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HISTOIRE de la CHINERen GROUSSET (1885-1952)

par

( 1942 )

Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole Courriel : [email protected] Dans le cadre de la collection : "Les classiques des sciences sociales" dirige et fonde par Jean-Marie Tremblay, professeur de sociologie au Cgep de Chicoutimi Site web : http ://www.uqac.uquebec.ca/zone30/Classiquesdessciencessociales/index.html Une collection dveloppe en collaboration avec la Bibliothque Paul-mile-Boulet de lUniversit du Qubec Chicoutimi Site web : http ://bibliotheque.uqac.uquebec.ca/index.htm

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Un document produit en version numrique par Pierre Palpant, collaborateur bnvole, Courriel : [email protected]

partir de :

Histoire de la Chine,Par Ren GROUSSET (1884 1940)Club des Libraires de France, sans date, 344 pages. dition originale 1942 Polices de caractres utilise : Pour le texte : Times, 12 points, et Pour les citations : Times 12 points et Comic sans MS 10 points. Mise en page sur papier format LETTRE (US letter), 8.5 x 11 dition complte le 30 novembre 2004 Chicoutimi, Qubec.

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TABLE

DES

MATIRES

Tableau des dynasties Notes sur lart chinois Notes Carte des provinces Carte du continent Chapitre 1. Terre chinoise Chapitre 2. Lexpansion dune race de pionniers Chapitre 3. Fodalit et chevalerie Chapitre 4. Les sages dautrefois Chapitre 5. Par le fer et par le feu Chapitre 6. Le Csar chinois Chapitre 7. De lempire militaire lempire traditionnel Chapitre 8. Pax sinica Chapitre 9. Triomphe des Lettrs Chapitre 10. La route de la soie Chapitre 11. Rvlation du bouddhisme Chapitre 12. Splendeur et dcadence des Han Chapitre 13. Lpope des trois royaumes Chapitre 14. Les grandes invasions et le bas empire Chapitre 15. Une autre sculpture romane : lart Wei Chapitre 16. Yang-ti, fils du ciel Chapitre 17. Tai -tsong le Grand Chapitre 18. Drames la cour des Tang Chapitre 19. Un grand sicle : au temps du pote Li Tai -po Chapitre 20. Crise sociale et ruine de ltat Chapitre 21. Les Song et le problme des rformes Chapitre 22. Un rveur couronn : lempereur Houei -tsong Chapitre 23. La douceur de vivre Chapitre 24. Cristallisation de la pense chinoise Chapitre 25. Le conqurant du monde

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Chapitre 26. Qoubila, le grand sire Chapitre 27. Marco Polo Chapitre 28. Une restauration nationale : les Ming Chapitre 29. Le drame de 1644 Chapitre 30. Les grands empereurs mandchous : Kang -hi et Kien -long Chapitre 31. Lirruption de l Occident Chapitre 32. La rvolution chinoise Chapitre 33. Donnes permanentes et problmes actuels

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A ma fille Ginette, Madame Pierre Lenclud

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CHAPITRE PREMIER Terre chinoise

La civilisation en Asie est le fait des Msopotamies , cest --dire des grandes plaines dalluvions dont la fertilit naturelle a suscit chez lhomme la vocation agricole. Tel fut le cas dans lAsie occidentale pour la Babylonie. Tel est le cas dans lAsie orient ale pour la Grande Plaine chinoise. Elle stend, cette Grande Plaine, depuis Pkin au nord jusquau Houai -ho au sud, depuis les approches de Lo-yang louest jus qu lperon montagneux du Chan-tong vers lest, sur 324.000 kilomtres carrs, superfi cie suprieure celle de lAngleterre et de lIrlande. Comme lEgypte, selon le mot dHrodote, est un don du Nil , la Grande Plaine est un don du Fleuve Jaune et des autres cours deau associs. A une poque relativement rcente, du moins dans le sens que les gologues donnent cet adjectif, cette plaine tait un bras de mer dont les vagues venaient battre contre la falaise du Chan-si, tandis que lactuelle presqule du Chan -tong tait une le. Pendant des sicles, le Houang-ho a dpos sur cette aire les masses normes de limon quil avait arraches, plus louest, aux plateaux de terre jaune, crant ainsi de toutes pices un sol alluvial dune merveilleuse fertilit. Sous cette accumulation de dpts limoneux, la mer sest comble, le litt oral a recul toujours plus lest. Ce travail, notons -le, se continue de nos jours encore. Cest ainsi que le limon exhausse danne en anne le lit du Fleuve Jaune, au point que les riverains sont obligs de surlever proportion leurs digues et que le fleuve finit spectacle paradoxal et combien dangereux par couler comme sur une gouttire au-dessus du niveau de la plaine. A louest et en arrire de la Grande Plaine rgnent les terrasses de terre jaune do descend le fleuve nourricier et qui c ouvrent une superficie de plus de 260.000 kilomtres carrs. Toute cette zone de collines est en effet recouverte dune immense nappe de terre jauntre, analogue au lss dAlsace, fine poussire dargile, de sable et subsidiairement de calcaire, dpose de puis des millnaires par le vent, accumule en masse norme et dcoupe en terrasses par le ravinement. Terre en principe aussi fertile (quand la pluie ne fait pas dfaut) que la Grande Plaine, et ne, comme elle, en vocation agricole : cest le royaume d u millet et du bl (1). Du reste la zone de terre jaune des terrasses du nord-ouest et la Grande Plaine de limon alluvial du nord-est se soudent en transitions insensibles sur dimmenses espaces qui constituent mme, de Pkin K ai-fong et de Kai -fong aux approches de Nankin, la partie la plus fertile de lensemble : ici la culture du millet, propre aux terrasses de lss, se combinera avec la culture du riz, propre aux bassins du Houai-ho et du Yang-tseu (2).

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La civilisation chinoise naquit dans cette zone avec lagricul ture mme, plus prcisment avec la culture du millet, puis du riz. Les sicles inconnus de la prhistoire furent consacrs lin cendie et au dfrichement de la brousse qui couvrait les plateaux de lss au nord-ouest, lasschement des marais qui couvraient au nord-est la majeure partie de la Grande Plaine. Les vieilles chansons du Che king clbrent ce labeur. Ah ! ils dsherbent, ah ! ils dfrichent ! Leurs charrues ouvrent le sol. Des milliers de couples dessouchent, les uns dans les terrains bas, les autres dans les terrains levs. Et plus loin : Pourquoi a-t-on arrach la brousse pineuse ? Pour que nous puissions planter notre millet. Parmi les hros divins qui la socit chinoise attribuera la direction de ce labeur collectif, elle placera Chen-nong qui a appris aux hommes les incendies de brousse ainsi que lusage de la houe, et Heou-tsi le Prince-Millet . Une non moindre importance est reconnue aux travaux dasschement et dendiguement mis sous le nom de Yu le Grand, fondateur de la dynastie lgendaire des Hia : il sauve la terre des eaux, mne les fleuves la mer , multiplie les fosss et les canaux. Ce fut la vie agricole et sdentaire ainsi pratique par les anctres des Chinois aux confins du lss et de la Grande Plaine qui les diffrencia davec les tribus sans doute de mme race restes au stade des chasseurs nomades dans les steppes du Chen-si et du Chan-si septentrionaux dune part, dans les forts marcageuses du Houai-ho et du Yang-tseu dautre part. Il ny a pas lieu de supposer ici dopposition ethnique, encore moins dima giner une immigration des Proto-Chinois soi-disant venus de lAsie centrale. Du rest e, les tribus barbares qui encerclaient ainsi ltroit domaine chinois primitif devaient se siniser leur tour ds la fin de la priode archaque, quand elles abandonnrent (spontanment pour ce qui est des tribus du Yang-tseu) la vie nomade pour la vie agricole. De mme, au Tonkin, si les Annamites se sont diffrencis de leurs frres, les Muong, cest quils se sont consacrs la culture des rizires dans les basses plaines littorales, tandis que dans les forts de larrire -pays les Muong ne voulaient connatre de lagriculture que la pratique intermittente du ray. La vie de la socit paysanne dans la Chine archaque ne dut peut-tre pas diffrer beaucoup de ce quelle est aujourdhui encore dans ces mmes rgions. Dans la Grande Plaine, maisons en torchis (la brique interviendra plus tard) qui rsistent mal aux pluies de mousson et au forage des rongeurs ; sur les plateaux de lss, troglodytisme avec chambres creuses flanc de falaise, de sorte que le champ surplombe la ferme et que les chemines da ration des chambres viennent parfois paradoxalement souvrir au milieu des cultures. Dautre part, la sriciculture parat fort an cienne. Si nous en croyons la carte conomique que suggre le tribut de Yu (environs du VIIe sicle avant J.-C.), le Chan-tong et les districts voisins pourraient bien tre la patrie du mrier . La tradition veut dailleurs que le deuxime des Trois Souverains mythiques, le lgendaire Houang-ti, ait appris lui-mme aux Chinois lever les vers soie et remplacer par des tissus les vtements barbares , faits en peau de bte ou en paille. Enfin il semble que ds lorigine le paysan chinois, aprs avoir arrach la glbe la brousse ou au marcage, ait, pour

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maintenir sa conqute, adopt le systme, encore en vigueur chez ses descendants actuels, de la culture intensive : comme on la crit, lagriculture chinoise nest quun jardinage agrandi . Ajoutons que, nayant trouv son berceau, ni sur les plateaux de lss ni sur les alluvions de la Grande Plai ne, de sylve vritable (3), le Chinois sera hostile la fort partout o il la rencontrera. Or la Chine centrale et mridionale, quil sera appel coloniser par la suite, tait lorigine une zone uniquement forestire. Quand i l sen rendra matre, le Chinois la dboisera systmatiquement, quitte manquer ensuite de combustible et sans mme mettre en valeur les collines ainsi dnudes parce que, ici encore, fils des terrasses du nord-ouest ou des immenses tendues basses du nord-est, il rpugnera sinstaller sur les hauteurs (4). La terre jaune et la Grande Plaine auront faonn le Chinois pour lternit. Au demeurant, pas de vie plus laborieuse que celle de ces paysans chinois. En dpit de leur patience acharne et sans nerfs, malgr la virtuelle fertilit des plateaux de lss comme de la Grande Plaine, les terres de lss sont menaces, par temps de scheresse, deffroyables famines. Dans la Grande Plaine le danger de scheresse, bien que moindre par suite des pluies de mousson, se combine avec celui de linondation, sans parler des divagations terribles du Fleuve Jaune : la crainte superstitieuse des anciens Chinois pour la divinit des eaux, le Comte du fleuve , comme ils lappelaient, montre bie n la terreur quen temps de crue inspi rait aux riverains ce voisin indompt : pour se le propitier, ils lui sacrifiaient priodiquement des garons et des filles. En ces immenses tendues plates et sans dfense contre les eaux ou contre la scheresse parce que sans rserves forestires, le paysan dpendait plus troitement que partout ailleurs de la terre. Le rythme de sa vie se modelait strictement sur le rythme des saisons. Plus encore quen tout autre pays agricole, la vie rurale se par tageait donc ici en deux phases nettement tranches : travaux des champs du printemps lautomne, puis rclusion hivernale. A lquinoxe du printemps, linterdit qui pendant lhiver avait frapp la terre tait lev, la terre tait dsacralise par une crmonie capitale, le premier labourage du champ sacr, labourage solennellement excut par le roi en personne. Lquinoxe du printemps qui annonait la fcondation de la terre, annonait aussi celle de la race. Le jour du retour des hirondelles , les mariages, interdits en hiver, commenaient tre clbrs. Dans la campagne, au premier cri du tonnerre , jeunes paysans et jeunes paysannes se runissaient, chantaient ensemble des chansons damour et sunissaient au milieu des champsLa Tchen avec l W ei a Vi ennent de dborder. Les gars avec l fil es les Vi ennent aux orchi des. Les fil l i tent les es nvi L-bas sinous ali lons,

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Car,l W eitraverse, a S tend un beau gazon ? Lors l gars et l fil es es les Ensem bl font l e eurs j eux, Et pui eles reoi s l vent Le gage d fl une eur (5).

