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HpppmWHj^^H GASTON PALEWSKI ^r PROPO L a brusque éclosion de ce printemps tardif réjouit le cœur. Les longues branches des cerisiers, dans leur blancheur soudaine, don- nent au jardin un air de fête. Tout est fleuri, depuis les romarins et les myosotis des vases jusqu'aux iris mauves et aux blancs ibéris. Les primevères envahissent le gazon et les « corbeilles d'argent » escaladent les marches du petit escalier. Le poudroiement roux des feuilles des peupliers s'inscrit dans le ciel bleu. Les sphinx de pierre, auxquels on a retiré leur gaine d'hiver, contemplent d'un regard neuf les arbres qui ont verdi en quelques heures et dont les branches tremblent doucement aux lentes ondulations du vent tandis que les hirondelles entrecroisent leur vol très bas sur l'eau. L es services du Premier ministre vont déborder de l'hôtel Matignon jadis Pierre-Etienne Flandin installa la présidence du Conseil et où, de conseil de cabinet en réunion mterrninistérielle, sur un rythme d'abord incertain, plus rigoureux ensuite, s'est poursuivi l'examen des mesures destinées à adapter la France aux nécessités de l'époque. A l'extrémité du beau jardin de l'hôtel Matignon, en bordure de la rue de Babylone, à côté des dalles blanches sous lesquelles reposent les chiens d'une ambassadrice d'Autriche de naguère, s'élève un charmant « Petit Trianon ». Ce joli rez-de-chaussée était sans doute destiné à abriter un salon de musique. Ce sont des attributs de musique qui forment l'essentiel de la décoration de la pièce ronde à pilastres ioniques que l'on aperçoit vaguement derrière le mur d'enceinte. Un peu plus loin, dans la rue de Babylone, se dresse cet hôtel Cassini qui vient d'être acquis par la présidence du Conseil, et l'on peut évoquer, autour de sa majestueuse rotonde, les ombres élégantes des hôtes successifs de cette belle demeure : la marquise de Cassini, « spirituelle et intrigante », disent les mémoires de l'époque ; le général de Caffarelli, aide de camp de Napoléon, puis pair de France 627

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H p p p m W H j ^ ^ H G A S T O N P A L E W S K I

^r PROPO

L a brusque éclosion de ce printemps tardif réjouit le cœur. Les longues branches des cerisiers, dans leur blancheur soudaine, don­

nent au jardin un air de fête. Tout est fleuri, depuis les romarins et les myosotis des vases jusqu'aux iris mauves et aux blancs ibéris. Les primevères envahissent le gazon et les « corbeilles d'argent » escaladent les marches du petit escalier. L e poudroiement roux des feuilles des peupliers s'inscrit dans le ciel bleu. Les sphinx de pierre, auxquels on a retiré leur gaine d'hiver, contemplent d'un regard neuf les arbres qui ont verdi en quelques heures et dont les branches tremblent doucement aux lentes ondulations du vent tandis que les hirondelles entrecroisent leur vol très bas sur l'eau.

L es services du Premier ministre vont déborder de l'hôtel Matignon où jadis Pierre-Etienne Flandin installa la présidence du Conseil et

où, de conseil de cabinet en réunion mterrninistérielle, sur un rythme d'abord incertain, plus rigoureux ensuite, s'est poursuivi l'examen des mesures destinées à adapter la France aux nécessités de l'époque.

A l'extrémité du beau jardin de l'hôtel Matignon, en bordure de la rue de Babylone, à côté des dalles blanches sous lesquelles reposent les chiens d'une ambassadrice d'Autriche de naguère, s'élève un charmant « Petit Trianon ». Ce joli rez-de-chaussée était sans doute destiné à abriter un salon de musique. Ce sont des attributs de musique qui forment l'essentiel de la décoration de la pièce ronde à pilastres ioniques que l'on aperçoit vaguement derrière le mur d'enceinte. U n peu plus loin, dans la rue de Babylone, se dresse cet hôtel Cassini qui vient d'être acquis par la présidence du Conseil, et l 'on peut évoquer, autour de sa majestueuse rotonde, les ombres élégantes des hôtes successifs de cette belle demeure : la marquise de Cassini, « spirituelle et intrigante », disent les mémoires de l'époque ; le général de Caffarelli, aide de camp de Napoléon, puis pair de France

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sous I^uis-Philippe ; la princesse Charles de Ligne, fille d'un Talley-rand. Mais, pour moi, le décor intact du beau jardin, avec ses grands arbres, ses bordures de gazon et ses broderies de buis, rappelle surtout celle qui régnait sur ces lieux quand je les ai connus : la comtesse Pecci-Blunt.

M i m i Pecci était la nièce de Léon X I I I ; et les jeunes gens irré­vérencieux que nous étions brocardaient un peu l'abus de tiares pontificales que l 'on remarquait dans la décoration de l'hôtel. Le prodigieux dynamisme, la silhouette un peu forte de la maîtresse de maison, ne rappelaient que de loin la grande et noble allure du vieil­lard qui fut l'un des plus remarquables chefs de l'Eglise au cours des cent dernières années. Mais, sans en avoir hérité l'exceptionnel don diplomatique, M i m i Pecci avait un peu de la brillante intelligence de son oncle. A Paris et à Rome, son salon constituait un centre largement ouvert à tous les courants littéraires et musicaux. Je me rappelle un bel après-midi d'été rue de Babylone. Des tables étaient dressées dans le jardin. Avec Moravia et Malaparte, que sa Technique du coup d'Etat avait rendu célèbre et que M i m i venait de me faire connaître, nous évoquions les incertitudes de l'heure sans nous en laisser distraire par ce magnifique et calme décor.

