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Jacques Heers La mode et les marchés des draps de laine : Gênes et la Montagne à la fin du Moyen Âge In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 5, 1971. pp. 1093-1117. Citer ce document / Cite this document : Heers Jacques. La mode et les marchés des draps de laine : Gênes et la Montagne à la fin du Moyen Âge. In: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 5, 1971. pp. 1093-1117. doi : 10.3406/ahess.1971.422396 http://www.persee.fr/web/revues/home/prescript/article/ahess_0395-2649_1971_num_26_5_422396

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Jacques Heers

La mode et les marchés des draps de laine : Gênes et laMontagne à la fin du Moyen ÂgeIn: Annales. Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 5, 1971. pp. 1093-1117.

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Heers Jacques. La mode et les marchés des draps de laine : Gênes et la Montagne à la fin du Moyen Âge. In: Annales.Économies, Sociétés, Civilisations. 26e année, N. 5, 1971. pp. 1093-1117.

doi : 10.3406/ahess.1971.422396

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La mode et les marchés

des draps de laine :

GÊNES ET LA MONTAGNE A LA FIN DU MOYEN AGE*

Les historiens de l'économie médiévale ont maintes fois souligné à quel point le marché des draps de laine paraît, en Occident, à la fois complexe et instable.

De nombreuses activités artisanales ou pseudo-industrielles se retrouvent en chaque ville et offrent toujours un minimum d'emploi aux compagnons. Le travail des toiles dans les campagnes, des mauvais draps dans les montagnes, semble très largement répandu, lié à l'économie traditionnelle, peu sensible à d'éventuelles fluctuations de la demande. Celui de la soie, même, assure, pendant plusieurs siècles, la fortune de villes comme Lucques, Florence, Gênes ou Venise. Mais les destins des villes de la laine semblent bien plus fragiles; les courants d'échanges évoluent sans cesse et provoquent de véritables drames d'adaptation aux structures nouvelles.

Une étude même rapide des marchés de consommation montre bien, en France et en Italie par exemple, la disparition de certaines étoffes, longtemps appréciées pourtant, et la conquête de ces marchés par de nouveaux draps, d'autres provenances \ L'une de ces révolutions les plus spectaculaires, bien connue de tous les auteurs, se situe aux alentours des années 1400. Les draps de Flandre ou de France du Nord cèdent alors le pas, peu à peu, à ceux d'Angleterre : reflet de ce que l'on a appelé la crise de l'industrie flamande. D'autres changements moins flagrants, de portée géographique ou économique plus limitée, jalonnent l'histoire des industries et des commerces textiles en Occident et en Orient. On peut certes, pour expliquer cette évolution ou ces transformations, invoquer de multiples raisons qui tiennent aux centres de productions eux-

* Communication faite à la « Semaine de Prato » d'avril 1970 : Produzione, commercio e consumo dei panni di lana,

1. H. LAURENT, Un grand commerce d'exportation au Moyen Age : La draperie des Pays- Bas en France et dans les pays méditerranéens (X//*-XV siècle), Paris, 1 935.

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mêmes г : conflits sociaux à l'intérieur des villes, qualités plus médiocres de la production, difficultés de maintenir les prix, succès de quelques techniques mécaniques qui nécessitent la force motrice des cours d'eau et favorisent ainsi le déplacement des activités vers les villages, parfois loin de l'ancien centre urbain.

Ce transfert de la fabrication des beaux draps vers la campagne constitue sans doute l'aspect le mieux étudié de l'histoire des industries textiles à la fin du Moyen Age 2. Cependant il n'explique ni les déclins, ni les déplacements géographiques d'une région à l'autre. Pourquoi ne voit-on pas, au XVe siècle, les produits de l'industrie rurale de Flandre prendre le relais, sur tous les marchés, des anciens draps de Bruges, Gand ou Ypres? D'ailleurs, cette industrie rurale ne s'impose pas dans tous les pays. De toutes façons, elle s'organise selon des schémas divers : cadre vraiment rural du manoir en Angleterre, plus particulièrement dans les Cotswolds 3, direction effective du marchand citadin qui distribue, le travail en un grand nombre de villages, en Toscane 4.

En fait cette évolution tient sans doute, essentiellement, à celle de la demande, donc du costume et de la mode. D'où la nécessité, pour la connaissance d'un marché, de cerner le mieux possible une définition des besoins et des goûts. Évidemment, ce n'est pas chose aisée. Les « analyses de marchés » manquent cruellement ! Peu de textes renseignent avec quelque exactitude sur les désirs des clientèles. L'étude du costume reste souvent anecdotique, peu appuyée en profondeur. Celle des modes appartient au domaine fort délicat des mentalités collectives, très fluides; domaine que l'on ne peut aborder, le plus souvent, que par des témoignages indirects et où l'historien ne peut avancer qu'avec toutes sortes d'hésitations et de précautions.

Vêtements de cuir et vêtements de laine.

En de nombreuses régions d'Occident, les draps de laine ne se sont imposés, pour les vêtements quotidiens, que relativement tard; leur diffusion témoigne elle-même de l'affirmation d'une nouvelle mode, en Italie du moins.

Jusque vers la fin du XIIe siècle, en Toscane, dans les campagnes comme dans les villes, les hommes portent toujours des vêtements de cuirs; non seulement « habillement » de guerre comme les cuirasses ou les heaumes, mais aussi, pour la vie et le travail de chaque jour, tunique (guarnacca) et grand manteau tombant jusqu'à la terre. La grande industrie des villes de Toscane était celle du cuir ou des vêtements de cuir. Les artisans du cuir sont parmi les plus nombreux et

1. G. ES PI NAS, La draperie dans la Flandre française au Moyen Age, Paris, 2 vol., 1925; G. DE POERCK, La draperie médiévale en Flandre et en Artois, Bruges, 3 vol., 1951 ; H. VAN WERVECKE, Jacques Artevelde, Bruxelles, 1943; F. VERCAUTEREN, Luttes sociales à Liège, Xllh-XIV* siècle, Liège, 1946.

2. E. COORNAERT, « Draperies rurales, draperies urbaines, l'évolution de l'industrie flamande au Moyen Age et au XVIe siècle », Revue belge de Philologie et d'Histoire, 1950. Ce transfert se serait manifesté aussi dans la région parisienne : G. FOURQUIN, Les campagnes de la région parisienne à la fin du Moyen Age, Paris, 1964, pp. 115-116.

3. E. M. CARUS-WILSON, « Evidences of industrial growth on some Fifteenth Century Manors », Economic History Review, 1959.

4. F. MÈLIS, « La formazione dei costi nell'industria laniera alia fine del Trecento », Econo- mia e Storia, 1 954. Aspetti del/a vita economica medievale (Studi nell'Archivio Datini di Prato), t. I, Sienne, 1962, pp. 511 et suiv.

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les plus influents dans leurs cités \ Le travail fait appel, d'ailleurs, à deux techniques différentes, selon qu'il s'agit d'exporter outremer et de satisfaire une clientèle plus difficile (tannage par eau froide avec bains de myrte), ou de fournir un marché local moins exigeant (tannage en eau chaude avec des mordants plus actifs et moins chers). La conquête de la Sardaigne et le développement des relations marchandes avec le Maghreb avaient, par ailleurs, permis la diffusion massive des peaux et fourrures à bas prix, en particulier celles des lapins. Dans ces villes de Toscane, les ouvriers du textile ne tissent que des toiles ou des étoffes mixtes de lin et de chanvre; ou bien ce sont des tailleurs, des couturiers a.

Le vêtement de laine ne s'impose qu'assez tard en Toscane, comme une mode nouvelle, au XIIIe siècle, et l'emporte alors sur les cuirs et les peaux; les habits tout en cuir sont désormais considérés comme une marque de mauvais goût et sentent leur ridicule; le bourgeois n'utilise plus le cuir que pour les accessoires de ses vêtements : ceintures, semelles des chaussures, manches parfois mais rarement; il ne veut plus porter que des fourrures « recouvertes » de beaux draps. A Sienne, par exemple, dans les années 1280, on note que les peaux et les fourrures ne servent plus qu'aux vêtements des pauvres, des rustres de la campagne et des religieux. En Sicile, les fermiers des taxes sur le cuir obtiennent alors une réduction du montant de la ferme, car, disent-ils, les modes ont changé et les vêtements de cuir ne se vendent plus aussi bien qu'autrefois 3.

Il est possible que cette mode soit, en Toscane, venue du nord. Les marchands de Florence — les maîtres de l'Arte di Calimala — avaient fait connaître dans tous les pays méditerranéens les lourdes étoffes de laine des villes de Flandre, revendues par leurs soins jusqu'en Orient. Ces étoffes peu élaborées, grèges souvent, furent, dans les années 1250, teintes, affinées, apprêtées dans les ateliers florentins. Ces opérations de « miglioramento » où s'affirme le goût florentin préludent au développement d'une véritable industrie de la laine.

Le travail des draps lourds s'impose alors en toutes les cités de Toscane à cette époque. A Pise, les petits négociants des bourgs du contado apportèrent d'abord des draps paysans; plus tard des ouvriers spécialisés se sont peu à peu fixés dans la ville. Florence et Sienne, plus en avance, renommées déjà à la fin du Duecento, envoient les leurs s'établir à San Giminiano où, en 1322, les drapiers se placent, dans l'ordre des Arts, tout de suite après les juges, les notaires, et les marchands, suivis par les tailleurs et les cordonniers; les peaussiers disparaissent de la liste *.

D'autre part, pour les habits de luxe, la robe de laine l'emporte sur le costume plus léger de la période précédente, fait de fines toiles de lin ou de soieries brochées ou brodées 6. Cette évolution s'accompagne du renversement des courants

1. Registre fiscal de 1228 à Pise : 147 notaires et hommes de loi, 346 revendeurs de produits alimentaires (grains, vins, viandes), 305 artisans des cuirs, peaux et fourrures. Cf. D. HER- LIHY, Pisa in the early Renaissance, New Haven, Yale U. P., 1958. A San Gimignano, les peaussiers viennent directement après les boulangers en 1233 et encore en 1258, suivis des cordonniers, charcutiers, forgerons, bouchers; les artisans de la laine n'apparaissent pas encore. Cf. E. FIUMI, San Gimignano, Florence, 1961, p. 107.

2. Il semble que la tradition antique des vêtements de laine se soit mieux maintenue, dans le haut Moyen Age, en certaines villes de l'Italie du Nord ; ainsi à Venise, à Gênes et peut-être même en Lombardie (remarque du professeur R. S. Lopez). On pourrait invoquer ici les liens avec Byzance. A Plaisance, on travaille la laine dans les années mille (cf. P. RACINE, Les Placentins à Gênes à la fin du XIVe siècle; thèse dactylographiée, 1970, p. 205.

3. Information communiquée, à Prato, par le professeur С Traselli. 4. E. FIUMI, ibid. 5. J. EVANS, Dress in Medieval France, Oxford, 1952, pp. 10 et suiv.

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d'échanges : le luxe ne vient plus d'Orient mais plutôt d'Occident, de Flandre et de Florence.

Ainsi, vers les années 1300, l'habit noble à la cour comme à la ville semble bien la lourde robe de laine, aux draperies épaisses, aux larges plis raides. Peu de fantaisies sans doute; le luxe s'exprime par la qualité et le poids du tissu ou, mais je pense, d'une façon encore hésitante, par la couleur. Cette longue robe marque toute la période où s'imposent les draps flamands.