A lquinoxe dautomne, aprs les ftes de la moisson, com menait pour les villageois la priode de rclusion hivernale durant laquelle les femmes sadonnaient aux travaux du tissage. Le cycle de la vie paysanne, on le voit, se calque troitement sur le cycle des saisons. De cette conformit pourraient bien driver les premires conceptions chinoises sur lunivers et tout dabord le premier classement des choses en deux catgories gnrales, classement que nous verrons prsider par la suite et jusquaux temps modernes tous les systmes philosophiques chinois sans exception. La vie paysanne archaque, on la vu, se divisait trs rigoureusement en priode de rclusion hivernale o dominaient les travaux fminins (ctait la saison des tisserandes), et priode de travaux agricoles en principe rservs aux hommes. Daprs une distribution analogue, toutes les choses seront par la suite rparties entre deux principes ou modalits : le principe yin qui correspond l ombre, au froid, la rtraction, lhu midit et au genre fminin, le principe yang qui correspond la chaleur, lexpansion et au genre masculin (6). Ces deux principes, comme les phases saisonnires sur lesquelles ils semblent se modeler, sopposent et, en mme temps, se conditionnent, sappellent et se muent lun en lautre. Leur interdpendance ou, si lon prfre, lordre qui prside leur alter nance et leur mutation sera lordre mme du monde comme de la socit, ou, comme disent les Chinois, sera le tao, notion centrale qui, nous le verrons, deviendra la cl de vote de toutes les doctrines philosophiques ultrieures, mais dont, ici encore, il faut chercher lorigine dans les premires conceptions naturalistes dun peuple dagriculteurs (7). La religion chinoise primitive a dailleurs pour but primordial dassurer la concordance entre le cycle des saisons et le cycle de la vie agricole ou, comme on dira bientt, entre le Ciel et lhomme. Lor dre supra-humain est rgl par lAuguste Ciel ( Houang-tien), aussi appel le Souverain dEn -Haut (Chang-ti), lequel rside dans la Grande Ourse. Lordre terrestre sera, sur le mme modle, assur par le roi investi, cet effet, du mandat cleste (tien ming) qui le fait Fils du Ciel (tien tseu), En harmonie avec le Souverain dEn -Haut, le roi fixera donc le calendrier destin rgler les travaux agricoles et ouvrira les saisons par les sacrifices et gestes rituels ncessaires. Dans ses fonctions de grand pontife, il procdera dabord, pour ouvrir lanne nouvelle et appeler le printemps, au sacrifice dun taureau roux immol au Seigneur dEn Haut, puis, comme nous lavons vu, au labourage du champ sacr pour donner le signal des travaux agricoles. Au deuxime mois dt il offrira un nouveau sacrifice accompagn de supplications pour obtenir la

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pluie, crmonie suivie, en cas dchec, de la mise mort des sorciers et sorcires dont les incantations auront t vaines et qui seront alors brls vifs. Enfin, lapproche de lhiver, il clbrera labandon des champs et le retour aux habitations par le sacrifice connu des Romains sous le nom de suovetaurile et dans lequel le taureau, ici, devra tre un taureau noir. Ce sacrifice, offert au dieu du sol , sera suivi dun autre, offert aux Anctres. Le cycle se clora par la fte de la moisson, la plus importante de toutes, laquelle tout le peuple sassociera par une ripaille et une beuverie gnrales. Ajoutons que le roi revtira chaque saison des vtements de la couleur approprie, suivant les conceptions chinoises, lorientation de cette saison, vtements noirs en hiver, verts au printemps, rouges en t, blancs en automne : ornements sacerdotaux avec lesquels il officiera dans tous les actes de sa vie pontificale. Il sera aid dans ces diverses fonctions par tout un clerg de scribes, de devins et de sorciers dont nous verrons par la suite le rle dans llaboration de la philosophie chinoise archaque. A ct du cycle saisonnier , le cycle ancestral , aujourdhui commun toute la population chinoise, mais rserv, durant la priode archaque, la classe noble. En effet le noble seul avait quelque raison de se proccuper de ses anctres, parce que, seuls, les gens de sa classe possdaient une me capable de survie. Ils possdaient mme deux mes, lune (8) qui ntait que le souffle animal destin, aprs la mort, devenir une sorte de revenant (9) vivotant autour du cadavre, lautre, lme spirituelle (10), qui, aprs le dcs, montait au ciel sous forme de gnie (11), mais qui ne pouvait sy maintenir quautant que sa substance se trouvait alimente par les offrandes funraire s de ses descendants. Le culte des anctres ainsi cr rsidait essentiellement dans ces offrandes quotidiennes ou saisonnires qui continuaient faire participer la vie de la famille le dfunt reprsent par sa tablette funraire. Ctait gal ement la religion seigneuriale que se rattachait lorigine le culte du dieu du sol , primitivement reprsent par un arbre ou par une pierre brute et qui fut la divinit des premiers groupements territoriaux divinit dailleurs farouche et cruelle : Il aimait le sang, note Henri Maspero, et les sacrifices quon lui offrait commenaient en oignant sa pierre-tablette du sang frais de la victime ; celle-ci tait gnralement un buf, mais les victimes humaines ne lui dplaisaient pas. Ds les temps les plus anciens que les textes nous permettent dentrevoir, nous discernons ainsi, vers la jonction de la Grande Plaine et des dpts de terre jaune, une socit paysanne tout occupe au dfrichement de ce domaine chinois primitif, socit encadre par une classe noble et couronne par linstitution royale. La prsence de tels chefs de guerre prouve dailleurs que lagri culteur chinois devait se maintenir en tat dalerte constante en face des tribus de chasseurs semi-nomades qui encerclaient son horizon. La richesse accumule par le labeur de cette socit paysanne nallait pas tarder spanouir en luxe au sommet de la hirarchie. Si nous ne savons presque rien sur lhistoire politique de la pre mire dynastie royale, celle des Hia (12), larchologie commence nous fournir quelques indications sur

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loutillage de cette lointaine poque. Quant la deuxime dynastie, celle des Chang (entre 1558 et 1050 environ ?), elle nous a, cet gard, rserv depuis sept ans des dcouvertes inattendues. De lpoque hia nous navons dabord quune poterie sommaire ment dcore suivant la technique dite au peigne , technique abondamment reprsente en Russie dEurope et bien connue en Sibrie entre 2000 et 1500, ce qui nest pas sans nous suggrer dj des rapports eurasiatiques intressants (13) ; mais ensuite viennent les vases peints rcemment dcouverts dans les villages de Yang-chao et de Kin -wang-tchai, province du Ho-nan, vases en terre rouge brique, avec un dcor dune nervosit pleine de verve, fait dun groupement imprvu de bandes, de triangles, de pois, de lignes croises et dyeux cilis : et cette cramique de Yang-chao dbuterait aux environs de 1700 avant J.-C., ce qui correspondrait la seconde phase de la dynastie des Hia. Avec la cramique de Pan-chan, ainsi nomme dun site de la province de Kan-sou (qui a t explor depuis 1921), nous serions entre 1500 et 1400 ou, selon dautres, entre 1400 et 1300, donc premire moiti de la dynastie c hang. Nous arrivons l au grand art avec une magnifique ornementation de spirales rouges et noires dune valeur dcorative digne de lgen. La comparaison, du reste, nest pas seulement stylistique, car on a retrouv des thmes analogues dans la cramique peinte de lUkraine et de la Roumanie prhistoriques, ce qui nous amne supposer quils ont pu se transmettre de la mer Ege la Chine du nord-ouest par lintermdiaire des steppes russes. Mais sans doute ce dcor import ne put-il prendre durablement racine en terre chinoise. A Pan-chan nous avions vu apparatre, ct des spirales gennes , un dcor beaucoup plus simple, le dcor en damier, visiblement imit de la vannerie. Cest ce nouveau dcor indigne celui-l qui se retrouve seul, la spirale tant dsormais abandonne, la priode suivante, dans les fouilles de Ma-tchang, au Kan -sou, vers le XIVe sicle avant J.-C (14). Nous assistons l la traduction des divers entrelacs de la vannerie dans la cramique peinte, en attendant, la priode suivante, de les voir passer dans le dcor des premiers bronzes. Nous touchons ici au mystre de lapparition du bronze en Chine. Le bronze, selon larchologue Menghin, aurait t intro duit en Sibrie vers 1500 avant J.-C. Or diverses pointes de flches de bronze trs archaques trouves en Chine, Ngan-yang notamment, paraissent rvler une origine sibrienne. Par ailleurs, selon la remarque de labb Breuil, plusieurs vases de bronze chinois archaques, dpoque chang, trahissent une imitation nave du travail sur bois, le bronzier ayant fidlement copi jusqu lencoche et la marque du couteau. Les Chinois, brusquement mis en prsence de la technique sibrienne du mtal, auraient, du jour au lendemain, traduit en bronze les anciens vases rituels de terre cuite ou de bois. Ce sont ces problmes que posent les dcouvertes faites en 1934-1935 Ngan-yang. Dans cette ancienne capitale des Chang, situe dans la partie la plus septentrionale de lactuel Ho -nan et dont le rle historique se placerait au

