Herméneutique et traduction poétique (VIGNEAULT)

download Herméneutique et traduction poétique (VIGNEAULT)

of 17

Transcript of Herméneutique et traduction poétique (VIGNEAULT)

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    1/17

    rudit es un consorcio interuniversitario conformado por la Universit de Montral, la Universit Laval y la Universit du Qubec Montral. Su

    misin es la promocin y la valorizacin de la investigacin. rudit ofrece servicios de edicin de documentos cientficos desde 1998.

    comunquese por favor con el equipo de rudit en : [email protected]

    Artculo

    Hermneutique et traduction potique : quelques remarques rik VigneaultTTR : traduction, terminologie, rdaction, vol. 12, n 2, 1999, p. 173-188.

    Para citar la versin digital de este artculo, utilizar la siguiente direccin:

    http://id.erudit.org/iderudit/037378ar

    Nota: Las reglas de escritura de las referencias bibliogrficas pueden variar segn los diferentes dominios del conocimiento.

    Este documento est protegido por la ley de derechos de autor. La utilizacin de los servicios de rudit (comprendida la reproduccin) se rige

    por su poltica de utilizacin que se puede consultar en el URI http://www.erudit.org/documentation/eruditUserPolicy.pdf

    Documento descargado el 4 febrero 2009

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    2/17

    Hermneutique et traductionpotique : quelques remarquesErik VigneaultL hermneutique de la traduction ne doit pas se laisser restreindre aubanal nonc selon lequel il faut avoir compris un texte pour letraduire . moins de faire glisser cette affirmation sur le terrain de laphilosophie et de reconnatre que la notion de comprhension est en soiune question fort problmatique, le caractre trop vident de cettephrase lui drobe toute porte et la rduit un simple truisme.L hermneutique opre un autre niveau que celui trop simpliste de lacomprhension de l objet traduire.

    Une certaine critique l accuse de n tre rceptive qu au sens,de ne pas avoir de thorie du texte, de ne pas se proccuper de ce que letexte fait. Je crois qu elle a en partie raison, mais en partie seulementcar cette conception repose sur un malentendu. L examen detraductions de posies rvle que de nombreux traducteurs croientpouvoir isoler la teneur smantique d un pome de sa forme, teneurqu ils s attachent ensuite rendre dans la langue d arrive. La matrisede ce qu ils considrent tre le sens serait le gage d une bonnetraduction. Cette manire d aborder la traduction relve toutefois nonpas tant d une conception hermneutique du traduire que d un manquede sensibilit ce qu est un pome et d une certaine navet. D abord,et il s agit l d un principe de l hermneutique, parce qu il n y a pasdans un pome un sens objectif qu un lecteur attentif arriverait dgager; la comprhension d un pome (mais aussi de tout texte, detout nonc) est un processus complexe qui engage avec lui lesprjugs (Vorurteilechez Gadamer) de l interprte (aspect trop souventng lig dans l hermneutique littraire), donc une grande part desubjectivit dont il faut tre conscient. Ensuite, parce que la manire

    173

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    3/17

    d tre d un pom e est constitutive de sa signification : le signifiant et lesignifi sont troitement imbriqus et forment un dense tissu;considrer l un sans l autre conduit ncessairement manquer l un etl autre. C est ainsi que la prtendue hermneutique de ces traducteursse rsume le plus souvent une smantique du mot qui rate la valeurintrinsque du pome.

    Ces quelques remarques visent esquisser une approchehermneutique de la traduction qui tienne compte du tout du pome. Lanotion clef me parat tre ici celle de l intention du texte unemanire de vouloir-dire qui rsulte de la somme des lmentssignifiants du texte , qui ne doit pas tre confondue avec l intentionde Vauteur, souvent prise pour l objet de l hermneutique. Cesremarques sont rparties en quatre sections. J entends d abord montrer,en prenant comme exemple un pome de Ludwig Grve (1924-1991),que l hermneutique peut et doit s aider d un examen formel du pomesi elle veut proposer une approche satisfaisante de la traduction. Bienque j aie en vue principalement la posie, je me permettrai dans undeuxime temps un bref dtour par la traduction de philosophie,incursion qui m aidera dfinir le concept d intention. Je proposeraifinalement une lecture ainsi qu une nouvelle traduction d un pome deThomas Bernhard dj mis en franais par Jean-Pierre Lefebvre.

