GESTE 03 - Témoigner - Hartog

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42 Dossier - Témoigner Élève de Jean-Pierre Vernant, spécialiste d’historiographie ancienne et moderne, François Hartog est directeur d’études à l’École des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Depuis ses premiers travaux sur Hérodote (Le miroir d’Hé- rodote. Essai sur la représentation de l’autre, Paris, 1980) jusqu’à son essai récent sur les « régimes d’historicité » (Régimes d’historicité. Présentisme et expérience du temps, Paris, 2003), François Hartog n’a cessé d’explorer un large faisceau de questions ayant trait au statut du récit historique, à l’expérience du temps et à la mémoire. L’article qu’il a consacré à la relation ambiguë qu’entretiennent les figures du témoin et de l’historien (« Le témoin et l’historien », repris dans Évidence de l’histoire, Paris, 2005) a constitué une source de réflexion majeure dans la construction du dossier. L’historien face aux témoins Entretien avec François Hartog On distingue traditionnellement le témoin de l’historien. Pourriez-vous revenir sur l’origine de cette distinction, telle qu’on la trouve déjà chez les Grecs ? Les Grecs ont un mot pour désigner le témoin, celui de martus. Dès son origine, l’historien ne s’est pas revendiqué comme martus, mais comme histôr – racine qui a donné historia et le verbe historein, « enquêter ». C’est sous cette appellation qu’Hérodote place son projet intellectuel. On trouve le mot histôr dans l’épopée, en particulier à deux reprises, aux chants 18 et 23 de l’Iliade. Benveniste a été attentif à ces deux occurrences homériques. Son interprétation, dans la mesure où elle tire précisément l’histôr du côté du témoin, n’est pas satisfaisante : histôr renvoie aux racines oida et wid, c’est-à-dire « savoir » et « voir ». Pour Benveniste l’histôr est celui qui sait, et qui sait en tant qu’il a vu. Les deux exemples chez Homère ne disent pas cela, à mon sens : l’histôr est celui qui en réalité n’a rien vu. Dans un cas, on fait appel à lui pour trancher une querelle, un différend, entre deux personnages. Cet histôr, en l’occurrence, est Agamemnon, et on fait appel à lui au titre de son autorité, puisque c’est le roi, le chef de l’expédition achéenne à Troie. La question est de savoir quel cheval a viré en tête à l’extrémité du champ de courses : or Aga- memnon n’était pas là, il n’était pas plus que les autres Achéens en position de surveiller. Agamemnon n’a aucun moyen de départager les deux personnages. Malheureusement on ne sait pas comment il va exercer cette fonction d’histôr, puisque la scène s’interrompt avant ; mais on peut penser qu’Agamemnon est réclamé par les deux parties moins à titre d’arbitre propre- ment dit, que de garant. Les deux disputants, Ajax et Idoménée, ont parié quelque chose : « Je te parie que c’est lui qui est en tête, tel cheval, tel attelage », ce à quoi l’autre a répondu « Pas du tout tu es fou, c’est l’autre ». Le rôle d’Agamemnon est alors de servir de garant au pari. Il sert à marquer la volonté des deux parties de régler leur querelle. L’autre exemple, extrêmement important, apparaît à propos d’une scène représentée sur le bouclier d’Achille : il s’agit d’un conflit à propos d’un crime de sang, et les deux parties déci- dent là aussi de faire appel à un histôr. Encore une fois, cet histôr n’est pas un témoin, il ne vient pas dire : « Oui je l’ai vu, il l’a tué ». Ce n’est pas non plus un juge. Compte tenu de la structure de la scène, là encore, on comprend que l’histôr est convoqué avant tout comme garant de ce qui aura été convenu entre les deux parties : aujourd’hui et pour l’avenir. Tout cela nous conduit vers l’idée que l’histôr n’est pas d’abord un témoin oculaire, ni un juge, mais quelqu’un qui garde en mémoire ce qui a été convenu entre deux parties en différend. On voit comment, à partir de là, on peut passer d’histôr au

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Entrevista a François Hartog