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XIIe sicle avant J.-C., nous nous trouvons brusquement en prsence dune civilisation matrielle dj son apoge, bien que rien jusquici ne nous ait fait assister ses dbuts. Un des champs de fouilles, denviron 6 hectares, est entirement occup par les fondations dun btiment considrable quon suppose tre le palais royal. Les tombes offrent la trace de sacrifices funraires avec victimes humaines et animales. Nous savons en effet que les sacrifices humains continurent assez longtemps tenir une place importante dans les solennits : la cour, on inaugurait lanne nouvelle en cartelant des victimes aux quatre portes cardinales de la ville. Des os inscrits et des cailles de tortue usage divinatoire trouvs dans les tombes de Ngan-yang portent les premiers caractres chinois parvenus jusqu nous. Il sagit dune criture encore assez proche de la pictographie, cest --dire du dessin mme des objets, puisque ce sont de tels dessins qui ont donn sparment naissance aux hiroglyphes gyptiens, aux cuniformes babyloniens et aux caractres chinois. Toutefois les caractres dcouverts Ngan-yang sont dj suffisamment styliss pour nous obliger admettre une longue priode dlaboration pralable d epuis les dessins vraiment primitifs qui, eux, nont pas encore t re trouvs. Ce qui est le plus caractristique dans les fouilles de Ngan-yang, ce sont les admirables vases de bronze sacrificiels que depuis 1934-1935 elles ne cessent de nous livrer. Grand a t ltonne ment des archologues quand ils ont t obligs de constater que ds cette lointaine poque la forme rituelle des divers types de bronzes et leur dcor taient peu prs entirement constitus (15). Il y aurait l de quoi crier au miracle Athna sortant tout arme du cerveau de Zeus ! si nous ne remarquions que, dans la tradition chinoise, Ngan-yang nest en somme quune des dernires capitales de la dynastie chang. Les capitales antrieures de cette maison, correspondant aux premires bauches des bronzes chinois, nont jamais t fouilles. Si nous admettons que lart du bronze peut avoir t introduit de Sibrie en Chine dans le courant ou vers la fin du XVe sicle avant J.-C., cest une priode denvi ron trois sicles quil resterait explorer pour nous permettre dassister aux dbuts du bronze chinois. Cest donc un apoge, sans les invitables ttonnements du dbut, que nous rvlent de plain-pied les bronzes chang rcemment dcouverts Ngan-yang et dont les Parisiens ont pu admirer des spcimens ou des quivalents aux expositions organises par Georges Salles lOrangerie en 1934 et par nous-mme au muse Cernuschi en 1937 (16). Jamais aux poques suivantes les bronziers chinois natteindront une telle puissance dans la construction architecturale du vase rituel, dans lquilibre des masses qui le composent. Nous ne pouvons cet gard que renvoyer aux catalogues illustrs des expositions prcites, notamment pour les grandes marmites couvercle connues sous les noms de yu ou de lei. Mais la mme robustesse se manifeste dans les formes plus sobres comme les marmites tripodes li et ting ou comme la coupe tripode tsio ; du reste, cette sobrit ne nuit en rien llgance des formes, comme on peut sen assurer par les vases kou, grands calices vass dune tonnante sveltesse. Les motifs gomtriques ou my thologiques qui

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ornent la plupart des bronzes rituels ne sont pas dune moindre splendeur dcorative. Notons la vigueur des masques de monstres, commencer par la tte de monstre appele tao -tie, issue lorigine du ralisme animalier tte de taureau, de blier, de tigre ou dours et qui se stylise progressivement en apparition dpouvante. Une autre figure mytho logique quon trouve sur les bronzes (et aussi sur les jades) chang est le dragon appel kouei, buf et dragon qui fait le bruit du tonnerre et avec la peau duquel les hros de la lgende chinoise fabriquaient des tambours qui commandaient la foudre . Symboles de puissances cosmiques, dit excellemment Georges Salles, ces animaux fabuleux chargeaient lobjet quils dcoraient dun pouvoir secret et redoutable. Les fouilles de Ngan-yang ont livr aussi quelques vigoureuses sculptures sur marbre en ronde-bosse ou plutt quelques blocs de marbre inciss, reprsentant galement des monstres mythologiques. (Cette tendance vers la ronde-bosse semble dailleurs stre arrte aprs les Chang pour ne reparatre que beaucoup plus tard, lpoque dite des Royaumes Combattants.) Enfin, en mme temps que les bronzes, la civilisation de Ngan-yang nous offre de remarquables jades galement rituels. Le jade, symbole de puret, possdait en effet, dans les croyances chinoises archaques, une vertu intrinsque : nous savons par les classiques chinois que le bonnet royal comportait des pendants de jade, de mme que linsigne par excellence du pouvoir royal tait une tablette de jade, un grand kouei de trois pieds fix la ceinture du souverain. Les fouilles dpoque chang nous ont livr de grands couteaux, haches et haches-poignards (ko) de jade (certains dentre eux, de teinte brune ou noire, semblent choisis dessein comme imitant la couleur du bronze) ; aussi deux types bien caractristiques de jades rituels, le pi, disque centre reperc qui reprsenterait le ciel, et le tsong, cylindre encastr dans un cube qui symboliserait la terre, ces deux formes de jade ayant peut-tre, comme les bronzes, figur dans les sacrifices saisonniers que le roi offrait au Ciel pour obtenir la fcondit de la terre. La richesse de cette civilisation matrielle concorde avec ce que les anciennes annales chinoises nous disent des rois de la dynastie chang. Le dernier dentre eux, Cheou -sin, a laiss la rputation dune sor te de Nron chinois, produit de cour raffin, fastueux et corrompu, dj un civilis de dcadence. Son savoir lui permettait de contredire les remontrances, son loquence lui permettait de colorer ses mfaits. Il assemblait un nombre toujours plus grand de chiens, de chevaux et dobjets rares, il tendait sans cesse les parcs et les terrasses de sa capitale. Il y organisait de grands divertissements, il y donnait des orgies qui duraient toute la nuit. Mais sous cette faade babylonienne lexpansion de l a race chinoise continuait.

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CHAPITRE 2 Lexpansion dune race de pionniers

Pour paradoxal quil paraisse, sil fallait comparer lhistoire de la Chine celle de quelque autre grande collectivit humaine, cest lhistoire du Canada ou des tats-Unis quil faudrait songer. Dans les deux cas, il sagit essentiellement et par-del les vicissitudes politiques, de la conqute dimmenses territoires vierges par un peuple de laboureurs qui ne trouvrent devant eux que de pauvres populations semi-nomades. Le plus dur de la lutte dut tre men contre la nature elle-mme en dfrichant le sol, en abattant la fort primitive, en domptant les fleuves, en faisant partout de la terre arable. Seulement il na fallu que trois sicles aux Franco -Canadiens et aux Anglo-Saxons pour soumettre la charrue le continent nord-amricain, tandis que la conqute agricole du continent chinois a exig prs de quatre millnaires. Commence aux confins du lss et de la Grande Plaine vers le II e millnaire avant J.-C., elle nest pa s encore entirement termine de nos jours puisque dans les montagnes du sud-ouest les aborignes Lolo et Miao-tseu ont rsist aux empitements du fermier chinois. Ce fut sans doute ds le milieu de la dynastie chang (XIVe sicle avant J.-C.) que les colons chinois commencrent essaimer par groupes compacts hors de la Grande Plaine pour aller crer de nouvelles aires de dfrichement au milieu des barbares quils soumettaient, assimilaient ou se conciliaient . Le processus ne dut pas tre sensiblement diffrent de celui qui a marqu au XIXe sicle lempitement des labours chinois sur la terre des herbes mongole, au XXe sicle leur empitement sur la fort mandchourienne. Cette premire expansion chinoise fut dirige au sud vers le bassin du Yang-tseu, alors presque tout entier couvert de forts, au nord vers les terrasses de terre jaune du Chan-si, au nord-ouest vers la valle encaisse de la Wei, au Chen-si, galement taille dans la terre jaune. Aux approches du Yang-tseu, les laboureurs chinois rencontraient des peuplades restes demi-sauvages (bien que sans doute de mme race queux) qui vivaient de chasse et de pche et que leur exemple amena progressivement la vie agricole. Il en allait de mme au nord-ouest. De ce ct stablit une maison de hardis pionniers, celle des Tcheou qui se rattachait symboliquement au demi-dieu agricole, le PrinceMillet , et qui entreprit le dfrichement et lensemencement de la riche plaine alluviale taille dans le lss et saupoudre de lss o s leva depuis la ville de Si-ngan, ou Tchang -ngan, capitale du Chen-si. Terre si fertile en millet et en bl quon a pu la comparer un Canada. Des premiers seigneurs de la famille Tcheou qui sy tablirent, les vieilles annales nous disent avec une sobre nergie quavant tout ils sappliquaient labourer et semer . Mais ces laboureurs taient des soldats-laboureurs en raison de la lutte

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perptuelle quils se voyaient obligs de mener contre les tribus barbares au milieu desquelles ils staient ta blis. Les colons de ce Far-West chinois menaient en effet la rude existence de tous les pionniers placs dans des conditions analogues. Leur obstination faire de la terre arable au dtriment des clans de chasseurs demi-nomades qui erraient sur les terrasses environnantes fut paye par bien des mauvais jours. Les vieilles annales nous les montrent obligs par moments de reculer devant la rue des sauvages et redescendant alors des plateaux de lss vers la valle de la Wei, les guerriers aidant les vieillards et soutenant les faibles . A ce rude mtier de dfenseurs des marches et de pionniers des hautes terres, les seigneurs Tcheou saguerrirent. Au milieu du XI e sicle avant J.-C., celui dentre eux que lhistoire connatra sous le nom de Wou -wang profita de limpopularit o tait tomb le dernier roi chang, Cheou -sin, que ses cruauts et ses dbauches avaient rendu odieux. Il se rvolta et tailla en pices larme royale. Cheou-sin, rentr en fuyard dans son palais, se suicida dramatiquement : il monta sur la Terrasse du Cerf, il se para de ses perles et de ses jades et se jeta dans les flammes . Wou-wang fit dans la capitale une entre triomphale. Il saisit le Grand Etendard Blanc. Les seigneurs vinrent se prosterner devant lui. Il pntra dans le lieu o gisait le cadavre de Cheou-sin et descendit de son char ; avec son poignard il frappa le cadavre ; avec la Grande Hache jaune il lui trancha la tte, puis, cette tte, il la suspendit au Grand Etendard Blanc. Ctait la victoire des gens des ma rches, des rudes pionniers des hautes valles du Grand Ouest sur la cour luxueuse et sur les riches agriculteurs de la plaine centrale. Ainsi promus la royaut, les Tcheou eurent pendant prs de trois sicles encore la sagesse de conserver leur rsidence dans cette haute valle de la Wei do ils tiraient leur force et do ils dominaient la Grande Plaine. Lart de cette poque (X e et IXe sicles), tout dernirement bien isol par larchologue sudois Karlgren (1935), est caractris par des bronzes du n style plus rude que le style prcdent, avec un rythme de lignes (ou de motifs de dragons ) dun gomtrisme svre, parfois un peu lourd (17). Si nous nous en rapportons ces indices, la civilisation matrielle des premiers Tcheou semble bien, comme on pouvait dailleurs sy attendre, marquer une certaine rgression sur le luxe et les blouissantes crations artistiques des Chang. Une catastrophe mit fin la puissance des Tcheou. En 771 leur capitale fut surprise et pille par les barbares de louest. La dy nastie, abandonnant le sjour des marches, se replia sur la rgion de Lo-yang, lactuel Ho -nan, au centre de la Chine de ce temps, au seuil de la Grande Plaine. Elle sy trouva videmment beaucoup plus en scurit, mais elle perdit du coup son caractre guerrier et ses princes tombrent trs vite au niveau de simples rois fainants, tandis que tout le pouvoir passait aux seigneurs fodaux.