    L hermneutique doit aborder un pome dans sa signifiance globale,tisse par l entrelacement de tous ses lments. Il lui faut viser lamanire d tre et de faire du texte si elle veut toucher l essentiel, etnon se limiter une interprtation ponctuelle. Car considrer un motisolment de l ensemble conduit ncessairement une interprtationfragm entaire : les mots d un pome deviennent ce que le pome en fait.Cette remarque n est pas sans importance pour la traduction. La posietraduite a souvent un air de mot--mot esthtis. J aimerais montrer parun pome de Ludwig Grve (1992, p. 7) comment la lecture combinedu vouloir-dire d un pome et de sa manire d tre peuvent en guiderl interprtation et par suite aiguiller les choix du traducteur. Voicid abord le pom e en entier :

    174

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    4/17

    Mein Vater1 Spt komm e ich zu dir.2 Wenn Staub mich riefe aber ich hre nur3 im Spiel der feuchten, meiner Lippen,4 diese gehorsame Stimme rufen.5 Wo niemand wartet, Vater, im Schweigen, wo6 in Salz und Asche kenne ich deinen Mund,7 der nach den Kindern ruft und chzend8 bittet um Gnade die Menschenshne.9 Die ehmals gute Jacke verriet den Herrn.10 Du ohne Mantel, war auch kein Tier dabei11 noch Gott wie sorgsam fhrtest du in12 zwiefacher Klte dein Kind zur Grube.13 Dein Au g, die Stirne, Tafel vom Sinai,14 der Nase starker Bogen ich sehe nichts15 und halte Nase, Stirn und deine16 Bitternis doch in den hohlen Hnden.17 Ja, diese Hand, die unschlssig Wort aufWort18 hier fgt, sie ahmte lange die Bgen nach19 von deinem Nam en, bte heimlich20 Strenge und Mut des gerechten Mannes,21 dem ich nie sagen konnte ich bin dein Sohn.22 Man hie uns Fremde. Unsere Sprache war23 ein Blick, ein Handetausch, und spter24 Auflehnung, bleiche Gewalt des Zornes.25 Gengt die Trauer ? Atem , Begeisterung,26 die Liebesnchte danke ich deinem Grab27 und auch die Kinder unerschpflich28 hre sie lachen... Ich komm e, Vater.

    Ludwig Grve a construit son pome sur une forme fixe de lamtrique allemande, depuis longtemps peu prs abandonne, l odealcaque, dont le schma est le suivant (u = syllabe non accentue;- = syllabe accentue) :175

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    5/17

    u - u - u - u u - u -u - u - u - u u - u -u - u - u - u - u- u u - u u - u - uLe verbe hren (COUTER, ENTENDRE) du tout dernier vers(28) du pome{unerschpflich / hre sie lachen... Ichkomme, Vater)pose un problme d interprtation et par consquent de traduction. Enraison de l absence d un sujet immdiatement visible, il y a en effet aumoins deux manires de le lire comme indicatif prsent conjugu la

    premire personne du singulier J COUTE (J ENTENDS), ou commeimpratif la deuxime personne COUTE (ENTENDS)1. La nuance estd importance. Dans le premier cas, c est le je du pome qui coute,celui qui tout au long du texte s adresse au pre disparu. Dans ledeuxime, c est le pre qui entend, qui aurait la possibilit d entendre,c est dire qu il aurait toujours une certaine prsence, une forme deproximit, de vie , et c est tout le pome qui devrait tre relu lalumire de cette prsence inattendue rvle au dernier vers.L ambigut, dont l auteur est certainement conscient, ouvre au pomeun nouvel horizon, et si cela tait possible, le traducteur devraits efforcer de la conserver. Or il se trouve que le franais n arrive pas maintenir les deux possibilits. Le traducteur se voit dans ladsagrable position de devoir opter pour un sens au dtriment del autre.

    L aspect de la phrase, caractrise par le deux-points qui laprcde, invite considrer la phrase comme complte et donc lire leverbe comme impratif. D un point de vue syntaxique, c est la lecturequi semble naturelle. Pourtant, la tension smantique du pome (cequ il faudrait dmontrer par une lecture en profondeur du pome, pourlaquelle je n ai pas de place ici) nous amne plutt voir dans le sujetde ce verbe non pas le pre mais le je. Hre serait donc un indicatifprsent, dont le sujet, ich, se trouverait deux vers plus haut, dj sujetde danke.Mais il faut alors s interroger sur l omission du sujet danscette phrase qui semble complte sans celui-ci et se questionner sur la

    1II pourrait galement tre la premire personne du subjonctifprsent,maiscette possibilit, toute admissible qu elle soit sur la plan grammatical, ne sedfendpasdans le contexte.176

