayantpour objet un phénomène observé dans un systèmesocial déterminé et se construisant à travers l'indu-

1. K. Marx, Le Capital, I, op. cit., p. 88 s.2. Cf. M. Godelier, Horizon, trajets marxistes en anthropologie, op. cit.

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sion, dans le contexte théorique, de systèmes qui,

étant différents entre eux , ont toutefois en communl'absence de ce trait — le fétichisme des marchan-dises — qui caractérise le système en cause — lem ode capitaliste de production. M ais n'est-il pas né-cessaire de pousser plus loin nos considérations, au-delà de cet aspect de la comparaison qui concernel'homogénéisation des modèles évoqués par Marx

— homogénéisation qui se fait à partir de l'absence,commune aux quatre exemples, de cet élément quiest au contraire caractéristique du système capita-liste de production : justement le fétichisme ? Carqui peut nous assurer que la comparaison n'est pasconstruite ad hoc' ? Quelles sont les bases logiqueset théoriques qui ont conduit aux descriptions de ces

systèmes historiques et imaginaires ? La comparai-son des systèmes implique nécessairement que laforce de description qui en dérive, fondée qu'elle estsur l'opposition de systèmes homogènes en tousleurs éléments à l'exception d'un, dépend de la ma-nière de représenter ces mêm es systèm es, de la façondont ils sont observés et décrits. La force descriptive

de la com paraison dépend du type de description desobjets com parés.II faut alors chercher les effets descriptifs de la

com paraison en partant des effets descriptifs des sys-tèmes choisis. Pour le moment nous savons seule-m ent que les m odèles historiqu es et les mo dèles im a-ginaires ont en com m un l'absence du phénom ène du

fétichisme ; et nous devons voir si, tout en se ressem-blan t par leur structure de rapports « plus simples »et « plus transparents » en com paraison du m ode de

I. Cf. J. Baudrillard, Pour une critlque de l'économie politique du signe,op. cit., p. 168-171.

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M ars ét le fétichisme des marchandises / 93

production capitaliste, ils exprim ent une plus grand e

simplicité et transparen ce de façons différentes entreelles. Il faut encore voir si la description de ces sys-tèmes embrasse la totalité de leur être, ou si aucontraire elle ne prend en considération que certainsaspects qui établissent leur importance sur le simplefait d'être m is en rapport com paratif avec le systèmedes m archandises.

Cette question renvoie à l'autre, plus générale,d'un possible réductionnisme chez Marx ; elle ren-voie à la manière marxienne de poser la relation en-tre conscience et vie matérielle, à cette évocationd'images provenant de la « région nuageuse dumonde religieux », à la manière dont la consciencereprésente à soi-même, en la sublimant, la vie maté-

rielle. Elle renvoie aussi au concept de mode de pro-duction - avec toute l'importance qu'acquiert ainsi lasphère de l'économique.

Si l'on prend en considération les modèles histori-ques et imaginaires utilisés par Marx pour montrerl'absence de fétichisme dans d'autres formes de pro-duction et par là même démontrer l'historicité de la

forme de production fondée sur les marchandises,on peut constater que la comparaison se construitde la m anière suivante :

a / le modèle historique des rapports de productionféodaux est caractérisé par l'absence de féti-chisme, parce que le rapport de production avecles choses est déterminé par des relations person-

nelles de dépendance' ;b / le modèle de l'industrie patriarcale paysanne est

lui-même caractérisé par des relations person-

1. K. Mar c, Le Capi t al . I , o p . c i t . , p . 8 9 .

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94 / L e f é t i c h i s m e . H is t o i r e d 'u n c o n c e p t

nelles organisées, cette fois, dans les hiérarchies

de la fam ille' ;c / le modèle imaginaire de Robinson Crusoé après

son naufrage suppose évidemment (du moinsavant la rencontre avec Vendredi) l'absence detoute relation : le rapport est entre l'hom m e isoléet les choses 2 ;

d I le modèle imaginaire de la réunion d'hommes li-

bres travaillant avec des moyens de productioncommuns suppose des relations sociales d i r e c t e s ,

entre hommes contrôlant consciemment la pro-duction 3 .

Dans ces quatre modèles l'absence du fétichismedes marchandises indique que les choses ne ren-

voient pas aux hommes l'image de leurs rapportssous l'apparence de propriétés naturelles des choseselles-mêmes ; car, dans aucun de ces modèles, lesmarchandises ne revêtent la fonction sociale de ré-glem entation des relations personnelles. Il y a toute-fois une différence essentielle entre les modèles histo-riques et les modèles imaginaires. Le procès derenvoi des images (le phénomène de dissimulation),dans les deux modèles historiques, est considérécom m e se vérifiant hors de et avant l'activité spécifi-quem ent produ ctive : les relations personn elles entreseigneurs et serfs et les relations au sein de la famillerustique et pa triarcale représentent les conditions etles liens de la production. Les relations de produc-tion sont donc déterm inées par des structures rigides

non économiques, telles que sont justement le rap-port seigneur-serf et le rapport de type familial. Le

1. Ibid., p. 89-90 .2. Ibid., p. 88-89.3. Ibid., p. 90 .

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Ma rx é t k fétichisme d e s marchandises / 95

procès d 'inversion et de cristallisation des images re-

flète ces structures qu i, à leur tour, sont la conditiondu processus productif, et, par conséquent, neconcernent pas les choses-marchandises. Dans lesdeux modèles imaginaires il n'y a plus aucun renvoid'images. On suppose donc que dans ce cas l'inver-sion ne se produit pas. M arx sem ble penser que l'ab-sence de fétichisme des marchandises produit auto-

matiquement la fin du processus d'inversion (durenvoi des images des rapports sociaux) et la possi-bilité de la construction de modèles sociaux fondésseulement sur l'activité directe et consciente appli-quée aux choses.

Représentons-nous enfin, dit Marx, une réuniond'hommes libres travaillant avec des moyens de produc-

tion communs, et dépensant, d'après un plan concerté,leurs nombreuses forces individuelles comme une seule etmême force de travail social. Tout ce que nous avons ditdu travail de Robinson se reproduit ici, mais socialementet non individuellement. Tous les produits de Robinsonétaient son produit personnel et exclusif, et, conséquem-ment, objets d'utilité immédiate pour lui. Le produit totaldes travailleurs unis est un produit social'.

Robinson Crusoé et la réunion d'hommes libresont tous deux un rapport direct et conscient auxchoses. Il n'y a pas de marchandises qui règlent lesrapports sociaux et il n'y a donc pas projection deces rapports dans celles-ci. E t pourtant M arx rem ar-que en passant un élément très important de diffé-

renciation entre ces deux m odèles imaginaires : danscelui de Robinson les déterminations sont de natureindividuelle. Au sein de la réunion d'hommes libres,elles sont au contraire de nature sociale : la régula-

1. Ibid.

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96 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

tion des rapports sociaux y est donc antérieure à la

production — ce qui, d'un point de vue conceptuel,rapproche ce modèle des deux modèles historiques,la société féodale et la famille rustique et patriarcale.Le modèle de la réunion d'hommes libres s'éloignecependant des modèles historiques en ceci que dansces derniers les rapports de dépendance et de subor-dination causent l'inversion des images dans la

conscience de soi, alors que dans la réuniond'hommes libres, au contraire, la dépendance et lasubordination n'existent pas. Quelle conséquencethéorique faut-il en tirer ? E st-ce à dire qu'avec la findes rapports de dépendance et de subordination,avec la fin du fétichisme des marchandises, cesseratoute forme d'inversion ? Non, car les rapports so-

ciaux, même s'ils ne sont pas fondés sur la dépen-dance et la subordination, ne se réduisent point à laseule activité consciente et directe des individus par-ticuliers. C 'est justement cette question, celle du pas-sage théorique de l'île de Robinson à la réuniond'hommes libres, que Marx ne résout pas. On aper-çoit là une difficulté dans la réflexion marxienne surle lien homme-nature/homme-société. Il s'agit del'ambiguïté d'une conception de l'histoire où l'his-toire semble disparaître au moment où les rapportssociaux sont réglés consciemment et directementdans le procès d'échange avec la nature.