E n arrivant au palais Farnese, je retrouvai à Rome M i m i Pecci. Elle y était particulièrement accueillante pour les artistes français qui lui rappelaient ce Paris qui la fascinait. Elle était inconsolable que son mari eût vendu cet hôtel Cassini aux Pères du Bon Pasteur. Chaque fois qu'ils passaient à Rome, les amis disparus — Francis Poulenc, Jean Cocteau — allaient d'un palais à l'autre avec cette ironie tranquille et cette intelligence légère qui en faisaient de merveilleux ambassadeurs de notre culture. Ils sont morts, hélas ! et M i m i n'est plus de ce monde. Elle a laissé derrière elle et la rotonde aux boiseries dorées de l'hôtel Cassini et le palais romain proche du Capitole avec ses beaux Magnasco et son théâtre rouge et blanc. Cette petite scène prenait, pendant l'hiver, le relais du théâtre de verdure de la Marlia. Là, Colombine en robe à paniers, Pantalon en simarre et Polichinelle dissimulant sa bosse de terre cuite continuent à mimer leur conflit souriant devant l'immuable décor des buis taillés, face aux gradins en demi-cercle vides de leurs spectateurs. C'est devant ces gradins que Paganini, maître de chapelle d'Elisa Bonaparte dont la Marl ia était la résidence favorite, mettait en pâmoi­son, de son archet «d iabo l ique» , le cœur de celle que Talleyrand appela la « Sémiramis de Lucques » ! Mais où sont les châtelaines d'antan ? E n rangs serrés, les énarques viennent chasser les ombres de celles qui goûtaient jadis la douceur de vivre dans ce beau décor.

L a grande exposition Palladio dans la chapelle de la Sorbonne, si elle relègue un peu au magasin des accessoires le chef-d'œuvre de

Girardon qu'est l'admirable tombeau du cardinal de Richelieu, cons­titue un modèle de présentation pour l'œuvre d'un grand architecte.

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D'élégantes maquettes rappellent les créations de celui qui a renouvelé le décor de la campagne vénitienne quand la Sérénissime, ayant défi­nitivement consolidé son autorité en Italie septentrionale, se tourna vers l'intérieur des terres et que les grandes familles qui vivaient de la mer se mirent à procéder à la bonification de leurs demeures. C'est à Vicence que Goethe, à travers Palladio, a compris la beauté antique. Dans son Voyage en Italie, Goethe écrit : « Palladio fut vraiment un génie créateur. Il y a dans ses plans quelque chose de divin comme la création d'un grand poète qui, entre la vérité et le mensonge, nous ouvre une troisième voie. » L a découverte de Vicence, quelque peu mutilée depuis par la guerre et la reconstruction, fut pour moi un inoubliable enchantement. Je comprenais Gœthe errant la nuit de portique en portique dans les rues de Vicence tel le Jude de Thomas Hardy qui caressait de ses mains, en arrivant à « Christminster », les vieilles pierres des collèges. J'allais de palais en palais et m'arrêtai longuement devant le palais Chiaramonti, qui abrite le musée. Je ne savais pas que c'était en pensant à sa façade que Gœthe a composé la célèbre chanson de Mignon :

« C'est là que je voudrais vivre, Vivre, aimer et mourir. »

Mais, regardant les < statues sur les colonnes » évoquées par Gœthe, je me disais que c'était là vraiment un décor enchanté.

Le jeune homme que j 'étais alors s'était pourvu de lettres de recommandation pour les familles vénitiennes. J'en avais une pour le comte V . . . dont on m'avait dit qu'il se trouvait à Vicence. E n arri­vant le matin à l'hôtel, je demandai où était sa demeure. On me montra un vieux couple fort distingué qui venait d'arriver à l'hôtel et qui se reposait dans le vestibule. « Tenez, me dit-on, ce ménage va précisément à la Rotonda où habite le comte V . . . Votre voiture n'aura qu'à suivre la leur. » Je montai dans l'une des victorias attelées de deux chevaux qui, à Vicence, servaient alors de voitures de louage et j'arrivai à la Rotonda derrière les visiteurs qui m'avaient servi de guides. On nous fit entrer et asseoir dans la rotonde centrale. E n regardant les fresques de Maganza et les architectures feintes de Louis Dorigny, après avoir admiré les quatre façades « dont chacune, dit Gœthe, pourrait être la magnifique entrée d'un palais », je prêtai l'oreille à la conversation du vieux ménage et je m'aperçus avec une immense confusion que le comte V . . . s'était marié la veille, que je me trouvais avec ses beaux-parents et que j'arrivais au lendemain même de la nuit de noces ! Que faire ? J'allais m'éclipser quand arriva la jeune femme, tenant à la main la lettre de recommandation que j'avais demandé de remettre à son mari. Elle embrassa ses parents, vint à moi, s'excusa de ne pouvoir me faire elle-même les honneurs de sa maison et me dit que son maître d'hôtel allait m'en montrer quelques détails ainsi que la V i l l a des Nains qui s'élevait à quelque distance et où Tiepolo a peint des fresques qui, avec le plafond de Wurzbourg,

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constituent probablement son chef-d'œuvre. Je m'emplis les yeux de la merveilleuse Iphigénie et surtout de cet Achille en colère sur la plage, dédaigneux des divinités marines qui le couvent d'un regard à la fois caressant et narquois.