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  • 42 Dossier - Tmoigner

    lve de Jean-Pierre Vernant, spcialiste dhistoriographie ancienne et moderne, Franois Hartog est directeur dtudes lcole des Hautes Etudes en Sciences Sociales. Depuis ses premiers travaux sur Hrodote (Le miroir dH-rodote. Essai sur la reprsentation de lautre, Paris, 1980) jusqu son essai rcent sur les rgimes dhistoricit (Rgimes dhistoricit. Prsentisme et exprience du temps, Paris, 2003), Franois Hartog na cess dexplorer un large faisceau de questions ayant trait au statut du rcit historique, lexprience du temps et la mmoire. Larticle quil a consacr la relation ambigu quentretiennent les figures du tmoin et de lhistorien ( Le tmoin et lhistorien , repris dans vidence de lhistoire, Paris, 2005) a constitu une source de rflexion majeure dans la construction du dossier.

    Lhistorien face aux tmoinsEntretien avec Franois Hartog

    On distingue traditionnellement le tmoin de lhistorien. Pourriez-vous revenir sur lorigine de cette distinction, telle quon la trouve dj chez les Grecs ?

    Les Grecs ont un mot pour dsigner le tmoin, celui de martus. Ds son origine, lhistorien ne sest pas revendiqu comme martus, mais comme histr racine qui a donn historia et le verbe historein, enquter . Cest sous cette appellation quHrodote place son projet intellectuel.

    On trouve le mot histr dans lpope, en particulier deux reprises, aux chants 18 et 23 de lIliade. Benveniste a t attentif ces deux occurrences homriques. Son interprtation, dans la mesure o elle tire prcisment lhistr du ct du tmoin, nest pas satisfaisante : histr renvoie aux racines oida et wid, cest--dire savoir et voir . Pour Benveniste lhistr est celui qui sait, et qui sait en tant quil a vu. Les deux exemples chez Homre ne disent pas cela, mon sens : lhistr est celui qui en ralit na rien vu. Dans un cas, on fait appel lui pour trancher une querelle, un diffrend, entre deux personnages. Cet histr, en loccurrence, est Agamemnon, et on fait appel lui au titre de son autorit, puisque cest le roi, le chef de lexpdition achenne Troie. La question est de savoir quel cheval a vir en tte lextrmit du champ de courses : or Aga-memnon ntait pas l, il ntait pas plus que les autres Achens

    en position de surveiller. Agamemnon na aucun moyen de dpartager les deux personnages. Malheureusement on ne sait pas comment il va exercer cette fonction dhistr, puisque la scne sinterrompt avant ; mais on peut penser quAgamemnon est rclam par les deux parties moins titre darbitre propre-ment dit, que de garant. Les deux disputants, Ajax et Idomne, ont pari quelque chose : Je te parie que cest lui qui est en tte, tel cheval, tel attelage , ce quoi lautre a rpondu Pas du tout tu es fou, cest lautre . Le rle dAgamemnon est alors de servir de garant au pari. Il sert marquer la volont des deux parties de rgler leur querelle.

    Lautre exemple, extrmement important, apparat propos dune scne reprsente sur le bouclier dAchille : il sagit dun conflit propos dun crime de sang, et les deux parties dci-dent l aussi de faire appel un histr. Encore une fois, cet histr nest pas un tmoin, il ne vient pas dire : Oui je lai vu, il la tu . Ce nest pas non plus un juge. Compte tenu de la structure de la scne, l encore, on comprend que lhistr est convoqu avant tout comme garant de ce qui aura t convenu entre les deux parties : aujourdhui et pour lavenir.

    Tout cela nous conduit vers lide que lhistr nest pas dabord un tmoin oculaire, ni un juge, mais quelquun qui garde en mmoire ce qui a t convenu entre deux parties en diffrend. On voit comment, partir de l, on peut passer dhistr au

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    verbe historein tel quHrodote lemploie : lhistoire est dabord histoire dun diffrend, dun conflit, dans la ligne dHomre, et lhistorien a pour tche de prendre en compte les deux parties, de faire mmoire de ce qui est advenu de part et dautre. Je crois quon a l une structure forte de la premire criture historienne, du moins dans ce qui deviendra le monde occidental : elle distingue lhistorien du juge, mais aussi du tmoin au sens de martus.

    Peut-il y avoir entre lhistr et le martus des moments de rapprochement ?