Après avoir parlé des modèles historiques et desmodèles imaginaires, Marx prend en considérationles formes sociales et les reflets religieux en tant quephénom ènes d'inversion :

Le monde religieux n'est que le reflet du monde réel.Une société où le produit du travail prend généralementla forme de m archandise et où, par conséqu ent, le rapportle plus général entre les producteurs consiste à comparer

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M arx ét le fétichisme des marchandises / 97

les valeurs de leurs produits et, sous cette enveloppe des

choses, à comparer les uns au x au tres leurs travaux privésà titre de travail humain égal, une telle société trouvedans le christianisme avec son culte de l'homme abstrait,et surtout dans ses types bourgeois, protestantisme,déisme, etc., le complément religieux le plus convenable'.

Les hommes projettent les produits de leur cer-veau dans une forme religieuse déterminée qui dé-

pend de la forme de société. Dans un monde do-miné par la production des marchandises, cetteprojection apparaît comme très complexe. Dans lessociétés où la production des marchandises n'estpas dominante (par exemple, dans les modes deproduction asiatique ou ancien), les rapports sont« plus simples et plus transparents ». Il faut alors

se demander ce qui produit, dans ces sociétés, leprocès d'inversion.

Dans les modes de production de la vieille Asie, del'Antiquité en général, dit Marx, la transformation duproduit en marchand ise ne joue qu'un rôle subalterne, qu icependant acquiert plus d'importance à mesure que lescommunautés approchent de leur dissolution. Des peu-

ples marchands proprement dits n'existent que dans lesintervalles du monde antique, à la façon des dieux d'Epi-cure, ou comme les Juifs dans les pores de la société polo-naise. Ces vieux organismes sociaux sont, sous le rapportde la production, infiniment plus simples et plus transpa-rents que la société bourgeoise ; mais ils ont pour basel'immaturité de l'homme individuel — dont l'histoire n'apas encore coupé pour ainsi dire, le cordon ombilical qui

l'unit à la communauté naturelle d'une tribu primitive —ou des conditions de despotisme et esclavage. Le degré in-férieur de développement des forces productives du tra-vail qui les caractérise, et qui par suite imprègne tout le

1. Ibid., p . 90-91 .

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98 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

cercle de la vie matérielle, l'étroitesse des rapports des

hom m es, soit entre eux, soit avec la nature, se reflète idéa-lem ent dans les vieilles religions na tionales'.

Dans la comm unauté prim itive, société plus sim pleet plus transparente, le reflet religieux dépend donc del'immaturité de l'individu. Autrement dit : dans cetype de com munauté naturelle les rapports se présen-tent comm e i n d é p e n d a n t s de la volonté des individus,tout comm e dans les sociétés fondées sur les rapportsde subordination. L'indépendance des liens sociauxpar rapport à la volonté des individus se rencontredonc, selon M arx, dans des sociétés fondées soit sur lacommunauté naturelle, soit sur des rapports de su-bordination. C'est cette indépendance qu i engendre lephénomène de l'inversion dans les formes de la reli-

gion : car ou b ien les liens sociaux sont encore enraci-nés dan s la nature ou b ien ils s'organisent à partir derapports de domination et de subordination. L 'amb i-guïté du discours de M arx tient à ce qu'il laisse enten-dre que cette indépendance pourrait se dissoudred'une part avec le dépassem ent des liens naturels, etd'autre part avec le dépassement des liens de subordi-

nation. Cette ambiguïté se manifeste dans la conclu-sion du discours de Marx :

En général, le reflet religieux du monde réel ne pourradisparaître qu e lorsque les conditions du travail et de la viepratique présenteront à l'homm e des rapports transparentset rationnels avec ses semblables et avec la nature. La viesociale, dont la production matérielle et les rapports qu'elle

impliqu e forment la base, ne sera dégagée du nu age m ysti-que qui en voile l'aspect, que le jour où s'y manifesteral'ouvre d'hommes librement associés, agissant consciem-ment et maîtres de leur propre mouvement social. Mais

l. I b i d . , p . 91.

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Marx ét le fétichisme d e s marchandises 1 9 9

cela exige dans la société un ensem ble de cond itions d'exis-

tence matérielle qui ne peuvent être elles-mêm es le produitqu e d'un long et douloureux d éveloppem ent'.

La question qui reste ouverte chez Marx est cellede savoir si le contrôle conscient et planifié peut ounon rendre superflue, et donc éliminer, l'inversionen tant qu'activité symbolique des hommes. La to-talité des rapports sociaux entre les hommes diffèrede l'ensemble des rapports entre individus particu-liers. Or les individus particuliers auront toujoursrecours au processus d'inversion sym bolique p our sereprésenter ces rapports. Ils sentiront toujours le b e-soin d'observer de façon critique de l'intérieur, maisen faisant comme s'ils étaient des observateurs ex-ternes, ces procès et ces inversions.

La relation entre l'observateur et l'observation

Il nous faut maintenant souligner un dernier as-pect, celui de la fonction analogique du concept de fé-

tichisme qui sert à faire observer un phénom ène q ui seprodu it inconsciemm ent et affecte également l'obser-vateur. En réalité, cette fonction analogique, quiconsiste à désigner un processus d'inversion symboli-que typique de la société des marchandises à l'aided'un nom em prunté à la religion « primitive », a déjàen soi un effet comparatif, si on la considère du p ointde vue de la relation entre l'observateur et l'observa-tion. C 'est précisém ent ce qu i distingue le concept defétichisme, par exem ple, du concept d'aliénation. Ap-pliquer le concept de fétichisme au monde des mar-

1 . Ibid.

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100 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

chandises veut dire se placer idéalement hors de l'ob-jet observé ; autrem ent dit, la définition et la déterm i-nation du m ode capitaliste se font à partir de la trans-position à celui-ci du monde de la religion« primitive ». Le terme « fétichisme », transféré aumonde des m archandises, porte en lui-même le renvoià son sens originaire, c'est-à-dire le sens lié aux cultes

des « sauvages ». L 'effet comparatif découle précisé-ment de ce renvoi : l'analogie suppose la différence en-tre les mondes comparés. C'est par cette transposi-tion qu'il est possible de montrer à la conscience cequ i se produit inconsciemm ent ; à savoir le fait qu 'unrapport entre les homm es se manifeste comme un rap-port entre les choses. Avec le fétichisme l'observation

est donc effectuée d'un point de vue externe, sans tou-tefois l'inclusion d 'éléments téléologiques : ici l'obser-vateur ne se place pas à un n iveau situé au-dessus del'objet observé ; plus simplement, il le transpose.G râce au concept de fétichism e, l'observateur est, enm êm e tem ps, à l'intérieur et à l'extérieur ; conditionsine qua non pour pouvoir montrer un objet qu'il ob-

serve et dont il fait partie. L a fonction critique et des-criptive du fétichisme dépend directement de sa va-leur analogiqu e. C'est pourquoi M arx n'a pas b esoind'utiliser une m éthode de type génétique pour résou-dre les problèmes de la comparaison. II utilise unem éthode de type synchronique. S'il est vrai qu'en gé-néral M arx ne réussit pas à donner une solution théo-rique au problèm e de l'inversion, son élaboration duconcept de fétichisme offre néanmoins des élémentsdécisifs pour y répond re dans un horizon q ui, certes,va au-de là de ses propres limites épistémologiques ethistoriques, mais qu'il avait néanmoins su ouvrir.

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La fin du fétichisme

en tant que concept ethnologique

et sa transformation

Marx et Freud

On a souvent remarqué les analogies qui existent

entre la théorie de Marx et celle de Freud ; maisd'un point de vue historique et épistémologique, leplus important est sans doute le rapport entre lesens originaire du concept de fétichisme et le sensqu'il a pris chez Marx et chez Freud par sa transpo-sition dans l'analyse de phénomènes sociaux et psy-chologiques internes pour l'observateur. Le sens ori-

ginaire du concept de fétichisme (culte propre decertains peuples « primitifs ») revêt une fonctionfondamentale chez Marx et chez Freud, une fonc-tion a n a l o g i q u e e t m é t a p h o r iq u e . Marx et Freudidentifient les phénomènes qu'ils décrivent en trans-posant un terme et un concept propres au domaineethnologique aux domaines sociologique et psycho-

logique. Mais cette transposition est d'un point devue épistémologique, autonome par rapport à la va-leur descriptive du sens originaire. D'où il s'ensuitque, alors même que le concept vient à perdre sapertinence dans le domaine ethnologique, il gardecependant une certaine valeur, grâce au sens analo-gique et métaphorique qu'il acquiert dans le do-

maine social avec Marx, dans le domaine psychana-lytique avec Freud.Ceux-ci utilisent le concept ethnologique de féti-

chisme comme instrument d'analyse sociologique

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1 0 2 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

et psychologique. De cette transposition naît le

problème historiographique relatif à ce concept, aumoment même où le problème ethnologique ne sepose plus. Les « fétichismes » de Marx et de Freudne peuvent avoir une force théorique et descriptivequ'à travers ce rapport entre le sens originaire et lesens nouveau. Celui-ci en effet s'affranchit de celui-là en y renvoyant toutefois. Ce qui révèle la dissy-

métrie des sens et donc la fonction analogique etmétaphorique du concept. Le fait que Marxappelle « fétichisme » l'inversion entre les choses etles hommes et que Freud appelle « fétichisme »l'échange entre une partie et le tout de l'objetsexuel, le fait qu'ils indiquent avec ce terme lesphénomènes qu'ils analysent, signifie que leur des-

cription introduit un rapport d ' a n a l o g i e et de m é t a -p h o r e entre leur propre objet d'analyse respectif etce qui fut un objet ethnologique.