Nouveautés et traditions anciennes. Qu'en est-il plus tard, vers la fin du Moyen Age ? Le marché des draps de

laine subit le contrecoup de certains usages et modes; il souffre aussi de la concurrence d'autres textiles. Le costume se diversifie davantage. L'emploi régulier du linge de corps, de sous-vêtements légers, d'habits d'intérieur pour les riches, la forme nouvelle de certains vêtements plus ajustés, expliquent l'essor considérable de l'industrie des étoffes légères, communes ou de luxe, mais plus aptes à être taillées et ajustées. D'une part les toiles, les futaines, les draps de laine souples, moins lourds. D'autre part les soieries. Le luxe n'est plus seulement la forte draperie, irréprochable; mais bien le drap de laine fin, de couleurs riches et, plus encore, les soieries soit d'Orient, soit plutôt d'Italie, aux armures si variées. Le vêtement de soie, sans aucun doute, gagne des milieux sociaux où il ne pénétrait pas jusqu'alors; les bons bourgeois des villes d'Italie en portent parfois et le trousseau de leurs filles, sur leurs livres de comptes, reflète bien cet engouement nouveau, ces nouvelles possibilités. Le fameux trafic de la Route mongole, puis l'établissement systématique d'une grande industrie de la soie en quelques cités du centre et du nord de la Péninsule, ont permis une baisse spectaculaire des prix de la matières première et des draps de soie \

Ces concurrences impliquent forcément une sensibilité bien plus grande des marchés de consommation. C'est ici que les modes jouent un rôle déterminant, plus important qu'autrefois. Elles se manifestent par la recherche de nouveautés, d'originalités dans le choix des formes et des tissus; elles se marquent aussi par le choix des couleurs.

L'étude de quelques types de marchés particuliers, ceux de Gênes, des Rivières et des Montagnes au Trecento et au Quattrocento, permettrait de dégager certains aspects des liens entre modes et marchés; ceci non seulement pour la consommation locale, aux différents niveaux de richesse ou selon différents styles de vie, mais aussi pour les grands courants d'exportation vers d'autres clientèles, exotiques mais bien connues, du monde méditerranéen d'Occident ou d'Orient. D'une part les marchands drapiers de Gênes règlent leurs achats à l'étranger en fonction du goût de leurs diverses clientèles; d'autre part, ils s'efforcent de produire, sous forme même de contrefaçons, ce qui se vend le mieux outre-mer.

La sensibilité du marché génois aux modes nouvelles ne surprendrait pas, a priori, à une époque qui passe, à lire les chroniqueurs, les voyageurs et les poètes satiriques, pour particulièrement fertile en extravagances de toutes sortes. Certains sont surtout frappés par l'évolution de la silhouette féminine, bien plus

1. R. S. LOPEZ, « Nuovi luci sugli Italiani in Estremo Oriente prima di Colombo », Stud i Colombiani, vol. 111, Gênes, 1951.

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marquée qu'autrefois, par les vêtements plus courts et plus serrés. Saint Bernardin de Sienne les attaque vivement dans ses prédications. Il semble que tous soient sensibles à cette idée de mode, de diversité, au fait que le costume change d'une ville à l'autre, et d'une année, d'un moment à l'autre : « et si un seul se montre avec un nouveau vêtement, tout le monde fait comme lui », affirmait Sacchetti en regrettant la fragilité des modes et des mœurs x. Cette recherche de la nouveauté pour elle-même varie évidemment selon les milieux sociaux et tous les auteurs disent aussi que le costume paysan, le seul en somme jusque-là adopté en Italie, garde ses sévères traditions, pour les hommes, comme pour les femmes 2. Dans les villes, l'évolution de la mode traduit bien souvent le conflit entre deux styles de vie, deux types d'idéal; d'où la littérature moraliste si abondante et si violente parfois. La nouveauté vient souvent de la cour, milieu social lui-même assez neuf, instable et plus ou moins artificiel, où triomphent des fortunes brillantes, parfois dangereuses. En Provence, le costume local, costume de travail des paysans, disparaît dans les villes au moment où s'affirme la Cour du roi René à Aix 3. Au XVe siècle, vers la fin du siècle surtout, toutes les cours d'Italie arborent des costumes luxueux, originaux, qui, rompant décidément par le choix des formes et des couleurs avec toutes les anciennes traditions, s'inspirent souvent des modes françaises. Vers les années 1490 Paris semble bien, pour les étoffes, le centre de la mode. Isabelle d'Esté écrit à son fournisseur parisien : 4

« Je vous envoie cent ducats, comprenez bien que vous ne devez pas me rapporter l'argent, s'il en reste après l'acquisition des objets dont j'ai besoin, mais l'employeur à acheter une chaîne d'or ou quelque autre nouveauté élégante. Si la somme ne suffit pas, vous pouvez la dépasser, je préfère vous devoir encore quelque chose, pourvu que vous m'apportiez la dernière nouveauté. Voici ce que je désire : des améthystes gravées, des rosaires d'ambre noir et d'or, du drap bleu pour une robe de chambre, du drap noir pour un manteau qui n'aura pas son pareil au monde; dût-il coûter dix ducats l'aune, n'y regardez pas pourvu qu'il soit de première qualité. S'il n'en existait pas de qualité supérieure à celle que je vois porter autour de moi, je préférerais m'en passer. »

A cette recherche frénétique et parfois extravagante de la nouveauté de cour, s'oppose, dans les villes de traditions marchandes surtout, l'attachement aux vertus fondamentales de prudence et de modestie qui assurent la réputation du négociant. En un temps où la plupart des transactions reposaient sur le crédit mutuel, ou l'acte oral, la simple inscription sur un livre de comptes permettant de régler, sans autres garanties que la bonne renommée de chacun, d'importantes affaires, le style de vie vertueux, modeste, donne davantage confiance. L'étalage du luxe n'inspire que défiance. Le marchand n'a pas non plus intérêt, préoccupa-

1 . E. PANDIANI, « Vita privata genovese nel Rinascimento », Atti délia Société Ligure diStoria Patria, vol. XLVII, 1915, pp. 124-125 : « I Genovesi non avevano mai mutate le loro fogge, i Veneziani mai, né i Catalani mutavano le loro et cosi medesimamente le loro donne; oggi mi pare che tutto il mondo è unito ad avère роса fermezza; perocché gli uomini e donne Fiorentini, Genovesi, Vinigiani, Catelani e tutta cristianità vanno a un modo, non conoscendosi l'uno dall'altro, Evolesse Dio che vi stessero su fermi, ma egli è tutto il contrario; che... per tutto il mondo e spe- zialmente Italia è mutabile e corrente a pigliare le nuove fogge. »

2. E. PANDIANI, Vita privata.... p. 124. Voir aussi J. EVANS, Dress..., les planches 50 a. 50 b, 51 b.

3. J. BOURRILLY, Le costume en Provence au Moyen Age, Marseille, 1929, p. 11. 4. Lettre adressée à Zeliolo à Paris, le 14 avril 1491. Citée par J. CALMETTE : Textes d'His

toire du Moyen Age, coll. « Clio », Paris, d'après A. LUZIO, Antologia, 1 896, p. 453.

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Annales (26* année, septembre-octobre 1971, n° 5) 14

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tions fiscales ou sorte de désir de se faire pardonner ses fortunes et sa façon de gagner l'argent, à exciter l'envie de ses voisins : « Si vous vous engagez dans le commerce de la laine ou des draps de France, faites-le vous-même et n'essayez pas de devenir riche en deux jours... et ne montrez jamais votre valeur mais tenez-la cachée et toujours, en paroles et en actes, faites en sorte que les gens croient que vous ne possédez pas la moitié de ce que vous avez réellement \ »

En 1393, Giovanni Morelli traduit ainsi, sans aucun doute, un sentiment très commun à son époque, et qui ne s'est affaibli que bien plus tard. Au Quattrocento encore, à Florence, ville marchande, les Médicis hésitent à jouer aux grands seigneurs; ils habitent toujours des palais qui dressent sur la rue passante de sévères façades et Cosme porte encore la longue robe de laine traditionnelle a. En Bourgogne, les cours ducales, implantées en des villes de traditions marchandes ou semi rurales comme Gand et Dijon affichent, malgré le luxe extraordinaire de leurs fêtes, des costumes moins nouveaux que ceux des Valois de Paris 8.

Il est possible aussi que, dans les villes toscanes, le drap de laine prenne la valeur d'un symbole, témoigne d'une révérence plus ou moins consciente aux anciennes fortunes de la cité, à son Arte délia Lana) la robe de laine, à la cour des Médicis, eux-mêmes anciens marchands, répond ainsi à la toison de saint Jean-Baptiste finement gravée sur les pièces d'or.

Gênes, ville de marchands et de banquiers, ignore le plus souvent les fastes de la vie de cour. Au XVe siècle, elle accueille sans doute les gouverneurs du roi de France, ainsi le maréchal de Boucicault, ce grand seigneur. Le chroniqueur Jean d'Auton décrit, assez émerveillé, semble-t-il, l'entrée de Louis XII dans la ville et sa réception sur la petite place de San Matteo, en 1 502 ; toutes les fenêtres étaient pavoisées de draps de soie et les chefs des grandes familles portaient des vêtements de soie, ornés de bijoux4. Mais ce sont là, évidemment, des moments tout à fait exceptionnels. La vie de cour quotidienne se réfugie dans les grandes maisons de la périphérie (les Fieschi en leur palais de la Via Lata, sur la colline de Carignano), et reste ainsi, modeste au demeurant, en marge de la cité elle-même ; elle se trouve surtout confinée dans les fiefs de la campagne où, sur la petite place du bourg, se dresse un palais d'allure élégante certes, mais peu ostentatoire (ainsi encore pour les Fieschi à Lavagna).

Aussi Gênes reste-t-elle sans doute fort attachée aux formes du costume traditionnel, ceci très tard encore. En 1480, le florentin Giovanni Ridolfi, qui voyage de Milan à Gênes, insiste sur la relative modestie et austérité des mœurs dans la cité de San Giorgio; il l'oppose à Milan, ville de cour 5.

1. Cité par R. S. LOPEZ et I. W. RAYMOND, dans Medieval Trade in the Mediterranean World, New York et Londres, 2e éd., 1961.

2. A. CH ASTEL, Art et Humanisme à Florence au temps de Laurent le Magnifique, Paris, 1 959. 3. M. В EAU LIEU et J. BAYLÉ, Le costume en Bourgogne de Philippe le Hardi à Charles le

Téméraire, Paris, 1956, p. 41 : le port des vêtements courts, ajustés, boutonnés ou lacés, qui apparaissent vers 1340, se heurte à la résistance du duc et du clergé; au XVe siècle, la robe longue est toujours le costume de cérémonie à la cour.

4. Chroniques de Jean d'Auton, IV, 19. 5. Voir E. PANDIANI, « Vita privata... », p. 120; édité dans Giornale Liguistico, XVII, 1890,

p. 235.

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Rien de plus significatif, à cet égard, de la mentalité génoise que les célèbres statues de pierre érigées dans le Palazzo di San Giorgio pour immortaliser ceux des Génois qui, par leurs dons charitables à la Casa, avaient contribué à soutenir des œuvres pies ou à diminuer le montant de la dette publique 1. Tous ces personnages qui, évidemment représentent ici les plus solides vertus de la cité, portent, debout ou assis, la longue robe de drap de laine, serrée par un col étroit; les manches, de laine également, restent de dimensions fort modestes et peu ouvertes; de longs plis, nombreux et serrés, parfaitement ordonnés et parallèles, descendent des épaules aux talons. Ces hommes portent aussi le béret de drap, sans doute de même couleur que la robe, sorte de bonnet rond, sévère, sans aucune fantaisie. C'est bien là un vêtement de travail qui, sans doute, ne se distingue pas, pour la forme générale du moins, de celui des gens de bien moindre condition. A cette époque, en Bourgogne, « il n'y avait si petit compagnon de métier qui n'eust une longue robbe de draps jusques aux talions » 2. Malgré la rareté de l'iconographie génoise 3, tous les documents figurés confirment cette faveur de la grande robe de laine, plus peut-être ici qu'en d'autres cités.