CHAPITRE 3

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Fodalit et chevalerie

La Chine archaque, du VIIIe au IIIe sicle avant J.-C., pourrait fournir nos mdivistes des matriaux pour une tude compare du rgime fodal travers lhistoire. Dans la socit chinoise de ce temps comme dans la France du Xe sicle, la disparition du pouvoir royal entrana en effet des institutions assez analogues. Le morcellement des seigneuries fut dabord pouss aussi loin, puis, ici aussi, un certain nombre de grandes baronnies prparrent le regroupement territorial. Nous nnumrerons pas ici tous ces tats fodaux chinois, mais il convient de faire remarquer que, dans la plupart des cas, leur formation se modelait sur les donnes gographiques. Les provinces chinoises actuelles, souvent aussi grandes que plusieurs de nos tats europens, correspondent, comme ces derniers, des units permanentes qui simposent et reparaissent toujours travers les vicissitudes de lhistoire. Ce sont ces grandes units rgionales qui se manifestent dj dans les principauts archaques. Au nord-ouest, par exemple, lactuel Chen -si, dans la valle de la Wei creuse en plein lss et qui domine de haut la plaine du Ho -nan, stait affirm ds laube de la priode historique : nous avons vu que, de cette marche de louest, les princes Tcheou taient partis la conqute de la royaut. Le rle de seigneurs des marches quils dsertrent par la suite y fut repris par leurs vassaux, les comtes de Tsin qui fondrent au Chen -si une baronnie galement destine une fortune retentissante. Sur les terrasses de terre jaune du Chan-si se fonda une autre principaut qui profita de sa situation surplombante par rapport la Grande Plaine pour obtenir et conserver assez longtemps lhgmonie. Une troisime principaut hgmonique stait fonde lest, au Chan-tong, province bien individualise entre le massif sacr du Tai -chan et sa presqule rocheuse, son Armorique terminale. Sur le moyen Yang-tseu, au Hou-pei, cuvette coupe de lacs et alors couverte de forts, des tribus barbares, gagnes par lexemple de la civilisation chinoise, se sinisrent spontanment et fondrent un quatrime grand tat. Mais ce ntaient l que les baronnies les plus puissantes. Si nous voulions numrer toutes les autres, nes au hasard des partages fodaux dans le cadre plus modeste des sous-divisions rgionales, cest une soixantaine de fiefs quil nous faudrait passer en revue. Nous nentrerons pas non plus dans le dtail des luttes entre ces diverses principauts. Il serait aussi fastidieux que celui des querelles fodales dans la France du XIe sicle et nintresse que la gographie hi storique (18). Ce qui importe ici, cest le milieu mme, cest la socit de ce temps, quivalent de notre socit chevaleresque. Lpoque o nous sommes arrivs est en effet celle de la chevalerie chinoise . La guerre de ce temps reste une guerre chevaleresque, conduite par larme noble par excellence, la charrerie. Ces chars de guerre archaques nous

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sont bien connus, non seulement par les anciennes annales mais aussi par les reproductions que nous en donnent les bas-reliefs han populariss parmi nous par les estampages de la mission Chavannes (19). Le char est attel de quatre chevaux, deux au timon, les deux autres tirant en aile par des courroies. Ce sont des coursiers courts, ramasss et muscls, lencolure paisse et renfle, grassement nourris et pleins de feu. Les mors sont orns de clochettes. Les chars, troits et courts, sont forms dune caisse ouverte larrire et monte sur deux roues. Le char chinois, comme le char assyrien, porte trois hommes au milieu le conducteur, droite le lancier, gauche larcher. Tous trois sont vtus dune cuirasse, de brassards et de genouil lres faits en peaux de buf vernisses. La lance du lancier est arme dun crochet pour harponner lennemi, les a rcs ont des extrmits divoire. Les boucliers des trois compagnons sont peints de couleurs vives, le vernis de leurs armes brille au soleil, tandis qu lavant -garde, larrire -garde et en flanc-garde flottent des tendards portant les Btes symboliques des Quatre Directions : lOiseau Rouge du Midi, la Tortue Noire du Nord, le Tigre Blanc de lOuest, le Dragon Vert de lEst. Larme de la seigneurie envahit -elle une principaut voisine ? Le seigneur de celle-ci, par bravade et dfi, lui envoie un convoi de vivres. Mais le dfi parfois est sanglant : les barons dpchent leur adversaire des braves qui se coupent la gorge devant lui. Ou bien un char de guerre vient toute allure insulter les portes de la cit adverse. Puis cest la mle des chars, l a manire assyrienne. Les mille quipages se heurtent, fanion contre fanion et honneur contre honneur. Comme dans lpope homrique, les guerriers des deux armes, ds quils se reconnaissent, changent, du haut de leurs chars, des politesses hautaines . Parfois, avant la lutte, ils changent encore une coupe de boisson, parfois mme leurs armes. Le combat, entre de tels partenaires, doit se conformer en principe de svres rgles de courtoisie. Ladversaire en mauvaise posture est pargn sil a fait preuve de bravoure ou sil sait sadresser son vainqueur en chevalier. Comme plus tard dans le Japon des samurai, le prestige se gagne au moyen de gestes gnreux . Cest dj lquivalent du bushid, le code de lhonneur chevaleresque, avec des paladins qui, avant de tirer leur tour, sexposent, impassibles, aux flches de ladversaire, avec des cuyers qui se font dlibrment tuer pour honorer le blason de leur seigneur. Plus dun passage du Tso-tchouan est, cet gard, digne de lpope, co mme celui o le chef des chars du prince de Tsin, perc de flches, ne cesse de faire rsonner le tambour, car celui qui a revtu la cuirasse doit aller fermement jusqu la mort : la roue de gauche du char est devenue pourpre de mon sang. Seigneur, ai-je os dire que javais mal (20) ? En temps de paix, le mme idal pntre le gentilhomme. La ceinture garnie dune breloque de jades au tintement harmonieux , il vient, la cour de son seigneur, prendre part aux nobles joutes du tir larc, jeu courtois, rythm par des airs de musique, coup de beaux saluts, rgl comme un ballet .

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Cet idal chevaleresque de loyaut envers le seigneur comme envers ladversaire, ce souci de probit militaire, ce code de cour toisie nobiliaire traduit en temps de paix dans la religion de ltiquette autant de leons qui devaient laisser des traces profondes dans lme chinoise. La morale confucenne en a tir une partie de son enseignement.

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CHAPITRE 4 Les sages dautrefois

La philosophie chinoise, comme la philosophie indienne et la philosophie grecque, reprsente un des aspects originaux de la pense humaine. La spculation philosophique en Chine, on la vu, sort peut -tre de trs anciennes conceptions naturalistes nes au spectacle de lalternance des saisons. Ce serait devant le rythme saisonnier que la pense chinoise de lpoque archaque aurait t amene classer les choses selon deux catgories gnrales, le yin et le yang, qui reprsentaient lobscurit et la lumire, lhumidit et la cha leur, et, par analogie, la terre et le ciel, la rtraction et lexpan sion, le genre fminin et le genre masculin, principes dont lopposition et lalternance, mais aussi linterdpendance ou, mieux encore, la mutation expliquaient le processus des choses et toute la vie de lunivers. A ces deux principes opposs sen superposa bientt un troisime, le tao, qui tait comme la loi mme de leur solidarit, de leur interdpendance et de leur enchanement sans fin. Ces conceptions naturalistes, qui plongent dans les premires classifications de la mentalit primitive, furent suivies de notions plus labores, sorties des coles de devins (21). Les devins, dont le rle tait fort considrable dans la socit chinoise archaque, imaginrent pour la commodit de leurs oprations, au-dessus du monde sensible, un monde abstrait commandant le prcdent, un peu comme dans la philosophie grecque le commandent les Ides platoniciennes ; mais chez les devins chinois il sagissai t dabstractions gomtriques, savoir des diffrentes combinaisons que peut former tout un systme de lignes brises ou continues, ordonnes en trigrammes et hexagrammes et qui par la suite symbolisrent les diverses combinaisons du yin et du yang, cest --dire, ici encore, les divers aspects de lunivers, les diverses ventualits de lavenir. Ajoutons cet ensemble les notions purement chinoises sur la valeur qualitative des nombres (22) et nous aurons prsentes lespr it les conceptions trs particulires qui ont servi de point de dpart toute lvolution de la philosophie de lExtrme -Orient. Ce fut dans ce milieu intellectuel que vcut Confucius, en chinois Kong fou-tseu, matre Kong (dates traditionnelles : 551-479 avant J.-C.). N dune famille noble mais pauvre dans la princi paut de Lou, province actuelle du Chan-tong, il dut un moment sen loigner pour frquenter les cours voisines, puis y revint fonder une cole de sagesse. En raison du caractre moral de son enseignement on la compar Socrate. De fait ils ont entre eux ce point commun de navoir pas laiss dcrits. Nous sommes obligs de reconstituer la physionomie de Socrate daprs les images parfois

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divergentes que nous en ont laisses Platon et Xnophon. Plus dlicat encore est peut-tre le travail en ce qui concerne Confucius. Les entretiens que nous possdons de lui et qui contiennent ses aphorismes ne nous sont parvenus que dans une dition remanie, postrieure denviron cinq cents ans sa mort. Toutefois on doit reconnatre que de ce texte semble se dgager lesquisse dune personnalit attachante avec des mouve ments charmants de sensibilit et une spontanit de rplique que nauraient pu inventer de toutes pices des pangyristes conventionnels. Pour autant que nous puissions de la sorte suivre la dmarche de sa pense, nous constatons que Confucius ne cherche nullement innover. A la manire des vieilles coles de scribes auxquelles il se rattache, son enseignement se prsente comme un commentaire de la tradition des anciens. On retrouvera donc chez lui le respect d au Ciel, cest --dire lordre cosmique, les notions classiques du yin et du yang, la notion suprieure du tao avec le doublet tao-t ( le tao et la vertu ) que nous reverrons avec un sens diffrent dans le vocabulaire de ses rivaux, les taostes, mais qui chez lui traduit surtout un idal de perfectionnement moral. Avec tous les sages de son cole, Confucius prche la pit filiale et la pit envers les mnes, cest --dire le culte des anctres. Mais en dpit de ce traditionalisme, quelques anecdotes nous montrent quil ne se considrait pas comme li par les formules rituelles ; tout au contraire, ce quil parat avoir avant tout pris, cest la puret de lintenti on, la sincrit du cur. Sa doctrine se prsente essentiellement comme une doctrine daction, son enseignement comme une morale agissante. Cest en tant que directeur de conscience quil semble avoir mrit son prestige. Le confucisme se rsume dans la notion du jen, notion qui implique la fois un sentiment dhumanit envers autrui et un sentiment de dignit humaine envers soi-mme, au bref le respect de soi et des autres avec toutes les vertus secondes que cet idal commande : magnanimit, bonne foi, bienfaisance. Dans les relations extrieures, le jen se traduit par le contrle constant de soi-mme, par le respect des rites et par une politesse formelle qui ne fait, comme on la dit, que manifester la politesse du cur. Nous retrouvons l la haute courtoisie qui, dans la classe noble, sous lempire de lidal chevaleresque, inspirait ltiquette fodale. Comme lenseignement socratique, le confucisme tend appren dre avant tout lhomme se connatre lui -mme pour se perfectionner. Comme Socrate renoncera aux recherches des philosophes ioniens sur lorigine du monde, Confucius sans dailleurs tre aucunement agnostique se refuse scruter le mystre de la destine, discourir sur les esprits, parler des prodiges . Ce quon sait, savoir quon le sait. Ce quon ignore, savoir quon lignore, professait -il. Tu ne sais rien de la vie ; que peux-tu savoir de la mort ? Dautre part cet enseignement tout orient vers le perfectionnement de lhomme ne distingue pas la morale individuell e de la morale civique ou sociale. Le but de Confucius reste le bon gouvernement du peuple, assur, comme dans tous les systmes chinois, par laccord des vertus du prince avec

