Greimas

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Comme le souligne Jacques Fontanille, dans son introduction, l’émotion est la plus reconnue, ou plutôt la plus reconnaissable des manifestations affectives, et la plus identifiable à un processus sémiotique : un plan de l’expression bien visible ou possible à décrire en termes de manifestations somatiques ; un plan du contenu qui renvoie où renverrait à tous les états intérieurs ainsi exprimés. Des émotions comme « figures », donc, dès ce premier niveau de considération d’un processus sémiotique qui s’incarne, prend corps et chair à travers la gamme expressive des émotions, tout au moins reconnue comme telle. Pour autant, ces figures de l’émotion ne constituent pas un tableau figé de corrélations ou d’homologations entre un état intérieur et une manifestation physique, somatique, identifiable dans les traits. Dans les termes mêmes de ce numéro de SEMIOTICA, ces figures entrent précisément dans des configurations dynamiques, possibles déjà à entrevoir dans la sémiotique des passions. Mais, au-delà des schémas passionnels canoniques, qui se situent à un niveau de pertinence bien défini, il a fallu élargir le point de vue sémiotique à des problématiques de plus en plus élaborées, susceptibles de rendre compte des tensions, degrés, fluctuations qui affectent l’enchaînement et le déploiement des phénomènes sensibles. Compte tenu de ces phénomènes, le modal s’enrichit non seulement de modalités plurielles mais demodulations ; les

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Comme le souligne Jacques Fontanille, dans son introduction, l’émotion est la plus

reconnue, ou plutôt la plus reconnaissable des manifestations affectives, et la plus

identifiable à un processus sémiotique : un plan de l’expression bien visible ou possible à

décrire en termes de manifestations somatiques ; un plan du contenu qui renvoie où

renverrait à tous les états intérieurs ainsi exprimés. Des émotions comme « figures »,

donc, dès ce premier niveau de considération d’un processus sémiotique qui s’incarne,

prend corps et chair à travers la gamme expressive des émotions, tout au moins reconnue

comme telle.

Pour autant, ces figures de l’émotion ne constituent pas un tableau figé de corrélations ou

d’homologations entre un état intérieur et une manifestation physique, somatique,

identifiable dans les traits. Dans les termes mêmes de ce numéro de SEMIOTICA,

ces figures entrent précisément dans des configurations dynamiques, possibles déjà à

entrevoir dans la sémiotique des passions. Mais, au-delà des schémas passionnels

canoniques, qui se situent à un niveau de pertinence bien défini, il a fallu élargir le point

de vue sémiotique à des problématiques de plus en plus élaborées, susceptibles de rendre

compte des tensions, degrés, fluctuations qui affectent l’enchaînement et le déploiement

des phénomènes sensibles.

Compte tenu de ces phénomènes, le modal s’enrichit non seulement de modalités

plurielles mais demodulations ; les positions se renforcent ou se complètent

de dispositions, de dispositifs. On ne peut alors réduire la place de l’émotion à un point

unique de la séquence passionnelle, ni limiter sa fonction à des relations causales entre

état interne et figure expressive. Cette complexité permet de comprendre, pour une part,

l’instabilité du statut de l’émotion dans les approches sémiotiques qui se sont succédées

depuis une trentaine d’années. Comme la rappelle, là encore, Jacques Fontanille, dans son

introduction, à croire qu’il évoque son propre parcours, « on a pu ainsi décrire des

passions, construire des syntaxes affectives, déployer des analyses du sensible, ébaucher

une sémiotique du corps, sans parvenir pour autant à s’accorder sur le statut de

l’émotion » (p. 4).

L’une des difficultés, mais aussi des motivations de l’analyse, est de penser les

configurations dynamiques en jeu dans l’émotion, non simplement comme

des formes expressives ou des figures, ni même comme destransformations, dans le

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passage d’un état à l’autre, mais bien comme un processus de formation qui informe le

sujet, prend forme et prend sens. Un sentir et un ressentir bien proches de ce que la

phénoménologie a éclairé, mais aussi une émergence de signes et de sens, dans la

formation de l’émotion et sa performativité, en contexte d’énonciation. Ici, le caractère

anaphorique et paronomastique que dessine l’enchaînement des termes - forme,

formation, information, transformation, et on pourrait sans doute y ajouter performance et

performativité dans le cadre des émotions tant individuelles que collectives – n’est pas un

simple jeu rhétorique : il rend compte de la dynamique même de l’émotion, qui en fonde

le caractère et la signification.

Le volume 163 de SEMIOTICA s’attache à décrire cette complexité, sous différents

aspects que nous pouvons à peine évoquer dans le cadre de cette note. Il est possible,

toutefois, de voir un principe organisateur dans la présentation des articles : un premier

volet, redevable à la dimension thymique et à la dynamique de la phorie ; dans le

deuxième volet, une attention prioritaire à l’émotion dans la formation du processus

sémiotique.

Dans un premier temps, donc, un groupe d’articles centrés sur la phorie, dans sa

dimension, sa propension à produire des formes, des figures, des motifs de l’émotion.

Qu’il s’agisse d’une ligne de champ qui figurativisela phorie et la rend perceptible,

descriptible (Tatit et Lopes), ou de la configuration dynamique d’une émotion

douloureuse à travers l’Autoportrait de Bacon, qui rend, précisément, à travers la tension

des formes et des figures, une « émotion esthétique », comme si la dimension plastique

venait prendre sur la dimension figurative de l’émotion (Ruiz Moreno et al.).

Modulée dans le chant, modelée dans la peinture, l’émotion se fige au contraire sur le

modèle en papier glacé, dans les publicités érotisées (Landowski). Des « beautés », des

figures figées, prises dans un triangle actantiel (modèle, partenaire, observateur), rabattu

sur la chose (le phallus) et l’objet (la marchandise), sans pouvoir, ni espoir de faire vivre

ce passage, précisément, du motif à l’émotif. Tout le contraire, donc, des valences

émotives possibles à ressentir, à éprouver, à partir du tableau de Bacon, qui figure, par là,

comme un contre-champ des stéréotypes publicitaires.

Le son, la voix, le trait, la trace, la position, l’angle, autant d’occurrences pour saisir

l’émotion dans ses variations figuratives, contrastées, contradictoires. Retour au texte,

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alors. On attendait, bien sûr, quelque chose au niveau des figures rhétoriques,

précisément, la notion prenant ici un relief tout particulier. La dimension phorique nous

apparaît sous la figure de l’enthymie (Bertrand), contraction, condensation de

l’enthymème et de la thymie. En jouant l’ellipse, elle favorise la transduction active,

affective, entre sujets qui, en quelque sorte, se comprennent à demi-mots mais vivent

l’événement de leur individuation (Simondon), au moment où l’émotion prend forme

dans le raccourci des formes.

Autre voie d’exploration rhétorique : le corps et le verbe. Relation en forme

d’interrogation reprise par Jacques Fontanille, dans le cadre du témoignage. Une forme

d’énonciation incarnée qui repose sur les figures canoniques de l’argumentation (ethos,

pathos, logos) mais appréhendées sous la forme première du corps : qu’il s’agisse de

l’ethos corporel de l’énonciateur ou, versant pathos, des pathèmes faisant appel aux

figures corporelles de l’énonciataire. Des frontières labiles entre l’éthique et le

pathétique, dans l’expression sensible de l’efficacité persuasive du corps.

Le corps et le verbe. Le corps de l’écriture, aussi, dans son expression poétique (Dorra et

Estay Stange). Il fallait saisir ou sentir cette autre figure de l’émotion. A partir

de Carnets, de Rilke, on peut voir, dans les déplacements affectifs, les  mouvements de

l’âme, des motions portées vers l’émotion (motions du discours, de la voix), au prix

d’une commotion du sujet, d’un ébranlement. Un je en débrayage, mis à distance pour

mieux s’incarner, se proférer, libéré des masques et des simulacres, dans la quête infinie

du Sens. Un travail en soi, sur soi, comme sur le corps du texte, qui est le propre de

l’expression poétique où l’émotion peut se révéler, dans le mouvement même de sa

formation.

Fin de parcours avec l’émotion au cœur de l’expérience vécue, comme instance

énonciative en acte (Basso). A cet titre, elle participe de dysfonctionnements dans l’agir,

à défaut de sémantisation, mais porte, dans le même temps, un pouvoir de sémantisation

qui s’appuie sur une forte économie figurale. Entre vertige et forme de vie, par exemple,

on peut voir deux régimes de prestation sémantique et analogisante, entre ce qui

déforme, désolidarise et marque un défaut de destinalité (inhérence du sujet à son

devenir), et la tension inverse, avec la réorganisation sémantique d’une forme de vie par

l’émotion, non plus dans le désordre des opérations modales (faire-ne pas faire ; pouvoir-

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ne pas pouvoir, etc.) mais dans le réorganisation de valences orientées par la destinalité,

précisément.

Une constante. La dynamique du processus de formation de l’émotion, dans un jeu de

déformations et transformations, de décentrement et de restauration, de pluralisation des

états et d’unité du sujet. Une événementialité qui prend corps dans les figures de

l’émotion, c’est-à-dire dans la performance et la performativité d’une instance

énonciative en acte qui passe par tous les régimes expressifs : la voix, le trait, l’image, le

verbe, l’écriture, l’agir et le sentir de l’expérience. On ne peut que saluer la cohérence du

propos, pour ne pas dire la ligne prosodique de ce numéro sur les émotions qui, dans son

articulation, d’article en article, de figure en configurations dynamiques, restitue à la fois

le grain et l’épaisseur du sensible, dans sa dimension non seulement perceptive, mais

perceptible et descriptible.

Avant-Propos

L’analyse des passions, dans le domaine des recherches sémiotiques, a commencé

comme une analyse modale perfectionnée : d’un côté, il fallait passer des « modalités du

faire » aux « modalités de l’âme » (Greimas Du Sens II 83), et, de l’autre, il fallait passer

des positions modales mono-thématiques à des « dispositifs » (Greimas et Fontanille 91)

et à des « concaténations » (Parret 88), c’est-à-dire à des agencements syntaxiques de

plusieurs modalités. En somme, on ne pouvait parler des passions en termes de modalités

que si elles portaient sur l’ « identité » des actants sujets (notamment le sujet d’état) et si

cette identité était conçue comme un syntagme modal profond.

En outre, dans cette perspective définie dès le début comme syntagmatique, les

analyses passionnelles les plus heuristiques ont consisté concrètement dans la définition

de séquences types, les « séquences canoniques » des parcours passionnels. Autrement

dit, la sémiotique des passions parvenait alors à peine à « rattraper », en capacité

descriptive, la traditionnelle sémiotique narrative. Mais c’est pourtant à l’occasion de ces

descriptions syntagmatiques que l’avancée la plus spectaculaire a pu se faire. En effet,

c’est en essayant de

comprendre comment les séquences canoniques fonctionnaient, sur quel principe et avec

quel

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« ressort » sémiotique elles se déroulaient, que la prééminence des fluctuations

d’intensité et

d’extensité est apparue. Quel que soit le nom que l’on donne à ces fluctuations, structures

tensives (Fontanille et Zilberberg 98), modulations de l’éprouvé (Hénault ??), contagion

sensible (Landowski), saisie impressive (Geninasca ???), elles reposent toujours peu ou

prou

sur des variations intensives et extensives.

L’intérêt pour ce type de phénomènes sémantiques, né de l’observation des règles

d’enchaînement et de développement des séquences passionnelles, a conduit à un

nouveau

déplacement des recherches. En effet, ces variations et modulations n’avaient d’autre

statut

possible que d’être des propriétés d’un plan de l’expression, dont le plan du contenu

devait

être passionnel ; en tant que plan de l’expression, il apparaissait très proche de ce que,

dans

l’analyse de l’image, on appelait déjà la « dimension plastique », c’est-à-dire, de facto,

des

propriétés infra-figuratives ou infra-iconiques, directement issues des qualités sensibles

des

phénomènes. En somme, il a fallu prendre en considération les données sensibles et

même

sensorielles des parcours passionnels.

L’histoire ne s’arrête pas là, et une nouvelle vague de recherches peut alors se

déployer. D’un côté, cet intérêt pour le sensible, s’il ne se fige pas en nostalgie théorique

pour

la phénoménologie, débouche nécessairement sur une sémiotique du corps, qui en déploie

les

figures, les rôles, génératifs et syntagmatiques, et qui réexamine l’ensemble des effets

théoriques d’une « incarnation » des structures sémiotiques. De l’autre, si l’on peut

considérer

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les actants collectifs comme des « corps » sociaux, alors le même type de phénomènes y

prend une coloration toute particulière, puisque la circulation des affects et la solidarité

des

tensions passionnelles apparaissent alors, du point de vue de chaque acteur individuel, ou

d’une série d’acteurs individuels, comme un effet de « contagion » : ainsi peut se

développer

une théorie des passions collectives, passions qui sont en général « sans nom »

(Landowski

2003), mais parfaitement efficientes.

Dans ce panorama, la place de l’émotion est encore incertaine. Elle fut quelques

années une simple étape de la séquence passionnelle canonique, celle où l’actant exprime

pour lui-même et pour autrui les effets somatiques de la transformation passionnelle ;

mais

cette position ne correspond qu’à une des formes de l’émotion, et en outre, n’exprime que

son

aspect fonctionnel et adaptatif, et certainement pas ses propriétés spécifiquement

sensibles.

Elle fut aussi le nom, parfois, des moments critiques (au sens de « moments de crise »)

des

fluctuations tensives : une brusque variation d’intensité ou d’extensité correspond en effet

à

une émotion, mais, plus précisément, à une transformations émotionnelles, puisqu’on doit

aussi prendre en compte l’existence d’états émotionnels non critiques, sans fluctuations

brutales. Elle fut enfin directement sollicitée pour rendre raison des transformations des

figures du corps, et notamment, dans la perspective d’une sémiotique des « enveloppes

corporelles », des pressions, inscriptions et modifications structurelles qui s’exercent sur

ces

enveloppes.

Cette instabilité du statut de l’émotion, dans l’ensemble de ce parcours de recherches,

sur une trentaine d’années, ne laisse pas d’étonner. On a pu ainsi décrire des passions,

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construire des syntaxes affectives, déployer des analyses du sensible, sans pouvoir

s’accorder

sur le statut de l’émotion. Mais il est pourtant clair aujourd’hui que l’émotion ne pouvait

pas

recevoir d’affectation stable dans un champ théorique et épistémologique qui n’avait

jamais

donné de statut explicite au corps, pas plus qu’à l’énergie et aux dynamiques.

Certes, la sémiotique narrative s’est toujours intéressée au changement et au devenir ;

mais cet intérêt ne dépassait pas la question des transitions de formes : la transformation

n’était rien de plus que le passage d’une forme à une autre, d’un état structurel à un autre.

En

revanche, quand on s’intéresse à la dynamique elle-même, c’est-à-dire, en somme à la

transformation conçue non comme un passage entre deux états, mais à la transformation

conçue comme événement sensible, alors l’émotion est au cœur de l’appréhension de la

signification. On pourrait même dire que l’émotion est le premier vecteur de

l’intentionnalité,

du côté du plan de l’expression : il y a quelque chose qui me touche, m’émeut, me meut,

et

par conséquent je commence à en explorer les formes signifiantes. Mais, bien entendu, je

ne

peux être ainsi touché que parce que je ne suis pas un simple computer cognitif, que

parce que

je suis un corps qui ressent, qui se meut et s’émeut, qui éprouve et qui pense.

L’émotion serait en quelque sorte la manifestation figurative (des énergies qui

s’exercent sur un corps en modifient les formes, les textures, les rythmes et les surfaces)

du

travail profond de l’énonciation, de la sémiose et de l’intentionnalité.

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G r e i m a s, A l g i r d as J. et J a c q u es F o n t a n i l l e, Semiotique des passions.

Des états de choses aux états d'âme, Pa r i s, Seuil, 1 9 9 1, 3 35 p .

• Si la p r o b l é m a t i q ue du p a s s i o n n el r é a p p a r a ît a v ec for ce d a ns

de n o m b r e u s es a i r es s a v a n t es p ar

les t e m ps q ui c o u r e n t, s on i n t é g r a t i on au c h a mp de p e r t i n e n ce s e

m i o t i q ue n 'a r i en d ' un effet de

m o d e. Semiotique des passions, c o n j o i n t e m e nt r é d i gé p ar Algirdas J. Gr e

imas et J a c q u es Font ani l l e,

r e p r é s e n te l ' a b o u t i s s e m e nt d ' u ne d o u z a i ne d ' a n n é es de r e c h e

r c h es m e n é es p ar les m e m b r es du

Gr o u pe s émiol ingui s t ique, dit l ' é cole de Paris. Re couvr ant t rois s p h è r es d '

i n t é r ê t, soit l ' épi s t émologi e,

la t h é o r ie et la p r a t i q u e, c e t te s y n t h è se d e n se e st a s s u r é m e nt un

o u v r a ge i n c o n t o u r n a b le q ui

r évi se à p l us d ' un t i t re le visage de la s e m i o t i q ue «s t anda rd». C ' e st q ue

d a ns le c a d re d ' un « p r o j et

s c i ent i f ique» d o nt la jus t i f i c a t ion p r o p re r e l è ve de la c o h é r e n ce de

s es c o n c e p ts o p é r a t o i r e s,

o r g a n i s és en t e r m es de « p a r c o u r s» l o g i q u e, l ' o u v e r t u re s ur le p

a t h é m i q u e, i m p l i q u a nt la p r i se en

c o m p te d ' u ne s e m i o t i q ue du c o n t i n u, ne p o u v a it ê t re s ans c o n s é

q u e n ce s ur l ' e n s e m b le de la

d é m a r c h e, f o n d ée s ur l ' a c t i on et le d i s c o n t i n u.

Visant la forma l i s a t ion de l ' « ê t r e », a s s imi lé a ux «é t a ts m o d a u x» d o

nt d é c o u l e nt l es effets pa ss i o n n e ls en d i s c o u r s, les a u t e u rs p o s t u l

e nt d ' e n t r ée de j e u, q u a nt a ux p r é c o n d i t i o ns de la

s igni f i c a t ion, un « h o r i z on o n t i q ue » t r a v e r sé de « t e n s i v i té p h o r i

q ue ». À la fois a n t é r i e u re et n é c e ssaire à la s igni f i c a t ion, c e t te z o ne h

y p o t h é t i q ue d ' i n s c r i p t i on e x i s t e n t i e l le p r é s u p p o se un fondem

e nt p h é n o m é n o l o g i q ue au s e ns : e l le r e n v o ie à la p r o p r i o c e p t i v i

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t é, où le p r o c e s s us de la signif i c a t ion r é s u l te de la m é d i a t i on du m o n

de p ar le c o r ps ( le s e n t i r ). Suivant la l o g i q ue émi s e, la

s c i s s ion de la ma s se p h o r i q ue p r o d u i s a nt un «pr e sque - suj e t» et u ne

« o m b re de va l eur», t o us d e ux

p r is d a ns un flux t ens if d ' a t t r a c t i o n - r é p u l s i o n, s ' a c c o m p a g ne d '

u ne «s ens ibi l i s a t ion» c a p a b le d' inve s t ir les d i v e r s es s t r a t es de saisie s

e m i o t i q u e. C o m p l é m e n t a i re d ' u ne p e r s p e c t i ve s t r u c t u r a le

(ma t h éma t i c o - i d é a l i s t e) de l ' i n s t a n ce ab quo du s e ns h é r i t ée de

Saus sur e, le s imu l a c re de l ' u n i v e rs

formulé en t e r m es p h i l o s o p h i q u es d'« é n e r g é t i s me » — « t e n s i on v

e rs l ' un ou d é b o r d e m e nt du t r o ppl e in» ( p. 25) —, d o nt la r a t i o n a l i

té s ' a p p a r e n te a ux s c i e n c es de la n a t u r e, i n s t a u re au s e in du

p a r c o u rs de la s igni f i c a t ion un e s p a ce du c o n t i n u. C e r t a i ns y v o i e

nt u ne c o n c e s s i on à la l o g i q u e,

soit u ne p r i se de p o s i t i on à l ' é g a rd du s e ns p l u t ôt q u ' un p r o c e s s us

d é d u c t if du s e n s; l es a u t e u rs

jus t i f i ent ce p r o l o n g e m e nt é p i s t é m o l o g i q ue en é n o n ç a nt l ' a u t

o n o m ie de la d i m e n s i on t h y m i q ue

du d i s c o u rs q u ' i ls c o n s o l i d e nt au m o y en d ' u ne é l a b o r a t i on s y s t

éma t i q ue de la s émios is du p h o r i q u e.

Études Littéraires Volume 25 N° 3 Hiver 1992-1993 ÉTUDES LITTÉRAIRES

VOLUME 25 N° 3 HIVER 1992-1993

Le n œ ud de la t h é o r i s a t i on se s i t ue au p l an de la « s y n t a xe i n t e r m o

d a l e» d o nt on c h e r c he à

d é g a g er le c o m p o r t e m e nt a u t o d y n a m i q u e, r e s p o n s a b le de l ' e n

c h e v ê t r e m e nt p r o c e s s u e l, de l'int e n s i té va r i able i n h é r e n ts a ux p a

r c o u rs p a s s i o n n e l s. La mo d a l i s a t i on de l ' ê t r e, ne se l imi t a nt p as

à la c o m p é t e n ce s t r i c te du s c h é ma a c t a n t i e l, c o n d u it à p o s er un «

a g e n c e m e nt mo d al de l ' ê t re » —

r égi p ar un « e x c é d e nt moda l» — q ue s o u t i e nt l ' a r t i c u l a t i on s y n t a

g m a t i q ue d es mo d a l i s a t i o ns

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r e p r é s e n t é es n on p as en « s t r u c t u re c a t é g o r i e l le », ma is en «

dispositif» c o n s t r u it à p a r t ir de Uenchaî-

n e m e nt d es s u i t es m o d a l es m i x t e s, v o i re i n c o m p a t i b l es l es u n

es a v ec l es a u t r e s. R e n d re c o m p te

de la t r a n s f o r m a t i on de c es é t a ts m o d a ux h é t é r o g è n e s, c ' e st r e v

e n ir à u ne p r o b l é m a t i q ue irré-

s o l ue i n a u g u r ée p ar J e a n - C l a u de C o q u e t, à l a q u e l le l es a u t e u

rs r é p o n d e nt en s ' a p p u y a nt s ur la

l o g i q ue d i c t ée p ar le s o u b a s s e m e nt p h o r i q ue de la s igni f i c a t ion :

le d y n a m i s me i n t e r ne de la synt a xe i n t e r m o d a le s e r a it p r é f i g u ré

p ar l es «mo d u l a t i o n s» a s p e c t u a l i s é es — a s s imi l é es a ux p r o t ot y

p es : v o u l o i r, savoir, p o u v o i r, d e v o ir — de la c h a r ge p r o t e n s i ve (le

d e v e n i r) dé f ini s s ant l ' int e rr e l a t i on du p r o t o a c t a nt et de l ' « omb re

de va l eur» l o rs de la d i s j o n c t i on ini t i a l e. Mani f e s t ant dive rs

«styles» de s c i s s i o n, c e t te a r t i c u l a t i on f o n d a t r i ce d ' o r d re g r a d u

el v i e n d r a it à la fois h o m o g é n é i s er

et g é r er l es « t r a n s i t i o ns p a r a d o x a l e s» ( p. 77) de la s y n t a xe i n t e r

m o d a le g r â ce à la c o n v o c a t i on d es

m o d u l a t i o ns a s p e c t u a l i s é es au m o m e nt de la mi se en d i s c o u r s.

L' autosuf f i s ance de la d i m e n s i on t h y m i q ue s ' o b t i e nt au p r ix d ' un a j

u s t e m e nt t o u c h a nt à un

c e r t a in n o m b re d ' a s s i s es t h é o r i q u e s. D ' u ne p a r t, l ' a s p e c t u a l i

té p r o t e n s i ve q ui r é g it la di s cur s ivi s at i on du p a s s i o n n el p r é s u p p o

se u ne r é é v a l u a t i on du s t a t ut t r a d i t i o n n e l l e m e nt h i é r a r c h i q ue

de la

«valeur » : d é p o u r v ue de c o n t e n u, l ' a s p e c t u a l i té c o m me forme g r a

d u e l le p r e m i è re « ne p e ut se manif e s t er q u ' a p r ès avoir informé soit le t

e m p s, soit l ' e s p a c e, soit l ' a c t e u r» ( p. 7 9 ); elle se s i tue «en

de s sus» et «en de ç à» de la v a l e u r. Or la q u e s t i on e st de s avoir si l ' on s ' é

l o i g ne à vr ai d i re de la

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r a t i o n a l i té m a t h é m a t i q ue s o u s - t e n d a nt la va l eur, c ar l ' a s p e c t u

a l i té a insi q ue sa forme d i s c u r s i v e,

l ' a s p e c t u a l i s a t i o n, s ' a r t i c u l e nt en t e r m es de «me sur e» c e r t es g r

a d u e l l e, ma is p as m o i ns ident ifiable à un o r d re r y t h m i q ue ou int ens if

q ui r e n v o ie à un f o n c t i o n n e m e nt c a l c u l a b l e. D ' a u t re p a r t,

p o ur r e n d re c o m p te de la r é c u r s i v i té t r a n s v e r s a le du c o n t i n u um

a s p e c t u e l, i m p l i q u a nt u ne int é-

g r a t i on d es g r a n d e u rs c o n t i n u es et d i s c o n t i n u e s, les a u t e u rs p r

o p o s e nt u ne r é v i s i on s u b s t a n t i e l le

du « p a r c o u rs géné r a t i f». R é a r t i c u l ée en t e r m es s o u p l es de d i s c r

é t i s a t i on ( r e c o u v r a nt la sommat i on et la c a t é g o r i s a t i o n ), la c o n v

e r s i on ne s ' a p p l i q ue d ès lors q u ' au p a s s a ge du s t a de d es pr é-

c o n d i t i o ns à c e l ui du sémio-narratif. Q u a nt à la mi se en d i s c o u rs du p a s

s i o n n e l, il s ' agit d ' u ne

o p é r a t i on de la « p r a x is é n o n c i a t i v e» ayant p o ur f o n c t i on de « c o n

v o q u e r» à la fois d es p r o d u i ts du

d i s c o u rs — l es m o d u l a t i o ns p r o t e n s i v es et les di spos i t i fs p a t h é m

i q u es — et d es p r o d u i ts de

l ' u s a g e, soit l es «primitifs», i s sus d es t a x i n o m i es c o n n o t a t i v es s p é

c i f i q u es a ux a i r es c u l t u r e l l e s.