    Oui, puisque lhistorien antique, au fond, na plus la chance davoir, comme lade de lpope, une muse qui voit tout et sait tout. Il doit pallier labsence de la muse par quelque chose dautre, construire pniblement sa place dnonciation, son propre savoir. Et cest l que la thmatique de la vision, le fait de voir par soi-mme, entrent en jeu. Cest Thucydide qui pousse cette logique le plus loin, en affirmant quon ne peut faire dhistoire que fonde sur lautopsie, sur le fait davoir vu soi-mme.

    On a l un moment de rapprochement entre lhistorien et le tmoin, qui nest toutefois pas aussi net ou univoque que cela, dans la mesure o Thucydide nous dit immdiatement que lautopsie doit tre critique : cest ce travail de critique qui sera la tche de lhistorien. Thucydide rtablit donc une distance entre le tmoin et lhistorien, dautant quil raf-firme lexigence denvisager le point de vue des deux cts, celui des Athniens comme celui des Lacdmoniens, dans une perspective qui fait de leur conflit une guerre engageant toute lhumanit.

    Le couple historien / tmoin connat ensuite dautres trans-formations, notamment avec lapparition du christianisme.

    Effectivement. On peut noter tout dabord que, dans lhisto-riographie romaine, cette problmatique nest pas trs pr-sente : lhistorien au sens dhistr nexiste pas. Du point de vue des genres, lhistoire romaine constitue un dveloppement de lhistoire locale plus quune histoire gnrale telle que la pratiquaient les Grecs. Les Romains, au fond, nont jamais racont que lhistoire de Rome. Avec la conqute du monde,

    cette histoire locale est devenue une histoire mondiale. On ne trouve pas, en tout cas, cette ide que la charge de lhisto-rien est de prendre en compte les deux parties : lhistoria, au sens latin, nest pas une histoire qui fait appel lenqute au sens hrodoten, ou de manire trs marginale. La dimension primordiale est celle du rcit ; lhistoria est envisage comme narratio, avec des modes de construction, dcriture, qui nous loignent de lhistoria hrodotenne et de la question du martus, du tmoin.

    Les premiers temps du christianisme, durant lesquels le t-moin devient un personnage absolument central, constituent un tournant. Le texte le plus important, de ce point de vue, est lEvangile de Jean, vangile du tmoigner plus que du tmoin, dans lequel apparat une vritable thologie du tmoi-gnage. On trouve ensuite une version plus historienne du tmoin dans lEvangile de Luc, qui a souvent t rapproche des textes des historiens ou des mdecins grecs. De fait, Luc lui-mme, qui appartient la 2e ou 3e gnration aprs les aptres, nest pas un tmoin direct ; il crit la fin du Ier sicle, un moment o le besoin dune mise en ordre de la tradition se fait sentir. Or la seule formule o apparat le mot de tmoin est la suivante : Ceux qui sont devenus ds le dbut tmoins oculaires (autoptai) et serviteurs de la parole (Luc, 1, 2). Luc emploie non pas le mot martures mais le mot autop-tai, mot de rsonance thucydidenne qui signifie ceux qui ont vu de leurs propres yeux . Limportant, je crois, est la liaison entre ce mot autoptai et le mot huperetai ceux qui sont devenus serviteurs de la parole : faon de dire que ceux qui ont vu sont aussitt devenus serviteurs, et rciproquement que ceux qui sont devenus serviteurs sont aussi ceux qui ont vu ; faon donc de lier trs fortement voir et croire. On peut songer la scne du tombeau vide, lorsque les disciples arrivent en courant parce que les femmes leur ont dit que la pierre avait boug : Pierre, Jean et les autres arrivent, ils voient le tombeau vide et aussitt ils croient. Le moment de la foi est l, dans ce lien entre voir et croire. Et du point de vue de limportance du tmoin, il y a l quelque chose de fondateur.

    Lorsque ensuite lEglise devient peu peu une institution, elle se fonde sur une hirarchie des tmoins : dabord les aptres, cest--dire les tmoins directs, puis les vques, tmoins de tmoins, etc. Fonde sur ltablissement dune chane de

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    tmoins et de tmoignages, lhistoire ecclsiastique va tre le nouveau genre historique apport par lEglise, avec comme premire grande illustration lHistoire ecclsiastique dEusbe de Csare. Quest-ce que lhistoire ecclsiastique ? Cest une histoire qui tablit et authentifie la chane de tmoins et de tmoignages, met en ordre la tradition, dans le prolongement de lEvangile de Luc. Lensemble de ldifice part du premier tmoin, Jean-Baptiste ; sil ny a pas ce premier tmoignage, ou de manire plus gnrale, ces premiers tmoins autoptai qui sont devenus huperetai, serviteurs, tout seffondre.