Cette démarche, chez Marx et Freud, était ren-due possible du fait que le concept en questionavait déjà une histoire à laquelle on peut se référerpour déterminer u n c o n t e x t e ' e t à l'intérieur de la-

quelle peuvent être décrits les phénomènes obser-vés. En appelant « fétichisme » l'un le phénomènede l'inversion entre choses (marchandises) et per-sonnes, l'autre le phénomène de déplacement del'objet sexuel, Marx et Freud déterminent et signa-lent, à travers l'analogie avec le phénomène reli-gieux des peuples « primitifs », un contexte de lec-

ture d'objets très spécifIques et particuliers, n'ayantrien à voir avec l'objet ethnologique d'origine dé-crit par de B rosses.

l. Sur le concept de contexte, cf. G. Bateson, La nature et la pensée,

P aris , Seu il, 1984, p. 24.

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L e f é t i c h i s m e a p r è s Marx / 103

Le concept de fétichisme peut donc prendre trois

formes :a / le fétichisme est le nom donn é aux cu ltes des peu-

ples « sauvages » et/ou « primitifs », qui ado-raient des êtres inanimés et/ou des animaux (deBrosses) ;

b / le fétichisme est le nom donné à l'inversion entreles relations des m archandises et les relations deshommes (Marx) ;

c / le fetichisme est le nom donné à la perversion quisubstitue à l'objet sexuel normal une chose quien constitue ou en représente une partie (Freud).

M arx et Freud utilisent donc le m ême terme q ue deBrosses et les ethnolog ues, mais pour décrire des ob-

jets différents. Et pourtant il est évident que l'utilisa-tion du mêm e terme implique au m oins que ces objetsdifférents renvoient à des phénom ènes considérés, enprem ière lecture, com m e analogues. Partant de l'idéeque l'analogie est un rapport de ressemblance entrechoses différentes, on peut dire qu e de Brosses, M arxet Freud analysent des ob jets, certes différents, m ais

se ressemblant par certains aspects. Marx et Freudorganisent leur théorie à partir d'une analogie, etpourtant leur dém arche descriptive ne ressemble pasà celle de de Brosses ou des ethnologues.

Seule reste commune une certaine disposition deséléments dans les divers ob jets exam inés, c'est-à-direun p rocessus de s u b s t i t u t i o n dans la chose fétiche, la-

quelle représente originairement autre chose (unphénomène irrégulier de la nature chez de Brosses ;les relations entre les hommes chez Marx ; l'objetsexuel normal chez Freud) et devient elle-même unobjet et un point terminal de l'activité symboliquedes hommes. Les choses fétiches — les marchan-

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104 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

dises de Marx ou les pieds, les cheveux, les chaus-

sures de Freud — peuvent se substituer à l'objetqu'elles représentent à l'origine, précisém ent grâce àleur rapport de contiguïté et d'appartenance aveccet objet, en tant qu'elles en sont des traces. Mais lefétichisme pour Marx et pour Freud n'est pas leculte religieux p rim ordial des hom m es (com m e chezde Brosses), ni une « survivance » (comme chez

Tylor) ; il est la fixation d'une image invertie dans leprocès de sym bolisation.

Nou s nous trouvons donc en face de théories qui, àl'aide de corrélations form elles' différentes, décriventdes phénomènes analogues à propos d'objets diffé-rents. Les corrélations formelles par lesquelles deBrosses décrit son objet sont organisées différemment

chez M arx et Freud, mais l'utilisation du m ême terme« fétichisme », qui signale l'analogie, implique unecorrélation m étadescriptive donnant un sens à la des-cription pour ceux q ui doivent recevoir l'inform ation.O r, si l'analogie est une relation de ressem blance en -tre choses différentes, il est évident qu'elle opère unrenvoi d'une chose à une autre, ce qui veut dire, dans

le cas en question, un renvoi du phénom ène décrit parde Brosses et par les ethnologues aux phénomènesdécrits respectivement par Marx et par Freud. Or,une relation de ressemblance entre choses différentesest en réalité une com paraison : dans les corrélationsqu 'instituent les théories du fétichisme de M arx et d eFreud il existe donc une com paraison imp licite entre

le phénomène décrit par de Brosses et les phénom ènesdécrits par Marx et par Freud. Comparaison qui a

l. Cf. L. Wittgenstein, Remarques sur le e Rameau d'or » de Frazer,suivi de J. B ouveresse, L'animal cérémonial. Wittgenstein et l'anthropolo-gie, Montreux, Editions L'Age d'Homme, 1982, p. 21-22.

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Le fétichisme après Mar x / 105

une fonction m é t a c o m m u n i c a t i v e proche de celle que

G regory Bateson a voulu exem plifier avec la phrase :«C eci est un jeu »' et dont le contenu est la comm uni-cation d'éléments sémantiques m arquant, explicitant,un c o n t e x t e , à l'intérieur duq uel se détermine le sensde la communication entre sujets. Pour inclure cer-taines informations dans un contexte, il faut en ex-clure d'autres. Le rapport entre les connexions for-

m elles et le processus analogique perm et à M arx et àFreud d'identifier leur objet d'analyse d'une façonsemb lable à celle q ue L évi-Strauss décrit à propos deMarcel Mauss, c'est-à-dire à la fois du dehors et dudedans 2 . G râce à la com paraison entre le phénom ènedécrit par de B rosses et les ethnologues d'une part, etceux décrits par M arx et Freud de l'autre, les phéno-

m ènes décrits par ces derniers peuvent être observésdu dedans, mais comm e si c'était du dehors. L 'analo-gie en tant qu e renvoi comparatif acquiert donc, parrapport aux connexions form elles, une fonction m é t a -

t h é o r iq u e o u m é t a c o n t e x t u e l l e , dans le sens que nousvenons d'illustrer : elle délimite, et par conséq uent dé-finit, le contexte où la théorie peut opérer et comm u-

niquer u ne description.L e fétichisme d ans les théories de M arx et de Freuddécrit donc des phénomènes qui sont analogues àceux décrits par les ethnologues, mais qui représen-tent des objets d'analyse i n t e r n e s au m ilieu de l'obser-vateur. Celui-ci est une partie non seulem ent de l'ob-servation — ce qui ne saurait le distinguer de

l'ethnologue décrivant des phénomènes externes à

1 . G. Bateson, V e r s u n e é c o l o g i e d e l ' e s p r i t , t . I I , Pa r i s, Se u i l , 1 9 8 0 ,

p . 2 09 - 2 2 4 .

2 . C. Lévi-Strauss, I n t r o d u c t i o n à M. Mauss, S o c io l o g i e e t a n t h r o p o l o -

g i e , Pans, PUF, 1983 ' , p . x x v i i i .