Tels a m e n d e m e n ts a p p o r t és à l ' é c o n o m ie g é n é r a le de la t h é o r ie c

o n s t i t u e nt u ne r é p o n se

s t imu l a n te à la c r i t i q ue du p r i n c i pe n a g u è re c e n t r al de «géné r a t ivi t

é». De p l u s, u ne p r i se en c o m p te

154 SÉMIOTIQUE DES PASSIONS. DES ÉTATS DE CHOSES AUX ÉTATS D'ÂME

d es faits d ' u s a g e, s ans l aque l le l ' é t u de d es p a s s i o ns d e m e u r e r a it i

n c o m p l è te vu l e ur d é t e r m i n a t i on

s o c i o c u l t u r e l l e, r e p r é s e n te u ne s o l u t i on p r u d e n t e, p a r mi d ' a

u t r es (Eric L a n d ows ki s ' i n t é r e s se à

l ' é l a b o r a t i on d ' u ne « s o c i o - s émi o t i q u e » ), à l ' i n t é g r a t i on du « c

o n t e x t e ». On le voi t, c e t te p e r c ée

Page 12: Greimas

t h é o r i q ue n ' e st p as s ans g é n é r er de n o u v e l l es i n t e r r o g a t i o ns : la

c o m p l e x i té d es p a s s i o ns i d i o l e ct a l es n ' e x i g e r a i t - e l le p as l ' i n

t r o d u c t i on de d o n n é es e m p i r i q u es s u s c e p t i b l es d ' o c c u l t er l e

ur v a l e ur

t e x t u e l l e? Ne r i s q u e r a i t - on p as de b a s c u l er d a ns u ne p s y c h o - s o

c i o l o g i e?

Au r e g a rd d es a p p l i c a t i o ns p o r t a nt s ur les c o n f i g u r a t i o ns de l ' a

v a r i ce et de la j a l o u s i e, les

a u t e u rs font i n t e r v e n ir un c o r p us va r ié t i ré de la l e x i c o g r a p h ie f r

anç a i se a insi q ue d es d i s c o u rs

mo r a l i s te et l i t t é r a i r e. C e r t e s, l 'obj e c t if c o n s i s te à d é g a g er d es

m o d è l es de p r é v i s i b i l i t é, ma is la

d é p e n se forme l le r e s te s o u v e nt d i s p r o p o r t i o n n ée a ux o b j e ts d ' a

n a l y s e, ce q ui n ' e st p as s a ns

é v o q u er la d é m a r c he de Gr e imas d a ns s on Maupassant. De f a ç on g l o b a

l e, l ' i n v e s t i g a t i on a le

mé r i te d ' i l l u s t r er l ' h y p o t h è se s e l on l aque l le l ' u n i q ue s t r u c t u re

g é n é r a l i s a b le p o ur la p a s s i on s e r a it

u ne s t r u c t u re i n t e r s u b j e c t i ve en r a i s on de l ' i s o t o p ie g é n é r i q

ue de q u a n t i f i c a t i on q ui la s t i p u l e.

Doma i ne de p e r t i n e n ce d a ns d es d i s c i p l i n es aus si v a r i é es q ue l ' e t

h n o l o g i e, la g r amma i re t r a d i t i o nne l le et la p h i l o s o p h i e, la q u a n t i

f i c a t i on d a ns le c a d re de la s é m i o t i q ue se r e l ie a ux p h é n o m è n es

t ens i f s, a ux f o r c es d i s p e r s i v es et c o h é s i v es r é g i s s a nt le d e v e n

ir de la c o m m u n a u té e n v i s a g ée

c o m me t o t a l i té p a r t i t i v e. Dans c e t te o p t i q u e, l ' a v a r i c e, p r o t o t

y pe de la p a s s i on s o l i t a i r e, s ' a v è re

au fond u ne p a s s i on i n t e r s u b j e c t i v e: mû p ar un «style suspens i f» ( p.

140) à la fois c umu l a t if et

rétensif, l ' ava re r a l e n t it la l i b re c i r c u l a t i on d es b i e n s; il t r a n s f o

rme sa p a rt en u n i té i n t é g r a le et fait

Page 13: Greimas

ainsi e n t r a ve a ux f o r c es c o h é s i v es g a r a n t i s s a nt le d e v e n ir c o m

m u n a u t a i r e. Q u a nt à la j a l o u s i e, s on

i n t e r s u b j e c t i v i té se dé f init en t e r m es d ' u ne s y n t a xe d ' « e x c l u s i v

i t é» p r o j e t ée s ur l ' o b j et de v a l e u r,

ce q ui e m p ê c he la c i r c u l a t i on d es b i e n s, la c o n s t i t u t i on d ' u ne t o

t a l i té p a r t i t i v e. Le j a l o ux vi se la

c r é a t i on d ' u ne u n i té i n t é g r a le «dé s i r abl e», et s u s c i te a insi le s imu l

a c re d ' un p o s s e s s e ur v i r t u e l, le

rival q ui r é c l a m e r a it d es d r o i ts à la t o t a l i té p a r t i t i v e. R e n v o y a

nt à u ne i n t e r a c t a n t i a l i té c o n s t i t u t i ve

s i t u ée au n i v e au de la fiducie p r o t e n s i v e, la q u a n t i f i c a t i on e n r i c h

it la s y n t a xe p a s s i o n n e l le d ' u ne

c o h é r e n ce pa r fois i n a t t e n d u e, c o m me l ' a t t e s te en l ' o c c u r r e n ce

l ' ana lyse de la Jalousie. Re s te q ue

ce p r i n c i pe i m p l i q ue un d y n ami sme r e l a t i o n n el d ' u ne g r a n de g é

n é r a b i l i té e t, p a r t a n t, fait é c ho au

« f o n d ame n t a l i sme s é m a n t i q ue » q u ' on a à m a i n t es r e p r i s es r e p r

o c hé à la s é m i o t i q ue t r a d i t i o n n e l l e.

T o u t es p r o p o r t i o ns g a r d é e s, les a u t e u rs s o l l i c i t e nt p eu la s é m a

n t i q ue d i s c u r s i v e. À l ' i n s t ar d es

t h é o r i c i e ns de l ' a c t i o n, ils p r i v i l é g i e nt l ' é l a b o r a t i on d ' u ne g r

amma i re q ui a b o u t it au « s c h é ma p a t h é-

mi q ue c a n o n i q u e ». Re l evant de la p r a x is é n o n c i a t i v e, ce m o d è le h

e u r i s t i q u e, g é n é r a l i s a b le à t o ut

u n i v e rs p a s s i o n n e l, s ' a v è re la s y n t h è se — r é a r t i c u l ée de f a çon

s y n t a g m a t i q ue — d es p r o c é d u r es

c o e x t e n s i v es à la p a t h é m i s a t i o n. Un p a r a l l è le a v ec le « s c h é ma

na r r a t if c a n o n i q u e» s ' i m p o se au

p o i nt de faire s o n g er à u ne é v e n t u e l le s u p e r p o s i t i on d es d e ux m o

d è l e s, à u ne c o n c i l i a t i on

s y n t a x i q ue d es a c t i o ns et d es p a s s i o n s.

Page 14: Greimas

155 ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 25 N° 3 HIVER 1992-1993

S'il faut l o u er la r e m a r q u a b le c o h é s i on é p i s t é m o l o g i q ue de ce l

ivr e, v o i re s on a u d a c e, il e st en

m ê me t e m ps r e g r e t t a b le de c o n s t a t er le p eu d ' i n t é r êt a c c o r dé a

ux s o u r c e s. Cela di t, la c o n t r i b ut i on de Gr e imas et Font ani l le signale un

p as i m p o r t a nt v e rs la c o n s t r u c t i on de c e t te Mé t apsychologie

t a nt s o u h a i t ée p ar F r e u d, d o nt t i r e ra prof it l ' e n s e m b le d es s c i e n

c es du l a n g a g e.

Cécilia Wiktorowicz

Un i v e r s i té Laval

M o d u l a t i o ns p a s s i o n n e l l es

Je s e r a is c e n sé « r i p o s t e r» à Cécilia W i k t o r o w i c z, p o ur r e s p e c t er

le g e n re du d é b a t, d a ns la

m e s u re où e l le p r o n o n ce d es r é s e r v es et d es c r i t i q u es à l ' é g a rd

de Sémioique des passions. Mais

j ' a u r a is p l u t ôt e n v ie de la r e m e r c i er p o ur la l e c t u re a t t e n t i v e, «

c o m p r e h e n s i v e» et p e r t i n e n te

q u ' e l le a faite de ce l ivr e. C' e st j u s t e m e nt c e t te p e r t i n e n ce q ui d o n

ne e n v ie de d i s c u t e r, p l u t ôt q ue

de « r i p o s t e r ».

Je r e n c o n t re p o ur c o m m e n c er u ne p r e m i è re difficulté, d e v a nt l a q u

e l le je ne me d é r o b e r ai p a s,

q ui e st de s avoir au n om de qui je p r e n ds la p a r o le ici m ê m e, p u i s q ue

ce livre a é té c o n ç u, s i n on

é c r i t, en u ne i n t i me c o l l a b o r a t i on avec Algirdas J. Gr e ima s, n o t a m m

e nt s o us la f o rme d ' u ne

c o r r e s p o n d a n ce d o nt le v o l u me éga le c e l ui du livre lui -même. Bien d

es r é p o n s es a ux q u e s t i o ns

p o s é es p ar M

me

Page 15: Greimas

W i k t o r o w i cz se t r o u v e nt d a ns c e t te c o r r e s p o n d a n c e, d o nt j ' e

n t r e p r e n d r ai p e u t-

ê t re un j o u r, le t r ava il de d e u il é t a nt a c c o m p l i, la p u b l i c a t i o n.

Sémiotique des passions e st le fruit

d ' u ne n é g o c i a t i on s e r r é e, l o n g ue et i n t e n s e, s o u v e nt t e r me à t e

r m e, e n t re s es d e ux a u t e u r s; parad o x a l e m e n t, n o us a v o ns d é c i dé

la p u b l i c a t i on le j o ur où la d i s c u s s i on s ' e st t r o u v ée b l o q u ée s ur

p l u s i e u rs p o i n t s, c ar n o us a v o ns a lors i n t e r p r é té c e t te l imi te c o

m me c e l le en d e çà de l a q u e l le

l ' a c t a nt d u el p o u v a it a c c o m p l ir la p e r f o r m a n c e, et au de là de l a q

u e l le il r i s q u a it de se d i s s o c i e r.

Gr e imas n o us a q u i t t és en f évr i er 1 9 9 3; et m ê me si du c ô té du «mode»,

p o ur p a r l er c o m me

G e n e t t e, je p e ux r e p r é s e n t er l ' a c t a nt d u el de Sémiotique des passions,

du c ô té de la v o i x, je suis

d é f i n i t i v eme nt s e ul : j ' e s t i me d o nc ne p o u v o ir p a r l er q u ' en m on

n om p r o p r e, m ê me si j ' é c r i r ai ici,

d o r é n a v a n t, « n o u s ». Ce n ' e st p as s ans c o n s é q u e n c es sur l es r é f l

e x i o ns q ui s u i v e n t.

Par e x e m p l e, c o n c e r n a nt le j eu d es r é f é r e n c es b i b l i o g r a p h i q u e

s, é v o q u é es en t a nt q ue

« s o u r c es » p ar M

mc

W i k t o r o w i c z. Bien d es l e c t e u rs se s o nt é t o n n és de l ' a b s e n ce q u

a si t o t a le de c es

r é f é r e n c es ( e x c e p té u ne r é f é r e n ce à J e an-Cl aude C o q u et et u ne a

u t re à C l a u de Z i l b e r b e r g ), et je

156 SÉMIOTIQUE DES PASSIONS. DES ÉTATS DE CHOSES AUX ÉTATS D'ÂME

s u p p o se q u ' o u t r e - A t l a n t i q u e, où la l i t t é r a t u re e st un farci de r é f

é r e n c es s c i e n t i f i q u e s, on a dû s ' en

Page 16: Greimas

é t o n n er p l us e n c o r e. On ne p e ut p as ê t re s é m i o t i c i en et p r e n d re

c o m p l è t e m e nt au s é r i e ux c e t te

p r a t i q ue t r i b a l e: b i en sûr, c e la fait p a r t ie d ' un r i te de convivi a l i té s

c i e n t i f i q u e; é v i d e m m e n t, on

e st c o n t e nt d ' ê t re c i té et m é c o n t e nt de ne l ' ê t re p a s; c e la va m ê

me de soi en c e r t a i ns l i e ux et en

q u e l q u es d i s c i p l i n es — l es s c o r es de c i t a t i o ns d ' un a u t e ur d a ns

l es p u b l i c a t i o ns de s es p a i rs p e rm e t t e nt d ' é v a l u er la q u a l i té de sa

r e c h e r c he ( d ' où la d é c o n f i t u re d es «inc i t é s»).

D ' un a u t re c ô t é, et au de là de ce r i te d ' é c h a n ge de b o ns p r o c é d é s,

c ' e st la d é o n t o l o g ie

i n t e l l e c t u e l le q ui e st en c a u se : à p a r t ir de q u el d e g ré de diffusion u

ne i d ée tombe - t - e l le d a ns le

d o m a i ne p u b l i c? Bien e n t e n d u, q u a nd Font ani l le é c r it et s i g ne s eul,

il s igna le s es s o u r c es c h a q ue

fois q u ' il a c o n s c i e n ce d ' a v o ir d es s o u r c e s; ma is Gr e imas agissait a u t

r e m e n t, et a t e nu à ce q ue

p r e s q ue t o u t es l es r é f é r e n c es q ue je p r o p o s a is s o i e nt effacées. Il e

s t ima it ê t re un c r é a t e ur d ' i d é e s;

la q u e s t i on d es p a s s i o ns é t a it a g i t ée en F r a n ce d e p u is u ne d i z a i

ne d ' a n n é e s, c ' e st lui q ui en avait

fourni les p r e m i e rs f o n d e m e n t s, o r a l e m e n t, d a ns s on s émi n a i r e,

et p ar é c r i t, d a ns s on œ u v re

a n t é r i e u r e. Il ne s o u h a i t a it d o nc ni c i t er l es g r a n ds a u t e u rs a p p a

r t e n a nt au d o m a i ne p u b l i c, ni se

c i t er lui -même (il n ' a v a it p as b e s o in de s o i g n er s on s c o r e ! ), ni c i t

er c e ux q ui a v a i e nt p u, e n t re

t e m p s, t i r er p a r ti de s on e n s e i g n e m e n t. Avait-il t o r t?

Le c h a p i t re q ui n o us a le p l us c o û té e s t, on le d e v i ne a i s é m e n t, le

p r e m i er : d e ux a n n é es e n t i è r es

de d i s c u s s i o n s, d ' é c r i t u re et de r é é c r i t u r es s u c c e s s i v e s. Car, M

Page 17: Greimas

mc

W i k t o r o w i cz l'a b i en vu, il s'agissait d ' a g r a n d ir s a ns t o ut d émo l i r,

de r e m a n i er s a ns r o m p r e, de p r é s e r v er la c o n t i n u i té de l ' édi f i ce

t h é o r i q ue et de la d i s c i p l i ne t o ut en l es faisant p r o g r e s s e r. Le d o m

a i ne p a s s i o n n el e st un c o n s t a nt

défi au s t r u c t u r a l i s me «s t anda rd» ( c o m me on dit ici ou là) : c o m m e nt a

r t i c u l er le c o n t i n u? comm e nt t r a i t er en i m m a n e n ce l ' é n e r g ie et l

' i n t e n s i t é? c o m m e nt t r a i t er de m a n i è re i s o t o pe ce q ui

s emb le i r r é d u c t i b l e m e nt h é t é r o g è n e? e t c.

C o m me a u c un d es d e ux a u t e u rs n ' a v a i t, p ar t e m p é r a m e nt et p ar

c h o ix s c i e n t i f i q u e, le g o ût d es

r u p t u r es é p i s t é m o l o g i q u es s p e c t a c u l a i r es ( q u i, p ar a i l l eur s, s

o nt b i en p a s s é es de m o d e ), et

c o m me je suis p o ur ma p a rt i n t i m e m e nt p e r s u a dé q ue t o us n os

efforts d o i v e nt c o n c o u r ir à

c o n f o r t er la s é m i o t i q ue c o m me d i s c i p l i ne et p as s e u l e m e nt c o

m me m é t h o de ou c o m me t h é o r i e,

il d e v e n a it i n é v i t a b le de p r o c é d er à u ne r e f o n d a t i on é p i s t é m o l

o g i q ue de l ' édi f i ce t o ut e n t i er ( au

lieu de b â t ir un a u t re édifice à c ô t é ), en m o n t r a nt c o m m e nt la s é m i o

t i q ue p o u v a it r e n d re c o m p te

de la n o u v e l le p r o b l é m a t i q u e, et en é v a l u a nt le c o ût t h é o r i q ue

de l ' o p é r a t i o n.

C ' e st p o u r q u oi l ' e n s e m b le de la s y n t a xe i n t e r m o d a le e st s o u s - t

e n du p ar l es « m o d u l a t i o ns du

d e v e n i r », t o ut en r e s t a nt c o m p a t i b le a v ec la t h é o r ie c l a s s i q ue

d es m o d a l i t é s. N o us a v o ns r e p r is

p o ur c e la l ' i n t u i t i on ( q ue je t r o u ve p o ur ma p a rt d ' u ne p r o d u c t i v

i té e n c o re s o u s - e x p l o i t é e) q ue

Cl aude Z i l b e r b e rg ava it e ue n a g u è re : a n t é r i e u r e m e nt à l e ur d i s c

r é t i s a t i on s o us la f o rme de

Page 18: Greimas

d é t e r m i n a t i o ns du n i v e au sémio-narratif, les mo d a l i t és s o nt d es v a r i a

t i o ns c a l c u l a b l es au s e in d ' un

e s p a ce t ens if ; n o t re r e f o rmu l a t i o n, en t e r m es de m o d u l a t i o ns du

t e m po p r o j e t é es s ur un d e v e n ir

157 ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 25 N° 3 HIVER 1992-1993

e n c o re i n a r t i c u l é, p e r m e t, e n t re a u t r e s, d 'y i n t é g r er a u j o u r d '

h ui l es c o n s i d é r a t i o ns t o u t es r é c e nt e s

1

: c es v a r i a t i o ns du d e v e n ir c o n s i s t e nt à a c c é l é r e r, r a l e n t i r, a r

r ê t e r, a c c o m p a g n e r, s o u t e n ir ou

r e b r o u s s er le c o u rs d es c h o s e s. Ainsi se d e s s i n e nt d es p r o t o - m o d

a l i s a t i o n s, l es f o rmes t e n s i v es

p r é a l a b l es du v o u l o i r, du p o u v o i r, du savoir, du d e v o i r . ..

Mais je ferai à ce p r o p os d e ux o b s e r v a t i o ns à M

mc

W i k t o r o w i c z. La p r e m i è re t i e nt à la n a t u re de

c es «mo d u l a t i o n s» : elle l es a p p e l le d es « a s p e c t u a l i s a t i o n s », p a

r ce q ue c ' e st le p h é n o m è ne c o n nu

le p l us p r o c h e. Mais il ne s ' agit p as d ' a s p e c t u a l i t e; en effet, si on se r e

p o r te à Semiotique des

passions, le di spos i t if g é n é r a t if e st le s u i v a nt :

C' e st d i re q ue c es m o d u l a t i o ns ne s o nt ni de

la mo d a l i s a t i on ni de l ' a s p e c t u a l i s a t i o n, ma is

q u ' e l l es e n g e n d r e nt l es d e u x, à p a r t ir de d e ux

p r o c é d u r es d i f f é r e n t e s; en effet, la mo d a l i s a t i on

et l ' a s p e c t u a l i s a t i on s o nt e n g e n d r é es à p a r t ir

d es m ê m es a r t i c u l a t i o ns de la t e n s i v i té p r of o n d e, ma is l ' u ne p ar

la voie de la c a t égor i s at i on au n i v e au na r r a t if où elle suit d o nc la p r oc é

d u re de la c o n v e r s i o n, l ' a u t r e, p ar la voie de

la mi se en d i s c o u rs d es p r o c ès et d es c o m p o s a nt es f igur a t ive s, où e

l le r é p o nd à la c o n v o c a t i o n.

Page 19: Greimas

Dans le c as de la mo d a l i s a t i o n, l es modul at i o ns du d e v e n ir a f f e c t ent,

a p r ès c a t é g o r i s a t i o n,

les é n o n c és na r r a t i f s, et se d i s t r i b u e nt sur la j o n c t i o n, les suj e ts ou

l es o b j e t s, d ' où l'effet pa rt i c u l i er de «visée» p r é d i c a t i ve q u ' on o b s e

r ve à la sur f a ce d es l a n g u es n a t u r e l l e s, p u i s q u ' a l o rs la

p r é d i c a t i on ne p o r te p l us d i r e c t e m e nt s ur un s e g m e nt du d e v e n

ir ma is s ur u ne d es m o d u l a t i o ns

q ui en mo d i f i e nt le c o u r s, et p r o d u i s e nt ainsi du v o u l o i r, du devoi r, e t

c. ; il s ' agit en q u e l q ue s o r t e,

p o ur p a r l er un p eu c a v a l i è r eme n t, n on p as du c h a n g eme n t, mais du

« c h a n g e m e nt du c h a n g e m e n t ».

Dans le c as de l ' a s p e c t u a l i s a t i o n, les m o d u l a t i o ns du d e v e n ir a f f e

c t ent l es p r o c ès mis en

d i s c o u r s, a lors q u ' i ls s o nt déjà a c t u a l i s é s, et y d é t e r m i n e nt d es s

eui ls et d es l imi t e s, d es p h a s es et

d es t r a n s i t i o n s, ma is aus si b i en sûr, g r â ce à la r é i n t r o d u c t i on du t e

m ps et de l ' e s p a c e, de la vi t e s se :

il s'agit a l o rs d es f o rmes du d é r o u l e m e nt et de la s t r u c t u re i n t e r ne d

es s e g m e n ts de p a r c o u rs q u ' on

a p p e l le les p r o c è s.

1 Voir à ce sujet Claude Zilberberg, «Présence de Wôlflin», dans Nouveaux Actes

sémiotiques, Limoges, PULIM, n

0

* 23-24

(1992), ainsi que J a cques Fontanille, «le Ralentissement et le rêve. À p r o p os de

VÉloge de l'ombre de Tanizaki», ibid., n° 26 (1993),

à paraître.

M o d u l a t i o ns

C o n v o c a t i on /

et mi se en /

d i s c o u rs /

Page 20: Greimas

A s p e c t u a l i s a t i o ns

\ C o n v e r s i on et

\ c a t égor i-

\ s a t i on

M o d a l i s a t i o ns

158 SÉMIOTIQUE DES PASSIONS. DES ÉTATS DE CHOSES A UX ÉTATS D'ÂME

C e t te p r é s e n t a t i on e st c o n f o rme à l ' i n t u i t i on l i n g u i s t i q u e, p u i

s q ue l es m o r p h o l o g i es m o d a l es

et les m o r p h o l o g i es a s p e c t u e l l es s o nt s o u v e nt t r ès p r o c h e s, et

pa r fois m ê me en p a r t ie c o n f o n d u es

ou amb i v a l e n t e s, d a ns l es l a n g u es n a t u r e l l e s; t o us l es l i n g u i s t

es c o n t e m p o r a i ns l es c l a s s e nt t o u t es

d e ux d a ns la «visée é n o n c i a t i v e

2

», et c o m me faisant a p p el au m ê me g e n re d ' o b s e r v a t e u r. Bi en

e n t e n d u, e l le o b l i ge à un r e m a n i e m e nt du p a r c o u rs génératif, q ui ne

p e ut p l us ê t re l i n é a i re : l ' augm e n t a t i on p r o g r e s s i ve du s e ns p ar

c omp l e x i f i c a t i on d es a r t i c u l a t i o ns e st l imi t ée au p l an s émi

onarratif, et le p a r a l l é l i sme e n t re la c o n v e r s i on et la c o n v o c a t i on

(ma is aus si l e ur n a t u re profond é m e nt di f f é r ent e) r u i ne l ' e s p o ir de p o

u v o ir p e n s er un j o ur ce « p a r c o u r s» c o m me un c h e m i n em e nt u n i

q ue et r e c t i l i g n e.

Ma d e u x i è me o b s e r v a t i on c o n c e r ne le t y pe de r a t i o n a l i té mi se

en œ u v re d a ns c e t te affaire. Je

ne suis p as s ûr q ue les c o l l è g u es d es s c i e n c es de la n a t u r e, et en p a r

t i c u l i er c e ux q ui s ' o c c u p e nt

d ' é n e r g i e, de t h e r m o d y n a m i q ue ou de p h y s i q ue q u a n t i q u e, s e r

a i e nt t r ès h e u r e ux d ' a p p r e n d re

q u ' i ls p a r t i c i p e nt d ' u ne a u t re r a t i o n a l i té q ue c e l le d es m a t h é m

a t i q u e s. P o ur ce q ui c o n c e r ne la

Page 21: Greimas

l i n g u i s t i q ue et la s é m i o t i q u e, on a au mo i ns u ne c e r t i t u de : René T

h o m, J e an P e t i t o t, Wol fgang

Wi ldgen, Per Aage Br andt, n o t a m m e n t, o nt m o n t ré à l ' e n vi q ue l ' i n s t a

b i l i té et la s t a b i l i t é, le

c o n t i nu et le d i s c o n t i n u, l ' é n e r g é t i q ue et le t o p o l o g i q u e, e t c .,

é t a i e nt m a t h é m a t i s a b l es et q u e,

j u s t e m e n t, les h a b i t u d es forma l i s t es i s s u es d es a n n é es 50-60 é t a i e

nt p l us l o g i c i s t es q ue ma t h émat i q u es à p r o p r e m e nt p a r l e r.