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    6/17

    signification de cette absence, vrifier si elle peut s expliquer. Je rejettel explication selon laquelle le pote aurait simplement cherch viterla rptition le pronom ichapparat dj huit fois dans le pome, dontdeux fois dans le vers 21. lajustification qui nous est donne par uneinterprtation du pome peut s en greffer une autre que l on obtient parl analyse de la mtrique. J ai reproduit ci-dessus le schma de l odealcaque, que le pome pouse rigoureusement (sauf pour ce qui est du1ervers, qui ne compte que trois units ambiques). Or l inscriptiond un ich comme sujet du verbe hre aurait comme consquence debriser la squence rythmique et ajouterait une onzime syllabe un versqui ne doit en contenir que dix. De plus, au 9

    evers (Die ehmals guteJacke verriet den Herrn), Grve n a pas hsit recourir uneorthographe archaque du motehemalspour respecter le schma de sonode il en supprime le 2 ee {ehmalsau lieu deehemals),obtenant ainsideux syllabes - u, et non trois - u -. Aucun dictionnaire moderne nefait plus mention de cette orthographe (que l on retrouve encore chezHlderlin, par exem ple). M me chose au vers 13, o le pote a omis leefinal du motAuge(procd trs courant l poque o l ode tait uneforme rpandue chez Hlderlin bien sr, mais aussi Klopstock, l undes matres de Grve). On constate que Grve n hsite pas s carterde l orthographe adm ise pour travailler dans la forme qu il s estdonne. Il est donc permis de croire que l absence du sujet du verbehre soit elle aussi le rsultat d un cart syntaxique qui serait motivpar des raisons mtriques, et d en conclure, la lumire d une analysetant smantique que formelle, que le verbehreest un indicatif prsent la lre personne du singulier, dont le sujet est le pronom ichdu vers 26.

    Certes, dans le texte allemand les deux possibilits demeurentinscrites, et il n est pas interdit de lire le pome doublement. Mais lefranais n arrivant pas conserver cette tension entre les deuxpossibilits, pour les raisons voques plus haut je traduirais :JE LESENTENDS RIRE (et non COUTE-LES RIRE, OU ENTENDS-LES RIRE). Lelecteur de la traduction ne se doutera pas de la tension smantique quecomporte l original. Peu importe l option qu il privilgiera, letraducteur se trouvera interprter. Sa tche ultime est de dcider enfaveur du texte, c est--dire dans le sens de son intention, qui ne peuttre mise au jour que par une lecture globale des lments signifiantsdu pome. Cette lecture globale constitue l approche hermneutique dela traduction. En dernire analyse, c est le texte qui dicte commenttraduire.

    177

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    7/17

    On ne lit ni ne traduit de la mme manire un trait philosophique et unpome. C est en tout cas la conclusion empirique laquelle il faut envenir aprs s tre livr l exam en comparatif de traductionsphilosophiques et potiques. Dans la traduction franaise de laCritiquede la raison purede Jules Barni, revue par P. Archambault, une Notesur le texte de cette dition prcise Nous avons mis entre crochetstous les mots ou membres de phrases qui, ajouts par J. Barni etncessaires l intelligence dutextefranais, n ont pas d quivalentsdans le texte allemand (Kant, 1987, p. 24; c est moi qui souligne). Unrapide coup d il au texte nous permet de constater le nombreimportant de ces retouches. Dans la mme veine, les traducteurs de laTroisime Critique de Kant (1985), publie sous la direction deFerdinand Alqui, n ont pas hsit complter le texte, dont le styleest souvent fort confus, pour le rendre plus clair. Par exemple, l o lephilosophe se contente d un pronom pour remplacer un nom lointain,ou lorsque ce pronom peut logiquement remplacer deux noms, latraduction donne un texte plus explicite en rptant le nom; l o letexte est tropallusif, les traducteurs ont ajout une phrase pour que l onsuive bien la pense de Kant. Plusieurs passages pourraient tre cits. Ils agit presque toujours de furtives interventions qui n ont pas commeobjectif d amender le texte mais celui de le rendre plus accessible.Voici un dernier exemple dansWahrheit und ethode(1990, p. 296),Gadamer utilise l expression sprachliche Bedeutung, que lestraducteurs ont rendue par signification d ensemble, telle qu elle estprsente dans son expression linguistique (trad, franc., p. 312). Lestraducteurs n ont pas voulu sacrifier la prcision la concision. Car sila tournure ne brille pas par son lgance, elle a du moins le mrited tre claire. Les traducteurs ont interprt le sens de l adjectifsprachlich et l ont explicit dans leur adaptation. Trois exemples, parmitant d autres, o les traducteurs n hsitent pas proposer une traductionplus explicite que l original. Ceci me rappelle une amusante anecdoteque Jacques Brault relate dansChem in faisant, qui n est pas sans intrtpour notre propos. Faisant part un ami allemand, philosophe deprofession, de son dsir d apprendre sa langue dans le but de lire Kant,Hegel et d autres dans le texte, J. Brault s entendit rpondre (je cite demmoire) ne vous donnez pas cette peine; quand je veux comprendreHegel, je le lis en franais. Boutade qui fait sourire, mais qui n invitepas moins la rflexion. Nous avons vu que les traducteurs pouvaienttre guids par un souci de clart et de prcision, qui peuvent