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1 0 6 / L e f é t i c h i s m e . H i s t o i r e d 'u n c o n c e p t

son contexte historique, symbolique, social — mais

aussi une partie de l'objet même qu'il décrit. Il doitexpliquer des processus qui, ayant leur origine dansl'activité inconsciente des individus, entrent dans ladéfinition du code (commun à lui et aux sujets qu'ilobserve) qui régit leur comm unication. Les formes dela fixation — comme celle, marxienne, de l'attribu-tion aux choses des relations entre les hommes ou

celle, freudienne, de la satisfaction sexuelle par unepartie ou une trace de l' « objet sexuel normal » —sont en rapport avec ce problèm e. L e mom ent méta-contextuel devient alors nécessaire, afin q ue leur ob -servation se fasse comme du dehors. Le nouveauconcept de fétichisme naissant de l'analogie avec lephénomène ethnologique et s'organisant en des

connexions formelles différentes des connexionsd'origine a précisément cette fonction m étathéoriqueet métacontextuelle. Du fait que le terme « féti-chisme » garde trace de son origine conceptuelle, entant qu e produit d'une observation de l' « extérieur »(c'est-à-dire s'exerçant sur un monde et dans uncontexte différents de ceux de l'observateur), son em -

ploi permet que le point de vue de l'ob servateur soitperçu com m e provenant du dehors alors qu 'il se situeau-dedans m ême de l'objet observé. Nou s avons là unprocédé qui semble inverse à celui analysé par L évi-Strauss à propos de Marcel Mauss. Si l'objet en estencore u n processus ayant son origine dans l'activitéde l'inconscient, toutefois alors que l'exigence de

Mauss est celle d'observer cet objet comme du de-dans, celle de M arx et Freud est de l'observer com m edu dehors.

Le concept de fétichisme se transforme donc avecMarx et Freud et change de nature. Si la recherchehistoriographique se b ornait à décrire dans leur suc-

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Le fétichisme après Marx / 1 0 7

cession diachronique les passages d'une acception à

une autre du concept de fétichisme, elle perdrait devue un élément essentiel : ce m om ent très importantqu'est l'assimilation d'un concept à l'intérieur d'uncontexte d ifférent de celui d'origine. Elle serait inca-pable d'en saisir la fonction épistémologique déci-sive qui est celle de communiquer à l'observateur lecontexte nouveau. Cette communication est possible

du fait qu e le concep t originaire, en tant qu'il est unetrace du concept nouveau, ne se m anifeste pas com m eune simple survivance, mais donne, par le procès decom paraison qui est im plicite dans le passage, le nou-veau n iveau de sens à attribuer au concept.

La théorie marxienne du fétichisme des marchan-dises dit, nous l'avons vu, que dans le mode de pro-

duction capitaliste se produit une inversion : des rap-ports entre hommes apparaissent comme desrapports entre choses (les marchandises). La théoriefreudienne du fétichisme dénonce, elle, un déplace-ment : de l'objet de l'am our q ui n'est plus la personneen tant que telle, mais une partie d'elle, ou quelquechose qui lui appartient'. Dans les deux cas, la mar-

chandise ou l'objet d'amour fétichisé se présententcomme des traces, des signes, où la relation entre si-gnifiant et signifié mène une ex istence contradictoire :le signe doit conserver son lien avec la chose q u'il re-présente, mais en même temps, en la transfIguran t, illa cache. Cette transfiguration ne cond uit pas cepen-dant à une distorsion, mais à la mise en fonctionne-

ment d'un processus symbolique qui devient un sys-

1. S. Freud, Trois essais sur la théorie sexuelle, Paris, Gallimard («d .,a v i e

sexuelle, Paris, P U F , 1989', p. 133-138. Sur la notion de fétichisme chezFreud, cf. Objets du Fétichisme, Nouvelle Revue de Psychanalyse, n' 2,1970.

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1 0 8 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

terne. Si tel n'était pas le cas, nous devrions considérer

le phénomène du fétichisme comme un exemple de« mauvais symbolisme », sauf à adopter une visiongénérale présumant au contraire la normalité d'uneconnaissance directe des choses. Dès lors il n'y auraitpas de raison de parler d'activité symboliqu e : inver-sions et déplacements ne seraient que des effets patho-logiques du procès de connaissance, et non des ex-

pressions caractérisant sa dém arche, et pouvant êtredédoublées et observées du dedans et du dehors.

Dans Les aberrations sexuelles, le premier des Troisessais sur la théorie de la sexualité, Freud décrit le phé-nom ène du fétichisme. Il parle de l'objet sexuel « n or-mal » remplacé « par un autre objet qui, bien qu'il soiten relation avec le prem ier, est néanm oins tout à fait

impropre à servir à la réalisation du but sexuel nor-m al »'. L'objet fétiche se trouve donc en relation avecl'objet sexuel « norm al », mais il n'est pas propre à enréaliser le but. Freud ajoute peu après :

L e substitut de l'objet sexuel est une partie du corps q uiconvient en général très mal à des b uts sexuels (pied, cheve-lure), ou bien un ob jet inanimé dont on peu t démon trer la

relation avec la personne sexuelle q u'il rem place et, de pré-férence, avec sa sexualité (pièces de vêtements, lingerie). Cen'est pas sans raison que l'on compare ce substitut au fé-tiche dans lequel le sauvage voit son dieu incarné'.

De ces considérations nous pouvons retenir ceci :

a / l'objet sexuel « normal » est remplacé par un

substitut ;b / le substitut est une partie de l'objet sexuel « nor-

mal », ou du moins il est en relation avec lui ;

l . Ibld.. p. 62 .2. Ibid.

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L e f é t i ch i s m e a p r è s Marx /

c / cette partie du corps est, selon Freud, im propre à

représenter l'objet sexuel ;d / ces substituts peuvent être comparés aux fétiches

des « sauvages ».

Apparaît ici la notion de substitut comme partiede l'objet ou objet contigu, impropre cependant àreprésenter l'objet qu'il rem place.

La théorie marxienne du fétichisme de la mar-chand ise (qui doit être différenciée du concept de fé-tichism e q ue M arx utilise antérieurement à la rédac-tion du C a p i t a l ) décrit une situation où les rapportssociaux se manifestent comme des rapports entre leschoses. Chez Marx aussi nous trouvons donc cetemploi particulier de la notion de substitut, ainsi

que celle de partie et de représentation impropre.P our lui en effet :

a / les relations sociales « normales » sont rempla-cées par les relations entre les choses ;

b / les choses-marchandises sont une p a r t i e du tra-vail social en ce double sens qu'elles sont d'unepart travail cristallisé, travail m ort face au travail

vivant, et d'autre part du travail exproprié autravailleur au cours de leur transformation entravail mort ;

c / la manière dont les choses-marchandises repré-sentent des relations sociales est impropre, car letravail mort se substitue aux relations vivantesentre les hommes ;

enfIn :

d / ce processus d'inversion qui se manifeste dans lesystème capitaliste est analogue au phénomènereligieux du fétichisme.

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1 1 0 / L e f é t i c h i s m e . H i s t o ir e d 'u n c o n c e p t

Dans la démarche parallèle de Marx et de Freud,

les notions de substitut, de partie, de représentationimprop re expriment un parcours sémiotiqu e. L 'objetsexuel substitué ou les relations sociales substituées,en tant que parties de l'objet sexuel norm al ou des re-lations sociales norm ales, représentent un signe, unetrace. Leur condition à la fois de partie et de substitutimpliqu e une situation contradictoire qui en révèle la

valeur sémiotique. L es substituts, en effet, tout en ren-voyant au x choses dont ils sont partie ou qu 'ils repré-sentent, cachent ce renvoi. L es phénomènes analyséspar M arx et par Freud appartiennent à l'inconscient.L a situation, à l'apparence paradoxale, d'un signe q uirenvoie à la chose et qui, en m ême tem ps, la cache re-présente la base sémiotique qui rend l'observation

com m unicable. Si le signe, dit Jakob son, est toujoursun renvoi à un autre signe, tout dépend non pas durapport signe-chose, mais du contexte et du systèmedans lesquels s'organise le rapport signe-chose. Or,aussi bien le système de M arx q ue celui de Freud ontcom m e point de référence la substitution de la partieau tout, ou, en d'autres termes, la prétention totali-

sante de la partie. La substitution a des effets prati-ques sur le type de jouissance sexuelle ou sur laconservation d'une forme d éterminée de relations so-ciales et du travail.