Ce n ' e st p as p a r ce q ue la t h é o r ie d es p a s s i o ns e st a m e n ée à i n t é g r

er d es c o n s i d é r a t i o ns s ur d es

«flux», s ur l ' « i n t e n s i t é », s ur l ' i n s t a b i l i té a c t a n t i e l l e, s ur la l o g

i q ue d es f o r c es ( p l u t ôt q ue d es

p o s i t i o n s ), q ue s es a u t e u rs o nt a d o p té u ne p o s i t i on a n t i - m a t h é

m a t i q u e. Ce n ' e st p as p a r ce q u ' i ls

o nt é té c o n d u i ts à p o s t u l er u ne s o r te d ' e s p a ce t ens if q u i, t o u t es

p r o p o r t i o ns s é m i o t i q u es g a r d é e s,

s e r a it l ' é q u i v a l e n t, soit de l ' é n e r g ie en p h y s i q u e, soit d es p r o b a

b i l i t és s t a t i s t i q u es en b i o l o g i e,

q u ' i ls o nt é té t e n t és de p r ô n er je ne sais q u el o r g a n i c i sme é n e r g é t

i q u e. On t r a i te a u j o u r d ' h ui d es

p h é n o m è n es cognitifs liés à la p e r c e p t i on et à l ' émo t i o n, d a ns l es r e c

h e r c h es d i t es c o n n e x i o n n i s t e s,

à l ' a ide de r é s e a ux n e u r o n a ux forme ls q ui s o nt t h é o r i s és p ar d es m

a t h é m a t i c i e ns et d es p h y s i c i e ns

f o rmés à l ' é c o le de la t h e r m o d y n a m i q u e: il n 'y a d o nc p as d ' i n c o m

p a t i b i l i té de p r i n c i p e.

Le s o u ci de c o n t i n u er à a r t i c u l er l es g r a n d e u rs u t i l i s é e s, à p a r a

d i g m a t i s er et à s y n t a gma t i s er la

r e p r é s e n t a t i on s é m i o t i q ue d es p a s s i o ns n ' e st d o nc p as i n c o m p

a t i b le a v ec les n o u v e l l es p r é o c c u p at i o ns « t e n s i v es » a f f i ché es d

a ns Sémiotique des passions. Même si on t i e nt à l es a p p e l er d es « a s p e ct u a

Page 22: Greimas

l i s a t i o ns », les m o d u l a t i o ns du d e v e n ir d o i v e nt ê t re a r t i c u l é es p

o ur ê t re i n t e l l i g i b l e s. Mais ce q ui

e st a r t i c u lé e st «c a l cul abl e», n o us r e p r o c he en q u e l q ue s o r te M

mc

W i k t o r o w i c z; p o ur ma p a r t,

j ' e n t e n ds «c a l cul abl e» c o m me «conna i s s abl e» et « p r é v i s i b l e »: c o

m m e nt faire mo i n s?

2 Voir Bernard Pottier, Sémantique générale, Paris, PUF, 1992.

159 ÉTUDES LITTÉRAIRES VOLUME 25 N° 3 HIVER 1992-1993

Le défi l a n cé à la s e m i o t i q ue e st j u s t e m e nt là : p e u t - e l le r e n d re c o

m p te d es p a s s i o ns s ans « p e r d re

s on âme », s ans r é i n t r o d u i re d a ns sa p r o p re m é t h o d o l o g ie l ' i m p r

e s s i o n, la c o n f u s i o n, le v é c u, le

s e n t i, e t c .? En ce q ui me c o n c e r n e, je t r o u ve m ê me q u e, d a ns

Semiotique des passions, l ' e s p a ce

t ens if n ' e st p as a s s ez a r t i c u l é, e st e n c o re t r op intuitif. C e t te p r é o c

c u p a t i on e x p l i q ue l ' i m p o r t a n ce

a c c o r d é e, d a ns l es d e u x i è me et t r o i s i è me c h a p i t r e s, à la q u a n t i

f i c a t i on et à s es m o d u l a t i o ns

q u a l i t a t i v e s

3

, q ui f o u r n i s s e nt d es a r t i c u l a t i o ns i n a t t e n d u e s, ma is déjà o p é r a

t o i r e s. Dans le m ê me

s e n s, je f o n de de g r a n ds e s p o i rs d a ns les r e c h e r c h es a c t u e l l es s

ur le t e m p o.

Un a u t re p r o b l è me e st c e l ui de la praxis é n o n c i a t i ve et de l ' i m p o r t

a n ce d es o r g a n i s a t i o ns

c u l t u r e l l e s, i d i o l e c t a l es et s o c i o l e c t a l e s. «Ne r i s q u e r a i t - on p

as de b a s c u l er d a ns u ne p s y c h os o c i o l o g i e ? », s ' i n t e r r o ge M

me

Page 23: Greimas

W i k t o r o w i c z. Je ne vois p as t r ès c l a i r e m e nt d ' où v i e nt le d a n g e

r,

ma is ce q ue je sais, c ' e st q ue n o us a v o ns a b s o l u m e nt v o u lu é v i t er

de t r a i t er d es p a s s i o n s, d ' u ne

p a rt e x c l u s i v e m e nt de l ' i n t é r i e ur d ' u ne c u l t u re — la n ô t re — e t,

d ' a u t re p a r t, de m a n i è re si

g é n é r a le q u ' on ne p u i s se p l us r i en a p p r e n d re d es p a s s i o ns - effets

de s e n s, et q u e, p o ur c e l a, il

fallait à la fois p a r t ir d es effets de s e ns a u x q u e ls n o us avions a c c ès d a ns

n o t re p r o p re c u l t u r e, et

n o us d o n n er les m o y e ns (à n o u s -mêmes et à n os l e c t e u r s) d ' en c e r n

er les l imi t es et les d é t e rm i n a t i o ns c u l t u r e l l e s.

Il r e s te q ue l ' i n s t a n ce q ui doit p r e n d re en c h a r ge l ' a r t i c u l a t i on

de l ' u s a g e, du c u l t u r e l, du s émiona r r a t if et de l ' e s p a ce t ens if e st s

e u l e m e n t, d a ns Semiotique des passions, mi se en p l a ce et définie

s o us l ' a p p e l l a t i on «praxis é n o n c i a t i v e ». Avant de n o us d e m a n d er

si c e t te i n s t a n ce n o us m e t t a it

en d a n g er de p s y c h o - s o c i o l o g i s a t i o n, il n o us fallait, de fait, n o us m

e t t re au t r a v a i l: c ' e st c h o se

faite, p u i s q ue le t h è me du Sémina i re i n t e r s é m i o t i q ue de Pa r i s, au m o

i ns p o ur d e ux a n n é es cons é c u t i v e s, e st j u s t e m e nt «la praxis é n o n c i

a t i v e ». C o n c e r n a nt un d es p r o d u i ts de c e t te praxis, le

s c h é ma p a t h é m i q ue c a n o n i q u e, je me suis e x p l i q ué l o n g u e m e nt

d a ns un a r t i c le à p a r a î t re d a ns

Protée, a u q u el je r e n v o ie v o l o n t i e rs le l e c t e u r.

Plus g é n é r a l e m e n t, on n o us a s o u v e nt déjà r e p r o c h é, d ' un c ô té d ' a

v o ir d é l i b é r é m e nt é c a r té la

p s y c h a n a l y se de n o t re h o r i z on — s i n on p o ur l ' é v o q u er c o m me

u ne d es a p p r o c h es a n t é r i e u r es de

l ' u n i v e rs p a s s i o n n e l

4

Page 24: Greimas

— e t, de l ' a u t r e, d ' a v o ir e x c e s s i v e m e nt «cul tur a l i s é» et «socialisé»

l ' u n i v e rs

p a s s i o n n e l. De fait, on le c o m p r e nd f a c i l eme n t, c es d e ux c h o ix v o

nt de p a i r, et ils s o nt

s t r a t é g i q u es : c o m m e nt p o u v o n s - n o us e s p é r er a u g m e n t er n o t

re c o n n a i s s a n ce d es p a s s i o n s, a p r ès

q ue d es p h i l o s o p h e s, d es t h é o l o g i e n s, d es p s y c h o l o g u e s, d es p

s y c h a n a l y s t e s, p e n d a nt p l us de

t r e n te s i è c l e s, a i e nt t o us ou p r e s q ue e m p r u n té c e t te v o ie « p s y c

h o l o g i q u e »? Qu el p e ut ê t re l ' app o rt or iginal et s p é c i f i q ue de la d i s

c i p l i ne s e m i o t i q ue sur u ne q u e s t i on d o nt p r e s q ue t o u t es les

3 On p e ut consul t er à ce p r o p o s, c omme un prolongement de c es pr éoc cupa t

ions, J a cques Fontanille éd., la Quantité et

ses modulations qualitatives, Limoges/Amsterdam, PULIM/Benjamins, 1992.

4 Peut-être est-ce le sens de l'allusion finale à la «Métapsychologie» dans la conclusion

de M

mc

Wiktorowicz?

160 SÉMIOTIQUE DES PASSIONS. DES ÉTATS DE CHOSES AUX ÉTATS D'ÂME

a u t r es d i s c i p l i n es o nt déjà m o n t ré la d i m e n s i on i n d i v i d u e l le et

p s y c h i q u e? Mais c es c h o ix s o nt

aussi é p i s t é m o l o g i q u e s. En effet, le c a r a c t è re s o c i o c u l t u r el du m o

n de d es p a s s i o ns ( et n on p as d es

p u l s i o ns ou m ê me de l'affectivité en g é n é r al !) é t a it u ne h y p o t h è se de

t r ava il q ui n o us p e r m e t t a it

de r e s p e c t er l ' i n t u i t i on l i n g u i s t i q ue la p l us o r d i n a i re : l ' u n i v e

rs d es effets de s e ns p a s s i o n n e l s, t o ut

c o m me c e l ui d es l e x è m es p a s s i o n n e l s, e st d é c o u pé et o r g a n i sé

d i f f é r emme nt p ar c h a q ue c u l t u r e,

de s o r te q u ' on n ' é p r o u ve u ne p a s s i on p a r t i c u l i è re q ue d a ns la m

e s u re où la c u l t u re à l a q u e l le on

Page 25: Greimas

a p p a r t i e nt la r e c o n n a î t, et n o us a a p p r is à la r e c o n n a î t r e

5

.

En o u t r e, B e n v e n i s te c o n s i d é r a it q u ' u ne d es p r e m i è r es c o n d i t

i o ns du s e n s, c ' e st la c o n d i t i on

d ' i n t e r s u b j e c t i v i té ( a v a nt m ê me l ' i n t e n t i o n n a l i t é, s e l on lui ),

d a ns la m e s u re où il se p l a ç a it

d ' e m b l ée d a ns la p e r s p e c t i ve du d i s c o u rs et de l ' u s a g e. Si la p a s s

i on e st un o b j et p o ur la

s é m i o t i q u e, elle ne p e ut l ' ê t re q u ' en t a nt q u ' e l le signifie en d i s c o u

r s; or elle ne signifie q ue g r â ce

à l ' a s s o m p t i on d ' au m o i ns un a u t re suj et q ue c e l ui q ui é p r o u ve la

p a s s i on : c et a u t re sujet p e ut ê t re

la c u l t u re t o ut e n t i è r e, l ' i n d i v i du lui -même en t a nt q u ' il é n o n ce

et c o n v o q ue s on p r o p re u n i v e rs

i d i o l e c t a l, un g r o u pe ou un p a r t e n a i r e.

La p a s s i on v é c ue et r e s s e n t ie e st é v i d e m m e nt d ' o r d re i n d i v i d u

el et p s y c h o l o g i q u e; b i en sûr, le

s e ns q u ' e l le p e ut r e c e v o ir p e ut ê t re lui aus si s t r i c t e m e nt i n d i v i d

u el et s i n g u l i e r. Mais le fait q u ' e l le

ait un s e n s, q ui justifie q u ' on l ' e x p l o re a v ec d es i n s t r u m e n ts forgés

au s e in d es s c i e n c es du langage, r e p o se s ur u ne a s s o m p t i on c o l l e c

t i ve ( l a rge ou é t r o i t e) d es f o rmes c u l t u r e l l es q ui l ' a c tual i s ent c o

m me effet de s e n s.

Jacques Fontanille

Un i v e r s i té de Limoges

5 Pour ne citer q u ' un exempl e, un de mes étudiants en thè s e, d'origine c o r é e n n

e, est en train de t e n t er de circonscrire ce qui cor r e spond dans sa culture à la

«jalousie», en écho au troisième chapitre de Sémiotique des passions: il ne parvient

pas à y retrouver l'«attachement», si dé t e rminant en français.

Page 26: Greimas

143

Malika Meksem

Doctorante, Université de Tizi-Ouzou

Mots-clés : Sujet - passion, pitié - pitié-mépris - pitié-compassion – simulacre - schéma

passionnel.

Abstract: This article which examines the forms of pity in La modification of Michel

Butor, bears on questions that refer to the semiotics of the passions, especially those

within the discursivation moods. This new field of investigation is mainly nourished from

the concrete analysis of literary texts. And this is the cause of this simple intervention

wich studies a text of one of the most illustrious La modification is the story of a

transformation process that affects the project, the representations and perceptions

of the character, but also his passions, among others, pity, and especially two of its

coexisting forms, that are called, according to Jacques Fontanille, pity-scorn and pity of

compassion. Our approach wich is located far from a psychological perspective or even

psychoanalytical or philosophical, is based on a semiotic approach, namely the theory

of Greimas and his followers (J. Fontanille, D. Bertrand, C. Zilberberg, A. Henault

Our objectiv is to identify the different forms of this passion, but also to describe .(...

their discursive development in the text to establish then the passional configurations

passionate and textual representations of these forms of pity.

Keywords: The subject – passion - pity, pity-scorn, pity of compassion, travesty,

passional scheme.

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes

dans La Modification de Michel Butor

Résumé : Cet article, consacré aux formes de la pitié dans La Modification de

Michel Butor, prend appui sur des questions qui renvoient à la sémiotique des

passions, notamment à celles qui relèvent de la discursivation des états d’âme.

Ce nouveau champ d’investigation se nourrit essentiellement de l’analyse

concrète des textes littéraires. La Modification est l’histoire d’un processus de

Page 27: Greimas

transformations qui affecte les projets, les représentations et les perceptions

du personnage, mais aussi ses passions, entre autre, la pitié, et notamment

deux de ses deux formes que Jacques Fontanille nomme la pitié-mépris et

la pitié-compassion. Notre approche loin de se situer dans une perspective

psychologique ou même psychanalytique ou philosophique, se fonde sur la

sémiotique de Greimas et ses continuateurs (J. Fontanille, D. Bertrand, C.

Zilberberg, A. Hénault…). Il s’agit de déceler les différentes formes de cette

passion, mais aussi de décrire leur mise en discours dans le texte pour en

dégager les configurations passionnelles et les représentations textuelles. 144

. " هذا : " بيتور لميشال التغير نص في أشكالها و الشفقة دراسة يتناول المقال هذا الملخص

األدب كتاب ألمع أحد نص على المتواضع العمل

العواطففي ظهور إشكالية يطرح و األهواء و العواطف سيميائية على يعتمد المعاصر

" . التغير تعتبررواية تحليلها كيفية و األدبية "النصوص

الشفقة منها و عواطفه وأيضا ليون الشخصية تصورات مشاريع، على تطرأ تحوالت قصة

. الشخصية القصة هذه في دراستنا محور تشكل التي

. عنها االنفصال طريقة في أيضا يفكر لكنه احتقارها و زوجته من السخرية عن يكف ال ليون

. إزدواجية تظهر هنا من و معاناتها في التسبب دون

تميل أخرى و االزدراء تدعى التي و سخرية و احتقار شفقة فهناك النص، في الشفقة عاطفة

. تحليلنا اآلخرين شقاء تقاسم و الرحمة و التأسف إلى

األخير في و أشكالها، لمختلف النصي التصوير و التمثيل استخراج عل ينحصر العاطفة لهذه

ليون للشخصية العاطفة .نستخلصمخطط

الرحمة : - – - - - شفقة االزدراء شفقة الشفقة العاطفة الفاعل الشخصية المفتاحية الكلمات

العاطفة - مخطط .التمثيل

Nombreux les lecteurs pour qui l’histoire de La Modification semble assez

simple, peuvent la résumer comme suit : un homme de quarante cinq ans, Léon

Delmont, prend le train pour Rome afin de retrouver Cécile, sa maîtresse avec

qui il souhaite commencer une nouvelle vie. Cependant, au cours du voyage,

sa conscience se modifie, ses projets se transforment. Il décide de ne pas aller

voir Cécile et de rester avec sa femme à Paris.

En réalité, un complexe processus de transformations a affecté les projets

de ce dernier, ses perceptions et ses représentations, mais surtout il n’a pas

Page 28: Greimas

épargné ses états d’âme, ses sentiments à l’égard des deux femmes : Cécile/

Henriette. Partant de la pitié que lui inspire sa femme, de l’amour qu’il porte

à Cécile, son amie romaine, jusqu’à sa passion d’écrire, notre travail se limite

à la description d’une seule passion, la pitié, sa mise en discours dans le texte.

Nous commencerons par la description du sujet passionnel, ensuite nous

discuterons les différentes acceptions de cette passion. Nous dégagerons,

enfin, ses représentations textuelles. Nous solliciterons bien entendu les outils

théoriques de la sémiotique dite des passions.

1. Le sujet passionnel dans La Modification : Léon

Parallèlement au trajet qui mène le sujet Léon de Paris à Rome, un mouvement

intérieur (réminiscences, imagination, rêve et anticipation) se déroule à son

insu : « C’est le mécanisme que vous avez remonté vous même qui commence

à se dérouler presque à votre insu » (21).

Cet énoncé montre bien que Léon fonctionne comme une machine programmée.

Ce qui marque son passage du statut du sujet, voulant se libérer du joug de

sa vie parisienne, à celui de « marionnette » (J.-Cl Coquet, 1984 : 41), voire

du non sujet. Ce passage du statut du sujet à celui du non sujet ôte à Léon sa

volonté. Ainsi, sa conscience ne s’éveille pas par un effort volontaire, mais par

réaction des images, des détails les uns aux autres, ainsi que par l’influence

du monde extérieur. Autrement dit, ce sont les circonstances, les objets et les

paysages extérieurs qui ont mis en branle sa conscience, éveillent sa mémoire.

De ce point de vue, il lui suffit de tourner les yeux vers la fenêtre pour voir

« les cheveux autrefois noirs d’Henriette, et son dos détachant devant la première

lumière terne décourageante, doucement, brusquement, au travers de sa chemise de

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Malika Meksem145

nuit blanche transparente » (16), mais aussi d’ouvrir sa valise pour que les objets qu’elle

contienne lui permet d’entendre « […] les chamailleries des garçons qui devraient

pourtant à leur âge être devenus capables de se supporter mutuellement […] » (25).

Il est significatif que ces réminiscences surgissent rapidement sans que la

volonté du sujet y soit pour quelque chose. Par leur célérité, elles pénètrent

Page 29: Greimas

profondément l’être du sujet. De même, Léon n’assume pas son acte, car il

ne veut pas, en réalité, retrouver son passé, mais ces réminiscences émergent,

affluent à son insu sans pouvoir les chasser ou les arrêter. C’est ainsi qu’il se perd,

se fige « comme un somnambule » (196). Il est, en fait, englué dans les objets

et les paysages, dépassé par les nouvelles circonstances du voyage, la vitesse du

train, écrasé, voire désintégré. Ce sont les réminiscences, les rêves, ainsi que le

monde qui l’entoure, qui ont prise sur lui. Il perd, de ce fait, le contrôle de ce

mouvement intérieur, sombre dans l’indécision, l’incompréhension, voire dans

l’ignorance :

« Je ne sais quoi faire, je ne sais plus ce que je fais ici » (195).

« Impuissant, vous assistez à cette trahison de vous-même » (150).

Peu à peu, sa conscience se transforme imperceptiblement

« sans que vous parveniez à freiner cette hideuse déliquescence » (209). Il se dit

alors : « s’il n’y avait pas eu ces gens, s’il n’y avait pas eu ces objets et ces images

auxquels se sont accrochées mes pensées de telle sorte qu’une machine mentale s’est

constituée, faisant glisser l’une sur l’autre les régions de mon existence au cours de

ce voyage […] s’il n’y avait pas eu cet ensemble de circonstances, […] peut-être cette

fissure béante en ma personne ne serait elle pas produite […] » (276).

Enfin, ce mouvement intérieur a permis, pour la première fois, à Léon d’être

en totalité lui-même avec sa lâcheté et ses différents états d’âme. C’est de

ses réminiscences et de ses anticipations qu’émanent ses passions : la pitié,

l’amour et la passion d’écrire. C’est aux configurations passionnelles de la pitié

que nous nous intéressons uniquement.

2. La pitié

2.1. Définitions

La pitié constitue une passion dont l’histoire remonte à la grandeur du peuple

romain. Elle désigne ce sentiment consistant à « reconnaître tous les devoirs

à l’égard de la famille, de la patrie et des dieux » (J. Fontanille, 2005 : 1). Le

dictionnaire, Le Robert, distingue deux définitions différentes : la première

positive, la définit comme une forme de « sympathie qui naît de la connaissance

des souffrances d’autrui et fait souhaiter qu’elles soient soulagées », alors que

Page 30: Greimas

la seconde la considère comme un « sentiment de commisération accompagné

d’appréciation défavorable ou de mépris ». D’où l’adjectif piteux, servant à

désigner une personne qui inspire une pitié mêlée de mépris par sa médiocrité

ou son aspect misérable.

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel

Butor146

En effet, la pitié, visant à compatir avec l’autre, présuppose la compassion ; la

pitié-mépris ne s’appuie pas sur la compassion, mais « sur la reconnaissance de

l’état dysphorique (souffrance ou abaissement) de l’autre » (J. Fontanille, 2005 :

1). De plus, la pitié visant à « compatir avec » repose sur la constitution d’un

acteur collectif ou duel, puisqu’il s’agit de quelque chose que nous ressentons

par adhésion aux souffrances et aux maux d’autrui, voire par conjonction avec

quelqu’un, alors que la pitié-mépris repose sur une relation répulsive, voire

disjonctive, « entre celui qui plaint et celui qui est à plaindre » (J. Fontanille,

2005 : 2). C’est dans cette perspective que la pitié compassion se fonde sur une

« orientation unipolaire » (J. Fontanille, 2005 : 2), la souffrance d’un acteur est

partagée par les autres acteurs; alors que, la pitié, dans sa forme méprisante,

reflète les jugements. Eu égard à ce qui précède, la pitié, dans sa forme positive,

« est une absorption de la dysphorie de l’un par l’autre. » (J. Fontanille, 2005 :

2), et la pitié méprisante est un simple « renvoi de la dysphorie sur celui dont

elle émane » (J. Fontanille, 2005 : 2). Donc, l’absorption et le reflet constituent

les deux réactions du corps face au spectacle de la souffrance d’autrui.

Loin de faire une analyse purement lexicale, notre objectif s’oriente vers l’étude

des représentations de ces formes de pitié en présence dans notre texte. Partagé

entre la pitié-mépris que lui inspire sa femme et la pitié compassion, Léon ne

cesse de rabaisser le statut de cette dernière, mais aussi de se poser la question :

comment rompre sans faire souffrir la femme que l’on délaisse ?

2.2. Vers une syntaxe de la pitié

Dans le scénario de la pitié, il y a souvent deux protagonistes : d’une part,

celui qui donne et, d’autre part, celui qui reçoit et qui peut aussi se trouver

en situation de demandeur. De ce point de vue, la pitié constitue une aide,

Page 31: Greimas

elle s’accompagne immédiatement d’un plaisir qui émane du soulagement, de

la satisfaction d’autrui et de soi. Ce plaisir reçu constitue une demande de

continuation. Dès lors, la pitié prend la forme d’un contrat d’échange, appelé,

selon Jacques Fontanille, « une obligation », dont les partenaires sont appelés

respectivement l’obligateur et l’obligataire.

2.3. La pitié mépris/La pitié compassion

Rappelons, une fois de plus, que notre intention n’est pas de faire une analyse

psychologique, mais d’étudier les différentes formes de la pitié telles qu’elles se

déploient dans le roman.

En effet, selon Jacques Fontanille, la pitié, dans ses différentes formes,

implique que l’autre soit dans un état de détérioration, autrement dit, dans

une situation dysphorique. Cette dernière n’est pas sans conséquence, elle est,

en fait, soumise à des appréciations. Ces dernières peuvent être participatives;

nous nous mettons alors à la place d’autrui, nous partageons ses souffrances.

Bref, nous compatissons à ses douleurs. Cependant, l’appréciation « peut être

[…] évaluative, et c’est alors que la seule manifestation du jugement devient

dépréciative (il y entre « quelque chose de mépris ») » (J. Fontanille, 2005 :

3). C’est de cette deuxième forme de la pitié, de cette dépréciation, qu’il est

question au début du roman.

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Malika Meksem147

Nous pouvons déclarer que c’est la vie parisienne du sujet Léon qui est la

source de son état d’âme : la pitié-mépris. Ainsi, Léon ne cesse de qualifier

négativement, comme le montrent les énoncés ci- dessous, les moindres gestes

de sa femme :

« […] resserrant avec sa main droite son col orné d’une piètre dentelle inutile sur sa

poitrine affaissée » (16).

« […] levant son bras nu, dont elle a noué nerveusement le cordon soyeux, et qui lui

donnait un air de malade avec ses traits tirés, soucieux, soupçonneux » (17).

« si elle (Henriette) s’est levée ce matin pour vous servir, c’est simplement par la

mécanique de l’habitude, par une certaine pitié au plus, toute colorée de mépris » (18).