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lordre du Ciel. Cest la vertu du souverain, linfluence surnaturelle quil tient de sa charge, du mandat cleste, qui fait la bonne ou la mauvaise conduite du peuple. Par laccent donn ces maximes, Confucius mritera de devenir par la suite le sage type, le docteur par excellence de lcole des lettrs officiels. Si nous devions rsumer en une seule formule lesprit du confucisme, nous dirions que cest un civisme en communion, mieux encore : en collaboration avec lordre cosmique. Le continuateur de Confucius qui montra le plus doriginalit fut Mo -tseu (fin du Ve sicle avant J.-C., premires annes du IVe). Par un coup daile hardi, cet illustre penseur se rapprocha singulirement du thisme. Au lieu du Ciel impersonnel de ses prdcesseurs, il invoqua le Seigneur dEn -Haut, dieu personnel, tout-puissant, omniscient et essentiellement moral : Le grand motif de se bien conduire, ce doit tre la crainte du Seigneur dEn -Haut, lui qui voit tout ce qui se fait dans les bois, les valles, les retraites obscures o ne pntre aucun regard humain. Cest lui quil faut tche r de plaire. Or, il veut le bien et hait le mal. Il aime la justice et hait liniquit. Tout pouvoir sur terre lui est subordonn et doit sexercer selon ses vues. Il veut que le prince soit bienfaisant pour le peuple et que tous les hommes saiment les u ns les autres parce que lui, il aime tous les hommes. De son thisme, Mo-tseu tire en effet une morale dune remar quable lvation. Chez lui, laltruisme de Confucius devient lamour universel pouss jusquau sacrifice de soi -mme : Tuer un homme pour sauver le monde, ce nest pas agir pour le bien du monde. Simmoler soi -mme pour le bien du monde, voil qui est bien agir ! Dans le mme sens, Mo-tseu condamne nergiquement les guerres fodales. Et, pour finir, cette maxime o se rsume toute sa pense : La science consiste dans ladoration du Ciel et lamour des hommes. Tout autre fut lcole taoste. Les origines de cette cole remontent aux spculations des devins prhistoriques sur les notions de yin, de yang et de tao dont nous avons parl prcdemment. Elles se rattachent aussi aux pratiques dautosuggestion des anciens sorciers et sorcires dont les danses frntiques aboutissaient des tats de transe et dextase capables de capter lattention et de retenir la prsence des dieux. Il y a d ailleurs loin de ces pratiques sauvages, toutes empreintes encore de la magie primitive, la pense, si leve, des pres du taosme , et la tradition orthodoxe veut ignorer ces troubles hrdits. Daprs elle, le taosme philosophique aurait t fond par un sage, Lao-tseu, sur lequel nous ne savons rien de positif et qui, selon la lgende, aurait vcu vers la fin du Ve sicle avant J.-C. Nous nen savons pas davantage sur le deuxime sage taoste, Lie-tseu. Au contraire, le troisime dentre eux, Tchouang-tseu, est effectivement attest comme ayant vcu dans la seconde moiti du IVe sicle : il serait mort vers 320.

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Des antiques recettes de sorcellerie qui lui ont donn naissance, le taosme a conserv des pratiques trs curieuses sur le contrle de la respiration, ou plutt une vritable gymnastique respiratoire qui devait amener liniti un tat dextase et de lvitation, toutes mthodes qui ne sont pas particulires la Chine archaque puisquon les retrouve chez les yogi indiens. Mais ces procds dautosuggestion sont ici ennoblis par une pratique de la vie mystique qui toujours comme dans le Yoga indien devait rendre lme vide de toute autre chose que de sa pure essence . Le saint taoste parvenait ainsi une sorte dtat exta tique permanent, tat de grce magique qui tait aussi ltat de nature . Les textes taoques nous rvlent les tapes successives de la voie mystique ainsi comprise : Depuis que jcoute vos ins tructions, dclare dans le livre de Tchouang-tseu un disciple du sage, jai dabord appris considrer mon moi comme un objet extrieur, puis je nai plus su si jtais mort ou vivant. Et de mme dans un autre passage : Aprs avoir vu lUnique (le tao), il (le disciple) put arriver ltat o il ny a ni prsent, ni pass, puis celui o lon nest ni mort ni vivant. Le livre de Lie-tseu analyse avec plus de prcision ces tats contemplatifs, maintenus au sein mme du tourbillon des choses parce quen communion avec lui : Mon cur se concentra, mon corps se dispersa. Toutes mes sensations furent pareilles. Je neus plus la sensation de ce sur quoi mon corps tait appuy ni o posaient mes pieds. Au gr du vent jallais lest et louest comme une feuille darbre, comme une tige dessche, tant qu la fin je ne savais plus si ctait le vent qui me portait ou moi qui portais le vent. Cette ascse intellectuelle dote le taoste de pouvoirs inous. Arriv, crit excellemment Granet, ntre plus qu une puissance pure, impondrable, invulnrable, entirement autonome, le saint va se jouant en toute libert travers les lments. Dans sa transcendance, enseigne Tchouang-tseu, le Sage est au-dessus des contingences : Que la foudre tombe des montagnes, que louragan bouleverse locan il ne sinquite pas. Il se fait porter par lair et les nues, il chevauche le soleil et la lune, il sbat par -del lespace ! Comme un pur esprit il traverse toute matire, car pour lui toute matire est comme poreuse. Le livre de Tchouang-tseu souvre sur le mythe platonicien du grand oiseau cleste senlevant ainsi la recherche du tao. Le grand oiseau slve sur le vent jusqu une hauteur de 90.000 stades. Ce quil v oit de l-haut, dans lazur, sont -ce des troupes de chevaux sauvages lancs au galop ? Est-ce la matire originelle qui voltige en poussire datomes ? Sont-ce les souffles qui donnent naissance aux tres ? Est-ce lazur qui est le ciel lui -mme, ou nest -ce que la couleur du lointain infini ? Dans ce vol plantaire sur les ailes du grand oiseau mythique, dans cette aspiration perdue atteindre dun seul coup daile la force innome qui meut les mondes, Tchouang -tseu se sent matre de lunivers. Mais pour sunir ainsi lessence de la Nature, pour ainsi sassocier llan cosmique, le taoste doit abolir en lui la raison raisonnante, vomir son

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intelligence . Que tes yeux, enseigne Tchouang-tseu, naient plus rien voir, tes oreilles plus rien entendre, ton cur plus rien savoir. La socit, la civilisation ne sont que conventions. Le taoste doit les rejeter. Comme le disciple de Jean-Jacques Rousseau, il doit retourner ltat de nature, vivre dans lintimit des btes sauvages et libres. Pour retrouver en soi lhomme naturel, il ny a en effet qu dpouiller le civilis. L rside le secret de longvit, recherch par toute lcole : pour prolonger indfiniment notre vie, il nous suffit de conserver en paix, sans interventions artificielles, notre lan vital. Dans la pratique quotidienne, la sagesse taoste consiste essentiellement dans le refus de toute agitation inutile : Sans franchir ton seuil, dit Lao-tseu, tu peux connatre lempire entier ; sans regarder par la fentre, tu peux possder le tao cleste. En approfondissant lantique notion du tao, le taosme a donn la pense chinoise une mtaphysique. Mtaphysique dune remar quable puissance, encore quchappant toute tentative de dfi nition trop prcise. Le tao, cest la substance cosmique avant toute spcification. Avant le temps et de tout temps, dit Lao-tseu, fut un Etre existant de lui-mme, ternel, infini, complet, omniprsent. Impossible de le nommer, car les termes humains ne sappliquent quaux tres sensibles. Or lEtre primordial est essen tiellement non-sensible. En dehors de cet tre, avant lorigine, il ny eut rien. On lappelle nant de forme, ou mystre, ou tao. Rien de ce qui est nest en dehors de lui. Il pntre tout, confirme Tchouang-tseu. Il est dans cette fourmi ; plus bas encore dans cette brique ; plus bas encore : dans cet excrment. Substance unique dont le yin et le yang ne sont que les modes, continu cosmique qui permet leur ternelle rversibilit, il reste un pur inconnaissable, un pur ineffable : Le tao qui peut tre nomm nest pas le tao vritable (23) . On ne peut le dfinir que ngativement. Cest ce quexpriment les quatre vers, si souvent cits, du livre de Lao-tseu :O grand carr quin pas d es, a angl Grand vase j ai achev, am s Grande voi quine form e pas de parol x es, Grande apparence sans form e !

Mais on se tromperait radicalement en prenant ce monisme pour un monisme statique. Cest le dynamisme mme. Comme lont fait observer Maspero et Granet, le tao est moins conu comme un tre que comme une force. Il est tout jaillissement et lan vital. Il est la spontanit qui meut les mondes , ou, mieux encore, le principe permanent de luniverselle sponta nit , llan cosmique identique llan vital. Par un curieux renversement, ce monisme absolu aboutit un relativisme radical. Si les dix mille tres ne sont quun, ils sont interchangeables et interrversibles. Le sage lui-mme, ayant dpouill son nom, sa personnalit, son moi individuel, sidentifie tout le reste de lunivers. Comment, crit Tchouang-tseu, savons-nous si le moi est ce que nous appelons le moi ? Jadis moi, Tchouang-tseu, je rvai que jtais un papillon , un papillon qui voltigeait