Cette histoire finit comme un conte d'Hoffmann ou une page du Temps retrouvé. J'avais ce souvenir en tête quand, trente-cinq ans après, me rendant à Venise en bon ambassadeur pour voir les films français montrés à la Biennale, je m'arrêtai à Vicence pour revisiter la ville et retrouver la Rotonda dont j'avais admiré pendant la guerre les pastiches qu'elle a inspirés à l'architecture anglaise : à Chiswick et à Mereworth notamment. E n effet, elle a eu une pro­géniture abondante, cette villa dont l'originalité est si séduisante et où, comme l'écrit Palladio, « afin qu'on puisse fouir de toutes parts de vues magnifiques sur dés collines charmantes qui forment une sorte de vaste théâtre, j'ai disposé des portiques sur les quatre faces de l'édifice ». Je montai l'escalier et je vis se profiler entre les colonnes la jeune femme brune qui m'avait accueilli trente-cinq ans auparavant. Elle-même ou plutôt son image, car c'était la fille de la comtesse V . . .

Si Palladio a eu une profonde influence en Angleterre grâce à Inigo Jones, c'est à travers le grand pédagogue que fut Blondel qu'il a dominé l'architecture française pendant la seconde moitié du dix-huitième siècle. Les pavillons imités des villas palladiennes se répan­daient aux abords de Paris. Le palais abbatial de Royaumont dont l'abbé de Balivière ne put guère jouir, car i l ne fut terrniné qu'à la veille de la Révolution et devait rester pour lui une sorte de mirage pendant les longues années de l'émigration, est le modèle, dans son architecture un peu mathématique, d'une traduction de la Rotonda en langage français. L a façade ouest du Marais, avec son vestibule mystérieux où un escalier double se dissimule derrière les quatre colonnes de l'entrée, est probablement l'un des exemplaires les plus achevés de l'architecture néo-palladienne, pour la région parisienne. Car i l y a aussi dans le Bordelais une abondance de demeures néo-palladiennes. Ains i s'est amorcé ce retour à l'antique qui est le fond du néo-classicisme et qui a valu à l'Europe et à l 'Amérique tant de belles et nobles demeures.

A Chartres, au cours de cette messe anniversaire du retour des camps de la mort, le De Profundis montait comme un chant de

victoire : victoire de l'espérance et de la pureté face à la misère, à la destruction, à l'ignominie du sadisme. Prévoyait-il ces affreuses épreuves quand, éperdu devant la gloire des vitraux de Chartres, Huysmans contemplait « là-haut, dans l'espace, tels que des salaman­dres, des êtres humains, avec des visages en ignition et des robes en braise vivant dans un firmament de feu. L'hallali des rouges, la sécurité limpide des blancs, l'alléluia répété des jaunes, la gloire virgi­nale des bleus, tout le foyer trépidant des verrières s'éteignait quand il s'approchait de cette bordure teinte avec des rouilles de fer, des

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roux de sauces, des violets rudes de grès, des verts de bouteille, des bruns d'amadou, des noirs de fuligine, des gris de cendre.

« Les couleurs de ces tableaux n'étaient, pour ainsi dire, que des accessoires, que des servantes destinées à faire valoir une autre couleur, le bleu, un bleu splendide, inouï, de saphir rutilant, extra-lucide, un bleu clair et aigu qui étincelait partout, scintillant comme en des verres remués de kaléidoscope, dans les verrières, dans les rosaces des transepts, dans les fenêtres du porche royal, où s'allumait sous des grillés de fer noir la flamme azurée des soufres ».

J'étais arrivé à Chartres, venant de chez moi à travers la plaine beauceronne. E n avançant sur l'autoroute, ce n'est qu'au dernier mo­ment que l'on voit les deux flèches que Péguy, rude piéton animé par sa foi, admirait de très loin : l'une, infiniment ouvragée et pointant en accent aigu vers le ciel, et l'autre, plus basse, plus lourdement pay­sanne, mais aussi assurée dans sa ferveur volontaire.

Geneviève de Gaulle monte sur le podium devant le portail royal. Elle rappelle que le général de Gaulle était allé à la rencontre du premier train qui ramenait les martyrs de Ravensbriick. C'est un souvenir que je n'ai jamais oublié. Nous avions déjà vu arriver les résistants rescapés des camps de concentration, physiquement exténués, moralement triomphants. Je me rappelle dans un coin les chers amis qu'étaient Julien Cain et le professeur Richet, souriant mélancolique­ment sous leur livrée de bagnard. Je revois Bollaert entrant dans mon bureau pour m'annoncer que le lendemain ils iraient tous ranimer la flamme à l 'Arc de triomphe ainsi qu'ils se l'étaient promis dans les pires moments. Le cœur serré, je les ai contemplés le lendemain, défilant sur les Champs-Elysées tandis que la foule retenait son souffle devant ces squelettes vivants qui montaient lentement, si lente­ment vers l'Etoile. C'était la plus pure élite de la nation, celle qui avait trouvé dans son âme le courage de survivre.

Pendant ce temps, j 'évoquais deux déportés qui n'étaient pas revenus. L 'un d'eux était René Blum, le jeune frère de Léon Blum, celui que Proust et Bibesco appelaient le « Blumet ». C'était un homme d'une élégance morale et physique extrême. I l avait tous les raffinements du goût et de l'intelligence. C'est encore pour moi une angoisse de penser à ses dernières semaines vécues dans l'infamie du camp d'extermination. Sans doute voyait-il défiler devant ses yeux les images de ces fêtes musicales au cours desquelles i l donnait la mesure d'un goût exquis, d'un sens infaillible de la qualité. Pour cet être raffiné et délicat, quelle torture dut être le camp ! Je pense aussi à une jeune fille inconnue qui était la fille d'un collègue infini­ment aimé et apprécié, M . de Witasse. J'appris qu'au camp Nicole de Witasse fut ce qu'elle avait été dans la résistance : un modèle de courage et de force morale. Nous savions à Alger qu'elle avait été déportée, et l'homme spirituel et charmant qu'était Witasse, qui était notre chef du protocole et dont on citait les mots — car i l avait encore le courage d'avoir de l'esprit —, vivait dans l'angoisse. Puis vint la terrible nouvelle ! Comment la faire connaître au malheureux

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père ? Ce fut l'ambassadeur le plus ancien, René de Saint-Quentin, qui fut chargé de cette douloureuse mission. Witasse me dit : « Saint-Quentin avait demandé à me voir. E n entrant chez moi, son regard se fixa sur une photo de Nicole que j'avais sur mon bureau. Je lui dis : C'est Nicole. I l me répondit : Précisément. »

Et le vieux diplomate, blanchi sous le harnois et habitué à peser chaque terme dans cette carrière où un mot de plus ou de moins peut vouloir dire la paix ou la guerre, ajouta : « Alors j 'a i tout compris, immédiatement. » Et Witasse me regarda en hochant la tête avec tristesse.