Page 32: Greimas

« Il est plus clair que des deux (femme) c’est elle (Henriette) la plus lasse » (18).

« Jamais elle n’avait confiance en vous » (35).

« […] lorsqu’elle est sortie dans le corridor pour appeler Madeleine, avait son regard

morne, épuisé, son regard de morte, avec cette flamme de soupçon quand elle vous a vu,

de rancune, ce mépris dont elle vous accable comme si vous étiez responsable de son trop

évident amoindrissement » (39).

« […] ce cadavre de femme continuant illusoirement des gestes utiles » (39).

« Ah, comme elle (Henriette) vieillissait ! » (35).

« Depuis cette lourde ombre tracassière […] cette horrible caricature » (40).

La succession des figures dépréciatives : « cette horrible caricature », « regard

morne, épuisé, son regard de morte », « un air de malade », met l’accent sur

l’état défavorable dans lequel se trouve Henriette, mais aussi sur le mépris

qu’inspirent ses gestes à son mari. De plus, ces figures marquent la discordance

et la disjonction entre les deux acteurs : Léon et Henriette. Cette disjonction

est rendue manifeste dans le roman par les silences, le soupçon et le manque

de confiance, caractérisant les relations des deux acteurs :

« Certes, il n’y avait pas de douceur dans son regard à ce moment là […] incapable de

vous faire confiance […] » (17).

« Vous avez considéré la malheureuse Henriette dormant sur l’autre bord du lit, ses

cheveux déjà un peu gris étalés sur le traversin, la bouche entrouverte, séparée de

vous par une infranchissable rivière de lin » (42).

Outre la caractérisation dysphorique d’Henriette, nous assistons, dans La

Modification, à la mise en scène des différences lors du séjour de Cécile à

Paris. En introduisant sa maîtresse chez lui, le sujet Léon veut en quelque

sorte provoquer une situation où sa femme sera contrainte de reconnaître les

qualités de sa maîtresse et, par conséquent, d’avouer son infériorité. Donc,

nous assistons à la stigmatisation d’Henriette. Toutefois, cette mise en scène

des différences n’a fait que révéler au sujet Léon l’égalité des deux femmes.

Rappelons que la pitié-mépris n’absorbe pas les différences, les renvoie sur

celui dont elle émane, affirme son infériorité. Dans notre texte, le sujet Léon

constitue une sorte de miroir, renvoyant à Henriette des jugements implicites.

Page 33: Greimas

C’est pourquoi elle ne cesse de le soupçonner, d’essayer de le persuader. Il est à

signaler, enfin, que l’arrière plan de cette pitié mépris est l’amour. Cependant,

sans savoir pourquoi, le sujet Léon voit se desserrer ce lien qui l’unit à sa

femme. En outre, la rencontre d’une autre femme, Cécile, avec qui le parallèle

peut être établi, remet en cause le statut d’Henriette, voire la rabaisse. Il la

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel

Butor148

considère alors comme « une pauvre femme malheureuse qui voudrait me faire

couler avec elle dans son ennui » (178). C’est pourquoi il décide de la quitter.

Ainsi, la pitié-mépris constitue, selon l’expression de Jacques Fontanille,

« l’atmosphère » partagée par les deux actants. En dévalorisant, en rabaissant le

statut de sa femme, le sujet Léon, en réalité, se rabaisse lui-même. Désormais

la pitié-mépris se substitue à leur amour, les plonge dans une plainte muette,

silencieuse, couronnée par la fuite du sujet Léon. C’est ainsi qu’Henriette

perd ses prestiges, passe de l’état de la femme désirée à celui de la femme

répugnante. Son parcours modal peut être configuré comme suit :

Désirable (enviable) nuisible

Vouloir être vouloir ne pas être

Ne pas vouloir

ne pas être (non nuisible) ne pas vouloir être (non désirable.)

2.3.1. La perception comme source de la pitié-mépris

Contrairement à la perception du compartiment visant à identifier ce qui est

perçu par le sujet Léon au cours de son voyage, la perception du monde parisien

a des répercussions sur la pensée de ce dernier, suscite son état d’âme de pitié-

mépris. Cette perception permet, en fait, au sujet Léon de saisir l’effondrement

de sa vie parisienne. Plusieurs énoncés ne cessent de montrer la décomposition

de cet univers familial, de mettre l’accent sur le désordre qui y règne :

« […] parmi les vêtements pendus à leurs cintres, aux manches tombant toutes droites

et sans épaisseur, comme elles habillaient les bras raides et filiformes des ombres

impitoyablement ironiques dans leur silence et leurs balancements des précédentes

femmes de Barbe-Bleue […] » (16-17).

Page 34: Greimas

« Le cendrier sur la grande table, que l’un d’eux (de ses garçons) a dû voler dans

quelque café » (78).

« les livres scolaires qui avaient dû servir de projectiles » (78).

« (Sa fille Madeleine) affalée sur la bergère, plongée dans la lecture d’Elle » (79).

A cette perception visuelle s’ajoute la perception auditive qui ne fait, comme le

montrent les énoncés ci-dessous, qu’accentuer son mépris, susciter son dégoût :

« Toute cette semaine de cris et de malentendus » (40).

« […] les enfants n’ont pas cessé de ricaner sur leurs assiettes » (37).

« […] vous entendiez les criailleries d’Henri et Thomas dans leur chambre, les

criailleries d’Henriette s’y ajoutant, inefficaces, maladroites […] » (39).

Cet univers parisien constitue aussi un espace de tension. Cette pression atteint

son paroxysme lorsque Jacqueline, la fille de Léon, lui demande des nouvelles

de Cécile : « Tu as revu la dame ? […] Tu sais bien celle qui est venue autrefois

ici » (82) ; alors que sa femme survient à ce moment, « a regardé la petite

avec un tel air que celle-ci s’est mise à rougir et à pleurer » (82). Dès lors, le

sujet Léon ne cesse de s’interroger sur la signification de cette scène : s’agit-il

d’une innocente coïncidence ou d’une quête d’affirmation des hypothèses que

sa famille avait bâties ? Enfin, face à la dégradation, voire au pourrissement de

cette situation, Léon n’éprouve que mépris et dédain.

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Malika Meksem149

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel Butor

2.3.2. La compassion

Contrairement à la pitié-mépris qui affirme l’infériorité de l’autre, la

compassion, sentiment de pitié éprouvé devant les maux d’autrui, vise à les

partager, voire à les soulager. Cette forme positive de la pitié se retrouve dans

le roman, marquant le sujet Léon durant son voyage. En effet, même si ce

dernier a fui sa famille, il ne cesse de penser à la future souffrance de sa

femme et à la perturbation de ses enfants. D’ailleurs, il réfléchit à la façon la

plus idoine pour les soulager. Ce dilemme accompagne Léon jusqu’à l’abandon

de son projet. Cette compassion naît de son amour pour ses enfants, de son

Page 35: Greimas

souci d’éviter le scandale, de l’incertitude de ses sentiments envers Cécile et,

par conséquent, de sa faiblesse :

« Maintenant Cécile allait venir à Paris et vous demeuriez ensemble. Il n’y aurait pas

de divorce, pas d’esclandre […] tout se passerait fort calmement, la pauvre Henriette

se tairait, les enfants, vous iriez les voir une fois par semaine à peu près » (36).

« Si vous avez hésité si longtemps devant votre amour pour Cécile, c’était à cause

d’eux (des enfants) bien sûr » (79).

De plus, tout au long du voyage, Léon se trouve envahi par un sentiment de

culpabilité. Ce dernier engendre un simulacre où il se voit envahi par la désolation,

tente de soulager sa femme, de partager sa souffrance dont il est l’agent :

« Je t’ai menti, comme tu t’en es bien douté […] c’est uniquement pour Cécile que je

suis allé à Rome […], pour lui prouver que je l’ai choisie définitivement contre toi […],

afin qu’elle me donne cette vie extraordinaire que tu n’as pas été capable de m’apporter

et que moi-même non plus je n’ai pas su t’offrir, je le reconnais, je suis coupable à ton

égard […] je suis prêt à accepter, à approuver tous tes reproches, à me charger de toutes

les fautes que tu voudras si cela peut t’ aider le moins du monde à te consoler, à atténuer

le choc […] tu sais bien que je ne suis pas une si grande perte, ce n’est pas la peine de

fondre en larmes ainsi […] vous savez bien qu’elle ne pleurera nullement, qu’elle se

contentera de vous regarder sans proférer une parole, qu’elle vous laissera discourir sans

vous interrompre, que c’est vous tout seul, par lassitude, qui vous arrêtez […]» (161).

Cette déclaration à la première personne marque la désagrégation du sujet Léon.

Il s’agit, en fait, d’une compassion qui s’adresse à la partie dysphorique de la

personne. Dans cet énoncé, Henriette apparaît comme un être morcelé ; l’adjectif

« incapable » montre bien, qu’en tant actant, il lui manque le / pouvoir faire /.

De plus, même si cette compassion vise les aspects négatifs d’Henriette, nous

décelons une grande compréhension de la part de son mari et qui se manifeste

dans les énoncés prédicatifs : « je reconnais », « je suis coupable à ton égard ». Il

semblerait que nous ayons affaire à une sorte de proposition / refus de contrat où

le sujet Léon vient de parler de sa compassion et Henriette refuse de répondre.

Par ailleurs, l’échec du projet du sujet Léon le condamne à revenir auprès

de sa femme. C’est pourquoi il recourt au pardon pour effacer la différence

Page 36: Greimas

antérieure et s’efforce de restaurer ensemble leur passé d’amour :

« […] nous reviendrons ensemble à Rome, dès que les ondes de cette perturbation se

seront calmées, dès que tu m’auras pardonné ; nous ne serons pas si vieux. »(285).150

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Malika Meksem

Issue de son sentiment de culpabilité, voire de sa fragilité, la compassion

constitue, pour le sujet Léon, une manière de se racheter et d’atteindre

l’apaisement. Le non aboutissement de sa quête le pousse jusqu’au pardon,

suspendant ainsi toutes les différences antérieures.

2.4. Les temps de la pitié

Selon Jacques Fontanille, la pitié et la compassion peuvent être rapportées

au sentiment « d’existence partagée ». En s’inspirant d’Heidegger qui oppose

le « Souci » et la « Préoccupation » de l’être avec, il a dégagé la composante

temporelle de la pitié. Ainsi, selon lui, le « Souci » est ouvert, orienté vers l’avenir,

tandis que la «Préoccupation » concerne la situation présente et actuelle de l’être.

Il distingue alors deux types de passions : l’une ouverte, tendue vers l’avenir ;

l’autre restreinte, ne s’occupant que de la situation immédiate de l’être.

C’est à partir de là que Jacques Fontanille a établi un parallèle entre ces formes

d’angoisses existentielles et la pitié. Ainsi, le « Souci » se trouve ouvert comme

la compassion, alors que ; la pitié-mépris, tout comme la « Préoccupation »,

concerne l’actualité, la situation immédiate d’autrui. Ce qui revient à dire que la

pitié-mépris ne peut porter que sur un état actuel, tandis que la compassion peut

être potentielle, sans actualité immédiate, fonctionnant comme une disposition

tendue vers les situations à venir. Bref, elle porte sur un « pouvoir être ».

Eu égard à ce qui précéde, dans La Modification, la pitié-mépris concerne l’état

immédiat, présent, d’Henriette. Elle la fige dans un état actuel de dysphorie.

C’est pourquoi la pitié-mépris peut être rapportée au régime temporel de

l’immédiateté, condamnant, de ce fait, l’autre dans son état d’infériorité. Par

ailleurs, la compassion ressentie par le sujet Léon envers Henriette s’oriente

vers le futur, vers le partage de la souffrance à venir une fois que son projet de

changer sa vie sera réalisé.

Page 37: Greimas

2.5. Le schéma passionnel

Le sujet suit, en général, un parcours qui prend la forme d’un schéma passionnel :

Commençons par la disposition : nous avons bien vu que c’est l’effondrement

du monde parisien qui met le sujet Léon en état d’éprouver la pitié mépris.

Autrement dit, la perception de cet univers décomposé le « dispose » à accueillir

cette pitié-mépris. Se succède la sensibilisation, qui constitue la phase de la

transformation pathémique, qui consiste au refus, aux rapports répulsifs entre

les conjoints (Léon et Henriette). Vient ensuite la phase de l’émotion au cours de

laquelle l’image de sa femme ne suscite que son dégoût et sa peur de s’enliser.

C’est pourquoi il la fuit.

Durant le voyage, l’idée consistant à ne pas faire souffrir sa femme l’obsède,

donne naissance à une nouvelle émotion qui prend la forme d’un sentiment de

culpabilité, de douleur morale, résultant d’un jugement éthique équivalent à

une sorte de remords. C’est pourquoi il projette à compatir à la future douleur

de sa femme, dont il constitue l’agent. Le schéma se clôt sur la sollicitation du

pardon de sa femme et, par voie de conséquence, la disparition de toutes les

différences affichées au départ. C’est le retour au passé d’amour. 151

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel Butor

Conclusion

En effet, l’analyse de la pitié nous a amené à remarquer l’ampleur de son

champ dans le roman. Elle est, à la fois, sentiment négatif confinant au mépris

et sentiment positif de compassion. Le sujet Léon vise tantôt à mépriser

Henriette, tantôt à partager sa future souffrance.

La pitié-mépris qu’éprouve le sujet Léon envers sa femme résulte de la

dégradation, voire de la décomposition, de son univers parisien. Dès lors, les

contenus de sa conscience se trouvent marqués par une très forte axiologie

négative d’Henriette, accompagnant la configuration de la pitié-mépris. Cette

dépréciation de sa femme n’est pas sans conséquence. Elle s’accompagne du

bouleversement de son être. L’association de la compassion à la pitié-mépris

souligne, une fois de plus, la fragilité et le déchirement de l’être de Léon. C’est

pourquoi il choisit le repos, préfère le retour à l’épouse, aux origines de leur

Page 38: Greimas

amour, faisant, par ce fait, table rase de toutes les différences antérieures.

Bibliographie

Barthes, Roland. 1964. « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet ». In Essais critiques, Paris :

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pp. 101-105.

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Roubichou, Gérard. 1973. Michel Butor. La Modification. Paris : Bordas.

Strueberg, Patricia.1994. La structure mythique de La Modification de Michel Butor.

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Valette, Bernard. 1999. Etude sur Michel Butor. La Modification. Paris : Ellipses.

Van Rossum-Guyon, Françoise. 1970. Critique du roman. Essai sur La Modification de

Michel

Butor. Paris : Gallimard.

Page 39: Greimas

A. J. Greimas et J. Fontanille étendent ici l’analyse sémiotique à l’univers affectif et

passionnel, décrit comme un univers de modalités, dont il s’agit de construire la syntaxe.

La jalousie, par exemple, y apparaît comme un composé d’attachement et derivalité ; et

la rivalité doit être à son tour définie par rapport à l’émulation, l’envie ou l’ombrage…

Mais cette syntaxe s’avère différente de celle décrite dans les ouvrages précédents, elle

est faite de syncopes et de débordements, de chevauchements et de contradictions ; sa

description implique donc une révision complète de l’édifice sémiotique. L’examen des

passions conduit en effet à dégager un niveau « antérieur », plus élémentaire, un univers

précognitif, tensif, monde régi par le sentir, univers où il n’est pas encore possible de

connaître, mais seulement d’être sensible à. Les objets des passions y sont de simples

valences, des zones d’attraction et de répulsion, et les « états d’âme » des configurations

parcourues par un style sémiotique particulier ? états inquiets ou déprimés, tendus ou

détendus, fébriles ou calmes, impulsifs ou lymphatiques…

Ainsi analysée, la passion se laisse saisir là où on ne s’attendait pas forcément à la

trouver : au fondement de l’organisation sociale tout autant que dans l’aventure

individuelle de chacun ; et la sémiotique achève de trouver sa place ? celle d’une

composante essentielle de notre compréhension de l’homme comme être langagier, mais

aussi comme être affectif et social.

143

Malika Meksem

Doctorante, Université de Tizi-Ouzou

Mots-clés : Sujet - passion, pitié - pitié-mépris - pitié-compassion – simulacre - schéma

passionnel.

Abstract: This article which examines the forms of pity in La modification of Michel

Butor, bears on questions that refer to the semiotics of the passions, especially those

within the discursivation moods. This new field of investigation is mainly nourished from

the concrete analysis of literary texts. And this is the cause of this simple intervention

wich studies a text of one of the most illustrious La modification is the story of a

transformation process that affects the project, the representations and perceptions

Page 40: Greimas

of the character, but also his passions, among others, pity, and especially two of its

coexisting forms, that are called, according to Jacques Fontanille, pity-scorn and pity of

compassion. Our approach wich is located far from a psychological perspective or even

psychoanalytical or philosophical, is based on a semiotic approach, namely the theory

of Greimas and his followers (J. Fontanille, D. Bertrand, C. Zilberberg, A. Henault

Our objectiv is to identify the different forms of this passion, but also to describe .(...

their discursive development in the text to establish then the passional configurations

passionate and textual representations of these forms of pity.

Keywords: The subject – passion - pity, pity-scorn, pity of compassion, travesty,

passional scheme.

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes

dans La Modification de Michel Butor

Résumé : Cet article, consacré aux formes de la pitié dans La Modification de

Michel Butor, prend appui sur des questions qui renvoient à la sémiotique des

passions, notamment à celles qui relèvent de la discursivation des états d’âme.

Ce nouveau champ d’investigation se nourrit essentiellement de l’analyse

concrète des textes littéraires. La Modification est l’histoire d’un processus de

transformations qui affecte les projets, les représentations et les perceptions

du personnage, mais aussi ses passions, entre autre, la pitié, et notamment

deux de ses deux formes que Jacques Fontanille nomme la pitié-mépris et

la pitié-compassion. Notre approche loin de se situer dans une perspective

psychologique ou même psychanalytique ou philosophique, se fonde sur la

sémiotique de Greimas et ses continuateurs (J. Fontanille, D. Bertrand, C.

Zilberberg, A. Hénault…). Il s’agit de déceler les différentes formes de cette

passion, mais aussi de décrire leur mise en discours dans le texte pour en

dégager les configurations passionnelles et les représentations textuelles. 144

. " هذا : " بيتور لميشال التغير نص في أشكالها و الشفقة دراسة يتناول المقال هذا الملخص

األدب كتاب ألمع أحد نص على المتواضع العمل

العواطففي ظهور إشكالية يطرح و األهواء و العواطف سيميائية على يعتمد المعاصر

" . التغير تعتبررواية تحليلها كيفية و األدبية "النصوص

Page 41: Greimas

الشفقة منها و عواطفه وأيضا ليون الشخصية تصورات مشاريع، على تطرأ تحوالت قصة

. الشخصية القصة هذه في دراستنا محور تشكل التي

. عنها االنفصال طريقة في أيضا يفكر لكنه احتقارها و زوجته من السخرية عن يكف ال ليون

. إزدواجية تظهر هنا من و معاناتها في التسبب دون

تميل أخرى و االزدراء تدعى التي و سخرية و احتقار شفقة فهناك النص، في الشفقة عاطفة

. تحليلنا اآلخرين شقاء تقاسم و الرحمة و التأسف إلى

األخير في و أشكالها، لمختلف النصي التصوير و التمثيل استخراج عل ينحصر العاطفة لهذه

ليون للشخصية العاطفة .نستخلصمخطط

الرحمة : - – - - - شفقة االزدراء شفقة الشفقة العاطفة الفاعل الشخصية المفتاحية الكلمات

العاطفة - مخطط .التمثيل

Nombreux les lecteurs pour qui l’histoire de La Modification semble assez

simple, peuvent la résumer comme suit : un homme de quarante cinq ans, Léon

Delmont, prend le train pour Rome afin de retrouver Cécile, sa maîtresse avec

qui il souhaite commencer une nouvelle vie. Cependant, au cours du voyage,

sa conscience se modifie, ses projets se transforment. Il décide de ne pas aller

voir Cécile et de rester avec sa femme à Paris.

En réalité, un complexe processus de transformations a affecté les projets

de ce dernier, ses perceptions et ses représentations, mais surtout il n’a pas

épargné ses états d’âme, ses sentiments à l’égard des deux femmes : Cécile/

Henriette. Partant de la pitié que lui inspire sa femme, de l’amour qu’il porte

à Cécile, son amie romaine, jusqu’à sa passion d’écrire, notre travail se limite

à la description d’une seule passion, la pitié, sa mise en discours dans le texte.

Nous commencerons par la description du sujet passionnel, ensuite nous

discuterons les différentes acceptions de cette passion. Nous dégagerons,

enfin, ses représentations textuelles. Nous solliciterons bien entendu les outils

théoriques de la sémiotique dite des passions.

1. Le sujet passionnel dans La Modification : Léon

Parallèlement au trajet qui mène le sujet Léon de Paris à Rome, un mouvement

intérieur (réminiscences, imagination, rêve et anticipation) se déroule à son

insu : « C’est le mécanisme que vous avez remonté vous même qui commence

à se dérouler presque à votre insu » (21).

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Cet énoncé montre bien que Léon fonctionne comme une machine programmée.

Ce qui marque son passage du statut du sujet, voulant se libérer du joug de

sa vie parisienne, à celui de « marionnette » (J.-Cl Coquet, 1984 : 41), voire

du non sujet. Ce passage du statut du sujet à celui du non sujet ôte à Léon sa

volonté. Ainsi, sa conscience ne s’éveille pas par un effort volontaire, mais par

réaction des images, des détails les uns aux autres, ainsi que par l’influence

du monde extérieur. Autrement dit, ce sont les circonstances, les objets et les

paysages extérieurs qui ont mis en branle sa conscience, éveillent sa mémoire.

De ce point de vue, il lui suffit de tourner les yeux vers la fenêtre pour voir

« les cheveux autrefois noirs d’Henriette, et son dos détachant devant la première

lumière terne décourageante, doucement, brusquement, au travers de sa chemise de

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Malika Meksem145

nuit blanche transparente » (16), mais aussi d’ouvrir sa valise pour que les objets qu’elle

contienne lui permet d’entendre « […] les chamailleries des garçons qui devraient

pourtant à leur âge être devenus capables de se supporter mutuellement […] » (25).

Il est significatif que ces réminiscences surgissent rapidement sans que la

volonté du sujet y soit pour quelque chose. Par leur célérité, elles pénètrent

profondément l’être du sujet. De même, Léon n’assume pas son acte, car il

ne veut pas, en réalité, retrouver son passé, mais ces réminiscences émergent,

affluent à son insu sans pouvoir les chasser ou les arrêter. C’est ainsi qu’il se perd,

se fige « comme un somnambule » (196). Il est, en fait, englué dans les objets

et les paysages, dépassé par les nouvelles circonstances du voyage, la vitesse du

train, écrasé, voire désintégré. Ce sont les réminiscences, les rêves, ainsi que le

monde qui l’entoure, qui ont prise sur lui. Il perd, de ce fait, le contrôle de ce

mouvement intérieur, sombre dans l’indécision, l’incompréhension, voire dans

l’ignorance :

« Je ne sais quoi faire, je ne sais plus ce que je fais ici » (195).

« Impuissant, vous assistez à cette trahison de vous-même » (150).

Peu à peu, sa conscience se transforme imperceptiblement

« sans que vous parveniez à freiner cette hideuse déliquescence » (209). Il se dit

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alors : « s’il n’y avait pas eu ces gens, s’il n’y avait pas eu ces objets et ces images

auxquels se sont accrochées mes pensées de telle sorte qu’une machine mentale s’est

constituée, faisant glisser l’une sur l’autre les régions de mon existence au cours de

ce voyage […] s’il n’y avait pas eu cet ensemble de circonstances, […] peut-être cette

fissure béante en ma personne ne serait elle pas produite […] » (276).

Enfin, ce mouvement intérieur a permis, pour la première fois, à Léon d’être

en totalité lui-même avec sa lâcheté et ses différents états d’âme. C’est de

ses réminiscences et de ses anticipations qu’émanent ses passions : la pitié,

l’amour et la passion d’écrire. C’est aux configurations passionnelles de la pitié

que nous nous intéressons uniquement.

2. La pitié

2.1. Définitions

La pitié constitue une passion dont l’histoire remonte à la grandeur du peuple

romain. Elle désigne ce sentiment consistant à « reconnaître tous les devoirs

à l’égard de la famille, de la patrie et des dieux » (J. Fontanille, 2005 : 1). Le

dictionnaire, Le Robert, distingue deux définitions différentes : la première

positive, la définit comme une forme de « sympathie qui naît de la connaissance

des souffrances d’autrui et fait souhaiter qu’elles soient soulagées », alors que

la seconde la considère comme un « sentiment de commisération accompagné

d’appréciation défavorable ou de mépris ». D’où l’adjectif piteux, servant à

désigner une personne qui inspire une pitié mêlée de mépris par sa médiocrité

ou son aspect misérable.

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel

Butor146

En effet, la pitié, visant à compatir avec l’autre, présuppose la compassion ; la

pitié-mépris ne s’appuie pas sur la compassion, mais « sur la reconnaissance de

l’état dysphorique (souffrance ou abaissement) de l’autre » (J. Fontanille, 2005 :

1). De plus, la pitié visant à « compatir avec » repose sur la constitution d’un

acteur collectif ou duel, puisqu’il s’agit de quelque chose que nous ressentons

par adhésion aux souffrances et aux maux d’autrui, voire par conjonction avec

quelqu’un, alors que la pitié-mépris repose sur une relation répulsive, voire

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disjonctive, « entre celui qui plaint et celui qui est à plaindre » (J. Fontanille,

2005 : 2). C’est dans cette perspective que la pitié compassion se fonde sur une

« orientation unipolaire » (J. Fontanille, 2005 : 2), la souffrance d’un acteur est

partagée par les autres acteurs; alors que, la pitié, dans sa forme méprisante,

reflète les jugements. Eu égard à ce qui précède, la pitié, dans sa forme positive,

« est une absorption de la dysphorie de l’un par l’autre. » (J. Fontanille, 2005 :

2), et la pitié méprisante est un simple « renvoi de la dysphorie sur celui dont

elle émane » (J. Fontanille, 2005 : 2). Donc, l’absorption et le reflet constituent

les deux réactions du corps face au spectacle de la souffrance d’autrui.