Ceci peut étonner dans une ville peu renommée pour le travail des draps de laine. En effet, Gênes ne fut jamais une grande cité drapante. Ses draps sont encore, au Quattrocento, sinon méprisés par les bourgeois, du moins peu appréciés, jugés très communs, réservés aux vêtements très ordinaires et à une clientèle médiocre. Au contraire, le travail de la soie, des belles soieries teintes, brochées de fils d'or, s'y affirme dès la fin du Trecento et, peu après, assure une part importante des expéditions génoises vers les foires de Lyon et de Genève, une part notable donc de la fortune des marchands. L'art de la soie est l'œil de notre ville, affirmait alors le Conseil des Anciens. Aussi est-il très significatif de constater que le désir d'écouler sur place une production si importante pour l'équilibre social de la ville (les ouvriers de la soie sont bien plus nombreux que ceux de la laine : 2 303 tisserands contre seulement 423 de laine au début du XVIe siècle) 4 n'a pas suffi à atteindre, dans la mentalité génoise, la noblesse du drap de laine. Ceci montre assez comme les mentalités collectives et certains concepts de la mode peuvent l'emporter sur les impératifs économiques.

Le costume : Ville, « Rivières », Montagnes.

Dans quelle mesure cette primauté des étoffes de laine, aux résonances en quelque sorte morales, s'inscrit-elle dans la pratique ? Comment définir le costume et les modes des Génois ? Les sources qui permettraient une analyse directe et exhaustive manquent forcément. Les descriptions littéraires restent fort générales et ne donnent que des indications éparses, anecdotiques, pas toujours dignes de foi. Bernardin de Sienne, censeur plus qu'observateur averti, ne marque.

1. Statues de Francesco Vivaldi (sculptée en 1473), de Luciano Grimaldi (1479), de Ambrogio di Negro (1490), Francesco Lomellino (1509), Antonio Doria (1509), toujours en place dans la Sala del Capitano del Popolo. Cf. les planches XXIV à XXVIII de l'ouvrage : // Palazzo di San Giorgio, édité par le Consorzio Autonomo del Porto di Genová, 2e éd., 1 968.

2. Jacques de Cléry, en 1467. Cité par M. BEAULIEU et J. BAYLÉ, Le costume.... p. 41. 3. Voir cependant la tombe d'un marchand génois reproduite par E. PAN DI ANI, Vita Pri

vate..., planche p. 160. 4. Archivio di Stato di Genová (Abrégé désormais en : A.S.G) ; Senato. Diversorum Filse,

1073. Anno 1631.

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par ses sermons qui ont tant de fois résonné dans la ville au cours des années 1 440, que quelques originalités génoises face aux autres villes d'Italie : la prédominance du blanc pour les habits féminins, les chaussures plus hautes et les jupes plus courtes qu'ailleurs, surtout la coiffure plus soignée, agrémentée, si l'on peut dire, d'une sorte de chignon, le muschio 1. Certains auteurs de l'époque disaient aussi que le climat, plus clément, aurait incité les femmes à porter davantage de soieries; affirmation bien complaisante et bien simpliste.

Les documents d'archives, de nature très diverses certes, offrent des renseignements bien plus précis et circonstanciés. Pour le costume proprement dit et l'usage social des vêtements j'en retiendrai trois types.

Les lois somptuaires.

A Gênes on les trouve, retranscrites avec beaucoup de soin, dans les registres des délibérations du Conseil des Anciens 2. Mais ces lois, leur esprit et leur objet répondent à certaines préoccupations bien précises et leurs attaques sont évidemment guidées en ce sens. Elles visent essentiellement :

A maintenir une certaine tradition de modestie et de vertu. « Lex ad reformandos mores », la loi somptuaire s'inscrit dans un large courant de morale qui vise aussi, par exemple, le prêt à intérêt et les règles de la vie conventuelle. C'est ainsi que la loi de 1512 insiste, en particulier, sur le fait que les femmes ne doivent sortir que la poitrine couverte 3.

A maintenir une certaine ségrégation sociale, certaines différences entre le costume des femmes de marchands et les autres, plus spécialement les esclaves qui se voient interdire, en 1449, les robes trop longues ou agrémentées de soie 4 et, en 1512, les décolletés, les manches larges, ou différents ornements 5.

Surtout à limiter les dépenses vestimentaires trop élevées et à interdire ces investissements improductifs qui freinaient la circulation de la monnaie e. Aussi les lois se montrent-elles particulièrement sévères contre les bijoux les fourrures, les tissus précieux, les grandes dépenses lors des fêtes, cérémonies et mariages. Elles interdisent l'usage libre des toiles très fines, des soieries

1. Cité par E. PANDIANI, « Vita privata... », pp. 120-124. Voir aussi C. BELGRANO, Vita privata dei Genovesi, Gênes, 1876, p. 238.

2. A.S.G. Diversorum Registri, en particulier : n° 48-453, année 1449, le 7 mars (éditée par C. BELGRANO, Vita privata..., p. 501) et le 29 mars; n°-78-573 le 8 avril 1461 ; n° X-172, année 1506, le 25 février (éditée par E. PANDIANI, Vita privata..., p. 334); Diversorum filse, n° 20, le 18 décembre 1452. Le somptuaire de 1512, édité par C. BELGRANO, Vita privata..., pp. 256 et suiv.

3. C. BELGRANO, Vita privata..., p. 256 : « ... debeno de chi avanti andare cum lo pecto coperto, et similimenti le spale, ita che vengono a coprire le doe osse davanti de la gora; e la copertura del dieto pecto et spale sia de lo rebusto de sue iachete о veste, о de uno coleto de septa... », « ... che H famigli non possiano andare in casa como fora de casa alcuno in gippone ».

4. Ibid., p. 501. « Item decreverunt quod non liceat alicui vel serve vel olim serve, nupte et inupte, ullas ferre vestes quarum caude digitos quatuor excédât; nec insuper in vestibus, manicis, capite aut alia corporis parte ullum habere ornatum sericum cuiiusvis generis, sub репа flore- norum duorum. »

5. Ibid., p. 256. Les esclaves ne doivent porter aucun vêtement de soie, ni de filet sur la tête, ni de décolletés; elles ne doivent pas montrer leurs manches.

6. « Una grande quantitae de monea laquale se tegneria morta et occupa in vestimente e joie convertandose in mercantia poira addure grande fructi e grande utilitae. »

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MODE ET DRAPS DE LAINE A GÊNES J. HEERS

trop chères et, indication très significative, de certaines couleurs, non parce qu'elles sont trop voyantes mais parce qu'elles sont obtenues avec des colorants trop précieux; ainsi, en 1512, les robes « paonacie » et « scarlate ». Ces lois prétendent aussi limiter le nombre des robes pour les femmes (trois robes de soie dont une seule cramoisie et trois de laine, en 1 512 toujours), et même les dimensions de chaque type de vêtement. En 1506, on réglemente aussi la largeur et la circonférence des manches et l'on interdit de porter des habits de soie sous ceux de laine, ainsi que des manches de soie sur les autres manches. D'une façon générale, il semble que ces lois, peu ou pas respectées sans doute, aient plutôt favorisé l'usage des draps de laine en limitant celui des soieries.

Les inventaires après décès.

Les testaments, fort nombreux dans les f/'/ze de nos notaires génois, restent presque toujours fort discrets sur les biens mobiliers. Mais les inventaires après décès, donnent heureusement des informations bien plus circonstanciées. Ils sont, cependant, extrêmement rares et je m'en tiendrai à ceux publiés dans l'ouvrage de E. Pandiani, qui ont l'avantage de concerner de grands hommes d'affaires et, d'autre part, deux petits boutiquiers, dont un marchand de vin1. Chaque inventaire indique, pièce par pièce, tous les biens mobiliers y compris les bijoux et les vêtements; chaque habit se trouve ainsi minutieusement décrit : usage (homme ou femme, nom de la personne parfois), qualité et provenance des étoffes, couleur, nature de la doublure, largeur des manches même. Cette minutie témoigne déjà de l'intérêt que l'on porte à ces vêtements et à leur valeur (mais celle-ci n'est estimée en livres génoises que pour l'un des inventaires, le moins riche).

Les nobles-marchands possèdent de luxueuses garde-robes. Matteo Salvage qui n'appartient pas à l'une des toutes premières familles de la ville, loin de là, avait, avant sa mort en 1456 : neuf robes pour son usage personnel dont une de velours cramoisi, une de camelot (tissu d'Orient) et sept de draps de laine; deux sont de drap « double » et toutes les autres doublées de fourrures variées (vair, martre, pattes de loups). Il avait aussi trois grands manteaux doubles, garnis de fourrures ou de soieries. Sa femme possède six robes dont cinq de laine et une de velours, deux autres robes plus courtes et plus étroites (gonnel- lette) également de drap, plus un manteau de velours. Pour les deux filles, on trouve : trois robes (gonne) de drap, six gonnellette, toutes de drap également et toutes fourrées. L'inventaire ne porte mention que d'un seul vêtement ajusté et boutonné : une casaque (jornea ou giornea) de futaine pour ces filles.

Chez Tomaso Italiano, plus riche sans doute et qui habite bien « in contracta nobilium de Italianis », on trouve :

pour lui-même : huit robes toutes de drap : six doublées de fourrures et deux de soieries riches (cendal), plus deux capuchons de drap rose, un grand manteau également de drap et trois manteaux plus courts de draps de laine;

pour sa femme : quatre gonne de drap non doublées et une gonnelletta doublée;

pour ses trois filles : quatre gonne de drap non doublées et trois casaques, une de soierie et deux de draps de laine;

1. E. PANDIANI, Vita privata..., pp. 231-234.

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TECHNIQUES ET SENSIBILITÉS

pour ses deux jeunes fils : deux gonnellette de laine doublées de peaux et trois petits manteaux courts \ ■ .

Les garde-robes de deux autres nobles-marchands confirment bien ces indications. Dans la maison de Aimone Pinelli (en 1456), on a inventorié, en un compte spécial, les robes à son usage : seize robes, cinq capuchons, trois manteaux 2. Nicolo Antonio Spinola (en 1459) possédait, pour son usage personnel, treize robes toutes de draps de laine et toutes doublées de fourrure; plus six vêtements d'intérieur dont un seul de drap et les autres de futaine et soieries 3.

Voici maintenant les biens de deux hommes beaucoup plus modestes, de petits négociants :

un bottaio (marchand de vin) : quatre robes pour homme toutes de drap et toutes fourrées de peaux; quatre grands bonnets ronds de drap également dont deux très grands; deux grands manteaux et deux capuchons/deux vêtements d'intérieur tous de drap. Pour sa femme : quatre robes de drap, deux casaques et deux blouses 4 ;

un revenditor raubarum (fripier, en 1451) : très peu de vêtements et seulement pour femme : une gonna et une gonnellette de mauvais drap, une casaque de futaine et une blouse8.

L'étude comparée de ces inventaires conduit à quelques conclusions intéressantes :

On ne constate pas de différence de nature et de forme, dans le costume, liée aux conditions sociales et aux fortunes •; les vêtements sont les mêmes; les moins riches en possèdent beaucoup moins et de qualités plus médiocres. C'est donc le nombre des robes (dix à treize ici) et la qualité du drap qui marquent le grand marchand, le noble citadin. Au total le costume est bien un luxe tout de même : ce fripier Gerolamo di Ricobono, si pauvre en habits, possède par ailleurs deux esclaves.

Les draps de laine l'emportent d'une façon décisive, presque exclusive, tant pour les hommes que pour les femmes; on ne trouve que de très rares habits de soie.