    Le paradoxe est que trs vite lhistoire ecclsiastique, pour-tant tout entire fonde sur le tmoignage, ne fait plus appel au tmoin au sens de lautopsie. Cette histoire entirement fonde sur des tmoins et des tmoignages dispense celui qui lcrit de toute autopsie. Tout repose, pour finir, sur le systme des autorits : plus le tmoin est ancien, plus il est porteur dautorit. Ce paradoxe va marquer considrablement, jusqu lpoque moderne, la faon dcrire lhistoire et de considrer le personnage du tmoin.

    Vous avez fait lhypothse que lhistoriographie actuelle revi-vrait prcisment un nouvel ge de lhistoire ecclsiastique, avec un retour au premier plan de cette figure du tmoin.

    Le rapprochement que jesquisse entre les premiers sicles du christianisme et aujourdhui est manier avec prudence. Je crois simplement quil peut servir prendre la mesure dun moment de crise, de remise en question, dinterrogation sur la question de la transmission. Le genre de lhistoire ecclsias-tique est, dune certaine faon, apparu pour rpondre une crise de cette chane de tmoins et de tmoignages inaugure par Jean. De mme, ce quoi nous assistons depuis 25 ans, cest un questionnement sur la transmission de cette exp-rience inoue qua t la destruction, lextermination des Juifs. Une fois cela admis, tout diffre, mais il y a ce mme sentiment quil faut transmettre.

    Certes, des rescaps ont tout de suite tmoign de la Shoah, mais il y a eu aussi tout un moment o nos socits en Europe et aux Etats-Unis ntaient pas capables de regarder en face ce qui stait pass ou ne le voulaient pas et prfraient regarder vers lavenir. Cest seulement la fin des annes 70 et au dbut

    des annes 80 quil y a ce surgissement de la mmoire, avec un retour au premier plan de la figure du tmoin, et du tmoin comme survivant. Voil les conditions trs gnrales.

    Dans lhistoriographie des deux guerres mondiales, les r-flexions concernant la place accorder aux tmoignages ont rcemment soulev des controverses importantes. Deux figures en particulier illustrent ces interrogations, celles de John Norton Cru, propos de la Premire Guerre mondiale, et de Daniel Cordier concernant lhistoire de la Rsistance franaise. Comment apprhendez vous ces controverses ?

    La Premire Guerre mondiale a connu une courbe mmorielle tout fait impressionnante : cette guerre qui avait un peu disparu est revenue au premier plan, un moment o ceux qui en ont t les acteurs et les tmoins achvent de disparatre. Dans le cas de la guerre de 14, il y a tout de suite eu des tmoignages, et en nombre considrable. Au fond, travers les journaux, les lettres des soldats, le souci de tmoigner a t prsent demble. Lintervention de Norton Cru consiste faire un tri : il y a les bons et les mauvais tmoignages. Moi qui ai vu, je peux discerner ceux qui ont vu de ceux qui nont pas vraiment vu. Et je peux dire demble que personne, au-del du grade de capitaine, na vraiment vu ce qui sest pass sur le front. Ce quil essaie dtablir, cest une orthodoxie : il rejette les tmoignages littraires, Barbusse, Dorgels, etc., et sefforce de constituer un groupe de tmoins authentiques. Dans la perspective de dnoncer la guerre et toutes les inter-prtations hroques quon en fait. Avec Norton Cru, on a un personnage qui de lui-mme se promeut garant dune ortho-doxie. Il est longtemps demeur assez isol dans cette entre-prise : ce nest que rcemment quil a t republi en suscitant de nombreux dbats.