Loin de faire une analyse purement lexicale, notre objectif s’oriente vers l’étude

des représentations de ces formes de pitié en présence dans notre texte. Partagé

entre la pitié-mépris que lui inspire sa femme et la pitié compassion, Léon ne

cesse de rabaisser le statut de cette dernière, mais aussi de se poser la question :

comment rompre sans faire souffrir la femme que l’on délaisse ?

2.2. Vers une syntaxe de la pitié

Dans le scénario de la pitié, il y a souvent deux protagonistes : d’une part,

celui qui donne et, d’autre part, celui qui reçoit et qui peut aussi se trouver

en situation de demandeur. De ce point de vue, la pitié constitue une aide,

elle s’accompagne immédiatement d’un plaisir qui émane du soulagement, de

la satisfaction d’autrui et de soi. Ce plaisir reçu constitue une demande de

continuation. Dès lors, la pitié prend la forme d’un contrat d’échange, appelé,

selon Jacques Fontanille, « une obligation », dont les partenaires sont appelés

respectivement l’obligateur et l’obligataire.

2.3. La pitié mépris/La pitié compassion

Rappelons, une fois de plus, que notre intention n’est pas de faire une analyse

psychologique, mais d’étudier les différentes formes de la pitié telles qu’elles se

déploient dans le roman.

En effet, selon Jacques Fontanille, la pitié, dans ses différentes formes,

implique que l’autre soit dans un état de détérioration, autrement dit, dans

une situation dysphorique. Cette dernière n’est pas sans conséquence, elle est,

en fait, soumise à des appréciations. Ces dernières peuvent être participatives;

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nous nous mettons alors à la place d’autrui, nous partageons ses souffrances.

Bref, nous compatissons à ses douleurs. Cependant, l’appréciation « peut être

[…] évaluative, et c’est alors que la seule manifestation du jugement devient

dépréciative (il y entre « quelque chose de mépris ») » (J. Fontanille, 2005 :

3). C’est de cette deuxième forme de la pitié, de cette dépréciation, qu’il est

question au début du roman.

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Malika Meksem147

Nous pouvons déclarer que c’est la vie parisienne du sujet Léon qui est la

source de son état d’âme : la pitié-mépris. Ainsi, Léon ne cesse de qualifier

négativement, comme le montrent les énoncés ci- dessous, les moindres gestes

de sa femme :

« […] resserrant avec sa main droite son col orné d’une piètre dentelle inutile sur sa

poitrine affaissée » (16).

« […] levant son bras nu, dont elle a noué nerveusement le cordon soyeux, et qui lui

donnait un air de malade avec ses traits tirés, soucieux, soupçonneux » (17).

« si elle (Henriette) s’est levée ce matin pour vous servir, c’est simplement par la

mécanique de l’habitude, par une certaine pitié au plus, toute colorée de mépris » (18).

« Il est plus clair que des deux (femme) c’est elle (Henriette) la plus lasse » (18).

« Jamais elle n’avait confiance en vous » (35).

« […] lorsqu’elle est sortie dans le corridor pour appeler Madeleine, avait son regard

morne, épuisé, son regard de morte, avec cette flamme de soupçon quand elle vous a vu,

de rancune, ce mépris dont elle vous accable comme si vous étiez responsable de son trop

évident amoindrissement » (39).

« […] ce cadavre de femme continuant illusoirement des gestes utiles » (39).

« Ah, comme elle (Henriette) vieillissait ! » (35).

« Depuis cette lourde ombre tracassière […] cette horrible caricature » (40).

La succession des figures dépréciatives : « cette horrible caricature », « regard

morne, épuisé, son regard de morte », « un air de malade », met l’accent sur

l’état défavorable dans lequel se trouve Henriette, mais aussi sur le mépris

qu’inspirent ses gestes à son mari. De plus, ces figures marquent la discordance

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et la disjonction entre les deux acteurs : Léon et Henriette. Cette disjonction

est rendue manifeste dans le roman par les silences, le soupçon et le manque

de confiance, caractérisant les relations des deux acteurs :

« Certes, il n’y avait pas de douceur dans son regard à ce moment là […] incapable de

vous faire confiance […] » (17).

« Vous avez considéré la malheureuse Henriette dormant sur l’autre bord du lit, ses

cheveux déjà un peu gris étalés sur le traversin, la bouche entrouverte, séparée de

vous par une infranchissable rivière de lin » (42).

Outre la caractérisation dysphorique d’Henriette, nous assistons, dans La

Modification, à la mise en scène des différences lors du séjour de Cécile à

Paris. En introduisant sa maîtresse chez lui, le sujet Léon veut en quelque

sorte provoquer une situation où sa femme sera contrainte de reconnaître les

qualités de sa maîtresse et, par conséquent, d’avouer son infériorité. Donc,

nous assistons à la stigmatisation d’Henriette. Toutefois, cette mise en scène

des différences n’a fait que révéler au sujet Léon l’égalité des deux femmes.

Rappelons que la pitié-mépris n’absorbe pas les différences, les renvoie sur

celui dont elle émane, affirme son infériorité. Dans notre texte, le sujet Léon

constitue une sorte de miroir, renvoyant à Henriette des jugements implicites.

C’est pourquoi elle ne cesse de le soupçonner, d’essayer de le persuader. Il est à

signaler, enfin, que l’arrière plan de cette pitié mépris est l’amour. Cependant,

sans savoir pourquoi, le sujet Léon voit se desserrer ce lien qui l’unit à sa

femme. En outre, la rencontre d’une autre femme, Cécile, avec qui le parallèle

peut être établi, remet en cause le statut d’Henriette, voire la rabaisse. Il la

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel

Butor148

considère alors comme « une pauvre femme malheureuse qui voudrait me faire

couler avec elle dans son ennui » (178). C’est pourquoi il décide de la quitter.

Ainsi, la pitié-mépris constitue, selon l’expression de Jacques Fontanille,

« l’atmosphère » partagée par les deux actants. En dévalorisant, en rabaissant le

statut de sa femme, le sujet Léon, en réalité, se rabaisse lui-même. Désormais

la pitié-mépris se substitue à leur amour, les plonge dans une plainte muette,

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silencieuse, couronnée par la fuite du sujet Léon. C’est ainsi qu’Henriette

perd ses prestiges, passe de l’état de la femme désirée à celui de la femme

répugnante. Son parcours modal peut être configuré comme suit :

Désirable (enviable) nuisible

Vouloir être vouloir ne pas être

Ne pas vouloir

ne pas être (non nuisible) ne pas vouloir être (non désirable.)

2.3.1. La perception comme source de la pitié-mépris

Contrairement à la perception du compartiment visant à identifier ce qui est

perçu par le sujet Léon au cours de son voyage, la perception du monde parisien

a des répercussions sur la pensée de ce dernier, suscite son état d’âme de pitié-

mépris. Cette perception permet, en fait, au sujet Léon de saisir l’effondrement

de sa vie parisienne. Plusieurs énoncés ne cessent de montrer la décomposition

de cet univers familial, de mettre l’accent sur le désordre qui y règne :

« […] parmi les vêtements pendus à leurs cintres, aux manches tombant toutes droites

et sans épaisseur, comme elles habillaient les bras raides et filiformes des ombres

impitoyablement ironiques dans leur silence et leurs balancements des précédentes

femmes de Barbe-Bleue […] » (16-17).

« Le cendrier sur la grande table, que l’un d’eux (de ses garçons) a dû voler dans

quelque café » (78).

« les livres scolaires qui avaient dû servir de projectiles » (78).

« (Sa fille Madeleine) affalée sur la bergère, plongée dans la lecture d’Elle » (79).

A cette perception visuelle s’ajoute la perception auditive qui ne fait, comme le

montrent les énoncés ci-dessous, qu’accentuer son mépris, susciter son dégoût :

« Toute cette semaine de cris et de malentendus » (40).

« […] les enfants n’ont pas cessé de ricaner sur leurs assiettes » (37).

« […] vous entendiez les criailleries d’Henri et Thomas dans leur chambre, les

criailleries d’Henriette s’y ajoutant, inefficaces, maladroites […] » (39).

Cet univers parisien constitue aussi un espace de tension. Cette pression atteint

son paroxysme lorsque Jacqueline, la fille de Léon, lui demande des nouvelles

de Cécile : « Tu as revu la dame ? […] Tu sais bien celle qui est venue autrefois

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ici » (82) ; alors que sa femme survient à ce moment, « a regardé la petite

avec un tel air que celle-ci s’est mise à rougir et à pleurer » (82). Dès lors, le

sujet Léon ne cesse de s’interroger sur la signification de cette scène : s’agit-il

d’une innocente coïncidence ou d’une quête d’affirmation des hypothèses que

sa famille avait bâties ? Enfin, face à la dégradation, voire au pourrissement de

cette situation, Léon n’éprouve que mépris et dédain.

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Malika Meksem149

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel Butor

2.3.2. La compassion

Contrairement à la pitié-mépris qui affirme l’infériorité de l’autre, la

compassion, sentiment de pitié éprouvé devant les maux d’autrui, vise à les

partager, voire à les soulager. Cette forme positive de la pitié se retrouve dans

le roman, marquant le sujet Léon durant son voyage. En effet, même si ce

dernier a fui sa famille, il ne cesse de penser à la future souffrance de sa

femme et à la perturbation de ses enfants. D’ailleurs, il réfléchit à la façon la

plus idoine pour les soulager. Ce dilemme accompagne Léon jusqu’à l’abandon

de son projet. Cette compassion naît de son amour pour ses enfants, de son

souci d’éviter le scandale, de l’incertitude de ses sentiments envers Cécile et,

par conséquent, de sa faiblesse :

« Maintenant Cécile allait venir à Paris et vous demeuriez ensemble. Il n’y aurait pas

de divorce, pas d’esclandre […] tout se passerait fort calmement, la pauvre Henriette

se tairait, les enfants, vous iriez les voir une fois par semaine à peu près » (36).

« Si vous avez hésité si longtemps devant votre amour pour Cécile, c’était à cause

d’eux (des enfants) bien sûr » (79).

De plus, tout au long du voyage, Léon se trouve envahi par un sentiment de

culpabilité. Ce dernier engendre un simulacre où il se voit envahi par la désolation,

tente de soulager sa femme, de partager sa souffrance dont il est l’agent :

« Je t’ai menti, comme tu t’en es bien douté […] c’est uniquement pour Cécile que je

suis allé à Rome […], pour lui prouver que je l’ai choisie définitivement contre toi […],

afin qu’elle me donne cette vie extraordinaire que tu n’as pas été capable de m’apporter

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et que moi-même non plus je n’ai pas su t’offrir, je le reconnais, je suis coupable à ton

égard […] je suis prêt à accepter, à approuver tous tes reproches, à me charger de toutes

les fautes que tu voudras si cela peut t’ aider le moins du monde à te consoler, à atténuer

le choc […] tu sais bien que je ne suis pas une si grande perte, ce n’est pas la peine de

fondre en larmes ainsi […] vous savez bien qu’elle ne pleurera nullement, qu’elle se

contentera de vous regarder sans proférer une parole, qu’elle vous laissera discourir sans

vous interrompre, que c’est vous tout seul, par lassitude, qui vous arrêtez […]» (161).

Cette déclaration à la première personne marque la désagrégation du sujet Léon.

Il s’agit, en fait, d’une compassion qui s’adresse à la partie dysphorique de la

personne. Dans cet énoncé, Henriette apparaît comme un être morcelé ; l’adjectif

« incapable » montre bien, qu’en tant actant, il lui manque le / pouvoir faire /.

De plus, même si cette compassion vise les aspects négatifs d’Henriette, nous

décelons une grande compréhension de la part de son mari et qui se manifeste

dans les énoncés prédicatifs : « je reconnais », « je suis coupable à ton égard ». Il

semblerait que nous ayons affaire à une sorte de proposition / refus de contrat où

le sujet Léon vient de parler de sa compassion et Henriette refuse de répondre.

Par ailleurs, l’échec du projet du sujet Léon le condamne à revenir auprès

de sa femme. C’est pourquoi il recourt au pardon pour effacer la différence

antérieure et s’efforce de restaurer ensemble leur passé d’amour :

« […] nous reviendrons ensemble à Rome, dès que les ondes de cette perturbation se

seront calmées, dès que tu m’auras pardonné ; nous ne serons pas si vieux. »(285).150

Synergies Algérie n° 11 - 2010 pp. 143-151

Malika Meksem

Issue de son sentiment de culpabilité, voire de sa fragilité, la compassion

constitue, pour le sujet Léon, une manière de se racheter et d’atteindre

l’apaisement. Le non aboutissement de sa quête le pousse jusqu’au pardon,

suspendant ainsi toutes les différences antérieures.

2.4. Les temps de la pitié

Selon Jacques Fontanille, la pitié et la compassion peuvent être rapportées

au sentiment « d’existence partagée ». En s’inspirant d’Heidegger qui oppose

le « Souci » et la « Préoccupation » de l’être avec, il a dégagé la composante

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temporelle de la pitié. Ainsi, selon lui, le « Souci » est ouvert, orienté vers l’avenir,

tandis que la «Préoccupation » concerne la situation présente et actuelle de l’être.

Il distingue alors deux types de passions : l’une ouverte, tendue vers l’avenir ;

l’autre restreinte, ne s’occupant que de la situation immédiate de l’être.

C’est à partir de là que Jacques Fontanille a établi un parallèle entre ces formes

d’angoisses existentielles et la pitié. Ainsi, le « Souci » se trouve ouvert comme

la compassion, alors que ; la pitié-mépris, tout comme la « Préoccupation »,

concerne l’actualité, la situation immédiate d’autrui. Ce qui revient à dire que la

pitié-mépris ne peut porter que sur un état actuel, tandis que la compassion peut

être potentielle, sans actualité immédiate, fonctionnant comme une disposition

tendue vers les situations à venir. Bref, elle porte sur un « pouvoir être ».

Eu égard à ce qui précéde, dans La Modification, la pitié-mépris concerne l’état

immédiat, présent, d’Henriette. Elle la fige dans un état actuel de dysphorie.

C’est pourquoi la pitié-mépris peut être rapportée au régime temporel de

l’immédiateté, condamnant, de ce fait, l’autre dans son état d’infériorité. Par

ailleurs, la compassion ressentie par le sujet Léon envers Henriette s’oriente

vers le futur, vers le partage de la souffrance à venir une fois que son projet de

changer sa vie sera réalisé.

2.5. Le schéma passionnel

Le sujet suit, en général, un parcours qui prend la forme d’un schéma passionnel :

Commençons par la disposition : nous avons bien vu que c’est l’effondrement

du monde parisien qui met le sujet Léon en état d’éprouver la pitié mépris.

Autrement dit, la perception de cet univers décomposé le « dispose » à accueillir

cette pitié-mépris. Se succède la sensibilisation, qui constitue la phase de la

transformation pathémique, qui consiste au refus, aux rapports répulsifs entre

les conjoints (Léon et Henriette). Vient ensuite la phase de l’émotion au cours de

laquelle l’image de sa femme ne suscite que son dégoût et sa peur de s’enliser.

C’est pourquoi il la fuit.

Durant le voyage, l’idée consistant à ne pas faire souffrir sa femme l’obsède,

donne naissance à une nouvelle émotion qui prend la forme d’un sentiment de

culpabilité, de douleur morale, résultant d’un jugement éthique équivalent à

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une sorte de remords. C’est pourquoi il projette à compatir à la future douleur

de sa femme, dont il constitue l’agent. Le schéma se clôt sur la sollicitation du

pardon de sa femme et, par voie de conséquence, la disparition de toutes les

différences affichées au départ. C’est le retour au passé d’amour. 151

Sémiotique des passions : La pitié et ses formes dans La Modification de Michel Butor

Conclusion

En effet, l’analyse de la pitié nous a amené à remarquer l’ampleur de son

champ dans le roman. Elle est, à la fois, sentiment négatif confinant au mépris

et sentiment positif de compassion. Le sujet Léon vise tantôt à mépriser

Henriette, tantôt à partager sa future souffrance.

La pitié-mépris qu’éprouve le sujet Léon envers sa femme résulte de la

dégradation, voire de la décomposition, de son univers parisien. Dès lors, les

contenus de sa conscience se trouvent marqués par une très forte axiologie

négative d’Henriette, accompagnant la configuration de la pitié-mépris. Cette

dépréciation de sa femme n’est pas sans conséquence. Elle s’accompagne du

bouleversement de son être. L’association de la compassion à la pitié-mépris

souligne, une fois de plus, la fragilité et le déchirement de l’être de Léon. C’est

pourquoi il choisit le repos, préfère le retour à l’épouse, aux origines de leur

amour, faisant, par ce fait, table rase de toutes les différences antérieures.

Bibliographie

Barthes, Roland. 1964. « Il n’y a pas d’école Robbe-Grillet ». In Essais critiques, Paris :

Seuil,

pp. 101-105.

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grammaire modale.

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janvier, pp. 121-125.

Giraudo, Lucien. 1992. La Modification : Michel Butor. Paris : Nathan.

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Leiris, Michel. 1957. « Le réalisme mythologique de Michel Butor ». In La Modification

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Roubichou, Gérard. 1973. Michel Butor. La Modification. Paris : Bordas.

Strueberg, Patricia.1994. La structure mythique de La Modification de Michel Butor.

New

York : Peter Lang.

Valette, Bernard. 1999. Etude sur Michel Butor. La Modification. Paris : Ellipses.

Van Rossum-Guyon, Françoise. 1970. Critique du roman. Essai sur La Modification de

Michel

Butor. Paris : Gallimard.

ès la première page de Sémiotique des passions, le «discours génétique et

générateur» qu'est la construction de la théorie, se dépasse et se transforme en un

«discours génératif» [7]. Tandis que la sémiotique de l'action (les états de choses)

a pour objet ou pour milieu (de vie) le monde discontinu (l'articulation, la

discrétisation, la catégorisation), la sémiotique de la passion (les états d'âme) a

plutôt comme forme (de vie) ou comme substance le continu. Dans le discours, se

manifestent l'état du sujet et l'existence sémiotique praesentia in absentia [10], le

mode d'existence sémiotique étant imaginaire et réel [12]. Se voulant toujours

hypothético-déductive (en profondeur) mais aussi inductive (à la surface) [7], la

sémiotique reconnaît qu'il peut y avoir «contamination de la description par l'objet

décrit», de l'analysant par l'analysé; mais voulant encore se garder contre

l'ontologie, elle se dit ontique [10] -- il se pourrait cependant que l'épistémologie

(ou la phénoménologie) y tienne lieu d'ontologie et la physique de

métaphysique... 

Page 53: Greimas

Distinguant les universaux (sémiotiques) et les primitifs (généralisables) [11] et

conciliant la génération et la genèse [12], la sémiotique va mettre en place son

nouveau dispositif, son «dispositif de dispositifs» ou son «macrodispositif»,

comprenant un niveau épistémologique, un niveau sémio-narratif et un niveau

discursif. Le niveau épistémologique est celui de la "ceptivité" (intéroceptivité,

proprioceptivité et extéroceptivité), du sentir du corps propre, où un état modal (la

modulation ou l'ondulation du continu) régit l'aspectualisation et dont dépend la

modalisation du discontinu au niveau des conditions de la signification. Le niveau

épistémologique est celui des préconditions de la signification : de la

(pro)tensivité et de la phorie («simulacre tensif», «tensivité originelle»,

«protensivité phorique», «tensivité phorique» comme «écran de l'être»,

«soubassement phorique», «simulacre phorique», «masse phorique», «masse

thymique», «surplus pathémique», «excédent» «énergie», etc.). Il y a donc un

«espace tensif», celui de la «chair vive» ou de la «proprioceptivité sauvage»

[Husserl, Merleau-Ponty], qui se situe en deçà du «sujet énonçant» («sujet

d'énonciation» ou sujet de l'énonciation?) [13-20]. L'horizon ontique de la

sémiotique rencontre ou rejoint ici l'énergétisme, le vitalisme, l'élan vital, tel que

l'ont fait entendre les «autres voix, non moins intéressantes» en 1986

[Dictionnaire 2, 6 : NOVATIONS]. 

La «senteur» ou le «parfum» des passions relève de l'«organisation discursive des

structures modales» et de la «disposition d'ensemble» d'un «certain arrangement

moléculaire». Toujours au niveau épistémologique, niveau qui a pour seuil

«l'écran ontique» de l'être, l'«horizon tensif» n'est pas encore polarisé, catégorisé.

En appelant à la physique ondulatoire (des forces) ou à la physique corpusculaire

(des positions), il est alors proposé que le terme complexe ou le terme neutre (les

métatermes) est à l'origine et que la polarisation (les termes) vient après : le

syncrétisme (l'un) ou la neutralisation (l'inconciliable ou l'irréconciliable) précède

l'opposition binaire et ainsi la catégorisation. C'est donc un «univers

indifférencié» (l'in-différence) qui est postulé comme «précondition de toute

signification». Avant même qu'il y ait distension des termes, il y

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atension ou protension vers l'unité, l'«esthésis originelle» qui fait que la

«dimension passionnelle» (la phorie) a comme contrepartie une «dimension

esthétique» (l'attente ou la nostalgie d'un retour à la «protensivité phorique»).

Passer d'un «état fusionnel» (l'un) à un «état scindé» (la scission du «protoactant

indifférencié») consiste à passer de la protensivité du sujet (l'ipséité du «sujet

tensif») à la fiducie (l'ensemble des valences), où advient l'intersubjectivité

(l'altérité du double ou des intersujets) : advient le devenir [22-35]. 

Le devenir a un «effet de visée» -- effet syntaxique -- avec un effet source (le

sujet) et un effet (ou une image) but (l'objet). L'effet de visée (prospective) a pour

inverse un «effet de saisie» (rétrospective). La modulation du devenir, la

modulation étant la «préfiguration de l'aspectualisation discursive», couplée avec

la discrétisation conduit à la modalisation. Il y aura alors «traitement du continu»

par la démarcation (source de modulation) et par la segmentation (source d'unités

discrètes : discontinues). Il ne manque pas d'y apparaître que le devenir est déjà

modulé par l'aspect, par l'orientation de l'aspect, les trois modulations (ouvrante,

clôturante et cursive) correspondant à la «triade aspectuelle» (inchoatif,

terminatif, duratif comme ponctuel ou itératif); il y a aussi une quatrième

modulation, une «ponctualisation de la modulation» : la «modulation

ponctualisante». -- L'économie générale de la théorie ne comprend-elle pas elle-

même trois modules [33-37]? 

Il y a, en d'autres mots, une sorte de «triangle théorique» : tensivité phorique

(modulation), niveau sémio-narratif (modalisation) et discours (aspectualisation).

Ce qui fait problème, c'est évidemment l'"articulation" de la "trinité". Il y a

transition des préconditions de la signification aux conditions de la signification

par la négation; le sujet doit nier pour connaître : «La négation est la première

opération par laquelle le sujet se fonde lui-même comme sujet opérateur et fonde

le monde comme connaissable» [40, en italiques dans le texte]. La négation est un

acte de disjonction; c'est le «premier geste», un «acte pur», «l'acte par

excellence», acte par lequel il y a sommation : le «premier acte négateur et

Page 55: Greimas

fondateur» en est un d'arrêt-saisie; «[l]e second geste, qui n'est que l'autre face du

premier, est une contradiction, la négation au sens catégoriel» [41, en italiques

dans le texte]. Le sujet tensif devient donc un sujet opérateur, le sujet de la

sommation, qui va «catégoriser la perte de l'objet» ou la «potentialité de l'objet»

en (pro)formes; se met en place une «syntaxe élémentaire», celle de la

«sommation des phases de la protensivité» [38-43]. 

Se distinguent les «modalisations exogènes» (devoir vs pouvoir) du «sujet

hétéronome» et les «modalisations endogènes» (savoir vs vouloir) du «sujet

autonome», les «modalisations virtualisantes (devoir vs vouloir) du «sujet

virtualisé et les «modalisations actualisantes» (pouvoir vs savoir) du «sujet

actualisé», ainsi que les «modalisations stabilisantes» (devoir vs savoir) et les

«modalisations mobilisantes» (pouvoir vs vouloir). Quand le sujet tensif devient

sujet opérateur de la sommation, il peut y avoir «orientation axiologique»,

polarisation de la phorie, et le carré sémiotique intervient pour la projection du

protoactant («presque-sujet») en :

actant // négactant / antactant // négantactant.

Il y a scission de l'un en sujet et objet ou en intersujets; même s'il n'y a pas encore

d'anti-sujet (mais peut-être un «anti-objet» ou un «non-objet»), les structures

polémiques et contractuelles de la communication (polémique ou contrat,

antagonisme ou discorde, collusion ou conciliation) ne sont pas loin et l'on se

retrouve en terrain (re)connu, celui de la conversion ou de la transformation (de la

sommation à la catégorisation en passant par la discrétisation) [44-50]. 

La «syntaxe intermodale» -- ou «inter-modale» : le trait d'union (comme la

majuscule) est très volage ou volatil en sémiotique -- prend le devant de la scène

pour rendre compte des passions ou des «simulacres passionnels» ou du

«macrosimulacre passionnel» qui constitue l'univers de discours, dont

l'attachement est «le présupposé fondateur» [226]; mais il n'en sera guère question

ici directement, reconnaissant d'emblée la puissance de la «syntaxe passionnelle»

-- dont il y aurait quelques éléments chez Spinoza [105-109] -- par rapport à la

Page 56: Greimas

«nomenclature passionnelle». Entre le niveau sémio-narratif et le niveau discursif,

il y a une «double convocation» : celle des «formes sémiotiques de la

subjectivité» et celle des «formes [ou des forces?] tensives de l'actantialité» [62]. 