Le luxe du costume, la variété des draps et des couleurs s'affirme tout autant pour les hommes que pour les femmes et même, semble-t-il, davantage. Un marchand possède une dizaine de bonnes robes.

Les vêtements pour les riches sont faits sur mesure; on indique qu'ils sont « pro usu et dolso », et les inventaires portent également, très souvent, mention de doublures de fourrures non encore employées, de pièces ou de coupons de drap.

1. Ibid., pp. 223-225. 2. Ibid., pp. 245, 246. Les couleurs et les doublures sont indiquées, non les qualités

de drap; il semble même impossible de dire s'il s'agit de soieries ou de lainages. 3. Ibid., pp. 255-256. 4. Ibid., p. 263. 5. Ibid., p. 219. La robe de drap mêlé est estimée 15 lires de Gênes, la giornea de futaine

seulement 8 lires. 6. Le costume bourgeois parait bien plus varié et diversifié, tant pour les formes que pour

les couleurs, dans une ville comme Paris où les traditions marchandes sont sans doute moins fortes et moins anciennes, où la présence de la Cour et de l'Université introduisent d'autres besoins et d'autres modes. Cf. С COUDERC, « Les Comptes d'un grand couturier parisien au XVe siècle », Bulletin de la Société de l'Histoire de Paris et de l'Ile-de-France. XXXVIII, 1911 pp. 118-192.

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La répartition des couleurs, enfin, montre bien l'existence d'une mode urbaine chez les grands marchands. On trouve, en effet : 73 pièces de costume de couleurs rouges (cramoisi, rouge vermillon, rose, pourpre), 17 de couleur noire, 13 de draps dits « mêlés », c'est-à-dire faits de fils de teintes différentes (mais certains à prédominance rose ou « claire »), 10 blancs, 7 bleus et 7 verts. La mode est donc bien aux couleurs éclatantes, à tous les rouges. Les femmes des marchands marquent les mêmes goûts que les hommes, sauf un intérêt pour le blanc (elles seules en possèdent). Mais, pour les autres conditions sociales, l'originalité de la garde-robe de ce petit marchand apparaît aussi d'une façon flagrante : chez lui seul on a trouvé 7 pièces de couleur bleue (turquoise pour être plus précis) et 2 de couleur verte. Ainsi les bleus et les verts semblent bien, dans les années 1450-1460, des teintes communes, peu appréciées des riches; elles indiquent une situation sociale inférieure ou une origine campagnarde peut-être, l'attachement à des modes anciennes.

Les /Ivres de comptes.

Les comptes domestiques donneraient évidemment d'autres renseignements sur les achats de draps ou de vêtements. A Gênes leur grande rareté ne permet que d'approcher quelques milieux, heureusement très divers. Il paraît ainsi intéressant d'opposer, tout de même, les goûts et les modes selon le temps et le contexte social.

Giovanni Piccamiglio, homme d'affaires qui vit au cœur de la cité, occupé au trafic des changes et autres jeux d'argent, représente un type social et un style de vie tout à fait « génois » et « marchand » *. Son livre de comptes, pour les années 1456-1460, marque d'abord la place des vêtements dans le budget familial : 290 lires sur un total de 6 050 et sur 1 840 lires de dépenses proprement domestiques. Si l'on excepte quelques robes achetées à sa fille Violantina pour son mariage, et son trousseau (nombreux coupons de soieries de toutes sortes), tous les vêtements sont de futaines et surtout de draps de laine. A noter que la robe de mariée elle-même (plus de 14 m), travaillée (acomocata) de façon à imiter une riche soierie damassée (camocato), est faite d'une étoffe de laine. Giovanni achète pour lui, pendant ces quatre années, une robe noire, une autre rose ornée de trois peaux de zibeline, et un court manteau bleu. La différence de prix entre le drap nécessaire aux deux robes, de même longueur (3,80 m), de même provenance (Angleterre), montre à quel point la couleur s'impose comme un luxe coûteux : 16 lires de Gênes pour la noire et 53 lires et demi pour la rose (plus 9 lires pour les zibelines) 2. Si sa femme n'achète alors que des futaines, du drap noir et une robe de drap blanc 8, sa sœur choisit des draps vermillon, pers et gris4 et sa belle-mère "du drap vermillon de Londres. Les filles portent du rose 5, du blanc, du vert, mais surtout du rouge vif, vermillon et cra-

1. J. HEERS, « Le livre de Comptes de Giovanni Piccamiglio », dans Hommes d'affaires génois. 1456-1460, Paris - Aix-en- Provence, 1961.

2. Ibid., f° XXIX, XXX, LXXX. 3. Ibid., f° LXXX. 4. Ibid., f° LIV. LXXVIII. 5. Ibid., f° L.

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moisi \ Son valet Valentino reçoit une paire de chausses et une cape rouge 2, et l'une des esclaves une petite robe de drap vermillon 3. Là aussi le rouge semble bien la couleur à la mode pour les étoffes de laine. On note aussi une certaine faveur pour les draps mêlés aux fils de couleurs différentes.

Cette mode des grands marchands, très différente à Gênes de celle des gens de métiers, ne se retrouve d'ailleurs pas dans toutes les villes de la Méditerranée occidentale. L'étude des 731 pièces de la boutique de Matteo da Vico à Palerme * conduit à d'autres conclusions. Si l'on excepte 37 pièces difficiles à déterminer, 59 pièces de draps mêlés, 183 de noirs très demandés au lendemain d'une forte épidémie de peste, 37 blancs et 89 camelots, il reste 326 pièces de couleurs bien identifiées. Les rouges ne font que 112 pièces (en comptant le paonazzo, violet pourpre) et les bleus-verts 198 pièces. Mais la clientèle de ce drapier-là est peut- être plus populaire qu'aristocratique.

En tout cas la mode citadine des rouges s'oppose nettement, en Ligurie même, à celle des campagnes, pour les nobles ruraux comme pour les paysans.

Giorgio Adorno tient les comptes de toute sa famille, de 1402 à 1408. Héritiers du doge Antoniotto, ces Adorni vivent alors dans leurs fiefs de Castelletto d'Orba, dans l'arrière-pays de la Riviera di Ponente : une dizaine de personnes et vingt-trois domestiques ou familiers. Ils y mènent une existence seigneuriale, fortifient leur château de Grimaldi, gèrent leurs biens fonciers, mais ils restent fort éloignés des affaires, du commerce et de la banque 5. Ces comptes montrent :

la place considérable des vêtements dans les dépenses domestiques et même dans le budget général de cette maison. Les frais d'habillements rassemblés en un compte récapitulatif spécial, se montent à 1 541 lires; celles de nourriture à seulement 379 lires; la solde et l'entretien des hommes d'armes atteignent 2 055 lires. Les dépenses totales (parmi lesquelles 1 500 lires pour la dot et le trousseau de l'une des filles) se chiffrent à 13 601 lires. Ainsi les vêtements représentent plus de 10 % des dépenses totales et 25 % environ des dépenses proprement domestiques;

en l'absence d'indication sur les pièces du costume, ces comptes donnent des renseignements précis sur la qualité des étoffes, leurs provenances, leurs couleurs et leurs prix. Tous les draps sont achetés directement à des drapiers de Gênes, de Savone ou même de petites villes plus proches; en fait, on les prend encore frustes puisque, par deux fois, les Adorni ont payé des artisans pour tondre les pièces de drap achetées aux drapiers (dépenses « pro acimaturis... »). Les vêtements sont coupés et cousus sur place par des tailleurs. Les salaires du tailleur n'atteignent que 52 lires; ceux du cordonnier (pour la fabrication des chausses et des chaussures), 10 lires. Soit seulement 62 lires de main-d'œuvre sur un total de 1 541 : moins de 5 %;

1. Ibid., f° XXXVIII, LXVI. 2. Ibid., f° XI, XXX 3. Ibid.. f° CXLIV. 4. С TRASELLI, « II commercio dei panni a Palermo nella prima meta del XV secolo », Eco

nomie e Storia, 1 947, pp. 140-1 66. « La bottega di Matteo da Vico », ibid., pp. 286-313, en particulier le tableau p. 301.

5. J. DAY, / Conti privât/' délia famiglia Adorno (1402-1408). Universita di Genová. Istituto di Storia Medievale e Moderna, Fondi e Studi, I, 1958, pp. 45-120.

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Les draps de laine remportent de très loin et, là aussi, s'imposent d'une d'une façon presque exclusive :

-— étoffes de laine 969 lires (70 % du total) — étoffes de lin ou chanvre .... 169 — (12% du total) — camelots 66 — — futaines 63 — — soieries 118 — ( 8 % du total)

Les couleurs témoignent également de préférences certaines et d'une mode bien définie : 22 pièces de drap de couleur noire, 18 de drap vert, 9 de gris ou de brun, 7 de drap blanc, 6 de rouge, 3 de bleu. Le noir, si rare, en dehors des deuils, chez les nobles marchands de la cité, habille plus souvent les nobles des fiefs. Quant au vert, dont la primauté paraît indéniable, il peut s'agir d'une mode plus ancienne et plus spécifiquement rurale.

Voici, un demi-siècle plus tard, en 1466, des indications sur les costumes d'un tout autre milieu social. Ce sont les listes des objets recueillis par les moines qui passent dans les villages de l'Apennin, derrière La Spezia, pour y prêcher la Croisade contre les Turcs. Parmi ces objets on trouve toute sorte de monnaies, et, essentiellement, des armes, du linge, des vêtements \ L'examen de ces listes donne une idée intéressante des mœurs et des modes dans ces petits bourgs perchés de la montagne. Ainsi, pour les impressions d'ensemble :

Le luxe du costume y paraît bien moins affirmé que dans la ville; ceci lié sans doute à l'absence de grands marchands enrichis par le commerce. On n'y trouve pratiquement aucune mention de soieries; les futaines, au contraire, sont fort nombreuses. D'autre part les moines n'indiquent ni le prix des vêtements (revendus aux enchères plus tard) ni la provenance des draps. Les rares mentions précisent : « draps de Gênes » et il est vraisemblable que tous les vêtements étaient taillés dans ces draps-là, de qualité médiocre. En tout cas, aucune pièce de scar/ate ou ďétamine ici, qualités si appréciées à Gênes.

Le costume semble bien plus varié : encore, certes, de longues robes de laine, mais bien moins nombreuses que dans la ville. Au contraire, davantage de robes courtes, de vestes, de casaques, de petits manteaux, et surtout un nombre important de chausses, pour les hommes comme pour les femmes, de drap, de toutes les couleurs. Ce sont bien des vêtements paysans, comme l'indiquent les calendriers sculptés, et, partout en Occident, les Livres d'Heures à la fin du Moyen Age. Il reste cependant que le vêtement de cérémonie, le vêtement noble, est ici, comme à Gênes, la robe longue.

Le choix des couleurs est aussi différent du choix urbain : 60 pièces de costume en bleu, 36 en rouge, 8 en vert, 8 en noir, 6 blancs. La prédominance des bleus, très sensible donc, montre bien un autre goût que celui des citadins. Ce goût rejoint celui du marchand de vin génois et traduit sans doute l'attachement à cette même tradition, plus ancienne. Dans ces années 1470 encore, l'analyse de l'inventaire des biens d'un marchand de draps dans une petite ville

1. J. HEERS, « La Vente des Indulgences pour la Croisade à Gênes et en Lunigiana en 1456 », Miscellanea storica ligure III. Milan, pp. 71-101.