Quand nous apprîmes que les premières déportées allaient arriver à la gare de l'Est, j 'allai prévenir le général. C'est ensemble que nous dîmes : « Il faut aller à leur rencontre. »

Avec quelle angoisse n'avons-nous pas vu s'arrêter le train sur le quai de la gare. Quand elles commencèrent à descendre des wagons, une immense pitié nous serra le cœur. Elles étaient si faibles, si menues, avec leur visage ravagé. Elles portaient encore leur livrée concentrationnaire. Elles ne semblaient pas pouvoir se mouvoir toutes seules. Elles restaient peureusement et frileusement serrées les unes contre les autres et ces petits groupes avançaient lentement sur le quai. Le général les regardait de tous ses yeux. Elles lui disaient : « Nous connaissons Geneviève de Gaulle. Geneviève de Gaulle va bien. Elle va venir. »

Geneviève est descendue du podium. Devant le cadre de l'ogive, devant le Christ dont Huysmans a dit que « nulle part le Rédempteur ne s'atteste plus mélancolique et plus miséricordieux, sous un aspect plus grave, presque triste de son triomphe », Malraux parle à son tour. I l analyse « la pliis terrible entreprise d'avilissement qu'ait con­nue l'humanité. Traite-les comme de la boue, disait la théorie, parce qu'ils deviendront de la boue. D'où la dérision à face de bête, qui dépassait les gardiens, semblait au delà des humains. « Savez-vous jouer du piano ? » dans le formulaire que remplissaient les détenues pour choisir entre le service du crématoire et les terrassements. Les médecins qui demandaient : « Y a-t-il des tuberculeux dans votre famille ? » aux torturés qui crachaient le sang. Le certificat médical d'aptitude à recevoir des coups. La rue du camp nommée « chemin de la Liberté ». La lecture des châtiments qu'encourraient celles qui plaisanteraient dans les rangs quand, sur les visages des détenues au garde-à-vous, les larmes coulaient en silence. Les évadées reprises qui portaient la pancarte : « M e voici de retour ». La construction des 'seconds crématoires. Pour transformer les femmes en bêtes, l'inextri­cable chaîne de la démence et de l'horreur, que symbolisait la puni­tion : « Huit jours d'emprisonnement dans la cellule des folles. »

Et le réveil, qui rapportait l'esclavage, inexorablement. 80 % de mortes. » André Malraux, tandis que le vent plaque sur le pupitre les

feuilles de son discours, continue : « La victoire a mis fin à deux guerres différentes. L'une est aussi vieille que l'homme, l'autre n'avait

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jamais existé. Car si les armées se sont toujours affrontées, la partici­pation active des femmes a été rare et surtout il n'existait pas d'autre adversaire que l'armée ennemie. La résistance féminine date de notre temps, la Gestapo aussi. La police militaire n'est pas nouvelle, mais cette guerre n'a précisément pas été menée par une police mili­taire. Ses prisonnières ne furent donc pas destinées à des camps militaires. Le mélange de fanatisme et d'abjection de la police politi­que, créée contre les ennemis politiques, n'apportait pas l'hostilité des combattants, mais la haine totale pour laquelle l'adversaire est d'abord ignoble; et qui impliquait à la fois la torture et le monde concen­trationnaire.

« // ne s'agissait pas de main-d'œuvre, mais du Mal absolu, d'une part de l'homme que l'homme entrevoit, et qui lui fait peur. Il était indispensable que lés femmes ne fussent pas épargnées. Le camp parfait eût été le camp d'extermination des enfants. Faute de mise au point, on les tuait avec leurs parents. Il y a quelque chose d'énigma-tique et de terrifiant dans la volonté de déshumaniser l'humain, comme dans les pieuvres, comme dans les monstres. L'idéal des bourreaux était que les victimes se pendent par horreur d'elles-mêmes. »

Puis Malraux rappelle le rassemblement pendant lequel « un mes­sage à bouches fermées filtrait dans les rangs : les Alliés arrivent. Alors dans tous les bagnes, de la Forêt-Noire jusqu'à la Baltique, l'im­mense cortège dés ombres qui survivaient encore se leva sur ses jambes flageolantes. Et le peuple de celles dont la technique concen­trationnaire avait tenté de faire des esclaves parce qu'elles avaient été parfois des exemples, le peuple dérisoire des tondues et des rayées, notre peuple ! pas encore délivré, encore face à la mort, ressentit que même s'il ne devait jamais revoir la France, il mourrait avec une âme de vainqueur ».

L e hasard d'une vente me fait passer sous les yeux une lettre de Renoir qui me semble poser à nouveau toute l'affaire Guino. Ce Guino serait inconnu si ses héritiers n'avaient pas demandé

qu'il fût considéré comme « co-auteur » des sculptures de Renoir. On se rappelle que Renoir, paralysé pendant la dernière période de sa vie, ne pouvait, de son fauteuil roulant ou de sa petite voiture, qu'indiquer les formes que devait prendre la sculpture dont i l avait eu la conception et dont i l surveillait, touche par touche, l'exécution.