    178

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    8/17

    ven tuellem ent faire dfaut l original. U n travail d exp loitatio n sefait alors l intrieur mme du processus de traduction. Cette manired expliciter est ce qui fait dire Gadamer que Toute traduction quiprend au srieux sa tche est plus claire mais aussi plus plate quel original2 (Gadamer, trad, franc. , p. 408; c est moi qui souligne). Onpeut tirer de ce qui prcde la conclusion suivante, qu une traductionpeut renfermer un e part d interprtation 3. Le traducteur s autor ise deson interprtation pour expliciter. Il comprend ce qui est en jeu, ce quele texte veut dire, et il tente de rendre ce vouloir-dire aussi clairementque po ssib le en rectifiant les ven tue lles m aladresses de l original quirendent sa lecture malaise.

    Il ne fait pas de doute cependant que le caractre explicite dece type de traduction convienne mal la posie, que traduire Rilkecomme on traduirait Kant relverait d un manque de jugement criant.C est l le sens de la critique que formule Philippe Jaccottet l endroit2 Jede bersetzung, die ihre Aufgabe ernst nimmt, ist klarer und flacher alsdas Original (Gadamer, 1990, p. 390).3 On peut mme radicaliser cet nonc et affirmer que toute traduction estinterprtation Cette thse se dfend diversement, notamment par le fait quepratiquement tous les m ots d une langue peuvent avoir de m ultiples acceptions,dont habituellement une seule est vivante et vise dans un contexte donn. Leplus souvent, le contexte nous permet de discerner le sens, sans qu il so itbesoin de se livrer un complexe exercice d interprtation; d autres foiscependant le sens ne se laisse pas si facilement saisir et il faut procder uneinterprtation plus systmatique. Mais dans tous les cas nous interprtons, et letraducteur galement. Je me contente d un bref exemple. On devine assezfacilement l embarras du lecteur allemand peu familier avec la pense deHegel, qui, ouvrant Die Phnomnologie des Geistes voit surgir devant lui cemot deaufheben. Le recours au dictionnaire ne lui sera pas d un grand secours :s agit-il de lever, de relever, ou bien de garder, de conserver, de mettre de ct,ou encore, presque l inverse, d abolir, d abroger, d annuler? Le lecteur devrajouer les interprtes, se torturer les mninges pour dterminer lequel de ces sensattribuer l expression. Au pire, il pourra poursuivre sa lecture avec une ideun peu vague . Mais le traducteur, lui, n a pas cette libert. Il doit trancher, et entranchant il se trouve interprter pour son lecteur. Par ce fait m me qu elle estune prise de p osition , une interprtation, une affirmation d un sens au dtrimentd un autre, la traduction peut devenir une manire de commentaire del original, commentaire qui ne prend pas la forme d une g lose accompagnant letexte dans ses passages les plus obscurs, mais qui s actualise pluttimplicitement dans les choix que le traducteur fait.

    179

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    9/17

    d une traduction que donnait Arm el Guerne des lgies de Duino.Jaccottet crit de cette traduction que :Elle cherche d un bout l autre rendre fidlement, intgralement, lesens de l uvre dans ses moindres nuances; elle tmoigne que celui-ci a t compris en profondeur [...] Mais elle n est pas cette uvreessentiellement musicale, cette russite verbale (impossible peut-tre).Jaccottet analyse une suite d images, qui s ouvre sur les mots :

    Frhe Geglckte,[...] dont chacun comporte au moins deux nuances;frh signifiant la fo is premier et prcoce, matinal , voquant la fois lecommencement et le matin;geglcktvoulant dire russi, mais avec lanuance de bonheur que nous donne en franais l expression uneheureuse formule . Armel Guerne traduit Russites heureuses ettt parfaites , prouvant ainsi qu aucune nuance de l expression nelui a chapp, et qu une grande honntet l a contraint les rendretoutes; mais qui ne voit qu il a d sacrifier ainsi la fois la concision,l audace, la fermet et la sonorit flte de l original? (Jaccottet,1987, pp. 136-137)Certes Guerne a compris le texte. Mais il s en tient au messagedu pome, il en nglige sa manire d tre, et ce faisant il en nglige unaspect constitutif : cette concision, cette fermet, cette sonorit dont