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TECHNIQUES ET SENSIBILITÉS

ligure de Sestri Levante conduit aux mêmes conclusions : très peu de rouges et, au contraire, nombreuses mentions de draps bleus, blancs (écrus), noirs et « mixtes » \

La même prédominance des bleus se vérifiait déjà, un siècle et demi plus tôt, dans les comptes d'un marchand drapier de Forcalquier 2. Sur soixante-dix mentions de couleurs bien déterminées, ce drapier a noté 39 bleus, 5 verts, 16 jaunes et seulement 13 rouges. La recherche des jaunes étonne surtout ; c'est le seul marché où cette couleur semble appréciée ; on ne la rencontre nulle part ailleurs et nous savons à quel point elle pouvait être décriée en certains milieux urbains (réservée par exemple aux fous, aux bouffons). D'autre part, ce marchand a vendu 14 pièces de drap mêlé et 10 d'échiqueté (rayé dans les deux sens ou, plutôt, à carreaux). Donc, ici, une mode rurale, attachée surtout aux bleus à l'ancienne; mais très diversifiée tout de même.

Conclusions : costumes, modes couleurs

Tous ces renseignements, sans doute toujours fragmentaires et incomplets, concordent cependant.

1 . Tout d'abord, le beau drap de laine, reste bien un objet de grand luxe. A une époque où les vêtements de soieries variées et de velours de petits nobles et chevaliers allemands valent plusieurs domaines, où une chronique parle d'une veuve qui vend un village pour se faire tailler une robe de beau velours bleu 8, le marchand, noble ou simplement bourgeois, dépense encore des fortunes pour ses grandes robes de laine. Les comptes marquent d'une façon décisive la part de ces dépenses dans le budget familial et domestique; part plus forte encore à la petite cour des Adorni que dans la ville même.

En 1452, un Génois confie à un autre marchand de la cité deux pièces de drap de Gênes (ce ne sont pas, de loin, les plus chers) pour qu'il les transporte en Orient et, avec l'argent de la vente, achète une esclave 4. Les paysans même de l'arrière-pays de Grasse s'endettent pour acheter du drap de Courtrai et donner à leur fille une robe de mariage, tandis que les familles bourgeoises choisissent plutôt des draps de Malines, bien plus chers 5. A Sestri Levante, souvent les parents ne donnent qu'une seule robe de laine rouge en dot à leur fille.

Ce luxe pénètre beaucoup moins les campagnes ou les bourgs d'économie surtout rurale. A Forcalquier, sur environ 110 pièces de draps vendues par notre drapier, trois seulement sont des étoffes chères (vayr de Rouen, bleu de Saint- Denis, drap de Provins) ; toutes les autres viennent de Languedoc et se négocient à bien moindre prix e. L'absence de la clientèle aristocratique ou noble, de grands négociants, le fait que ce marchand vende aussi des vêtements tout faits et

1. Indication aimablement communiquée par Mlle Fr. Robin, qui étudie les actes des notaires de Sestri Levante à l'Archivio di Stato di Genová.

2. P. MEYER, Le livre journal de maître Hugo Tera/h, notaire et drapier à Forcalquier (1330- 1332). Notices et Extraits des Manuscrits de la Bibliothèque nationale. Académie des Inscriptions et Belles- Lettres, Paris, t. XXXV (1), 1919.

3. W. ABEL Geschichte der deutschen Landwirtschaft von fruhen Mittelalter bis zum 19. Jahrhundert, Stuttgart, 1962, pp. 124-125.

4. A.S.G., notaire Oberto Foglietta, f. 2, n° 432. 5. P. L. MALAUSSENA, La Vie en Provence orientale aux XIVe et XVe siècles. Un exempte :

Grasse à travers les actes notariés. Thèse de Droit, Nice, 2 vol., 1967, p. 171. 6. P. MEYER, Le livre journal...

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communs, chausses, capuchons et même manches, expliquent, sans doute, cet assortiment médiocre. La comparaison entre le marché de ce bourg de la montagne et celui de Riez г, siège d'évêché, enrichi par le trafic et lieu d'approvisionnement pour une nombreuse noblesse rurale est, du point de vue du commerce des draps et de la recherche du luxe dans le costume, tout à fait significative.

2. D'autre part, à Gênes même et en Ligurie, sans doute aussi dans la montagne provençale, s'affirment deux types de marché de consommation. D'une part, une clientèle aux traditions anciennes, attachée aux couleurs vertes ou bleues : celle des hommes de peu dans la ville, des petits artisans, celle aussi des bourgs de la campagne et même celle des familles seigneuriales de la Rivière, coupées par leur genre de vie et leurs activités, de la grande ville. D'autre part, la clientèle des riches marchands, qui, tout en restant strictement fidèles aux grandes robes anciennes, accueillent avec faveur les nouvelles couleurs de la gamme des rouges et des pourpres. L'opposition se marque donc avant tout par les teintes différentes. La mode n'a pas atteint les autres habitudes fondamentales. Les draps de laine résistent parfaitement, pour les vêtements de dessus au moins, à la concurrence des soieries chez les riches, et même à celle des tissus mélangés, plus légers, chez les pauvres. Le marché de consommation génois reste donc bien un marché des draps de laine.

3. A noter aussi, parmi les marques d'attachement à certaines traditions, l'usage encore très fréquent des camelots d'Orient, tissus faits parfois de poils de chameau, mais ici, bien plus souvent, de poils de chèvre. Un des grands centres de fabrication en était l'île de Chypre, et, sous la domination génoise, des marchands de la côte ligure en tenaient du roi le monopole 2. En 1 492 encore, Antonio Gallo, notaire à Gênes et quelque peu drapier, reçoit de Chio 90 pièces, puis quatre autres lots de 113 pièces au total de « camelots angora »; il en vend dans sa propre boutique 8. Les inventaires et comptes disent que tous les marchands en achètent volontiers pour quelques pièces de leur costume.

Le choix des draps d'importation.

Gênes est aussi, et même surtout, un centre d'exportation ou de redistribution des tissus d'Occident, plus particulièrement de ceux du nord, vers tous les pays de la Méditerranée. D'où, pour le marchand génois, l'obligation de bien connaître les modes lointaines. Cette connaissance, il l'acquiert sans doute par ses voyages, par la fréquentation des comptoirs lointains et des marchands étrangers qui suivent les caravanes, et plus encore par les lettres de ses correspondants qui exigent telle qualité de drap plutôt qu'une autre. On sait quelles informations précises donnent les lettres marchandes sur toutes les places de l'époque, grâce à une analyse, parfois très circonstanciée, des besoins et des clientèles, ainsi pour celles reçues par Francesco Datini * ou encore par la Grande Compagnie de Ravensburg 8. Malheureusement de tels documents, au demeurant assez

1. E. BARATIER, « Le notaire Jean Barrai, marchand de Riez au début du XVe siècle », Provence historique, pp. 254-274 ; sur les draps vendus à Riez, cf. infra pp. 1 1 1 1 et 1 1 1 2.

2. A.S.G., notaire Branca de Bagnara, f. 11 (2e partie), n° 58, année 1451 : vente de la ferme des teintureries et du droit d'apposer les bulles pour tous les camelots de la ville de Nicosie. Ces teintures étaient, en grande partie, obtenues avec de l'indigo.

3. E. PANDIANI, Vita privata.... p. 289-290. 4. F. M ÉLIS, Aspetti délia vita... 5. A. SCHULTE, Geschichte der grossen Ravensburger Handelsgesellschaft (1380-1530)

Stuttgart-Berlin, 3 vol., 1923. (Lettres publiées en Appendices.)

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TECHNIQUES ET SENSIBILITÉS

rares, font totalement défaut pour Gênes; si bien que nous restons ignorants des inquiétudes et des préoccupations des commis établis à l'étranger ou des voyageurs de passage. Cependant, une série de trois lettres retranscrites par un notaire, pour les besoins d'un procès, donne une idée suffisamment claire et circonstanciée des pratiques des marchands génois qui, en ce domaine, se montrent aussi curieux et précis que leurs voisins et concurrents l. Après avoir annoncé l'arrivée, à Malaga, le 2 mai 1454, de la nef de Melchione Doria venant d'Angleterre, l'auteur poursuit : « de cette nef on a déchargé 800 pièces de drap large que j'ai reçues pour votre compte et vos associés ; mais ils sont loin d'être de la qualité que nous avions demandée ! Les bleus sont très clairs presque célestes, alors qu'ici ils les vendent très foncés, même s'ils sont de mauvaise laine ». Indication qui montre bien l'importance des modes et des couleurs, plus décisives que la qualité. Suit le prix de vente des pièces selon leur provenance, allant de 36 besants (draps de Ludlow) à 48 besants (draps de Northampton) la pièce. Ces draps bleus, débarqués à Malaga, pouvaient gagner ensuite le Maghreb et alimenter le commerce transsaharien. Cette prospection des marchés s'applique, évidemment, de la même façon, à tout le Maghreb (Tunis surtout) et à l'Orient (Chio pour la Turquie).

Cette importance décisive de la couleur des draps était déjà clairement exprimée, dans les années 1360-1365, dans toutes les lettres expédiées de Naples par Borgogonne di Jacopo, associé de Francesco di Jacopo del Bene. Ainsi : « Si vous m'envoyez des draps, ne m'envoyez ni rouges ni roses mais les couleurs que je vous ai demandées, des blancs et quelques bleus », ou : « Ne m'envoyez pour le moment ni vert ni rose et seulement de vrais turquoises... », et encore : « vous m'avez envoyé des bleus et des rouges... mais c'étaient de gros draps et ce n'étaient pas des couleurs pour Naples mais bien pour la Pouille ». Ce qui fait dire à Hidetoshi Hoshino : « II semble qu'à Naples la vente des draps était conditionnée, d'une façon déterminante, par les continuelles variations de la mode et des goûts »; et plus loin : « Les caractéristiques particulières des marchés du Sud demandaient une profonde capacité d'observation des différentes conditions et tendances du marché » 2.

F. Mèlis publie une lettre du correspondant de Datini à Valence, très nette sur ce point : « Nous avons ouvert quelques balles de vos draps... Mais les turquoises sont trop foncés; une autre fois vous y prendrez garde... Nous avons ouvert ceux de Prato ; ce sont de très beaux draps ; mais nous avons été peines de voir leurs couleurs. Nous vous avons toujours dit qu'ils devaient être turquoise clair, azur ou émeraude; et ceux-ci sont de couleurs à ne jamais pouvoir les vendre. Donnez l'ordre qu'on ne nous envoie plus de telles couleurs; par Dieu, nous vous en prions » 3.

Les marchés de consommation : Gênes, « Rivières » et Montagnes.

Ce marché génois des draps, à la fin du Moyen Age, marché de consommation ou de transit, tient toujours compte de la mode, d'exigences fort diverses, sinon contradictoires. A cette diversité correspond celle des courants d'échanges.

1. A.S.G., notaire Girolamo Ventimiglia, f. 1, n° 1 : lettres du 27 mai 1454, 17 mai 1455, 17 mai 1457.

2. Hidetoshi HOSHINO, « Francesco di Jacopo del Bene, cittadino fiorentino del Trecento », Annuario Istituto Giapponese di Cultura, IV, 1966-1967, pp. 54-55.

3. F. MÈLIS, Aspetti délia vita..., p. 706.

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MODE ET DRAPS DE LAINE A GÊNES J. HEERS

Aussi peut-on voir comment les demandes conditionnent l'évolution des achats Outre- Monts et, d'autre part, orientent la production génoise elle-même dans un nouveau choix, au XVe siècle, afin de satisfaire les marchés d'Orient.