Les magistrats, bien mal avisés, à mon sentiment, ont donc décidé que Guino devait être considéré comme co-auteur. Placer ainsi un Guino à égalité avec un Renoir, un aimable sculpteur de figurines d'étagère, dont aucune œuvre n'avait attiré l'attention du public et surtout des amateurs d'art, sur le même plan que l'un des grands artistes du monde, me semble absurde. Si Guino avait eu un génie analogue à celui de Renoir, cela se serait su.

Il n'a agi, à mon avis, que comme un bon et très estimable pra­ticien. Bourdelle n'a-t-il pas été le praticien de Rodin ? Il n'a jamais

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réclamé d'être considéré comme co-auteur. Et pourtant, i l y avait en Bourdelle des parties de grand sculpteur. Avec son Héraclès archer, avec son Monument du général Alvéar, i l a composé des œuvres savoureuses et dignes d'admiration, inspirées du pré-colombien, alors que Rodin s'était inspiré de l'art grec.

C'est pourquoi la lettre de Renoir dont i l s'agit me paraît assez explicite. C'est d'un exécutant que Renoir a besoin ; un second de Bartholomé. C'est à ce dernier que Vollard avait pensé confier l'exé­cution des sculptures en question. I l me semble que Renoir indique dans sa lettre une préférence pour travailler avec Guino seul, « mou­leur incomparable et très sérieux » et grâce auquel, aidé par cet excel­lent exécutant, i l se remettrait à la sculpture au lieu d'osciller entre sculpture, peinture ou poterie.

Tel est, me semble-t-il, le propos de cette lettre et j'aimerais con­naître, à cet égard, l'opinion de nos lecteurs. L'affaire est d'importance.

L'Académie des beaux-arts a fait valoir, en effet, que le juge­ment rendu, qui fait bon marché des principes essentiels de la créa­tion artistique, risquait d'obliger tout créateur à prendre des pré­cautions extraordinaires vis-à-vis des élèves, auxiliaires, praticiens auxquels chaque sculpteur est obligé de faire appel. Rappelons d'ail­leurs que la peinture a souvent résulté d'une activité collective. C'est tout l'atelier des peintres de la Renaissance qui se mettait au travail pour exécuter une commande. Pour la peinture de portrait notam­ment, le peintre en renom s'adressait à des spécialistes, parfois mem­bres de sa famille, pour représenter le mobilier, les accessoires, le fond du paysage, quelquefois même les mains. Le Louis X I V de Rigaud qui se trouve au Louvre en apporte une preuve. Quand le soleil frappe ce grand tableau, on s'aperçoit que la tête de Louis X I V a été peinte sur un morceau de toile qui a été cousu à l'ensemble et qui constitue sans doute la seule contribution originale de Hyacinthe Rigaud lui-même.

Nous avions fait connaître au garde des Sceaux d'alors notre regret que l 'Académie des beaux-arts n'ait pu être consultée avant que le jugement soit rendu dans l'affaire Guino contre Renoir.

Vo ic i donc la lettre que Renoir écrivait à Vollard de sa petite écriture tremblée d'infirme, le 7 janvier 1918 :

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O n comprend à quels motifs a obéi le chef de l'Etat en voulant remplacer la commémoration de la victoire sur l'Allemagne nazie

par une fête de l'Europe. I l est nécessaire qu'il ne veuille pas renoncer à l'espérance d'une Europe. Malheureusement, tout ce qui pouvait donner à celle-ci une chance de vie, c'est-à-dire l'observance des règles communautaires en matière économique et monétaire, ne constitue plus maintenant qu'une façade assez dérisoire. E t comme l'écrit notre ami Raymond Aron, en ce qui concerne l'entrée de la Grande-Bretagne dans la Communauté, à la comédie de la renégocia­tion va succéder une autre comédie : l 'entrée dans la Communauté suivie dans les faits d'une quasi-sortie à brève échéance. Avant d'aller plus loin en matière de constitution d'une Europe politique, c'est-à-dire avant de se rapprocher bon gré mal gré de la règle de la majorité, ne faut-il pas élucider quelles sont les volontés d'indépendance parmi les pays de la Communauté ? Dans la conjoncture actuelle, où la puis­sance américaine ne semble guère à même d'inspirer des directives poli­tiques, c'est une réunion permanente des chefs d'Etat qui pourrait ressusciter ce « concert européen ».

D'autre part, alors qu'il s'agit de ranimer, en prévision du péril, la volonté de défense, alors qu'il faudrait répéter à tous le devoir de

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faire face fût-ce au risque de sa vie si le pays est attaqué, est-ce le moment de renoncer aux grands anniversaires ?

Rappelons-nous Victor Hugo : « Ceux qui pieusement sont morts pour la patrie Ont droit qu'à leur tombeau la foule vienne et prie. » Le poète a toujours raison. Quant à ceux qui protestent contre la non-célébration de la décon­

fiture de l'Allemagne nationale-socialiste sans se dissocier d'un régime où la police politique est toute-puissante et où les asiles psychiatriques prennent le relais des camps, nous voudrions, avec Soljénitsyne, les inciter à plus de pudeur.

J 'apprends avec regret la disparition d'Avery Brundage. J'avais appris à le connaître aux Jeux olympiques de Rome. Malgré sa

figure lourde, aux traits mal dégrossis, i l était plein de finesse. Je savais que sa collection de porcelaines chinoises, c'est-à-dire de ce qu'il y a de plus délicat dans l'art, était l'une des plus belles du monde. J'admirais sa foi dans ce qu'il était chargé de défendre et qu'i l s'acharnait à maintenir.