    Ce qui est intressant, cest que Norton Cru, qui ny est vi-demment pour rien, ait pu tre utilis comme rfrence par les rvisionnistes et les ngationnistes. Le type de dmarche de Norton Cru : critiquer ce qui a t crit, chercher tablir la vrit en recoupant des tmoignages, en cherchant savoir o se trouvait tel soldat tel moment, sil est possible quil ait vu ceci ou cela ce type dargumentation critique a pu tre invoqu par Rassinier et dautres comme caution pour le rvisionnisme. On a pu parler dans leur cas dhypercriticisme,

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    mais en ralit on nest pas dans une dmarche critique : on greffe des postures, des gestes critiques ou hypercritiques, sur quelque chose qui en fait est dj rgl, puisquon sait ds le dpart quon veut arriver au fameux postulat selon lequel il ny a pas eu de chambres gaz .

    Ce qui ma frapp chez Rassinier, dans Le mensonge dUlysse, cest quil parle en faisant appel sa propre exprience de dport, non pour tmoigner ou dire que telle ou telle chose a t, mais pour critiquer le tmoignage des autres, avec cette ide de rtablir la vrit . Comme si demble elle avait t fausse par les tmoins, et que lui, au nom de son exp-rience et dune dmarche qui se rclamait de Norton Cru, allait rtablir ce qui stait rellement pass. On nest plus du tout ici dans la posture du tmoin, puisque le tmoin, je crois, est quelquun qui non seulement a travers quelque chose, mais qui le dit. Il ne suffit pas, pour tre tmoin, davoir t confront quelque chose de redoutable, de terrible : encore faut-il en tirer la volont ou la capacit de dire, et de dire non pas seulement une fois, mais plusieurs fois, si possible dans les mmes termes ou dans ce quon considre tre les mmes termes, puisquil y a le problme des variations de tmoignages sur des longues priodes. On retrouve l la dimension religieuse du tmoin : tre tmoin dans la perspective du christianisme cest prcisment dire ce quon a vu, aller porter la parole aux Juifs et aux Gentils.

    Avec Daniel Cordier, on a affaire un personnage tout fait intressant. Pendant longtemps il est simplement tmoin, jeune homme au service de Jean Moulin. Et partir du moment o on attaque Jean Moulin, il dcide de sen faire lhistorien. Or, devenir historien, pour lui, cest prcisment travailler avec des archives crites, se mfier fortement de tout tmoignage oral : il en devient un personnage un peu schizophrnique, partag entre dun ct le rsistant quil a t, et puis, de lautre ct, cet historien qui ne croit quaux archives, qui finit par se comporter comme sil navait plus aucun souvenir de ce moment quil a quand mme vcu. Cest un cas intressant, la fois de ce moment o le tmoin occupe le premier plan et puis de linquitude des historiens de cette priode, qui ont tendance se dire : Revenons nos archives , dautant plus que les archives souvrent et quil y en a de plus en plus. Dans son parcours personnel, Cordier illustre bien ce moment et les

    apories de cette histoire contemporaine qui, certains moments, a tout fond sur les tmoins et puis, tout dun coup, est devenue trs mfiante lgard de ces tmoins pour se fonder nouveau sur larchive, voire, la limite, larchive seulement. Il ny a pas de conseils donner, mais je pense quil faut effectivement pouvoir faire lun et lautre, aller de lun lautre, et non pas rfuter lun par lautre.

    Lhistorien dispose dune tradition mthodologique sur laquelle il sappuie dans sa tche critique. Voyez-vous des correspondances entre cette tradition et les formes de contrle du tmoignage propre lunivers juridique, si on songe par exemple la rgle traditionnelle des deux tmoins ?

    Cette tradition, cest la mthode critique tout simplement. Mthode que lon trouve expose dans le premier chapitre de lIntroduction aux tudes historiques de Langlois et Seignobos, la critique interne, la critique externe, etc, dont tout le monde se rclame. Elle nest pas propre lhistoire, on la trouve aussi bien dans les tudes littraires par exemple.

    La rgle des deux tmoins est beaucoup plus ancienne puis-quelle vient de la Bible : on ne peut condamner quelquun que sil y a deux tmoins au moins. Cest le fameux adage judi-ciaire, qui vaut toujours : testis unus, testis nullus. Mais dans le cas de lhistorien, le problme ne se pose pas de la mme faon. Ny aurait-il quun seul tmoin, les historiens doivent-ils lcarter ? Non. Cela ne signifie pas quon doit prendre son tmoignage pour argent comptant, mais le problme de lhisto-rien nest pas dtablir un jugement judiciaire. Chaque tmoi-gnage est un lment qui doit retenir son attention et lamener se demander : quel est le statut de ce tmoignage ? Il ne doit en tout cas surtout pas lcarter.