Les provenances des draps importés par les marchands génois dans leur ville même ou dans le monde méditerranéen, évoluent d'une façon vraiment spectaculaire au cours du Trecento et du Quattrocento. Cette évolution, connue dans ses grandes lignes pour l'ensemble des marchés d'Occident, ressort directement de l'étude de quelques registres douaniers — pas assez nombreux à notre gré — et aussi de l'analyse des actes notariés conservés, eux, en nombre si considérable qu'ils pourraient défier tout examen exhaustif. De ce point de vue, les Recueils d'actes sur les relations commerciales entre Gênes et les pays d'Outre- Monts, publiés par Mme R. Doehaerdt, par С Kerremans, puis surtout par Mme de Sturler rendent d'inappréciables services et, pour les périodes qu'ils envisagent, dispensent de tout autre recours x.

1. Dans un premier temps, jusque vers les années 1330, les draps du Nord vendus à Gênes proviennent par voie de terre des foires de Champagne. Les statistiques établies par R. L Reynolds, d'après les actes d'un notaire génois pour l'année 1197, indiquent des importations de draps d'Ypres pour une valeur de 1 004 lires génoises; viennent ensuite ceux d'Arras (420 lires), de Lille (332 lires) et d'Amiens (258) puis, très loin de Cambrai (95) et de Valenciennes (72). Notons pourtant que les tissus du Nord supportent déjà la concurrence de ceux de Champagne (Provins, 240 lires) et même d'Angleterre (258 lires) 2. Ces provenances indiquent bien le rôle déterminant de la route qui joint les foires à la Flandre; les étoffes d'Angleterre arrivent par Bruges. Les couleurs les plus prisées sont alors les bleus, verts et bruns; on ne trouve aucune mention de rouge. Un peu plus tard, toutes ces étoffes du Nord se désignent par le nom, très général de panni francigeni ou de panni franceschi ; cette mention apparaît dès 1243 dans les actes notariés génois et indique aussi bien les draps de Flandre que ceux du nord de la France 3.

Il semble assuré que les plus gros marchés d'exportation aient été ici les grands centres textiles de la Flandre maritime. Les draps de Bruges, Ypres et Gand semblent de loin les plus appréciés. Viennent ensuite ceux d'autres villes comme Douai. Mais, très souvent, nos notaires ne mentionnent pas la provenance exacte des tissus de laine, se contentant d'en noter l'origine « française » 4. Cependant, pour un marché de consommation relativement proche et que l'on peut assimiler à celui d'un gros bourg des Rivières de Gênes, les actes notariés de Grasse donnent, en 1308-1309, au contraire, de nombreuses précisions, fort intéressantes : provenances, couleurs, prix et clientèles et même usages. La hiérarchie des prix et des valeurs s'établit ainsi : s

1. R. DOEHAERD, Les relations commerciales entre Gênes, la Belgique et Г Outre-Monts d'après les Archives notariales génoise, aux XIIIe et XIVe siècles, Bruxelles-Rome, 3 vol., 1941 ; R. DOEHAERD et C. KERREMANS, Les relations... 1400-1440, Bruxelles- Rome, 1952; L. LIAGRE- DE STURLER, Les relations... 1320-1400, Bruxelles-Rome, 2 vol., 1969.

2. R. L. REYNOLDS, « The Market for Northern Textiles in Genoa », Revue belge de Philologie et d'Histoire, 1929, pp. 831-851, en particulier p. 846.

3. R. DOEHAERD, Les Relations..., t. I, pp. 192-193. 4. L. LIAGRE-DE STURLER, Les Relations..., t. I, pp. CXXIV à CXXVIII. 5. R. AUBENAS, « Commerce des draps et vie économique à Grasse en 1308-1309 »,

Provence historique, 1959, pp. 201-212.

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TECHNIQUES ET SENSIBILITÉS

les beaux draps de Flandre, en particulier celui que l'on appelle le « rouge d'Ypres » (rubeum Ypre) ou le moré (moretum, c'est-à-dire noir violacé) à 40 ou 41 sous la canne,

les draps verts de Châlons-sur- Marne qui varient de 29 à 38 sous la canne, les étoffes plus légères de Paris ou de Champagne (Provins surtout) : mêlé

et biffe (tissu rayé, biffé, peu serré, de qualité inférieure), de 24 à 32 sous, utilisés pour les capuchons,

les étoffes très médiocres d'Italie : tissus de Florence (14 à 15 sous) et serges de Gênes à 8 sous, pour les chausses, jambières et guêtres,

enfin les mauvais draps de pays tissés sans doute dans la montagne, qui ne trouvent acquéreurs, à 4 ou 5 sous ou même à quelques deniers la canne (mais ici les pièces sont sans doute plus étroites) que dans les hameaux paysans.

Cette analyse du marché de Grasse souligne nettement les différences considérables de prix entre les mauvais tissus et les meilleurs, qui valent environ dix fois plus. Elle montre aussi l'attention portée à la couleur : le rouge est devenu la marque du grand luxe pour cette bourgeoisie méditerranéenne. Cette mode du rouge n'est pas évidente et la comparaison avec les draps flamands importés à Gênes, un siècle plus tôt, paraît tout à fait significative. Pour le même drap, celui d'Ypres, la mode est donc passée des bleus, bruns ou verts aux rouges. La production flamande s'est donc bien, dans l'intervalle, adaptée à un goût nouveau. Chaque variété de tissu répond aussi à un usage particulier.

2. Une première évolution de cet important trafic, primordial à bien des égards, s'affirme dans ces années 1330-1340. Elle se marque aisément par :

une plus grande précision dans l'identification des draps. Le notaire indique presque toujours, à Gênes, à défaut de la couleur, la provenance exacte, la ville d'origine. Ce souci nouveau témoigne sans doute d'un plus vif intérêt aux différences de qualités, d'une clientèle plus difficile, plus attentive aux goûts du moment;

par la place considérable que prennent les draps proprement français, les plus nombreux de loin pour ce marché génois. Les centres de production ne sont plus ceux du nord de la France, mais de Normandie (Louviers surtout, puis Çaen et Rouen), de Champagne (Châlons-sur- Marne, puis Provins) et de l'Ile- de-France (Beauvais, Paris) ;

par le recul très marqué des étoffes de la Flandre maritime (Ypres, Bruges, Gand). Désormais les beaux draps viennent des centres du Brabant : Bruxelles et Malines, spécialisés dans la production d'étoffes de haute qualité et de grand prix. D'autre part, nous constatons bien la conquête de ce marché génois par les draps de la vallée de la Lys : Wervik, Courtrai et Comines. Cette industrie de caractère bien plus rural que ses voisines, donne des tissus plus légers, de qualité moyenne, moins riches d'aspect et aussi moins chers. A cette époque, c'est-à-dire dans les dernières décennies du XIVe siècle et jusque vers 1410, ces draps légers s'imposent, non seulement à Gênes, mais aussi sur tous les marchés méditerranéens : à Pise 1 comme à Barcelone2 et à Palerme 3. Ils répondent, certainement, à une demande nouvelle.

1. F. M ÉLIS, « Uno sguardo al mercato dei panni di lana a Pisa nella seconda meta Trecento », Stud/ in onore del Prof. Vittorio Franchini, Economie e Storia, VI, 1959, pp. 321- 365.

2. F. M ÉLIS, « La diffusione nel Mediterraneo occidentale dei panni di Wervicq edellealtre città délia Lys attomo al 1400 », Studí in onore di A. Fanfani, Milan, 1962, t. Ill, pp. 215-243.

3. C. TRASELLI, // mercato...

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MODE ET DRAPS DE LAINE A GÊNES J. HEERS

Les registres des douanes de Gênes, pour les années 1376-1377, étudiés par J. Day, confirment très exactement et précisément ces indications К Si le scribe néglige le plus souvent de noter les couleurs des draps, il en inscrit la valeur. Les fortes différences de prix soulignent cette hiérarchie des produits, cette attention évidente portée à la qualité, à la nature même des étoffes :

Les draps de Comines valent 21 livres de Gênes la pièce 2; ceux de Wervik, de 32 à 35 livres 3. Mais ceux de Bruxelles et de Malines atteignent régulièrement 50 livres 4. De plus, certaines étoffes de très grand prix, recherchées non plus tellement pour la finesse de la laine et la qualité du tissage, mais pour l'apprêt et la teinture s'affirment nettement. Le drap ď « écarlate », mentionné d'ailleurs une seule fois, ne semble pas plus apprécié que les draps du Brabant : 50 livres la pièce aussi 6 ; ces écarlates, dont on a tant parlé, semblent des draps de toutes les couleurs, mais très fins et plusieurs fois retondus e. La raison du plus haut prix tient essentiellement à la couleur : une pièce de drap dit de grana est estimée 125 livres; une autre, dite de grana de Gênes, 75 livres 7 : il s'agit d'étoffes teintes avec la cochenille et non avec la garance.

Enfin, toujours pour la même période, ici exactement 1320-1350, l'analyse du marché des draps étrangers à Grasse conduit, avec quelques nuances minimes, aux mêmes conclusions 8 : disparition des draps lourds de la Flandre maritime, remplacés par les étoffes brabançonnes de Bruxelles et de Malines, plus large diffusion des tissus de Courtrai et de Wervik, de qualité moins exceptionnelle 9. Les draps proprement français, ici, se vendent très peu; ceux de Languedoc tiennent, au contraire, pour une clientèle plus médiocre et le vêtement quotidien, une place importante; ceux du pays même, les moins chers, difficiles à identifier et sans doute grossiers, souvent sans apprêt ni teinture, n'habillent que les paysans ou les pauvres.

Le marché reste encore le même, un siècle plus tard, dans une petite ville de Haute Provence, à Riez, où le notaire Jean Barrai, drapier, marchand de blé et de bois, importe en quatre années (1419 à 1423) 300 pièces de drap venant de 33 centres différents et vendus à 500 acheteurs différents 10. Donc un marché très largement ouvert et bien approvisionné. Un marché de luxe aussi : seuls les bons draps étrangers se négocient dans la boutique du drapier; les autres étoffes, grossières, tissées dans la montagne, dans les villages autour de Seynes-les-

1. J. DAY, Les douanes de Gênes, 1376-1377. Paris, 2 vol., 1963. 2. Ibid., I, f. 95 v. 3. Ibid.. I, f. 176 v., 223 v., 225 v.; Il, 60 v., 171 v. 4. Ibid.. I, f. 80 v., 117 v., 172 v.; Il, f. 73 v., 105 v., 119 v., 156 v., 208 v.,

218 v., 221 v. 5. Ibid.. II. f. 211. v. 6. J. B. WECKERLIN, Le drap « scarlate » au Moyen Age. Essai sur /'etymologie et la signi

fication du mot écarlate et notes techniques sur la fabrication de ce drap de laine au Moyen Age, Lyon, 1905; K. ZANGGER, Contribution à la terminologie des tissus en ancien français dans les textes français, provençaux, italiens, espagnols, allemands et latins, Bienne, 1945, pp. 50-51.

7. J. DAY, Les douanes.... Il, f. 208 v. 8. P. L. MALAUSSENA, La vie en Provence orientale..., pp. 166-176. 9. De même dans la ville de Brignoles, cf. O. MASSON-BESSIÈRE, « Le commerce et la

société à Brignoles au milieu du XIVe siècle (1336-1348) », Provence historique, 1964. 10. E. BARATIER, Le notaire Jean Barrai...

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TECHNIQUES ET SENSIBILITÉS

Alpes — étoffes dites : blancs, gros blancs, bruns, bruns, anchins, sans apprêt ni teinture — sont mises en vente avec les bois et les métaux, dans une sorte de bazar, la « botiga de ferrateria e dels draps grosses ». Les bons draps valent de dix à vingt fois les autres. La clientèle est, naturellement, toute différente : d'une part, l'évêque et ses chanomes, les seigneurs des alentoure, les autres marchands de Riez; d'autre part, les paysans. Le costume est bien ici la marque, par la qualité et les couleurs, de la distinction sociale. Parmi les bons draps, ceux de Bruxelles et de Malines, les plus chers, et les draps d'Angleterre se font rares. On trouve surtout des tissus importés de Languedoc, de Normandie (Bernay, Saint- Lô) x, de Flandre (Courtrai, Wervik). Tout en bas de l'échelle, quelques pièces de Fribourg-en-Brisgau, draps blancs et bruns, très bon marché. Seuls les draps précieux de Bruxelles et de Malines sont teints en rouge.