Il faut maintenant déplacer notre attention des ob -jets analysés par M arx et par Freud à leur m anière deprocéder, de décrire, d'observer. Chez Marx et chez

Freud le concept de fétichisme a un emploi analogi-que. Il est le résultat du transfert d'un contexte de sensà un autre contexte où le fétichisme à l'origine désigneun phénomène sous-jacent à un ensemble de prati-ques religieuses, d'abord observées chez les peuplesde l'Afrique-Occidentale et reconnues ensuite, par

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L e f é t i c h i s m e a p r è s Marx / 111

une généralisation, comme étant propres à tous les

peuples dits « primitifs ». Lorsq ue ce concept est ap-pliqué au monde des marchandises ou au mondesexuel, il crée un mécanisme à la fois de renvoi et decomparaison implicite. Afin de décrire une certaineperversion sexuelle ou une certaine manière d'im agi-ner les relations sociales comm e formes d e fétichisme,il faut qu e ces phénomènes, nom m és justement «

fétichisme », acquièrent leur sens par un renvoi au sensoriginaire de « fetichisme » et grâce à une com parai-son implicite avec celui-ci. Il faut que la trace du sensoriginaire dem eure, car ceci permet de l'inclure dansle contexte d'une observation différente de son ori-gine, et, en même temps, d'observer ce contextecomme du dehors. Ces deux moments, l'inclusion du

concept dans un nouveau contexte et l'observation dudehors de ce m ême con texte, résultant tous deux de lapermanence implicite dans le terme d'une trace de soncontexte originaire, décident de la relation en tre l'ob-servateur et son observation. Ils rendent possiblepour un sujet d'expliquer des phénomènes ne pou-vant surgir à la conscience de celui q ui les subit, m ais

seulement à celle de celui qui les observe, lorsquecelui-ci réunit en sa p ersonne ces deux conditions.Toutefois, cette trace du sens originaire que garde

le concept de fétichisme peut influer sur le sens duconcept dans le nouveau contexte où il est inclus.Cette réminiscence du sens originaire peut donc af-fecter la description du contexte nouveau et par

conséquent affaiblir la fonction que l'emploi analo-gique du concept était appelé à remplir. Cette rémi-niscence ne garantit pas entièrement que l'observa-teur' soit au-dehors de l'observation : une analyseultérieure tant de l'observateur q ue de l'observationest nécessaire. C'est dans ce sens que Lévi-Strauss

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1 1 2 / Le fétichism e. H istoire d'un concept

parle du rapport entre l'observateur et l'observation

com m e dépendant du dédoub lement entre le sujet etl'objet m êm e au-dedans du sujet'.

Le contexte et l'observateur

G regory Bateson a discuté du concept de contexte

à partir d' « histoires ». Le contexte est la structuredans le tem ps.

Q ue se passe-t-il, dit Bateson, quand, par exemple, jeme rends chez un psychanalyste ? J'entre dans quelquechose et je crée quelque chose que nous appellerons uncontexte, et qui est, au moins symboliquement (commeélément du monde des idées), isolé et limité par le fait de

fermer la porte : la géographie de la chambre et la porteagissent comm e représentation d'un m essage étrange, nongéographique.

Mais j'arrive avec des histoires ; non pas seulementavec une provision d'histoires à livrer au psychanalyste,mais bien avec des histoires faisant partie intégrante demon être. Les structures et les séquences de mon expé-rience d'enfant sont imbriquées en moi : mon père faisait

telle et telle chose ; ma tante faisait ceci ou cela. Ce qu'ilsont fait se situe en dehors de moi, mais, quoi que j'aieappris, mon apprentissage s'est produit à l'intérieur del'expérience que j'ai eue des actes de ces autres qui ontpour moi une importance essentielle, mon père et matante'.

Or, selon Bateson, les histoires qui racontent nosprécédents rapports d'interaction deviennent elles-m êmes une partie du nou veau contexte du fait d'être

1. C. Levi-Strau ss, Introduction à M . Mau ss, op. cit., p. tome-toux.2. G. Bateson, La natu re et la pensée, op. cit., p . 23.

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le fétichisme après Mar x / 113

transférées dans ce nouveau rapport d'interaction

entre l'analyste et nous-mêmes. Le t r a n s f e r t est uneforme particulière de com paraison entre les rapportsd'interaction antérieurs et le nouveau rapport d'in-teraction, une forme qui ne se manifeste pas en tantque telle. En même temps, cette comparaison de-vient le ressort du m écanism e d'assimilation des his-toires antérieures dans le nouveau contexte. L'ana-

logie et la différence entre les deux contextesinteragissent dans le nouveau contexte, d'où nouspouvons observer comme du dehors nos propreshistoires. Grâce à ce nouveau contexte — le milieuinteractif patient-analyste — nous pouvons être ànous-mêmes à la fois objet et sujet : objet observé etsujet observant. Mais justement, afin de produire ce

dédoublement entre l'objet et le sujet, condition del'objectivité, dont l'absence dans le cadre dessciences humaines a souvent fait douter de la scien-tificité de celles-ci', il faut que l'observateur soit in-clus dans un nouveau contexte qui détermine le cer-cle de l'observation à travers la dialectiqueexterne/interne. La vision d'un objet comme du de-

hors nécessite une dém arche comp lexe qui donne unsens à la description. Selon Bateson, l'idée d'histoirea à voir avec l'idée de contexte. Et l'idée de contextea à voir avec la notion de sens : « Le "contexte" estassocié à une autre notion non définie, celle de"sens". Sans contexte, les mots, les actes n'ontaucun sens. » 2 La généralisation du concept de

c o n t e x t e , opérée par Bateson, ouvre un espace théo-rique très important pour l'analyse du concep t de fé-

I . C f . , par e x e m p l e , N. Wiener, C y b e r n e t i c s , Camb r i dge, Mau., M u r ,

1965 .

2. G. B a t e s o n , L a n a t u r e e t l a pensée, op. c i t . . p . 24 .

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114 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

tichisme, parce q ue c'est le transfert de ce concep t, le

transfert de son histoire originaire, qui contribue àdéterminer ce nouveau contexte où les nouvelles etdifférentes connexions acquièrent un sens. Lacom paraison im plicite entre l'idée originaire et l'idéenouvelle de fétichism e est, du point de vue épistémo-logique, la trace de son assimilation dans le nouveaucontexte, et, en même temps, le lieu où le nouveau

contexte est perçu par l'observateur, lequel peutainsi donner un sens aux ph énom ènes décrits.Pour ce qui concerne l'épistémologie de l'observa-

teur, le problème de l'effet comparatif est essentiel.Humberto Maturana et Francisco Varela ont déve-loppé une théorie à propos de la fonction cognitiveet de la place de l'observateur, centrée sur la notion

d'Autopoiesis. Ils remarquent qu'un être n'est telpour l'observateur que lorsque celui-ci peut le dé-crire. Pour cela, il doit en classer les interactions etles relations actuelles et potentielles. Il peut décrireun être seulement par rapport à un autre être duquelil peut se distinguer et avec lequel il peut se voir in-teragir ou être en relation. Peu importe qui est le

deuxième être. Pour toute description, la référencedernière est l'observateur lui-même'. Maturana etVarela soulignent donc la nécessité, pour décrire unêtre, d'une référence comparative avec un autre être.Quant à l'assertion selon laquelle la dernière réfé-rence est l'observateur lui-même, il faut entendrepar là l'idée que les connexions formelles de l'obser-

vateur ont une relation nécessaire avec le momentcomparatif. L'observateur n'existe pas indépendam-ment d'une communauté d'observateurs. Dans le

1 . H . R . M a t u r a n a , F. V a r e l a , Autopoiesis and Cognition. The Realiza-lion of Living, D o r d r e c h t , R e id e l P u b l i sh i n g Co m p a n y , 1 9 8 0 .

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Le fétichisme après Marx / 115

domaine des systèmes naturels, des systèmes vivants

ou des affaires humaines, dit Varela, c'est un non-sens que « de considérer que l'information est unechose que l'on transmet, que les symboles sont deschoses qui se réduisent à leur valeur nominale, ouque la finalité et les buts sont transparents au sys-tème lui-même, comme pour un programme. Enfait, l'information n'existe pas indépendamment du

contexte organisationnel qui engendre un domainecognitif, ni d'une communauté d'observateurs quichoisit de qualifier certains éléments d'information-nels ou de symboliques. L'information stricto sen sun'existe pas (ni d'ailleurs les lois de la nature) »'.

Dans le cas du fétichisme, l'entité qui est placéecomme référent comparatif a elle-même un e h istoire

dérivant de connexions formelles antérieures, plusprécisément des corrélations formelles propres auxphilosophes du XVIIIe siècle et des ethnologues duxixe siècle. D'autre part, dans l'observation d'un ob-jet physique ou vivant, l'observateur a déjà implici-tement opéré une comparaison entre ses proprescorrélations formelles et celles des observateurs qui

l'ont précédé historiquement ; ou, pour mieux dire,la communauté des observateurs s'est comparéeimplicitement elle-même avec les communautéshistoriques antérieures, se définissant ainsi à traversun processus de différenciation 2 . Dans notre casdonc le référent comparatif utilisé pour décrire cetteentité qu 'est le « fétichism e des m archandises » ou le

« fétichisme sexuel » n'est pas quelconque : il par-1. F. Varela, Autonomie et connaissance. Essai sur k vivant, Pa ris,

Seuil, 1989, p. 182.2. Cf. L. Fleck, E n t s te h u n g u n d E n t w i c k lu n g e i n e r w i s se n s c h a f t li c h e n

Tatsache, Frankfurt, Suhrkamp, 1980, l^ éd., 1935 ; Th. Kuhn, The

Structure of Scientific Revohuions, Chicago, Un iversity Press, 1962.