    Le tmoignage aujourdhui est dailleurs avant tout valoris pour sa singularit : ce quon cherche en lcoutant, ce nest pas tellement de savoir sil corrobore tel ou tel autre tmoi-gnage, ce nest pas ce quil peut avoir de commun avec tous les autres, cest plutt ce qui len distingue, ce qui fait la singula-rit de lexprience raconte. Le fait que le tmoin soit le seul dire ce quil dit nest pas un lment qui demble viendrait le discrditer, au contraire, dune certaine faon cela accrot la valeur de son tmoignage. Pour de bonnes ou de mauvaises

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    raisons : il y a le ct voyeurisme, le ct scoop, lments qui font partie de lambiance mdiatique dans laquelle nous vivons. Cette ambiance sert le tmoin, le valorise, mais se sert aussi de lui.

    Le corollaire de cette valorisation des tmoins, nest-ce pas une perte dautorit des historiens ? Quel peut tre leur positionnement face ce brouillage des scnes ?

    Sans aucun doute, le nouveau rapport au tmoignage doit tre mis en relation avec une interrogation sur la place et la fonction de lhistorien aujourdhui. Or lhistorien, en particulier lhistorien du contemporain (mais aujourdhui, quand on parle de lhistorien, on pense aussitt lhistorien du contemporain, les autres sont devenus des espces de personnages bizarres, au mieux sympathiques : il y a une espce de rduction du champ qui est tout fait impressionnante) a aujourdhui faire face un monde o sont privilgis le direct, limmdiat, laffectif, la compassion. Et, prcisment, le tmoin incarne tout cela.

    Il est clair que lhistorien a des difficults trouver sa place, puisquil est par dfinition un homme de la mdiation, entre les uns et les autres, entre le pass et le prsent : il nest pas celui qui va favoriser des dmarches didentification mais au contraire celui qui cre de la distance, qui privilgie lanalyse. Tout cela pose problme aux historiens daujourdhui. Cela ne veut pas dire quils doivent tous se mettre faire de la tlvi-sion et se transformer en tmoins ou raconter leur vie, mais il y a certainement prendre conscience de ces transformations, et probablement traduire cette prise de conscience par des manires de faire probablement diffrentes. Bien sr il y a des inerties considrables, puisque lenseignement, les program-mes, les ditions continuent ; tout cela ne se change pas du jour au lendemain. Mais on sent bien quil y a des difficults : on le voit par exemple travers les appels rcents propos des confusions entre histoire et mmoire, lgislateur et historien. Ces appels traduisent bien le fait que les historiens ont lim-pression de ne plus avoir suffisamment prise sur le traitement et la circulation de lhistoire.

    Cette place nouvelle du tmoin dans lconomie mdiati-que rejoint les analyses que vous dveloppez dans Rgimes dhistoricit, propos du prsentisme qui caractriserait

    notre poque. Est-ce que le tmoin ne serait pas prcis-ment celui qui serait capable, pour reprendre une expres-sion de Crmieux-Brilhac, de forer lpaisseur du temps pour restituer chaque fois le pass comme un prsent ?

    Cette question du pass qui redevient prsent apparat trs clairement avec les rsistants qui, quand on crit lhistoire dun mouvement de Rsistance auquel ils ont appartenu, disent oui, mais ce ntait pas a du tout, on ne sy reconnat pas du tout. Cest le sentiment ordinaire quune exprience nest jamais compltement transmissible, quon ne peut pas dire ce qui sest pass, a fortiori sil sagit de choses particulirement brutales et de traitements inhumains. Au contraire le tmoin, celui qui a vcu ce moment-l, peut toujours le retrouver. Cela peut mme prendre des formes pathologiques, dun prsent qui se perptue, avec des gens qui narrivent jamais reprendre pied dans le cours du temps, qui restent ou retombent dans ces moments de souffrance extrme.