En somme, le dispositif général comprend : 1°) un dispositif "nodal" ou un «état

modal» (le niveau épistémologique des préconditions de la signification : le sentir

et le devenir, la tensivité phorique et continue, la protensivité, le sujet tensif, la

fiducie); 2°) un dispositif modal (le niveau sémio-narratif et discontinu des

conditions de la signification ou de la catégorisation et de la conversion des

structures élémentaires en structures narratives (par la syntaxe intermodale), ainsi

que les «styles de vie» (ou les «styles sémiotiques») assurant la «programmation

discursive»; 3°) la disposition (les opérations de la mise en discours : la «praxis

énonciative», l'instance de l'énonciation). Il y a conversion du premier dispositif

(les modulations) en le second (les modalisations) par la discrétisation (comme

sommation et catégorisation); la (double) convocation, exigeant un «réembrayage

sur le sujet tensif», intervient entre le second dispositif et la disposition (les

opérations discursives : les aspectualisations) [75-82]. 

Au niveau sémio-narratif, le parcours génératif comprend des grandeurs

universelles et des grandeurs généralisables; au niveau de la syntaxe narrative de

surface, la dimension thymique apparaît maintenant comme étant une dimension

autonome; au niveau discursif, se distinguent le rôle thématique (de l'action) et le

rôle pathémique (de la passion), les thèmes et les pathèmes comme «ensemble des

conditions discursives nécessaire à la manifestation d'une passion-effet de sens»

[85]. 

Par rapport à l'Introduction et à «L'épistémologie des passions», «À Propos de

l'avarice» et «La jalousie» présentent quelques variations sensibles : parfois le

dispositif en est un d'attachement et de détachement, d'attraction et de répulsion;

la disposition est celle des styles sémiotiques conduisant à une attitude ou à une

conduite, qui sont des formes de passage à l'acte [130-131]. Le dispositif

Page 57: Greimas

pathémique (de la jalousie) se voit défini comme «dispositif de dispositifs» [256],

où l'attachement rompu, le sujet est menacé de «régresser à un stade

présémiotique où rien n'aurait plus aucune valeur pour lui» [201]... Plus loin, la

transformation est accolée au niveau sémio-narratif, l'émotion au niveau discursif

et le comportement au parcours figuratif [261]. Par ailleurs, le caractère «dérive

directement de la récurrence fonctionnelle», tandis que letempérament est «la

domination d'un rôle pathémique sur les autres» [178]. 

Pour résumer ce qui précède, il est éclairant de mentionner la comparaison de

Greimas et Fontanille : «le sujet passionné fonctionne comme certaines mémoires

de sauvegarde en informatique : d'une part les fichiers sont stockés de manière

compacte, illisibles et inutilisables tels quels, et d'autre part il existe une

commande qui les restaure et les rend accessibles à l'utilisateur; le dispositif

modal serait à l'image de cette version "compressée" et non accessible, le principe

protensif et régissant serait la commande de restauration et la disposition serait le

résultat lisible et accessible et, par conséquent, opérationnel de l'ensemble de la

procédure» [77-78]. 

Notre entreprise n'en étant pas une de falsification (épistémologique) mais

d'homologation (épistémique), il nous semble préférable d'établir des

correspondances ou des équivalences entre les théories. Il appert que le parcours

génératif est vidé de sa sémiotique fondamentale au profit du niveau

épistémologique et qu'il se trouve ainsi réduit à la grammaire sémio-narrative et à

la sémiotique discursive. Bien d'autres réaménagements avaient déjà été proposés

auparavant -- par Zilberberg surtout [cf. Essai sur les modalités tensives, les

entrées signées C. Z. dans le Dictionnaire 2 et Raison et poétique du sens, ainsi

que notre article compte rendu] -- ou l'ont été depuis. Le dispositif de la

(pro)tensivité (tonicité, tonalité) n'a pas besoin d'être nécessairement ancré dans

l'intentionnalité (husserlienne) : il peut l'être dans la disposibilité(heideggérienne)

Page 58: Greimas

["Stimmung" comme prédisposition]. La protensivité, comme masse phorique ou

masse thymique, ressemble étrangement à la chora platonicienne et c'est la

définition kristevienne du sémiotique (par rapport au symbolique) qui réapparaît,

mais d'une manière non sémanalytique et non métapsychologique -- peut-

être présémiotique? En outre, la phorie (présyntaxique) n'est qu'un squelette sans

la chair de lathymie (présémantique). 

Une décision (épistémologie) a été prise : celle qui consiste à ne plus identifier

la sémiosis et la forme, la valence débordant sur la substance [cf. infra]. Il est vrai

que la substance est déjà embryonnaire dans ladeixis; ce qui nous avait déjà

amené à proposer que la dénégation (déictique) précède la négation (sémiotique);

c'est la dénégation inconsciente (au sens métapsychologique), la (dé)négation

comme (dis)jonction, qui provoque «l'ébranlement de la plénitude tensive» [24],

«l'ébranlement du sens» (33], «le premier ébranlement du sens» [229],

«l'ébranlement phorique fondamental» [214-215]... 

Par ailleurs, plutôt que de continuer de penser le dispositif en termes de niveaux,

de couches -- ce qui a pour effet de maintenir la discontinuité dans la continuité --,

il nous semble plus économique de distinguer lecours génitif du sens (signifiance

et signature; voix comme récit et rythme en analyse textuelle ou en grammaire du

texte) et le parcours génératif de la signification (grammaire). Le cours génitif est

un réseaucontinu et le parcours génératif est un ensemble discontinu de niveaux :

par rapport aux instances des niveaux (syndromes), il y a l'insistance ou

la résistance radicante du réseau (rhizome). 

Le (par)cours génitif est au (dis)cours génératif ce que la passion est à l'action, ce

que la passion du récit est au récit de la passion : c'est la sève de l'arbre, des

racines aux feuilles; c'est le "principe vital", sans lequel le parcours génératif est

sans recours et d'aucun secours dans l'analyse du discours -- mais c'est sans doute

un principe davantage généalogique que génétique, un principe de vie irréductible

Page 59: Greimas

à un principe biologique ou anthropologique, parce qu'il a comme contrepartie

un principe de mort : c'est un principe anthropique! 

1

CONVERSATIONS AVEC JACQUES FONTANILLE

Jean Cristtus PORTELA

1

Résumé : Cet entretien porte sur le parcours intellectuel de Jacques Fontanille,

fondateur du Centre de Recherches Sémiotiques de l’Université de Limoges et

responsable du Séminaire Intersémiotique de Paris, théoricien dont l’activité

scientifique se mêle au parcours historique et théorique de la Sémiotique d’origine

greimassienne. Dans cette interview par courrier électronique réalisée l’été 2006,

Fontanille parle des épisodes qui ont marqué les débuts de son travail comme

sémioticien et notamment des développements les plus récents de la Sémiotique.

Mots-clés : Sémiotique ; Passion ; Tensivité ; Epistémologie ; Didactique ; Pratique.

Quand on fait de la Sémiotique, on sait bien que dire d’un acte qu’il n’a pas de

sens ou qu’il n’obéit à aucune logique, c’est faire preuve de paresse intellectuelle.

D’une part, cela m’interdit de prétendre à quelque neutralité que ce soit dans cette

série de questions que j’ai posées à Jacques Fontanille ; d’autre part, cela m’oblige

d’emblée à rendre plus clair le projet initial de ces conversations : dans ce dialogue, je

n’avais pour but que de tenter d’éclairer quelques zones d’ombre dans le passé récent

de la Sémiotique, en interrogeant le parcours de celui qui est sans aucun doute un des

partisans les plus combatifs de ce véritable projet éthique (pour reprendre une

expression qui lui est chère).

1

Doctorant en Linguistique et Langue Portugaise à la Faculté des Sciences et Lettres,

Unesp, 14800-901,

Araraquara, São Paulo, Brésil. Doctorant en cotutelle de thèse en Sciences du Langage

(Sémiotique) à

Page 60: Greimas

l’École Doctorale « Sciences de l’Homme et de la Société », Unilim, 87036, Limoges,

Haute-Vienne,

France. Adresse électronique : [email protected] .2

Pendant une quinzaine de jours nous avons échangé des messages qui montrent

le goût de ce chercheur pour la discipline dans laquelle il s’est engagé depuis bientôt

35 ans. Fontanille montre dans cet entretien que, pour un sémioticien, il n’y a pas de

mauvaise question et surtout qu’il n’y a absolument pas de mauvais questionnement.

Last but not least, poussé par une reconnaissance qui n’est pas du tout

rhétorique, j’aimerais remercier Jacques Fontanille pour avoir gentiment accepté cette

suite de conversations et pour avoir souvent et discrètement corrigé mon texte.

Limoges, juin-août 2006

Les années de formation

D’abord, si cela ne vous gêne pas, bien sûr, j’aimerais que vous parliez de vos origines

et de votre formation avant l’Université. Vous êtes limougeaud, d’ailleurs un des rares

limougeauds que je connais…

Je suis né à Limoges, dans une famille issue de la paysannerie limousine, et j’ai

fait mes études secondaires dans cette même ville. J’ai suivi ensuite une formation de

littérature et linguistique, et j’ai passé les diplômes universitaires de Lettres Modernes.

J’étais destiné depuis l’adolescence à entrer dans l’enseignement, puisque mes parents

m’avaient inscrit dans une filière qui préparait au métier d’instituteur, et ensuite j’ai

préparé le métier de professeur de collège et de lycée, avant de faire mes deux thèses et

d’entrer à l’université. Professionnellement, j’ai connu et pratiqué tous les types

d’enseignement, depuis la maternelle jusqu’au doctorat, mais avec des rôles très

variables.3

Oui, je suis limousin (« limougeaud » désigne l’habitant de Limoges, et je me

sens plus habitant de la région Limousin que de la ville de Limoges), et j’appartiens

donc à une espèce rare : le Limousin est une des régions les moins peuplées d’Europe.

Ce qui est rare est précieux, évidemment !

Êtes-vous particulièrement attaché à la culture du Limousin ? À l’occitan de chez vous,

à la gastronomie peut-être… ?

J’ai un peu parlé l’occitan avec mes grands-parents et leurs voisins, dans le

Page 61: Greimas

village où ils habitaient, et je l’ai surtout beaucoup entendu : je suis donc surtout un

occitanophone passif ! Mais cela ne m’a pas particulièrement marqué, sinon que par

nostalgie de mon enfance, j’aimerais encore aujourd’hui entendre l’occitan dans les rues

de Limoges ; mais c’est bien fini : on y entend plus d’anglais (d’Angleterre) que

d’occitan.

De fait, ce n’est ni la gastronomie ni la langue qui m’attachent au Limousin,

mais les paysages, qui ont profondément modelé mon rapport à l’espace, à la couleur et

à la lumière. Il y a des lieux et des points de vue, qui sembleraient anodins pour la

plupart des gens, que je regarde à chaque passage comme si je les voyais pour la

première et pour la dernière fois en même temps. Ces paysages, je les emporte avec moi

partout dans le monde, ils sont ma référence intérieure, et j’aimerais les emporter avec

moi jusque dans l’au-delà, si on m’y autorise…

Comment s’est passée votre formation universitaire ?4

Je vous ai déjà dit l’essentiel sur ma formation. Quand j’ai choisi les lettres, j’ai

déçu et fâché tous mes professeurs de physique et de mathématiques. Je ne sais pas

pourquoi j’ai fait ce choix, c’est ainsi.

Sur cette période universitaire, je retiens deux choses qui m’ont marqué.

D’abord, je suis entré dans l’enseignement supérieur en 1968-69, au beau milieu

des révoltes étudiantes, au moment où on inventait en France les nouvelles universités,

et cela laisse des traces ; je crois que c’est à ce moment-là que j’ai appris, tout

ensemble, la réflexion politique, la contestation des disciplines traditionnelles, le besoin

d’une recherche de pointe pour le renouvellement des enseignements, le goût de la

provocation et de l’insolence.

Et ensuite, de mes années de formation universitaire en littérature, j’ai appris,

non pas à lire, mais à me dégoûter définitivement de la rhétorique vaine des exercices

académiques ; j’ai même fait des expériences, avec mes professeurs, pour les « tester »

sans qu’ils le sachent : avec chacun, une fois je faisais « la dissertation du bon élève »,

avec la bonne rhétorique standard, et la fois suivante je faisais une étude structurale, ou

toutes sortes de choses qui ne respectaient pas la rhétorique académique. L’écart entre

mes notes était stupéfiant : de 5 à 18 sur 20, mais pas toujours dans le même sens, selon

les professeurs ; évidemment, c’était leur propre conception de l’analyse littéraire qu’ils

Page 62: Greimas

notaient ! Mais j’ai tout de même arrêté les tests pour pourvoir passer les examens et les

concours sans risque !

Vous n’aviez que 19 ans en mai 68…

J’entrais dans l’enseignement supérieur ! J’ai passé beaucoup de temps dans les

manifestations de rue. Et j’ai quand même réussi à passer mes examens…5

D’après vos analyses, on sait bien que vous aimez Aragon, Apollinaire, Eluard, Gide et

Proust, bien sûr… Vous aimez les « modernes », on le sait, mais il me semble que vous

n’aimez pas beaucoup l’expérimentalisme de vos contemporains, comme celui de

Queneau ou Perec, par exemple.

Je pense que ma formation y est pour quelque chose et que, quand on s’efforce

d’avoir une distance critique sur sa propre formation, on ne peut pas tenir cette exigence

sur tous les plans, sinon on se marginalise. En effet, ma formation était orientée vers les

programmes de formation à l’enseignement, et « mes » auteurs sont ceux que l’on

propose aussi aux élèves dans les lycées. Mais il se trouve que j’y prenais aussi du

plaisir, et qu’il y a chez ces auteurs de la ressource pour l’analyse. J’ai découvert

Queneau et Perec plus tard, mais sans enthousiasme.

Et votre amour pour Proust ? Cela date du début de vos études universitaires ?

Proust, c’est une autre histoire : j’ai commencé à lire La Recherche du Temps

Perdu dans les années 70, et je n’ai pas cessé pendant vingt ans. Il faut dire que je n’ai

jamais réussi à lire l’ensemble d’un bout à l’autre en suivant, et que si j’ai tout lu et relu

plusieurs fois, c’est parce que j’ai traité La Recherche comme un hypertexte : en

naviguant en avant et en arrière, en sautant des passages et en reprenant les mêmes à

satiété. Proust, c’était pour moi la résistance du texte, un texte qui m’échappait sans

cesse. La résistance du texte, c’est le début de la sémiotique, parce que la sémiotique,

c’était pour moi au début une méthode qui devait faire plus et mieux que la lecture 6

intuitive, et Proust résistait à la lecture intuitive. Perec, par exemple, ne résiste guère, et

la mécanique n’est pas même dissimulée sous le capot du moteur.

Proust, pour moi, c’est aussi un laboratoire permanent, multiforme. C’est une

banalité de dire cela, mais je ne connais pas d’œuvre qui soit aussi proche d’un

laboratoire sémiotique, et où la fiction ressemble à ce point à un essai philosophique,

psychologique et sémiotique.

Page 63: Greimas

La sémiotique (re)trouvée, la connaissance d’A. J. Greimas

Quand et comment avez-vous découvert la sémiotique ?

En lisant Sémantique structurale [1966] et le Maupassant [1976], et en

recherchant une théorie du texte qui soit compatible avec mes études de linguistique.

Cela se passait en 1972, j’avais réussi le concours de l’agrégation de l’enseignement

dans les lycées, j’étais en somme libéré des obligations antérieures, et je cherchais à

définir un projet intellectuel personnel. En fait, je ne recherchais pas la sémiotique, mais

une sorte de conciliation entre les sciences du langage et les approches textuelles ; j’ai

rencontré la sémiotique parce que Greimas est le seul des « maîtres » de l’époque qui ait

répondu personnellement à mon appel sur cette question, en m’écrivant « venez à Paris

voir ce que nous faisons ». Et c’est seulement en fréquentant le séminaire de Greimas

que je me suis rendu compte que sa « sémantique structurale » appliquée aux textes était

en fait une théorie générale de la signification. J’ai découvert alors l’ouverture du

champ sémiologique à l’ensemble des modes d’expression.7

Comment s’est passée votre première rencontre avec Greimas ?

Rencontre très ordinaire, d’un étudiant qui venait de Poitiers (où j’enseignais

dans un lycée) pour demander à un professeur de bien vouloir diriger sa thèse. En fait, il

m’a adressé à Coquet, sur le moment, mais avec Coquet, cela n’a pas marché, et

Greimas m’a pris sous sa direction.

Alors vous habitiez à Poitiers…

Oui, où j’avais terminé mes études universitaires et commencé ma carrière de

professeur « toutes catégories ».

Quel était-il le statut universitaire de la sémiotique à l’époque ?

A l’époque, la sémiotique était clairement un prolongement de la linguistique

dans l’analyse des textes. Il y avait aussi le projet d’une sémiologie générale qui venait

de Saussure, mais dans les faits, c’était l’époque des linguistiques textuelles, des

analyses structurales des textes, et d’une manière générale de la « nouvelle critique

littéraire » et du structuralisme.

Si on pense à J. Courtés, J.-C. Coquet, C. Zilberberg, E. Landowski, I. Darrault-Harris,

J.-F. Bordron ou encore au jeune F. Rastier que, dès la fin de années 60, travaillait

déjà avec Greimas – et cela pour ne citer que quelques collaborateurs français – vous

Page 64: Greimas

étiez le « cadet » des grands sémioticiens qui ont travaillé dans les premières années de

la théorie, n’est-ce pas ?8

Oui, nous étions deux « cadets » dans le groupe, arrivés la même année dans le

séminaire de Greimas, Denis Bertrand et moi. Si j’ose dire, on ne s’est plus jamais

quittés, lui et moi. Il nous a fallu un peu plus de temps pour nous faire accepter par les

plus anciens, juste le temps d’apprendre un peu de sémiotique.

J’explique à tous mes étudiants qui s’effraient de la difficulté de la sémiotique

qu’en arrivant dans le séminaire de Greimas, j’ai été frappé par quatre choses d’inégale

importance : (i) la densité de la fumée de cigarette qui nous mettait en apnée pendant

deux heures ; (ii) la voix hésitante et si étrange de Greimas, en public ; (iii) la foule, qui

débordait de la salle jusqu’au milieu des escaliers ; (iv) et le fait que la moitié des

participants du séminaire ne comprenait pas plus de 30% de ce qui se disait. J’ai mis six

mois (six mois de lectures acharnées) pour commencer à comprendre de quoi on parlait

dans ce séminaire.

Mais l’effort en valait la peine.

Vous étiez bien le cadet, mais, par contre, vous vous êtes engagé au projet greimassien

comme peu d’entre eux…

Question de tempérament et de constance ! Un des participants assidus de ce

séminaire, dont j’ai oublié le nom depuis et qui a disparu dans l’anonymat, avait

commenté aigrement mon attitude et ma place grandissante dans ce séminaire, en

disant : « finalement, il suffit de persister et de résister pour être toujours là ! ». Beau

pléonasme apparent : oui, mais persistance et résistance, ce sont des compétences

« humaines, pathémiques et morales », et pas des compétences « intellectuelles et

cognitives ». C’est avec Greimas aussi que j’ai appris que pour faire une carrière de 9

chercheur au plan international, il faut, disait-il par provocation, 20% d’intelligence

pure et 80% de facultés d’une autre nature, notamment de qualités humaines. C’est ce

qui manque aujourd’hui en France à la génération des jeunes sémioticiens : la

générosité, la disponibilité, la constance, l’abnégation. Jean-Luc Godard disait que le

« travelling » était au cinéma une affaire de morale ; moi, je soutiens que le carré

sémiotique et le parcours génératif, c’est aussi une affaire de morale intellectuelle et

d’éthique professionnelle.

Page 65: Greimas

Apparemment, un de vos premiers thèmes de travail en sémiotique a été le problème du

savoir, de la dimension cognitive. De cette époque datent votre thèse de troisième cycle

sur la dimension cognitive chez Aragon (1979) et votre thèse d’Etat sur le point de vue

dans le discours (1984), toutes les deux dirigées par Greimas…

C’était la question d’actualité, à l’époque, puisque le séminaire sur les modalités

venait juste de se terminer, le numéro 43 de Langages [1976] était publié, et l’article de

Greimas sur la véridiction aussi. Et de plus, Genette avait déjà publié Figures III [1972],

où ces questions sont au centre du chapitre « Discours du récit », et je proposais en

quelque sorte à Greimas de montrer la supériorité heuristique et analytique de son

modèle sur le terrain même de Genette (que j’admire beaucoup par ailleurs !).

Comment Greimas était-il en tant que directeur de thèse ?

Très libéral, discret et parfois intransigeant. Quand je lui montrais des chapitres,

il ne faisait pas grand chose d’autre que m’encourager à écrire la suite. Sa principale 10

intervention a consisté, pour les deux thèses, à m’arrêter : « ça suffit, c’est assez

volumineux, il faut soutenir ! »

En soutenance, il était terrible, sans aucune agressivité, mais aussi sans aucune

indulgence. Et il y avait chez lui une exigence que j’ai mis longtemps à comprendre (ce

qui me rassure, c’est que certains n’ont toujours pas compris !), et qui était de nature

éthique : la rigueur était chez lui une posture éthique, une exigence d’impersonnalité de

l’écriture scientifique, où les contraintes de l’objet et de la méthode d’analyse

fournissaient la seule armature de l’exposé écrit.

L’épistémologie, pour lui, devait être minimale (c’est ce qu’il appelait le

« minimum épistémologique »), et ce minimalisme était une règle d’éthique

intellectuelle. Concrètement, ce minimum, c’est le « minimum d’indéfinissables » : bien

sûr, cela alourdit considérablement le corpus définitionnel de la base conceptuelle, mais

c’est cela l’éthique sémiotique : s’imposer un système conceptuel totalement défini et

interdéfini, et laisser le moins de choses possibles dans l’ombre ! Et cette posture

intellectuelle interdit du même coup au « maître » de se comporter comme un

« gourou » ou un homme de pouvoir, car il doit tout déclarer, tout définir, et les notions

vagues, implicites ou trop générales qu’il ne parvient pas à expliciter sont sa part

d’impuissance, et non son savoir réservé et secret (le minimum épistémologique,

Page 66: Greimas

justement).

La réaction contre la théorie dans les sciences humaines, avec le retour de

balancier post-structuraliste, a consisté à renverser l’équilibre : moins de définitions,

moins de concepts identifiés et explicités, donc moins de métalangage, et plus

d’implicite, de savoir réservé, de procédures secrètes et de talents non partagés. A

l’époque de ma thèse, Barthes représentait pour nous (et d’abord pour Greimas)

exactement cette autre posture intellectuelle, puisque dans les dix dernières années de sa

11

vie, Barthes multipliait les indéfinissables et les indéfinis, faisait jouer son talent et son

charme intellectuels au détriment de l’exigence méthodologique et conceptuelle.

Greimas avait beaucoup de charme et de talent aussi, mais il n’en faisait usage que dans

la conversation privée et la relation amicale : dans la pratique scientifique, il s’imposait

une abstinence étonnante. J’ajoute qu’au début de la direction de ma première thèse,

comme j’écrivais des choses baroques et mal contrôlées pour avoir l’air intelligent à

meilleur compte, il m’a tout simplement proposé de passer sous la direction de Barthes :

la honte !

C’est auprès de lui que j’ai appris à diriger des recherches, en corrigeant un peu

sa méthode, qui n’était vraiment pas assez « interventionniste ». D’abord, le rôle d’un

directeur de thèse, ce n’est pas d’être un père, une mère ou un professeur : un directeur

de recherche créé les conditions scientifiques, dans une discipline, pour que des

doctorants trouvent matière à faire des recherches personnelles dans un projet collectif.

Greimas dirigeait ses doctorants à travers la méthode de ses séminaires et le contenu de

ses livres, et pas en réécrivant dans le détail les thèses de ses doctorants : j’ai essayé de

faire comme lui, tout en aidant un peu plus que lui chacun de mes doctorants. Ensuite, le

directeur de thèse est le premier lecteur, le premier critique, en même temps que le

coresponsable de la thèse, et il doit être sans aucune complaisance, jusqu’à la soutenance.

Je dois dire que c’est une position qui est aujourd’hui parfois difficile à tenir : il

se fait de plus en plus de thèses, avec de plus en plus de bourses de thèse, et avec de

plus en plus de doctorants qui n’ont pas toujours au départ l’envergure intellectuelle

pour faire une thèse ; on bute souvent aussi sur le fait que trop de ces candidats au

doctorat ont peur de la discussion intellectuelle, et s’effondrent dès qu’on discute trop

Page 67: Greimas

leurs écrits. Mais c’est aussi une position qui donne des résultats parfois magnifiques,

des thèses originales, des contributions essentielles à la discipline.12

A la fin des années 80, la sémiotique est en train de connaître une révolution… Quels

sont vos souvenirs de cette époque-là ?

La fin des années 80, une fois posée la théorie des modalités, qui faisait la

transition entre la sémiotique du récit et celle du discours, c’est d’abord le séminaire sur

les passions, le virage « sensible » des recherches sémiotiques, la montée en puissance

des approches phénoménologiques, c’est le moment où prend naissance la sémiotique

qui se fait aujourd’hui.

Mais c’est aussi l’époque de la « guerre des paradigmes » et du « combat pour la

succession », les deux allant de pair : la théorie des catastrophes (Petitot), la sémiotique

subjectale (Coquet), la socio-sémiotique (Fabbri, Landowski)…et autant de prétendants

à la succession de Greimas.

De fait, Greimas a essayé de préparer cette succession, en organisant mieux le

groupe de chercheurs qu’il avait réunis, en s’efforçant de créer une solidarité et de

nouvelles habitudes de travail, et suscitant des travaux et des projets qui devaient se

dérouler sans lui. Mais comme tout autre grand maître à penser, il n’a pas réussi à régler

sa succession, et elle s’est réglée toute seule, une fois qu’il a cessé de s’en occuper, si

j’ose dire par la force des choses, et malheureusement après sa mort.