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et je me sentais heureux. je ne savais pas que jtais Tchouang -tseu. Soudain je mveillai et je fus moi -mme, le vrai Tchouang-tseu. Et je ne sus plus si jtais Tchouang -tseu rvant quil tait un papillon, ou un papillon rvant quil tait Tchouang-tseu. Ou bien la scne shakespearienne o Lie-tseu, montrant un crne ramass sur le bord du chemin, murmure, Hamlet chinois : Moi et ce crne, nous savons quil ny a pas vritablement de vie, pas vritablement de mort. Avant limage de Renan sur le point de vue de Sirius , Tchouang-tseu, pour tablir son relativisme universel, nous a invits envisager les choses dun observatoire analogue : Si tu montes dans le char du soleil ... De ces hauteurs le moi et autrui , nous dirions le sujet .et lobjet, sont identiques : un centenaire nest pas vieux, un mort -n nest pas jeune, un ciron vaut une montagne, un brin dherbe vaut lunivers . Ce relativisme ou plutt cette universelle rversibilit aboutit une attitude de dtachement, de quitude, dacceptation sereine devant toutes les vicissitudes humaines. O monde, dira Marc-Aurle, tout ce que tu mapportes est pour moi un bien. Quand nous avons compris, dit de mme Tchouang-tseu, que la terre et le ciel sont un grand creuset et le Crateur un grand fondeur, o irions-nous qui ne ft bon pour nous ? O mon matre, mon matre, scrie encore Tchouang -tseu sadressant au tao, tu anantis toute chose sans tre cruel, tu fais largesse aux dix mille gnrations sans tre bon. La dernire leon du taosme sera cette leon dindiffrence. Une philosophie particulire est celle de Yang-tseu, lequel vivait vers le milieu du IVe sicle avant J.-C. Nous sommes ici dans la terrible poque des Royaumes Combattants . La guerre rgne en permanence avec deffroyables tueries, le massacre en masse des populations civiles. Aussi la vision que Yang-tseu nous a laisse de ces sicles de fer est-elle une vision dsespre, cynique aussi. Son enseignement est un fatalisme pessimiste avec, dans lamertume, un accent personnel qui rappelle notre Lucrce. Cent ans sont lextrme limite de la vie humaine. Lenfance porte sur les bras et la dcrpitude radoteuse en occupent la moiti. La maladie et la douleur, les pertes et les peines, les craintes et les inquitudes remplissent le reste. Quest -ce que la vie de lhomme, quel en est le plaisir ? Morts, les hommes ne sont quune pourriture puante. Mais que serait la vie ternelle ! Si le spectacle du rel dcevait profondment les penseurs, il fut une cole qui laccepta rsolument, celle des lgistes qui, dans cette socit de fer, cherchrent tablir une doctrine de ltat indpendante de la morale. Prenant lhomme tel quil est, avec ses vices, les lgistes tablirent sur ces bases essentiellement empiriques une thorie du bon gouvernement. Les lois devaient, mme sous des princes personnellement mdiocres, assurer le salut de ltat, voire le bien du peuple, et cela par le jeu altern des deux poignes , savoir les chtiments et les rcompenses. La politique est une technique ; le critrium de la valeur des lois nest pas leur qualit morale thorique, cest leur efficacit pra tique. Le principal cet gard est que les lois ne soient pas dsarmes : Ce qui permet aux tigres de triompher des chiens, ce sont leurs griffes et leurs crocs.

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Mencius (Meng-tseu), qui vcut entre 372 et 288 environ, est un moraliste de lcole confucenne. Il enseigne une doctrine de juste milieu, galement loigne de lindividualisme goste de Yang -tseu et de la totale immolation de soi prche par Mo-tseu. Il ne proteste pas moins contre la duret de lcole des lgistes. En somme il revient lhumanitarisme confucen en lquilibrant par une thorie plus raliste de la justice. Une place particulire est faite ici lducation : Lexcellence du cur rsulte de la culture dun germe de bont, telle une semence dorge qui profite dun bon sol et dune anne heureuse. Mais cette doctrine modre ne devait avoir son plein succs que plus tard, l poque du calme gouvernement des Han. Pour le moment, lpoque des Royaumes Combattants tait ses plus terribles heures et tout le ralisme des lgistes ntait pas de trop pour les leons que leur demandaient aventuriers et tyrans.

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CHAPITRE 5 Par le fer et par le feu

Du chaos fodal staient finalement dgages quelques grandes principauts qui absorbrent les seigneuries secondaires et qui sengagrent bientt dans des luttes mort, chacune luttant contre toutes les autres pour savoir laquelle raliserait son profit lunit du territoire chinois (24). A partir de 335 avant J.-C., les princes territoriaux les plus importants, sans plus se soucier des rois fainants de la dynastie Tcheou, assumrent eux-mmes le titre royal comme, dans le monde grec, aprs la mort dAlexandre, ses lieutenants, les Diadoques, devaient le faire en 305. Lpoque des Royaumes Combattants (25) battait son plein. Avec les Royaumes Combattants lancienne guerre de chev alerie fit place une guerre daventuriers sans piti ni loyaut, puis des guerres de masse o toute la population dun pays tait lance contre les populations voisines. Larme noble par excellence, larme des beaux tournois la manire de notre Iliade, la charrerie, commena faire place larme des attaques brusques et des incursions en trombe, la cavalerie proprement dite. Cette rvolution dans lart militaire fut entreprise en 307 avant J. -C. par un roi de ltat de Tchao, dans le nord de la ctuelle province de Chan-si. Ayant lutter contre les Huns de la Mongolie, il stait aperu que ce qui faisait la supriorit de ces nomades, ctaient leurs archers monts dont la mobilit et les rapides volutions surprenaient toujours la lourde charrerie chinoise. Leur empruntant leur tactique, il cra leur exemple des corps darchers cheval. Son voisin et rival, le roi de Tsin (dans lactuel Chen -si), fit mieux encore : il se donna non seulement une cavalerie, mais aussi des corps de fantassins quips la lgre, arme en quelque sorte nationale par laquelle il remplaa les lentes leves fodales. En mme temps apparaissait la poliorctique avec linvention de machines de sige, de tours roulantes et de catapultes qui constiturent une vritable artillerie . Mais la courtoisie de la guerre fodale tait bien rvolue. Les luttes entre Royaumes Combattants devenaient inexpiables. Au lieu de tirer noblement ranon des prisonniers, les vainqueurs, dsormais, les faisaient excuter en masse. Les soldats du royaume de Tsin, le plus belliqueux de tous ces tats rivaux, ne recevaient leur solde que sur prsentation de ttes coupes. Dans les villes prises dassaut, voire prises par capitulation, la population tout entire, femmes, vieillards, enfants, tait le plus souvent gorge. Remettant en honneur les pratiques cannibales de lhumanit primitive, les chefs, pour accrotre leur prestige , nhsitaient pas jeter lennemi vaincu dans des chaudires bouillantes et boire cet horrible bouillon humain, mieux encore, obliger en boire les parents de leur victime.

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Parmi les Royaumes Combattants, le Tsin, lactuel Chen -si, jouissait dailleurs par sa position gographique dune situation privilgie. De la haute valle de la Wei, il surplombait les riches plaines du Ho-nan, enjeu de toutes ces comptitions. Cest ce quindique en termes saisissants lHrodote de la Chine, le vieil historien Sseu-ma Tsien (mort vers 80 avant J. -C.) : Le pays de Tsin est un tat que sa configuration mme pr destinait la victoire. Rendu difficile daccs par la ceinture que forment autour de lui le Fleuve Jaune et les montagnes, il est suspendu mille li au-dessus du reste de lempire. Avec 20.000 hommes il peut tenir tte un million dhommes arms de la lance. La disposition de son territoire est si avantageuse que, lorsquil dverse ses soldats sur les seigneurs, il est comme un homme qui lancerait de leau dune cruche du haut dune maison leve. Ajoutons ces avantages gographiques les qualits militaires de la race, race de pionniers et de soldats-laboureurs en ces marches extrmes du Far-West chinois. Pour mettre profit ces divers dons naturels, une dynastie locale raliste et dure qui discerna de bonne heure le vice secret des autres dynasties rivales : lmiettement du domaine princier en sous -fiefs et tenures au profit des compagnons du chef. Evitant cette cause daffaiblissement, les rois de Tsin surent rcompenser leurs fidles sans morceler le domaine royal. Enfin ils sentourrent dune cole de lgistes, nous avons fait allusion cette catgorie de philosophes , qui, pour asseoir lautorit royale et justifier la conqute, laborrent de toutes pices une thorie absolutiste du Prince et de ltat. Il ne faudrait pas ngliger non plus les durs ministres-rgents qui, pendant les minorits, assurrent plus virilement encore que les rois eux-mmes la continuit de la politique royale : tel cet extraordinaire Wei Yang dont lannaliste nous dit laconiquement, sous la rubrique de 359, q u il encouragea le labourage et les semailles et augmenta dans larme les rcompenses comme les punitions : le peuple en souffrit dabord, mais ltat y trouva son avantage . Le Richelieu chinois fut dailleurs mal pay de ses services. Un nouveau roi, quil avait jadis morign comme prince hritier, le fit carteler entre des chars . Un pareil supplice pour un aussi haut personnage montre la rigueur des lois de Tsin. A tous les degrs de la hirarchie elles taient impitoyables : Ceux qui font quelque critique sont mis mort avec toute leur parent. Ceux qui tiennent des conciliabules, on abandonne leurs corps sur la place publique. Du moins une discipline stricte fut-elle ainsi impose lensemble de la population. Sous de tels chefs, la conqute, par le royaume de Tsin, des autres royaumes de la Chine de ce temps, le bassin du Fleuve Jaune, la valle du Yang-tseu demanda malgr tout un sicle et demi (26). Seules les annales des rois dAssyrie, les Sennachri b et les Assourbanipal, talent un tel luxe datrocits. En 331, Tsin fait prisonnire larme de Wei et dcapite 80.000 hommes. En 318 Tsin disperse la coalition de Wei, de Han et de Tchao quavaient aids les Huns, et coupe 82.000 ttes. En 312 Tsin b at Tchou et coupe 80.000 ttes. En 307 on se contente dun tableau de 60.000 ttes. Mais avec lavnement du roi Tchao -siang (il rgnera sur le Tsin de 306 251), les

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ftes seront plus somptueuses. En 293 il bat Han et Wei et soffre pour commencer un butin de 240.000 ttes. En 275 campagne contre Wei 40/000 ttes seulement. En 274 nouvelle expdition contre le mme adversaire : cette fois, 150.000 ttes. En 260 grand succs sur le Tchao : bien quon et promis la vie sauve aux ennemis, on en dcapita plus de 400.000. Une terreur grandissante sem parait des autres royaumes chinois. Il ntait plus de dcennie o Tsin, la bte froce de Tsin , namputt lun dentre eux. Ce fut alors que monta sur le trne de ce mme Tsin le prince qui allait mene r bien luvre de ses prdcesseurs, lunificateur de la terre chinoise, le futur Tsin Che Houang -ti.