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116 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

tage avec ces entités-là une relation « historique ».

C'est justement cette relation qui engendre le rap-port métathéorique et métacontextuel entre lesconnex ions formelles et l'effet comp aratif par lequ elces connexions indiquent les processus descriptifsd'inclusion et d'exclusion'.

U n « im m ense malentendu »

A la fIn du xixe siècle, Max Müller avait refusé lanotion de fétichisme comme désignant une formeparticulière de religion'. E n 1907, M arcel M auss m itdéfinitivement fin à la fonction que ce concept avaiteue dans le domaine ethnologique et dans l'histoiredes religions. Dans L'Année sociologique M auss re-

m arquait quequand on écrira l'histoire de la science des religions et del'ethnographie, on sera étonné du rôle indu et fortuitqu'une notion du genre de celle de fétiche a joué dans lestravaux théoriques et descriptifs. Elle ne correspond qu'àun imm ense m alentendu entre deux civilisations, l'africaineet l'européenne ; elle n'a d'autre fondement qu'une aveugle

obéissance à l'usage colonial, aux langues franques parléespar les Européens, à la culture occidentale. O n n'a pas plusle droit de parler de fétichisme à propos des B antous occi-dentaux qu'on n'a l'habitude d'en parler à propos desautres Bantous centraux ou orientaux. O n n'a mêm e pas ledroit de parler du fétiche nigritien : l'idole guinéenne oucongolaise (celle-ci très rare), le charme congolais, les ta-bou s de prop riété, et autres, ne sont pas, au C ongo ou à la

Guinée, d'une autre nature que ceux des autres religions,

1 . S u r l e s p r o c e s s u s d ' i n c l u s io n e t d ' e x c l u s i o n d a n s l ' h i s t o i r e d e s s y s -

t è m e s d e p e n s é e , c f . M . F o u c a u l t , Les mots et les choses, P a r i s , G a l l i -m a r d , 1 9 6 6 .

2 . F . M . M ü l l e r , Natura/ Religion. The Gifford Lectures 1888, L o n d o n ,1 8 8 9 , p . 1 5 8 - 1 5 9 e t p . 2 1 9 - 2 2 0 .

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Le fétichisme après Marx / 1 1 7

des autres sociétés. Il est d'ailleurs très remarquable qu e ce

qui est la pure vérité en ce q ui concerne la notion du féticheétait connu dès le xvii' siècle... Le succès du livre de deBrosses a dû être pour quelque chose dans le simplisme,dans l'erreur, peut-être nécessaire, où ont vécu jusq u'ici lascience et la description des religions, des religions afri-caines en particulier'.

Quand Marcel Mauss écrivait ces mots le

concept de fétichisme était encore utilisé pourdécrire une forme de la religion « primitive ». Wil-helm Wundt, encore en 1907 — l'année même desconsidérations de Mauss —, parlait du fétichismecomme d'une forme spécifique, plus précisémentd'une forme involutive du totémisme 2 . De ce pointde vue Wundt s'éloignait de la théorie classique

qui considérait le fétichisme comme une forme reli-gieuse primordiale. Et pourtant Mauss, écrivanten 1908 à propos de Wundt, remarquait que lepenseur allemand, s'il considérait le fétichismecomme une forme religieuse dérivée, restait enmême temps prisonnier de la théorie classiqueselon laquelle le fétichisme est une forme religieuse

tout à fait primitive.Après Mauss, on a pris l'habitude dans lesétudes anthropologiques de parler de « fétichessans fétichisme », selon l'expression de Jean Pouil-ion3, c'est-à-dire d'éliminer la spécificité du concept

1. M. Mau ss , Oeuvres, éd. par V. Karady, op. cit., I l, p . 244-245.2. W . W u n d t , Volkerspychologie, op. cit.3. 3. P o u illo n , Fétiches sans fétichisme, op. cit. Sur la notion de e

fiche » sans « fé t ich ism e » en an th ropolog ie , c f. E . E . E vans-Pr i tcha rd ,Les Nuer, P aris , Gallim ard , 1969 ; G. Lien h ard t , Divinity and Experience,O xford, C laren do n P ress, 1961 ; V. Valeri, F eticcio, Enciclopedia, VI, T o-rino , E inau di , 1979 ; A. Adler, L 'e thn ologue et les fétiches, et P. Bonne,O bjet m agiqu e, sorceller ie e t fé t ich ism e ? , Nouvelle Revue de P sychana-

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118 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

de fétichisme en tant que phénomène religieux

autonome. Pourtant, jusqu'à Max Müller et àMarcel Mauss, de 1760 jusqu'au début de ce siècle,le concept de fétichisme avait connu une grandefortune. Au commencement, le fétichisme fut iden-tifIé à une forme de la religion primitive et devintun concept clé de la réflexion anthropologique.Celle-ci procédait de l'idée générale selon laquelle

la comparaison et la classification entre des sys-tèmes sociaux devaient être conduites dans le cadred'une organisation théorique des stades que l'hu-manité traversait dans son cheminement vers lacivilisation, cette dernière étant évidemment identi-fiée à la civilisation occidentale.

Cet « immense malentendu » qu'a été ce concept

dans toute l'étendue de sa fortune représente àproprement parler un problème historiographiqueet philosophique considérable. Comment se fait-ilque cette notion, fondée sur un malentendu, soitdevenue aussi importante dans le domaine de l'his-toire de l'ethnographie et de l'histoire des reli-gions ? Le simplisme et l'erreur, dans lesquels au-

raient vécu la science et la description desphénomènes religieux et sociaux, suffisent-ils, ainsique le pense Mauss, à expliquer cela ? Nous ne lecroyons pas. Et c'est bien l'idée de Mauss selon la-quelle l'origine et le succès de la notion de fétiche

lyse, n° 2, 1970, respectivement p. 149-158 et p. 159-192 ; a Fétiches.Objets enchantés. Mots réalisés », textes réunis par A. de Surgy, Systèmesde pensée en Afrique noire, cahier 8, 1985 ; M. Augé, Le fétiche et son ob-jet, in L'objet en psychanalyse, Paris, Denoël : a L'Espace analytique »,1986, p. 55-74 ; Id., Le fétiche et le corps pluriel, in Corps des dieux, Paris,Gallimard : a Le temps de la réflexion », 1986, p. 121-137 ; Id., Le dieuobjet, Paris, Flammarion, Nouvelle Bibliothèque scientifique, 1988 ;J . Bazin, Retour aux choses-dieux, Corps des dieux, op. cit., 253-273.

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L e f é t i c h i s m e a p r è s Marx / 1 1 9

en ethnographie correspondent à un « immense

malentendu » entre deux civilisations, l'européenneet l'africaine, et reposent sur l'utilisation colonialedes langues européennes parlées dans la côte occi-dentale, qui suggère d'aller plus loin dans la ré-flexion sur ce moment de l'histoire interne à lapensée occidentale. A partir de la notion de féti-chisme l'on peut étudier une forme particulière de

la construction, en structures déterminées, de l'ob-servation de l'autre ; forme qui comprend certesl'origine coloniale et idéologique. Ceci ne doit ce-pendant pas délimiter les confins de notre analyse ;en effet, si cette analyse se borne à la constatationde l'origine du concept de fétichisme, elle risque denégliger le fait que cette notion a été incluse dans

un contexte conceptuel plus grand, dans un sys-tème de connexions formelles qui sont à la basedes processus particuliers de type comparatif. Danscette perspective, la question devient pluscomplexe, parce qu'il ne s'agit pas seulement del'origine du mot, mais aussi du rapport entre lemot (ce qui inclut son origine) et le contexte

conceptuel dans lequel il a été inclus historique-ment. Autrement dit : si l'histoire de la notion defétiche est le résultat d'un « immense malenten-du », il faut encore expliquer comment ce « malen-tendu » s'est produit. La fortune du concept de fe-tichisme provient de ce que celui-ci synthétisel'inclusion de la notion de fétiche dans une struc-

ture théorique et conceptuelle complexe où la mé-thode comparative s'entrelace avec la vision occi-dentale de l'histoire universelle en tant queprogrès. Si le concept de civilisation qui s'affirmaitlui aussi dans la deuxième moitié du xvIIIe sièclesynthétisait l'universalisme occidental en soumet-