J'avais ouvert un soir le palais Farnèse aux chefs d'Etat et aux délégations étrangères venues à Rome pour les Jeux olympiques. Sur toute la façade du palais, les petites flammes des mèches de cire lu i ­saient dans leur enveloppe de verre. C'est dans la cour du Farnèse, devant la superbe ordonnance des colonnes doriques, ioniques et corinthiennes, sous l'étage dessiné par Michel-Ange, que se donnait le spectacle. Denise Duval chanta la Voix humaine avec cette grâce sensible qui n'appartenait qu 'à elle. Puis nous montâmes au premier où je reçus mes invités dans la grande salle des Carrache, sous le Triomphe d'Ariane et de Bacchus, avant d'aller rejoindre reines et chefs d'Etat qui soupaient dans la petite salle à manger au-dessous du plafond où Hercule n'a pas fini d'hésiter entre le Vice et la Vertu.

A Grenoble, je revis A . Brundage. I l avait conservé le souvenir de cette fête. On lui en a voulu d'avoir montré de l'intransigeance dans la défense de ce qu'il considérait comme l'essentiel. L'avenir lui donnera raison.

J ohn Walker, ancien directeur de la National Gallery à Washing­ton et qui a réussi à en faire en quelques années l'un des grands

musées du monde, nous conte ses souvenirs et nous fait part de ses méthodes dans un livre au titre plein d'esprit :

Self-portrait with donors — « Autoportrait accompagné de celui des donateurs ».

Il y fait défiler devant nos yeux ces capitaines d'industrie, ces nou­veaux conquérants du monde de l'art qui ont réussi à capter d'abord pour eux-mêmes, puis pour son musée, quelques-uns des trésors les plus convoités de notre continent.

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Il commence par cette Isabella Gardner qui, après la mort d'un enfant en bas âge, trouva un dérivatif à sa douleur dans la conquête de chefs-d'œuvre et construisit pour les abriter cet étrange palais vénitien de Boston où i l y a de merveilleux tableaux de Botticelli, du Titien et de Vélasquez.

I l fait revivre ensuite pour nous Andrew Mellon, élégante et discrète figure de grand financier bientôt ministre des Finances des Etats-Unis, grâce auquel certains des plus beaux tableaux de l 'Ermi­tage : l'Adoration dés mages de Botticelli, la Vénus au miroir du Titien, le Joseph et la femme de Putiphar de Rembrandt, l'Innocent X de Vélasquez et tant d'autres formèrent le noyau de la collection Mellon avant que celle-ci ne devînt la National Gallery de Washington.

John Walker raconte qu'un président du Fédéral Reserve Board venait régulièrement à la National Gallery s'asseoir sur un canapé en face de la collection Mellon pour admirer l'Autoportrait de Rembrandt (acheté au duc de Buccleuch). Ce président lui demanda un jour de s'asseoir auprès de lui et lui indiqua qu'il allait laisser sa collection, en même temps qu'une somme importante, au musée de Washington : « John, ajouta-t-il, je veux que vous sachiez que je ne fais pas cela pour vous faire plaisir. Je le fais parce que j'ai beaucoup appris en raison de l'extraordinaire sens psychologique dont Rembrandt fait preuve dans son analyse de lui-même. Voici des années que j'ai étudié ce tableau et il m'a donné une meilleure compréhension de la vie. »

Andrew Mellon, décidé par son séjour en Angleterre, où i l avait été envoyé comme ambassadeur des Etats-Unis, à doter Washington d'une National Gallery à l'instar de celle de Londres, en choisit l'architecte, en approuva les plans et lui donna les cent vingt-cinq meilleurs tableaux de sa collection. Walker lui fit comprendre que celle-ci devait être présentée dans des intérieurs analogues à ceux pour lesquels ces œuvres avaient été créées. C'est ainsi que le conservateur conçut des murs plâtrés de blanc pour les primitifs italiens et flamands, des panneaux damassés pour les grands Italiens de la Renaissance, des boiseries sombres pour les peintures hollandaises et flamandes du xvir* et des boiseries peintes de laque claire pour les toiles des X V I I I 6 et xix* siècles. « Ce que nous avons fait, dit-il, a été largement acclamé, mais assez peu imité. » Je dois dire que c'est là un modèle que nous aurions eu intérêt à transposer et duquel nous devrions nous inspirer pour nos musées un jour que j 'espère proche.

U n chancelier d'université demanda un jour à Andrew Mellon pour quelle raison i l s'était mis à collectionner les œuvres d'art : « Celui-ci, dit-il, me regarda assez longuement, puis me dit lentement : « Chaque homme s'efforce de lier sa vie à quelque chose qu'il pense avoir une valeur éternelle. Si vous réfléchissez à cela, vous trouverez la réponse à la question que vous venez de me poser. » Ains i s'exprima le plus discret des ministres des Finances américains.

Puis ce sont les frères Kress qui assurèrent un nouveau départ à la National Gallery de Washington. Samuel Kress essayait de se

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CHESTER DALE, par DIEGO RIVERA

reposer de ses soucis financiers par des voyages en Europe. Mais ce roi des grands magasins s'ennuyait. C'est pour remédier à cet ennui qu'il se mit à collectionner. John Walker nous donne de lui une image inoubliable : sa grosse tête sur de larges épaules avec de petits yeux bleus au regard dur lui rappelait un des portraits d'empereurs romains du i r siècle ; i l avait l'expression soupçonneuse de ces derniers souve­rains de Rome.

Mais ni cette nature méfiante ni son expérience commerciale ne vinrent à bout d'une certaine naïveté en matière d'oeuvres d'art. Par contre, quand Sam Kress fut immobilisé à la suite d'une attaque, son frère Rush, qui prit sa suite, donna à la fondation Kress ce rythme prodigieux qui devait permettre l'enrichissement de la National Gallery. C'est ainsi que Rush Kress put acquérir du prince Paul de Yougos­lavie le Laocoon du Greco qui montre la lutte contre le serpent du vieillard et de ses fils sur le fond verdâtre de Tolède. I l acheta aussi cette Adoration des mages de Fra Angelico et Fra Filippo L ipp i que Walker déclare considérer comme le tableau italien le plus important de la première moitié du xv* siècle venu en Amérique.