Elle s’est réglée toute seule, en ce sens que ceux qui voulaient lui succéder pour

développer leur propre projet singulier ont continué à développer ce projet en se

marginalisant de plus en plus, ou en quittant le domaine sémiotique, et que ceux qui

avaient à la fois l’énergie et le souci de l’intérêt collectif de la discipline, se sont

retrouvés à gérer la « succession » sans l’avoir demandé.13

Au cours de ces dernières années de la vie de Greimas, je m’étais un peu éloigné

des querelles et des agitations, à la fois parce que j’étais en train de m’installer à

l’Université de Limoges, et que j’avais à faire ici, et aussi parce que je ne sentais pas

concerné par le « combat des chefs ». C’est à ce moment-là que Greimas m’a proposé

de faire avec lui (ou plutôt « pour lui », certains insinuent « contre lui ») le livre sur les

passions, et c’est à ce moment-là que les choses ont pour moi changé de dimension.

Mais il faut préciser à ce sujet qu’en faisant le livre sur les passions, et en le

Page 68: Greimas

faisant de la manière que vous connaissez, j’étais moi-même en train de créer, sans le

vouloir clairement, et parallèlement à Claude Zilberberg, un « paradigme », celui qui

deviendra « la sémiotique tensive » (dont je n’avais pas la moindre perspective à

l’époque). Cela aura quelques conséquences sur la vie du groupe fondé par Greimas.

Greimas a disparu en février 1992… Dans ce moment-là quel était le rôle de Greimas

au Séminaire, était-il toujours présent jusqu’à sa disparition ? Qui parmi ses

collaborateurs a pris la direction du Séminaire ?

Dans les dernières années, Greimas essayait de préparer sa succession : d’un

côté, il y avait ce que je viens d’évoquer, la bataille pour les paradigmes du futur, et de

l’autre, il y avait le séminaire, un outil collectif irremplaçable, un des seuls séminaires

créés l’époque du structuralisme qui fonctionnait encore (et qui fonctionne toujours !). Il

avait réparti les rôles, et j’étais chargé d’organiser ce séminaire, de faire les invitations,

le calendrier, et lui venait, et dirigeait les séances ; puis il est venu irrégulièrement, et

plus du tout, quand la maladie l’a saisi.

A cette époque, j’étais le seul de ses anciens élèves qui était à la fois « neutre »

dans la guerre des paradigmes, et intégré de manière durable dans l’université avec un 14

poste de Maître de conférences, puis de Professeur. Il m’avait demandé de reprendre la

publication des Actes Sémiotiques à Limoges, ce que l’ai fait, et de « gérer les acquis »

(le séminaire, la vie collective du groupe, etc.).

Quand il est mort, j’ai agi comme s’il était toujours là, sauf qu’il fallait à ce

moment-là choisir les thèmes du séminaire, définir l’avenir de la discipline, penser la

stratégie, et travailler à l’ancrage institutionnel de la sémiotique. Mais la « petite

bande » des fidèles était là, et nous avons depuis cette époque tout fait ensemble,

pendant quinze ans : Denis Bertrand, Claude Zilberberg, et plus tard Jean-François

Bordron. Eric Landowski avait pris ses distances (souvent quelques milliers de

kilomètres !), Jean-Marie Floch participait, mais il était trop occupé par son métier, et

sans doute aussi était-il tenté de prendre des distances. Anne Hénault résidait au

Canada, et elle était aussi de fait à distance. Joseph Courtés était « retiré sur ses terres »

à Toulouse, malheureusement pour des raisons personnelles préoccupantes, et qui ont

beaucoup affecté toute la communauté des sémioticiens. Jean Petitot et Jean-Claude

Coquet avaient leur propre séminaire, et surtout leurs propres perspectives théoriques ;

Page 69: Greimas

ils ont parfois participé au séminaire intersémiotique, mais comme conférenciers invités.

Il faut aussi rappeler que juste après la mort de Greimas, c’est grâce à Jean Petitot que le

séminaire intersémiotique a pu être inscrit à l’EHESS. Ensuite, il est devenu mon

séminaire à l’Institut Universitaire de France, mais il est toujours dans les programmes

de l’Ecole.

Pour beaucoup des anciens élèves de Greimas, le deuil a été difficile. L’idée

même que le séminaire et la recherche collective devaient continuer n’était pas partagée

par tout le monde ; pour certains, la moindre responsabilité assumée par l’un de nous

était déjà une prise de pouvoir menaçante ; pour d’autres, la moindre publication ou

republication des œuvres de Greimas était devenu une affaire d’Etat, ou d’Ego, selon le

15

cas. Pour ma part, je ne me suis posé aucune question superflue : Greimas m’avait

confié non pas sa succession, mais la charge de m’occuper du séminaire, des

publications et de l’avenir d’une partie de ses membres qui n’avaient pas de

rattachement universitaire, et je l’ai fait.

Sans oublier les belles « Considérations méthodologiques » à guise d’introduction au

Dictionnaire du moyen français (1992), que Greimas a publié avec Teresa KeaneGreimas

(à l’époque T. Mary Keane), on peut dire que c’est avec vous qu’il a fait ses

derniers écrits théoriques : Sémiotique des passions (1991), auquel vous avez déjà fait

allusion tout à l’heure, et l’introduction de Le discours aspectualisé (1991). Comment

se passaient ces collaborations ?

L’introduction au Discours aspectualisé, je l’ai faite seul et l’ai soumise à

Greimas pour la co-signature. Sémiotique des passions, c’est autre chose : il y avait le

recueil des notes de séminaire de Greimas (deux années consacrées aux passions),

recueil qui a été par ailleurs mis à disposition des chercheurs à la bibliothèque du Centre

de Recherches Sémiotiques de Limoges. C’est à partir de ces notes que j’ai tout rédigé.

Mais les différentes parties ont été traitées très différemment : le gros chapitre

« Epistémologie et méthodologie des passions » a fait l’objet de plusieurs « navettes »

entre Greimas et moi, a été très longuement discuté et même disputé ; je l’ai réécrit

entièrement plusieurs fois ; le chapitre sur l’avarice a posé moins de problèmes, et je me

suis contenté de le rédiger à partir des notes de Greimas, et d’ajouter mes propres

Page 70: Greimas

considérations, qu’il a acceptées ; le chapitre sur la jalousie a été entièrement conçu et

rédigé par moi, et Greimas a fait peu de remarques. J’ai enfin obtenu qu’il rédige

luimême une dizaine de pages d’introduction, et autant en conclusion.16

Pour écrire ensemble, on ne doit pas seulement partager une même vision de ce qu’on

fait, mais on doit aussi, avant tout, faire des concertations, de petites concessions…

Oui, plus que de « petites concessions », car si nous partagions le même objectif,

Greimas et moi, nous avions à l’évidence des conceptions différentes sur la manière de

l’atteindre. Ce même objectif, c’était d’exploiter le gisement théorique de plusieurs

années de travail collectif sur les passions. Mais la conception de Greimas consistait à

affirmer la « continuité » ; la mienne portait plutôt à la « rupture » ; d’où la tension,

dans ce livre, entre le rappel des « acquis » et la promotion de la perspective tensive.

Il faut préciser que, parallèlement, Greimas écrivait De l’imperfection [1987],

dans un dialogue permanent avec Teresa Keane-Greimas, et que sa « rupture » à lui était

plus esthésique que tensive. Il m’a confié un jour, en commentant le sous-titre de

Sémiotique des passions, « Des états de choses aux états d’âme », que dans ce livre, il

estimait que nous avions « manqué les états d’âme ». J’en conviens volontiers, mais les

« états d’âme », c’était son projet, et pas le mien.

Vos « auteurs fétiches » sont là, tout au long de Sémiotique des passions …

Un homme se définit aussi par les textes auxquels il revient toujours. C’est une

des vertus de la recherche sémiotique : on peut revenir pendant dix ans sur les mêmes

textes, et y trouver à chaque fois des choses différentes. C’est la raison pour laquelle j’ai

décidé quelques années plus tard de faire Sémiotique et littérature [1999] : la plupart des

textes que j’étudie dans ce livre m’ont suivi pendant une dizaine d’années. Et publier le

17

livre, c’était une manière d’arrêter ce processus infini : en finir, pour pouvoir passer à

autre chose.

Cognition, corps, transdisciplinarité

Pourriez-vous parler un peu de Le savoir partagé (1987) et de sa suite « naturelle », Les

espaces intersubjectifs (1989). Ce sont deux œuvres de souffle publiées à peine deux ans

une après l’autre…

Je vous ai expliqué que Greimas a dû m’arrêter dans la rédaction de ma thèse

Page 71: Greimas

d’Etat, car j’étais arrivé à huit cent pages bien tassées. Elle était soutenable, certes, mais

pas publiable, et pour plusieurs raisons : d’abord en raison de la taille, ensuite en raison

de la difficulté technique de l’exposé, et aussi parce que j’avais pris en certains passages

des risques excessifs et inutiles, et enfin parce qu’elle comportait plusieurs

problématiques enchâssées qui méritaient d’être extraites et publiées séparément.

J’ai donc tout repris, supprimé les parties les plus faibles, découpé en deux

ensembles ce qui restait, et tout réécrit en un an pour en faire deux livres systématiques,

cohérents et utilisables.

J’ai bien fait, parce que le devenir de l’un et de l’autre diffèrent en tout : Le

savoir partagé, qui était mon jardin secret (à cause de Proust, de la théorie du savoir, et

de la dimension cognitive), a été très peu lu, peu cité, vite oublié (le lieu d’édition y est

sans doute pour quelque chose, mais cela n’explique pas tout) ; Les espaces subjectifs,

qui était plus méthodologique, plus appliqué, plus « vendeur », mais moins essentiel à 18

mes yeux, a été lu partout, cité des milliers de fois, utilisé dans des dizaines de thèses, et

il fonctionne toujours.

Je dois reconnaître pourtant que le premier a moins bien vieilli que le second, et

qu’il témoigne d’une manière de faire de la sémiotique qui ne serait plus celle

d’aujourd’hui, et que ceci explique sans doute cela.

Vos travaux sur la dimension cognitive ont servi pour « faire le point » sur la question

du sujet connaissant en sémiotique : en postulant l’importance de la perception et de la

« sensibilité » du sujet – bien sûr, vous n’avez pas été le seul à le faire – vous êtes

finalement parvenu à construire un sujet doté de multiples facettes. A l’époque,

l’entreprise de « Sémiotique des passions » en est le point culminant, un éloge du sujet,

en quelque sorte ?

Je ne suis pas sûr d’avoir fait un éloge du « sujet ». D’abord parce que la

sémiotique des passions s’intéresse à l’« actant », et pas nécessairement au « sujet » ;

ensuite, parce que Coquet a bien montré, par ailleurs, que l’actant ne peut être un

« sujet » que sous certaines conditions méta-modales, et que l’état passionnel de l’actant

n’est pas la meilleure situation pour en faire un « sujet ». Je me suis d’ailleurs toujours

intéressé à l’actant, depuis la sémiotique de l’observateur jusqu’à celle du corps ; et

dans ce parcours, la « subjectivité » (plutôt que le « sujet ») a toujours été pour moi un

Page 72: Greimas

des « effets » possibles, un effet de la structure de l’actant.

A cet égard, j’ai toujours été fasciné par les conversions actantielles, et la

réversibilité des relations actantielles : le jeu des facettes et des combinatoires modales

et passionnelles permet de passer en effet de l’« objet » au « sujet », entre autres, avec

de nombreux stades intermédiaires. Si on se reporte par exemple à la manière dont la 19

théorie des catastrophes traite les relations actantielles, grâce à la modification des

énergies dans les « puits de potentiel », on s’aperçoit que la distinction entre sujet et

objet est strictement relative à l’état de ces potentiels, et non à une pré-détermination

indépendante.

La multiplication des paliers, des niveaux de pertinence, nous a bien montré combien le

sujet peut être « schizophrène », clivé, brisé, malgré l’ordre essentiel qui le tient…

malgré son corps ?

Si on se reporte à De l’imperfection, on constate que la déhiscence, le clivage, la

coupure, etc., sont des conditions élémentaires de l’émergence du sens. Dans

Sémiotique des passions, c’est la « sommation » qui joue ce rôle, avec sa part de

négation, qui arrête les flux, provoque une délimitation et une extraction, etc. Donc a

fortiori, si l’actant a un corps, ce corps ne devient signifiant que s’il connaît lui aussi de

telles déhiscences, de tels décrochages. Je ne sais pas s’il s’agit de schizophrénie ; je

crois que le « clivage » schizophrène, c’est justement celui qu’on arrive jamais à

réparer. Or le clivage sémiotique élémentaire étant une demande de sens, le sens, c’est

très exactement ce qui vient réparer la négation originelle. Donc un actant clivé et

« réparé » est tout simplement un actant chargé de sens !

Vous avez toujours eu le goût de la transdisciplinarité. Depuis votre thèse d’Etat – dont

l’esprit transdisciplinaire a bien été repéré par J.-L. Excousseau (1984) – à Soma et

Séma (2004), vous n’avez pas cessé de faire des allusions plus ou moins explicites au

cognitivisme, à la psychanalyse…20

Le goût de la transdisciplinarité, c’est sans doute d’abord celui du risque

intellectuel. Mais c’est aussi le signe d’une impatience : on affirme d’un côté que les

hypothèses et les modèles de la sémiotique ont une pertinence transversale, dans la

mesure où la signification est une propriété commune à l’ensemble des faits humains, et

on sait aussi que les exigences de scientificité imposent à chaque recherche particulière

Page 73: Greimas

de se fonder dans un champ disciplinaire strictement défini ; on espère donc un

croisement des résultats disciplinaires, qui ne vient jamais. Donc, quand on est

suffisamment impatient et imprudent, on est tenté d’opérer ce croisement tout seul.

Mais l’enjeu est de taille, car la sémiotique n’est pas une discipline parmi les

autres ; elle ne pourrait d’abord pas exister sans les autres disciplines, qui traitent de la

« substance » du contenu et/ou de l’expression ; ensuite, elle traite de la « forme »,

c’est-à-dire de ce qui se passe quand on réunit les deux plans d’une sémiotique-objet. Il

y a donc des « règles » ou des « régularités » à étudier, qui sont non seulement

transversales par rapport aux résultats des autres disciplines, mais en outre,

d’application ultérieure par rapport à ces résultats. J’ai écrit quelque part que la

sémiotique était une « trans-discipline d’aval » : les phénomènes sont hétérogènes,

plusieurs disciplines doivent s’en emparer, mais la résolution de cette hétérogénéité,

grâce à la sémiosis, n’appartient pas à ces disciplines, mais bien à la sémiotique, qui

construit la « signification » de ces phénomènes.

En ce qui concerne la psychanalyse, un des vos premiers articles scientifiques portait

justement sur un texte de Freud.

2

Et maintenant on voit le vieux Freud revenir en Soma

et Séma. Est-ce vraiment une affinité de longue date ?

2

Cf. Fontanille (1983).21

Affinité n’est pas le mot. Il y a à l’évidence de nombreuses zones de complicité

entre la sémiotique et la psychanalyse, et Ivan Darrault, par exemple, l’a montré très

clairement. Mais je n’en ai exploité qu’une seule, à la fois par prudence et par manque

de compétence : cette zone de recoupement se rencontre avec toutes les sciences

humaines et sociales, chaque fois qu’elles se donnent des modèles d’interprétation des

« effets de sens » qu’elles manipulent.

Et c’est bien le cas pour la psychanalyse : indépendamment de la métapsychologie et de

sa propre base théorique, et encore plus de ses objectifs cliniques, les

psychanalystes accèdent parfois à un niveau de modélisation qui est proprement

Page 74: Greimas

sémiotique.

C’est le cas souvent chez Freud, mais c’est aussi le cas chez Anzieu, dont j’ai

beaucoup exploité la théorie du « moi-peau ». La différence, c’est que Freud fait de la

sémiotique un peu pour la même raison que Proust : parce qu’il construit des procédures

d’interprétation plus ou moins formalisées ; alors qu’Anzieu fait de la sémiotique parce

qu’il modélise un processus signifiant en construisant explicitement d’un côté un plan

de l’expression et de l’autre un plan du contenu ; Anzieu se réfère d’ailleurs souvent à la

sémiotique, où il puise quelques uns de ses concepts.

Toujours sur ce goût de la transdisciplinarité, j’aimerais que vous parliez sur la

quantité et la diversité d’objets que vous avez déjà analysés dans vos travaux : d’abord,

les arts verbaux de tous les genres (le roman, la nouvelle, le récit ethnolittéraire,

l’essai, le poème, la lettre), les arts « plastiques » (la photographie, la peinture, le

cinéma, la mode), les médias (le reportage journalistique, la télévision, l’affichage)… et

encore des thèmes tels que la santé, l’asthme, le luxe, la cuisine, la conversation de 22

table, les pratiques amoureuses, etc. Il ne suffit pas de dire que c’est pure recherche

d’exhaustivité menée au nom de l’adéquation… C’est de la « gourmandise » quoi !

C’est surtout une liste qui révèle mon âge canonique et qui dénonce ma

productivité compulsive ! Si on compte environ vingt-cinq ans de recherches et de

publications, avec une moyenne d’une dizaine par an, comment voulez-vous rester vif et

créatif en faisant toujours la même chose sur les mêmes objets ? J’ai un plaisir profond

à faire de la sémiotique, à écrire de la sémiotique, et pour satisfaire ce plaisir sans qu’il

s’étiole, il faut tout de même un peu de variété !

Pourtant mes raisons ne sont pas toutes égoïstes : je me suis toujours efforcé de

rester à l’écoute des tendances, non pas par goût des vogues et des modes, mais parce

qu’il est indispensable d’avoir cette écoute (on dit aujourd’hui « cette veille

scientifique ») pour proposer aux étudiants des sujets de recherche qui soient en rapport

avec les attentes du moment. L’élargissement progressif de mes champs d’étude suit en

somme les résultats de cette « veille stratégique ».

Nos amis linguistes, les « vrais » linguistes, dirais-je, pour les satisfaire, nous

reprochent justement d’être toujours trop « gourmands » par rapport aux langages…

S’ils étaient lucides et bienveillants, ils devraient au contraire nous être

Page 75: Greimas

reconnaissants d’explorer en permanence les marges et les extensions de leur propre

champ, de leur éviter de le faire, et de prendre les risques à leur place ! Mais non

seulement ils ne nous sont pas reconnaissants de le faire, mais en outre, ils sont agacés

quand nous revenons dans le champ, sur leur propre terrain. Quelle ingratitude !23

Présence de Zilberberg

Vous avez déjà parlé sur le moment où la sémiotique a commencé à changer de manière

irréversible. Est-ce que vous ne croyez pas qu’à l’origine de ce changement se trouve,

au fond, l’Essai sur les modalités tensives (1981), de Claude Zilberberg ?

Je le crois en effet. Si j’ai souhaité faire un livre avec Claude Zilberberg, c’est

justement parce que j’ai voulu travailler avec lui l’intersection entre son œuvre

personnelle et les suites à donner à Sémiotique des passions. Au moment de la sortie de

l’Essai sur les modalités tensives, Herman Parret a dit publiquement que ce livre était

génial. Et puis tout le monde est passé à autre chose. Zilberberg pense et écrit de

manière très compliquée, mais ce n’est pas une raison pour s’épargner l’effort d’aller

avec lui au fond des choses.

Je crois que votre premier travail conjoint avec Claude Zilberberg a été un numéro des

Nouveaux Actes Sémiotiques, Valence/Valeur (1996). Après ces premières propositions

théoriques tout à fait bouleversantes pour l’avenir de la sémiotique, on a vu paraître

Tension et Signification (1998), une sorte de Dictionnaire III de sémiotique. Parlez-moi

à propos de cette expérience que vous avez déjà qualifiée comme « une des plus belles

aventures intellectuelles, et une des plus difficiles »

3

que vous avez connue.

Le projet était en effet très ambitieux, et à plusieurs étages. Tout d’abord,

renouer le fil entre les hypothèses de Claude, qui dataient de presque vingt ans, et les

3

Cf. Fontanille (2005).24

résultats de la sémiotique des passions. Ensuite, capitaliser sur cette sémiotique, et sur

ses développements « tensifs » ultérieurs, pour proposer un « corpus » théorique

cohérent. Enfin, en effet, proposer une sorte de suite au Dictionnaire de Greimas et

Page 76: Greimas

Courtés.

Nous avons travaillé de manière très systématique, en établissant la liste des

concepts que nous voulions traiter, en définissant une grille commune pour la

conception et la rédaction de tous les chapitres, et en nous répartissant ensuite les

différents chapitres. C’est à ce moment que les plus grandes difficultés sont apparues,

parce que la différence entre nos styles de pensée et d’écriture sémiotique a alors éclaté.

Nous avons alors retravaillé réciproquement nos chapitres respectifs,

longuement et douloureusement, jusqu’à ce que l’ensemble du texte soit homogène de

bout en bout. Un lecteur averti doit encore pouvoir reconnaître les chapitres qui ont été

rédigés à l’origine par Zilberberg ou par Fontanille, mais cela n’affecte pas la cohérence

d’ensemble. L’expérience est passionnante, parce qu’il faut alors pénétrer la pensée

d’autrui, intimement, la restituer, l’épurer, et surtout faire reconnaître et accepter cette

épure par l’autre. Il en résulte une complicité intellectuelle qu’aucun accident de la vie

ne peut effacer.

Mais la confrontation la plus difficile nous attendait encore : l’éditeur nous

demandait de réduire de 40% le volume : quelques chapitres ont disparu, et dans chaque

chapitre, une série régulière de développements parallèles a aussi été supprimée.

Chacun de notre côté, Claude dans le Précis de grammaire tensive [2002], et moi dans

Sémiotique du discours [1998], nous avons pu utiliser ces parties sacrifiées.

Quelle est l’importance que vous accordez au schéma tensif au sein de la sémiotique

dite tensive ? 25

Les schémas tensifs sont, dans les limites de la sémiotique tensive, la même

chose que le carré sémiotique, dans les limites de la sémiotique catégorielle et de la

sémantique structurale. Autrement dit, la structure tensive est l’articulation élémentaire

de la sémiotique tensive, le modèle minimal qui permet ensuite de savoir de quoi on

parle quand on décrit des tensions sémantiques. Mais la relation entre les deux

domaines est aussi importante : à savoir que le schéma tensif explique d’abord la

manière dont les valeurs se forment à partir des perceptions (en intensité et en étendue),

et ensuite les valeurs en question peuvent être organisées en « système de valeurs » par

le carré sémiotique, grâce aux opérations de négation et d’assertion.

Le carré sémiotique naît déjà « intégré » au parcours génératif - du moins comme on

Page 77: Greimas

l’entend jusqu’au Dictionnaire I (1979). On peut y « disposer » (ou superposer), en

encombrant ses quatre coins, des éléments extraits des plusieurs niveaux de

construction de la signification et, apparemment (ou naïvement ?), on n’y trouve pas de

grands problèmes d’intégration entre ces différents niveaux. En faisant opérer une

logique « schématique », « topologique », au contraire de la logique binaire exclusive,

le schéma tensif a imposé de nouvelles exigences à la théorie… Croyez-vous vraiment

qu’aujourd’hui nous sommes déjà capables d’extraire du schéma tout son pouvoir

heuristique ?

C’est une hypothèse de travail. Comme toute hypothèse, elle doit être validée

par des études concrètes et par des questionnements épistémologiques. Actuellement, on

peut dire que les tentatives de validation par l’analyse donnent des résultats intéressants,

en termes d’adéquation. Mais il ne faut jamais oublier que l’une des validations 26

nécessaires, au nom de la cohérence et non plus de l’adéquation, reste la possibilité

d’une conversion ultérieure en « structure élémentaire de la signification ».

En outre, la structure tensive permet d’articuler explicitement plusieurs couches

de catégorisation, au moins deux à deux. Elle fournit donc une solution pratique et

théorique à la fois aux « homologations sauvages » qui se traduisaient chez certains

sémioticiens par des « empilements » aux quatre coins du carré.

Encore une fois on voit qu’en sémiotique, comme dans le génie civil, on commence

toujours le bâtiment à partir de ses fondations, quand, de fait, en s’agissant d’idées, il

serait beaucoup moins risqué de faire l’inverse… Sommes-nous toujours des

idéalistes ?

L’idéalisme, dans les recherches sémiotiques, est battu en brèche de tous côtés.

Pour commencer, avec la structure tensive, on ne part plus d’une hypothèse idéale sur la

structure élémentaire, mais d’une prise en considération de l’ « impression » première,

de l’affect provoqué par un événement figuratif, une tension perçue entre des intensités

et des quantités. Ensuite, les tendances actuelles de la recherche sémiotique sont de plus

en plus « réalistes », et affrontent les pratiques sociales, les interactions vécues, la

complexité et l’hétérogénéité des sémiotiques-objets telles qu’elles se présentent en tant

que phénomènes.

« Tactiques didactiques »27

Page 78: Greimas

Vous écrivez dans l’avant-propos de Sémiotique du Discours (SD, 1

ère

éd. 1998, 2

ème

éd.

2003) : « Nous prenons ici le risque de ne pas attendre que le temps travaille à notre

place». Voilà un mea culpa tout à fait exemplaire qui touche le coeur de la question de

la transmissibilité de la sémiotique : le problème du point de vue du

théoricienenseignant…

En tant que projet scientifique spécifique, autonome, la sémiotique a à peine un

siècle. Elle est donc sans cesse en mouvement, entre plusieurs « paradigmes » ; des

courants théoriques se forment et disparaissent, d’autres se prolongent et se

convertissent ; en outre, comme elle appartient à plusieurs champs disciplinaires en

même temps, elle est soumise aussi aux mouvements propres à ces autres disciplines.

Du point de vue didactique, il nous manque toujours le recul qui permettrait de décider

quels sont les fondamentaux ; et, toujours pour les mêmes raisons disciplinaires, selon

qu’elle est enseignée dans la perspective des sciences du langage, des sciences de

l’information et de la communication, de l’histoire de l’art, ou même de la mercatique,

ce qu’on croit être les fondamentaux change aussi.

Dans les formations que j’ai créées à Limoges, nous accueillons des étudiants

qui viennent de la plupart des grands centres de sémiotique français et étrangers, et on

peut constater qu’ils ont appris des choses bien différentes : certains connaissent le carré

sémiotique mais sont incapables de faire une analyse narrative ; d’autres ont entendu

parler des passions mais ne connaissent pas la théorie des modalités ; d’autres font des

structures tensives mais ne savent pas un mot des structures actantielles.