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120 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

tant les temps des autres sociétés au temps bour-

geois, le concept de fétichisme synthétisait la visionoccidentale de l'autre, du « sauvage » réduit au« primitif », en montrant que les pratiquesd'adoration d'objets inanimés ou vivants étaienttypiques de la première marche sur l'échelle duprogrès. La généralisation du concept de fétichismeà tous les peuples « sauvages » et anciens devenait

ainsi un support essentiel au dynamisme universa-liste occidental. Elle permettait de situer les peu-ples les plus divers à l'étape primordiale du pro-grès. Le concept de fétichisme permettait doncd'utiliser les effets de la méthode comparative, la-quelle avait su briser les limites de l'histoire occi-dentale, représentée encore, par exemple, par Bos-

suet', pour élargir le domaine de l'universalité quel'Occident imposait au monde.

Pour une histoire du concept de fétichisme

L e concept de fétichism e naît en rapport avec une

méthode comparative qui utilise des histoiresconjecturales. Il met en rapport une modalité del'observation avec u ne histoire hypothétique de l'hu-manité fondée sur l'idée téléologique de progrès. Ils'agit d'homogénéiser les divers systèmes sociauxdans un contexte diachronique afin d'assurer unecomparaison entre eux : une comparaison ad hoc,

c'est-à-dire se déployant dans le cad re d'une h istoiredont le com m encement est déjà déterm iné téléologi-quement par son point d'arrivée 2 . Cette « obsession

1. Cf. K. Pomian, L'ordre du temps, Paris, Gallimard, 1984, p. 120 s.2. CL B. Baczko, Lumières de l'utople, Paris, Payot, 1978, à propos de

Condorcet.

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L e f é t i c h i s m e après Marx / 121

des origines »', c'est-à-dire cette recherche acharnée

des origines en tant que problème central dans l'or-dre historico-structural, a son fondement dans laconviction qu'il serait possible de défInir une his-toire universelle par l'identification d'une corres-pondance entre sa détermination structurale et ledéveloppement évolutif où l'objet analysé se trans-forme. L'investigation des origines manifeste uni-

quement la prétention à trouver un ancrage sûr, unpoint de départ absolu dont faire ém erger les procèsde changement. Elle veut renforcer un processus derecherche historique de type téléologique. Ce fai-sant, elle en dévoile toute la fragilité. Elle tend à dé-couvrir le prim um m oyens d'une histoire déjà tracéetendue vers son point d'arrivée, qui est en réalité le

vrai point de départ de la recherche.Wittgenstein a considéré la manière génético-évo-lutive d 'organiser la connaissance et l'interprétationcomme une forme particulière de l'argumentation,comme une manière spécifique de construire lesconnexions formelles. Discutant du conceptd'übersichtliche Darstellung, de (re-)présentation de la to-

talité des faits connus en un seul qui soit à la fois li-sible et éclairant e , et serve d'intermédiaire à lacompréhension, c'est-à-dire à la capacité de voir lesconnexions, Wittgenstein souligne l'importance destermes intermédiaires qui, par exemple dans un dé-veloppement de type génético-évolutif, sont décisifspour montrer les liaisons et les ressemblances entre

l . M. Eliad e, La nostalgie des origines, P a r i s , G a l l im a r d , 1 9 7 1 , p . 9 1 -

9 6 ; m a i s s u r t o u t M . B lo c h , Apologie pour l'histoire ou métier d'historien,P a r i s , A r m a n d C o l i n , 1 9 4 9 .

2 . L . W i t t g e n s t e i n , Philosophische Untersuchungen, O x f o r d , B a s i l

B l a ck w e l l , 1 9 5 3 , § 1 2 2 . Cf . J. B o u v e r e s s e , Wittgenstein : la rince et la rai-

son, P a r i s , Ed i t i o n s d e M i n u i t , 1 9 7 3 , p . 2 2 3 - 2 2 4 .

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122 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

les différents objets observés. « M ais un terme inter-

médiaire hypothétique, dit Wittgenstein, ne doit enpareil cas rien faire qu'orienter l'attention vers la si-militude, la connexion des faits. De la même façonque l'on illustre une relation interne de la form e cir-culaire à l'ellipse en faisant passer progressivementune ellipse à l'état de cercle. Mais non pas pour affir-m er qu'une certaine ellipse serait, dans les faits, histo-

riquem ent, provenue d'un cercle (hypothèse d'évolu-tion), seulement afin d'affiner la saisie par notreregard d'une corrélation formelle. Même l'hypo-thèse d'évolution, je puis la considérer commen'étant rien de plus q ue le revêtement d'une corréla-tion form elle. »' W ittgenstein rem arq ue ici que l'ex-plication génético-évolutive est une forme de l'ob-

servation et de la connexion des faits. Cetteaffirmation métathéorique de Wittgenstein est trèsimportante à la fois pour la distinction qu'il relèveentre la manière d'organiser et de mon trer les faits etla réalité observée (distinction cachée par l'hypo-thèse génético-évolutive), et au point de vue de lanécessité de considérer q ue l'objet de la réflexion est

proprement la forme de l'observation et de laconnexion.Le fétichisme, comme catégorie de la typologie

religieuse, fut ainsi placé au dernier rang parmi lesreligions connues. Il constituait le premier staded'un plan évolutif qui, confondant les faits avec laforme de l'observation, permettait de déguiser les

connexions formelles. C'est exactement dans ce dé-guisement que consiste l'idéologie, dans ce cas pré-cis, l'idéologie colonialiste. L'idéologie ne consiste

1. L. Wittgenstein, Rem arque sur le « Ram eau d'or » de Frazer. op. cit..p. 21-22.

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L e f é t i c h i s m e a p r è s Marx I 123

donc pas dans l'application instrumentale d'une

forme de l'observation. Elle consiste dans l'exclu-sion du m om ent métathéorique q ui est lié à la formede l'observation. C'est-à-dire dans l'exclusion de lapossibilité pour l'observateur de critiquer les condi-tions du voir et du montrer.

On peut essayer de répondre maintenant à uneautre question. L'hypothèse évolutive était fondée

sur l'idéologie du progrès. L e s f a i t s é t a i e n t m i s enrelation et comparés à partir d'une classificationdiachronique des phénomènes sociaux observés. Etpourtant une explication q ui réfère la form e de l'ob-servation seulement à l'idéologie est pauvre. L'hy-pothèse évolutive construite sur l'idéologie se fon-dait sur l'idée de l'uniformité et de l'égalité de la

nature humaine. Les hommes sont naturellementégaux ; ce sont les circonstances qui déterminentleurs divers comportements. Ce principe de la na-ture humaine devenait le critère épistémologique del'homogénéisation, à partir de laquelle on pouvaitmontrer des différences. Celles-ci étaient expliquéespar les circonstances historiques et sociales, compa-

rables entre elles, par les idées de ressem blan ce et dedifférence dans l'échelle du temps évolutif, qui,donc, organisait les connexions formelles des faits àpartir d'un principe égalitaire. Ce principe, c'est-à-dire l'égalité de la nature humaine, qui à son origineréalisait une coupure historique, permettait de re-connaître l 'a u t r e ; m a i s la connexion des faits dans

le cadre de l'échelle évolutive assurait l'inclusion del ' a u t r e , du « sauvage », dans l'univers culturel etconceptuel des Occidentaux avec le signe de l'infé-riorité non pas de nature, mais historique.