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CHAPITRE 6 Le Csar chinois

Lorsque, en 246 avant J.-C., le fondateur du csarisme chinois, qui ne sappelait encore que le roi Tcheng, monta s ur le trne du Tsin, il navait que treize ans. Sa jeunesse laissa quelque rpit aux autres royaumes chinois, mais le sursis devait tre de courte dure. Ctait, dit un de ses conseillers, un homme au nez prominent, aux yeux larges, la poitrine doi seau de proie, la voix de chacal, avec le cur dun tigre ou dun loup. Il avait vingt-cinq ans lorsque, en 234, un de ses gnraux, vainqueur du royaume rival de Tchao, dans lactuel Chan -si, lui offrit le trophe colossal de 100.000 ttes coupes. Les autres princes se sentirent perdus. Seul lassassinat du jeune roi pouvait les sauver. Lun deux organisa le meurtre (la. scne nous a t transmise par un bas-relief du Chan-tong, estamp par la mission Chavannes), mais le roi chappa et ce fut lassas sin qui fut coup en morceaux. Ds lors les conqutes se succdrent une allure foudroyante. Entre 230 et 221 tous les autres royaumes chinois, correspondant aux provinces actuelles du Chan-si et du Ho-nan, du Ho-pei et du Chan-tong, du Hou-pei et du Ngan-houei, furent successivement annexs. En 221 toute la Chine de ce temps tait unifie sous lautorit du roi de Tsin. Celui -ci prit le titre imprial dAuguste Seigneur (Houang-ti) et cest sous ce nom de Premier Auguste Seigneur Tsin , en chinois Tsin Che Houang-ti, quil est connu dans lhistoire. Lempire chinois tait fond en mme temps qutait ralise lunit chinoise. Il devait, sous des dynasties diverses, durer pendant deux mille cent trente-trois ans (de 221 avant J.-C. 1912 de notre re). Lunification territoriale de la Chine par Che Houang -ti fut suivie dun travail dunification politique et sociale, intellectuelle aussi, qui nest pas la partie la moins remarquable de son couvre. Personnalit hors de pair, le Csar chinois ne fut pas seulement un conqurant, mais aussi un administrateur de gnie. La centralisation militaire et civile cre par ses prdcesseurs dans leur royaume du Chen-si, il ltendit lempire entier. Par des changes en masse de populations il sut briser les rgionalismes les plus obstins. Son csarisme autoritaire en finit avec une fodalit qui semblait inhrente la socit chinoise. Loin de crer, comme lespraient ses gnraux, et en leur faveur, une fodalit nouvelle, il divisa lempire en trente -six commanderies directement administres chacune par un gouverneur civil, un gouverneur militaire et un surintendant. Son ministre Li Sseu unifia les caractres dcriture, rforme dun importance capitale pour lavenir en raison des diffrences de dialectes travers lesquels lidentit de lcri ture est souvent, de Pkin Canton, le seul truchement commun. De mme il unifia les lois et les rgles, les mesures de pesanteur et les mesures de longueur ; les chars

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eurent des essieux de dimensions identiques . Cette dernire mesure se rfre la cration dun systme de routes impriales de largeur uniforme (larges de cinquante pas), plantes darbres et surleves contre les inondations. A linstigation de son ministre Li Sseu, le Csar chinois, en 213 av ant J.-C., ordonna la destruction des livres classiques, notamment de tous ceux de lcole confucenne, mesure qui travers les sicles a vou sa mmoire lexcration des lettrs. En ralit les lettrs, traditionnellement attachs au culte du pass fodal, se faisaient consciemment ou non les dfenseurs du rgime que Che Houang-ti venait dabolir. Pour en finir avec leur opposition sournoise, lempereur proscrivit les livres , mesure radicale qui, du reste, ne dut pas tre aussi gnrale quon la d it puisque finalement les classiques ont survcu. Laissons donc protester les lettrs. Seule, luvre de Che Houang-ti compte, et cette uvre gale en importance et dpasse singulirement en dure celles dAlexandre ou de Csar. Au pays territorialement le plus morcel, socialement le plus fodal, son csarisme sut en une vingtaine dannes imposer une centralisation assez forte pour durer vingt et un sicles. En somme un des plus puissants gnies qui il ait t donn de reptrir une humanit. Les inscriptions que le Csar chinois fit graver aux quatre coins de son empire prouvent quil tait conscient de la grandeur histo rique de son uvre. Il a runi pour la premire fois le monde , dit magnifiquement linscription du Tai -chan. Il a renvers et dtruit les remparts intrieurs , dit linscription de Kie -che. Il a rgl et galis les lois, les mesures et les talons qui servent tous les tres, dit la stle de Lang-ya ; il a mis lordre dans la terre orientale, il a supprim les batailles, formule dune Pax Sinica quivalente, pour lExtrme -Asie, ce que sera la Pax Romana pour le monde mditerranen. Et plus loin dans le mme sens : Les ttes noires (cest --dire les Chinois) jouissent du calme et du repos ; les armes ne sont plus ncessaires ; chacun est tranquille dans sa demeure. Le Souverain Empereur a pacifi la ronde les quatre extrmits du monde , formule qui, elle aussi, voque un orbis sinicus se suffisant lui-mme et analogue lorbis romanus. Les inscriptions rupestres de Che Houang-ti commmoraient ses voyages. La Chine une fois unifie, il avait en effet tenu en parcourir lui-mme les principales rgions. On le vit ainsi faire lascension de la montagne sacre du Tai -chan pour sy entretenir avec les esprits cl estes, puis aller contempler locan du haut de la terrasse de Lang -ya do il essaya dentrer en communication avec les gnies de la mer, habitants des les mystrieuses o se lve le soleil ... Une des proccupations de Che Houang-ti fut de mettre la Chine labri des incursions des nomades turco-mongols. Ces barbares, alors connus sous le nom de Huns, erraient sur les frontires de lempire du ct de la Mongolie. Pour les contenir, les anciens princes chinois avaient construit des murailles partielles en divers points des marches du nord. En 215 Che Houang-ti fit runir en une ligne de dfense continue ces anciens lments de fortification. Ce fut la Grande Muraille qui courut depuis la passe de Chan-hai-kouan, sur

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le golfe de Petchili, jusquaux sour ces de la Wei, au Kan-sou, dans les marches du nord-ouest. Jusqu cette poque le territoire chinois ne comprenait, on la vu, que le bassin du Fleuve Jaune et la valle du Yang-tseu. La Chine mridionale actuelle, notamment la rgion cantonaise, restait allogne et barbare. En 214 Che Houang-ti y envoya une arme qui occupa Canton et commena la sinisation du pays. A cet effet lempereur fit faire des rafles de gens sans aveu et les envoya peupler les nouvelles provinces, depuis lembouchure du Yang-tseu jusqu Canton. Lhistoire de la colonisation euro penne nous montrerait maintes fois appliqu ce systme de la peuplade au moyen de convicts. Le Csar chinois mourut en 210 avant J.-C. Il fut enterr, conformment sa volont, prs du village actuel de Sin-fong, au Chen-si, sous un tumulus norme, haut de 48 mtres au-dessus de lembase, de prs de 60 au -dessus de la limite antrieure des travaux de terrassement, vritable montagne dun demi-million de mtres cubes, construite de main dhomme. On mur a dans sa tombe une partie de ses femmes et les ouvriers qui y avaient transport ses trsors. La priode ascensionnelle du royaume de Tsin lpoque des Royaumes Combattants, depuis la seconde moiti du VIe sicle avant J.-C., et la brve apothose impriale de cette maison sous Che Houang-ti (221-210) virent se dvelopper dans lart des bronzes un style propre, profondment novateur. Ce style, appel nagure art tsin et aujourdhui art des Royaumes Combattants , est caractris par la libration de la ronde-bosse dans les reprsentations danimaux couchs au flanc des vases, comme on peut le voir par les clbres bronzes de Li-yu, aujourdhui au Louvre. Il est caractris surtout par un dcor nouveau, avec des entrelacements et des chevauchements de lignes, de boucles, de crochets, de tresses, de spirales et de mandres donnant lim pression dun fourmillement et dune danse en mouvement per ptuel. Le mme rythme trpidant entrane les dragons en forme de lzards qui, dj opposs, mais dans un mouvement encore assez lent, sur le dcor des bronzes tcheou, senlvent ici en une sarabande effrne. Il anime galement les scnes de chasse qui servent de dcor aux derniers de ces bronzes en transition vers le han. Notons que ce style, bien que logiquement driv de celui de lpoque tcheou, peut avoir t influenc par un art voisin qui apparat alors pour la premire fois aux frontires septentrionales de la Chine : lart des steppes. A lpoque qui nous occupe, limmense zone de steppes qui s tend depuis la Russie mridionale, sur les rives septentrionales de la mer Noire, jusqu la Muraille de Chine, travers le sud de la Sibrie et la Mongolie, tait occupe par des nomades de races diverses, Scythes de race aryenne en Russie, Huns de race turco-mongole en Mongolie, mais qui tous transhumaient la suite de leurs troupeaux. Scythes ou Huns, tous ces cavaliers de la steppe possdaient un art particulier, reprsent surtout par des plaques de bronze avec des combats danimaux fauves et quids, rapaces et cervids

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curieusement tourments et contorsionns en une stylisation toute de mouvement. Nous avons vu par ailleurs quen 307 avant J. -C. les Chinois, pour lutter armes gales contre les Huns de Mongolie, crrent leur exemple des corps darchers monts. Du coup ils emprun trent aux Huns une partie de leur costume, le pantalon du cavalier qui remplaa la robe de lhomme de char, une partie aussi de leur quipement, notamment les appliques et agrafes de bronze. Or, avec ces plaques et ces boucles nous voyons apparatre en Chine des motifs animaliers styliss dont le rythme est en rapports assez troits avec lart des steppes tout en appar tenant au style chinois des Royaumes Combattants et de lpoque tsin dont il a pu fav oriser lclosion. Le fait, comme on le voit, est intressant puisquil nous permet de dceler certains contacts de lart chinois non seulement avec lart animalier des Huns de la Mongolie et avec celui des bronzes sibriens (rgion de Minoussinsk), mais mme, par cet intermdiaire, avec lart scythe de la Russie mridionale, ce dernier bien connu par ailleurs pour ses relations avec lart grec ... Quoi quil en soit de ces rapprochements archologiques qui nen sont du reste qu leur dbut, la Chine, l poque o nous sommes arrivs, allait de toute faon entrer dans le courant de lhistoire mondiale. Lempire unitaire, cr par Che Houang-ti, allait, sous la dynastie suivante, tre appel connatre le monde indien, lIran et le monde romain.

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CHAPITRE 7 De lempire militaire lempire traditionnel

La monarchie absolue cre par Tsin Che Houang -ti ne se comprenait quavec un homme fort. Or le fils du Csar chinois se trouva un adolescent incapable. Au bout de trois ans de dsordres, il dut se suicider au milieu de la rvolte gnrale. Le pays retomba dans la plus affreuse anarchie et les chefs darmes sarrachrent les diverses provinces. Les historiens chinois se sont plu opposer le caractre des deux principaux capitaines qui se disputaient ainsi le pouvoir, Lieou Pang et Hiang Yu : Hiang Yu, gant brutal aux allures de soudard ; Lieou Pang, type de Chinois politique, rus et adroitement gnreux, encore que, lui aussi, aventurier sans pass. De Lieou Pang surtout ils nous ont laiss un portrait haut en couleur. Ctait un homme au nez prominent, au front de dragon, avec une belle barbe. Sur la cuisse gauche il portait soixante-douze points noirs signe, videmment, de sa grandeur future. Bien que fort pauvre, il aimait le vin et les femmes. On nous apprend quil allait boire chez une vieille marchande, la dame Wang ; soit gnrosit, soit vantardise, il offrait toujours de payer le vin au-dessus du prix fix ; en ralit il nachetait qu crdit. Il est vrai quun jour que, parfait ement ivre, il stait endormi dans la boutique, la vieille crut voir au-dessus de lui planer un dragon, nouveau prsage dune haute destine : plus que jamais elle donna son vin crdit. Abandonnant la vie de paysan, Lieou Pang avait de bonne heure pris du service comme officier de police dans une circonscription rurale. A ce point de sa carrire sa biographie continue nous conter sur lui de joviales anecdotes comme le jour o, invit par le prfet du district verser en cadeau mille pices de monnaie, il sen tira en payant daudace sans remettre un liard. Ctait le temps o, dans la ruine de lempire tsin, tout aventurier pouvait faire fortune. Lieou Pang commena par se constituer une troupe, dassez curieuse faon, du reste : un jour quil tait charg descorter une colonne de condamns, il trouva plus avis de les dlier de leurs chanes et de se mettre leur tte comme chef de bande. Il aspergea de sang son tambour, prit le rouge comme emblme de ses tendards , et se tailla un fief au Kiang-sou, sa patrie. En 207 il marcha sur la province impriale, le Chen-si, et, tout de suite, sut sattacher la population par son humanit. Au contraire, son rival, Hiang Yu, qui occupa peu aprs le Chen-si sur ses traces, ravagea pouvantablement le pays. Hiang Yu, stant empar du pre de Lieou Pang, menaa, si ce dernier ne se soumettait pas, de faire bouillir le vieillard. Lieou Pang ne se laissa pas intimider pour si peu. A cette horrible menace il rpondit sur le ton le plus aimable : Hiang Yu et moi, nous avons t nagure frres darmes. Mon pre est donc devenu le sien. Sil veut