Quatrième figure de proue : Chester Dale, qui commença comme boxeur professionnel et en conserva l'apparence. I l était resté combatif jusqu'à la pointe de ses cheveux roux. Ce fut le premier Américain à acheter des œuvres des peintres de l'Ecole de Paris. I l avait épousé une jeune femme qui avait étudié avec Steinlen à Paris et c'est l 'influ­ence de celle-ci qui fit de Chester Dale un ramasseur d'œuvres d'art. C'est grâce à lui que les Saltimbanques de Picasso et le Vieux Musicien de Manet entrèrent à la National Gallery. I l est intéressant de noter

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qu'il ne pouvait dissocier son amour de la peinture de celui de la musique. John Walker cite un passage de l'autobiographie de Chester Dale, décrivant une soirée passée avec George Gershwin, qui me semble très révélateur :

« Je tombai sur George, écrit Chester. / / me dit : « Oh ! Chester, on m'a raconté que vous aviez un tas de beaux tableaux. J'aimerais les voir. — D'accord, répondis-je, d'accord, George. Venez les voir quand vous voudrez. » A ce moment-là, nous étions assez bien installés et nous avions déjà notre piano. Dans la pièce où noiis étions, il y avait un Cézanne, tout près de la porte, représentant l'Estaque et j'avais accroché dans la pièce un tas d'autres bons tableaux. Mais George me dit en regardant l'Estaque : « Bon Dieu, Chester, quelle merveilleuse peinture ! — Que diable connaissez-vous des tableaux ?, lui répondis-je — Mais est-ce que ce n'est pas un Cézanne ?, demanda-t-il — Naturellement c'est un Cézanne, George, est-ce que la peinture vous intéresserait en dehors de votre grand art ? » Et lui de me répondre : « Mais oui, Chester, je suis fou de tableaux. » Je lui dis : « George, est-ce que vous ne croyez pas que la musique et les tableaux ne sont pas plus ou moins la même chose ? » // me regarda et me dit : « — Il y a du vrai. » Et il commença à me raconter sur Cézanne des choses que j'ignorais. « Si vous pensez cela, George, pourquoi ne jouez-vous pas un « Cézanne » sur le piano. — D'accord », me dit-il.

Je ne sais pas du tout ce qu'il a joué; mais, sur le plan de l'émotion, c'était bien un Cézanne. J'ai réfléchi à ce que m'a dit George et je pense toujours qu'il n'y a guère de différence entre la musique et la peinture. C'est la même chose ; toutes deux sont le reflet d'une émotion. Après qu'il eut joué son Cézanne, nous bûmes un autre verre et je me mis à fredonner, gai comme un pinson. »

N ' y a-t-il pas quelque chose de fascinant dans cet aspect inconnu du compositeur de la Rapsodie en bleu et d'Un Américain à Paris ?

Walker décrit ensuite la deuxième génération des Mellon : Ailsa Bruce Mellon, qui avant de mourir tout récemment devait donner à la National Gallery la Liseuse de Fragonard, et son frère Paul Mellon qui est encore en pleine action et vit dans l'enchantement de l'Angle­terre qu'il a connue jadis et qu'il décrit avec « ses grands arbres som­bres, ses troupes de daims familiers, la flottille des cygnes blancs sur la Tamise, la masse grise du château de Windsor dressée au loin sur un fond de nuages dorés, les soldats écartâtes, les chevaux pommelés, les femmes souriantes en blanc sous leur ombrelle claire et le vert incomparable des gazons ». I l réunit une immense collection de tableaux et d'œuvres d'art britanniques pour en faire un musée anglais dont i l s'apprête à faire don à l'université Yale.

De ses parents i l a hérité, a-t-il écrit, le désir de posséder, de savourer, de conserver des choses rares et belles. Ce sentiment qui anime tous les collectionneurs, « c'est, dit-il, le plaisir enfantin de rechercher de rares et beaux coquillages sur la plage, la relation enchan­tée entre la coquille qui repose au soleil sur le sable humide et la

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vision nette et saris ombre de l'enfance. C'est l'effort pour préserver cette claire vision d'un instant et pour transformer l'objet en une partie de soi-même ». Ce collectionneur est un poète.

Ce que John Walker nous conte d'Armand Hammer est aussi pas­sionnant : car i l nous fait entrevoir la raison pour laquelle les Soviets se sont décidés à vendre les belles œuvres d'art qui devaient former le noyau de la National Gallery de Washington ainsi que de la collec­tion Gulbenkian.

Hammer fut l'un des premiers à entrer en contact commercial avec les Soviets. Walker raconte que, quand Trotsky demanda à Hammer si les cercles financiers des Etats-Unis considéreraient la Russie comme un terrain propice aux investissements et que sa réponse fut assez dubitative, Trotsky lui répliqua que la Russie ayant déjà accompli sa révolution, le capital y était plus en sécurité qu'ailleurs et que l 'Union soviétique serait fidèle à tout accord qu'elle conclurait à cet égard. « Supposons, ajouta-t-il, qu'un de vos compatriotes place de l'argent en Russie. Quand la révolution arrivera en Amérique, ses propriétés y seront nationalisées ; tandis que son accord avec nous restera valable et il sera dans une situation bien plus favorable que les autres capitalistes américains. » Quoi qu'il en soit, Hammer se livra à beaucoup d'investissements fructueux en Union soviétique et y gagna une fortune. I l en profita pour acheter chez des antiquaires d'Etat, à des prix inespérés, les meubles et tapisseries, l'argenterie, les porcelaines et les bijoux qui étaient vendus par une aristocratie réduite à la misère.