Avec la distinction entre méthode historique etm éthode com parative se fait jour la distinction entre

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124 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

évolution et progrès. Darwin employait très rare-

ment le terme évolution « car il voulait bannir toutenotion de progrès de ce que nous appelons aujour-d'hui évolution » 1 . D'autre part, « cette confusionentre évolution organique et progrès entraîne, au-jourd'hui encore, des conséquences malheureuses.Dans l'histoire, elle est à l'origine des abus du dar-winisme sociologique, dont Darwin lui-même se mé-

fiait beaucoup. Cette théorie douteuse classe lesgroupes humains et les cultures en fonction de cri-tères ayant trait à leur niveau d'évolution, les Euro-péens se trouvant au sommet et les habitants deleurs colonies en bas, bien entendu. C'est aujour-d'hui l'un des éléments fondamentaux de notre arro-gance, de notre tendance à dominer le million d'es-

pèces qui habitent notre planète, au lieu de vivre enbonne intelligence avec elles. Les écrits restent, biensûr, et l'on n'y peut rien. On peut toutefois se de-mander pourquoi les savants ont provoqué ce terri-ble malentendu en choisissant un mot courant, quisignifie progrès, pour désigner ce que Darwin nom-mait, moins spectaculairement mais plus correcte-

m ent, "descendance m odifiée" »2

.Cet « immense malentendu » qu'a été le conceptde fétichisme dérive des théories philosophiques fon-dées sur l'idée d'une histoire par stades, idée à sontour construite à partir du progrès et du perfection-nement de la civilisation humaine. La liaison entrececi et le colonialisme est évidente, m algré des inter-prétations apologétiques visant d'un côté à exalter

1. S. Jay Gould, Darwin et les grandes énigm es de la vie, Paris, Pygma-lion, trad. G. Watelet, 1979, p. 28.

2. Ibid., p. 30. Cf. également S. Jay Gould, La vie est be lle, Les sur-

prises de l'évolution. Paris, Le S euil, trad. M. Blanc, 1991.

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L e f é t i c h i s m e après Marx I 125

l'idéologie du progrès, et de l'autre à utiliser une

méthode historique téléologique et unilinéaire.En 1929, Marcel Mauss contribua à rompre avec

l'idée du développem ent unilinéaire de l'hum anité età séparer implicitement la méthode comparative del'idée de l'homogénéisation de tous les peuples dansune histoire progressive et évolutive unique. D ans sacommunication Civilisation. Eléments et formes i l

soutient qu'une civilisation doit être identifiée danssa différence et dans son individualité, renversantainsi le rapport épistémologique entre l'homogénéi-sation et la différenciation dans la méthode compa-rative. Dans le cadre de l'hypothèse évolutive-pro-gressive, le coup d'œil de l'observateur, confirmé pa rl'idée de progrès et de perfectionnement, servait

d'élément d'homogénéisation pour tous les peuplesà comparer. Les différences se plaçaient dansl'échelle du tem ps à partir de cette hom ogénéisation.Selon Mauss, au contraire, une civilisation doit êtrecomparée à une autre justement à partir de l'idée dedifférence; notion inscrite dans l'idée m êm e de civili-sation, définie par ses caractères uniques et spéci-

fiques.Après avoir saisi la relation originaire entre la re-cherche philosophique et ethnologique, le progrès etle colonialisme, relation certainement présente chezl'inventeur du concept de fétichisme, le présidentCharles de Brosses, la réflexion ne peut donc pas li-miter son champ à la seule critique idéologique.

Celle-ci en effet ne rend pas compte de la combinai-son particulière entre fétichisme, progrès et colonia-lisme qui s'affirma à un certain moment ; il fautd'autre part se souvenir que le colonialisme existaitbien avant que l'idéologie du progrès s'affirmât defaçon systématique.

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1 2 6 / Le fétichisme. Histoire d'un concept

Il reste toutefois que cet « immense malentendu »

fut la conséquence coloniale du jeu entre l'égalitéthéorique et l'inégalité pratique, qui a caractérisé lapensée occidentale moderne et qui a permis d'impo-ser par la force et l'éducation un nouvel universa-lisme au monde, avec de nouvelles hiérarchies entreles peuples et les hommes, et des malentendus, aunombre desquels le fétichisme, qui exprime le fait

qu e la connaissance de l ' a u t r e se réalise comme assi-milation de l ' a u t r e . Assimiler : rendre semblable,transformer, métaboliser l'autre, l'identifier tout enélim inant son altérité.

Au fond, l'histoire du concept de fétichisme entant qu'immense malentendu retrouve un sens dansson retour à la terre d'origine, l'Europe. De là il

était parti allant longer les côtes occidentales del'Afrique, se répandant ensuite partout dans lemonde où il y avait des « sauvages » qui adoraientdes objets inanimés et animaux. Le voici enfin quitrouve sa juste place une fois de plus en Occident,où il est des hommes soi-disant « civilisés », doués,dit-on, d'une toute-puissante raison utilitaire — des

hommes priant pieusement un Dieu unique et uni-versel, mais adorant ardemment des objets, deschoses, des m archandises, des fétiches.

Imprimé en FranceImp rimerie des Presses U niversitaires de France

73, avenue Ronsard, 41100 VendômeJuin 1992 — N' 38 140

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PHILOSOPHIES

La collection Philosophies se propose d'élargir le domainedes questions et des textes habituellement considérés commephilosophiqu es et d'en ouvrir l'accès à un pub lic qu i en a

été tenu écarté jusqu'ici. Chaque volume facilitera la lectured'une œuvre ou la découverte d'un thème par u ne présen-tation appropriée : commentaires, documents, textes.

Pourq uoi parler de « philosophies » au pluriel ? Parce quela philosophie est partout au travail, et partout elle travaillepour tous. Le discours philosophique passe aussi bien parles traités philosophiques que par les essais polémiques ; il

traverse les écrits des savants et des artistes; il n'est pasindifférent aux œ uvres non écrites. La philosophie est uneactivité théorique, mais ses effets sont directement pra-tiques. Elle n'est pas un domaine réservé, dont l'étudeserait autorisée aux seuls spécialistes. )Y faut donc enrendre la com préhension plus directe, en proposant sousune form e simp lifiée, sans être schém atique, les élémentsde connaissance qui permettent d'en identifier et d'en

assim iler les enjeux.

VOLUMES PARUS :

1. Ga lilée, New ton lus par E instein. Espace et relativité(3' édition), par Françoise Balibar

2. P iaget et l'enfant (2' édition), par Liliane Maury

3. Du rkheim et le suicide (3° édition), par ChristianBaudelot et Roger Establet

4. H egel et la société (2° édition), par Jean-Pierre Lefebvreet Pierre M acherey

5. C ondoroet, lecteur des L um ières (2° édition), par

Michèle Crampe-Casnabet6. Socrate (2° édition), par Francis Wolff7. Victor H ugo philosophe, par J ean Mouret

8. Sp inoza et la politique (2° édition), par Etienne Balibar9. Rousseau. E conomie politique (1755), par Yves Vargas

10. Carnot et la machine à vapeur, par J ean-Pierre M aury11. Saussure. Une science de la langue (2' édition), par

Françoise Godet12. L acan L e sujet (2° édition), par Bertrand O gilvie

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13. K arl M arx. L es Thèses sur Feuerbach, par GeorgesLabica

14. Freinet et la pédagogie, par Lithine Maury15. Le « Zarathoustra » de Nietzsche (2' édition), par

Pierre Héber-Suffrin16. K ant révolutionna ire. Droit et politique (2• édition),

par André Tosel17. Frankenstein : mythe et philosophie, par Jean-Jacques

Lecercle

18. Saint Paul, par Stanislas Breton

19. H egel et l'art, par Gérard Bras20. Critiques des droits de l'homm e, par Bertrand Binoche21. M achiavélisme et raison d'E tat, par Michel Senellart22. Comte. La philosophie et les sciences, par P ierre

Macherey23. Hobbes. Philosophie, science, religion, par Pierre-

François M oreau24. Adam Smith. Philosophie et économie, par Jean

Mothiot25. Claude Bernard, la révolution physiologique, par Alain

Pro chiant z

26. H eidegger et la question du temps, par Françoise Dastur27. M ax W eber et l'histoire, par Catherine Colllot-Thélène

28. John Stuart M ill. Induction et utilité, par Gilbert Boss29. Aristote. Le langage, par Anne Cauquelin30. Robespierre. Une politique de la philosophie, par

Georges Labica31. M arx, En gel et l'éducation, par Lê Thành Khô l32. L a religion naturelle, par Jacqueline Lagrée33. Aristote et la politiqu e, par Francis Wolff34. Sur le sport, par Yves Vargas

35. Einstein 1905. De l'éther aux quanta, par FrançoiseBalibar

36. Wittgenstein : philosophie, logique, thérapeutique,

par Grahame Lock37. E ducation et liberté. Kan t et Fichte, par Luc V incent'38. Le fétichisme. H istoire d'un concept, par Alfonso lacono

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