    parle Jaccottet et qui font que le pome de Rilke est un grand pome etnon simp leme nt un ensem ble d e mots porteurs d un m essag e. Satraduction pche prcisment par cela qu on louerait dans la traductiond un texte philosophique : une fidle explicitation du sens. Le souci derendre les nuances smantiques de l allemand s est avr pour Guerneplus pressant que celui de faire un po m e.Le parti pris d explicitation que nous avons observ dans lesadaptations philosoph iques ne rpond pas aux ex igen ces d unetraduction de posie. Il y aurait donc une diffrence entre traduire de laposie et traduire de la philosophie. Il me semble que la diffrence nerelve pas du genre, mais bien de l intention du texte, et que c est sur labase de cette intention que l on est amen traduire diffremment unpo m e et un trait de philosop hie.

    180

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    10/17

    L intention du texte est la dynamique qui rsulte de l ensemble deslments qui ont valeur dans un texte donn valeur smantique,rythmique, phontique, etc., tout ce qui signifie et qui fait que le texteest ce qu il est une sorte de vouloir-dire du texte par sa manired tre. Traduire demande la mise au jour de cette intention et sarecration. Il ne saurait tre question d une smantique du mot le mothors de son texte est abstrait, ce n est que dans la cohabitation avectous les autres mots qu il prend corps, qu il devient vivant, qu ilacquiert sa valeur. La valeur d un signe dans un pome dborde lesigne en soi pour devenir ce que le pome fait de lui. On peut en cesens parler de cercle hermneutique, car chacun des lments estapprci dans le contexte global que constitue le texte, qui lui-mmeexiste par le tout de ses lments.Qu il s agisse d un trait philosophique, d un pome ou d unroman, la tche demeure toujours la mme. Seuls les moyensappropris pour recrer une mme intention diffrent, parce que lesmoyens m is en uvre pour crer l original sont propres chaque texte.Il n y a pas deux approches du traduire il y a plusieurs manires detraduire qui relvent toutes d une mm e approche.Puisque c est l intention du texte qui est dterminante, laquestion de savoir s il faut par principe traduire en vers un pome

    versifi est en soi une fausse question (qui nous renvoie la vieillecroyance selon laquelle ce qui est crit en vers est de la posie, le restede la prose). Car il n y a pas un oui ou un non qui vaille absolument.Dans chaque cas la question doit tre repose, la rponse juge l aunede l intention de l original. La pratique de la traduction nous plongencessairement dans un dlicat jeu de compromis qui nous oblige privilgier tel aspect au dtriment de tel autre. Une bonne traductionsera celle qui saura recrer un texte partir des lments cls du textede dpart ce qui ne peut s accomplir que si l on a pralablement sumettre au jour l intention du texte. La tche du traducteur est donc desaisir tout ce qui signifie dans le texte, de sentir ses tensions profondes,son intention et de l de recrer un texte mu par la mme intention,avec des moyens propres la langue d arrive. Qui traduit en vers unpome en vers, qui met des rimes l o il y a des rimes n a rien fait s iln a pas rendu l intention du pome. Car ce n est pas la forme choisie

    181

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    11/17

    qui e st dterm inante, c est l intention. Il n y a pas en soi de formequiva lente; l quiv alenc e se situe un niveau plus fondamental.

    L intention du texte me semble tre prcisment ce quoi Jean-PierreLefebvre n a pas t sensible dans la traduction qu il donne du pome W arum frchte ich mein Altern... (Lefebvre, 1995 , pp. 13 26 -13 27 )de Th om as Bernhard. V oic i le po m e et l adaptation de J.-P. Lefebvre :Pome o riginal deThomasBernhard1 Warum frchte ich mein Altern2 meinen Tod der mich befllt3 den Schrei ?4 Ich furchte mich o Herr5 ich frchte meine Seele6 und den Tag der and der Mauer lehnt7 und mich zersgt8 o Herr9 ich furchte mich10 ich furchte schon die Nacht11 die vor den Drfern steht12 und hinterm Haus13 die in den Khen heult14 und mit den Sternen tanzt15 oGott16 ich furchte mich17 vor Dir18 und vor der Traurigkeit419 die mir den Mund zerschlgt20 ich furchte Herr21 mein Grab22 und mein Geschick in Dsternis23 o Herr den Tod

    Traductionde Jean-Pierre LefebvrePourquoi ai-je peur de vieillirde ma mort qui m e frappera,ducri ?J ai peur, Seigneurj aipeur de mon meet du jour appuy sur le muret qui me cisaille Seigneurj aipeurj aidj peur de la nuitqui est au bord des villageset derrire la maisonqui hurle dans les vacheset danse avec les astresDieu

    j ai peurde Toiet de ta tristessequi m crase la bouchej aipeur Seigneurde ma tombeet de mon sort dans la sinistretnbre Seigneur de la mort.