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absolument faire bouillir notre pre, quil nou blie pas de men rserver une tasse de bouillon ! Interloqu par un tel sang-froid, Hiang Yu ne tarda pas relcher son captif. Bientt, du reste, ladresse de Lieou Pang eut accul son adver saire au dsastre final. Dans une furieuse bataille livre sur la rivire Houai, Hiang Yu fit des prodiges de valeur, traversa plusieurs fois avec sa cavalerie les rangs ennemis et abattit de sa main un des lieutenants de Lieou Pang ; mais, perc de dix blessures, il se vit encercl par des forces suprieures ; parmi ses poursuivants il reconnut un de ses anciens compagnons darmes : Je sais que ma tte est prix, lui cria-t-il. Tiens, prends-la ! Et il se trancha la gorge (203). Lieou Pang navait plus de rival. Le soldat de fortune se trouvait empereur ! Par un dnouement imprvu, ctait pour ce fils de paysan quavaient travaill trente -sept gnrations de princes de Tsin ; ctait finalement pour lui que Tsin Che Houang -ti avait cr le csarisme chinois. Lheureux aventurier se trouvait en moins de cinq ans lhritier inattendu de cette longue suite dorgueilleux fodaux, le bnficiaire de luvre accomplie par lhomme de gnie qui avait cr de toutes pices la centralisation impriale et lunit chinoise. Les dbuts de son rgne furent dailleurs modestes, difficiles mme. Pour rcompenser les autres condottieri qui lavaient aid monter sur le trne, il dut leur accorder de larges fiefs, les nommer rois provinciaux, semblant ainsi rtablir en leur faveur la fodalit abolie par Tsin Che Houang -ti. Mais ce quil donnait dune main, il le reprenait de lautre ; les rois locaux quil avait t oblig de crer, il profitait du moindre prtexte pour les dplacer comme de simples prfets ou pour les acculer la rvolte et les supprimer. Finalement la nouvelle fodalit des Han, domestique et dpourvue de toute autorit administrative, devait rester une simple noblesse de cour qui nen trava en rien le pouvoir absolu de lempereur. Cet homme heureux devait bnficier de ce qui, pour un fondateur de dynastie, est encore la meilleure fortune : une ligne de descendants qui conserva lempire pendant quatre sicles. Il ntait pas, lorigine, de pouvoir plus discutable et prcaire que le sien. Il ne devait pas y avoir, par la suite, de lgitimit plus sre que celle qui put se rclamer de lui parce que sa dynastie, celle des Han, devait durer de 202 avant J.-C. 220 de notre re et marquer si fortement le destin du peuple chinois que celui-ci aujourdhui encore se glorifie de ce nom : les fils des Han . Nul cependant ne fut moins enivr de sa fortune que ce fondateur de dynastie. Au fate des honneurs, il noubli a jamais la simplicit de ses origines : Cest en tant vtu dhabits de toile et en tenant en main une pe de trois pieds de long que je me suis empar de lempire ! Il ne se plaisait rellement quauprs des petites gens de son pays natal, lactuel Kiang-sou (province de Nankin) avec lesquels il aimait voquer le temps de sa jeunesse. Cependant il dut sen sparer pour aller rsider dans sa nouvelle capitale de Tchang -ngan (lactuel Si -ngan), dans la province de Chen-si qui tait la terre impriale par excellence. Avant de quitter sa province natale, il donna un

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grand banquet populaire. Il y invita tous ceux, jeunes et vieux, quil avait autrefois connus et fit circuler le vin. Avec eux il but et dansa. Les vieillards, les matrones et les anciens amis de Lieou Pang passrent plusieurs jours se rjouir et boire. Ils se racontaient les vnements passs pour en rire et pour sen amuser. Avant de se sparer deux, lempereur ne put retenir ses larmes : Le voyageur safflige en pensant sa terr e natale ; quoique je doive aller rsider dans lOuest, mon me, aprs ma mort, se plaira encore penser votre pays. En mme temps quavec les villageois, ses compatriotes, Lieou Pang sattardait parmi ses soldats dont il partageait les gots. Quant a ux lettrs confucens, sil ne les perscuta pas systma tiquement comme lavait fait Tsin Che Houang -ti, il les mprisait profondment et les criblait de sarcasmes. Ceux dentre eux qui lui rabattaient les oreilles avec les textes classiques, les Odes et les Annales, se faisaient vertement rabrouer : Jai conquis lempire cheval ! Que me font vos Odes et vos Annales ? Du reste ce ntait gure le moment de dmilitariser lempire. En 200 lempereur se laissa cerner par les Huns sur un plateau prs de Ping -tcheng, dans le nord du Chan-si. Pendant sept jours le gros de larme ne put lui faire passer de vivres. Il sen tira par une ruse, en faisant tenir au roi des Huns le portrait dune beaut chinoise. Deux ans plus tard il se rsigna en effet env oyer au chef barbare une des jolies filles de son harem. Les potes ne cesseront depuis de plaindre la pauvre perdrix chinoise livre en mariage loiseau sauvage du nord . Lieou Pang englobait les mdecins dans le mpris gnral o il tenait tous les lettrs. Souffrant dune blessure de guerre, il refusa daccepter leurs soins. La plaie senvenima et il mourut Tchang -ngan, g seulement de cinquante-deux ans, le 1er juin 195. Le fondateur des Han laissait le trne lun de ses fils, un adolesce nt trop jeune pour gouverner. Le pouvoir fut exerc par la mre du jeune homme, limpratrice douairire Lu, femme dune nergie farouche dont les conseils avaient jadis aid Lieou Pang assurer sa fortune. Un moment Lu avait d disputer sa place une concubine plus jeune qui, dans les dernires annes du rgne de Lieou Pang, avait fait figure de favorite. A peine lem pereur dcd, Lu tira de sa rivale une vengeance atroce. Elle lui fit couper les mains et les pieds, arracher les yeux, brler les oreilles, puis, aprs avoir administr la malheureuse une drogue stupfiante, elle la jeta, truie humaine , dans la porcherie du palais o on la nourrissait de dtritus. LAgrippine chinoise redoutait encore un jeune prince que le dfunt souverain avait eu dune troisime concubine. Au cours dun banquet elle lui prpara la mort de Britannicus. Mais le petit empereur, qui ntait pas averti du dessein form contre son demi-frre, avana le premier la main pour vider la coupe empoisonne. Limpratrice neut que le temps de bondir de son sige et de renverser le fatal breuvage. Inutile dajouter que la victime, miraculeusement chappe la mort, se hta de fuir cette dangereuse maison.

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La douairire profita de son autorit pour placer les gens de son propre clan toutes les avenues du pouvoir. Mais ds le lendemain de sa mort, dans un nouveau drame de palais, ils furent collectivement gorgs par les princes impriaux (180 avant J.-C.). A travers ces secousses, la dynastie han prenait chaque jour plus dauto rit et, si lon peut dire, de lgitimit . Peut-tre ses premiers souverains exception faite de Lieou Pang furent-ils des personnages sans grand clat. Comme nos premiers Captiens directs, ils eurent lavantage non seulement de durer, mais de reprsenter excellemment les principes sur lesquels tait fond le systme religieux et moral de leur temps. Le mieux connu dentre eux, lempereur Hiao -wen (180-157), parle comme un lettr de lcole confucenne, ayant sans cesse la bouche la sainte intelligence de lEmpereur dEn -Haut , linfluence surnaturelle du Ciel et de la Terre , le culte des anctres et limportance de lagriculture, la bndiction des dieux de la terre et des moissons , le rgime patriarcal que les lettrs confucens projetaient dans le mirage des sicles mythiques. Ne sourions pas trop de ces dclamations vertueuses. Leur rptition mme nous montre que labsolutisme imprial, le brutal csarisme cr par Tsin Che Houang -ti et maintenu par Lieou Pang, tait en train dobte nir le ralliement des lettrs, adhsion qui le consacrait au point de vue traditionaliste puisquelle ne tendait rien de moins qu le rattacher, par -del les sicles de fer, aux saints et aux sages de lge dor.

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CHAPITRE 8 Pax sinica

La plus forte personnalit de la dynastie des Han fut lempereur Wou -ti. Ce prince bnficia dailleurs dun rgne exceptionnelle ment long. Mont sur le trne seize ans, il loccupa pendant cinquante -trois annes (140-87). Dou dune activit prodigieuse, dune vi gueur extraordinaire, il se dpensait sans compter. On le voyait, comme autrefois les vieux monarques assyriens, forcer les fauves au milieu des hautes herbes, au pril de sa vie et pour le plus grand effroi de son entourage. Remarquablement intelligent, plein de conceptions novatrices et hardies, ayant le got de lauto cratie, il savait cependant couter. Ce fut ainsi que, ds le dbut de son rgne, il sentoura de lettrs confucens dont il sollicitait ostensiblement les conseils. Les lettrs, nous lavo ns vu, taient longtemps rests lgard du csarisme chinois dans une opposition boudeuse quexpliquait assez la perscution de Tsin Che Houang -ti contre les livres , quexpliquaient aussi les sarcasmes de Lieou Pang. Comment interprter les avances que leur prodiguait maintenant Wou-ti, Wou-ti dans lequel, prcisment, semblaient revivre la fougue, le temprament absolutiste du premier et tout le ralisme politique du second ? Certes nul moins que lui ne pouvait se laisser prendre aux thories utopiques dont les lettrs taient les inlassables dfenseurs. Seulement ils servaient, sans le savoir, sa politique contre la noblesse. La classe des lettrs le futur mandarinat qui commenait alors sorganiser en tant que tel permettait au grand empereur de faire pice laristocratie ter rienne, la nouvelle fodalit de cadets impriaux que Lieou Pang avait laisse se reconstituer. Relguant toute cette noblesse dans des honneurs vides, il la remplaa la tte des affaires par des fils du peuple signals pour leur savoir, comme il la remplaait la tte des armes par des capitaines de basse extraction. Par ce dtour, le futur mandarinat permit au csarisme chinois dache ver son uvre de nivellement. De surcrot, Wou -ti prit une mesure radicale pour rduire limportance des apanages : sous couleur de sintresser la situation des cadets, il obligea, chaque dcs, les princes apanags partager indistinctement leur fief entre tous leurs enfants sans aucune constitution de majorat. Comme notre code Napolon, cette lgislation galitaire eut vite fait, au bout de deu