Passons sur les exemples de génie commercial donnés par les frères Hammer quand la crise américaine rendit plus difficile la vente des antiquités qu'ils avaient accumulées. A ce moment, Hammer a vent du désir des Soviets de se procurer de l'argent en mettant sur le marché les meilleurs tableaux de l'Ermitage. I l demande à Mikoyan, avec lequel i l était intimement lié, ce qu'il en était. Le vieux révolu­tionnaire arménien doublé d'un manœuvrier redoutable lui dit : « C'est sérieux. Nous avons besoin d'argent. » E t i l ajoute : « Naturel­lement, vous aurez un jour la révolution dans votre pays et, à ce moment, nous reprendrons les tableaux. En somme nous n'aurons fait que vous les prêter. » Mais, en ce qui regarde les prix, i l ne plaisanta pas. I l s'agissait de quarante chefs-d'œuvre qui compre­naient des tableaux de Léonard, V a n Eyck, Rubens et tutti quanti. Les Soviets demandaient pour cela cinq millions de roubles-or. Ils n'acceptaient rien de moins. E n fin de compte, c'est à Gulbenkian et à Mellon que devaient aller ces peintures.

Ainsi s'est constitué ce beau et noble musée qui apporte à la ville, à la fois provinciale et fiévreuse, de Washington, au milieu de cette cité dont un Français dessina jadis les plans, non loin de cette Maison Blanche qui est la copie exacte d'un château français, le témoi­gnage de ce que le génie européen a su réaliser au cours des siècles. On regretterait moins que toutes ces œuvres soient perdues pour nous si une série d'albums pouvait nous permettre d'examiner le

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détail de toutes ces merveilles d'art qui de notre continent sont allées vers les Etats-Unis d'Amérique et dont l'Europe devrait pouvoir au moins étudier et admirer l'image. Ce serait une belle tâche pour l'Unesco que de constituer, sous une forme appropriée, cet inventaire mondial des chefs-d'œuvre.

C 'est avec émotion que j ' a i lu le livre que Jacques Vendroux a publié sous le titre les Grandes Années que j'ai vécues. J'ai eu

le privilège de siéger au Parlement en même temps que le beau-frère du général de Gaulle et j 'a i appris à connaître sa délicatesse d'âme, son désintéressement, sa rectitude morale et son intelligente et fine sensibilité. Que de souvenirs sont évoqués au fil de ces pages où sont reproduites les notes prises au cours des années 1958 à 1970. J'ai été particulièrement intéressé et ému par ce que le général disait le 25 juin 1969, trois mois après que l'échec du référendum lui eut fait quitter le pouvoir.

Jacques Vendroux demande au général comment on peut envisa­ger l'avenir. Le général de Gaulle lui répond avec pessimisme :

« Bien sûr, la stabilité gouvernementale qu'assure la Constitu­tion que j'ai imposée permettra à Pompidou de poursuivre tant bien que mal son petit bonhomme de chemin. Mais les parlotes et lés compromis redeviendront vite une habitude. Alors le pays retombera dans la médiocrité. Les gens seront surtout préoccupés de leurs vacan­ces, de leur troisième chaîne, du stationnement, du prix des huîtres ; ils renâcleront bien entendu à consentir les efforts et les disciplines nécessaires à notre maintien au rang de grande puissance. Nous dépendrons plus ou moins des Américains, ou bien des Russes, ou bien des Allemands, jusqu'au jour où des événements graves remettront tout en question. Alors, sans doute, la France fera-t-elle en sorte, une fois de plus, de redevenir ce qu'elle a été et qu'elle ne devrait jamais cesser d'être. Quand une génération a usé tout son courage pour gagner une guerre épuisante, elle est fatiguée et n'aspire plus qu'à la facilité. Il faut attendre la génération suivante, ou celle d'après, pour faire à nouveau de grandes choses. C'est pour cela que la France a connu des hauts et des bas tout au long de son histoire. Mais, pour finir, c'est toujours elle qui gagne. »

Et puis, le 10 décembre 1970, Ala in de Boissieu appelle Jacques Vendroux au téléphone. Il le prévient de la mort soudaine de son beau-père. Vendroux arrive à Colombey. « Sans un mot, écrit-il, nous pénétrons le cœur serré dans ce salon rarement utilisé qui pré­cède la bibliothèque.

« Dans la pénombre des contrevents, les meubles ont été simple­ment écartés pour dégager le centre de la pièce.

« Charles est là, tourné vers nous, allongé sur un sobre plan de toile blanche, en uniforme; un drapeau tricolore le recouvre de la poitrine aux pieds ; ses mains jointes sur le bleu du drapeau enser-

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rent le chapelet que lui a donné le pape. A 'sa droite, sur un petit guéridon : deux bougies allumées, un crucifix.

« Cloués par l'émotion, nous regardons éperdument. Le général est encore plus grand gisant que debout ! Son visage rajeuni, à peine cireux, sans aucune trace de souffrance, est empreint d'une poignante majesté.

« Debout et silencieux, nous nous attachons à ces yeux désormais sans regard.

« Sur la route du retour, tout au long de l'après-midi, nous nous rendons compte par les commentaires de toutes les radios à quel point la France et le monde sont bouleversés. Rien n'y compte plUs que cette perte. L'Histoire s'arrête un instant. »

Il y a quatre ans et demi que les rudes avertissements proférés, avec une lucidité prophétique, par cette grande voix ont cessé de se faire entendre. E t la France ressent encore le deuil de cette mort.

G A S T O N P A L E W S K I de l'Institut

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