    4Une coquilles estglisse dans la Pliade Traurigkeitest critTraurigheitJ ai rectifi.

    182

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    12/17

    Le pome est constitu de deux phrases comportant une ponctuationfinale la premire est la forme interrogative et elle comprend les3 premiers vers; la seconde, affirmative, compte les 20 vers suivants.Ni l une ni l autre ne prsentent de ponctuation interne. On remarqueragalement que le pome ne contient aucun adjectif et que tous lesverbes sont conjugus au prsent de l indicatif. Le texte est construitautour de l expression ichfrchte mich, qui acquiert une valeur touteparticulire dans ce pome. Bernhard exploite ses possibilits etl utilise de trois manires avec Ioun complment l accusatif qui estl objet de la peur (ex. : vers 5 : ich frchte meine Seele J AIPEUR DEMONME), 2 un pronom rflchi et un complment au gnitif introduitpar la prposition vor (ex. : vers 16-17 :ichfrchte mich / vor Dir), et3 un pronom rflchi l accusatif (ex. : vers 4 ich frchte mich).Cedernier emploi peut tre compris de deux faons dans ce pome. Dansle premier cas, il s agit de l emploi ordinaire de l expression quisignifie J AI PEUR. Mais le pome nous invite la lire d une deuximemanire en considrant le pronom mich non pas comme pronomrflchi mais comme objet l accusatif (la premire des troisutilisations prsentes ci-dessus). Cette faon inusite de comprendreich frchte mich est donne par la manire mme du pome dejuxtaposer des complments l accusatif. Ainsi, chacun des troispremiers vers comporte un accusatif: ichfrchte mein Altern(vers 1),meinen Tod (vers 2) et den Schrei (vers 3); le lecteur est ainsi port,presque naturellement, voir dans le michdu 4e vers un complmentdirect au mme titre quemeinAltern,meinenTod etc.Ich frchte michdirait tout la fois J AI PEUR et J AI PEURDE MOI. Sur ce jeu reposel une des marques du texte.

    La possibilit smantique que le pronom mich soit objet de lapeur donne un tout autre clairage au pome. L eye est effray par tout,depuis son vieillissement jusqu sa mort, depuis sonmejusqu Dieu.Qu il puisse tre effray par lui-mme le montre dans un tat de frayeurtotale l objet de la peur se trouve partout autour de lui et en lui-mme,leje ne peut y chapper. Celui qui aurait peur de tout sauf de soipourrait se rfugier en lui-mme; or cette possibilit est refuse au jepar le fait qu il est lui-mme le propre objet de sa peur.Jean-Pierre Lefebvre rend ich frchte michpar J AI PEUR, quien est la traduction naturelle. Or ce choix me semble ne pas tenircompte de la valeur de l expression allemande dans le pome. Pour lesraisons voq ues, je proposerais plutt JE M EFFRAIE. Cette tournure

    183

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    13/17

    inusite prsente des avantages phontiques. Dans l allemand ichfrchte mich, l allitration des trois ch s entend trs nettement; enoutre, le ich se retrouve dans le mich et forme avec lui une boucle :l objet contient le sujet. En franais, le pronom rflchi forme avec lepronom possessif de plusieurs complments une allitration JEM EFFRAIEDE MON DCLIN (vers 1),DE MA MORT (double allitration,vers 2), deMON CRI (vers 3), etc. Mais surtout, le pronom rflchi, lamanire du mich dans l expression allemande, peut devenir,symboliquement du moins, l objet de la frayeur je m effraie de moi-mme, j effraie moi-mme, je m effraie. Eu gard ma lecture dupome, la valeur que la tournure allemande me parat avoir, eu garden somme l intention du pome, J AI PEUR est une solution un peufrileuse; tout le pome demande une expression plus forte, plus riche,plus com plexe.