Mais, à Gênes même, une seconde révolution dans ces courants d'échanges, plus décisive, en tout cas spectaculaire, se dessinait déjà aux alentours des années 1400. Elle présente, en fait, deux aspects. L'un est bien connu : la conquête des marchés du midi par les draps d'Angleterre qui l'emportent sur tous ceux de Flandre et de France. Le second l'est moins : la montée des draps italiens, de Lombardie et de Toscane, sur les marchés d'outre-mer, d'Orient surtout.

Les draps anglais sont encore totalement absents des comptes douaniers de 1376-1377 2; ils apparaissent, mais rarement, dans les actes notariés génois à partir de 1 386 3. En 1 400 encore, la cour des Adorni, à Castelletto n'en achète pas : ils n'ont donc pas pénétré sur les marchés des bourgs de la Rivière ni même à Savone *. Mais les actes publiés par Mme Doehaerdt pour la période 1400-1440 soulignent leur progression et leur succès. Vers le milieu du siècle, tous les documents d'archives indiquent, à Gênes, la place considérable des importations d'étoffes anglaises dans la vie marchande et dans les mœurs. Elles forment l'un des tout premiers articles peut-être même le premier, des importations génoises et du commerce de transit et de redistribution vers les pays de la Méditerranée. Elles représentent la quasi-totalité des cargaisons au retour de l'Atlantique. Sans doute les qualités semblent assez diverses. Les commis des douanes et les notaires distinguent toujours les draps larges (panni larghi) des draps étroits (panni strict/') de qualités inférieures, qui ne semblent pas destinés aux mêmes usages 6. Ces deux qualités correspondent, en fait, à une double production ; ainsi, dans la région de Bristol, on foule les straits, selon d'anciennes techniques, dans les villages de la plaine, échelonnés dans la vallée de la Parrett; les draps larges, au contraire, sont foulés dans les bourgs et manoirs des collines par les moulins6. Dans les Cotswolds aussi, les moulins des Stroudwaters, si caractéristiques de l'évolution des manoirs seigneuriaux, foulent des draps larges soit tissés sur place, soit amenés des gros bourgs voisins (Cirencester) 7.

1. F. DE В EAU REPAIRE, Un bourg drapier au Moyen Age : Saint- James, Saint- Lô, 1966. 2. J. DAY, Les douanes.... Il, f. 208 v. 3. L. LIAGRE-DE STURLER, Les Relations..., I, p. CXXVIII. 4. J. DAY, / conti privât/'..., p. 61 ; aucune mention de draps anglais. 5. Voir surtout, outre les documents génois, les séries des registres douaniers du Public

Record Office de Londres, en particulier : Southampton Royal Customs 1449 (E 122/141/33), 1454-1455 (E 122/141/35), 1456 (E 122/208/8). Southampton Waterbailiff's Port Book : 1448-1449, 1450-1451, 1455-1456. Collection of Turnage and Poundage (E 122/203/3). Voir aussi : J. HEERS, « Les Génois en Angleterre : la crise de 1458-1460 », Studi in onore di A. Sapor/, t. I, Milan, 1957.

6. H. C. DARBY, A geographical history of England, Cambridge, 1936, p. 257. 7. E. M. CARUS-WILSON, Evidences-

Mil

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MODE ET DRAPS DE LAINE A GÊNES J. HEERS

Les bourgeois de Gênes n'achètent que ces draps larges pour leur usage. Leur prix élevé justifie parfois, malgré le meilleur marché de la voie maritime, leur transport par les routes de terre et les foires du Piémont ou de Lombardie г. Nos documents en indiquent rarement la provenance exacte; on dit souvent draps de Londres, mais il est vraisemblable que l'on désigne ainsi des draps achetés et non pas forcément fabriqués à Londres; on trouve rarement d'autres indications : Ludlow ou Winchester. Mais, sauf rares exceptions, tous les inventaires et les contrats indiquent la couleur. C'est bien elle qui détermine le prix plus ou moins élevé des draps anglais. La canna vaut, vers 1 460, de 1 40 à 1 70 sous de Gênes pour les draps mêlés, 165 sous pour les violets, 200 sous pour les blancs, 235 sous pour les violets de grana, 280 à 300 sous pour les vermillons, enfin 400 sous pour les rozee 2. Ainsi le prix peut plus que doubler selon la couleur, et la qualité même du colorant justifie d'importantes différences. La recherche du rouge se confirme nettement.

Au Quattrocento les beaux draps d'Angleterre ne souffrent d'aucune concurrence sur le marché génois : ce sont les plus appréciés, toujours recherchés et plus chers que les autres. Les meilleurs draps de Milan, toujours vers 1460, n'atteignent pas 75 sous la canne et ceux de Gênes pas plus de 70 sous. Ainsi une différence de une à cinq fois et même de une à six avec ceux d'Outre- Manche ! Cette fortune dure plusieurs décennies; entre 1495 et 1537 encore les commis des douanes génoises notent scrupuleusement toutes les qualités de ces tissus anglais 3.

Cependant le marché de réexportation et de redistribution contrôlé par les hommes d'affaires génois et leurs navires paraît alors plus complexe. Sans doute les draps anglais tiennent ici, encore, la première place. On les voit largement diffusés dans tout le monde méditerranéen et plus particulièrement dans les pays musulmans. Certains lots valent plusieurs milliers de lires 4. Cependant, vers 1460, ces expéditions se dirigent plutôt vers l'Occident musulman que vers l'Orient. Les chiffres du registre douanier de 1445 le soulignent nettement : ainsi le navire de Stefano Doria qui part d'Angleterre le 2 décembre 1445 porte 22 balles de draps anglais larges pour Cadix, 22 pour Malaga, 65 pour Tunis et 33 pour Chio 5. Les actes notariés pour ces années 1440-1470, ne font mention que d'assez faibles envois de draps anglais vers Chio, pour le compte des Génois.

D'autre part, ces draps anglais semblent peu recherchés dans les villes chrétiennes d'Aragon : 3 pièces de Londres sur un total de 731 pièces dans la boutique

1. A.S.G., notaire Risso Baromeo, f. 2, n° 228, année 1452 : draps anglais « rozee fine » et mêlés clairs arrêtés à Asti venant de Genève. Notaire Vernazza Giovanni, f. 2, n° 96, année 1465 : draps de Londres vermillon échangés à la foire de la Saint- Michel, à Pontestura sur le Pô, contre de la laine d'Espagne.

2. J. HEERS, Gênes au XVe siècle. Activités économiques et problèmes sociaux. Paris, 1961, p. 233.

3. D. GIOFFRÉ, « II Commercio d'importazione genovese alla luce dei Registri di Dazio (1495-1537) », Stud/ in onore di A. Fanfani, t. V, Milan, 1962, pp. 113-242.

4. En 1448 : 108 pièces de draps larges d'Angleterre livrés à Tunis par un seul marchand (A.S.G., notaire Brevei Guirardo, f. 1, n° 252). Contrat signé à Southampton en 1456 : 250 pièces de draps chargées par un marchand pour le trajet Cadix- Malaga-Oran- La Calle (A.S.G., notaire Pilosio Benedetto; Gazarie : 2e partie de la filza, 14 octobre 1456). En 1463, 5 balles (74 pièces et 7 balles (116 pièces) expédiées de Londres pour Tunis (ibid., le 1er octobre 1463). En 1460 : 44 balles de draps larges, soit 514 pièces et 20 000 livres en valeur pour Cadix et Grenade (A. S. G., notaire Leardo Antonio, f. 1, n° 29).

5. A.S.G., Sala 36. Caratorum veteris, anno 1445, f. 96 et suiv.

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Annale» (26* année, septembre-octobre 1971, n* 5) 15

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TECHNIQUES ET SENSIBILITÉS

de ce drapier de Palerme. Les liens économiques et politiques entre Valence, Barcelone et Palerme, un goût autre sans doute, la recherche d'étoffes plus légères ou du moins différentes expliquent un quasi-monopole des étoffes « catalanes » 4 Les draps anglais trouvent donc surtout preneurs dans les villes du Maghreb et l'on peut penser que cette orientation décisive du marché est liée au commerce des caravanes transsahariennes.

Les expéditions importantes vers l'Orient partent plutôt de Gênes que de Londres ou de Southampton et concernent essentiellement des draps toscans ou lombards. Dès la fin du XIVe siècle, les valutě de l'Archivio Datini montrent que Florence avait conquis là un important marché, source de gros revenus pour ses hommes d'affaires. A Damas, en 1386, on ne compte que deux qualités de draps : ceux de Florence entre 500 et 1 000 diremi la pièce, et ceux de Barcelone à 180 diremi '; en 1393, on n'y trouve que les draps de Florence à 950 diremi, de Milan à 700, de Barcelone à 220. A Alexandrie d'Egypte, en 1396, les étoffes de Florence valent toujours le double de celles de Catalogne ou de Narbonne *. Vers le milieu du siècle, les grosses ventes génoises à Chio, et de là, à Brousse, portent toujours sur les draps italiens que l'on expédie par dizaines et même par centaines de pièces 3 ; en 1 458, 800 pièces de drap de Vérone, valant 2 080 ducats, quittent Gênes pour l'Orient, pour le compte d'un seul marchand 4.

Les draps de Gênes.

Aussi les hommes d'affaires génois s'intéressent-ils à différents marchés étrangers. Dans les années 1450, il semble que leurs exportations outre-mer ne soient en fait, le plus souvent, que la redistribution d'étoffes étrangères, anglaises, lombardes ou toscanes. Un choix s'opère évidemment selon les différentes demandes. Mais, à cette époque, on assiste aussi à une remise en ordre de l'industrie génoise des draps afin de mieux exporter les produits de Gênes non plus seulement vers les campagnes proches mais aussi vers les marchés traditionnels de l'Orient.

Jusque-là le drap de Gênes paraissait de qualité fort médiocre; son prix restait très inférieur à ceux de Lombardie et surtout d'Angleterre. Ces draps, très ordinaires ne dépassent pas 20 ou 22 livres la pièce. Leur production est toujours entre les mains de lanerii, personnages de peu d'envergure qui reçoivent souvent de l'argent, que des marchands de la cité leur confient en prêts ou en vertu d'un contrat de vente à terme. Parfois le lanerius, qui dirige tout de même toutes les opérations, reçoit de l'homme d'affaires des laines brutes en même temps que l'argent. On désigne ces étoffes, dans les années 1460, sous les noms de panni bass/ ou panni strict/' ou encore draps « de troisième sorte » 5. Ce sont, sans aucun doute, des étoffes légères peu appréciées.

Les draps de Gênes n'intéressent pas les riches marchands de la ville mais

1. C. TRASELLI, La bottega..., p. 302. 2. Archivio Datini di Prato. Valutě di mercanzie, n° 1171. 3. A.S.G., notaire Tommaso de Recco, f. 2, n° 381, année 1458 : 19 pièces de draps de

Florence à Brousse; Ibid., n° 433, année 1458 : 28 pièces à Brousse; notaire Oberto Foglietta, f. 10, n° 58, année 1465 : 28 pièces pour Chio; notaire Antonio de Fazio, f. 20, n° 255, année 1 459 : 60 pièces de Florence pour l'Orient ; notaire Bernardo de Ferraris, f . 2, n° 1 62, année 1 450 : 20 pièces de Vérone pour l'Orient.