La difficulté de l’enseignement de la sémiotique ne tient pas à sa complexité

propre, car toutes les sciences sont complexes, et certaines beaucoup plus que la

sémiotique. Il est vrai que la plupart des étudiants qui se tournent vers la sémiotique ont

28

rarement été préparés par leurs études antérieures à aborder une science difficile. Mais

le problème principal tient à l’instabilité de la complexité sémiotique : le jour où nous

Page 79: Greimas

seront capables de concevoir un vrai manuel (ce que les éditeurs américains appellent

un « handbook »), rassemblant toutes les connaissances nécessaires pour former des

sémioticiens, et dont on dira que celui qui ne l’a pas lu n’est pas un vrai sémioticien,

alors la question de l’enseignement de la sémiotique aura fait un grand progrès.

Si vous comparez, et vous allez le faire dans votre thèse, les différents

« manuels » de sémiotique existants, vous constaterez qu’ils se répètent sur certains

points, mais qu’ils sont aussi très différents les uns des autres, et pas seulement pour des

raisons de tactique didactique, mais bien pour des raisons d’options théoriques ou

méthodologiques. J’en étais conscient en écrivant mon propre « manuel », Sémiotique

du discours, et j’ai donc voulu clairement annoncer la couleur : ce livre ne prétend pas

redire et réorganiser les fondamentaux, il ne prétend pas être le manuel de référence

couvrant toute la sémiotique ; il cherche seulement à recueillir les acquis de dix ans de

recherches en matière de sémiotique discursive, tout en les ancrant dans les

connaissances antérieures.

En SD, vous ne citez que les précurseurs, que les auteurs fondamentaux – vos auteurs

fondamentaux, dirais-je. Or, cet ouvrage est un manuel didactique, genre censé

toujours être « accessible »…

Le discours didactique n’est pas un discours de seconde main, ou de nième main.

Justement, si un enseignant propose une approche originale ou personnelle d’une

discipline, il doit s’imposer de la référer aux ouvrages originaux. L’empilement des

manuels et des ouvrages plus ou moins vulgarisateurs, à l’intérieur desquels chacun fait

29

référence aux précédents, est la pire des choses en matière de construction didactique,

puisque les déformations et réinterprétations s’ajoutant les unes aux autres, on finit par

perdre de vue les concepts fondateurs.

En outre, les « auteurs fondamentaux » ne sont pas plus difficiles que d’autres,

parfois même ils peuvent être plus simples. Une des missions de l’enseignant de

sémiotique, c’est de conduire les étudiants à lire et travailler ces auteurs fondamentaux,

pas de les encourager à empiler les manuels. En somme, le fait que, dans ce livre, j’ai

choisi de ne faire référence qu’à quelques grands textes fondamentaux, au lieu de

parcourir toute la littérature sémiotique actuelle, y compris les textes de haut niveau

Page 80: Greimas

scientifique, c’est bien la preuve que ce livre est « didactique », même si ce n’est pas au

sens strict un « handbook ».

Vous donnez très peu d’exemples dans SD…

Il y en a quelques uns, mais ce sont plus des illustrations, pour alléger l’exposé,

que des exemples d’analyse. Je n’aime pas beaucoup les exemples, car à la différence de

la plupart des autres sciences, les sciences herméneutiques ne peuvent pas, dans chaque

situation-occurrence analysée, éliminer les variations non pertinentes ; il en résulte que

chaque objet d’analyse est irréductiblement spécifique, et que l’analyse ne vaut que

pour un cas particulier, même si le modèle et la méthode sont généralisables.

De plus, dans une véritable perspective didactique, les exemples devraient être

des exercices pratiques, réalisés non pas par l’auteur, mais par le lecteur, et en général,

dans les manuels existants, les analyses concrètes sont plus efficaces pour faire la

démonstration des talents de l’auteur que pour augmenter la compétence des lecteurs.

Dans Sémiotique et littérature, en revanche, il y a une étude complète dans chaque 30

chapitre, pour pousser jusqu’au bout les potentiels d’une hypothèse théorique ou

méthodologique ; mais justement, ce n’est pas un manuel…

D’après vous, quelle est la formation « idéale » pour le sémioticien ou plutôt pour

l’aspirant-sémioticien ?

Nous voilà revenus au point de départ, à la première question. Si je devais

aujourd’hui concevoir un programme d’enseignement complet de la sémiotique, il

comprendrait d’abord une série de lectures commentées des principaux auteurs

fondateurs, Saussure, Pierce, Hjelmslev, Benveniste, Greimas et Eco, notamment. Il

définirait ensuite une ligne théorique d’ensemble, à partir de ces auteurs, qui serait pour

moi celle de la sémiotique générative.

Pour en faire l’exposé, il pourrait s’inspirer du parcours génératif tel qu’il était

exposé à la fin des années 80, notamment par Courtés. Il faudrait en enrichir aujourd’hui

(i) la composante modale, (ii) la composante énonciative, et surtout (iii) la composante

figurative, puisqu’il y a eu récemment quantité de propositions sur la perception,

l’espace et le temps. Pour ce qui concerne le dernier étage du parcours génératif, celui

de la sémiotique discursive, il faudrait intégrer la théorie des instances énonçantes de

Coquet, la sémiotique des passions, les éléments de phénoménologie intégrés à la

Page 81: Greimas

sémiotique.

Mais une des évolutions les plus claires de la sémiotique d’aujourd’hui,

comparée à celle de Greimas et Courtés, tient justement à son rapport avec le parcours

génératif : dans les années 70-80, la perspective était surtout ascendante, et

constructiviste, le parcours génératif étant surtout considéré dans sa fonction

« générative », dans l’esprit des grammaires génératives de l’époque ; aujourd’hui, avec

31

les progrès de la sémiotique discursive, l’approche est plutôt descendante, partant de la

perception figurative complexe, pour retrouver des structures plus simples et plus

abstraites. Et cet usage analytique et catalytique du parcours génératif, plus propre à

décrire et expliquer, est aussi plus adapté aux attentes des étudiants d’aujourd’hui.

Enfin, l’apprentissage devrait se diversifier en fonction des compétences et des

parcours antérieurs des apprentis sémioticiens, qui doivent découvrir la sémiotique du

visible, des pratiques et des interactions sociales, des médias nouveaux et anciens…

Et, au cours de cet apprentissage, beaucoup de pratique dirigée, car la

sémiotique, c’est aussi un « tour de main », une manière de regarder, d’approcher un

objet, de conduire une interprétation, et surtout d’exposer une argumentation, de

manière à ce qu’elle s’approche le plus possible d’une démonstration. On sait bien qu’il

ne s’agit jamais d’une véritable démonstration (justement parce qu’on ne peut pas

éliminer les variations non pertinentes), mais au moins, en s’imposant cet exercice

ascétique, on s’épargne les facilités rhétoriques et les approximations descriptives.

On ne peut pas dire que ce n’est qu’une mode passagère parce que cela se pratique

depuis longtemps : chaque sémioticien fait son manuel à lui, et certains en font même

deux ou plus. Et cela se passe partout dans le monde… Qu’est-ce que vous en pensez ?

Je crois que j’ai déjà répondu à cette question, mais je vais y revenir sous un

autre angle. Oui, il semble qu’on ne peut être admis comme un sémioticien adulte et

chevronné que si on a fait un manuel ; je rappelle que, pour ma part, je fais quelques

réserves sur le statut de manuel de mon propre livre : c’est un livre qui est didactique à

propos de choses qui ne sont pas nécessairement des contenus de manuel.32

De fait la prolifération des manuels en annule la pertinence : s’il y en a autant, et

si chacun fait le sien, c’est qu’il est impossible de s’entendre sur le corps de

Page 82: Greimas

connaissances stables qui constitueraient les fondamentaux de la sémiotique. Ce n’est

pas seulement la faute des sémioticiens : c’est le malheur des sciences humaines et

sociales en général, et plus spécialement des sciences herméneutiques, qui sont très

sensibles aux effets de mode. A Limoges, auprès de mes étudiants, j’ai dû clairement

protester par exemple contre l’abandon des modèles narratifs et actantiels :

dédaigneusement, ils considéraient cela comme « la vieille sémiotique », et ne voulaient

plus entendre parler que de tensivité. Et c’est ainsi qu’on voit apparaître dans les

congrès et les colloques des sémioticiens manchots, unijambistes ou n’a-qu’un-œil : ils

connaissent une partie de la discipline, et pas les autres !

Mais il y a probablement une autre raison à cette prolifération : comparez les

listes de publications des uns et des autres, appréciez la proportion des livres et des

articles « de recherche », et celle des manuels et des exercices de vulgarisation. Il y a

finalement très peu de sémioticiens, dans le monde, qui produisent des idées nouvelles,

et surtout qui en produisent assez pour former des ensembles conceptuels cohérents,

susceptibles d’être synthétisés dans des livres « innovants », des livres « de recherche ».

Et vous conclurez avec moi que dans la plupart des cas, les manuels prennent la place

des livres de recherche qui pourraient faire progresser la discipline. Non, vous ne

conclurez pas cela avec moi, car vous êtes encore trop jeune pour prendre le risque de

vous mettre tout le monde à dos !

Je vais éviter de faire des listes, car ce serait vraiment cette fois une provocation,

mais je peux prendre deux exemples de sémioticiens français que je connais bien, et qui

n’ont jamais fait de manuel, et dont tous les livres sont des ouvrages de recherche :

Landowski et Coquet. Les deux, chacun à sa manière, ont fait progresser la recherche 33

sémiotique, y compris en malmenant les idées reçues : de manière très significative, ce

sont l’un et l’autre des sémioticiens qui ont construit leurs théories « contre » les

courants dominants et les systèmes établis, qui ont polémiqué et bataillé, mais il en

résulte une avancée significative de la discipline, l’un du côté des esthésies interactives,

l’autre du côté des instances énonçantes.

Ceci dit, il faut tout de même reconnaître que la prolifération des manuels de

sémiotique en toutes langues est aussi un signe positif, et en deux sens : tout d’abord,

c’est le signe que l’enseignement de la sémiotique motive les sémioticiens ; cela leur

Page 83: Greimas

donne le goût des cours systématiques, écrits, et donc, publiables ; et c’est ensuite le

signe d’un bon ancrage institutionnel de la sémiotique dans le monde : toute une

génération se retrouve aujourd’hui dans les universités, y a acquis une expérience et

souhaite la faire partager.

Le devenir de la sémiotique

À propos de l’épistémologie, Bruno Latour a dit qu’elle est « comme l’amiante. C’est

un produit dont on a floqué tous les bâtiments pour éviter les incendies et maintenant on

s’aperçoit qu’il y a des maladies professionnelles ».

4

Voilà une manière curieuse

d’envisager le problème des indéfinissables, duquel d’ailleurs vous avez déjà traité.

Est-ce précisément cela que la sémiotique a toujours voulu éviter ?

Dans la bouche de Bruno Latour, cette métaphore est amusante, car si quelqu’un

est capable de tenir un discours épistémologique de haut niveau, c’est bien lui.

4

Cf. Weill (2006).34

Mais il a raison : la tendance à faire proliférer le discours épistémologique est

souvent inversement proportionnelle à la puissance méthodologique et opératoire. Les

ennemis les mieux intentionnés des sciences humaines trouvent qu’elles manipulent

beaucoup de généralités, habillées d’une terminologie compliquée ; s’ils sont moins

bien intentionnés, ils disent que ces généralités sont des banalités, ou des poncifs

millénaires !

Dans les programmes de recherche nationaux, le domaine des sciences humaines

et sociales est le seul où l’on trouve normal de faire une place à part significative aux

questions épistémologiques. C’est tout de même étrange !

La sémiotique conçue par Greimas (tout spécialement celle-là) était conçue

justement, en effet, pour éviter cette dérive, et pour construire des modèles d’analyse,

pour expliciter des méthodes, et se nourrir de l’étude des corpus. C’est la raison pour

laquelle le niveau épistémologique selon Greimas, celui où l’on rassemble les concepts

indéfinissables, est aussi celui qui est le plus limité ; la notion de « minimum

Page 84: Greimas

épistémologique », que j’ai déjà évoquée, est destinée à cela : réduire au plus petit

nombre possible les indéfinissables, et développer au maximum le niveau inférieur,

celui de la théorie, où tous les concepts doivent être interdéfinis.

Votre intérêt pour la « sortie du texte » est de plus en plus croissant…

C’est un intérêt tactique, dans une perspective stratégique. S’il cela ne dépendait

que de moi, je n’aurai aucun intérêt à sortir du texte ; je m’y sens parfaitement à l’aise.

Mais j’observe d’un côté que le rattachement de la sémiotique aux sciences du langage,

rattachement qui repose sur la limitation textuelle, n’a pas rapporté grand chose à la

sémiotique. Les sciences du langage se sont tournées vers le cognitivisme, à la 35

recherche de positivités plus accessibles et plus tangibles que celles de la parole en

ellemême ; et les relations actuelles entre la sémiotique et la linguistique sont plus que

fragiles.

Et de l’autre, j’observe aussi que la demande est forte dans des domaines où la

limitation au texte est improductive : dans les domaines sociaux, dans les usages des

TIC, dans les applications mercatiques, en somme, dans presque toutes les occasions où

la sémiotique pourrait faire la démonstration de son utilité spécifique. Et il n’est donc

pas étonnant que beaucoup de jeunes sémioticiens, ou prétendus tels, s’engagent dans

cette voie.

Mais dans ces terres à défricher, il n’y a plus de repères, et cela peut conduire

soit à des extensions abusives des méthodes textuelles (à des objets d’analyse qui ne

sont pas des textes), soit à des improvisations où la sémiotique se dissoudrait

définitivement. Et c’est la raison pour laquelle je m’intéresse à ce qui n’est plus du

texte, aux pratiques, aux stratégies, pour anticiper sur le mouvement, et pour dire

clairement : allons-y, mais cette « sortie du texte » est un programme de recherche en

soi, un défi auquel il faut répondre explicitement.

Et concrètement, ce n’est pas du tout la même chose que de faire l’analyse

sémiotique d’une pratique, d’un comportement, d’une forme de vie, et d’un texte. La

sémiotique est la même, mais les concepts et les procédures ne sont pas tous les mêmes.

Il ne s’agit absolument pas ici de chercher à vous piéger, mais… qu’est-ce qu’une

pratique ?

Une pratique est constituée en surface d’un ensemble d’actes, dont la

Page 85: Greimas

signification est rarement donnée d’avance, et qui se construit « en temps réel » par des

36

adaptations de ces actes les uns par rapport aux autres. Elle se définit aussi par sa

thématique principale, qui fournit le « prédicat » central de la pratique, autour duquel

s’organise un dispositif actantiel comprenant un opérateur, un objectif et surtout

d’autres pratiques avec lesquelles elle interagit.

Si on se reporte à la sémiotique de Greimas (ou à celle de Rastier), la sémiotique

des pratiques constituerait un développement (extra-textuel et social) de la dimension

« thématique », dont on sait juste qu’elle est intermédiaire entre la figurativité et la

narrativité, qu’elle combine les deux, mais dont on n’a jamais fait grand cas.

Pour l’analyse sémiotique, une pratique doit être réduite pour commencer à une

« scène prédicative », c’est-à-dire à ce noyau syntagmatique qui caractérise le

fonctionnement des thématiques.

Encore là-dessus, pour reprendre la formule « doctrinale » que Greimas a introduite :

« Hors des pratiques, point de salut » ?

Non, pas du tout ! Les pratiques ne sont qu’un des ensembles signifiants dont

nous avons à rendre compte, à côté des textes, des objets, des formes de vie,

notamment. Si on tient au principe d’immanence, et j’y tiens pour des raisons

heuristiques (et non doctrinales), alors il faudrait dire « Hors des sémiotiques-objets,

point de salut ! »

La deuxième année de votre séminaire sur les pratiques vient de finir.

5

Considérez-vous

que le thème a été bien exploré ? Quels en seraient les développements « naturels » ?

5

Séminaire Intersémiotique de Paris: année 2004-2005, « Pratiques Sémiotiques » ; année

2005-2006,

« Pratiques & Stratégies Sémiotiques II : Formes syntaxiques ».37

Nous avons exploré une grande diversité de pratiques. Nous avons appris à sortir

du texte sans sortir du sémiotique, et aussi à articuler le texte et les pratiques qui en font

Page 86: Greimas

usage. Nous avons travaillé sur les pratiques sans en faire un horizon doctrinal, ce qui

nous différencie par exemple de la « praxématique ». Nous avons dégagé quelques

règles de la construction des valeurs dans les pratiques, notamment à travers l’analyse

de nombreuses formes syntagmatiques. Nous avons aussi validé quelques hypothèses

sur les composants, et sur les procédures d’identification des pratiques.

Les développements « naturels » seraient de trois types : (i) une étude

systématique des valeurs pratiques, qui nous conduirait sans doute à donner plus de

place à l’éthique et aux déontologies en sémiotique ; (ii) une ouverture plus volontaire

sur l’ensemble des pratiques sociales touchant aux médias, car les médias utilisent des

« textes » que nous connaissons bien par ailleurs (texte verbal, texte publicitaire, texte

visuel, etc.), mais dans une perspective médiatique, qui est déjà elle-même de nature

pratique et stratégique ; (iii) une théorie complète et explicite des pratiques, qui n’existe

pas encore.

Dans votre conférence de clôture

6

du dernier séminaire, vous avez affirmé que

l’émergence de l’étude de l’éthique et des pratiques en sémiotique est due, entre autres,

aux travaux de plus en plus nombreux sur les médias. Or, même les objets les plus

« esthétiques» relèvent eux aussi d’un champ de pratiques, d’un champ éthique.

Qu’est-ce qu’il y a dans les médias qu’on ne le puisse pas trouver dans les autres objets

déjà analysés aux débuts de la sémiotique ?

6

« Pratique et éthique », intervention de J. Fontanille au Séminaire Intersémiotique de

Paris du 31 mai

2006.38

Non, bien entendu, les médias ne sont pas les seuls objets d’analyse qui vont

nous permettre d’avancer. Mais si je compare au conte et au mythe populaires, je me

ferai mieux comprendre. Greimas a construit sa sémiotique narrative à partir de théories

anthropologiques du conte et du mythe, celle de Propp, celle de Lévi-Strauss, qui étaient

exclusivement textuelles.

Page 87: Greimas

Or tout le monde sait que les contes et les mythes entrent dans des usages

sociaux, dans des pratiques qui leur confèrent leur sens « pragmatique », c’est-à-dire

qui, même d’un point de vue textuel, leur confèrent une orientation tactique ou

stratégique qui ne peut pas ne pas infléchir la syntaxe discursive elle-même. Et ces

pratiques sont pour la plupart perdues, inaccessibles, et c’est pourquoi il faut nous

contenter d’une sémiotique textuelle !

C’est la même chose pour la rhétorique : la rhétorique générale a décliné, s’est

réduite à la rhétorique restreinte, à mesure que l’on perdait le sens de la pertinence des

pratiques argumentatives, des pratiques sociales où l’on faisait usage des figures et des

tactiques argumentatives.

L’avantage, avec les médias, c’est que les pratiques sont vivantes, présentes,

envahissantes, au point d’étouffer même les textes. Mais ce ne sont pas les seuls objets

d’analyse qui comprennent une pratique, évidemment.

Nous, les sémioticiens, nous sommes des drôles de types. Notre projet est dès son

origine mise en cause par les autres disciplines des Sciences Humaines. Je trouve que

ce n’est pas par hasard que nous avons volontiers le syndrome de la voix qui crie dans

le désert… Croyez-vous que nous sommes en voie d’extinction ?39

Tant qu’il y aura de jeunes doctorants de qualité, je garderai espoir. Et je ne me

considère ni comme une voix qui clame en vain dans le désert, ni comme un échantillon

d’espèce en voie de disparition.

Il y a des gens que vous appellent déjà « post-greimassien » ! Cela m’étonne un peu…

Est-ce vrai ?

Jouons un peu : il vaut mieux, vu mon âge, qu’on me considère comme « postgreimassien

», plutôt qu’ « anté-greimassien ». Je suis greimassien parce que j’ai trouvé

dans la théorie de Greimas l’armature d’un projet sémiotique de longue durée ; je n’ai

aucune préoccupation d’orthodoxie ou de fidélité (pas plus que d’hétérodoxie ou

d’infidélité) : aussi longtemps que cette théorie me semblera fondée pour le travail que

je souhaite accomplir, elle restera la mienne.

Mais j’ai développé, avec quelques uns de mes amis les plus anciens (Bertrand,

Zilberberg, Bordron), une méthode et un espace de discussion (le séminaire de Paris)

qui m’ont conduit à tracer mes propres voies, pour répondre à des questions qui se

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posaient, dans le prolongement des derniers travaux faits avec Greimas : la tensivité, le

corps, etc. On peut toujours s’amuser à dire que c’est « post » ; pour moi, ce sont mes

propres voies, c’est tout.

Les préfixes dont on use depuis vingt ans (surtout « post ») n’ont pas beaucoup

de sens, du point de vue de l’histoire d’une discipline : c’est même une manière de ne

pas faire l’histoire d’une discipline que de se contenter de dire, même avec des préfixes,

« ça c’est avant », « ça c’est après ».

En revanche, ce qui a beaucoup de sens pour moi, c’est de rendre à Greimas ce

qu’il m’a donné ; et comme il n’est plus là pour recevoir quoi que ce soit, je ne peux 40

rendre qu’à ce qu’il a laissé, c’est-à-dire rendre à sa pensée et à sa théorie. Donc, je

m’efforce de « faire vivre » la pensée de Greimas ; et « faire vivre une pensée », ce n’est

pas la répéter à satiété, et à l’identique indéfiniment ; faire vivre une pensée, c’est la

travailler, explorer ses impensés, la pousser dans ses retranchements, expérimenter des

voies transverses, la confronter à ses propres silences, etc. C’est en somme penser par

soi-même avec l’autre, même absent.

Donc, globalement, ce qui ne donne pas l’impression d’une répétition fidèle et

orthodoxe, et pour qui ne sait pas ce que c’est que « faire vivre une pensée », c’est du

« post ».

Une dernière question. En m’abonnant pour l’année 2006 aux Nouveaux Actes

Sémiotique (NAS), j’ai appris qu’il serait la dernière année de la publication. Il fait

longtemps que vous êtes responsable par les NAS, dès sa création en fait… Quels sont

vos nouveaux projets à ce propos ?

J’ai décidé de passer la main. Anne Beyaert

7

reprend le flambeau, à sa manière,

avec ses objectifs, et un autre concept de publication. Depuis plusieurs années, je savais

qu’il fallait changer de concept, pour toucher de nouveaux publics, mais je ne voulais

pas le faire moi-même, et j’attendais de trouver quelqu’un qui soit motivé pour cette

nouvelle aventure. C’est fait.

Quant à mes propres projets, j’en aurai bientôt ! Pour le moment, je suis très

occupé à l’Université de Limoges, et mes projets sont ceux de mon université.

Page 89: Greimas

8

7

Anne Beyaert-Geslin, Maître de conférences à l’Université de Limoges.

8

Jacques Fontanille est Président de l’Université de Limoges depuis 2005.41

CONVERSATIONS WITH JACQUES FONTANILLE

Abstract: This interview is concerned with Jacques Fontanille's intellectual course, who

is the founder of the Semiotic Researches Centre (Limoges University, France) and also

the responsible for the Intersemiotic Seminar of Paris. Fontanille is a theoretician whose

scientific activity mingles with the historical and theoretical course of the Semiotics

inspired by A. J. Greimas. In this interview by mail finished in summer 2006, he speaks

about the episodes that marked the beginnings of his career and notably about the most

recent developments in Semiotics.

Key-words: Semiotics; Passion; Tensivity; Epistemology; Didactics; Practice.

Bibliographie des ouvrages cités

EXCOUSSEAU, J.-L. Thèse. Actes Sémiotiques (Bulletin), Paris, vol. VII, n. 31, p. 57-

60, 1984.

FONTANILLE, J. Pouvoir didactique/Pouvoir analytique chez Freud. Actes du

Colloque d'Albi - Pouvoir et Dire, Albi, n. 4, p. 44-82, 1983.

FONTANILLE, J. Le savoir partagé : sémiotique et théorie de la connaissance chez

Marcel Proust. Paris, Amsterdam: Hadès-Benjamins, 1987.

FONTANILLE, J. Les espaces intersubjectifs. Paris : Hachette, 1989.

FONTANILLE, J. Sémiotique du discours. Limoges : PULIM, 1998.

FONTANILLE, J. Sémiotique et littérature. Paris : PUF, 1999.

FONTANILLE, J. Soma et séma. Paris : Maisonneuve et Larose, 2004.

FONTANILLE, J. « Lettre à Claude Zilberberg (29 juin 2005) ». Disponible sur le site :

http://claudezilberberg.net/hommage/homset.htm. Dernier accès: 10 juin 2006.

FONTANILLE, J., ZILBERBERG, C. Valence/valeur. Nouveaux Actes Sémiotiques,

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1998.

GENETTE, G. Figures III. Paris : Éditions du Seuil, 1972.

GREIMAS, A. J. Sémantique structurale : recherche de méthode. Paris : Larousse,

1966.

GREIMAS, A. J. Maupassant. La sémiotique du texte : exercices pratiques. Paris :

Éditions du Seuil, 1976.

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GREIMAS, A. J., COURTÉS, J. Sémiotique : dictionnaire raisonné de la théorie du

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GREIMAS, A. J., FONTANILLE, J. Introduction. In : FONTANILLE, J., (sous la dir.

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1992.

Langages, Paris, n. 43, 1976.

ZILBERBERG, C. Essai sur les modalités tensives. Paris, Amsterdam : Benjamins,

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ZILBERBERG, C. Précis de grammaire tensive. Tangence, Rimouski, Trois-Rivières,

n. 70, p. 111-143, 2002.

WEILL, Nicolas. Rencontres : Bruno Latour. Le Monde des Livres, p. 12, 28 avril 2006.