    En plusieurs autres points la traduction de Jean-PierreLefebvre me semble en de de l original. En voici les principaux :Vers 2 - Virgule aprs le verbe FRAPPERA, qui donne l impression quele groupe verbal J AI PEUR a deux objets, savoir 1) DE VIELLIR, quiaurait comme complment tout le vers 2, et 2) DU CRI, tandis queBernhard a donn trois objets ich frchte. L allemand indiqueclairement que DE MA MORT du vers 2 n est pas complment deVIEILLIR (cela donnerait vieillir de ma mort ) mais de J AI PEUR; lesdclinaisons allemandes suffisent pour bien marquer les complments,de sorte qu aucune confusion de lecture n est possible. La prsenced un verbe pour traduire un substantif (VIELLIR est cens rendre meinAltem)et d une virgule fait natre dans la version de J.-P. Lefebvre uneambigut smantique qui n existe pas en allemand et qui rompt lerythme. Pour lever la confusion et redonner au pome sa cadence, jerestitue les trois substantifs (DCLIN, MORT et CRI) et supprime lavirgule. Par ailleurs, le verbe du vers 2, befllt, est au prsent, ce quiconfre la mort une prsence particulire, malheureusement relguepar le futur du franais une hypothtique et lointaine ventualit. Letravail de la mort est dj commenc dans le pome de Bernhard, il estdiffr dans la traduction. En outre, le / final de befllt fait cho auxdeux tde Tod(led se prononce ici comme un /) En proposant RONGE(au Heude FRAPPERAI)je conserve le prsent et tente de faire parler uneautre allitration (dj existante chez J.-P. L.) le r de RONGE, djprsent dansJEM EFFRAIE,rappelle celui de MORT.

    184

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    14/17

    Au vers 4, une autre virgule a t rajoute au franais, qui elle aussibrise le rythme vou lu par le texte. Je l ai supprime.Dans les vers 11 et 12, le texte se prsente dans une opposition entrevor ethinter,opposition qui disparat en franais avec l utilisation d AUBORD et de DERRIRE. Je propose DEVANT et DERRIRE.Au vers 7, la prsence du u nden allemand permet de faire le lien entreles verbes conjugus lehntetzersgt, et de bien montrer que le pronomder (qui remplace Tag) est le sujet de chacun. Jean-Pierre Lefebvre aomis le ET, si bien que l on prend MUR et non JOUR pour sujet deCISAILLE. L ajout en franais d unETrectifie la lecture.Les verbes conjugus zersgt et zerschlgt (respectivement vers 7 et19) se font cho; dans le version de Jean-Pierre Lefebvre, tout lien estrompu par l utilisation de CISAILLE et CRASE - je propose le coupleCISAILLE/ASSAILLE, avec une inversion dans le dernier cas qui met envidence le verbe et ainsi souligne le lien.Au vers 22, le traducteur a cru bon d utiliser un adjectif. Or le pomeallemand n en contient aucun, ce qui est en soi l une de sescaractristiques. Par cet ajout le franais ruine cette particularit, ajoutque ne comm ande du reste aucune contrainte (qu elle soit d ordresmantique ou formelle). La tentation de faire jouer l allitration entreSORT et SINISTREl aura probablement emport sur le dsir de travaillerdans l intention du pom e. Il s agit d un procd de potisation,motive par le got d une certaine lgance qui n est pas opportune.Jean-Pierre Lefebvre a coup le droulement du pom e en mettant fin sa deuxime et dernire phrase la fin de ce vers 22, alors quel allemand fait concider la fin de la phrase avec celle du pome. Latraduction isole de ce fait le dernier vers (23), et incite voir dans lemot MORTungnitifde SEIGNEUR,au lieu que l article l accusatifdel allemand relieDE LA MORT(vers 23) J AIPEUR(vers 20 ).

    L ensemble de ces remarques m amne proposer latraduction suivante du pom e de Thomas Bernhard :i Pourquoi m effray-je de mon dclin2 de ma mort qui me ronge3 du cri ?

    185

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    15/17

    4 Je m effra ie Sei gne ur5 j e m effrai e de m on m e6 et du jo ur appuy au mur7 et qui m e cisa ille8 Sei gne ur9 j e m effrai eo j e m eff rai e dj de la nuitn qui se tient dev ant les vil lag es12 et derrire la mais onn qui hurle dans les va ch esn et danse av ec le s astres15 Dieu16 j e m effraie17 de Toiis et de la tris tesse19 qui ma bo uc he assail le20 j e m effra ie S eign eur2i de m a to mb e22 et de m o n sort dans la tnbre23 Se ig neur de la mort.

    Si le s dc isi on s q u a prises Jean-Pierre Lef ebvre et que j airenverses peuvent dans certains cas se justifier ponctuellement, dansl isolement du tout, elles ne rsistent pas, mon avis, lorsqu on cherche lire et rendre l intention du pome, la valeur de chacun des lmentsdans le monde du pome dans lequel ils se trouvent et qu ils constituenttout la fo is. C est un tel travail qu inv ite une approchehermneutique de la traduction. une interprtation, certes, mais nonpas locale, non pas mot mot, non pas isole une interprtationqui englobe le tout du texte. une coute de ce que le pome (nonl auteur) dit et fait, ce qu il veut dire et tre : son in tention.