4. A.S.G., notaire Tommaso de Recco, f. 2, n° 100. 5. A.S.G., notaire Oberto Foglietta, f. 10, n° 103.

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MODE ET DRAPS DE LAINE A GÊNES J. HEERS

seulement une clientèle de petites gens. La répartition des couleurs dit bien que cette production ne suit pas les modes aristocratiques mais reste fidèle à d'anciennes traditions ou recherche d'autres marchés. Les draps blancs, non teints, paraissent fort nombreux et constituent parfois des commandes entières \ En 1464, sur un lot de 200 pièces vendues à Gênes par deux frères lanerii, 100 sont blanches sans aucune teinture, 60 turquoise clair, 20 vermillon, 15 bleu clair, 5 azur 2. L'année suivante, sur 100 pièces livrées à un grand marchand, 10 sont vermillon, 10 vert clair, 20 bleu clair, 60 turquoise 3. Dans les deux cas les bleus font 80 % des draps teints. Cette prédominance des bleus et accessoirement des verts s'était affirmée à Gênes, pour ces fabrications médiocres, dès les premières années du Trecento et s'est donc maintenue près de deux siècles *.

Hors de la ville, ces petits draps s'exportent vers les campagnes, le district de Gênes et les Rivières; nous l'avons déjà noté pour les villages derrière La Spezia. Les contrats notariés font constamment état d'expéditions de draps ordinaires vers les deux Rivières et la Corse 6. Au-delà ils trouvent aussi une clientèle dans les pays de la Couronne d'Aragon : à Naples même et sur la foire de Salerne V en Sicile 7. Ils se vendent dans le Maghreb, mais à Constantine, sans doute pour la consommation locale et non pour le commerce saharien 8. Ils atteignent même les terres d'Orient par Chio. Mais ce trafic lointain des draps communs de Gênes, de même nature sans doute que celui des draps dits « catalans », ne saurait concurrencer ni pour la qualité ni pour le volume celui des tissus d'Angleterre, de Lombardie ou de Florence. Il ne s'adresse qu'à une clientèle de second ordre.

Les modes étrangères et le travail des draps à Gênes.

Cependant Gênes s'est efforcée aussi de toucher l'autre clientèle d'outremer, celle qui paie cher les bons draps. D'où une évolution décisive de l'industrie drapante génoise qui, dans la seconde moitié du Quattrocento surtout, vise à produire des tissus tout différents, capables sinon de rivaliser à qualité égale, du moins de contenter les mêmes acheteurs. Ces efforts concernent d'abord l'art de la teinture. Il s'agit de promouvoir dans la ville le travail de l'apprêt des draps et surtout une véritable industrie de la teinture, pour lancer sur les marchés lointains des produits de meilleure apparence. Les teinturiers forment

1. A.S.G., notaire Canella Simone, f. 1, f. 192, année 1469. 2. A.S.G., notaire Rondanino Giacomo, f. 3, n° 262. 3. A.S.G., notaire Oberto Foglietta, f. 8, n° 519, année 1463 : promesse de fournir 32 pièces

de draps blancs de Gênes « vulgariter nominatas de sexdecin tercie sortis » à 19 lires la pièce; autre promesse analogue pour 7 pièces, toutes blanches aussi, à 20 lires chaque.

4. Fr. BORLANDI, « Note par la storia délia produzione e del commercio di una materia prima. Il guado nel medioevo », Stud/ in onore di G. Luzzatto, t. I, Milan, 1950, p. 309.

5. A.S.G., notaire Oberto Foglietta, f. 3, n° 492, année 1453; notaire Granello Emanuele, f. 1, n° 67, année 1457 (Bonifacio). E. PANDIANI, Vita privata..., pp. 292-294 et pp. 330 et suiv.

6. Cette foire de Salerne est avant tout une foire aux draps : plus de la moitié des valeurs négociées. Les Génois y viennent très nombreux apportant leurs propres draps. A. SILVESTŘI, // commercio a Salerno ne/fa seconda meta del Quattrocento, Salerne, 1952; A. SAPORI, La fiera di Salerno nel 1478, Naples, 1954.

7. С. TRASELLI, La bottega..., p. 302. 12 pièces de Gênes contre 15 de Florence dans la boutique de Matteo de Vico, à Palerme; mais, sur ce marché, la demande des draps italiens reste très faible opposée à celle des étoffes du royaume d'Aragon : 101 pièces de Barcelone, 96 de Perpignan, 147 de Valence, 50 de Gérone.

8. A.S.G., notaire Girolamo Ventimiglia, f. 1, n° 7, année 1468 : 25 pièces de draps génois vendues à Constantine.

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TECHNIQUES ET SENSIBILITÉS

sans doute l'un des métiers les plus nombreux et, du point de vue économique, l'un des plus importants de la cité. Ils appartiennent, à vrai dire, à plusieurs métiers plus ou moins spécialisés. Les actes notariés marquent une nette distinction entre le tinctor sete et le tinctor lane. Le premier, bien plus surveillé, était soumis à de strictes obligations : en particulier l'interdiction d'utiliser des colorants médiocres comme le pastel, la garance, certains bois de teinture et même la cochenille d'Occident К Les teinturiers ne travaillent que dans telle ou telle couleur. Un contrat de location d'un atelier fait état, pour teindre des draps de laine, de trois chaudières pour préparer les bains : une pour le pastel, une pour le noir, une pour le « roze » a. Par ailleurs les teinturiers en bleu se divisent en deux arts bien différents : ceux qui utilisent le pastel et ceux qui emploient l'indigo (essentiellement pour les draps de soie); ces derniers adressent, en 1492, une pétition au Doge, signée de 50 noms 8; ce chiffre, qui ne concerne que l'une des spécialités les plus étroites, donne une idée du nombre d'ateliers de teinturerie dans la ville.

Cette activité considérable ne se limite pas à la teinture, médiocre et de préférence dans la gamme des bleus, des draps génois ordinaires. Elle tend aussi à assurer la finition de certain draps lombards, achetés grossiers et grèges, teints et apprêtés pour une clientèle plus exigeante; politique qui rappelle exactement celle du miglioramento que pratiquait autrefois Florence pour les draps flamands. Le registre intitulé Gabella Panni Lombardi, tenu l'année 1453, comporte un cahier de 12 folios marqué, lui, ad tigendum 4. On n'y trouve certes que 67 lots de draps, de 1 à 9 pièces chacun et ce registre est le seul qui nous soit resté pour toute cette période; mais, au XVIe siècle, les nombreux volumes de cette gabelle, marqués « ad tigendum », témoignent de l'essor considérable de cette industrie de l'apprêt dans la ville. En tous cas, la répartition des couleurs, en 1453, indique bien que ces étoffes étaient préparées pour une clientèle sensible aux nouvelles modes : 67 pièces de drap vermillon, 26 de noir, 22 de vert, 4 seulement de bleu.

De plus, les marchands génois tentent de produire de bien meilleurs tissus que les tissus traditionnels. Ainsi ces étamines dont ne peut savoir si ce sont étoffes légères de laine ou de coton ou encore de lin ou de chanvre 5, que l'on vend surtout en Orient, à Chio e, et qui valent plus du double des autres draps génois. Ces étamines sont faites, semble-t-il, à l'image de celles de Milan.

En effet les Génois imitent de plus en plus et contrefont les draps étrangers. Ceci non pas, bien sûr, pour leur marché intérieur forcément très averti. Mais à l'extérieur les hommes d'affaires génois proposent, dès les années 1450 et au moins jusqu'à la fin du siècle, toutes sortes d'imitations. Pour les draps anglais, ils offrent des strict/, plus faciles sans doute à contrefaire. Un acte de 1449 cite 38 pièces de strict/' de Gênes de différentes couleurs, sans autre précision 7;

1. Biblioteca Universitaria di Genová. Ms. « Arte délia Seta ». 2. A.S.G., notaire Fazio Antonio, f. 18 (1 re partie), n° 78, année 1459. 3. A.S.G., Diversorum Comunis Janue, f. 49, n° generále 3069, année 1 492, le 1 1 avril 1 492. 4. A.S.G., Sala 37/52, Gabella Pannorum, anno 1453. 5. К. ZANGGER, Contribution..., p. 58. 6. A.S.G., notaire Branca de Bagnara, f. 15, n° 129, année 1460 : 14 pièces d'étamines

noires de Gênes vendues à Chio. 7. A.S.G., notaire Recco Paolo, f. 4, filsa non numérotée, le 9 juin 1449, exportées vers

l'Orient.

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MODE ET DRAPS DE LAINE A GÊNES J. HEERS

mais un contrat de 1464 parle de 200 pièces « pannorum strictorum fabricandas hic in Janua et similes illi quam fabricantur in Anglia ». Ils imitent aussi de meilleurs draps, larges : en 1469, on charge à Sestri Levante une pièce de drap de Gênes « ad more Londonensis » x; et à Gênes une autre pièce « laboratam seu fabricatam ac contextam juxtam morem pannorum Londoniensis » ». Ces imitations s'attachent aussi aux draps toscans. En 1458 plusieurs pièces de draps génois, « contrafactis ad florentinam », étaient expédiées vers Chio et Brousse 3. Gênes n'est d'ailleurs pas la seule ville méditerranéenne qui tente ainsi de conquérir certains marchés grâce aux imitations de draps célèbres. Dès 1431, on négociait à Palerme des pièces dites de Vervi qui n'étaient que des contrefaçons des draps de Wervik tissées à Valence 4.

Le succès de ces contrefaçons semble s'affirmer par la suite et apparaît claij rement à étudier les deux livres de comptes d'Antonio Gallo, notaire génois adonné à plusieurs petits commerces. E. Pandiani en a publié les extraits concernant le commerce des draps et les trafics vers les pays d'outre-mer 5. De 1491 à 1494, A. Gallo expédie vers Chio des pièces de draps dites « mantuanarum Janue » (51 et 53 pièces le même jour) et d'autres désignées sous le vocable « more floren- tiarum ». En 1491 il envoie en Corse deux pièces « pannorum Jariue more flo- rensolarum ». Par ailleurs, il note simplement : « una mantuana viridis », « una florentia nigra fina ». Ceci à plusieurs reprises, ce qui témoigne bien d'un usage établi.

Ainsi les marchés génois dans la ville même, nobles marchands, bourgeois riches d'une part, et hommes de petits métiers de l'autre, les marchés des Rivières et de la Corse, ceux des villes de la Méditerranée d'Occident, ceux plus lointains d'Orient, se distinguent souvent par des modes particulières, parfois opposées. De plus ces modes ont évolué, pour la ville de Gênes du moins, au cours de cette période. Ces diverses demandes et les nouvelles exigences ont incité les marchands drapiers génois à rechercher des types très particuliers de tissus, par leur nature même, leur qualité et leur prix, aussi par leur couleur. L'évolution du costume et des goûts a donc certainement pesé très lourd sur les fortunes économiques des villes drapantes du Nord et de l'Italie. A Gênes même une industrie, d'abord primaire et assez fruste, s'oriente ensuite vers la production de tissus plus originaux afin de profiter de la faveur que les modes de pays lointains portent aux draps lombards et toscans.

Il semble certain que les variations de la mode furent un facteur décisif de l'histoire économique et sociale des villes drapantes : elles peuvent expliquer les nouvelles fortunes. Il resterait à dire pourquoi les modes varient-

Jacques HEERS.

1. A.S.G., notaire Rondanino Giacomo, f. 3, n° 262, année 1464. 2. A.S.G., notaire Gerolamo Vantimiglia, f. 1, n° 126, année 1469. 3. A.S.G., notaire Branca de Bagnara, f. 14 (2e partie), n° 12. 4. C. TRASELLI, La bottega..., p. 302. 5. E. PANDIANI, Vita private.... pp. 288-292.

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