    Cela rejoint ce que jai appel prsentisme , savoir cette prdominance aujourdhui de la catgorie du prsent : ces prsents traumatiques ressuscits par les tmoins contribuent la renforcer. Ce qui caractrise aussi notre temps, cest la place trs importante quil fait la mmoire. Or le tmoin, l encore, est vu comme celui qui est porteur dune mmoire dans laquelle je peux, je suis invit me reconnatre. Cette attention la mmoire, avec comme personnage central le tmoin, est pour moi plurivoque : dun ct, elle revient faire venir du pass dans le prsent, et donc bien prendre en compte du pass, mais partir du prsent, et pour ainsi dire destination du prsent, autrement dit dans une dmarche qui reste prsentiste ; dun autre ct cette faon de regarder en direction du pass est aussi une manire dchapper, de sortir du prsent si lourd, si oppressant, qui va si vite, qui oublie, qui ignore do vous venez et qui vous tes.

    Mais est-ce que la mmoire et le tmoin vont forcment de pair ? Est-ce que le tmoin, sous ses traits trs individualiss, ne peut pas tre aussi une figure contemporaine qui court-circuite les instances traditionnelles en charge de relayer la mmoire collective ?

    Oui, mais cette voix qui surgit nexiste qu partir du moment

  • 47Marie Goupy - La position du tmoin durant la Guerre dAlgrie

    o quelquun lcoute. Si personne ne lcoute, il ny a pas de tmoin. Cest ce qui sest pass avec les tmoignages aprs la guerre : il y a eu un petit moment o on a pu couter, entendre, publier beaucoup, puis les tmoins ont eu le sentiment que plus personne ncoutait. Plus tard encore, est revenue la possibi-lit de se faire couter, et le tmoin a retrouv, pour un temps du moins, une place de premier plan.

    Un des temps forts de ce moment contemporain du tmoin est bien sr le film de Lanzmann, Shoah, en 1985. Il y a une phrase de Michel Deguy que je trouve trs clairante : il dit que Lanzmann nous montre des survivants qui entrent dans leur tre de tmoin sous lil de la camra . Dans des lieux o il y a seulement un peu dherbe, quelques arbres, un peu de bton parfois, des gens redeviennent pour quelques instants les jeu-nes hommes quils ont t, et cela uniquement par la parole. Ce que cherche Lanzmann, cest supprimer le temps, faire svanouir la distance pass-prsent. Cest ce qui fait la force incroyable du film.

    Un autre exemple du brouillage des scnes aujourdhui, et de la redfinition des rles respectifs du tmoin et de lhis-torien, est le phnomne des grands procs rcents pour cri-mes contre lhumanit, o des historiens ont t amens intervenir. Cest indit.

    Oui, indit, et cela se reproduira-t-il ? En tout cas, pour cette priode cest fini. Peut-tre pour la guerre dAlgrie, qui sait ? Le droit franais ne donne pas dautre statut que celui de t-moin ces historiens appels intervenir dans les procs, ce qui est un peu bizarre puisque ce ne sont pas des tmoins au sens ordinaire, ni exactement des tmoins de moralit. Dans le cadre du procs Papon, on a t amen parler de tmoins dintrt gnral . Ceux-ci interviennent pour resituer un con-texte, tout en se pliant au rituel du tribunal et aux rgles du procs : ils viennent sans notes, parlent de laccus en disant ce quils en savent, et doivent se prter au jeu du serment pour participer cette manifestation de la vrit que doit tre le procs. Certains lont accept, dautres pas. Et les raisons des uns et des autres me paraissent recevables.

    On peut comparer la position de ces historiens-tmoins para-doxaux dans le cas de celui de Papon, la plupart ntaient pas

    ns lpoque des faits au cas de laffaire Dreyfus o pour la premire fois des savants sont intervenus dans un procs. La diffrence est considrable : dans le cas de laffaire Dreyfus, ils taient l au titre de leur connaissance philologique, de leur capacit lire les critures, pouvoir dmonter lhistoire du faux et les fantaisies de Bertillon. Il y avait cette expertise, notamment des chartistes qui ont estim quil tait de leur devoir de citoyens de venir tmoigner. Dans le cas des procs pour crimes contre lhumanit, il ne sagit pas, bien sr, dauthentifier, de dterminer si telle signature de Papon est authentique ou non Le rle des historiens est videmment trs diffrent. Mais formellement leur position est la mme. Et cest sans doute le prcdent Dreyfus qui a rendu possible lapparition de cette figure de lhistorien tmoin devant un tribunal.

    Propos recueillis par Damien Baldin, Paulin Ismard et Sylvain Prudhomme