    Interprter un pome, c est mettre au jour ce qui a valeur enlui, la dynamique des parties dans le tout. Les lments ne peuvent treinterprts individuellement, ils ne prennent leur vritable sens quedans la cohab itati on a ve c d autres et poussen t de ce fait dans unedirection qui est donne par chacun des lments pris dans leurensemble. Un mot n a pas dans deux pomes la mme valeur, parce quechaque fois son monde diffre. Ainsi, dans un autre pome traduire ichfrchte mich par J A I PEUR serait tout fait indiqu; dans ce pome deBernhard cette dcision manque d audace, elle demeure en retrait, elle

    186

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    16/17

    reste sourde au pome. L approche hermneutique de la traduction neconsiste pas chercher traduire uniquement le sens, elle cherche dgager l intention de son objet et le recrer. Une bonne traductionsera celle qui aura su faire d un texte ce qu il fait dans la sienne.C estfaire un nouveau texte habit par la mme intention.

    Universit de MontralRfrences

    GADAMER, Hans-Georg (1990). Wahrheit und Methode. Grundzgeeinerphilosophischen Hermeneutik tome I des Gesammelte Werke.Tubingue, J.C.B. Mohr (Paul Sibeck). Trad, franc. : Vritet Mthode.Les grandes lignes d une hermneutique philosophique. Traductionintgrale revue et complte par Pierre Fruchon, Jean Grondin etGilbert Merlio. Paris, ditions du Seuil, coll. L ordrephilosophique .GREVE, Ludwig (1992).S ie lacht und andereGedichte. Francfort-sur-le-Main, Fischer, 77 p.JACCOTTET, Philippe (1987). Une transaction secrte. Lectures deposie. Paris, Gallimard. La traduction de Guerne est parue chezMermod.KANT, Emmanuel (1985).Critique dela facult djuger suivi deIded unehistoire universelleau point de vue cosmopolitiqueet de Rponse la question : Qu est-ce que les lumires ? dition publie s. la dir. deFerdinand Alqui, trad, de l ail, par Alexandre J.-.L. Delamarre, Jean-Ren Ladmiral, Marc B. de Launay, Jean-Marie Vaysse, Luc Ferry etHeinz W ismann. Paris, Gallimard, coll. Folio/Essaisn 134. (1987),Critique de la raisonpure. Trad, de l ail, par Jules Barnirevue par P. Archambault, prface de Luc Ferry. Paris, GF-Flammarion, 257, xxin-725 p.LEFEBVRE, Jean-Pierre (1995) (dition tablie par).Anthologiebilinguede la posie allemande. Prface, chronologie et notes par Jean-Pierre Lefebvre, Paris, Gallimard, coll. Bibliothque de la Pliade 401, 1993 pour les traductions indites et l ensemble de l appareilcritique, 1995 pour les traductions indites et les notes du

    87

  • 7/22/2019 Hermneutique et traduction potique (VIGNEAULT)

    17/17

    Supplment, pp. 1326-1327. Le pome de Bernhard est tir du recueilAuf der Erde und in derHlle, Salzbourg, 1957 (selon la note de lapage 1749).RSUM : Hermneutique et traduction potique quelquesremarques Une approche hermneutique de la traduction ne doitpas se rsumer au simple nonc selon lequel il faut avoir compris untexte pour le traduire. Elle doit viser dgager ce que je nomme danscet articleVintention du texte. Je tente dans ces pages de cerner cettenotion d intention en recourant tout d abord une comparaison de latraduction philosophique et potique, ensuite l analyse de deuxpomes : l un de Ludwig Grve, l autre de Thomas Bernhard, dont jecritique la traduction donne par Jean-Pierre Lefebvre et duquel jepropose une nouvelle version franaise.ABSTRACT: Hermeneutics and Poetic Translation: A FewRemarks An hermeneutical approach to translation should not limititselfto the mere statement that a text needs to be understood in orderto be translated. It must rather aim at what I call in this paper the text sintention. In the following pages, I attempt to define this notion ofintention through, firstly, a comparison of poetical and philosophicaltranslation, and, secondly, a reading of two poems : one by LaudvigGrve, the other by Thomas Bernhard. In the latter, I criticize Jean-Pierre Lefebvre s translation and propose my own.rick Vigneault : 7074, av. des rables, Montral (Qubec)H2E2R2Courriel : [email protected]

    188

    mailto:[email protected]:[email protected]